Emmanuel Terray - Anthropologie et Marxisme

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Emmanuel Terray - Anthropologie et Marxisme

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  • Anthropologie et marxisme : annees 1950-70

    Emmanuel Terray

    To cite this version:

    Emmanuel Terray. Anthropologie et marxisme : annees 1950-70. LAfrique, miroir du con-temporain, Journee detudes de lInstitut Interdisciplinaire dAnthropologie du Contemporain(IIAC - UMR8177 CNRS-EHESS), Jun 2007, Paris, France.

    HAL Id: halshs-00207614

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00207614

    Submitted on 5 Aug 2008

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  • Anthropologie et marxisme : annes 1950-70

    Emmanuel Terray

    CEAf Centre dtudes africaines (UMR194 IRD/EHESS)

    halshs-00207614, LAfrique, miroir du contemporain, Journe dtudes de lInstitutInterdisciplinaire dAnthropologie du Contemporain (IIAC UMR8177 CNRS/EHESS),EHESS, Paris (France), 19 juin 2007 [oai:hal.archives-ouvertes.fr:halshs-00207614]

    Anthropologie et marxisme : il sagit l dun thme relativement cul, sur lequelbeaucoup de choses ont dj t crites, par exemple par Marc Abls. Aussi juserai dela libert que mont gnreusement laisse les organisateurs du sminaire pour laborderdune autre manire : je voudrais raconter comment mon itinraire personnel maconduit rencontrer cette question et essayer de lui apporter une rponse.

    En ce qui me concerne, mon adhsion au marxisme en anthropologie ou plusprcisment ma tentative dutiliser les catgories et les mthodes dapproche dumatrialisme historique dans le domaine traditionnel de lanthropologie, les socitsdites primitives est ne dun effort pour assurer la convergence de deux ambitions oude deux dmarches, lune dordre politique, lautre dordre scientifique ou thorique.

    En ce qui me concerne : je ne parle que pour moi, et je raconte un itinraire qui estassurment banal, mais qui mest personnel. Contrairement une opinion qui est parfoisreue, en particulier ltranger, il ny a jamais eu dcole franaise de lanthropologiemarxiste. Pour men tenir ma gnration, Maurice Godelier ou Claude Meillassoux,Pierre-Philippe Rey et moi-mme navons jamais form en aucune manire un groupe.Nous tions profondment diviss non seulement sur le plan politique MauriceGodelier appartenant alors au PC, et les autres diverses varits du gauchisme, maisaussi en matire de thorie, et nos divergences portaient, non pas sur des points dedtail, mais sur linterprtation de quelques-unes des notions fondamentales dumarxisme. Sil marrive donc de dire nous , ce nous dsignera, non pas lesanthropologues marxistes, mais dautres collectivits dont jessaierai chemin faisant deprciser lidentit.

    En ce qui me concerne encore, la premire dmarche, chronologiquement parlant, fut denature politique. Comme beaucoup des adolescents de la bourgeoisie au dbut desannes 1950, jai trs tt dtest aussi bien la socit dans laquelle jallais devoir vivreque la classe sociale dont jtais issu. Ce refus guid ou clair par certaines lecturescomme celle de Malraux, dont on ne souponne gure aujourdhui le rle etlinfluence ce refus a t mon premier geste politique, mais lorigine ses mobiles ontt avant tout de caractre affectif : colre devant linjustice et lhypocrisie, aspiration

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    la fraternit du combat commun. Rien l que de trs ordinaire. Dans un trs bel articleintitul Le choix des camarades , Ignazio Silone qui fut lun des fondateurs du PCIavant de le quitter au dbut des annes 30 constate quau XXe sicle, un engagementpolitique militant nest jamais le fruit dune dcision rationnellement rflchie, nersulte jamais dune comparaison lucide et objective entre divers systmes disponibles :on choisit dabord avec qui lon veut vivre et lutter, et contre qui ; on choisit sescamarades, et ses ennemis ; ensuite seulement, lon sefforce de fonder ce choix enraison, de lui trouver des justifications thoriques et des motifs raisonnables.

    Il en fut ainsi pour moi. Vers lge de vingt ans, il me fallut donner corps et consistance ma rvolte adolescente, sur le plan de la pense comme sur le plan de laction : fautede quoi, je me serais bien vite ralli aux valeurs et aux coutumes de ma classe dorigine,perspective qui me faisait horreur. En matire de pense, ce qui soffrait aux jeunes gensde ce temps, de faon massive et incontournable, ctait le marxisme. Il nous apportaitune interprtation globale et massive du monde et de lhistoire dont le ralisme noussduisait ; il nous assurait que la socit prsente, produit de lvolution historique,ntait quune tape transitoire et disparatrait son tour ; il nous promettait quuneautre organisation sociale tait possible, fonde sur lgalit et la fraternit, conditionque les hommes la voulussent et fussent assez forts pour limposer. Bref, le marxismedonnait nos aspirations thiques la garantie de la science : ctait et cela avait tdepuis ses origines le secret de son incomparable prestige.

    Mais le marxisme des annes 1950 tait dans un triste tat. Ce qui nous tait propossous cette tiquette, ctait dabord la vulgate rpandue par le PCF. Selon celle-ci,louvrage fondamental du marxisme ntait ni Le Capital ni Le Dix huit Brumaire deMarx, ctait LAnti-Dhring dEngels. Assurment, nous tions en qute de divorcestranchs davec la philosophie bourgeoise, et les attitudes de provocation et de bravadenavaient rien qui puissent nous effrayer. Cependant, le matrialisme simpliste etrducteur profess cette date par le PC ne nous satisfaisait pas, car il ne permettait pasdtre ou de paratre intelligents, ce qui est toujours une rude preuve pour de jeunesintellectuels. Il faut rappeler quen 1955, Histoire et Conscience de classe de Lukacsntait pas encore traduit la revue nen commencera la publication, chapitre parchapitre, que lanne suivante et que luvre de Gramsci, dont il existait en Francedes morceaux choisis, tait bien loin de connatre la popularit qui serait la sienne dixans plus tard. Le thoricien le plus en vue du PC, ctait Garaudy, pitre brouet pour desapptits aussi aiguiss que les ntres.

    Une autre interprtation du marxisme tait cependant en train de se faire jour. Elleprenait appui sur les Manuscrits de 1844 dont ntait pourtant publie en franaisquune version non seulement tronque, mais lourdement fautive et elle runissaitautour delle la fois des philosophes de grande valeur comme Jean Hyppolite, et despersonnages dont les intentions ou les arrire-penses nous semblaient beaucoup moinsclaires, comme les Rvrends pres jsuites Bigo et Calvez. Sous la plume de cespenseurs, le marxisme devenait une sorte de naturalisme humaniste, qui se rapprochait bien des gards de lexistentialisme sartrien ; ainsi compris, il se situait certes un niveau intellectuel bien suprieur celui de la vulgate communiste, mais dun autrect, il perdait, si je puis dire, ses angles et ses artes ; il se mtamorphosait en une sortede philosophie rconcilie, quil tait dsormais possible de regarder comme une varit

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 3/11

    parmi dautres de la pense bourgeoise. Ds lors, notre volont de rupture ny trouvaitplus son compte.

    En ce qui concerne laction, je dois donner au pralable une prcision qui,apparemment, en surprendra certains : jamais, aucun moment de ma vie, je nai tmembre du Parti Communiste ni daucune de ses organisations satellites. Je nen tire nivanit ni regret ; je me dis parfois quune perception plus fine de lHistoire aurait d mecommander de rallier le PCF en 1950 et de le quitter quelques annes plus tard, demanire pouvoir tirer parti et profit de mes expriences et de mes repentirs. Quoi quilen soit, je ne puis me vanter de ntre plus stalinien, puisque je ne lai jamais t sinonpeut-tre de temprament, ce qui est une autre affaire ! Certes, jai connu plusieursreprises la tentation de ladhsion ; et la premire fois, ce fut pendant ces annes 1953-1954 o je commenais me poser pour mon propre compte la question de Lnine Que faire? . Ce qui me retint alors dentrer au PCF, jen ai un souvenir trs prcis.Pour des raisons qui tiennent mon histoire familiale, je me suis intress trs jeune lavie politique, et en 1948-49 javais lu avec attention le compte-rendu du procsKtavchenko Lettres Franaises concernant les camps de concentration sovitiques.Curieusement ce nest pas lexistence de ceux-ci qui mavait dabord frapp leurralit dans toute son ampleur et son horreur ne mavait pas paru alors entirementtablie ; ce qui mavait boulevers, ctait un tmoignage, celui de Marguerite BiberNeumann : pouse du leader communiste allemand Heinz Neumann, elle stait rfugieen URSS lors de lavnement de Hitler. Elle avait t arrte en 1937 lors des purgesstaliniennes, et en 1940, la suite du pacte germano-sovitique, le NKVD lavait livre la Gestapo, qui lavait aussitt dporte Ravensbrck. Je me sentais incapable delaffreux courage qui permettait aux militants communistes franais dassumer ou mmede justifier de telles pratiques.

    A cette poque, il existait dj des groupes dextrme gauche et javais lu avecmerveillement et passion La Rvolution trahie et La Rvolution Russe de Trotski ;mais jtais soucieux defficacit ; faute de mieux et sans illusion, je minscrivis la finde 1955 aux tudiants socialistes alors dirigs par Michel Rocard.

    Pour tous ceux dentre nous qui sont entrs en politique durant cette priode, leproblme de la dcolonisation est aussitt devenu le souci majeur, sinon exclusif. Avantmme le dbut de la guerre dAlgrie, il y eut la guerre dIndochine qui nen finissaitpas ; larrestation de Bourguiba et les ratissages du Cap Bon en Tunisie ; la dportationdu Sultan Mohammed V et le massacre des Carrires Centrales de Casablanca auMaroc ; et la premire runion politique laquelle jassistai fut un meeting o EdmondMichelet et Pierre Stibbe parlrent en faveur de lamnistie des condamns politiquesmalgaches. Puis ce fut le 1er novembre 1954, et le commencement de linsurrectionalgrienne. La Rsistance franaise aussi faisait partie de notre mythologie ; or il fut trsvite clair que larme et la police franaises appliquaient en Algrie les mthodesmmes qui avaient t celles de la Wehrmacht et de la Gestapo en France. Il faut direquentre 1956 et 1962 la France a donn delle-mme un visage proprement hideux ; le17 octobre 1961, jai assist par hasard certains pisodes de la manifestationalgrienne Paris et de sa rpression, et jai t tmoin ce jour-l dun dferlement deracisme et de brutalit que je noublierai jamais. La manire peu glorieuse dont laguerre dAlgrie sest termine, la bouffe de haine qua t lOAS et ce quelle a rvl

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 4/11

    de notre socit, tout cela ntait pas de nature nous rconcilier avec notre pays, et audbut des anne 1960, jai vraiment eu envie de vivre ailleurs, au moins pendantquelque temps.

    Or la lutte contre les guerres coloniales mavait amen prendre conscience delexistence et des problmes du Tiers Monde ; elle mavait galement conduit rencontrer les tudiants venus de ces pays : algriens, tunisiens, marocains, mais aussiafricains et antillais. Jen avais tir la conviction obscure quune partie dcisive delhistoire du monde se jouait l, davantage sans doute que dans nos socits engluesdans leur confort matriel et intellectuel : nouvelle raison de partir. A ce dpart,lethnologie apportait la fois des motifs, des moyens et des buts, et cest de cettemanire que je lai dabord rencontre.

    * **

    Je suis un ethnologue dont la vocation a t relativement tardive ; ce qui la suscite ici encore, cet aveu surprendra peut-tre certains de mes collgues cest la lecture dedeux livres de Claude Lvi-Strauss, Tristes Tropiques et Les Structures Elmentaires dela Parent. Tristes Tropiques : lhistoire est banale ; jai t attir moi aussi parlaventure initiatique que Claude Lvi-Strauss laissait entrevoir et esprer aux futursanthropologues. En ce qui concerne les Structures Elmentaires, la sduction fut aucontraire dordre intellectuel. Au cours des annes 1957-58, jai lu la fois Le Capitalde Marx, la Science des rves de Freud, et les Structures Elmentaires de la parent, etjai eu le sentiment dassister trois entreprises de mme nature et trois performancesde mme qualit. Dans les trois cas, lauteur se donnait un petit nombre de termes et derelations fondamentales, et les utilisait pour btir un systme de transformations ; lesdiverses formes ou figures observes dans la ralit apparaissaient alors comme autantde variations obtenues partir dun thme unique selon des rgles explicites. Par cemoyen, dans les trois cas, un ordre intelligible venait se substituer la confusion et auchaos de lempirie.

    Comme je lai indiqu plus haut, jtais marxiste, marxiste malheureux, mais marxistequand mme, avant davoir lu Le Capital ; je navais pas la vocation de thrapeute quiaccompagne ou devrait accompagner inluctablement celle de lanalyste. Enrevanche, lethnologie ouvrait un champ neuf ma curiosit. Au total, ma vocationdethnologue est ne dun mlange de trois lments, dont je serais bien en peine deprciser les proportions : le dgot affectif de la France dalors, lintrt politique pourle Tiers Monde, et lincomparable rayonnement intellectuel exerc par le structuralismede Lvi-Strauss.

    Du mme coup, la fin des annes 50 et au dbut des annes 1960, je me suis retrouv la fois marxiste, en ce qui concerne la politique et les socits industrielles, etstructuraliste en ce qui regarde la thorie et les socits dites primitives. Situationinconfortable dont je me suis trs vite efforc de sortir, par un souci de cohrenceauquel jattacherais peut-tre moins dimportance aujourdhui.

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 5/11

    Jen suis sorti jai eu du moins limpression den sortir au moyen dune prise deconscience de ce qui mest apparu comme les limites de la pense structuraliste. Jenciterai trois.

    - Il ma sembl en premier lieu que le structuralisme ne nous permettait pas defaire lconomie dune philosophie, et en loccurrence dune philosophie trsclassique. Claude Lvi-Strauss dclare plusieurs reprises que les logiques de larciprocit mises au jour dans le domaine de la parent, ou bien les montagesdoppositions binaires auxquels on peut dordinaire ramener les mythes,trouvaient en dernire instance leur fondement dans le fonctionnement, enquelque sorte biologique, du cerveau humain. Ds lors le structuralisme reposesur une sorte de matrialisme transcendantal, dans lequel la physiologie ducerveau humain joue en quelque faon le rle du sujet kantien, avec ses formesde lintuition et ses catgories : elle organise nos reprsentations et nos pratiquescomme celui-ci organisait notre exprience. Je dois avouer que ce kantismeimplicite ne me souriait gure.

    - En second lieu, aprs les Structures Elmentaires, et pour mieux lescomprendre, jai lu quelques uns des grands classiques de la linguistiquesstructurale, Saussure, Troubetzkoy, Jakobson, Martinet : et jai cru apercevoirque si, dans loeuvre de Lvi-Strauss, le modle linguistique fonctionnait sibien, ctait dune certaine faon parce que Lvi-Strauss ramenait la socit cequi, en elle, tait langage. Plus prcisment, dans le domaine de la parentcomme dans celui des mythes, Lvi-Strauss sintresse principalement auxreprsentations et aux discours. Dans les Structures Elmentaires, lobjetprivilgi de la recherche, ce sont les terminologies et les systmes de rgles. Laparent comme institution sociale, comme principe dorganisation des groupesrels, comme mode de rgulation des conduites effectives avec tout ce que celapeut impliquer dcarts et de distorsions entre la thorie et la pratique napparat dans louvrage quau second plan. Beaucoup des critiquesbritanniques du livre lont soulign, et Lvi-Strauss ne sen dfend quemollement ou pas du tout, en mettant en avant la notion de modle et sesexigences. Dans les Mythologiques, de la mme manire, cest en les rapportantles uns aux autres que Lvi-Strauss dcouvre lintelligibilit des mythes ; lesrapports que les mythes entretiennent avec les socits qui les laborent et lestransmettent ne sont examins que de faon tout fait occasionnelle. Il est sansdoute injuste de prtendre que Lvi-Strauss rduit le social au discours, et desuggrer, comme il mest arriv de le faire, que le titre de son grand livre de1949 devrait tre, non pas Les Structures Elmentaires de la Parent, mais LesStructures Elmentaires du discours de la Parent ; aujourdhui encore,cependant, je tiens que Lvi-Strauss ne sintresse la pratique que dans lamesure o elle peut tre pense comme la transposition dun discours etlapplication dune rgle : par exemple, la conclusion dun mariage ou laclbration dun rituel. Disons plutt pour rester fidle au paradigmelinguistique que Lvi-Strauss ne peut concevoir la pratique que sur le modlede la parole par opposition la langue : un choix parmi des possibilits djdonnes et connues, qui, en tout tat de cause, sont pour le chercheur le seulobjet qui importe.

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 6/11

    - Chacun se souvient du texte fameux o Lvi-Strauss dfinit la socit comme lacombinaison de trois systmes dchange et de rciprocit : change des mots,change des biens, change des femmes ; autrement dit, le langage et lensembledes messages qui circulent travers lui ; les biens matriels et les transactionsdont ils sont lobjet, enfin, les systmes de parent et dalliance. Il estimmdiatement clair que deux domaines essentiels de lactivit sociale tombenten dehors de ce tableau ; en premier lieu, la production matrielle, puisquelconomie ny est reprsente que par lchange des biens ; en second lieu,lensemble des phnomnes de pouvoir, puisque, dune certaine faon pardfinition, ils sont marqus par la dissymtrie et lingalit, autrement dit par lanon-rciprocit. La production dun ct, et de lautre le pouvoir, ou si lonprfre, la politique : tels sont les deux points aveugles du structuralisme ; orce sont prcisment aussi les deux points par lesquels, sil faut en croire Marx, lechangement et lhistoire font irruption dans la vie sociale.

    Jen vins conclure quil fallait ramener le structuralisme ce qui tait proprement sonobjet : lexamen des discours et des reprsentations. Dans la mesure o, pour recourirau vocabulaire rituel du marxisme, jtais un ferme partisan de lautonomie dessuperstructures, jtais parfaitement prt poser que la parent et les mythes formaientdes champs spcifiques, fonctionnant, un premier niveau danalyse, selon des lois quileur taient particulires, et jtais tout dispos reconnatre au structuralisme le mritedavoir mis ces lois au jour. Bref, le structuralisme me paraissait lgitime en tantquentreprise sectorielle. Mais dans le mme temps, ctait au marxisme que jedemandais un systme dinterprtation globale. Ctait galement lui qui mexpliquaitcomment la causalit de lensemble se combinait avec les lois propres chaquedomaine pour produire la ralit concrte, donne notre observation.Une fois cette hirarchie institue, on pouvait aller plus loin. Aprs tout, dans desrgions certes circonscrites du rel, le structuralisme avait remport des succs dont lemarxisme mis part Le Capital de Marx ne pouvait gure pour sa part se flatter.Ntait-il pas alors possible dutiliser lexprience, lesprit et les mthodes dustructuralisme pour progresser dans les domaines que le marxisme stait toujoursjusqu prsent montr incapable de matriser ? Inversement, ne pourrait-on trouverdans la pense marxiste les ressources qui permettraient de dynamiser lappareilstructuraliste, de le mettre en mouvement, et donc de le rendre capable daffronter aussibien les rapports de production que la vie politique ?

    Je commence par cette seconde proccupation, car l, les choses sont simples : aussittquelle a surgi, la solution est apparue ; et de mme que la misre se jette sur le pauvremonde, je me suis prcipit sur la notion de contradiction, et jai mis de la contradictionpartout. Cest en ce point que jai rencontr les livres et lenseignement de GeorgesBalandier, et travers eux, de lEcole Anglaise de Manchester, en particulier MaxGluckman. Par lattention quil portait aux ides dantagonisme, de dsordre, detroubles, de conflit, Georges Balandier ruinait lide de socit froide, chre ClaudeLvi-Strauss, qui mavait toujours paru suspecte. En mme temps, il proposait uneethnologie des socits exotiques contemporaines de la situation coloniale quellessubissaient, de leurs protestations et de leurs rvoltes. Du mme coup, je dcouvrais unlien possible entre, dun ct ma vocation dethnologue les et mes proccupationsthoriques, et, de lautre, mon engagement politique et ma volont militante.

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 7/11

    Linfluence considrable que Georges Balandier a exerce sur moi na pas tprincipalement dordre thorique : aprs tout, les ides dantagonisme, de contradictionet de conflit taient disponibles dans la pense marxiste, et cest l, au moins pour unepart, que Georges Balandier lui-mme avait t les chercher. Mais lapport de GeorgesBalandier ma permis dentrevoir pour la premire fois ce que pourrait tre uneanthropologie rconcilie avec le marxisme, et par consquent une cohrence restaureentre ma future profession et mon projet de militant.

    Mais je voulais aussi tirer parti des acquis du structuralisme au profit du marxisme, etcest alors que jai rencontr, non pas Althusser que je connaissais depuis plusieursannes, mais ses premiers articles, ceux qui seront ensuite runis dans Pour Marx.

    Parmi les textes publis cette poque par Althusser et ses camarades, trois ont joupour moi un rle particulirement important dans la perspective qui est aujourdhui lantre, celle des rapports entre marxisme et anthropologie. Les deux premiers sontdAlthusser lui-mme ; il sagit de Contradiction et surdtermination et de Sur ladialectique matrialiste ; trs sommairement, Althusser y dclare que le marxisme setrouve toujours en prsence dune totalit complexe dj-l, dj donne, et que cettetotalit est toujours pourvue dune structure dominante. Dans la notion de totalitcomplexe dj donne, jai vu la confirmation et la ratification thorique despressentiments qui avaient t les miens quant la lgitimit rgionale dustructuralisme. Parler de la totalit complexe dj donne, cest dire en effet que ladiversit des secteurs et des tages du social est toujours dj l et que chacun de cessecteurs et de ces tages est rgi par des lois autonomes et spcifiques. Ces lois, il fautchaque fois les dcouvrir par une enqute directe ; on ne saurait les dduire dune autrezone ou dun autre niveau du social. En dautres termes, le marxisme nest pas unemtaphysique ; il ne se pose pas de problmes dorigine ; il naffirme pas quelinfrastructure engendre la superstructure, ou que lon peut tirer le politique oulidologique de lconomique. Il tablit au contraire que chaque sphre du rel seprsente comme une singularit irrductible : il est donc ncessaire de ltudier en elle-mme et pour elle-mme, en respectant sa particularit.

    La question que soulve le marxisme est alors celle des relations que les diffrentessphres entretiennent entre elles. En dautres termes, ce quil faut penser, cest la foislaction rciproque des parties du tout social, et la causalit exerce par le tout sur lesparties. Si lon admet que lconomie, la politique, la religion, ne sont pas des ralitsindpendantes qui voluent chacune pour son propre compte dans lignorance du destindes autres, alors on ne peut pas se contenter de la rponse empiriste classique selonlaquelle tout agit sur tout et inversement . Sur ce point, Althusser avance que lastructure du tout est dominante : cela signifie que dans chaque type de socit, unesphre de la vie sociale qui peut tre aussi bien la politique que la religion oulconomie domine les autres. Il sagit chaque fois de la sphre dans laquelle se jouela reproduction de la totalit sociale considre. Quant la dtermination en dernireinstance par lconomie, Althusser la conserve sous une forme tout fait modifie :lconomie est dterminante en ce que cest elle qui dcide de lidentit de la sphredominante.Ce quAlthusser mapportait ainsi, ctait la lgitimation du ralisme. Le matrialismerducteur de la vulgate communiste se trouvait mis mal, et le marxisme devenait une

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 8/11

    thorie du social et une mthode danalyse dont la complexit et la souplessesadaptaient parfaitement, mes yeux, aux exigences de la recherche.

    Quant Etienne Balibar, sa contribution portait sur les concepts fondamentaux dumatrialisme historique. On se rappelle linventaire quil en proposait. Il distinguaitdabord deux relations fondamentales : la relation dappropriation relle, et la relationde possession. La premire correspond trs grossirement au travail, cest--dire auxactivits travers lesquelles les hommes semparent de la nature pour la soumettre leurs besoins. La seconde dsigne le contrle que les hommes exercent sur leurs moyensde production, terre, outils, machines, savoirs techniques, etc., contrle dont la propritnest quune forme parmi dautres. Ces deux relations lient les hommes aux choses etles hommes entre eux. Du ct des hommes, nous avons des producteurs et des non-producteurs, des gens qui possdent les moyens de production et dautres qui ne lespossdent pas, en sorte que lon aboutit un tableau quatre classes :

    Producteurs/non producteurs + -

    Possesseurs/non possesseurs + -

    + + Paysans propritaires

    + - Esclaves, serfs, ouvriers

    - + Seigneurs, capitalistes

    - - Enfants, vieillards, etc.

    Bien entendu, le dispositif est infiniment plus compliqu, pour deux raisons : en premierlieu, les relations dappropriation relle et de possession peuvent aussi unir les hommesentre eux ; un matre peut ou non diriger le travail de ses subordonns ; par ailleurs, unpossesseur dhomme nest autre quun propritaire desclaves. En outre, du ct desmoyens de production, il faut aussi distinguer lobjet de travail la terre et les matirespremires et les moyens de travail les outils les uns et les autres peuvent en effetrelever de possesseurs diffrents.Si jai accueilli avec autant denthousiasme lanalyse dEtienne Balibar, cest parcequelle mapportait, me semble-t-il, la possibilit de renouveler dans le domaine desrapports de production lopration que Lvi-Strauss avait si bien russie pour lessystmes de parent. Comme la crit plus tard Franoise Hritier, ce qui caractrise lestructuralisme et de faon plus globale lethnologie de la parent, cest uneextraordinaire conomie de moyens ; pour crire Les structures Elmentaires de laParent, et plus gnralement pour tudier la parent, lethnologue a besoin de sedonner deux sexes, et trois relations : la filiation, lalliance, la relation frre/sur ;aussitt quil fait jouer ce dispositif dans le temps, il obtient la distinction desgnrations, et la relation de sniorit lintrieur dune gnration. Or avec cet arsenalextrmement rduit, en combinant tous ses lments de toutes les faons imaginables,Lvi-Strauss et ses successeurs parviennent, non seulement saisir linfinie multiplicitet linfinie varit des systmes de parent existants, mais aussi en imaginer denouveaux.

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 9/11

    Dans le domaine des rapports de production, larticle dEtienne Balibar plaait notredisposition une boite outils dune importance peu prs similaire : nous de nousmettre au travail pour obtenir des rsultats comparables ceux de Lvi-Strauss.

    Dans mon livre de 1969, Le marxisme devant les socits primitives, je mtaispropos une tche trs modeste et trs simple : montrer que les concepts fondamentauxnumrs par Etienne Balibar pouvaient tre utiliss dans nos enqutes ; indiquercomment il convenait de les appliquer ; signaler ce quil fallait regarder sur le terrainpour tre en mesure de les mettre en uvre. Dans mon esprit, il ntait que le prludedun livre beaucoup plus ambitieux qui aurait pu sappeler Les structures lmentairesde la production . Mappuyant sur les catgories dEtienne, jaurais analyssuccessivement le ou les modes de production des bandes de chasseurs-collecteurs ;celui ou ceux des socits lignagres, les diffrentes variantes de lesclavage et duservage. A lpoque, javais runi cette fin une masse considrable de matriaux, maisle livre na jamais t crit : la vie a tourn autrement; dune certaine manire, cestRobert Fossaert (cf. Les diffrentes formes de La Socit) qui a accompli, mieux que jene laurais fait, la tche que je mtais propose. Le silence qui a entour son uvre, ycompris dans les cercles marxistes, est lune des injustices les plus clatantes de notrevie intellectuelle.

    Quant mon livre de 1969, il a t lobjet de toutes sortes de critiques, les une fondes,les autres moins ; je men suis expliqu dans un article publi en 1977 par Dialectiqueset je ny reviendrai pas. Il a aussi t victime dun certain nombre dapplications oudimitations, certes bien intentionnes, mais qui, en rgle gnrale, mont fait beaucoupplus souffrir que mes critiques. Au dbut des annes 1970, le dbat sest mon sensenlis sur des questions relativement secondaires ou sur des problmes de terminologie :lexistence ou linexistence des classes, etc. Il mest alors apparu que notre recherche neprogresserait plus si nous nous contentions de ressasser pour la centime fois les mmescas, de relire par exemple encore et encore les Guro de Claude Meillassoux. Il fallaitdonc largir notre champ dexprience, repartir sur le terrain et rapporter de nouveauxmatriaux. Il ma sembl aussi que pour dmontrer la fcondit des concepts dumatrialisme historique, la seule mthode probante serait de les employer lanalyseconcrte dune socit concrte, considre dans lensemble de ses dimensions et de sondveloppement historique. Cest dans cet esprit que je me suis entirement consacr mon travail sur le royaume abron (Cte dIvoire - Ghana). Ces concepts ont jou un rlefondamental dans son laboration.

    * **

    Jai dress ailleurs un bilan plus global de lanthropologie marxiste franaise et je nyreviendrai pas ici de faon dtaille. Je dirai simplement que je lestime mdiocre. Notreintervention a sensiblement transform les concepts et les approches utiliss parlanthropologie conomique ; en particulier, elle a permis, me semble-t-il, de dpasserdfinitivement le vieil antagonisme qui opposait jadis les substantivistes (Polanyi) et lesformalistes (Leclair, Schneider) ; mais elle ne sest gure fait sentir au-del etlanthropologie dans son ensemble nen a t que trs faiblement affecte. Dans ledomaine de lhistoire, nous avons contribu parmi dautres rendre caduque lide de

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 10/11

    socits froides, impermables au changement et au devenir. En ce qui regarde plusparticulirement ma spcialit, lhistoire de lAfrique, nous avons mis en vidence lerle jou dans lAfrique prcoloniale par un mode de production esclavagiste dont laplupart des spcialistes avaient ni jusquen 1970, non seulement limportance, maisbien lexistence. Bref, quelques succs localiss, mais sur le fond dun chec global,particulirement vident sitt que lon compare les rsultats aux ambitions et auxprojets.

    Pourquoi cet chec ? Il tient pour une part aux anthropologues marxistes eux-mmes ; certains gards, nous avons connu la plus honteuse des dfaites, celle que subissent lesarmes qui refusent de livrer bataille et daller au combat. Les instruments danalyseque le marxisme nous proposait nont pas failli : nous ne les avons pas mis lpreuve.Notre tentative navait de sens et de chance daboutir que si nous appliquions avecrigueur et prcision les catgories dont nous disposions. Un rapport de production, cestune combinaison spcifique de producteurs, de non-producteurs et de moyens deproduction, selon la double relation de lappropriation relle et de la possession. Unmode de production, cest un rapport de production fondamental, associ lensembledes conditions de sa production. Une formation sociale, cest la combinaison deplusieurs modes de production dont lun asservit les autres aux exigences de sa proprereproduction. Telles sont les dfinitions dont nous devions partir pour reconstruire deproche en proche par la pense le social concret donn notre observation. Au lieu decela, quavons-nous vu ? Sous le nom de mode de production , on a rassemblquelques uns des traits gnraux qui caractrisent une conomie ; ainsi entendu, leconcept a perdu lessentiel de sa valeur opratoire ; il a sans doute permis la descriptionet le classement, mais il est devenu inutilisable pour lanalyse. De mme, la formationsociale na t quun autre mot pour dsigner la socit. Enfin, sous le couvert delide de reproduction , on a vu se rintroduire dans lanthropologie marxiste tout levieil arsenal des thses et des schmas fonctionnalistes ; la reproduction a t posecomme une cause finale expliquant les institutions et les comportements : on a oublique ce qui se reproduit, cest toujours en dernier ressort une contradiction.

    De ces carences ou de ces faiblesses, nous les anthropologues se rclamant dumarxisme sommes assurment seuls responsables. Mais lanthropologie marxiste aaussi t victime de ce quil est convenu dappeler la crise du marxisme. Entendons-nous bien : si par crise du marxisme , on entend qu partir de 1975 le marxismeaurait soudain laiss apercevoir des tares ou des vices passs jusqualors inaperus, cetteprtendue crise est pure et simple mystification. Les difficults et les limites de lapense marxiste notamment en ce qui concerne lanalyse du politique ont trepres et discutes depuis des dcennies, aussi bien lextrieur du mouvementouvrier quen son sein ; et en ce domaine, aucun pas dcisif na t franchi en 1975.Quant au rle attribu luvre de Soljenitsyne et la dcouverte du Goulag, jemen tiendrai deux remarques : Soljenitsyne na rvl lexistence du Goulag quceux qui, avant lui, avaient choisi contre toute vidence laveuglement volontaire ; enoutre, entre la pense de Marx et le Goulag, il ny a, selon moi, ni plus ni moins derapports quentre lEvangile du Christ et les bchers de lInquisition.

    Ce qui sest produit en 1975, ce nest donc pas une crise du marxisme, cest une crisedes marxistes. Pour des raisons varies parmi lesquelles les considrations de

  • Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 11/11

    caractre thorique ou scientifique nont mon avis tenu quune place de second rang la plupart des intellectuels franais qui faisaient alors profession de marxisme ontrenonc leurs convictions premires et se sont rallis lune ou lautre des doctrinesoffertes cette poque sur le march des ides. Du mme coup, la rflexion et le dbatmarxistes se sont tiols, faute, si jose dire, de combattants, et lanthropologie marxistea subi de plein fouet les consquence de ce tarissement.

    En effet, il en va de lanthropologie marxiste comme de lanthropologie en gnral. Amon sens, notre discipline est incapable et a toujours t incapable de produire sespropres catgories et ses propres modes de raisonnement et de dmonstration ; elle estoblige de les emprunter dautres sciences plus ou moins voisines. Au XIXe sicle,elle a emprunt ses modles la biologie et regard la socit comme un organisme ; auXXe sicle, le structuralisme sest adress la linguistique ; de nos jours, certains setournent vers la topologie, dautres vers la thorie des catastrophes ; bref, uneanthropologie qui serait contrainte de sisoler et de se refermer sur elle-mme serait trs brve chance condamne mort. Cest ce qui est arriv lanthropologiemarxiste : partir du moment o la recherche marxiste en gnral dprissait,lanthropologie marxiste qui en recevait son inspiration ne pouvait son tour quedcliner.

    Si lon accepte lanalyse qui prcde, on peut alors avancer sans risques excessifs uneprdiction sur lhistoire future des rapports entre lanthropologie et le marxisme. EnFrance aujourdhui, le marxisme est semblable un palais abandonn par ses habitants :il est dsert mais intact, et lon peut prvoir quil ne restera pas indfiniment inoccup ;un jour viendra plus proche peut-tre quil ne semble o seront redcouvertes lapuissance analytique et la vertu critique de la pense marxiste. Il en ira de mme en cequi concerne lanthropologie : si lon maccorde quelle est oblige dimporter dudehors lessentiel de ses concepts et de ses dmarches, alors les gisements didesdisponibles ne sont pas si nombreux, et elle ne pourra pas soffrir le luxe de laisserlongtemps inexploit le filon marxiste. Ce jour-l, notre tentative sera reprise, et ilapparatra peut-tre quen dpit des apparences notre effort nous na pas tabsolument vain.

    Emmanuel Terray