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Imaginaire techno communicationnel et religiosité aux Etats-Unis La société de l’information : avatar de l’eschatologie industrielle Américaine ? 1

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b- la communication et l’érection d’une démocratie continentale

Imaginaire techno communicationnel et

religiosité aux Etats-Unis

La société de l’information : avatar de l’eschatologie industrielle Américaine ?

Chapitre 1

“Progress of the century”, Currier & Yves, 1876

Interroger l’imaginaire techno communicationnel

Préalable à toute recherche scientifique : il nous faut ici définir les termes de notre problématique. Construire en premier lieu notre objet d’étude et justifier la nécessité d’une telle entreprise.

Il nous faut également clairement définir l’angle d’approche de notre recherche : dans quelle mesure et selon quelle modalité avons-nous choisi d’en interroger une dimension posée hypothétiquement comme religieuse. Enfin, sur quel corpus empirique et avec quelle pertinence par rapport à notre objet d’étude, avons-nous décidé d’investir notre questionnement ?

I. Une problématique à construire

L’expression d’ « imaginaire techno communicationnel » désigne l’imaginaire symbolique qui se déploie autour du développement des technologies de communication. De nombreux travaux ont déjà mis en lumière l’importance croissante dans le montage symbolique occidental des technologies de communication sur l’idée même que se font les hommes de leur entreprise collective et de leur destinée, au point de s’incarner aujourd’hui en un véritable projet de société globale : celui de la « société de l’information ».

Avant de poser les grandes lignes de notre démarche méthodologique il nous faut préalablement clarifier certains points : que doit-on entendre par « imaginaire » ? De quel système d’objets s’agit-il lorsque nous parlons de « sphère  techno communicationnel » ? Pourquoi circonscrire cette étude dans les frontières du « Nouveau Monde » ? Et enfin, pourquoi avoir choisi d’investir principalement le XIX e siècle ?

Comme toute recherche scientifique, ce travail procède d’une volonté de combler un vide : une question qui, restée posée, attend toujours une réponse. Pour caractériser notre démarche, nous chercherons d’abord à identifier les manquements ou les écueils des recherches préliminaires. Certaines pistes lancées par ces travaux n’en restent pas moins pertinentes par rapport à nos objectifs de recherche et nous tenterons également d’en synthétiser les apports.

I.1- Un imaginaire techno communicationnel ?

L’imaginaire symbolique n’est pas inhérent à l’objet qu’il est sensé qualifier : il renvoie toujours à un « déjà vu » dans une trajectoire culturelle singulière. De la même façon que la science fiction est incapable de produire du « nouveau » sans s’appuyer sur un état des connaissances à un moment donné, l’imaginaire techno communicationnel n’émerge pas brutalement de la confrontation itérative de l’homme et des technologies de communication. Il y’a bien ici une médiation symbolique ou idéologique qu’on ne saurait considérer comme émergeant spontanément et exclusivement du nouveau contexte technologique.

Le caractère explicitement « nouveau » des « Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication » (NTIC) ne doit pas nous faire oublier qu’elles s’inscrivent dans une série d’évolutions techniques qui ont, tour à tour, servi de grille interprétative au « nouveau » précisément. Les imaginaires sociaux s’inscrivent toujours dans un rapport, le plus souvent implicite ou inconscient, à une mémoire collective façonnée au cours des siècles. L’homme du XXI e siècle n’a qu’une idée floue (voir pas d’idée du tout) de ce qu’était le télégraphe et la comparaison avec l’Internet lui apparaîtra certainement incongrue, voire anachronique, tant une telle technologie semble appartenir pour lui à un passé révolu. Pourtant, il sera surpris d’apprendre que les espoirs suscités par les NTIC, qu’il croit reliés au développement contemporain de l’Internet, étaient en germe dans la mise en œuvre des premiers réseaux de communications physiques (les routes, les canaux, les chemins de fer) et déjà explicitement formulés à propos des premiers réseaux du télégraphe électrique au milieu du XIX e siècle.

Or, tous ces systèmes techniques participent bien du même univers de représentation consistant à lier par un quelconque moyen technologique les hommes entre eux. Il faut donc en premier lieu interroger le sens des moyens de transports et des systèmes d’aménagement du territoire qui sont les premiers éléments à susciter cet imaginaire, au même titre que le télégraphe électrique qui préfigurait toutes les technologies électroniques contemporaines (la télégraphie sans fil, la radio, la télévision et aujourd’hui Internet).

Le principe d’innovation qui préside au développement technique rend la mémoire des imaginaires technologiques déficiente. La routinisation, la banalisation puis la progressive obsolescence des systèmes techniques remplacés par d’autres (qui ne font en fait bien souvent qu’accroître leur performance initiale) semblent soustraire à la mémoire collective les éléments pourtant fondateurs de l’imaginaire technologique. C’est peut-être là que réside la force coercitive d’un imaginaire qui, mué en idéologie progressiste, façonne aujourd’hui largement les orientations politiques de nos sociétés contemporaines.

Comme le soulignait Victor Scardigli :

L’optimisme technologique qui caractérisait le XIX e siècle n’est pas mort : il renaît à chaque nouveau miracle de la science et de la technique. [..] Qu’une nouvelle avancée soit prophétisée, et l’on voit ressurgir, presque identique d’une découverte à la suivante, les mêmes représentations emphatiques de ses conséquences.

Si bien qu’il semble impossible de tirer des leçons d’un passé qui nous apprend pourtant beaucoup sur l’incohérence des choix que nous continuons à réitérer inlassablement au nom des mêmes projections idéalistes.

Il serait bien évidemment réducteur de considérer l’imaginaire technologique comme la seule matrice initiatrice de ces choix. Après tout, pourquoi interroger un imaginaire social que les sciences sociales elles-mêmes ont longtemps considéré comme une superstructure idéologique opacifiant les plans d’oppression des classes dirigeantes ?

Pour le socialisme scientifique, il va de soi qu’une telle entreprise n’aurait d’autre conséquence que de détourner l’attention sur les racines matérielles du problème originel : à savoir celui de la propriété des moyens de production (des technologies en d’autres termes) ou plus largement des rapports de pouvoir qui en découlent. Et nous ne négligeons pas, loin de là, l’importance des facteurs économiques et des rapports de force dans la mise en œuvre des technologies.

Mais nous ne croyons pas précisément que cet aspect superstructurel de la sphère technologique puisse se réduire à un « rideau de fumée idéologique ». La dialectique infrastructure / superstructure qui fonde la méthode du socialisme scientifique oublie (volontairement peut être) de prendre en considération le fait que le matérialisme relève, lui aussi, d’une opération symbolique. Qu’en d’autres termes, il se joue dans la sphère symbolique autre chose qu’un simple processus d’aliénation du réel dans la réalité imaginée : il y a « une dialectique dans la dialectique » dirait Baudrillard.

La dialectique marxiste est normative : ce n’est pas tant que Marx se soit trompé « en remettant sur ses pieds » la dialectique hégélienne (qui était tout autant normative), il s’agit au contraire d’une volonté délibérée d’imposer un sens au monde, une ligne directrice unilatérale que seule une révolution totale permettrait d’envisager. Et, à bien des égards, la téléologie marxiste (qui a revêtu – comme la cosmologie historique hégélienne - un caractère explicitement eschatologique) voyait dans les technologies autant un moyen d’aliénation pour les visées hégémoniques du capitalisme que l’instrument du salut de la classe ouvrière. L’imaginaire technologique n’est pas une simple construction idéologique destinée à justifier la quête hégémonique du néolibéralisme : il est une réalité (une représentation du réel) socialement construite par des hommes qui y investissent leurs espoirs et leur craintes ; il ordonne les représentations, délimite, identifie un domaine de l’expérience devenu central de la vie quotidienne de l’homme contemporain.

L’imaginaire, nous dit Raymond Lemieux, « est ce en quoi le monde se présente comme clôture, plénitude du sens, ordre au sein duquel nous sommes appelés à prendre place, c’est-à-dire à construire notre identité. Fondateur ? Certes oui, mais moins au sens créateur, originaire, premier, qu’en celui de condition de possibilité, institution des fondements, instance charnière où s’articulent les forces psychiques et les forces sociales dans leur interdépendance, base d’où les êtres humains travaillent le monde ».

Cela ne veut pas dire que « l’imaginaire technologique » conditionne nécessairement les motivations qui président à l’innovation ou au déploiement des technologies. Comme le souligne Patrice Flichy : « Les rêves techniques ou sociaux n’ont pas d’autre pouvoir que de fournir des ressources pour l’action ». L’imaginaire peut certes fournir des modes de justifications au déploiement exponentiel des technologies mais il sert avant tout à stabiliser l’expérience collective qui s’y trouve associée, à lui donner un sens : une valeur et une direction. Jacques Perriault avait raison d’affirmer que :

La relation avec la technique est par essence dynamique. Elle suppose qu’elle qu’en soit l’issue, une confrontation itérative de l’instrument et de sa fonction avec le projet de l’utilisateur. […] La logique de l’usage interactionnel implique une médiation idéologique, mythologique, religieuse.

I.2 - Une hypothétique religiosité

Si nous cherchons à questionner la dimension potentiellement religieuse de l’imaginaire qui gravite autour des technologies de communication c’est que de nombreux travaux ont déjà mis en lumière un certain nombre d’éléments qui justifie une telle entreprise. Que l’on songe aux travaux francophones menés par Jean Cazeneuve, Lucien Sfez, Armand Mattelart, Jean Perriault, Philippe Breton, David Forest ou encore dans le domaine anglophone à ceux de Leo Marx, David Noble, William Stahl ou plus récemment Erik Davis, tous ont souligné la sensibilité manifestement religieuse qui imprègne les discours et, plus largement, les représentations attachées à qualifier les technologies de communication.

Du train au télégraphe, du télégraphe à la télévision en passant par la radio jusqu’à l’informatique en réseau qui fait converger avec l’Internet toutes ces technologies dans un seul et même outil : 

La sphère technique a un comportement qui prend un caractère messianique. L’annonce d’une nouvelle machine à communiquer prend les accents d’une révélation […] On imagine le lien social créé par la machine, ce qui suppose une adhésion au mythe qu’il véhicule, en d’autres termes, une foi, tout au moins une croyance. L’utilité n’est pas hypothétique mais affirmée a priori, elle a valeur de postulat.

Mais l’émergence de ce discours « messianique » n’est pas inhérente au déploiement technologique, elle coïncide aussi, nous dit Lucien Sfez, avec l’effondrement et l’émiettement des systèmes symboliques sur lesquels reposait la cohésion sociale :

Dans ce creux laissé par leur faillite naît la communication […] comme une nouvelle théologie, celle des temps modernes, fruit de la confusion des valeurs et des fragmentations imposées par les technologies.

Et, parce que les technologies de communication nourrissent aujourd’hui l’espoir d’un nouveau lien social universel autrefois promis par les religions, elles endossent à leur tour la figure sotériologique (« théorie du salut ») de l’Eglise dont l’expression la plus manifeste se trouve dans l’érection du nouveau projet de société globale : la « société de l’information » qui serait la solution ultime à tous les maux dont le monde se trouve affublés (« eschatologie moderne » pour Forest). Pour Armand Mattelart, qui situe l’émergence de ce « discours religieux séculier » attaché à qualifier les technologies de communication dans l’Occident de la fin du XVIII e siècle : « la fascination que le modèle organisationnel ecclésial exerce sur les « faiseurs de monde » laïques est telle que beaucoup se mimétisent sur le concept de religion pour encadrer leur volonté de créer un lien social universel ».

« Nouvelle théologie séculière », « religion mimétique », voilà ce qui caractériserait aujourd’hui le discours « messianique » sur les vertus des réseaux de communication. L’imaginaire techno communicationnel engendrerait ainsi une « religion séculière » : « une doctrine qui prend dans l’âme de nos contemporains la place de la foi évanouie et, situe ici bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité » si l’on suit Raymond Aron.

« Mais quel est donc ce lieu de naissance de la nouvelle religion », se demande Lucien Sfez ?

Elle trouve son origine dans la société Américaine du Nord - nous dit-il – résultat d’une tradition où technologie et communication se sont montrées ensemble en un couple indissociable et indispensable à la conquête des grands espaces et à l’intégration culturelle d’une population composite.

C’est ainsi que la société  américaine naissante, « société sans mémoire » et encore inorganique, va consacrer (au sens propre du terme) les réseaux de communication en véritable deus ex Machina.

Les immigrants européens ont exprimé, dès leur établissement, la volonté de se soustraire à l’expérience historique de leur patrie d’origine dont ils voulaient révolutionner les conditions d’exercice. Ce n’est cependant qu’au XIX e siècle que l’identité nationale américaine va clairement se dessiner : cherchant à se singulariser, les colons récemment émancipés vont invoquer un véritable re-commencement historique inauguré sous les auspices des technologies. La vapeur et l’électricité, ces deux sources d’énergies qui vont fonder la dynamique de la révolution industrielle et dont les premières applications seront le train, le bateau et le télégraphe (pour l’électricité) portaient en elles cet espoir de re-génération. Et cela, pas seulement pour les Américains mais pour l’ensemble des sociétés occidentales. Mais là où les technologies paraissaient ouvrir vers une régénération : elles deviennent, dans le contexte américain, la matrice générative même d’où émerge la société. D’où la prégnance sur le sol américain des discours invoquant le déterminisme technologique (infra 2.D). Le bateau à vapeur, le train et le télégraphe électrique, « ces grands instruments qui, portés par l’homme libre, révolutionnent le monde » - s’exclamait déjà le sénateur de l’Illinois Sydney Breese en 1846 - seront au fondement même de l’unification continentale américaine.

Les technologies de communication permettaient de contourner l’impossibilité d’établir une démocratie à une échelle trop grande ; elles promettaient de créer un lien rationnel entre les hommes dans le corps réseau de cette « Nouvelle Terre » ; elles inauguraient une nouvelle façon d’instituer la société : en un mot, elles étaient porteuses d’un « nouvel ordre des temps » (devise encore présente sur les billets de banque américains : novus ordo seclorum provenant du grand sceau des Etats-Unis réalisé en 1782).

Comme le souligne Carey, le « nouvel ordre communicationnel » promis par la science et la technique permettait d’envisager une civilisation dégagée de la tyrannie, de la domination, de l’aristocratie, de la hiérarchie : de toutes ces tares des vieilles cultures dont les Américains veulent faire table rase. C’est là un trait essentiel de la nouvelle nation qui n’aura de cesse de répudier la notion même de « culture » (les Américains préféreront celle de civilisation).

Cette aversion intellectuelle pour l’idée de culture dérive – nous dit James Carey – en partie de notre individualisme obsessionnel qui fait de la vie psychologique le paradigme dominant de la réalité, de notre puritanisme qui nous amène à refuser d’accorder une quelconque signification aux activités qui ne sont pas orientées vers la pratique ou le travail : la science garantie une vérité libérée de la culture alors que la culture amène nécessairement à des erreurs ethnocentriques.

Mais peut-on vraiment parler, à la lumière de ces analyses, d’une forme de « religion» ayant au cœur de sa théologie les technologies de communication ? Sommes-nous en présence d’un simple recyclage métaphorique du vocable religieux ou aurait-on à faire à une forme nouvelle d’institutionnalisation et d’administration de croyances et de pratiques relatives à la sphère techno communicationnelle qui tenterait de monopoliser désormais les clefs de la salvation universelle ?

I.3- Limites des approches analogiques 

On le voit bien ici : toutes ces recherches qui insistent sur une hypothétique « religion séculière » (ayant plus souvent valeur de postulat) dont l’imaginaire techno communicationnel américain fournirait les ressources symboliques ont pour défaut de faire de la notion même de religion un concept évanescent, une notion floue au contour incertain. Il nous faut ici nous demander dans quelle mesure nous pouvons parler de « religion » et clarifier les concepts ambivalents qui tentent de décrire l’inscription du religieux dans la modernité occidentale comme ceux de « religion séculière », « mimétique », « analogique », « invisible » etc.

Ce qui fait défaut aux recherches que nous avons citées, c’est surtout l’absence de problématisation de l’objet religieux. La religion y est définie comme un donné anthropologique universel indiscutable et irréductible à l’être ensemble. L’étymologie du mot religion : religare (« relier ») est systématiquement mobilisée pour attester, derrière une grossière analogie, de la possible inscription religieuse des imaginaires qui se déploient autour des technologies de communication.

Les technologies seraient porteuses, comme les religions, au-delà de leur instrumentalité, d’un « meta lien social ». Dans la mesure où ce sont ces technologies qui opèrent le lien entre les hommes autrefois irréductible à la médiation symbolique opérée par les religions : elles seraient elles-mêmes porteuses, au-delà de leur instrumentalité, d’un imaginaire à caractère religieux. Et cet imaginaire symbolique pourrait aujourd’hui, par un jeu de substitution, venir assouvir le besoin de sens inhérent aux entreprises collectives des hommes que les vieux systèmes symboliques ne parviennent plus à soutenir. Et on peut reconnaître, comme y insiste Daniel Hervieu Léger, qu’il s’effectue dans « le fond du paysage religieux moderne, des déplacements du croire dans des sociétés où l’effacement des dieux ne signifie pas l’épuisement du besoin de sens, ni l’évanouissement du souci de donner aux impératifs moraux un fondement transcendant. Dans le monde moderne, c’est du côté de l’art, de la politique, de la jouissance du corps, ou de la science elle-même, domaines que le processus de rationalisation a progressivement arraché à l’emprise des religions historiques et auquel on pourrait ajouter, à l’heure des technologies de pointes dans le domaine de traitement de l’information hautement sophistiqué, la sphère techno productive elle-même, au delà de la quotidienneté productive, que se tournent les appétits de signification ».

L’imaginaire religieux se serait en quelque sorte métabolisé en un imaginaire séculier technologique. A la lumière des discours dithyrambiques sur les TIC ; des croyances qui suggèrent autant « l’effroi que l’extase », le militantisme que l’aphasie critique, on pourrait effectivement y voir la transfiguration séculière des croyances autrefois prescrites par les religions. La croyance ainsi déportée susciterait le même effet mobilisateur que la sacralité religieuse : fascination, répulsion et routinisation d'un sacré vécu comme une expérience collective de communion. Quoique l'on pense de cette téléologie inscrite au coeur des machines à communiquer, c'est bien l'irréversibilité du processus de communion qu'elle engendre que mettent en avant aussi bien les technophobes, les technophiles que les simples usagers.

Erigé en véritable « religion séculière », cet imaginaire aurait ses propres « prophètes » ; sa « théologie » soutenue par les idéologues, les experts et les publicitaires ; et donnerait naissance à des formes d’institutionnalisation qui lui serait propre (comme la « société de l’information », « société de la connaissance »…). Pour David Forest :

La figure communicationnelle consubstantielle à la technique est devenue théologie et religion des temps modernes […] Comme toute religion, celle-ci a ses prêtres, ses officiants et des discours à l’adresse des fidèles aussi bien que des non-croyant qu’il reste à convaincre, voir à conquérir.

Dans un même ordre d’idée, William Stahl constate la progressive érection d’une religion séculière venant combler le fossé entre expert et profane de la technique. Mobilisant le concept de « religion implicite » introduit par les recherches du sociologue des religions Robert Baylet, Stahl pense que les technologies de communication, et l’informatique en premier lieu, n’en appellent pas moins une nouvelle forme d’institutionnalisation ecclésiastique puisque « Plus la société devient technologique, plus paradoxalement, la majorité des gens deviennent illettrés de la technologie ». Il faut donc bien, selon ses propres conclusions, qu’une telle institution puisse assurer la médiation entre clercs et profanes et c’est, comme pour David Forest, dans la futurologie américaine que Stahl voit progressivement se structurer cette « nouvelle Eglise ».

Pour Forest, la « société de l’information », véritable eschatologie séculière, serait pour nos contemporains ce que la cité de Dieu fût pour la chrétienté médiévale : à la différence près qu’elle ne situerait plus le salut de l’humanité dans un au-delà mais bien hic et nunc dans le cours de l’histoire temporelle des hommes.

On est en droit de se demander ici quelle pertinence heuristique on peut attribuer aux raisonnements « analogiques » qui fondent, implicitement ou explicitement, la plus grande partie de ces démarches. « Le principe selon lequel une même fonction peut être remplie par plusieurs phénomènes différents, autorise-t-il à dénommer religieux tout ce qui remplit dans d’autres contextes les fonctions du système religieux au sens conventionnel du terme ? ».

On peut en effet rester sceptique sur de telle comparaison. Lucien Sfez qui utilise à maintes reprises la notion de « religion séculière » montre bien à l’issue de sa Critique de la Communication que de religion, il n’est finalement point question : « parathéologie », « antithéologie », l’idéologie de la communication n’est qu’un « ersatz de religion » .

Comment, dès lors, interroger cette dimension manifestement religieuse dans laquelle baigne l’imaginaire techno communicationnel ? Devons-nous admettre une fois pour toute, comme le postulent les théories de la sécularisation de concert avec les théories dramaturgiques de la perte du sens, que la religion « conventionnelle » a cédé la place à un monde ultra rationnel où les constructions symboliques n’ont plus d’autres fonctionnalités que d’apaiser le vide entretenu par une idéologie technocratique moribonde ? Qu’en d’autres termes le label « religion » qui voudrait qualifier notre imaginaire collectif ne serait que le recyclage métaphorique d’une société tout entière soumise aujourd’hui au magistère de la technique comme elle le fût dans des « temps obscurs » à celui d’une Eglise intransigeante et absolue ?

On peut, au contraire, se demander si toute cette ferveur religieuse que suscitent les technologies de communication ne procède pas d’une croyance sincère et éprouvée par ceux qui la portent. Peut-être que la clef d’interprétation de cet imaginaire ne réside pas tant dans la ressemblance avec un passé révolu qui nous servirait de modèle analogique que dans la trajectoire empruntée par des croyances pétries par des visions du monde distillées au cours de l’histoire occidentale et par presque deux millénaires, ne l’oublions pas, de théologie chrétienne.

Si on peut, et l’on doit, lutter contre l’idéologie technocratique et mercantile qui guide la marche illusoirement progressiste du monde, il faut chercher en amont ses racines idéologiques. Et les recherches que nous avons citées ne suggèrent pas autre chose. Il y a, avant même que la machine capitaliste n’ait canalisé, assimilé puis instrumentalisé à son propre compte l’imaginaire, tout un univers de représentations et de croyances qui a joué un rôle décisif dans le cours de l’histoire contemporaine. Cela ne signifie pas qu’il faille à tout prix établir un rapport de causalité déterministe entre des croyances religieuses et les expectatives qui se trouvent investies dans l’imaginaire technologique. En suivant Max Weber, notre démarche procède de l’idéal type : c’est-à-dire de l’accentuation unilatérale d’un phénomène pouvant mettre à jour dans sa représentation idéale, une dimension importante de la culture occidentale.

II. Interroger la dimension religieuse ?

Si nous avons relevé dans le chapitre précédent un certain nombre de problèmes épistémologiques liés à la problématisation du religieux, il nous faut maintenant poser les bases de notre propre démarche. Il nous faudra en premier lieu expliciter les choix épistémologiques qui nous ont poussé à préférer la notion de « religiosité » ainsi que celui, tout aussi déterminant, de ne pas qualifier cette religiosité de « séculière ». Malgré ces écueils, certaines pistes jetées par ces recherches nous paraissent essentielles à suivre : notamment l’ancrage culturel de cette « nouvelle religion séculière ».

Mais précisément, la localisation de cette « théolo-technologie » pour reprendre l’expression de David Forestau cœur de la société états-unienne n’est pas sans soulever un autre problème de taille. Si tout porte à croire que nous sommes en présence d’un imaginaire qui émergerait de la confrontation itérative de l’homme « moderne » (dont l’Américain serait en quelque sorte le prototype) et des technologies de communication : comment expliquer l’incroyable vitalité de la sphère religieuse (et du christianisme réformé en premier lieu) aux Etats-Unis depuis les premiers établissements jusqu’à aujourd’hui dans une société a priori orientée vers une « rationalité téleologique » pour paraphraser Weber ?

II.1- L’imaginaire technologique : une religion séculière ?

Tout semblerait clair, en effet, si la société américaine était une société profane, « absolument athée ». L’imaginaire techno communicationnel américain animé par une croyance sans borne aux vertus rédemptrices de la science et des techniques apparaîtrait effectivement comme une « religiosité séculière » : une doctrine sans référence à un au-delà qui viendrait « prendre dans l’âme de nos contemporains – comme le suggérait Raymond Aron - la place de la foi évanouie ».

Non seulement, il apparaît impossible de considérer la société états-unienne comme une société athée en miroir de la trajectoire confuse politique et religieuse de la démocratie américaine mais la foi (malgré son incroyable dimension pluraliste) ne semble pas s’y être évanouie en regard des statistiques. Pas plus que l’absence de référence à un au-delà ne puisse caractériser une nation explicitement inaugurée sous le regard bienveillant de la providence divine (comme le suggère le préambule de la constitution : One Nation Under God). Vision théologico-politique de la construction nationale constamment réactivée par une véritable « religion civile » si l’on en croit Robert Bellah qui, en marge des religions instituées, insuffle à l’imaginaire national des ressources symboliques irréductibles à la stabilité des représentations collectives (et pas seulement, comme certains observateurs obsédés par le prisme de l’actualité « chronophage » laissent à le penser, depuis la montée en puissance de la droite chrétienne). Le taux d’adhésion religieuse, nous rappelle Bernadette Rigal-Cellard, « a suivi une courbe exponentielle unique en Occident avec une seule baisse légère en 1870 : 1776 : 17%, 1850 : 34%, 1860 : 37%, 1870 : 35%, 1890 : 45%, 1906 : 51%, 1916 : 53%, 1926 : 56%, 1952 : 59%, 1980 : 62% ». Selon un sondage réalisé par le Census en 1999 : 90 % des Américains affirment croire en un Dieu (dont 80 % se réfèrent au Dieu Chrétien). Un autre sondage démontrait que 53% des Américains trouvaient que la religion était très importante dans leur vie contre 16% en Grande Bretagne, 14% en France et 13% en Allemagne.

Pour expliquer ce paradoxe, on pourrait formuler deux hypothèses. L’une qui aurait pour conséquence, malgré cette vitalité manifeste, d’invalider le rôle des religions dans l’imaginaire collectif d’une nation désormais guidée par la rationalité techno scientifique. Et l’autre, au contraire, qui amènerait l’observateur à relativiser singulièrement la vision simpliste d’une société conquise au « magistère dogmatique » de la sphère technologique.

La religion (entendons ici les religions instituées) aux Etats-Unis serait-elle depuis le départ définitivement circonscrite dans l’espace privé des Américains au point de ne constituer qu’une ressource de sens relative aux subjectivités individuelles ou partagerait-elle, au contraire, des affinités électives avec cette « rationalité téléologique » qui caractérise l’imaginaire collectif américain ?

Autrement dit : a-t-on affaire à une forme de « religion séculière » qui nous laisserait libre d’interroger l’imaginaire techno communicationnel indépendamment de la sphère des religions organisées américaines ? Ou bien sommes-nous en présence d’un imaginaire syncrétique qui mélange de façon confuse des éléments directement issus de la matrice théologique américaine avec les espoirs suscités par le progrès techno scientifique ?

La première des hypothèses est donc celle qui consisterait à ne voir dans la vitalité des religions instituées américaines (chrétiennes à dominante protestante en premier lieu) que la conséquence des idéaux de liberté individuelle défendus dans le premier amendement de la constitution américaine.

Le foisonnement des dénominations religieuses s’expliquerait par la dimension nécessairement pluraliste, individualiste et privée du religieux aux Etats-Unis intrinsèquement liée, non seulement à l’hétérogénéité interne du protestantisme, mais aussi à la multiplication des confessions religieuses sur le nouveau continent à mesure de son peuplement (juif, catholique, bouddhiste…).

La croissance exponentielle des adhésions religieuses serait, pour sa part, symptomatique d’une société de « déracinés » éprouvant, peut-être plus qu’ailleurs, un besoin intarissable de sens. Face au sentiment de déréliction qui y afflige les individus atomisés : la société « ultra technologique » américaine aurait même trouvé dans les églises une véritable « soupape » assurant la stabilité de l’expérience collective. La pratique religieuse favoriserait un sentiment de piété individuelle et le pluralisme, érigé en valeur commune, placerait tous les croyants sous l’étendard de la bannière étoilée : une transfiguration politique et collective des religiosités individuelles dans un patriotisme religieux (une « religion civile »). Comme peut l’illustrer la célèbre formule d’Eisenhower : « notre politique n’aurait aucun sens si elle n’était pas fondée sur une foi profondément vécue, et peu m’importe laquelle ».

Si la religion ne peut plus jouer ce rôle de meta lien social qu’elle assumait autrefois dans les théocraties, elle continue donc de constituer pour les individus un repère important afin de s’inscrire dans leur communauté locale ou ethnique par exemple. Elle constitue aussi dans des circonstances historiques particulières un véritable « forum » pour l’exercice citoyen de la démocratie comme l’illustre bien le mouvement des droits civiques mené par le pasteur baptiste Martin Luther King. En dehors de ces considérations, la religion ne fournirait plus d’orientation globale à la société américaine qui aurait massivement placée sa destinée entre les mains de la sphère techno scientifique.

La sociologie fonctionnaliste et le courant de l’économétrie religieuse américaine proposent effectivement d’envisager la religion aux Etats-Unis comme répondant à un besoin de sens individuel inhérent aux conditions fragmentées et dé-naturalisées de l’homme moderne. La dynamique marchande qui anime le pluralisme religieux aurait pour effet de pervertir l’essence religieuse des théologies devenues séculières et mercantiles. Ainsi, certains analystes n’hésitent pas à considérer la religion comme un simple produit de consommation de masse distribué sur le marché pluraliste libre-échangiste des idées américaines. Elles ne seraient plus que des « sociétés privées » soumises au dictat de l’offre et de la demande spirituelles. Non seulement leur influence serait désormais réduite à l’espace privé mais, les compromis imposés par la concurrence dénominationnelle, amèneraient aussi les religions à adopter les traits de la société moderne américaine pour bientôt s’y confondre. Dans le prolongement des « Grands Réveils » religieux qui ont secoué l’Amérique à la fin du XVIIIe et au milieu du XIX e siècle et mené des milliers d’Américains à se convertir au christianisme, de nombreuses congrégations se sont ainsi transformées en véritable empire médiatique (on pense ici aux « mega churchs » californiennes, aux réseaux câblés évangéliques ou encore aujourd’hui au succès du rap ou du Hard Rock chrétien qui en fournissent des illustrations caricaturales). Les religions se seraient donc elles-mêmes sécularisées.

La vitalité des organisations religieuses aux Etats-Unis nous dit Talcott Parsons répond à « des facteurs extérieurs : tels que le fait de répondre aux besoins de voisinages et de sécurité, donc d’appartenance à un groupe, besoins rencontrés dans les populations éminemment mobiles des villes américaines de l’âge industriel ». La pratique récurrente du « shift » pourrait d’ailleurs corroborer cette hypothèse : lorsque les Américains changent de ville ils changent bien souvent de dénomination religieuse sans que cela ne leur pose manifestement de problème.

Les travaux de Harvey Cox sur la sécularisation qui connurent un véritable succès dans les années 70 vont également dans ce sens. Sa thèse est d’autant plus intéressante qu’elle conforte, dans une large mesure (et à son insu), l’idée d’une « religion séculière » américaine ayant au cœur de sa théologie les outils de communication.

Dans la « cité séculière» de Harvey Cox (dont les villes américaines sont le prototype), la religion organisée reste « la prérogative et le point de vue d’un groupe particulier […] Elle ne joue plus aucun rôle dans la vie publique de la metropolis séculière ». « L’irréversible sécularité » de la metropolis moderne aurait pour effet de retrancher définitivement la religion dans la sphère privée :

Le pluralisme et la tolérance qui sont les enfants de la sécularisation sont les images d’une société qui se refuse à imposer une vision du monde à ses citoyens. […] Nous sommes à l’âge supersonique –écrit Cox en 1968–, les communications instantanées transmettent son éthique [celle de la cité séculière : privatisation du croire, tolérance et pluralisme] aux quatre coins du monde.

Véritable « apologète » de la sécularisation des sociétés modernes, Cox renverse la matrice religieuse. C’est désormais en la sécularisation qu’il faut « croire » : elle « poursuit sa route – écrit-il - et si nous voulons comprendre notre temps et y participer, nous devons apprendre à l’aimer dans son irréversible sécularité ». Les technologies de communication identifiées par Cox comme des « agents » de cette sécularisation se trouvent au cœur de la « cité séculière » : elles fondent la nouvelle forme d’organisation sociale (l’urbanisation) qui caractérise « l’âge mûr de l’humanité ». L’ingénierie civile, l’organisation en réseau, la mobilité et les communications instantanées portent ensemble ce « nouvel ordre séculier » (le novus ordo seclorum que les billets de banques américains évoquaient déjà depuis l’indépendance !).

Cette réflexion de Cox n’est donc pas sans suggérer l’aspect religieux séculier (hors de toute tradition religieuse constituée) de l’imaginaire technologique américain auquel il semble lui-même sincèrement adhérer. Mais l’idée d’une société conquise par la raison instrumentale et rendue à sa « profanéité originelle » grâce aux outils de communication ne date pas de l’ère « supersonique » dont parle Cox : les technologies de communication ont suscité à l’époque de la révolution industrielle les mêmes visions. Jacob Bigelow, le professeur de Harvard à qui l’on doit la formulation populaire du mot « technology » (infra 2.D.2) ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait à propos du train et du bateau à vapeur que « Nous n’avons plus besoin de créer de nouveaux miracles, ni même de les imaginer lorsque l’appétit pour le merveilleux est plus que satisfait avec la réalité ».

Mais peut-être serait-il utile de rappeler ici que Harvey Cox est un théologien protestant américain. La sécularisation est, pour lui, un pur produit du christianisme et son plaidoyer pour la « cité séculière » s’appuie explicitement sur des référents bibliques. De la même façon, on peut rester sceptique sur l’idée que les religions organisées auraient progressivement adopté les traits séculiers de la société américaine : c’est en fait une caractéristique intrinsèque du puritanisme et des mouvements dissidents de l’Eglise anglicane (comme plus tard le méthodisme) que d’orienter leurs idéaux dans le monde séculier (comme l’ascétisme intramondain du calvinisme constitue pour Weber un facteur central de sécularisation interne des religions). Les travaux du théologien et historien Allemand Ernst Troeltsch suggèrent clairement, eux aussi, ces affinités en terre protestante entre la modernité politique et scientifique et le « néo protestantisme » (celui qui succède au temps des réformistes originels) dont les trajectoires se confondent littéralement. C’est bien cette coïncidence entre les visées intramondaines de la modernité et le protestantisme américain que Tocqueville s’étonnait de constater lors de son voyage exploratoire : « Non seulement les Américains suivent leur religion par intérêt, mais ils placent dans ce monde l’intérêt qu’on peut avoir à le suivre ».

II.2 - Pour une approche pluridisciplinaire

Si on peut douter de la pertinence des approches analogiques qui consistent à calquer une grille religieuse sur l’imaginaire techno communicationnel, il serait tout autant risqué de chercher à mettre en lumière, sous l’angle d’une causalité déterministe, les théologies issues des matrices confessionnelles américaines et l’émergence de ce même imaginaire.

On pourrait en effet user ici d’un déductionnisme abusif qui nous permettrait de piocher indistinctement à l’intérieur des confessions religieuses américaines des éléments qui viendraient conforter notre hypothèse de départ. Ainsi pourrait-on directement lier la naissance de cet imaginaire avec la centralité, dans l’univers protestant américain, de la diffusion instrumentale du message biblique (l’évangélisme) et de la connaissance comme source du salut terrestre. Après l’imprimerie, qui a joué un rôle fondamental dans la Réforme protestante (pas seulement dans la transmission du message des réformistes mais aussi et surtout dans l’appropriation sociale et individuelle, en langage vernaculaire, de la bible – seule source du salut), ce serait les représentations relatives au train, au bateau à vapeur, au télégraphe et tous leurs avatars contemporains qui seraient, même opacifiées par un langage séculier, pétris d’expectatives religieuses : sorte d’évangélisme sécularisé.

La thèse de David Noble en fournit l’exemple le plus frappant : religion et technologie sont, pour lui, indissociablement liées par la médiation christique qui a fait émergé dans l’imaginaire symbolique des occidentaux l’idée d’un salut promis par les ressources de leur propre accomplissement. Le Dieu fait homme aurait pour corollaire l’homme fait Dieu. Des moines bénédictins à Joachim de Flore, des franciscains aux alchimistes, il y aurait toujours eu, dans l’ombre du salut céleste promis par l’Eglise catholique, l’idée d’une véritable sotériologie (« discours du salut ») technologique : une poursuite effrénée vers la perfectibilité Adamique. Passée la période d’incubation institutionnelle du christianisme qui cherchait, par la médiation ecclésiastique, à monopoliser les clefs de la salvation universelle : ce salut par la médiation instrumentale humaine aurait trouvé dans le monde moderne une résonance sans pareil et c’est désormais lui qui guiderait la marche progressiste de l’histoire.

Des premiers Réformistes aux Puritains, du Déisme à la Franc Maçonnerie, on voit effectivement s’opérer une véritable sécularisation interne des religions qui inscrit résolument la quête du salut de l’humanité dans le monde temporel. Et c’est à ce long héritage d’abord médiéval puis moderne (la Réforme et les synthèses entre religion et technologie proposées par le déisme ou la maçonnerie) que Noble rattache directement l’imaginaire technologique occidental contemporain qu’il n’hésite pas à qualifier de « religion de la technologie ».

Si ces réflexions contiennent des pistes intéressantes (il faut reconnaître que le travail historiographique inédit mené par David Noble reste une précieuse ressource) : elles n’épuisent aucunement le questionnement qui nous préoccupe ici. La réalité est bien plus complexe et l’imaginaire techno communicationnel, s’il n’émerge pas brutalement de la confrontation des hommes et des technologies de communication, ne trouve pas non plus dans l’imaginaire religieux les ressources symboliques exclusives à son déploiement.

Pour nous prémunir de ces écueils, nous allons emprunter une démarche précisément inverse : c’est d’abord à partir des développements technologiques de l’Amérique naissante que nous allons tenter d’apprécier, dans les discours, cette dimension religieuse. Tout en refusant dans un premier temps de l’inscrire précisément dans le cadre d’une matrice confessionnelle.

Comme Durkheim l’avait remarqué, « il existe des phénomènes religieux qui ne ressortissent à aucune religion déterminée. Ces phénomènes peuvent avoir en fait une double origine : il y en a en effet qui sont des débris des religions disparues, des survivances inorganisées ; mais il en est aussi qui se sont formées spontanément sous l’influence de causes locales ». Et c’est à partir de cette double problématisation du phénomène religieux que nous tenterons de relever à la fois des croyances « spontanément » porteuses de religiosité et d’autres qui paraissent, au contraire, faire ressurgir sous une forme nouvelle ces « survivances inorganisées » de religion dont parle Durkheim.

A travers une certaine socio histoire des technologies de communication sur le nouveau continent, nous serons plus à même de circonscrire des visions singulières, porteuses de religiosité, attachées à qualifier ces technologies. Visions suscitées d’abord par le contexte d’établissement de la nouvelle nation. Une telle entreprise s’avère d’autant plus nécessaire que la trajectoire de la création nationale américaine se confond littéralement avec l’émergence historique des technologies de communication. Si c’est une révolution politique (l’Indépendance) qui a fait naître la nouvelle nation, c’est fondamentalement à l’époque de la révolution industrielle que les Etats-Unis vont trouver les sources incontestées de leur singularité culturelle : une véritable « République technologique » qui renverse les modalités d’institutionnalisation sociopolitique des sociétés à partir d’une organisation réticulaire. D’abord à partir de l’aménagement du territoire (canaux, routes et aménagement urbain), puis du train et bientôt du télégraphe électrique.

Erigées en véritables mythes fondateurs de la nation américaine, nous essaierons de resituer ces visions dans une perspective anthropologique nous permettant d’approcher de plus près les processus complexes de symbolisation qui leur sont constitutifs. Comment la société américaine en est-elle venue à se penser elle-même, en miroir des technologies de communication, comme une « société réticulaire » ?

Dans un troisième temps, au-delà des fonctions ou des contenus des discours, nous tenterons d’en dégager la structure formelle (« la rhétorique du sublime technologique ») en nous demandant si une telle structure ne serait pas l’expression symbolique symptomatique d’une croyance pouvant être qualifiée de religieuse. Il s’agira également d’éclairer les processus de ritualisation en œuvre dans la consécration des accomplissements technologiques des Américains qui permettent de comprendre comment l’imaginaire techno communicationnel procède, à la manière des croyances religieuses, d’une véritable expérience partagée.

Ce n’est qu’après avoir dégagé les contenus et les formes de ces discours que nous entreprendrons, par un regard rétrospectif, d’interroger le socle confessionnel des religions américaines pour constater, à la manière de Weber, les éventuelles « affinités électives » qui se font jour entre un certain ethos religieux américain et l’imaginaire techno communicationnel. Pour ce faire, nous interrogerons la trajectoire historique des religions américaines, exercice qui

Enfin, l’exemple de la mise en œuvre du télégraphe électrique de Morse et son déploiement international nous permettra de mettre à l’épreuve l’ensemble des éléments dégagés précédemment.

Nous envisagerons donc l’imaginaire techno communicationnel américain dans une perspective pluridisciplinaire que l’on pourrait résumer ainsi :

· une approche sociohistorique visant à établir l’émergence historique de l’imaginaire techno communicationnel américain lors de la construction nationale pour saisir le sens de la communication dans le nouveau monde (sans postuler a priori d’une dimension religieuse) : pour prendre des chiffres ronds : 1765-1880 ;

· dans un deuxième temps, une approche inspirée de l’anthropologie de la technique qui nous permettra de mettre en lumière les processus de symbolisation qui tendent à situer les technologies de communication au centre des mythes cosmogoniques de la nouvelle nation ;

· en faisant appel aux travaux d’historiens des idées américaines nous nous concentrerons sur les mécanismes rhétoriques et les processus de ritualisation qui placent les technologies de communication aux sources de l’imaginaire national américain ;

· Nous essaierons par la suite, et à partir des éléments qui précèdent, d’établir les rapports entre religion et technologie dans la trajectoire du christianisme réformé aux Etats-Unis pour constater les éventuelles transaction entre imaginaire religieux et imaginaire technologique (faisant appel cette fois davantage à la sociologie des religions).

Nous entreprendrons enfin de confronter l’ensemble des éléments relevés dans les chapitres précédents à partir de l’exemple du télégraphe électrique de Morse et son déploiement international (le câble transatlantique). Il s’agira dans un dernier temps de porter un éclairage sur la situation contemporaine (la « société de l’information ») à la lumière des conclusions que les chapitres précédents nous auront permis d’établir.

Résolument inscrit dans le champ des Sciences de l’Information et de la Communication, cette recherche procède donc d’une démarche pluridisciplinaire. Démarche toujours partielle et non exhaustive qui, malgré les critiques légitimes pouvant lui être attribuée, nous semble relever un intérêt particulier, a fortiori, lorsqu’il s’agit de porter un regard macrosociologique sur un imaginaire culturel kaléidoscopique aux contours toujours incertains. Il faut encore souligner qu’un tel positionnement de recherche a l’avantage de tendre à négliger les barrières disciplinaires qui séparent les sciences sociales. Peut-être serait-il utile de souligner ici la nature exploratoire de la présente recherche qui n’a pas d’autres prétentions que de lancer des pistes, tracer un chemin encore inexploré Si l’Amérique constitue un formidable terrain d’étude historique compte tenu de son histoire courte mais aussi et surtout des ressources historiographiques qui mélange de façon explicite

III. Eléments de méthodologie

Si nous avons fixé dans les chapitres précédents les grandes orientations de notre recherche, il nous faut nous interroger maintenant, d’une part sur le positionnement du chercheur par rapport à son objet d’étude et, d’autre part, établir le cadre empirique qui nous permettra d’articuler cette démarche avec un corpus précis et pertinent quant à nos objectifs de recherche.

Cette deuxième étape apparaît d’autant plus essentielle que le travail historiographique que nous avons entrepris pour mener à bien notre étude sociohistorique s’appuie essentiellement sur des données issues de l’Internet. Ce n’est pas tant qu’il s’agit ici de mettre en garde le lecteur sur la fiabilité des documents utilisés (qui nous paraissent effectivement aussi pertinents que ceux mis à la disposition par les fonds d’archives des bibliothèques) : c’est surtout que les Nouvelles Technologies ouvrent vers de nouvelles modalités de rapport entre le chercheur et son corpus.

III.1- Interroger l’Amérique

Questionner les États-Unis pour un Européen relève nécessairement d’une sorte d’étude comparée, même implicitement. En interrogeant le « Nouveau Monde», c’est aussi l’ancien qui se reflète à travers lui. Mais, plutôt que de comprendre dans ce jeu de miroir les différences qui se font jour, beaucoup n’y voient qu’une « déformation ». Le point de vue de la France, pris avec ces vieux démons de l’antiaméricanisme est, à cet égard, tout à fait significatif. Surtout si l’on en vient à interroger le phénomène religieux. Il faut, en effet, parvenir à se détacher des conceptions ethnocentristes liées à l’expérience singulière des Français avec les institutions ecclésiastiques chrétiennes qui se sont montrées, peut être plus que partout ailleurs, intransigeantes et absolutistes.

Si la sécularisation s’est traduite en France par la mise en place d’un dispositif visant à saper l’autorité normative des églises, à confiner la religion à la sphère privée et à en effacer toute trace au sein de l’espace public (la laïcité), la privatisation du croire aux États-Unis se traduit paradoxalement par la liberté individuelle de s’exprimer dans l’espace public au nom d’une religion quelle qu’elle soit. En outre, le recul patent de la religion instituée en Europe qui mène les observateurs à chercher la religiosité des Européens dans d’autres sphères des activités humaines (comme dans le politique ou l’esthétique) ne peut s’appliquer au contexte états-unien. La religiosité des Américains semble bien, au regard des statistiques, continuer de s’épanouir dans les religions instituées et l’aspect matriciel du christianisme réformé ne semble pas, quant à lui, avoir perdu de sa vigueur !

Un exemple significatif de cette contradiction, c’est l’ambivalence des conceptions de la liberté religieuse française et américaine qui se fondent dans une large mesure sur leur expérience historique respective.

Bien souvent choquée par les sectes, par exemple, que les États-Unis ne cessent de défendre au nom de la liberté individuelle, la France préfère insister sur les déviances d’un pouvoir coercitif qui manipule l’individu (résurgence de l’anticléricalisme ?). Pour les Américains, la secte procède d’un choix, d’une conversion et en insistant sur ce droit individuel (largement redevable au protestantisme comme en témoigne la pratique héritière des Baptistes des born again christians), ils ne font que réaffirmer une conception de la liberté bien différente de celle promue (et d’une certaine manière administrée) par les institutions de la République française. Le prosélytisme religieux dans l’espace public américain n’étant qu’une autre facette de cette liberté d’expression spécifiquement américaine.

Les Français se montrent tout autant choqués lorsque l’argent vient à s’insérer dans les questions cultuelles et que la rivalité entre les églises américaines semble se transformer en un véritable marché spirituel. Mais une fois de plus, il faut souligner le caractère fondamentalement différent des églises protestantes qui ne bénéficient pas d’institutions centralisées et dépendent en dernière instance de la générosité de leurs fidèles. Et ceci d’autant plus dans le contexte concurrentiel qu’appelle le pluralisme dénominationnel consacré par le premier amendement. Et il ne faut pas non plus réduire le phénomène religieux américain à une sorte « d’industrie spirituelle » calquée sur le modèle des industries culturelles ! Si c’est la tendance qui semble s’afficher dans les « mega churches » californiennes ou dans les célèbres croisades des télévangélistes américains, il serait fondamentalement simplificateur de limiter le phénomène religieux américain à ce commerce spirituel.

Ces quelques éléments nous paraissent importants à mettre en lumière parce qu’ils affectent bien souvent les études américaines menées dans le confinement des arcanes des bibliothèques françaises.

La présente recherche a été réalisée, pour l’essentiel, à partir d’une position que nous pourrions qualifier de « stratégique » : à moins de 50 km des Etats de la Nouvelle Angleterre dans le Sud Est du Canada (Montréal). De nombreux voyages aux États-Unis ainsi que d’innombrables rencontres et dialogues avec des Américains de tous les horizons ont résolument orientés le cours de la recherche. Tout comme la participation à des offices dans divers temples protestants américains ont changé significativement la perception du chercheur par rapport à son objet d’étude. Le plus étrange notamment pour un Français étant d’entendre sans cesse des discours qui mettent l’accent sur le présent, sur le monde séculier, négligeant les sacrements et la théologie « spéculative » au profit d’une « performativité temporelle » des sermons. L’Irak, les soldats sur le front, le tragique souvenir du 11 septembre : autant de sujets qui trouvent dans les évangiles explications ou réfutations. Le pasteur qui soumet aux fidèles des textes bibliques de son choix ne semble toutefois pas soucieux d’en monopoliser l’interprétation : tous munis d’un exemplaire de la bible, chacun lit, tout en écoutant, les passages de la Bible. La scène devient d’autant plus curieuse lorsqu’au coin d’une rue de Boston, un pasteur presbytérien, bible en main, devant une masse hétérogène d’Américains réunis sur une place publique, appelle au jugement dernier en stigmatisant le relâchement des mœurs de la société.

C’est cette visibilité du phénomène religieux qui frappe l’œil de l’observateur français habitué à n’en percevoir, dans l’espace public de son pays, que les monuments légués par son histoire séculaire. On pourrait citer pèle mêle : la célèbre King James Version de la bible mise à disposition des clients dans tous les tiroirs des tables de chevet des hôtels américains ; les innombrables programmes télévisés chrétiens (ceux des télévangélistes) ; les productions cinématographiques chrétiennes ; l’incroyable succès du rock (du « gospel rap » et du hard rock même !) chrétien ; les innombrables radios confessionnelles ; les sectes et les loges maçonniques ayant pignon sur rue ; l’incroyable confusion des registres patriotiques et religieux au seuil des églises couvertes de bannières étoilées ; le culte des drapeaux envahissant littéralement l’espace visuel des villes américaines .  Toutes les productions culturelles et médiatiques à la pointe de la technologie (qui n’ont rien à envier aux grandes industries de la culture américaine) ne sont pas non plus sans suggérer l’incroyable force adaptative des religions aux traits contemporains de la société américaine. Si notre sujet ne concerne pas directement « la communication religieuse », il faut souligner qu’une telle visibilité de la religion dans l’espace public n’en reste pas moins déterminante pour saisir la persistance du religieux dans la vie quotidienne des Américains. Ces observations révèlent aussi et surtout la compatibilité difficilement concevable en Europe entre un christianisme séculier résolument orienté vers l’ici-bas et une société « ultra technologique ».

Ce ne sont pas, bien évidemment, ces quelques observations ponctuelles qui fondent notre démarche de recherche : elles procèdent simplement d’une volonté d’éprouver un certain nombre de théories et nous semblent assez significatives pour les signaler ici. Nous admettrions volontiers avec Kant que « Les concepts sans intuitions sont vides et les intuitions sans concepts sont aveugles ».

III.2- Corpus de la recherche

Le matériel sur lequel s’appuie cette recherche est principalement constitué de ressources ethnographiques : revues, livres, poèmes, gravures et autres représentations graphiques du XIXe siècle. Les raisons de ce choix nous paraissent évidentes : notre démarche est essentiellement sociohistorique et focalise sur l’univers des représentations relatives aux technologies de communication à l’aube de la révolution industrielle.

Un tel choix nous apparaît d’autant plus pertinent que la révolution industrielle se situe précisément à une époque où les États-Unis aspiraient encore, et peut-être plus que jamais, à se différencier de l’Empire britannique et à faire émerger un caractère identitaire national. En outre, la culture américaine est née dans des conditions sociologiques et matérielles caractérisées par l’alphabétisation et la presse bon marché articulée par un vaste réseau continental de diffusion. Pour ces raisons, les écrits du XIXe siècle produits dans les revues, les magazines et les journaux, tout comme les illustrations, les poèmes et les gravures de la même époque nous semblent fournir un matériel extrêmement intéressant pour saisir la trajectoire culturelle américaine. Dans les vieilles cultures, de tels écrits restent certes tout à fait significatifs de représentations qui leur sont propres à un moment donné de l’histoire : mais ils ne contiennent pas ou peu d’éléments fondateurs relatifs à leur imaginaire culturel.

La proximité de la Nouvelle Angleterre par rapport à notre université d’accueil nous a permis en premier lieu de profiter du fond documentaire offert par le Massachusetts Institute of Technology sur le campus de Cambridge. Le MIT s’avère être une ressource particulièrement pertinente à notre investigation puisque les ouvrages et les archives concernant les innovations technologiques, notamment dans le domaine de la communication, y sont particulièrement bien représentées. Mais, plus important encore dans le cadre de notre analyse, les bases de données de l’Université du Michigan ainsi que celles offertes par l’université de Cornell disponibles (en consultation gratuite) sur l’Internet se sont révélées constituer le fond documentaire le plus intéressant en même temps que le plus propice à une investigation approfondie.

Le corpus de documents disponibles sur l’Internet et mis à disposition par les universités américaines (collection intitulée « Making of America ») nous apparaissait au premier abord constituer un complément intéressant aux fonds d’archive papier offerts par les bibliothèques. Sans doute, la tendance naturelle des chercheurs en communication à porter sur les nouvelles technologies un regard critique et méfiant nous avait dissuadé d’y consacrer trop de temps.

Mais après plusieurs années de consultation, la maîtrise croissante des modalités de recherches offertes par ces bases de données ainsi qu’une investigation parallèle sur la validité des documents qui y étaient répertoriés nous ont convaincu de l’intérêt potentiel qu’un tel outil pouvait représenter par rapport à nos objectifs de recherche. Ce sont ces deux raisons (modalité de recherche, validité des documents) qui nous ont poussé à y concentrer l’essentiel de notre attention et que nous nous proposons ici de synthétiser.

La collection « Making of America » s’inscrit dans la politique extensive de numérisation à laquelle se livrent les universités américaines depuis la naissance de l’internet (dès le début des années 1990). Elle ne répertorie pas moins de 10 000 livres et près de 150 000 articles de revues disponibles en exhaustivité sur les années retenues (1815 à 1925).

La sélectivité opérée par les archivistes reste arbitraire mais les revues et les magazines qui y sont proposés en consultation s’avèrent être les plus populaires du XIXe siècle (les plus gros tirages diffusés à une échelle nationale). Les magazines, à la différence des journaux étaient consultés majoritairement par les élites mais ils reflètent bien précisément, la mentalité américaine de l’époque qui a, d’une certaine manière, imposée son hégémonie culturelle sur la nouvelle nation. Les magazines illustrés bénéficiaient d’une audience plus large (comme The Living Age ou encore le Harper's new monthly magazine, The century) mais ils n’apparurent qu’au cours de la deuxième moitié du XIXe.

Parmi ces magazines, plusieurs ont fait l’objet d’une attention particulière. Les critères qui nous ont poussé à focaliser notre recherche sur certaines revues plus que d’autres relèvent de leur qualité représentative (en d’autre terme leur popularité et leur diffusion à l’échelle nationale) mais aussi de leur ligne éditoriale. Nous proposons ici au lecteur une brève présentation de ces revues, notamment parce qu’elle met en lumière la trajectoire pluraliste des lignes éditoriales qui partagent néanmoins, nous le verrons au cours de cette recherche, un intérêt commun pour les technologies de communication.

· La North American Review, fondée à Boston en 1815 (publiée jusqu’en 1900) par des membres de l’Anthology club. Comme le suggère l’encyclopédie de la littérature anglaise et américaine de Cambridge : cette revue procédait de la volonté « d’émanciper l’Amérique de la littérature Anglaise et de neutraliser les effets de la révolution française sur la pensée politique américaine ». On compte parmi les contributeurs d’éminents personnages littéraires, politiques et orateurs du XIXe siècle comme John Adams, Edward Everett, Daniel Webster, Edward T. Channing ou encore le célèbre richissime Andrew Carnegie. Avant la fondation de l’Atlantic monthly en 1857, la North American Review était le principal magazine de référence de la Nouvelle Angleterre.

· Le United States magazine and Democratic Review, fondé à New York en 1838 (et publié jusqu’en 1859) par John O’Sullivan. C’est à ce dernier que l’on doit la célèbre expression de « manifest destiny », ce qui explique l’inscription résolument nationaliste de la ligne éditoriale de cette revue. Dédiée à des sujets aussi divers que la littérature, la politique, la science et la religion, la Democratic Review compte également d’éminents contributeurs comme Ralph Waldo Emerson, Henri Thoreau, Edgar Poe. Daniel Webster, Edward Everett figurent également parmi ces auteurs. La volonté de se démarquer de la culture britannique et plus largement européenne est plus qu’explicite. Comme on pouvait le lire dans les mots de John O’Sullivan : « la propension des Américains à imiter des nations étrangères est absurde et insultante […] Quand seront-ils inspirés par la magnifique scène de leur propre monde ? ».

· The Atlantic Monthly (1857, 1901) fondé à Boston qui s’est imposé comme le leader de sa catégorie, dès ses débuts en 1857, comptait également parmi ses contributeurs les premiers grands écrivains américains (Emerson, Hawthorne, Longfellow, Whittier, Holmes…) ainsi que de nombreux intervenants politiques. Initié par l’écrivain et diplomate Francis H. Underwood (1825, 1894) puis d’abord dirigé par James Russel Lowell (1819, 1894), l’Atlantic Monthly se concentre principalement sur la littérature, la politique et la religion avec une tendance libérale affichée. Lowell était fortement impliqué dans l’église Unitarienne qui mettait en branle l’orthodoxie puritaine. À la fin du XIXe siècle, la revue se verra affaiblie par la popularité des magazines illustrés mais continuera jusqu’en 1908 de représenter avec fidélité « l’esprit de la Nouvelle Angleterre ».

· The New Englander (1842-1885) qui deviendra, en 1885, The New Englander and Yale Review (1885-1911) : revue des congrégationalistes de la Nouvelle Angleterre fondée au Collège de Yale. Dédiée à supporter les orientations évangélistes du puritanisme américain, cette revue n'en était pas pour autant théologique. Elle se consacrait essentiellement à des questions historiques, politiques et économiques. Elle permet d'apprécier les orientations congrégationalistes (puritaines) au cours de la construction nationale qui se déroule au XIXe siècle. Le collège de Yale restera en outre au XIXe siècle le fief de l’orthodoxie puritaine à la différence de Harvard (bien représenté par la North American Review) qui affichait volontiers ses tendances libérales.

· Il nous faut encore citer ici les deux revues consacrées aux techniques et aux sciences qui exerçaient à l’époque un quasi monopole en la matière. Il s’agit du Scientific American et de The Manufacturer and Builder. La première, encore publiée aujourd’hui, fût éditée pour la première fois en 1845 et l’on pouvait y lire sur l’entête : "The Advocate of Industry and Enterprise" ou encore "Journal of Mechanical and other Improvements" (« Journal de Mécanique et autres Améliorations »). Elle recensait, en lien avec le US Patent office (le bureau de brevetage américain), l’ensemble des innovations technologiques. Le Manufacturer and Builder (1869 - 1894) contenait davantage de développement sur ces inventions et était destiné, comme le Scientific American, à un public large constitué aussi bien de spécialistes que de « profanes ».

Si ces revues constituent le principal matériel envisagé dans cette étude, de nombreux ouvrages disponibles sur la collection de l’Université de Cornell notamment sont venus également compléter l’analyse. Ezra Cornell, le fondateur de cette université fût l’un des pionniers de l’industrie télégraphique : il commença sa carrière au côté de Morse pour établir la première ligne en 1844 puis devint en 1851 l’un des fondateurs de la Western Union Telegraph Company. C’est pourquoi, le fond documentaire de l’université de Cornell propose la plupart des ouvrages publiés au XIXe siècle sur le télégraphe : manuel technique, histoire de la mise en œuvre des réseaux, livres de codes télégraphiques…

La mise en œuvre du câble télégraphique transatlantique en 1858 qui a déchaîné les passions a également donné lieu à un foisonnement de publications (des serments religieux, des discours inauguraux, le compte-rendu des cérémonies, le récit de sa mise en oeuvre…) qui sont offertes par cette même base de données.

La grande majorité des best sellers de l’époque y sont également disponibles sur une quantité de sujets fort variés. Parmi ces ouvrages, de nombreux écrits produits par les instigateurs des grands réveils religieux américains ont particulièrement retenu notre attention (comme ceux de Jonathan Edwards, James Walker Barr, George G. Finney…) : ils témoignent dans une large mesure des évolutions théologiques des grandes confessionnalités américaines et fournissent des éléments essentiels à la compréhension de la trajectoire historique du protestantisme américain.

Il faut tout de suite souligner les délimitations temporelles et spatiales de notre corpus. L’Amérique du XIXe siècle est caractérisée par deux phénomènes complexes de régionalisation :

- le premier c’est celui qui s’opère à partir du découpage Nord/Sud (la guerre de sécession se déroulant entre 1861 et 1865) et qu’on pourrait grossièrement rattacher à la confrontation idéologique entre le Nord-est (les états de la Nouvelle Angleterre) industrieux et abolitionnistes et le Sud principalement agraire et esclavagiste (où subsiste encore une certaine aristocratie coloniale). L’Ouest étant à cette époque encore en gestation et pris, d’une certaine manière, « entre deux feux »;

- le second renvoi à l’expansion démographique et géographique qui se déroule jusqu’en 1890 vers l’ouest à partir notamment de l’acquisition de la Louisiane (à la France), de la Floride (à l’Espagne) et de l’Oregon (à la Russie) au début et à la moitié de ce siècle et l’entrée dans l’Union des états du Sud Ouest (le Texas, la Californie, le Nouveau Mexique…).

Il semble difficile d’envisager l’histoire des États-Unis sans prendre en compte ce découpage régional. Si c’est bien l’idéologie du Nord, au niveau national, qui va l’emporter sur celle du Sud (en défendant des valeurs plus aptes à s’ériger en universel), le Sud gardera longtemps les stigmates de cette confrontation.

L’Ouest enfin est le fruit de vagues d’immigrations différentes de celle du XVI et XVIIIe siècle américain. Mais c’est surtout le contexte d’établissement de ces populations qui va singulariser la mentalité de l’Ouest.

Quoiqu’il en soit, le fond culturel le plus représentatif du XIXe siècle reste celui de la Nouvelle Angleterre : pour des questions généalogiques (ce furent les premières colonies) mais surtout hégémoniques. New York et Boston étaient les grands centres financiers de l’Amérique, c’est également là qu’ont été fondés les premiers instituts d’enseignement (comme Harvard, Yale ou le MIT) et la grande majorité des élites de l’époque émanait de la région. La plupart des organismes de presse provenaient également de Nouvelle Angleterre.

Il faut donc relativiser la pertinence de notre corpus par rapport à deux éléments : notre recherche empirique procède d’une démarche sociohistorique et renvoie donc explicitement à une dimension temporelle (1780-1890 pour prendre des chiffres ronds), elle concerne en outre pour les mêmes raisons la Nouvelle Angleterre qui ne met pas nécessairement en valeur la pluralité des facteurs explicatifs de l’imaginaire techno communicationnel sur le Nouveau continent. En dehors de ces considérations, il nous apparaît évident que notre démarche n’en a pas moins une prétention de montée en généralité : retenons qu’elle pourrait mettre en lumière une dimension importante de la culture américaine qui pourrait être complétée ultérieurement par des recherches localisées dans d’autres « espace-temps » (dans l’Ouest notamment au début du XXe siècle après la fermeture officielle de la frontière, ou encore dans le Sud avec la remontée économique et idéologique progressive depuis la deuxième guerre mondiale des anciens états de la Confédération…).

Par dessus tout, ce processus complexe de régionalisation nous semble profondément interférer à notre volonté de saisir les contours d’une religiosité globale : alors que la religiosité de la Nouvelle Angleterre semble principalement marquée par l’empreinte intellectuelle des Puritains et de leurs rejetons plus libéraux (comme les Unitariens), celle du Sud reste profondément imprégnée par ses origines anglicanes et fondamentalistes. Le terme fondamentaliste, s’il émerge du Nord Est au début du XXe siècle en contradiction d’avec les mouvements libéraux qui s’y font jour (le social gospel notamment), n’en reste pas moins pertinent pour caractériser la religiosité du Sud qui n’a, à proprement parler, jamais, ou très peu, connu de mouvement libéraux.

L’Ouest enfin reste largement héritier du second grand réveil qui rompt avec la tradition intellectuelle et théologique de la Nouvelle Angleterre : favorisant l’idée d’un « salut universelle » et insistant sur le caractère pragmatique de la religion, les dénominations ont très vite pris l’allure d’un marché spirituel. Parallèlement, l’Ouest est aussi la région des Godless ou des agnostiques, celle où vont foisonner les sectes, les syncrétismes entre religion d’Orient et religion occidentale, les sectes à caractère thérapeutique, etc.

Pour ces raisons, une attention particulière sera portée à la sociologie des mouvements revivalistes aux Etats-Unis. Les « réveils religieux » qui ont ponctué l’histoire américaine offrent en effet une vision transversale des évolutions des confessions religieuses américaines. S’il est fondamentalement difficile d’y voir clair dans le paysage religieux pluraliste américain, les Grands Réveils (« Great Awakening » : 1750 ; 1820 et, pour certains, 1960) permettent de dégager les grandes tendances internes des religions américaines (théologiques et institutionnelles).

Ils permettent à la fois d’observer les orientations normatives des théologies dominantes et les mouvements internes des institutions religieuses objectivés par la naissance de nouvelles dénominations. Peut-être à aucun autre moment de l’histoire religieuse américaine, le mouvement dialectique entre monde séculier et monde religieux que nous cherchons à analyser, ne se fait jour avec autant de clarté. En outre, les grands réveils religieux furent des événements nationaux largement médiatisés par la presse, les pamphlets et d’innombrables publications théologiques destinées au grand public (et non aux seuls théologiens) qui fournissent un étonnant matériel ethnographique. Ils sont indissociables, comme l’a suggéré Perry Miller, de l’histoire littéraire américaine.

Il nous faut donc concéder la limite inhérente à toute recherche visant à saisir l’univers culturel pluraliste américain. Mais, conscient de cette dimension kaléidoscopique de la religiosité américaine nous nous efforcerons de la prendre en considération lorsqu’il s’agira de porter un regard sur la situation contemporaine.

III.3- Pour une recherche historiographique numérique

Le foisonnement de données numériques concernant l’histoire américaine nous semble donc propice à inaugurer, dans le cadre de ce travail, une méthode de recherche quelque peu innovatrice exploitant les potentialités des nouvelles technologies. Bien évidemment, cela ne va pas sans écueil : il est plus simple de trouver ce que l’on cherche sous la lumière des réverbères en occultant ce que la pénombre opacifie ! Pour nous en prémunir, nous nous sommes systématiquement appuyés sur un certain nombre de recherches et les données disponibles sur Internet ont toujours été analysées à la lumière d’autres travaux historiographiques.

Mais qu’est-ce qui différencie précisément ce corpus d’un autre ? Les archives des bases de données ne sont guères différentes des documents originaux : scanné image par image, l’ensemble des données est accessible à partir d’une liste chronologique ou alphabétique. Cependant l’ensemble des documents est également disponible en format textuel grâce à un logiciel de reconnaissance de caractère qui rend possible une dynamique de recherche basée sur plusieurs fonctionnalités.

La recherche que nous avons menée n’est pas unilatérale. Le premier travail a été de repérer à travers les travaux des historiens des technologies (Thomas Hugues, Leo Marx, David Nye) ainsi que des historiens des Etats-Unis (Perry Miller, Daniel Boorstin, André Kaspi), les trajectoires qui s’avéraient pertinentes à notre investigation (documents sources, périodes clefs, orateurs de l’époque Jacksonienne, figures politiques et littéraires…). Dans un mouvement inverse, nous avons directement cherché à partir des moteurs de recherches les occurrences du mot « telegraph » et sélectionné dans notre corpus l’ensemble des articles traitant directement du sujet.

Il nous a fallu, en outre, également nous familiariser avec l’américain du XIXe siècle (encore très proche de la langue anglaise) pour rendre possible notre investigation : pour traduire mais aussi pour interroger de façon pertinente les bases de données. La première encyclopédie américaine réalisée par Noah Webster en plein cœur du XIXe siècle (1828) a fourni à cet égard un repère essentiel.

Nous avons préféré également sacrifier dans nos traductions les allégements de style pour nous concentrer sur le sens des énoncées (sachant que l’Américain du XVIIIe et du XIXe était stylistiquement assez lourd). Les mots dont la traduction littérale apparaissait trop imparfaite ont été directement intégrés dans leur langue originale à l’intérieur des citations (entre crochets []). Certains mots relatifs à notre problématique qui nous paraissent importants font d’ailleurs l’objet d’un lexique disponible en annexe de cette recherche. Nous avons également préféré laisser certains mots dans leur langue tant leur traduction s’avère impertinente en français (wilderness ou Frontier par exemple). Il nous faut encore souligner ici que toutes les références anglo-saxonnes ont fait l’objet d’une traduction libre de notre part : nous avons stipulé dans les notes en bas de page par le signe T.L. (traduction libre) que leur traduction interprétative n’engage que notre propre responsabilité. Pour permettre aux lecteurs de juger de la pertinence des traductions issues des documents sources, l’ensemble des citations sont reproduites en intégralité dans les annexes (le lecteur est invité à consulter les œuvres originales en ce qui concerne les références d’auteurs anglo-saxons contemporains n’ayant pas été traduit en français – comme Perry Miller ou David Nye).

Enfin, étant donné notre volonté d’interroger les représentations relatives à l’imaginaire techno communicationnel, nous avons également sélectionné un certain nombre d’illustrations et autres supports graphiques produits au XIXe siècle. Ces illustrations nous semblent, comme les journaux, rendre compte d’une réalité dynamique de la culture américaine : elles synthétisent, souvent de manière caricaturale ou plus exactement idéale typique, des représentations en mouvement (comme les politiques de développement des infrastructures de communication, l’émergence de nouvelles technologies, la Frontier…). Les illustrations de Currier & Yves (Nathaniel Currier et James Merritt Ives) qui furent parmi les plus grands illustrateurs du XIXe siècle américain sont à cet égard tout à fait intéressantes. Le bateau à vapeur, le train, le télégraphe et les technologies en général y occupent une place centrale soit dans une optique de « sublimation » de l’objet technique soit comme le miroir à travers lequel se reflète le « progrès américain ».

On le voit bien ici, le corpus « digital » de cette recherche est immensément vaste et on voit mal comment se repérer devant une telle masse d’informations. Si les nouvelles technologies facilitent considérablement les modalités de recherche, elles confrontent également le chercheur à des difficultés d’agencement, de sélection et d’accessibilité du corpus. Les bases de données contiennent des documents qui sont bien loin de nos préoccupations et il est extrêmement difficile de limiter, de circonscrire et d’extraire, même à partir des moteurs de recherche, les documents les plus pertinents à notre analyse (ce qui nécessite en outre d’être constamment connecté à l’Internet).

Notre analyse qui consiste principalement à extraire à partir des documents des unités sémantiques pouvant mettre en valeur, selon un agencement thématique, des constantes, des récurrences perceptibles dans les narrations et les discours se heurtait à ce problème : comment organiser, classifier et avoir accès directement à notre corpus sans pour autant rester soumis à la structure imposée par les bases de données numériques ?

Il nous est donc apparu pertinent et même nécessaire de créer notre propre base de données hors ligne, élaborée selon nos propres critères d’analyse. Nous avons donc entrepris de refondre l’ensemble des données pertinentes à notre analyse dans une base qui puisse nous permette d’avoir non seulement directement accès à notre corpus (en ligne ou hors ligne) mais qui offre également des facilités considérables d’agencement hypertextuel des contenus (voir CD Rom en annexe). Tous les articles extraits des bases de données des universités américaines y sont indexés et disponibles en consultation hors ligne ou en ligne. Un fois les images des pages d’articles rassemblées (extraites directement des bases universitaires), nous avons créé des fichiers (au format pdf) qui permettent de consulter les articles en intégralité (et en facilite également l’impression). Nous avons également utilisé un logiciel délivré sous licence libre (Jabref) pour créer une base de donnée bibliographique contenant un descriptif des articles et des mots clefs. On pourra trouver, en outre, un certain nombre de ressources biographiques (des auteurs et des revues) ; l’ensemble des éléments bibliographiques ; des illustrations du XIXe siècle numérisées ; ainsi qu’une chronologie. L’intérêt de cette base étant d’offrir au chercheur une vue globale de son corpus manipulable selon une logique hypertextuelle.

Chapitre 2

De la communication dans le « Nouveau Monde »

“The great political basis of all our prosperity is union; the great political danger that menaces us is disunion. […] I know of nothing so well adapted to counteract the centrifugal tendencies as to increase the facilities of intercourse. They will prove not merely avenues of business, but pathways of intelligence and social feelings. It is the great prerogative of science and art, applied to business of life, to conquer the obstacles of time and place; to redress the wrongs of nature. By promoting the rapid circulation of knowledge, the prompt communication of intelligence, we shall carry on and perfect the noble work HERE begun by men, some of whose portraits are now looking down upon us. “

Edward Everett, “The western railroad”, 1835

I. Construire la République

Les États-Unis se sont fondés sur la volonté manifeste de leurs citoyens d’échapper à leurs cultures d’origine et plus encore, sur l’idée de créer « un nouveau monde ». Cette répudiation de la culture ne désigne pas simplement celle de l’empire britannique mais plutôt le principe même selon lequel l’ensemble des sociétés européennes se sont instituées.

Il s’agit bien d’une volonté et non d’une répudiation « consommée » : les Américains du XVIIIe siècle restent fondamentalement des Européens pour l’essentiel britanniques mais ils ne veulent plus l’être. Ils restent fondamentalement marqués par des idéaux et des modèles européens (philosophiques, religieux, politiques) mais se voient brutalement en position de les réaliser en dehors du carcan de l’histoire européenne.

Les Américains veulent instaurer un système qui balaye une fois pour toutes les anciennes formes d’organisation politique et religieuse qui ont façonné les rapports de pouvoir sur le Vieux Continent et qui y persistent sous des formes nouvelles. Véritable « laboratoire expérimental » des idéaux européens, la nouvelle nation va placer au cœur de son établissement la vision biomorphique des sociétés démocratiques distillée par la philosophie des Lumières et les encyclopédistes européens. Les technologies de communication apparaissent d’emblée comme la solution idéale à la régulation démocratique du corps organique de la nation : son Deus ex machina.

« Société encore inorganique » – comme le souligne Jacques Ellul – « les Etats-Unis arrivent du premier coup à un modèle technique ». C’est ce programme d’érection d’une « République technologique » , pour reprendre une expression du célèbre historien américain Daniel Boorstin, que nous allons interroger ici pour comprendre la valeur symbolique que les technologies de communication se verront attribuer aux Etats-Unis. Ce n’est qu’à partir de cette analyse que nous pourrons apprécier, sans postuler a priori, la dimension religieuse de l’imaginaire techno communicationnel américain.

I.1- La question de l’espace

Outre la volonté de disséminer sur le territoire une identité culturelle encore incertaine (ou, pour les plus pessimistes, de parvenir à instaurer une hégémonie culturelle parmi les populations hétérogènes du nouveau continent), la création nationale américaine procède également de la réalisation d’un autre idéal : celui d’ériger une Républiqu