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, , 6f# THEMATIQUE ET POETIQUE DES QUATRE ELEMENTS DANS D'APOLLINAIRE BY Paola CANTE RA A thesis submitted to the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University, in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of Master of Arts Cc) Paola Cantera 1969 April 1969.

ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

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~ , , 6f#

THEMATIQUE ET POETIQUE DES QUATRE ELEMENTS DANS ~ECOOLS D'APOLLINAIRE

BY

Paola CANTE RA

A thesis submitted to

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University,

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Cc) Paola Cantera 1969

April 1969.

Page 2: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

A.B,STRACT

cet ouvrage se propose d'étudier les quatre éléments surtout

~ar rapport aux grands thèmes d'Alcools, ceux de l'amour et de l'~r,t.

Le premier chapitre est cependant dédié à l'espace et à la

nature •. 'D. comporte deux parties, La mer, qui traite le pittoresque

l'évasion et levouloir-vivrej et Rhénanie:.une nature symbolique, où

le feu, l'eau et le vent servent à exprimer le folklore allemand.

Le chapitre d'eux développe le thème de l'amour. Cinq subdi­

visions forment la première partie qui traite le thème du "Mal-Aimé"

dans son expression métaphorique. La deuxième partie consacre l'étude

des éléments aux poèmes élégiaques.

Le dernier chapitre intitulé Le renouveau spirituel dédie sa

première subdivision aux éléments de la terre et de l'air comme symboles

du néant et de l'être. La vocation spirituelle et La vocation poétique

étudient l'élément du feu par rapport à l'art. Le feu et l'intellect,

le feu et l'épuration, le feu et l'inspiration: la flamme donne à l'ar­

tiste la renaissance, le travail, la vie.

Page 3: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

1

TABLE DE MATIERES

Introduction ....................... 1.' ....................... • 1-111

Chapitre l

LES ELEMENTS ET L'ESPACE~ UNE NATURE QUI FACONNE LE POETE

La mer

Pittoresque et poésie ...................................... 1 La mer et le sens de l'infini .•.••..•..•..•.••...•.•••..•• 4 La mer: cette eau qui fait renaître •••.......•...•.....•••• 6

Rhénanie: une nature symbolique

Le vent ...... ' .... '.' .............. ' ........................... 8 Le feu et l'air ........................................... 11 Le feu et l'eau ........................................... 12 Le Rhin: ambiguité et correspondances des éléments ..•....• 13

Chapj.tre II

LES ELEMENTS ET L'AMOUR

Le mythe du Mal-Aimé et son expression métaphorique Le rêve d'un impossible amour: L'eau comme expression de la femme première et idéale ...•......•..•................. 15

Les paradoxes de Ifamour, ardeur et maléfique: l'eau et le feu, symboles à la fois positifs et négatifs ....•.........•.•.•.....•........•. 21

L'amour mauvais: le feu et l'amour faux. Le feu, l'eau et la souffrance de l'amour .............. 25

La mort du poète amoureux .................................. 36

L'amour qui f ai t renaît re ..........••..................... 39

Lyrisme et souvenir de l'amour: les éléments comme expression de l'élégie

L r eau .................................................... 43

L'air ..................................................... 51

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Chapitre III

tE RENOUVEAU SPIRITUEL

Du néant à l'être:

de la terre au ciel, dialectique de la terre et de l'air ........................................................ 55

La nouveauté spirituelle: l'obsession de l'altitude ................................. /) .................. 61

La vocation spirituelle

Le feu et la pens ée ~bsolue ••.•...•..••...•••.•.•..••.•.••••.•• 65

Pureté et impureté, le feu instrument du rachat spiri tue 1 ... ' ....... ' ..... " ............................... " ...... ' . . 68

La vocation poétique

Tradition et poésie, le feu instrument de la nouvelle inspiration ............................................ 73

Le métier du poète: le feu et la magie des ,

vers .............. 76

Situation du poète: souffrance et joie que tout se resoud dans la flamme .................... ' ................ .. 79

Conclusion ............................•...................•...... 84

Bibliographie. " . " ................................................. . 87

Page 5: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

INTRODUCTION

L'oeuvre naît souvent de l'homme. Un recueil poétique aussi mince

qu'Alcools, permet au lecteur de. parcourir une grande partie de l'itinéraire

d'une vie. Apollinaire lui-même, dans une lettre adressée à Henri Martineau,

considère chaque poème d'Alcools. la commémoration d'un événement de sa vie.

Et cette oeuvre ne dévoile-t-elle pas également toutes les dimensions affe~­

tives d'Apollinaire? L'objet de ce travail sera alors d'étudier les expé-

riences les plus grandes d'une existence humaine: l'amour et la poésie.

Nous aborderons ces grands thèmes à travers les quatre éléments.

Mais quel sens a-t-elle la vie pour une personnalité aussi'complexe

que celle d'Apollinaire? L'imprévu, un appétit de la nouveauté, la pour-

suite de l'aventure, une curiosité inlassable: ce sont quelques-uns des

penchants du poète. La vasteté de la mer est une ouverture aux échappatoires

de l'imagination. L'homme, traversé par les forces de son immensité, est

conduit dans un monde lointain et intérieur. Apollinaire consacre à cet

ail1eur marin deux poèmes: La Porte et Chantre.

La mer sans limites et sans bornes symbolise l'appétit et l'amour

de la vie: d'où l'image de l'homme-paquebot.

L'ancre se jette en 1901 en Rhénanie. Les éléments de l'air, de

l'eau et, du feu, tout en se rattachant à la géographie spécifique du

l

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;'paysage rhénan, prennet des dimensions spatiales, pour se prêter à l' évoca­

tion. Le passage entre ie réel et l'insolite, entre le monde tangible et

le monde de l' imaginaire s'opère. Le vent~ nocture , Nuit rhénane ,Rhénane

d'automne, La Loreley nous plonge dans l'univers incantatoire du folklore

et de la légende d'un pays. Dans le thème de la vie et de la Rhénanie vus

à travers les éléments forment la matière du premier chapitre.

Le chapitre deux consacre son étude au thème de l'amour étudié

dans le mythe du mal-aimé et dans l'élégie.

Dans La Chanson du Mal-Aimé, l'eau, le feu et l'air jettent les

germes d'une histoire sentimentale, tissent ensemble sa trame et la dénuent.

Se crée pa~ la métaphore et par le symbole la mythologie personnelle d'une

douloureuse expérience d'amour. D'autres poèmes qui par leur signification

se rattachent aux thèmes traités s'incorporent à La Chanson du Mal-Aimé.

Les éléments de l'eau et de l'air présentent la beauté idéale dans

un temps éloigné et dans un espace aux dimensions cosmiques infinies. Le

bonheur est hors d'atteinte.

Eau et feu: deux valorisations contraires du mal et du bien; l'un

abrite la beauté maléfique, l'autre est activité, fécondation, ardeur

érotique.

Un manque d'intensité, une chaleur faible, la durée brève de la

flamme animale, cosmique et urbaine sert à traduire la fausseté de l'amour.

Le feu existe indépendemment où se confond avec l'élément de l'eau pour

évoquer la torture amoureuse. Nous étudierons surtout deux images:

II

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'l'image de l'enfer et l'image de la boisson.

L'élément aquatique donne une couleur tragique à l'amour: il apporte

à la fois la mort de l'amoureux et la s.térilité poétique. Mais dans ce monde

plein de désolation et de douleur, se distingue l'exaltation amoureuse du

mal-aime. Une alliance bienheureuse du feu et de l'eau se compose dans

l'idéalisation de la passion.

La deuxième partie de ce chapitre traite l'élégie apollinarienne.

Les éléments créent une unité de thème et de ton qui ·caractérise Le Pont

MirabeauJ Marie, Clotilde, La blanche neige, Rosemonde, Mai, Automne malade.

Dans ces poèmes, la neige, l'air, le fleuve chantent le souvenir, la mort,

la fugacité de l'amour et du temps, la permanence du sentiment.

La première partie du chapitre trois oppose deux éléments: la terre

et l'air. Nous les discuterons en les rattachant aux dialectiques de la

chute et de l'ascension, de l'ombre et de la lumière. L'élément de l'ai~

sera traité avec plus de profondeur: lié à la foi' artistique apollinarienne,

il détermine "l'esprit nouveau" dont le poète est l'aile marchante.

La deuxième et la troisième partie du chapitre développent davantage

le thème de l'art, toutes deux seront dédiées à l'élément du feu. Cet

élément symbolise toutes les activités mentales, et plus spécifiquement

l'activité poétique. A la fois destructeur et créateur, le brasier donne

le confort moral et intellectuel. S'opère·dans sa flamme une triple puri-

fication: Apollinaire y atteint le salut et le devenir moral et spirituel.

nI

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1

CHAPITRE I

LES ELEMENTS ET L'ESPACE: UNE NATURE QUI FACONNE LE POETE

La mer - pittoresque et poésie

'~e n'est pas la bizarrerie qui me plaît, c'est la vie •.. Je suis comme ces marins qui, dans les ports, passent leur temps au bord de la mer qui amène tant de choses imprévues où les spectacles sont toujours neufs et ne lassent point". 1

C'est ainsi qu'Apollinaire se défend des critiques

qui définissent Alcools "bizarrerie, mystification, brocante".

Mais le marin ne reste pas dans le port; la mer l'invite aux

voyages imaginaires, spirituels, réels. L'~lément de l'eau

dans l'image de la mer, de l'océan, dévoile une facette de la

personnalité d'Apollinaire, et son attitude face à la vie.

Apollinaire entre en contact avec la mer dès l'âge

tendre. Dans Zone, La Méditerrannée renferme ses expériences ., -,-- /

d'enfance et de jeunesse; elle forme le microcosme autour

1 M.-J. Durry, G. Apollinaire, Alcools, Tome l, p. 130.

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duquel s'organise toute une vie: elle se lie aux délices

des jours heureux et paisibles, dans un climat luxuriant:

'~aintenant tu .es au bord de la Méditerrannée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année Avec tes amis tu te promènes en barque", 2

elle évoque. les jours de piété et renferme le monde de la

foi -.te ligieuse :

"Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur", 2

elle ouvre déjà les portes à l'infini, à la poésie:

"Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs". 3

La Méditerrannée reste bien imprimée dans le souvenir:

"Pour Apollinaire, qui avait passé son enfance et sa jeunesse .aux bords de la Méditerrannée, l'eau, les grandes étendues d'eau, le ciel et ses loin­taines perspectives devaient rester permanents dans le théâtre de sa mémoire, de son imagination, de sa pensée", 4

~ais elle se rattache à un lieu géographique spécifique, qui

limite l'être; ce cadre précis disparaît et la mer devient

impersonnelle pour symboliser les expériences :de

l'homme mûr.

"'Issu de l'écume des mers comme Aphrodite Sois docile puisque tu es beau Naufragé". 5

2 Alcools, ed. Gallimard, p. Il. 3 Alcools, Apollinaire, p. 4 A. Rouveyre, Amour et Poésie d'Apollinaire, p. 83 5 Alcools, p. 69

z

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e

ta mer apporte l'imprévu, donne naissance à la beauté féminine et

poétique, tout en l'enveloppant de mystère: elle voile le détail in-

time d'une vie, une provenance inconnue et mixte, celle d'Apollinaire.

L'eau marine la plus çlaire, l'eau des profondeurs donne

la vie, sert de boisson au poète-voyant dans Cortège, où s'étanche

la soif de connaissance:

"Et cette mer avec les clartés des profondeurs . Coulait sang de mes veines et fait battre mon coeur". 6

L~ mer est le regard qui ouvre des horizons à une baie ouverte sur

un infini panoramique qui cache une terre promise et donne l'espoir

à l'être; Moise et son peuple la découvrent:

"Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes Passa menant un peuple infime pour l'orgueil . .. d'avoir vu la mer ouverte comme un oei l". 7

Elle renferme des trésors poétiques; l'artiste y travaille:

"Votre jardin marin où j'ai laissé mes rames";8

elle stimule l'imagination; le poète y perçoit des attractions invi-

sibles à l'homme ordinaire, le monde du macrocasme:

6

7

8

9

"Les géants couverts d'algues passaient dans leur ville Sous-marines où les tours seules étaient des îles"; 9

~Alcools, Gallimard, p. 50

Ibid. , p. 71

Ibid <, p. 70

Ibid. , p. 50

3

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,. =re"

~lle'peut renfermer l'expérience féconde d'une nuit; les eaux terrestres

y convergent et la nourrissent:

"Une nuit c'était la mer' Et les fleurs s'y répandaient"! 10

Sa flore aquatique qui se fond avec des poissons crée la nature insai-

sissable et indéterminable d'un monde exotique:

"Vagues poissons arqués fleurs surmarinesu . 10

La mer et le sens de l'infini

La mer permet ainsi à l'homme de traverser des horizons infran-

chissables, où le réel devient imaginaire •. C'est son étendue vaste qui

transporte dans cet ailleurs, en offrant des soulagements occasionnels:

" la contemplation de la grandeur détermine une attitude si spéciale; un état d'âme si particulier que la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain devant un monde qui porte le signe de l'infin (! .. ) Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs; nous rêvons dans un monde immense. L'im­mensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille". 11

Le voyage marin dans La Porte et dans Chantre se fait sur place.

"La porte de l'hôtel sourit terriblement Qu'est-ce que cela peut faire 0 ma maman D'être cet employé pour qui seul rien n'existe Pi-mus couples allant dans la profonde eau triste Anges frais débarqués à Marseille hier matin J'entends mourir et remourir un chant lointain": 12

10 Alcools, Gallimard, p. 52

Il G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p. 169-170.

12 Alcools, Gallimard., p. 64

4

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i la porte qui s'ouvre sur la mer invite à la rêverie et coupe l'ouvrier

poète de la banalite de la vie quotidienne; il est transporte dans

un univers marin mi-exotique, celui des pi-mus,etranges poissons

qui peuplent les mers de la Chine, et mi-réel, celui de· Marseille

de tous les jours. Cet univers marin est riche en suggestions:

il evoque une innocence et une fraîcheur paradisiaques."~ges frais",

une mort prolongee suggeree par le chant venant de l'au-delà; il

révèle en même temps un paysage intérieur: la tristesse des profon­

de.urs "dans la profonde eau triste", s'accorde à l'etat d'âme du

poète. L'incantation apportee par la mer cesse par surprise avec le

retour à la realite:

"Enfant je t'ai donne ce que j'avais travaillé". 13

Dans Chantre, le lecteur doit faire appel à sa faculte d'ima­

gination pour suivre le voyage spirituel; et c'est l'élement de l'eau

qui semble creer l'envoûtement de ce vers unique:

"Et l'unique cordeau des trompettes marines". 14

5

Il suscite un concert marin à la fois vocal et instrumental, où s'éveille

le poète-matelot à une nouvelle journee d'aventure sur le vaisseau

entoure de l'immense etendue liquide qui semble penetrer la trompette

même d'ou sort le son, "cor d'eau".

13 Alcools, Gallimard, p. 64

14 Ibid., p. 36

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Mme Durry tire de ces vers des images marines plus concrètes:

"Je vois une ligne de vaisseaux 'à l'ancre dans le port tandis que retentissent les sirènes. Ou bien un. bord de Iner" une côte, tirée comme au cordeauJ et tout au long de laquelle mugit la"vague ••• ,EnfinJ sur une limite extrême entre terre et merJ entre terre et ciel retentit le son unique de 1 !univers ". 15

Pour des détails plus précis sur ce poème J je renvoie à ses recherches

sur l'origine et l'histoire de cet instrument" l5 J et à l'excellent

article de Rouveyre dans Amour et Poésie d'Apollinaire"'16 J où les sens

multiples de ce vers sont étudiés.

La mer: cette eau qui fait renaître

L'élément de l'eau a des qualités purifiantes et stimulantes:

elle renouvelle l'homme physiquement et moralement J le réveille à la

vie énergique:

"L'eau nous aide à noussentir énergiques. Elle a une composante centrale. Elle réveille les centres nerveux. Elle a une composante morale. Elle réveille l'être à la vie éner­gique. L'hygiène alors est un poème". 17

Dans Alcools J cVest l'élément de la mer qui remplit cette fonction

dans Le brasier:

"Voici ma vie renouvelée De grands vaisseaux passent et repassent Je trempe une fois encore mes mains dans l'Océan y

"Voici le paquebot et ma vie renouvelée Ses flammes sont immenses" J '18

15 M.-J. DurrYJ G. Apollinaire J Alcools J Tome IIJ p. 108

16 Alcools J Gallimarù, p. 67-68

17 G. Bachelard, L'eau et les rêves J p. 200

18 Alcools J Gallimard, p. 91

6

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et dans Le voyageur:

"Tu regardais un banc de nuages descendre Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures". 19

L'eau de l'océan s'unit à la flamme du brasier dans l'acte

purificateur et hygiénique; elle procure ~e énergie nouvelle à l'homme

nouveau, elle génère l'avenir, puisqu'elle renferme les flammes de l'i-

vresse, elle satisfait au besoin constant de renouveau et de l'épanche-

ment. de l'être. De telles expressions comme "fièvres futures" décrivent

une vie sans bornes, une activ'ité intense et brOlante. Le paquebot

connaît la plénitude de la vie dans une mer infinie, ouverte, mobile,

qui lui confère une liberté absolue, lui offre l'évasion vers un espace

inconnu, vers des terres vierges à conquérir. Ce paquebot qui voyage

sur les mers figure Apollinaire dans le voyage de sa vie; dans une lettre

à Madeleine, il définit ainsi son sens de la vie:

"car la vie même est mon bonheur( ••• ). Non, il ne faut point voir de tristesse dans mon oeuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre, de connaître, de voir, de savoir et d'exprimer:'

Et Roger Navarri, dans l'article intitulé Le Poète du déracinement,

voit Apollinaire comme I~ne énergie, une volonté de vivre intensemment

19 G. Bachelard, L'eau et Les Rêves, p. 51

7

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de tout saisir, de tout connaître, allégresse, joie de vivre .•• ,,20

tel que nous l'avons connu à travers le thème de la mer. Cependant

nous verrons. que cet élément comme symbole de la vie ne forme qu'une'

partie secondaire dans l'oeuvre Alcools.

Rhénanie: une nature Symbolique

, Une des étapes du voyage marin, du voyage de la vie, se

fait en Rhénanie. C'est en 1901 qu'Apo~linaire s'y rend comme pré­

cepteur chez Mme de Mi1hau. Le poète pénètre dans la sensibilité

du peuple Rhénan, s'adapte bien "au lieu où il se trouve; et dans lés

8

poèmes "rhénanes", souvent le "moi" personnel s'efface pour s'intégrer y

au peuple. Les éléments nous montrent un aspect de la vie, du paysage,

de la légende rhénanes. Mais ils servent principalement à l'évocation

du monde nocturne de la nature envoûtée.

Le vent

C'est surtout l'élément de l'air dans l'image du vent qui

se prête à cette vocation. En effet, Apollinaire voulait intituler

ses poèmes d'Allemagne Le Vent du Rhin.

20 Europe, oct-déc. (1966), p. 139

Page 16: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

D~ns Cors de chasse, le vent absorbe le bruit-souvenir du

cor, l'entraîne et le dissoud,:

"Les souvenirs sont cors de chasse Dont meurt le bruit, parmi le vent"; 21

il traduit le désordre intérieur de la Loreley et de Morgane:

"Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés", 22

et

"A petits coups le vent défripait ses atours"; .

dans Merlin et la Vieille Femme, il se mêle à une nature sinistre

pour susciter des présages funestes:

"Les voies qui viennent de l'ouest étaient couvertes D'ossements d'herbes drues de destins et de fleurs Des monuments tremblants près des charognes vertes Quand les vents apportaient des poils et des .mal­heurs"; 23

son bruit effrayant s'étend dans le cosmos et éveille un univers

fantômique:

"Ah!. qu'il fait doux danser quand pour vous se déclare Un mirage oû tout change et que les vents d'horreur Feignent d'être le rire de la lune:hilare Et d'effrayer les fontômes avant-coureurs"; 23

dans Mai, son frisson et sa voix se mêlent au paysage et remplacent

la vie emportée par le fleuve:

"Le vent du Rhin secoue sur le bord les oJ.sJ.ers Et les oiseaux jaseurs ~t les fleurs nues des vignes". 24

21 Alcools, Gallimard, p. 135

22 Ibid., p. 100

23 Ibid., p. 66

24 Ibid., p. 95

9

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1 .. Dans Les femmes, le vent hivernal envahit la nature en l'animant de

sons amplifiants de musique d'église et de persop.nages légendaires:

" ••• La forêt là-bas Grâce au vent chantait à voix grave de gravè orgue Le Songe Henn Traum survint avec sa soeur FranSorge", 25

ou la remoue et la fouette:

"Le vent faisait danser en rond tous les sapins"; 26

sa voix qui prie éveille un pressentiment funèbre:

"On dirait que le vent dit des phrases latines". 27

Dans Le vent nocturne, cet élément crée une suite d'images

auditives et visuelles pour ouvrir la porte à l'insolite et à la lé-

gende. Sa plainte et son bruit se mêlent pour éveiller l'univers

étrange peuplé de sons disparates et de ':créatures irréelles:

"Oh! les cîmes des pins grincent en se heurtant Et l'on entend aussi se lamenter l'autan Et du fleuve. prochain à grand'voix trimphales Les elfes rire au vent au corner aux rafales Attis Attis Attis charmant et débraillé C'es:!; ton nom qu'en la nuit les e'lfes ont raillé";28

il agite et abat la forêt en la transformant en armée guerrière fu-

yante:

"Parce qu'un de tes pins s'abat au vent gothique La forêt fuit au loin comme une armée antique Dont les lances 0 pins s'agitent au tournant" 28

25 Alcools, Gallimard, p. 109

26 Ibid., p. 110

27 Ibid.) p. 109

28 Ibid.) p. 75

ü>

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.Cette nature extérieure~ bruyarite et vitale~ forme un contrasté frap-

pant avec l'activité spirituelle des villages qu'elle entoure:

"Les villages éteints méditent maintenant· Comme les vierges· les vieillards et les poètes et ne s' éveilleront ~u ·:pas de nul venant·

Ni'ql,la.nd sur leurs pigeons fondront les gypaètes". 28

Le feu et l'air

Rhénane d'automne traite le thème de la vie et de la mort,

annoncé dans l'ouverture:

. "Les enfants morts vont jouer Dans le cimetière,"; 29

,les éléments du feu et de l'air n'apparaissent que dans quelque vers

de ce long poème, ceux. qui ont une puissance évocatrice la plus grande.

La flamme solaire, prometteuse du devenir, s~bole de la vie matérielle,

est absente dans le cimetière plein de. flammes des cierges:

"Sous le ciel sans soleil Au cimetière plein de flammes" 29

ces flammes que les vivants allument:

"Les enfants et les vieilles femmes Allument des bougies et des cierges Sur chaque tombe catholique", 29

rappellent une autre présence, celle des âmes des morts:

"L'air tremble de flammes et de prières": 29

le concret et l'abstrait, lueurs et prière vacillantes

28 Alcools, Gallimard. p. 75

29 Ibid., p. 104

11

Page 19: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

~e fondent dans l'air et promettent le devenir spirituel des âmes des

morts.

"Le vent du Rhin ulule avec tous ses hiboux Il.. éteint les cierges que touj ours les enfants rallument .. Et les feuilles mortes Viennent couvrir les morts": 30

urie nature vaste naît du souffle dynamique de l'air; le vent peuple

l'univers de cris sinistres, envahit le cimetière où les flammes meu-

rent et renaissent, où les feuilles mortes s'agitent; il absorbe enfin

toute chose et tout être:

"Puis dans le vent nous.nous en retournâmes A nos pieds ·roulaient des châtaignes"~ 31·

Le feu et l'eau

Le vin rhénan possede des pouvoirs magiques:

"Ce vin clair, qui réchauffe le coeur et embellit la vie .... ce vin est quelque peu sorcier". Il procure l'ivresse, "cet état privilégié où l'esprit, surexcité par la vertu quelque peu diabolique du vin de la Moselle, atteint une sorte de ferveur exceptionnelle, d'extase, qui lui livre les clés de la magie et de l'incantation" .. 32

Dans Nuit rhénane, les éléments de l'eau et du feu s'identifient et

se fondent:

"Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme",

30 Europe, Gallima.rd~ p. 105

31 Ibid., p. 106

32 P. Orecchioni, Le Thème du Rhin dans l'inspiration de G. Apollinaire, p. 99-100

'MEtS

Page 20: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

1)

~t l'ivresse poétique qu'ils procurent ouvre un monde peuplé de chants

surnaturels et de femmes irréelles:

"Ecoutez la chanson lente d'uil batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs ·cheveux verts et longs jusqu'à leurs· pieds"; 33

cette vision se précise, à mesure que l'ivresse s'élargit jusqu'à

se répandre dans le Rhin; le tremblement de·la flamme du vin s'unit

au tremblement du feu des étoiles; miroitement et voix s'unissent

dans cette image qui meurt.tout à coup avec l'éclat du verre:

"Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter La voix .chante toujours à en rêle-.mourir Les fées aux cheveux verts qui encantent l'été

Mon verre s'est brisé comlile un éclat.de rire". 34

Le Rhin: ambiguité et correspondances des éléments

Ce fleuve se rattache à tous les thèmes rhénans. Il. crée

la couleur locale du pays et forme le centre autour duquel .la vie du

peuple se déroule. Dans Mai, dans La synagogue et dans Les sapins,

le fleuve donne la petite touch~ descriptive et pittoresque; où il , ..

13

s'intègre à l'univers magique.de Nuit rhénane. Dans La Loreley, il

appartient à la légende germanique qui traite le thème de la malédiction

33 Alcools, Gallimard, p. 94

34 Ibid., p. 94

Page 21: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

~ •

amoureuse.

L'élément du feu aussi se rattache à ce thème; la flamme évoque le

tourment d'amour; elle tue tout être:

"Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries":; 35

deux éléments s'appellent; le fleuve crée l'allusion et attire les yeux

en flammes de la sorcière:

"Tout là-bas sur .le Rhin s'en vient une nacelle Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle Mon coeur d~vient si doux c'est mon amant. qui vient", 36

un élément détruit l'autre: le feu de l'amour s'éteint dans l'eau:

"Elle se penche alors et tombe dans le Rhin Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley Ses yeux. couleur du Rhin ses cheveux de soleil";37

Cette malédiction légendaire exprimée par deux éléments sert aussi

d'allégorie: elle cache une malédiction intime qui se rattache à la

vie sentimentale d'Apollinaire. Nous abordons un des grands thèmes

d'Alcools.

37 Alcools, Gallimard, p. 99

36 Ibid., p. 100

37 Ibid., p. 101

·14

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6)

CHAPITRE II

LES ELEMENTS ET L'AMOUR

Le mythe du Mal-Aimé et ~on expression métaphorique.

Le rêve,d'un impossible amour: l'eau comme expression de la femme premi~re et idéale.

Roger Navarri, dans l'article déjà cité, remarque aussi

q~~bpollinaire, dans Alcools.

"traîne .•. sa nostalgie d'un bonheur paisible et stable, un désir de retrou­ver un point fixe". 37

Ce bonheur est celui que l'amour lui offrirait. Ce sont

surtout les éléments de l'eau et de l'air qui créent le monde du

bonheur amoureux. Prédomine l'élément de l'eau sous des formes

différentes, teinté de nuances subtiles; dans l'image du fleuve:

"Voie lactée, 0 soeur lumineuse De~ blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses ... "; 38

et "la quatrième Marou1ène

"Est un fleuve vert et doré Ctest le soir quand les riveraines y baigneht leurs corps adorés Et des chants des rameurs s'y traînent"; 39

37 Europe, oct-déc. (1966) p. 139

38 Alcools, Gallimard, p. 19

39 Ibid., p. 28

15

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'dans· l'image du lac: .

''Vers unciel.plein de lacs de lumière";. 40

dans l'image de la neige:

et

et encore

"Ah! tombe neige Tombe et que n'ai-je Ma bien-aimée entre mes bras"; 41

"En admirant la neige semblable aux femmes nues", 42

... C'est Pâline

Sa lame ün ciel d'hiver neigeant"; 43

dans l'image de la mer qui à la fois éloigne la beauté et se fond

avec l'élément de la terre pour la désigner:

''Mon île au loin ma D~sirable", 43

. et

"Quand bleuira sur l'horizon ma Désirable". 44

L'air ~st la patrie de la femme aimée: de la colombe, oiseau de l'amour

et de l'~sprit, de la neige, de l'arc-en-ciel:

" ... Noubousse

Le bel arc-en-ciel joyeux", 45

40 Alcoôls, Gallimard, p. 85

41 Ibid. , p. 57

42 Ibid. , p. 59

43 Ibid. , p . 25

44 Ibid. , p. 92

45 Ibid. , p. 28

16

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.... les éléments parfois se fondent pour donner une image concrète et syn-

thétique de la femme d'élection:

"Je ne veux jamais l'oublier Ma colombe la blanche rade o marguerite exfoliée Mon île au loin ma Désirable", 46

où l'évoquent des images suggesti~es •. Cette femme se veut pure,imma­

culée; l'eau, l'élément domi~ant, possède cette qualité:

" ••• L'imagination matérielle trouve dans l'eau la matière pure par' excellence, la matière' naturellement pure. L'eau stoffr~ donc comme symbole naturel pour la pureté". 47

Cet amour pur s.ou}1aité a besoin de la lumière et de.: la blancheur. La

couleur imprègne la beauté aquatique et aérien~e; nous avons des "blancs

ruisseaux"·, une"blanche rade" , des "lacs blancs de lumière"; la neige,

la colombe' sont blanches, comme la teinte de la voie lactée. Parfois

cette blancheur émane une luminosité pâle: la large traînée laiteuse est

une "soeur lumineuse."; Maroulène dégage des lueurs riveraines claires

et heureuses, mais sans éclat, puisque c'est "un fleuve vert et doré" du

soir; des rayons solaires matinaux ou crépusculaires fi1trentJ

à travers

les nuages qui peuplent le ciel "des lacs blan~s de lumières"; Noubousse

est ltarc-en-ciel aux couleurs douces et joyeuses, et se dessine dans la

46 Alcools, Gallimard, p. 25

47 G. Bachelard, L'eau et Les Rêves, p. 181

17 .

Page 25: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

lumière peu éclatante après la pluie.

Les éléments ont pour fonction'sexuelle celle d'évoquer la

nudité féminine:

et

et

et

" . • •• . en admirant la neige semblable aux nues'feïDitres", '48

"Ah!tombe neige Tombe et que n'ai-je Ma bien-aimée entre mes bras", 49

"Voie lactée 0 soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses", 50

"Est un fleuve vert et doré·. C'est le soir quand les riveraines. y baignent leurs corps adorés". 51

La vision de la femme qui se dégage des éléments n'est pas celle de

. Pêtre féérique, celle d'une naiade. où d'une nymphe" ~e qui implique-

rait une sexualisation artificielle·, mais celle d'une femme . vivante,

réelle: elle est une'baigneuse, où: une soeur, l'àmoureu~e, la bien-

aimée. La voie lactée éveille l'image ,de la mère; elle dévoile un dé-

sir caché ou inconscient de la part de l'amant qui semble être à la

recherche de l'abri premier qui donne un sens de sécurité; le lait

apporte le bonheur du retour candide à l'enfance; il est:

48 Alcools, Gallimard, p. 59

49 Ibid. , 57 f " p.

50 Ibid. , p, 19

51 Ibid. , p. 28

18

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"le premier des c"almants •.• le premier bonheur positif et prec1s ( ••• ) Toute boisson heureuse est-un lait maternel, "car il donne "un bonheur si physique et si sûr qu'il.rappelle le plus ancien bien-être, la plus douce des nourritures" Mais l'image du lait symbolise surtout "le terrain de

. la sexuàlité permise". 52

D'aùtres images issues des éléments suggèrent ce bonheur primitif.

La femme nue, 'blanche, vit encore dans la fraîcheur et dans l'inno­

cence première; la Désirable est ·une terre viergè qui ne connaît pas

encore .1 'amour; .la colombe permet J. 'évasion dans un monde pur et spi-

ritue.l; Chanaan, _ le nom biblique pour la Palestine, promet des ruisseaux

de lait et de mie 1. Mais c'est surtout le. cosmos qui idéalise l'amour:

"L'axe normal de la rêverie cosmique est celui le long duquel l'univers sensible est transformé en beauté; par la cosmicite d'une image nous rec~vons donc une expérience du monde, la rêverie cosmique nous fait habiter un monde. Elle donneeau rêveur l'impression d'un chez soi dans l'univers imaginé •.• En rêvant à l'univers, toujours on part, on habite dans l'ailleurs •.. dans un ailleurs plus confortable ••. l'ima­ge cosmique nous donne un repos concret, spécifi é: ce repos correspond à un besoin, à un appé­tit". 53

52 G. Bache lard, L'eau et ~ Les 'Rêves, p. 164

53 G. Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 198

19

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En effet, l'image cosmique:

'~oie lactée 0 soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des· amoureuses", 54

semble tenter l'amant en quête, puisqu'elle revient comme un flux

et un reflux. Mais la cosmicité de cette image voue l'amour au néant;

dans le refrain de La chanson.du Mal-Aimé:

"les étoiles lui donnèrit'sès' dimensions cosmiques; cette dimension d'infini d r avance voue à l'échec tout amour". 55

Les élém:entstout en idéalisant le monde dé l'amour, ne lui

donnent pas de structure veritable. Des visions vagues et insaisissa-

bles.dégagent la beauté; les éléments suggèrent un bonheur sensuel qui

es~ impalpable; l'amour reste irréalisable et stérile pqrce qu'il ne se

.conc'retise pas. Ou bien nous avons des mondes statiques, figés, qui se

caractérisent par un manque de vitalité: le lac, la Reige, l'arc-en-ciel

sont inertes, passifs; la femme incite, mais en même temps elle prend

une attitude indifférente et enfermée. La,lumière émanant du iait, du

lac ou du ruisseau n'est pas la lumière br6lante et virile du feu, mais

une lumière douce et tiède, qui inspire un amour tendre plutô~ qu'un

amour voluptueux et charnel. Dans le ~ours de sa vie, le mal-aimé

réclame en vain la beauté paradisiaque: elle se refuse toujours.

54 Alcools, Gallimard, p. 19

55 Europe, oct-déc.' (1966), p. 152

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••

.Les paradoxes de l'amour, ardeur et maléfique: l'eau et·le feu, symboles à la: fois ·positifs et négatifs.

C'est alors que les éléments opèrent la transformation du

monde de l'amour. La femme aimée devient la sirène, ce monstre fa­

buleux moitié femme et moitié poisson,·qui peuple les détroits péril­

leux pour attirer les marins et les dévorer. Elle possède une voix

et des yeux fascinants: ces attraits symbolisent la beauté dangereuse

qui assujettit et désarme l'homme. Son regard amène les matelots à

leur perte, dans Vendémiaire:

'~ais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins", 56

dans l'Emigrant de Landor Road, elle incarne l'épouse porteuse de mal-

heur" et dè souffrance:

"Il se maria comme un doge Aux cris d'une sirèn~ sans époux"; 57

dans La Chanson du Mal-Aimé, elle nage dans les yeux de la putain:

"Regret des yeux de la putain ••• ..• Dans ses yeux nageaient les s~rènes"; 58

56 Alcools, Gallimard, p. 139

57 Ibid., p. 87

58 Ibid., p. 24

21

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-

t'amant s'y noie,.et en résoud l'acte d'amour laid:

"Et nos baisers mordus sanglants Faisaient pleurer nos fées marraines".58

Elle est idéalisée, et avec les reines et les murènes elle devient

Pobjet de culte, la femme inaccessible et fatale des lais médiévaux:

'~oi qui sais des lais pour·les reines Les complaintes de mes années Des hymnes d'esclave au murènes La romance du mal-aimé Et des chansons pour les sirènes". 59

Dans LuI de Faltenin, la sirène symbolise le pouvoir maléfique char-

gé de prodüire l'envoûtement. Le soleil quitte l'univers stellaire

poétique p~ur d~scendre dans la demeure marine des sirènes qui semblent

l'inviter au plaisir de l'amour:

. "Sirènes. j'ai rampé vers vos. Grottes tiriez aux mers la langue Et dansant dev8.ut leurs cheveux Puis de vos ailes M;anges"; 60

il reste soumis à la puissance enchanteresse de ces créatures, de leurs

yeux sorciers:

58

59

60

61

62

'~irènes enfin je descends Dans une grotte avide j'aime vos yeux". 61

Objet de culte dans Vendémiaire:

"Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même", 62

Alcools, Gallimard, p. 24

Ibid. , p. 21

Ibid. , p. 76

Ibid. , p. 77

Ibid. , p. 141

22

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GD

)'élément du feu apparaît dans des images heureuses, comme symbole

de la fécondité matérie lleet de l'amour.

Le soleil stimule la vie in4ustrielle dans Zone:

"J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs l~s ouvrièrs et les belles sténo­dactylographes Du lundi matin au samedi- soir: quatre fois y pas'sent", 63

et dans Le voyageu~:

"Nous traversâmes des villes qui tout le j our tournaient Et vomissaient la nuit le .soleil des journées". 64

L'amour, flamme solaire à la fois extérieure et intérieure,

donne .la vie au monde, à l'homme. Le feu de l'amour s'identifie à la

clarté du jour, lumière empliss~te:

"L'amour qui emplit'· ainsi que la lumière Tout le solide espace eritre les étoiles et les planètes". 65

Il'est générateur dans Vendémiair~:

"Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil", 66

comme dans Merlin et La.Vieille Femme:

"Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre Maternel qui saignait lentement sur le ciel La lumiÈ}re est ma mère 0 lumière sanglante". 67

Ou nous le voyons comme symbole de l'amour sexuel:

"L'inceste solaire et nocturne dans les nues", 68

63 Alcools, Gallimard, p. 8

64 Ibid. , p. 53

65 Ibid. , p. 60

66 Ibid. , P 137

67 Ibid. , p. '65

68 Ibid. , p. 72

23

Page 31: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

<1

mais·c'est surtout le soleil de LuI de Faltenin qui foue-le rôle du

héros de l'amoul:' sensuel; dans' les vers suivants:

"Je descends et le firmament s'est changé t·rès vi te en méduse Puisque je flambe atrocement Que mes bras seüls 'sont 'des excuses Et les torches de mon tourment", 69

flammes et tourments traduisent toute la volupté de l'acte sexuel dans

son point culminant. Mais l'image du soleil n'est pas une image unique

dans le symbole de l'érotisme. Le désir physique se manifeste parfois·

par un feu tout intime: il se cache dans le mot"ardeur". Celui du serpent

le montre le mieux:

j'Cette furtive ardeur des serpents qui s'entr'aiment", 70

et

"Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur Et les serpents ne sont-ils que le's cous des cygnes"; 71

cette arde~r arrive parfois à être presque surhumaine:

Je voudrais éprouver une ardeur infinie". 72

L'amour que l'amant réclame est un feu solaire printanier;

il chauffe la nature et le coeur, les pénètre, les réveille à la vie:

"Revienne le soleil de Pâques Pour chauffer un coeur plus glacé •... " .73

6~ Alcools, Gallimard, p. 77

70 Ibid. , p. 77

71 Ibid. , p. 72

72 Ibid. , p. 119

73 Ibid. , p. 19

24

Page 32: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

JI rend l'être à l'ombre:

'Tu mesures combien d'empans J'ai droit que la terre me donne o mon ombre 0 mon vieux serpent Au soleil parce que tu m'aimes". 74

Cet amour braIe d'une chaleur ardente estivale, qui active la création

poétique:

"Juin ton soleil ardente lYf~ BrOIe mes doigts endoloris Triste et mélodieux délire". 75

L'amour mauvais: le feu et l'amour faux; Le feu, l'eau et la souffrance. de l'amour

Un feu bien différent que celui solàire cosmique symbo-

lise l'amour de la femme .. Sa passion dépourvue de tout sentiment est une

flamme à peine rougeoyante, presqu'éteinte. Elle ternit dans les yeux de

Marizibill e~ de des semblables:

"Leurs yeux sont des feux mal éteints", 76

ou ressemble à la clarté faible de la chandelle:

"à la lueur de la chande 11e"; 77

elle slidentifie à la lumière froide des étoiles qui grelottent dans le

lit:

"et ces grelottantes étoiles De fausses femmes dans vo~ lits", 78

74 Alcools, Ga11imard, p. 26 .

75 Ibid. , p • 31

76 Ibid. , p. 51

77 Ibid. , p. 22

78 Ibid. , p. 30

25

Page 33: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

1

et à la traînée lumineuse stéllaire qui se dégage des yeux de la fille

de joie et tremble dans le soir:

"Ses regards laissent une traîne D'étoiles dans les soirs tremblants". 79

Parfois la passion momentanée de la fe'mme est analogue au feu léger

et fugitif des insectes lumineux nocturnes, éclairs aussi rapides que

les feux d'artifices, ,flamme aussi pauvre que celle qui' se dégage des

, marécages:

"Les egypans et les feux follets"; 80

et , ,

"Quand vacillent les lucioles Mouches dorées de la Saint-Jean". 81

Mais pour suggérer la fausseté de cet amour, le poète s'inspire

surtout des paysages no'cturnes urbains. Dans Souvenirs d' Auteui 1,

Apollinaire nous parle longuement de cet éclairage qui semble l'avoir

particulièrement frappé:

79

80

81

82

"et avant la gUerre palpitaient encore à cette heure les pâles flainIlles de quel­ques lampes à p~troles qui éclairaient ici les réverbères et qu'on n'a pas remplacé ( •.. ) Il n'y a plus que très peu de lanternes anciennes. On les a vendues aux communes suburbaines mais en revanche, quelle forêt sans nombre, de fûts en fonte, de lyres des reverb~res à gaz et à l'électricité C ••• ) La nuit six cheminées gigantesques de l'usine à gaz flambent merveilleuse­ment: couleur de lune, couleur de sang, flammes vertes ou flammes bleues". 82

Alcools, Gallimard, p . 24

Ibid. , p. 25

Ibid. , p. 30

Decaudin, G. Apollinaire, Oeuvres ComElètes, Torne II, p. 19·-et 22

26

Page 34: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

Cet éclairage dans A1coo1s'réapparaît d'un point de vue subjectif de

la part du poète •

. Dans Un soir.Jl devient un paysage intérieur où se réf1écnit

le monde des amants:

"La ville est métallique et c'est la seule étoile Noyée dans ·tes yeux bleus Quand les tramways roulaient jaillissaient des feux pâles";

la pâleur des feux des tramways est comparable à la scintillation de

l'étoile-ville: pâleur et scintillation réfléchissent les sentiments

grelottants de la femme~ puisqu'elles se dégagent de ses yeux:

"Sous les yeux de gaz roux comme la fausse orÔllge o vêtue ton bras. se levait";

le gaz d'éclairage devient le témoin de cet amour faux. et le trahit.

aussi~ car il est aussi faux que le champignon vénéneux ou le monde

des prostitués:

"Vois 1 'histrion tire la langue aux attentiv~s"~

ou sa fausseté est celle d'un Judas:

"Un "fantôme s'est suicidé'.' ~

Et l'image des lampes qui tremblent traduit l'inquiétude amoqreuse

de l'amant~ conscient de cette trahison:

"Laisserez-vous trembler longtemps toutes ces lampes Priez~ priez pour moi"~ 83

83 A1coo1s~ Ga11imard~ p. 112

27

Page 35: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

• ,puisqu'il la savoure:

"Et tout ce qui tremblait dans -tes yeux de mes spnges Qu'un s.eul homme buvait •.••• ". 83

Dans Fiançailles, le feu urbain et cosmique nocturne donne une

vision particulièrement laide de l'amour impur et perverti des filles

de joie, réduites en ombres:

"Les becs de gaz pissaient leur flamme au' -èiair de lune Des croque.-morts avec des bocks tintaient des glas

,A la clarté des bougies tombaient vaille que vaille Des faux cols sur des flots de jupes mal brossées

Les ombres qui passaient n'étaient jamais -jolies". 84

Sur ce poème, Henri Meschonnic remarque:

"A mesure que la clarté se dégrade, s'af­firme la fausseté, la laideur des êtres, et les gestes de leur amour sont perdus , drune trivialité écoeurante ••• et le mensonge de l'amour dans "vêtue" qui correspond à "des faux cols" sur des flots de jupes mal brossées: habits, apparences, masques". 85

Mais la tristesse et le me~songe se lient surto~t à l'image de

la lune. Dans la mythologie, cet astre est Hécate, divinité à la fois

infernale et céleste, figurée un flambeau à la main; ce flambeau est une

des sept épées qui blessent le mal-aime de sa trahison:

fiLa cinquième Sainte-Fabeau C'est la plus belle des quenouilles crest un cyprès sur un tombeau Où les quatre vents s'agenouillent Et chaque nuit c'est un flambeau". 86

83 Alcools, Gallimard, p. 112

84 Ibid., p. 115

85 Europe, oct-déc. (1966) p. 152

86 Alcools, Gallimard, p. 112

28

Page 36: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

Clair de lune reprend le même thème °dans des termes du langage

précieux:

"Lune me llifluente aux lèvres des déments Les vergers et les bourgs cette nuit sont gourmands Les astres assez bien figurent les abeilles De ce miel lumineux qui 0 dégoutte des treilles Car voici ° que tout doux et leur tombant du ciel Chaque rayon de lune est un rayon de miel Or caché je conçois la très douce aventure J'ai peur du dard de feu de cettè abeille Arcture Qui posa dans mes mains des rayons décevants Et prit son miel lunaire à la rose des vents". 87

Se développe dans ces vers 'une analogie entre la lune et la femme. La

lune devient l'abeille~ l'amante~et distille des rayons lumineux, nour-

riture douce de miel otombant du ciel pour annoncer l'aventure à venir.

A mesure que l'on progresse dans l'analogie~ le mensonge déjà caché dans

le verovers "I·èvres de déments", se précise. L'astre nocturne n'est plus

une abeille quelconque, mais Arcture~ et les rayons doux se changent

en "dard de feu"~ flamme pénétrante qui bruIe et qui consume, dards dé-

cevanOts, puisqu'ils émanent d'une rose illusoire, "la rose des vents".

A l'exception de ce dernier poème, le type de feu étudioé par

rapport au monde de l'âme féminine ose caractérise par une clarté pâle

et instable et de brève durée; elle tremble ou vacille, ou encore fris-

sonne. Il ne s'agit pas d'un feu pur, authentique, mais d'un feu

87 Alcools, Gallimard, p. 123

29

Page 37: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

~rtificiel et imp~r comme l'écla~rage urbain, les mouches dorées de la . ' 1 .. •

Saint-Jean ou le.s feux follets •. Et ce feu se veut ·nocturne. La luciole

est visible de nuit, comme les étoiles ou les·feux ~fartifice; c'est

la lumière du sqir, de la nuit qui imprègne la ville; cette nui.~ à demi- ...

lumineuse, sa lumière matérielle sert à évoquer un appétit des sens,· la

faiblesse chancelante et l'inconstance. de la femme, ainsi que l'insécuri-

té de ses sentiments dans un· monde baigné de tristesse et de laideur

infinis.

L'amour est donc ulcère et souffrance: les éléments font gonter

au poète~ .1'amertùme de la réalité. Les reg;rets de l'expérience senti-

mentale se fondent sur' les flammes infernales:

"Regrets sur quoi l'enfer se fonde". 88

Dans Zone, l'amant prend conscience.de lui-même et de sa condition:

un emprisonnement total, une douleur morale sont la source de l'amertume

et du mépris qui déclanchent l'image de l'enfer:

"Tu te moques de toi, et comme le feu.de l'Enfer ton rire petille

88 Alcools, Gallimard,p. 18

30

Page 38: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

"Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie".: ~9

angoisse de la passion) étinc.elles rougeoyantes du rire ènfernal; elles

prennent possession de la vie et la conditionnent. Dans La Loreley,

les yeux bril1 .. mt de flamme,s sorcières:.

'~es yeux ce sont des flammes et non des pierreries Jetez jetez aux flammes cette sorcel1erie",. 90 '

et de flammes enfernales:

"Je flambe dans ces flammes'O belle Loreley Qu'un autre te condanme tu m'as ensorcelé"

Elles vouent l'être qui s'y consume, un évêque même, à la danmation

éternelle de l'Enfer.

feu:

La .douleur physique de la passion se dégage de ce paysage en

"Au tournant d'une rue brillant De tous les feux de ses façades plàies du brouillard sanguignolent Où se lamentalènt les façades"; 91

le rougeoiement du feu qui ,se dessine dans le brouillard londpnien,

les façades des maisons en feu, la rue embrasée, tout sert pour évoquer

un paysage intérieur imprégné de douleur: le feu est celui de l'amour~

et l'éclairement de la rue, avec la lumière qui sort des fenêtres,se

transforme "en plaies" qui "sanguignolent ft et se lamentent.

89 Alcools, Gallimard, p. 10

90 Ibid. J p. 99

91 Ibid., p. 18

31

Page 39: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

La couleur rouge predomine dans ces vers; cette c9uleur, .dans

Alcools, caracterise tantôt le feu, tantôt l'eau et se rattache à l'an-

goisse amoureuse. Rouges sont les flammes de l'enfer, rouge est aussi

la mer où sianeantit le Pharaon:

"Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la' Mer Rouge"; 92

et rouge est surtout le sang. Dans LuI de Faltenin, le sol~il blesse

et souffrant est ensanglante:

"Et les otelles nous ensanglantent".93

Ltimage du soleil-miroir brise dans Palais est suivie de l'image du

stigmate et du vin amer que le poète avale:

'~t le soleil miroir des roses s'est brise

Le stigmate. sanglant des mains contre les vitres Quel archer mal blesse du couchant le trou~ La reSlne qui rend amer le vin de Chypre Ma bouche aux agapes d'agneau blanc l'eprouva". 94

32

Toute boisson dans Alcools est une boisson malheureuse, sauf celle

de Vendemiaire. Dans Fiançailles, le poète boit les mensonges de la

femme:

"Je buvais à pleins verres les etoiles", 95

92 Alcools, Gallimard, p. 17

93 Ibid., p. 76

94 Ibid., p. 34

95 Ibid., p. 115

Page 40: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

ct

èet acte se répète, dans Un soir:

"La vi,lle ,est inétallique et c'est la seule étoile Noyée dans tes yeux bléus. ',' Et tout ce qui tremblait dans tes yeux de mes songes Qu'un seul homme buvait". 95

L'homme en quête d'amour est le navire qui sort en voyage ~ur

la mer, plein d'espoirs, mais en retourne misérable; il y découvre ~a

, saveur amère de l'amour:

'~on bon navire 0 ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir". 97

Cette même idée nous la .retrouvons dans Zone, poème à la fois de l'inquié-

tude amoureuse et spirit~elle. L'image de la mer est substituée par l'i­

mage de l'alcool, boisson brûlante et pénétrante; elle s'identifie avec

la vie; le poète la boit pour go1lter l'amertume de sa propre existence:'

"Et tu bois cet alc~ol brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie". 97 .

L'alcool est aussi chargé de produire l'ivresse urbaine dans La Chan-

son du Mal-Aimé:

95

96

97

98

"Soirs de Paris ivres de gin Flambant de l'électricité Les tramways feux verts sur l'échine Musiquent au long des portées Des rails leur folie de machines", 98

Alcools, Gallimard, p.1l2

Ibid. , p. 19

Ibid. , p. 14

Ibid. , p. 31

33

Page 41: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

'et dans Le voyageur:

'''0 vous' chers compagnons Sonneries'électriques des gares chant des moissonneuses Tra~neau d'un boucher régiment de rues sans nombre Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool Les villes que j'ai' ·vues vivaient conune des foll~stl~ 99

la ville s'adonne au liqueur, 'l'alcool donne la vie aux nuits, aux soirs;

c'est une ville moderne qui s'anime: tout flambe» on entend les sonneries

électriques, la musique des moissonneuses et des rails, les cavaleries et ,

les régiments peuplent la ville; l'alcool stimule la vie nocturne; pro-

duit la folie et l'ivresse de l'amour:

"Les cafés gonflés. de fumée Crient toutl'amour'de leurs· tziganes De tous leurs 'siphons embr.umés De leurs garçons v~tus d' un:q;,Îagne Vers toi toi:" que j'ai tanta::l.mé", 100

et l'amant s'identifie à cette ivresse urbaine, qui constitue une étape

de' l'errant b1éssé par l'amour.

Les éléments du feu et de l'eau, ,dans la boisson alcoolique, se

fondent pour créer une forme d'arr.Dur spécifique; ces deux éléments peu-

vent aussi exister indépendamment comme expression de la torture amou-

reuse.

99 Alcools, Gallimard, p. 53

100 Ibid., p. 31

34

Page 42: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

Dans l'Emigrant de Landor'Road:

"intercalées dans l'an c'étaient les journées veuves Les vendredis sanglants et lents &'.enterrements Des blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent Quand la femme du diable a battu son amant"; 101

la pluie apporte l'insatisfaction amoureuse et la mort de l'amour, des

, 35

journées "veuves" et "sanglantes" et une femme enfernale qui bat son amant.

Plus frappante en'èore est l'image mythologique des Danaides,

comme symbole de 1! am·our- qui p~se sur le poète. Les Danaides étaient

les cinquante filles du roid'Egypte, Danaos, qui la nuit de leurs noces

tuèrent ,toutes leur époux, àl'exception de l'une d'entre elles. Par

conséquence, elles furent condamnées, dans le Tarta~e, à remplir d'eau

un tonneau sans fond:

'~on coeur et ma tête se vident Tout le ciel s'écoule par eux Comment faire pour être heureux Comme un petit enfant candide". 102

L'amant devenu Danaides remplit ses tonneaux d'une pluie à la fois

cosmique et intérieure; c'est donc en vain qu'il vide son coeur; le

inalheur dont il souffre est un lourd fardeau, "tout un ciel", qui ne

donne aucun espoir de délivrance, mais la condamnation perpétue lIe dans

le coin le plus profond de l'enfer, le Tartare.

101 Alcools, Gallimard, p. 85

102 Ibid., p. 25

Page 43: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

ft

~ mort du poète amoureux'

Le thème de l'amour dans Alcools se lie alors au thème de

la mort; et ce sont de nouveau les" éléments qui donnent cette couleur

tragique à l'amour.

Dans les vers:

"Sa lame un ciel d'hiver neigeant Son destin sanglant gibeline", 103

un élément détruit l'autre; la neige, la femme traîtresse, tue Vulcain,

le "dieu du feu. La quête de l'amour vouée à l'échec devient une errance

à la fois cosmique et marine; l'élément de l'eau sert de tombeau au mal:-

aimé et à ses semblables:

"Nageurs morts suivons nous d'ahan Ton cours vers d'autres nébuleuses". 104

L'amour voue l'homme' à la folie et est une sorte de naiàde:

"Un jour le roi dans l'eau d'argent se noya". 105

La défaite de l'amour ressemble à l'englloutissement biblique de la Mer

Rouge dans le décor londonien:

103

104

105

106

"Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la M~r Rouge Lui les Hébreux moi Pharaon Que tombent ces vagues de briques Si tu n'est pas bien aimé". 106

Alcools, Gallimard, p. 28

Ibid. , p. 24

Ibid. , p. 31

Ibid. , p. 17

36

Page 44: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

" J.a soumission à l'amour même;.:,le c~lte aveugle de la femme va jusqu'au

sacrifice suprême mais tragique dans ces vers:

"Moi qui sais des lois pour les reines Les complaintes de mes années Des hymnes d'e![claves aux murènes La romance du mal-aimé Et des chansons pour les sirènes"; 107

les sirènes et les murènes symbolisent la femme inaccessible; mais la

murène e.st aussi un poisson carnassier, comme la sirène, la femme-poisson 1

dévoratrice de marins. Ces vers cachent un destin sombre et funèbre

qui atteint le troubadour ~'une mort marine violente, la même qui, attend

le mal-aimé de l'Emigrant de Landor Road:

"Gonfle-toi vers la nuit 0 mer les yeux des squales Jusqu'à 1.!a.ube ont guetté de loin avidement Des cadavres de jours rongés par les étoiles Parmi le bruit des flots et les derniers serments". 108

Cette mer est toute autre que celle désirée par le poète, celle de l' é-..

panchement du sentl.ment, de l' immen'se floraison qui aurait da donner

naissance à une vie digne d'être contée dans une tapisserie:

"Un tout petit bouquet flottant à l'aventure Couvrit l'Océan d'une immense floraison .. ". Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire louer dans d'autres mers parmi tous les dauphins Et l'on tissait dans sa mémoire Une tapisserie sans fin Qui figurait son histoire", 109

107 Alcools, Gallimard, p. 21

108 Ibid., p. 86

109 Ibid., p. 85-86

37

. ,

Page 45: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

~ais la floraison ne donne pas ses fruits; elle disparaît aussitôt "dans

la mer avide et agitée.

L'insatisfaction amoureuse apporte la stérilité du trava:i1 poé-

tique. ApoUinaire choisit l'image" du cygne mourant qui erre dans un

lac pour faire aUlllsion à l'agonie du poèi"e"::

"Près d'un château sans châte laine La barque aux barëarols chantants" Sur un lac et sous l'haleine Des vents qui tremblent au printemps Voguait~ cygne mourant" sirène"; UO

Pair et l'eau forment ce décor de toute beauté: le chant des barcarols,

une forme de poesie, accompagne l'errance du cygne, tandis que le trem-

blement des vents rappellent la peine amoureuse; la femme est à la fois

absente et présente; le château est vide "sans châtelaine", mais la si­

rène na"ge auprès du poète. L'eau sera-t-eUe le tombeau du cygne?

Non; l'image de l'oiseau mourant suggère plutôt un assoupissement poé-

tique: en effet on n'entend pas le dernier chant d~ cygne, qui, quittera

ce lac pour retrouver son existence véritable dans le feu ardent de la

lyre; deux éléments s'opposent comme l'agonie et la santé:

110 Alcools, Gallimard, p. 31

38

Page 46: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

IJUn jour le roi dans l'eau d'argent Se noya puis la bouche ouverte Il s'en revint en s11rnageant Sur la rive dormir inerte Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre Brûle mes doigts endoloris". 111

L'amour qui fait renaître

Les éléments de l'eau et du feu permettent au mal-aimé de.

st idoéaliSer. Le ·feu comme symbole de la permanence et de la puissance

de l'amour apparaît dans l'image du phénix, l'oiseau fabuleux mytho-

logique de Zone:

"Le phénix ce bacher qui soi-même s'engendre Un instant voile tout ·de son ardente cendre". 112

Cet oiseau dans la dédicace de La Chanson du Mal-Aimé devient le phénix

de Mamour:

'!Et je chantais cette romance En 1903 sans savoir Que mon amour à la semblance Du beau phénix s'il"meurt un soir Le matin voit sa renaissance". 113

Le phénix vit dans une ardente éternité; son ardeur s'oppose ;a la fai-

blesse des lncioles, des étoiles, et des feux follets; si le "flambeau"

lunaire naît le soir pour mourir le jour, le phénix se braIe le soir

111 Alcools, .GaUimard., p. 31

112 Ibid., p. 9

113 Ibid., p. 17

39

Page 47: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

,pour renaître le jour à un amour plus beau. La lune emprunte sa lumière

du feu solaire; le feu du phénix est authentique; sa flamme est immortelle.

Elle maintient le passé dans un éternei présent, tandis que la flamme

de'la luciole, du feu follet est passagère et mourante: la mort-néant

s'oppose à la môrt~vie, au jour- renaîssance. Le bOcher du phénix marque

le triomphe de l'amour sur le temps et sur la mort, et proclame l'incor­

ruptibilité de la passion. L'amour impérissable du mal-aimé di~fère

40

_ .. __ . __ . ______ -- _ de la I>assi~n _ éph~mère _~.e_ ~a_ f~~e_ •.... ______ . ___ ._. ________ . ______ . _______ ... ___ . ____________________________ _

"J'ai hiverné dans mon passé Revienne le soleil de Pâques Pour chauffer un coeur plus glacé Que les quarante de Sébaste Moins que ma vie martyrisés": 114

ces vers font allusion aux quarante soldats chrétiens martyrisés

par exposition sur un étang gla~é; c'est la froideur et l'insensibilité

féminine qui inspirent cette image biblique où l'élément de l'eau de-

vient l'instrument qui martyrise.

Cette image décrit un état extérieur et un état intime, elle

transmet à la fois la froideur aux corps et au coeur qui est un genre

de supplice: elle conduit à la mort idéalisée.

114 Alcools, Gallimard, p. 19

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Le feu du bficher idéalise également la torture amoureuse; dans les vers

suivants apparaît le bficher funèbre de l'amour:

"Et les destins damnés ou faustes La corde au cou comme à·Calais Sur ma douleur quel holocauste

Te fuient 0 bficher divin qu'ornent Des astres des· fleurs du matin"; 115

de nouveau le poète se voit victime d'une immolation suprême; l'holocauste

41

... --_ ..... _ .. - .. _-"- .... ~_ .. _ .. __ .... -.. -_ ... _-_._---_. __ ._._-

et le bûcher l'élèvement à un monde supérieur, celui des martyrs: leur

flamme est divine. Et l'image du cygne-roi idéalise également la mort

du poète.

Mais l'amour, cette foi à laquelle l'amant se voue est fausse;

la flamme du bûcher et du phénix, l'étang glacé ainsi que le lac nient

au martyr la survivance dans le monde des choses éternelles: il n'abou-

tit jamais à une survie. D'après l'étude des images qui se rapportent

aux éléments, on peut déduire une philosophie pessimiste de l'amour.

Les éléments placent le sentiment dans un univers idéal où tout bonheur

est inac~essible, où dans un univers réel sombre, peuplé de malheureux

et de femmes fausse,s; tout y est bref, rien ne subsiste de l'amour sauf

des souvenirs tristes.

Par leur forme et leur signification, l'eau et le feu inspirent

115 Alcools, Gallimard, p. 21

Page 49: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

un. maudit amour, et deviennent tantôt une source inéluctable de la . souffrance et du désarroi,tantôt le reflet de cette souffrance et

de ce désarroi. Ou ils traduisent les mouvements intérieurs qui

varient du désespoir à la colère,del'exaltation à la résignation.

Le héros se laisse diriger et commander par les éléments:

il prend une attitude soumise devant les beautés aquatique et aérien-

nes 2 devant les feux traîtres et les eaux dangereuses.

L'·espace et le temps s'annulent: les éléments transposent

ltêtre partout où il veut être dans un temps discontinu, des mondes

différents se croisent et nous placent tantôt dans la bible, tantôt

dans la mythologie.

La recurrence des mêmes symboles, la grande variété des images

se référant aux mêmes thèmes où les éléments apparaissent sous formes

diverses haussent l'histoire d'un homme "mal-aimé" sur le plan d'un

héros mythique.

42

Page 50: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

43

. 1YRISME ET SOUVENIR DE L'AMOUR:

LES ELEMENTS COMME EXPRESSION DE L'ELEGIE

" ..• il ne faut point voir de tristesse dans mon oeuvre",

déclare Apollinaire dans une lettre adressée à Madeleine;.cette tris-

tesse le poète la nie en vain. Tristesse, douleur, nostalgie: elles

~bsorbent une très grande partie d'Alcools, en formant l'essence des

,poèmes élégià'qq..es. ;;de la fin d'amour.

Le poète rattache les éléments de l'eau et de l'air au ly-

risme sentimental et personnel: sensibilisés, ces ·éléments réfléchis-

sent les émotions intérieures d'un coeur bléssé, ils chantent la fuga-

cité de l'amour et du temps, la permanence du sentiment et du souvenir.

Alors, bien que les éléments se. rattachent à une géographie spécifique,

à la ville de Paris ou à la Rhénanie, ils sacrifient le pittoresque et

le local pour s'intégrer à une nature vaste et indéterminée qui s'ac-

corde aux vibrations int~mes de l'âme.

L'eau

C'est surtout le fleuve qui inspire les poèmes élégi~· Pourquoi?

Page 51: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

Le fleuve forme une part intégrale de la vie d'Apollinaire parisien;

le "promeneur des deux rives" définit les quais "ùne d,élicieuse biblio­

thèque publique". La Seine a ses charmes romantiques: il est

"'un fleuve adorable. On ne se lasse point de le rfgarder. Je l'ai chanté bien souvent dans ses aspects diurnes et nocturnes( .•• } Après le. Pont Mirabeau la promenade n'attire que ,les poètes, les gens du quartiers et les ouvriers endimanchés". 117

Les ponts et les quais évoquent la ville: le réveil bruyant et actif:

"Bergère ô"'tourEiffel le troupeau des ponts bêle le matin", 118

.' la tristesse d'un soir;

"Le long des quais déserts et sombres" 119,

l'approche du coucher:

"Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine" 120.

Ils gardent la place privilégiée des ivresses:

uCavalerie des ponts nuits livides de l'alcool" 121

et

"je suis ivre d'avoir bu tout l'univers sur le quai"

et des attentes:

"Et sur le pont des Reviens-t-en". 122

-117 Décaudin, Oéuvrés Complètes;' _ Tome II, p.23

118 Ibid. , p. 7

119 Ibid. , p. 136

120 Ibid. J p. 142

121 Ibid. , p. 53

122 Ibid. , p. 24

44

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Le fleuve a joué un rôle important surtout dans la vie sentimentale

d' Apoll inaire : .. il a été témoin de la naissance ~ du déroulement et

de la fin de tous les amours du poète. Rouveyre~ dans Amour et poésie

d'Apollinaire, déclare:

. "L'Amblane féérique, le Rhit\tu multueux et romantique~ avaient déjà entre.temps, été, à ses amours premiers, imparfai t.s et touj ours con­trariés, de chers compagnons exal­tants et complices. Mais ce devait être la Seine qui serait pour lui la confidente de son amour adulte, celui qui devait .être et rester le plus marqué de tendresse, d'espoir, de düres atteintes, de cuisants regrets~ d'une indéfectible imprégnation". 123

Dans Mai~ le fleuve crée une. ambiance senti~entale et pittoresque~

beaucoup plus sentimentale que pittoresque~ car la description de-

vient allégorique. Le fleuve prend une signification tragique lors-

qu'il emporte avec lui tout signe humain vital. Tout s'éloigne avec

le courant d'eau, les gaies excursionnistes:

"Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne"

le cortège bohémien:

le régiment:

"Sur le· chemin du bord du fleuve lentement Un ours un singe un chien menés par des tziganes Suivaient une roulotte traînée par un âne",

123 Alcools, Gallimard, p. 89

45

Page 53: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

"Tandis que s'éloignaient dans les vignes ·rhénanes Sur un fifre lointain un air de régiment". 124

Ce départ se mêle au flétrissement de· la nature pour évoquer un autre

départ, départ bf~aucoup plus indirect et voilé,.ceiui· de la femme

aimée:

"Vous êtes si jolies mais la ~arque s'éloigne qui donc a fait pleurer les saules riverains

. Or des vergers f~euris se figeaient en arrière Les pétales tombées des cerisiers de mai . Sont les ongle~ de celle que j'ai tant aimée" .125

Dans Le Pont Mirabeau, la Seine est la confidente intime êt

'l'amie fidèle de l'amant. Elle réfléchit les émotions d'une sensibi~

lité affligée aussi bien qu.~ .. 1' inquiétude devant la fuite du temps et

de l'amour. Le poème s'ouvre avec l'écoulement de l'eau qui emporte

avec elle les amours:

"Sous le Pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours", .126

ce mouvement coulant se répète dans la troisième strophe, avec l'insis-

tence sur le départ de l'a~our:

"L'amour s'en va comme. cette eau coulante L'amour s'en va" , 126

ce départ se confond avec la souffrance du poète, qui ne trouve aucune

consolation dans l'Espérance:

124 Alcools, Gallimard, p.95

125 Ibid. ,p. 95

126 Ibid., p. 15

46

"" "

Page 54: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

'.'L'amour s'en va Comme la vie est lente Et comme l'Esperance est violente". 126

. Une note encore plus tragique s'ajoute au poème lorsqu'à l'ecoulement

de l'amour et des flots s'ajoute celui du temps:

"Passent les jours et passent les semaines Ni le temps passe

-----.------.- ---------_·-------------Ni-:--les-amours--reviennent- --Sous -le Pont Mirabeau coule la Seine". 126

Mais quelque chose reste de l'activite humaine, .et du temps passe:

l'amour loyal et eternel du poète, qui demeure seul avec ses deceptions

et sa douleur:

'~ienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure". 127

Dans Marie, le depart de la femme aimee declanche la dernière

strophe qui cree la correspondance entre. l'amant et la Seine:

"Je passais au bord de la Seine Un livre ancien sous le bras Le fleuve est pareil à ma peine Il s'écoule et ne tarit_ pas Quand donc finira la semain~" 128

l'eau coulante mais intarissable est à la fois movilité et permanence;

elle défie le temps pour immortaliser la douleur; ce flot symbolyse la

vie de l'amant, qui est une peine eternel1e.

Le fleuve garde le souvenir du passage de l'amour, le poète y

retrouve son image en revivant un lambeau de sa passion:

126 Alcools, Gallimard, p. 15, p. 16

127 Ibid., p. 15

128 Ibid., p. 55

47

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"Faut-il qu'il n'en souvienne":

~out à coup une résurrection instantanée des couples d'amants se dégage

des eaux; tous reprennent leur ancien état pour se fondre avec les flots

et le pont:

"Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras Des éternels regards l'onde si lasse". 129

Dans Rosemonde, c'est près de l'eau que le poète retrouve le sou-

venir de l'amour vécu pendant deux heures:

"Mais le canal était désert Le quai aussi et nul ne vit Comme mes baisers retrouvèrent Celle à qui j'ai donné la vie Un jour pendant plus de deux heures". 130

Parfois le poète mêle la bien-aimée au paysage aquatique. Dans

Poème lu au mar.iage d'_André Salmon ,le fleuve qui revient à l'esprit du

poète' est celui où t' une Ophélie inanimée flotte parmi les fleurs pour

évoquer un amour jamais achevé:

."Je le revis au bord du fleuve sur lequel Flottait Ophélie Oui blanche flotte entre les nénuphars". 131

Dans Clotilde, nous voyons des femmes féériques:

"Les déités dés eaux vives Laissent couler leurs cheveux Passe il faut que vous poursuivez Cette belle ombre que tu veux". 132

129 Alcools, Gallimard, p. 15

130 Ibid. ,p. 88

131 Ibid., p. 58

132 Ibid., p. 47

48

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La chevelure cache un désir sensuel que dans ce poème ne peut être sa-

t1sfait: elle se déploie dans un flot qui l'emporte; l'onde et la chevelure

fuyantes répondent à l'image de l'ombre~ suggèrent le départ survènantdans

les deux derniers vers.

Dans l'Emigrant de Landor Road, les éléments de l'eau et du vent

se fondent pour créer une illusion amoureuse:

"Les vents de l'océan en soufflant leurs menaces Laissent dans ses cheveux de long baisers

·mouillés"; 133

·ces vers éveillent la présence féminine et l'appétit du plaisir, dans

l'image des cheveux et des baisers prolongés; mais il ne s'agit que d'un

instant d'amour illusoire; il naît et se dissoud aussitôt avec les ondes

qui s'enflent et s'abaissent.

Parfois le fleuve réveille des souvenirs déplaisants de l'amour.

Dans Fiançailles, il fait partie d'une vision nocturne urbaine, et

son obscurité réelle se rattache surtout à l'obscurité d'un monde sans amour

de cette grande foule qui s'écoule vers le néant:

"La ville cette nuit semblait un.archipel Des femmes demandaient l'amour et .la dulie Et sombre sombre fleuve je me rappelle Les ombres qui passaient n'étaient jamais jolies". 134

Et bien que le cours d'eau du Voyageur, appaFtienne plutôt à un paysage

nocturne rhénan, il suggère un monde semblable, fait de silence et d'obs-

curité, de regards des amants qui disparaissent emportés par le flot:

133 Alcools:, Gallimard, p. 85

134 Ibid., p. 115

49

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"Un oiseau langoureux et toujours irrité Et le bruit éternel d'un 'fleuve large etsombre

Mais'tandis que mourants roulaient vers l'estuaire Tous les regards tous les regards de tous les yeux Les bords étaient déserts herbus silencieux". 135

.... ry

~ans Fiançailles,.l' élément aquatique apporte un naufrage marin qui

voile un.naufrage sentimental:

'.'Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes À l'horizon brumeux s'enfonçaient les trois mâts". 136

Dans Crépuscule, l'arlequine pénètre l'étang de son indifférence et

insensibilité; l'.étang-miroir réfléchit une nudité physique et morale, il

sert d'intermédiaire entre la vivante et les morts, il assimile la vivante

aux morts:

"Frolée par les ombres des morts Sur l'herbe où le jour s'exténue L'arlequine s'est mise nue Et dans l'Etang mire son corps". 137

La neige est surtout li.ée à la mélancolie amoureuse élégiaqùe.

Dans Marie, elle forme avec les brebis-flocons qui tourbillonnent

dans l'air et s'en vont pour suggérer le départ d'e Marie:

135

136

137

138

"Les brebis s'en vont dans la neige Flacons de laine .•• ". 138

Dans Automne malade, la neige présage la fin de l'amour:

"Automne fualade et adore Tu mourras quand l'ouragan soufflera dans les roseraies

ALcools:; Gallimard, p. 53

Ibid. , p. 121

Ibid. , p. 37

Ibid. , p. 55

50

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)l'Quand il aura neige Dans les vergers". 139

Elle apport.e la mort de l'amour dans l'image de 1 'hiver:";

"L'hiver est mort tout enneige", 140

et

"Sa lame un ciel d'hiver neigeant", 141

ou peut suggerer la souffrance d'une attente:

L'air

"Ah! tombe neige Tombe et que n'ai-je Ma bien-aimee entre mes bras". 142

L'air contribue à-l'aneantissement des choses, et tout ce qui s'abaisse

dans l'air aide à creer cette atmosphère melancoliquedes poèmes elegia-

ques. Decaudin, se réferant à Alcools, declare:

139

140

141

142

143

144

"La neige qui tourbillonne doucement Les feuilles à l'automne ou les pé- 1

tales des fleurs au printemps qui tombent, ou feuillolent, les plumes qui volent dans l'air sont pour

. Apollinaire une mélancolique repré­sen~ation de l'inéluctable, ecoule­ment.du temps et des années lentement perdues". 143

Dans La t'zigane, l'oiseau qui se deplume annonce un drame d'amour:

"Et l'oiseau bleu perdit ses plumes

On sait très bien que l'on se damne". 144

Alcools, Gallimard, p. 132

Ibid. , p. 26

Ibid. , p. 28

Ibid. , p . 57

.Revu~ _'. de s Lettres. mo.de.rnes, (1964), p.122

Ibid. , p. 78

51

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Dans Mai~.la chute des feuilles crée la correspondance avec le fIé.:..

ttissement de la femme aimée:

"Qui donc·a fait pleurer les saules riverains

Or des vergers flèuris se figeaient en arrl.ere Les pétales tombées des cerisiers de·mai Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée Les pétales flétris sont comme ces paupières". 145

Dans L'Emigrant de Landor Road, le vent se mêle aU'feuillage d'au-

tomne et aux a~ieux de la foule, sur un port plein de tristesse:

"Puis un port d'automne aux feuilles indécises Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi Sur le port du vaisseau il posa sa valise". 146

La descente de l'oiseau d'Un soir:

"Une aigle descendit de ce ciel blanc d'archanges", 147

apporte un présage funeste Rarèë qu.' il annonce la mort de l'amour pur

et le' triomphe de la fausseté .

. Dans Automne' JIia.lade, la chute des feu,illes et des fruits, la neige

qui tombe' produisent la douleur et la mort, évoquent la vie qui s'écoule,

et donnent de l'automne une image plutôt sentimentale que réelle:

"Automne malade et adoré Tu mourràs quand l'ouragan soufflera dans les roseraies Quand il aura neigé Dans les vergers

Pauvre automne Meurs en blancheur et en richesse De neige et de fruits mûrs .....

145 Alcools, Gallimard, p. 95

146 Ibid.~ p. 86

147 Ibid., p. 112

52

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"Des fruits tombants sans·qu'en les cueille Le vent et la f8ret qui pleurent Toute.s leU'l~s larmes ~n automne feuille à feuille". 148

Un ven.t tremblant printanier accompagne le cygne vers l'agonie:

"Sur un la.c blanc .et sous l'haleine Des vents qui tremblent au printemps Voguait cygne mourant sirène", '149

ou prie l'amour mis au tombeau:

"C'est un cyprès sur u;n tombeau OÙ l.es quatre vents s'agenouillent". 150

Les éléments deviennent ainsi sentiment et émotion. Ils se chargent

souvent de douleur humaine. Le vent meurt:

"Les vents ont expiré couronnés d' anémc;mes o Vierge signe pur du troisième jour", 151

ou souffre:

"Tel qu'un noyer gaulé dit aux vents de ses douleurs". 152

La chute des feuilles est un pleur qui voile et accompagne la mort:

"Beaucoup de ces dieux ont péri C'est sur eux que pleurent les saules", 153

et dans Mai,

"Vous ~té.s·si jolies mais la barque s'éloigne Qui donc a fait pleurer les saules riveraines", 154

ou encore ·dans Automne ~alade:

148 Alcools, Gallimard, p. 132

149 Ibid. , p. 31

150 Ibid. , p. 25

151 Ibid. , p. 121

152 Ibid. , p. 37

153 Ibid. , p. 111

154 Ibid. , p. 21

53

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'iLe vent et la fôret qui· pleurent Toutes leurs larmes en autonme feuille à· feuille". 155

Dans presque tOU$ les poèmes élégiaques, le "moi" du poète est

absent. Ce sont les éléments qui parlent de l'amour, de l'évanouissement

des choses et· des êtres, qui ·.ressentent les abandons et les départs.

Ils expriment surtout des états d'âme où la plainte est discrète,

le sentiment voilé, la confidence intime indirecte. Les éléments ainsi

permettent au poète de trâiter un thème personnel de façon symbolique

et aIl égorique .

Une tonalité triste et tendre imprègne ces poèmes, dans l'évoca-

tion des.~eautés fuyantes, de l'amour bref et fragile dans un monde où tout

est fugace et évanescent·, et où 1 '.on est incapable de sauvegarder la péré-

nité du sentiment se crée une note de détresse et de mélancolie. La

fuite du temps qui établit l'éphémérité de l'amour forme la matière de la

mélancolie apollinarienne:

"Rien ne détermine plus de mélancolie chez moi· que cette fuite du temps. Elle est en désaccord si formel avec le sentiment de mon identité qu'elle est la source même de ma poésie". 156

155 Alcools, Gallimard, p. 95

156 Ibid., p.132

54

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CHAPITRE III

LE RENOUVEAU SPIRITUEL

Du néant à l'être.

De la terre au ciel. dialectique de la terre et de l'air.

L'opposition de l'air et de la terre met à nu la double destinée

de l'homme. du poète, cloué au sol mais aspirant à l'infini. Un élément

ouvre les portes à l'avenir, à la vie spiri tue lle, l'autre au néant de.

1 t être et des choses spirituelles " Les deux éléments se rattachent à la

dialectique de l'ascension et de la chute. Lumière et ténèbre, le poè-

te les lie aux éléments et au mouvement ascensionnel et descendant.

"La foule en tous les 'sens se'Lffiuait en mêlant Des ombres ,sans amour qui s~ traînaient par terre Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs", 157

dans ces vers de L'Emigrant de Landor Road, les hauteurs et les êtres qui

s'envolent se caractérisent par la luminosité et la blancheur, "lacs

blancs de lumière", oiseaux blancs", tandis que les ombres de la foule

157 Alcools, Gallimard, p. 85

55

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• se rattachent à la terre et s-' apparentent aux ombres fuyantes de

Fiançailles:

"Des" femmes demandaient l'amour et la dulie Et sombre sombre fleuve je me rappelle Les ombres qui passaient n'étaient jamais jolies", 158

et de Signe:

"Une" épouse me suit c'est mon ombre fatale". 159

Clarté est le vol des mains dans Merlin et la vieille femme:

"Et leurs mains s'élevaient comme un vol de "colombes "Clarté sur qui la nuit fondit comme un vautour" 160,

56

tandis que la nuit lie "l'ouvrage immorte 1", ce poète qui cherche son être-1.

sur terre:

"Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome Il marchera tout seul en regardant le ciel". 16.1 "

La descente de LuI de Faltenin amène l'artiste aux ténèbres des grottes

terrestres. Dans Cortège:

"Et moi aussi de près je suis so~bre et terne Une brume qui veint d'obscurcir les lanternes Une main qui tout à coup se pose devant les yeux Une voûte entre nous" et toutes les lumières Et je m'éloignerais m'illuminant au milieu d'astres bien aimés", 162

l'obscurité, "sombre et terne", "brume", "ombres", obscurcissement", dési-

gnent le poète cloué sur terre; aussitôt qu'il prend le libre essor vers

158 Alcools, Gallimard, p. 115

159 Ibid. , p. 111

160 Ibid. , p. 65

161 Ibid. , p. 65 l

162 Ibid. , p. 48

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les espaces aériens, l'ombre devient une lumière naissante qui augmente

d'intensité à mesure. qu'.elle monte.

Le mouvement ascensionnel et descendant déclanche le thème de

l'être et du néant:

"Pour l'imagination aérienne bien (~dy.namisée, tout 'ce qui s'élève s'éveille à l'être, participe à l'être. Inversement,tout ce qui s'abaisse se disperse en vaines ombres, participe au néant". 163

.57

L'oscillation entre la terre et l'air est une oscillation entre la

matière et l'esprit: elle traduit les élans vitaux ou bien les inquiétudes

et les tourments spirituels:

" ••• de toutes les métaphores~"iesmétaphores de la hauteur, de l'élévation, de la'profondeur, de. l'abaissement,·. de la chute sont par exce 1-lence des métaphores axiomatiques ( ••• ) •. Ces images sont d'une singulière puissance: elles commandent le dialectique de l'en­thousiasme et de l'angoisse ( •.. ). On ne peut se passer de l'axe vertical pour ex­primer la valeur. morale". 164

La foule et les ombres qui peuplent la terre dans L'Emigrant de

Landor Road et dans Fiançailles appartiennent au monde de la matière;

l'amour y est perdition et malheur, les âmes des filles y sont englouées

dans le péché. La masse ténébreuse de Çortège "au milieu d'ombres", sym-

bolyse la médiocrité terrestre des hommes incapables de l'ascens.ion spi-

rituelle. LuI de Faltenin renonce à ses aspirations morales en acceptant

163 C. Bachelard, L'air et les songes, p. 90

164 Ibid., p. 18

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" le voyage descendant; la passion terrestre apparatt négative, car le

charme physique des sirènes s,e décompose à, mesure que le soleil descend:

"Sirènes enfin je descends Dans une grotte avide j'aime Vos yeux. Les degrés sont glissants Au loin que vous devenez naines N'attirez plus aucun passant". 165

Cette chute sensuelle coupe l'artiste du monde de la pureté stel­

laire 'et apporte la stérilité du travail poétiq~e; ·ces vers proclament

le triomphe de la matière sur l'esprit:

"Lesotelles nous ensanglantent Dans le nid des sirènes loin Du troupeau d'étoiles oblongues". 166

La décapitation du Soleil dans Zone:

"Soleil cou coupé", 167

apporte l'obscurcissement total de la terre et l'angoisse dans l'âme

d'Apollinaire; elle symbolise l'échec de la foi et de l'espoir dans le

siècle nouveau.

58

Si la matière se meurt sur la terre, l'esprit ~st fait pour les espaces

aériens. L'envol ouvre les portes à la vie spirituelle:

165

166

167

168 :f\

G.

"Or, la vie spirituelle est caractérisée par son opération dominante: elle veut grandir, elle veut s'élever. ,Elle cherche instinctivement la hauteur". 168

L'amour véritable établit sa demeure dans les hauteurs' aériennes

Bachelard, L'air et les songes, p.18

Aléools" Gallimard, p. 77

Ibid. , p. 14

G. Bachelard, L'air et les songes, p.52

Page 66: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

., pour échapper à l'impureté des amours terrestres. Les mains qu~ s'envo-

lent vers les hautes sphères dans L'Emigrant de Landor Road:

"Et des mâins vers le ciel plein de lacs de lumière S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs"

suggèrent les élans des amours spiritualisés des mortels. L'air s'offre

comme un remède aux maux de "l'âme_~ Elle permet d'accéder à un monde su-

périeur. Apo1linaire~ dans les moments d'inquiétude amoureuse~ garde la

nostalgie de cette patrie idéale aérienne.

Le vol favorise les effusions amoureuses:

"Les colombes ce soir prennent leur dernier vol". 169

Dans Merlin et la vieille femme, le lapse d'amour entre Morgane

et Merlin trouve son vrai climat dans l'air, où s'engendre un fruit heu-

reux, le poète. L'ascension peut donc être un élan libérateur, une déli-

vrance du mal et de la déchéance terrestre. L'air donne la vie à l'être.

Sa pureté répond au besoin d'un amour sain~ qui est souvent symbolisé

par le vol d'oiseaux blancs.

L"' air établit la sérénité de l'homme:

"Oiseau tranquille au vol inverse oiseau". 170

Elle incline à la création:

"Qui nidifie en l'air". 170

Le poète s'identifie donc aux habitants aériens.

169 Alcools" Gallimard, p. 111

170 Ibid.~ p. 48

59

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pans Le l·arron, cet élément .encourage l'éloquence poétique:

"Cet insecte jaseur", ô poète barbare":~ 171

sa pureté s'unie à celle terrestre pour,:~'permettre aux oiseaux de forger

la perle:

"La f6ret précieuse aux oiseaux gemnipares", 171

ou à celle de la source aquatique 'pour mfirir le crapaud poète:

"Aux crapauds que l'azur et les 'sources mfirirent", 171

Dans Vendémiaire, les rois morts prennent l'essor de la terre pOUF renaî-

tre dans l'ivresse poétique de l'air:

"Une foule de rois'ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vie éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire". 172

La montée de Cortège, opère la transmutation de l'homme, l'ombre devient

lumière, du potentiel on passe à l'actif: les hauteurs créent un poète­

voyant. Il atteint à la connaissance profonde de soi:

"Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Pour que je sache enfin celui-là que je suis"; 173

il saisit par l'intuition l'origine de~ peuples:

I~oi qui connais les autres Il me suffit de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers", 173

il.ressuscite le passé:'

"Il me ~uffit de tous ceux-là pour me croire le droit De ressusciter les autres". 173

171 Alcools, Gallimard, p. 72

172 Ibid., p. 140,

173 Ibid., p. 49

60

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, '

La supériorité aérienne confère au poète une supériorité intellectuelle.

Il, s'agrandit:

"Je les connais par les cinq sens et par les autres

"oU leur langue quand il me plaît de faire le médecin "Ou leurs enfants quand il me plaît de faire le prophète"" 173

et il agrandit l'univers:

"Les géants couverts d'algues passaient dans 'leurs villes "Sous-marines où les tours seules étaient des îles ...... flpUis sur terre il yenait mille peuplades blanches ••. " 174

Mais c'est par exception que l"élément de l'air" dans Cortège"

dirige le poète vers le passé. Dans Alcools',;,cet élément lance les

hommes vers l'avenir et la nouveauté.

La I;l;ouveauté spiritüelle: l'obsession de l'altitude

"Que Pâris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mares becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l'aube": 175

Le poète de Vendémiaire, fixe sa gloire dans les hauteurs" "là-

61

haut", ,où se prépare la vendange pour les g~nérations futures" "de l'aube".

Et un élément appelle l'autre: l'air poétique attire le monde du passé et

du présent. Villes" continents" rivières et mèrs" tout se change en vin

173 Alcools" Gallimard, p~ 49

174 Ibid." p. 50

175 Ibid~" p. 136

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pur et sacre da,i1S·l~air.Se forme alors la vigne eternelle lyrique pour

1 'homm~ de l'avenir auquel le poète fait appel:,

et

"Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi",175

"Ecoutez-moi je suis le gosier de Paris Ecoutez mes chants d'universelle ivrognerie";-176

L'envolee amoureuse de ~er)in et ~~!~aI!.~:

"Puis les pâles amants joignaient leurs mains'dementes L'entrelacs de le:urs doigts fut leur seul lapse d'amour" 177 ....... Et leurs mains s'eievaient comme un vol de colombes Clarte sUT qui la nuit fond':Lt comme un. vautour", 177

annonce un art poetique nouveau. Mme Durry interprète ce lapse d'amour

aerien ainsi:

"Morgane ••. fait l'amour avec sa Memoire au milieu d'un renouveau. Et tout cela est la formulation cachee d'un art poe~ique( ••. ).· Le monde nouveau est celui de ,l'amour, qui ressuscite le passe en le metamorphosant, amour qui n'est pas uniquement celui de la chair mais un enthousiasme, une fe.rveur, àla fois presque religieuse et 'heretique ( ..• ) 178.

S'eng~dre dans l'air un "ouvrage immortel", le poète charge de

renouveler le monde. Il marche sur terre tout en concentrant son regard

vers le haut:

175 AlcooJ?, Gallimard, p. 136

179 Ibid., p. 142

177 Ibid., p. 66, 67.

178 M.J. Durry, Guillaume Apollinaire.: Alcools, Tome l, p. 217-218.

62

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"11 sera bien mon fils mon ouvrage immortel Le front nimbé ,de feu sur le chemin de Rome Il marchera tout seul en regardant le ciel",179

car ce ciel lui donne la vision extatique des choses futures qu'il doit

saisir et interpréter pour le commun des hommes.

63

C'est surtout le poème liminaire d'Alcools, Zone,qui traite le thè-

me de "l'esprit nouveau"~. annonce cet "esprit nouveau" l'ascension d'un

long cortège dans l'air:

"Pupille christ de l'oeil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et Changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'air " .... " . Icare' Enoch Elie Apo11iniùs',de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement élevant l'hostie L'avion se pose enfin'sans refermer les ailes Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles ..... '. Puis voici la colombe l'esprit immaculé Qu ,'e scortent l'oiseau lyre et le paon oce 11 é Le, phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre Un instant voile tout de son ardente cendre

Et tous aigle phénix et pihès de la Chine Fraternisent avec la volante machine". 180

L'air est donc la patrie des élus: tous les hommes qui se coupent

179 Alcools, Gallimard, p. 67

180 Ibid., p. 9-10.

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-du commun et se proposent de remplir une mission spéciale cherchent

un isolement.

C'est le Christ de la religion à la jeunesse éternelle:

"Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion" ,181

\ qui ':gùid~ la montée. L'àir abolit le temps: les personnages de la my­

thologie et de la bible qui ont connu les ascensions dans le passé, les

prêtres et les oiseaux se croisent tous dans l'air avec l'avion. Cette

ascension annonce des nouveautés à la fois matérielles et spirituelles:

se prophétise le siècle des machines et de l' indust.rie qui opérera la

.transformation du monde. Le mc:>uvement scientifique se fond avec le mou- .

vement ':artistique; les deux ensemble dirigent l'évolution de l'humanité,

car le thème de l'ascension définit également la condition et la mission

du poète. La montée du Christ est également la montée de l'artiste créa-

teur, novateur; cette montée lui per:mettra de se dégager de la littéra­

ture qui.empèche d'accepter la vie nouvelle du temps:

"A la fin tu es las de èe monde ancien",182

est suivi de l'embarcati9n sur cette vie nouvelle.

Et le thème du vol dans Zone, se lie à la profession de foi artis~

tique d'Apollinaire, exprimée dans la Conférence sur l'Esprit nouveau:

181 Alcools·, Gallimard, p. 7

182 Ibid., p. 7

64

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"( .•• ) Les fables s'étant· pour 'la p.1upart réalisés et au-delà,c'est au poète d'en imaginer des nouvelles, que les'inventeurs'puissent à leur 'tour réaliser ( ••• J.C'est que'poésie et création ne sont qu'une même' chose; on ne doit appeler poète que celui qui invente, celui ,qui crée ( ••• ). Le poète, par la ~ature même de ces explorations, est isolé dans le monde nouveau) ( ••. ). . Les' poètes modernes sont donc des créateurs, des inventeurs et des proph~tes ( •.• ) •. 1 ls veulent enfin un j our machiner la poésie comme on a machiné le monde. Ils veulent être les premiers à fournir un lyrisme 'tout neuf à' ces nouveaux moyens d'expression qui ajoutent à l'art ~e mouvement et qui sont la phonographie et le cinéma" .183

La Vocation Spirituelle:

Le feu et la pensée absolue

Des quatre éléments, c'est l'élément-du feu qui se rattache

aux facultés de l'esprit. La clarté du feu matériel de la lampe suggère

la lucidité mentale; sa présence dispose au travail intellectuel:

"Le jour s'en va voici que braIe Une lampe dans la prison . Nous sommes seuls dans ma cellule Belle clarté. Chère raison", 184

ou la lumière veut dire pensée, dans Le brasier:

183 Décaudin, Oeuvres Complètes, Tome 3, p. 900 et 908

184 Alcools, Gallimard, p. 131

65

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'·'Descendant des' hauteurs ou pense la lumière", 185

et dans Vendémiaire: t

'.,'

"L'éc1air'qui luit ainsi,qu'une pensée naissante",186

,Lé feu émanant du poète-soleil et des constellations est sagesse:

"Qu'importe mélo sagesse égale Celle des' constellations , Car c'est moi 'seul nuit qui l'étoile",187

et dans 1909, l'esprit scientifique, créateur de la vie industrielle,

devient un cerv~au en flammes:

"Lê fer ét'ai t 1 eur sang 1 a fI amme leur cerveau". 188

Le feu électrique sert à traduire la rapidité de la pensée et de la mé-

moire; l'éclair est aussi soudain qu'une pensée naissante:

"L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante". 189

Souvenirs allant et venant tout à coup dans 'la mémoire forment un jardin

de roses électriques:

"Et les roses de l'éléctricité s'ouvrent encore Dans le jardin de ma mémoire". 190

Element qui est surtout "éclair","lumière", "clarté", "soleil',':

une splendeur emplissante caractérise ce feu spirituei. Splendeur et

66

mouvement stunissent pa:t;fois dans le dynamisme des facultés intellectuelles.

La pensée-éclair est une lumière qui travers'e et remplit le

185 Alcools, Gallimard, p. 125

186 Ibid." p. 141

187 Ibid. , p. 77

188 Ibid. , p. 125

189 Ibid. , p. 141

190 Ibid. , p. 117

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cosmos; dans Cortège, la clarté du;€eu se répand à mesure qu'elle monte;

dans Le ïarron, le feu interne d~ ,voyant Moise .s' extériorise vers le loin

par un mouvement de propulsion:

"Un homme -gègue ayant au front deu~ jets de flamme", 191

ou bien il pénètre du cosmos à l'intérieur:

"Juin, ton soleil ardent lyre brille mes doigts endoloris";192

67

l'avenir flambaitlt du Brasier éclaire et envahit le cosmos par le mouvement

giratoire de la roue:

"Descendant des hauteurs où pèse la lumière Jardins rouant plus haut que tous les dels mobiles L'avenir masqué flambe en traversant le ciel";193

ce même mouvement se r~pète dans la creation des bouquets spirituels: .

"Ou.d'ardents bouquets rouaient Aux yeux d'une mulâtresse qui inventait la poésie". 194

La danse solaire de la memoire ébranle tout le ciel:

"Son geste fit crauler l'orgueil des cataclysmes Le soleil en dansant remuait son nombril"; 195

Un autre bouleversement cosmique qui mêle le monde cele·ste, végetal, et

animal le procure une flamme destructrice:

191

192

193

194

195

"Le galop soudain dës etoiles N'etant que ce qui deviendra Se mêle au hennissement mâle Des centaures dans leur haras Et des grandes plaintes vegetales". 196

Al coo 1 s , Gallimard·, p. 71

Ibid. , p. 31

Ibid. , p. 92

Ibid. , p. 117

Ibid. , p. 65

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le feu poétique. fait tourner la girande et le poète en donnant

4n libre essor vers·toutes les directions:

"Et la girançle t,?urne ô belle ô belle nuit Liens déliés par une libre flamme"~ 197

Pureté et impureté: le feu instrument du rachat -spirituel.

Ce feu ainsi dynamisé se rattache avant tout au renouveau poétique

d'Apollinaire. Déjà. dans Chronique d'Art~ le poète apparente le feu à

la création artistique:

" ••. il Y a des yeux où se reflètent des humanités semblables à des fantômes divins et joyeux. Ces yeux sont attentifs comme des fleurs qui veulent toujours contempler le soleil. 0 joie féconde, il y a des hommes qui voient avec ces yeuxC .•. ). La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant. La flamme a la pureté qui ne souffre rien d'é­tranger et transforme cruellement en elle-même ce qu'elle atteint. Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise chaque flammèche est semblable à la flamme unique. Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier C ••• ).

197 Alcools, Gallimard, .p. 122

68

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e

"Considérer la pureté,c' est baptiser l'instinct, c'est humaniSer l'art et diviniser la person­nalité ( ..• J. ' Le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre ~ivinité ••• 198'

Dans Alcools, le feu est inné chez le poète. Apollinaire se re-

connaît dans Moise aux yeux des flammes, et dans le génie solitaire q~i

est à la fois ombre et feu:

"Ou il monte de la fange ou soit une ombre d'homme Il sera bien mon fils mon ouvrage immortel Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome"; 199

c'est une lumière solaire qui génère le poète:

"Le'soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre Maternel qui saignait lentement sur le ciel La ·lumi~re·:,est ma mère ô lumière sanglante Les nuages co,!-!laient comme un flux menstruel", 200

mais cette lumière saigne d'un liquide sanglant impur; ce, qui saigne, le

sang qui coule dans Alcools se rattache presque toujours à l'angoisse amou-

reuse; dans ce contexte le soleil-sang fait du poète un homme à la fois

de la matière et de l'esprit. Le Larron est une lumière qui brille et

attire:

"Il brillait et attirait comme la pantaure", 201

cependant cette lumière n'est pas encore orphique:

"Que n'avait-il pas la voix et les jupes d'Orphée", 201

1~8 Revue des Lettres modernes, (1962), p. 16

199 Alcools, Gallimard, p. 67

200 Ibid. , p. 65'

201 Ibid. , p. 74

69

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car elle n'est qu'une ombre à côte du feu solaire du choeur voue à une

nouvelle religion poetique:

''Ah! Ah! les .colliers tinteront cherront les masques Va-t-en contre" le feu l'ombre prevaut"; 202

et dans Zone~ le poète-§oleil s'assombrit comme dans LuI de Faltenin. "

Matière et esprit entrent en conflit chez le poète; le sang~la

70

fange~ l'ombre qui se mêlent avec la lumière apportent des impuretës morales

et charnelles et empêchent la realisation'des inspirations artistiques.

L'unite de l'être s'accomplira dans une lumière pure: car

"la lumière n'est pas seulement un symbole mais un agent de la purete ( ••. ). Elle est la base de l'illumination spirituelle". "203

Cette lumière apparaît dans Cortège; elle est d'une splendeur eblouis.-

sante qui domine le ciel et la terre et qui ne connaît aucun rival:

"Baj,sse ta deuxième paupière Ni à cause du soleil ni à cause de la terre Mais pour ce feu oblong dont l'intensite ira slaugmentant Au point qu'il deviendra un jour l'unique lumière" 204.

Le poète attend sa fusion avec ce feu oblong; il l'atteint dans Le hrasier

et dans Fiançailles.

Une des qua1ite de l'eau etait sa qualite purifiante; mais seulement

l'element du feu peut être vraiment purificateur~ car il change la substance

de façon radicale:

202 Alcools. Gallimard, p. 73

203 Bachelard~ La psychanalise du feu. p. 174 ,

204 Alcoo1s~ Gallimard, p. 48

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1 "Seuls' les changements par le feu sont. des changements profonds, frappants, rapides,merveilleu~" définitifs". 205

Les ~hèmes du Brasier, et de Fiançailles se rattachent au mythe d'Em-

pédocle, puisque le"feu suggère le désir

"de changer~ de brusquer les temps, de porter toute la vie à ,son terme, à son au-delà. La rêverie devant le feu '''amplifie le destin humain, elle relie le petit au grand, le foyer au vol­can,' la vie dUune bache et la vie d'un monde". Le poète est cet "être fasciné" qui "entend l'appel du bUcher. Pour lui, la çlestruction est plus qu'un changement, c'est un re-nouve llement" • 206

Le brasier renferme tout un monde de. chaos: passé, et, avenir, vie

et mort se croisent, les êtres et les choses s'e dégénèrent et se forment. Le

brasier devient le lieu de la métamorphose et de la création. Le poète y

meurt et y renaît dans une nouvelle nature morale; il joue le rôle d'~n dieu,

car il crée l'univers et se fait interprete de cet univers; et une nouvelle

esthétique poétique se forme.

Le passé se détruit dans la flamme purificatrice avec le poète:

UJ1ai jeté dans le noble feu Que je transporte et que j'adore De vives mains et même;feu Ce passé ces têtes de morts";207

la religion de l'enfant de Zone:

"Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize

''W

205 Bachelard, La psychanalise du feu, p. 95

206 Ibid., p. 35

207 Alcools, Gallimard, p. 89

71

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tlVousn'aimez rien tant que les pompes de l'Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu .vous sortez·du dortoir en caëhette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège",208

et celle à laquelle le larron se dévoue:

"Et le larron des' fruits cria Je suis Chrétien" •.• 209

••• Tu n'as de signe que lE:} signe de la croix",2l0

le poète les abdique, comme il renonce au s·entiment.

L'amour mauvais, sirènes et femmes fallacieuses, .les coeurs des

amoureux s'anéantissent dans le brasier:.

"Où sont ',ces têtes que j'avais Où est le Dieu de ma jeunesse L'amour est devenu mauvàis' Qu'au brasier les . ."flammes renaissent

Dans la plaine ont poussé des flammes Nos coeurs pendent aux citronni~rs Les têtes coupês qui m'acclament Et les astres qui ont saigné Ne sont que des têtes de femmes" 211

Bachelard remarque aussi dans La psychanalise du feu:

"La mort dans la flamme est la moins solitaire des morts. C'est vraiment une mort cosmique où tout un univers s'anéantit avec le penseur", 212

'en'effet, ce passé prend la forme d'un monde cosmique en train de Se dé-

truire dans la flamme:

~08

209

210

211

212

"Le galop soudain des étoiles N'étant que ce qui deviendra Se mêle au hennissement mâle Des centaures dans leurs haras

Alcools, Gallimard, p. 8 ..

Ibid. J p. 72

Ibid. , p. 74

Ibid. , p. 89-90

Ibid. J p. 39

72

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'lEt des gran' plaintes végétales", 213

et toute la lignée des races auquel le poète s'identifie connaît également

la dégénérance dans la fl~mme:

"0 Mémoire combien de races qui "forlignent Des tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes Qui étaient immortels et n'étaient pas chànteurs". 214

L'anéantissement de l'être au sein du soleil est un anéantissement moral:

"Mon âme au soleil se dévet'.'213

Dans la flamme destructive se prépare aussi une résurrection, le réveil d'un

être épuré; la renaissance devient une initiation; une ouverture vers"des pou-

voirs nouveaux; seulement Apollinaire l'atteint:

"Voici ma vie renouvelée

Voici le paquebot et ma vie renouv.e1ée Ses flammes sont" immenses". 215

La Vocation Poétique:

Tradition et poésie: le feu, instrument de la nouvelle inspiration

L'art selon Apollinaire doit être un devenir perpétuel, une recherche

constante des choses nouvelles.

Pour le poète, le moindre fa.it est "le postulat,

le point de départ d'une immensité

213 Alcools, Gallimard, p." 89

214 Ibid., p. 91

215 Ibid., p. 91

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inconnue où flambent les feux de joies des significations multiples".2l6

'Dans Alcools. l'élément du feu annonce ces moments de renouveau artistiques.

Le retour du soleil montre les choses de façon différente dans un

monde qui ,est toujours le même:

"Puis le soleil revint ensoleiller les places D'une ville marine apparue contremont Sur les toits se reposaient les colombes lasses".2l6

Dans les'vers suivants de'Fiançailles:

"Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des ver,s, Je ne sais plus rien et j'aime uniquement Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes", 217

la flamme marque une coupure riette avec l'art du passé et guide le poète vers

une autre orientation; également, une nouvelle esthétique poétique apparaît

lorsque le poète devient porte-soleils et se déplace dans le cosmos:

'~ous les mots que j'avais à dire se sont changés en étoiles Un Ycare tente se s'élever jusqu'à, chacun de mes'yeux Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses" 218

Ce sont surtout les années 1907-1908 qui marquent pour Apollinaire le

renouveau artistique. De nouvelles écoles de peinture se forment; le poète

se voit promoteur de tous ces mouvements nouveaux. Il se dédie à la critique

littéraire et artistique, il se définit comme chercheur d'un "lyrisme neuf et

h · - ~ umanlste en meme temps. Et c'est en 1908 que Le àrasier est publié pour la

première fois, sous un titre beaucoup plus symbolique, Le pyrée; il évoque

216 Décaudin, .oeuvres Completes, Tome III, p.lOS

217 Alcools, Gallimard, p. 118

218 Ibid., p. 116

74

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«II

l'autel de &eu chez les Perses. La conception artistique que l'on retrouve

dans' Le brasier:- s'apparente donc aux mouvements et aux idées picturales de

l'époque, surtout à l'Orphisme qui se base sur le mYthe d'Orphée et qu'-

Apollinaire définit comme"l'art de peindre les ensembles

nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l'artiste et'doués'par lui d'une puissante réalité". 219

75

L'autopurification dans Le brasier est donc double. Sa flamme fait,

d'Apollinaire ~n homme à,rtistiquement nouveau;dans ces vers s'opère la coupute "~, ;'" ,".

avec la tradition:

"Je flambe dans le brasier à l'ardeur adorable Et les mains m'y rejettent Jl)ultiple innombrablement" 220

il s'agit d'une coupure définitive et unique:

j'Il n' y a plus rien de commun entre moi Et ceux qui craignent les brûlures",220

car le feu abolit la mort et l'ardeur matérielles:

"Liens déliés par une libre flamme Ardeur Que mon souffle éteindra 0 Morts à quarantaine Je mire de nia mort la gloire et le malheur", 221

en revêtant le poète d'une peau tout à fait neuve:

"Des acteurs inhumains claires bêtes nouvelles". 222

Le brasier et le bûcher de Fiançailles, brûlent d'un feu surhumain,

qui porte"le'néant au coeur même de l' être~' "Quand ce feu"se dévore lui-même,

quand la puissance se retourne contre soi, il semble que l'être se totalise

sur l'instant de sa perte'et que l'intensité de la destruction soit la preuve

219 Revue des Lettres modernes (1962), p.lS

220 Alcools, Gallimard, p. 91

221 Ibid. , p. 122 1

222 Ibid. , p.. 93

Page 83: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

sup~ême, la preuve la plus claire de l'existence". 224

,Le métier du poète: le feu et la magie des vers.

L'îmmolation est si désirable pa~rce qu'elle fait du poète un être

surhumain, le livrant ainsi à la vocation artistique Où il trouve sa véri-

table vie. L'épuration est nécessaire:

" ••• les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains. Ils cher­cheD-t péniblement. les traces de' 1 '.in­humanités( .•• ) Pour parvenir à cette inhumanité que nous pouvons définir comme une transcendance, l'artiste doit s'imposer une ascèse, un renon­cement, un sacrifice; il doit renon­cer à la vraisemblance, car··.·tout est sacrifié aux vérités, aux nécessités s'une nature supérieure. L'artiste doit donc se purifier de l'humanité pour atteindre la perfection d'une nature idéale. Une fois purifié de tout ce qui est trop humain en lui, il parviendra à un art sublime, qui feront de lui, un véritable dieu". 225

Ce dieu est Orphée. La flamme du brasier est une flamme orphique.

Elle apparaît dans l'image de l'amphion et du ver zamir qui décrivent l'ac­

tivité poétique. Le musicien Amphion, dans la mythologie grecque, est lié

à la construction des remparts de Thèbes. Au son de sa lyre, qui lui avait

224 Bachelard, La psychanalise du feu, p. 131

225 Noémie Blumanbranz-Ominum, Europe (1966), p.186

76

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1

..

77

~té donnée par Apollon, les pierres s ~ assemblaient d'elles-mêmes' pour érj.ger

ce rempart. Dans Le Brasier, Amphion le'poète-feu entreprend la construction

d'une ville avec la lyre-flamme: musique et flammèches rougeoyantes produi-'

sent l'envoatement qui fait bouger les piérres:

ilLe fleuve épinglé sur la ville T'y fixe comme un vêtement Partant à l'amphion docile Tu subis tous, les tons charmants Qui rendent les pierres agiles".226

Mme Durry voit cette flamme en état de métamorphose continuelle, et cette

même ville se métamorphose avec elle:

"cette flamme prend toutes les tèintes sous les vari~tions dé la lumière;. Elle est rouge, cramoisie, or, rose; elle change avec le j our et les monuments se méta-· morphosent avec elle". 227

Dans' la troisième partie du brasier apparaît l'image du Ver Zamir.

Ce vera le pouvoir magique de construire sans instrument. Dans les textes

bibliques, Moise sten sert pour engraver les noms des douze tribus, et

SalomQn pour ériger ~~ Temple de Jérusalem, puisque Dieu avait interdi l'u­

tilisation du fer, arme guerrière. L'histoire détaillée du Ver Zamir se

~ trouve dans le troisième tome d'Alcools, par Mme Durry~'.228

"Au-delà de notre atmosphère s'élève un théâtre Que construisit le ver Zamir sans instrument Puis le soleil revint ensoleiller les places D'une ville marine apparue contremont Sous les toits se reposaient les colombes 'lasses

226 Alcools, Gallimard, p. 90

227 G. Apollinaire, Alcools, Mme J. Durry, Tome 3, p. 165

228 Ibid., p. 160-162

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Et le troupeau de sphinx "regagne la sphingerie A petits pas Il orra le chant du pâtre toute sa vie La-haut le théâtre est"bâti avec le feu solide Comme les astres dont se nourait le 'vide", 229

Dans ces vers le ver Zamir symbolise la puissance créatrice de l'artiste. 1

, La construction d'un monde su~a-terrestre,de toute beaut~, où la vie semble

être toujours la même, e"t où la I~alité qUGtidienne se mêle à des enigmes,

est possible sans instrument ni matière, mais avec la flamme-pensée cos-

mique et intime qui envahit et qui braIe:

"Descendant des hauteurs où pense la lumière Jardins rouant plus haut que tous "les ciels mobiles"

Ma t@temes genoux mes coudes vain pentacle Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles",230

elle est aussi possible grâce au plaisir de l'amour:

"Nous attendons ton bon plaisir ô mon amie

J'ose à.peine regarder la divine mascarade

Quand bleuira sur l'horizon la Désirade";23l

flamme-pensée et flamme-sentiment, toutes deux pur~s, se confondent pour

ouvrir la"porte de l'idéal, "et ce sont les seuls vers d'Alcools, où la femme

stimule la création artistique.

78

Alors ce n'est pas la transformation du monde que l'artiste se propose

de faire. Car les choses sont envisagées dans leur état antérieur, qui ren-

voient le lecteur à un univers authentique de la création première.

229 Alcools, Gallimard, p. 92

230 Ibid., p.92-93

231 Ibid., p. 92

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La maîtrise .de Thèbes et -du t-héâtre supraterrestre imposent sur le poète

un devoir sociale: il se fait le guidé de 1 'humanité entière pour entre- -

prendre le renouveau de la terre:

"Des acteurs inhumains claires bêtes nouvelles Donnent des ordres aux hommes apprivoisés

Terre o déchirée que les fleuves ont reprisée" 232~

Situation du poète: souffrance et joïe, qui tout se résoud dans

la flamme.

Délice et souffrance dans la flamme du brasier et du bUcher de

Fiançailles, sont deux entités inséparables. La torüÎr.en'est qu'une joüis­

sance. Le martyr est analogue à celui du mal-aimé:

et ., "Sur ma douleur quel holocoste", 233

Mon âme et mon corps incertain Te fuient ô bûcher divin ••. ~' 233

et à celui de LuI de Fa1tenin:

et "Le sang jaillit de mes otel_les"

"puisque je flambe atrocement Que mes bras seuls sont les excuses Et les torches de mon tourment", 234

79

mais ce martyr apporte une survie, car l'holocauste est celui d'une religion

232 Alcools, Gallimard, p. 93

233 Ibid., p. 25

234 Ibid., p. 76-77

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~éritable et non pas de celui de l'amour faux. Lockerbie voit ce martyr

comme un "genre de torture associé avec le moyen ~ge"; il identifie le

poète à ce "gen~e de personnes soumises au feu: les saints, les sbrciers,

les mystiques, tous les chercheurs de' l'infini".235

Le poète désire cette flamme. Il s'y jette avec plaisir, il

l'adore, il s'y identifie:

"J'ai jeté dans le noble feu Que je transporte et que j'adore", 236

il s'y dévoue:

Je suis Le désirable feu qui pour vous se dévoue".237

La flamme est particulièrement bienfaisante et salubre. Le poète

devient un être vigoureuxëtaggrésif. Il agit avec impétuosité et sang-

froid. Une ébriété et un dynamisme le traversent; ses forces viriles triom-

phent dans l'acte destructeur et créateur. Flamme et poète se laissent

aller à l'enthousiasme. L'élancement et l'animation transportent les deux

tantôt dans la ville, tantôt dans l'océan,' tantôt dans la plaine, souvent

dans le cosmos. Leur violence masculine impose une domination dictatoriale

sur la femme. Le poète devient le héros vainqueur; les femmes l'acclament

pour reconnaître sa supériorité:

"'Les têtes coupées qui m'acclament Et les astres qui ont saigné Ne sont que des têtes de femmes" , 238

les hommes lui paient obéissance:

235 Revue des Lettres 'modernes, (1963), p.18

236 'Alcools, Gallimard, p. 89

237 Ibid., p. 122

238 Ibid., p. 88

80

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• . tlDes acteurs inhumains claires bêtes nouvelles Donnent des ordres aux hommes apprivoisés".239

·Le feu apporte une délivrance heureuse: le poète était prisonnier,

il devient libre; il était sombre~ triste, il devient joyeux; il devient

son maitre et le maitre des autres. Il se connait enfin dans la toute-

puissance 'de la flamme.

Dans ce surxeu où la mort engendre la vie même J le poète trouve le

devenir. - Tout ce .qui suggère une tomporalitA se détruit dans la flamme:

"Les membres des intercis flambent auprès de moi"J240

le poète ne connait 'pas-ta'mort:

"Eloignez du brasier les· ossements "240J

parce qu'il choisit d'être la nourriture immortelle du brasierJ où il vit

dans une ardente éternité:

"Je suffis pour l'éternité à entretenir le feu de mes délices". 240

Son immolation consacre le courage:

"Il n' y a rien de cOIluIIun entre moi· Et ceux qui craiglient les bralures" 240.

Le bacher du village est à· ia fois un mélarige de gloire J de souffrance J

de courage:

"Je mire de ma mort la gloire et le malheur

E.t les enfants bien ou mal habillés Ont bâti ce bacher le nid de mon courage".24l

239 Alcools J GallimardJp. 93

240' Ibid' J p. 41

241 Ibid' J p. 122

81

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\ -'

82

Ce nid symbolise la victoire sur la mort et sur la volupté matérielle: le poète

y atteint une. fécondité toute spirituelle; et y c-onnaît la plénitude de son

être.

La flamme fait ressentir une ivresse voluptueuse:

le poète devient un être. multi~le:

"Et les mains des croyants m'y rejettent multiple innombrab lement " , 242

ou un être supraterrestre; il se meut dans des dimensions d'un infini cos-

miqu~; poète et soleil ne font plus qu'un:

et

"Et des oiseaux protègent de leurs ailes ma face 'et le soleil", 242

"Et porteur de soleils je bttlle au centre de deux nébuleuses". 243

C'est dans un au-delà céleste où s'érige son théâtre; l'artiste ne

se reconnaît plus dans le genre humain; il se veut un dieu:

"Qu'ai-je fait aux bêtes théologales de l'intelli­gence", 243

et il atteint la divinité:

"Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes Je médi te divinement '.'. 244

La lumi~reoriginelle qui l'envahit est celle d'un dieu créateur;

et le théâtre bâti de cette lumière; théâtre de "feu solide", donne l'idé.e

de la permanence et de l'indestructibilité. Il devient l'objet de la contem-

242 Alcools, Gallimard, p. 91

243 Ibid., p. 116

244 Ibid., p. 118

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• 83

plation à la fois divine et éterneI'le:

"Et voici le spectacle

'''Et pour touj ours je suis assis dans un fauteuil ~'245.

Se pose aussi le problème de la connaissance. Elle peut être occulte;

le poète s'égale aux Templiers, et, imbu de leur flamme, devient le maître

de trésors et de secrets cachés:' d ',ou l'image du prophète:

"Templiers flamboyants je braIe parmi vous Prophétisons e~semble ô grand maître je suis Le désirable feu' qui pour vous se dévoue", 246

où il pénèt~e le monde de l'occultisme en se jetant aux sphingeries du

théâtre de feu:

"J'aimerais mieux nuit et jour dans les sphingeries Vouloir savoir pour qu'enfin on m'y dévorat" .24.ll

. Et la lumièré qui pense, la clairvoyance intellectuelle "claires

bêtes",' la méditation divine ainsi que la contemplation éternelle et la

prophétie donnent une image synthétique de la connaissance absolue où

la poésie garde la place privilégiée.

245 Alcools, Gallimard, p. 93

246 Ibid., p. 122

Page 91: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

• CONCLUSION

Dans la première"'partie de la conclusion nous nous bornerons à

rappeler les faits et les dates les plus importantes d'Alcools. La

composition du recueil date des années 1898-1913. Les neuf poèmes

"rhénanes"" écrits entre 1901 et 1902" et auxquelles appartiennent éga­

lement Le vent nocturne, Les colchiques et Automne malade"commémorent

le séjour d'Apollinaire en Rhénanie. Leur i~spiration est double, car

le Rhin voit naître la liaison entre Apollinaire et la gouvernante

Annie P!ayen qui devait terminer en 1904. Cette jeune fille anglaise

est en effet, la grande ;'inspiratrice des poèmes élégiaques rhénanes, de .

L(Adieu~ de Annie" de L'·Emigrant de Landor Road, et de La Chanson du Mal­

Aimé. Ce dernier poème a été composé de façon décousue dans le cours·

de trois ans. La deuxième grande liaison dont Alcools garde l'emprein't;e

date des années 1907-1912.

C'est à Paris qu'Apollinaire rencontre Marie Laurencin.

Nous avons le souvenir de cet amour dans Zone, dans Cors de chasse,

dans Marie; l'échec de cette expérience sentimentale devait surtout produire

un chef-d'oeuvre dans la littérature française, Le Pont Mirabeau.

84

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• Les siX.poèmes intitulés A La Santé~ composés en 1911, commémorènt

un événement assez curieux dans la vie d'Apollinaire: un fameux vol de

statuettes appartenant au Louvre, dont le poète ne fut jamais complice

mais à cause duqu.e1 il se vit emprisonner pendant six jours.

85

Un ~eu1 poème .forme l'activité poétique de l'année 1909: Vendémiaire;

son thème se rattache à la fois au calendrier républicain et à l'évolution

artistique d rApo11inaire. Les poèmes sur 1 resthétique étudiés d'après les

thèmes du feu et de l'air vont de pair avec les travaux du poète sur l'art

ou les anticipent., Les Trois· Vertus Plastiques qui apparente la flamme à

la peinture apparaît en,même temps que Le brasier. Les idées exprimées

dans ce dernier poème et dans Zone.' . sont exposées dnas Les Peintres Cu­

bistes et dans la Conférence sur l'esprit nouveau, en 1913 et en 1917

respectivement.

A1coo1s,devait être drabord une plaquette intitu~ée Le Vent du

Rhin,ayant pour sujet la Rhénanie. Au moment où furent ajoutés à la ---- . ,

plaquette d tautres poèmes~ le titre devint Vio~ons, puis Olive: mots

symboliques, évoquant la' musique et les frémissements· de l'amour.

Apollinaire les abandonna pour Eau-de-vie. Mais ce fut en Octobre, 1912,

au café de PErmitage,Bou1evard de Clichy~ là où le poète allait souvent

rejoindre ses amis, que Marcussis trouva au recueil le titre définitif:

Alcools. Ce mot, "banal et brûlant", selon Décaudin, est l'''image même

de la poésie" 247. Et Bachelard, dans Psychanalyse du feu, définit

247 ,M. Decaudin, Le dossier d'Alcools, p. 35

Page 93: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

• l'eau-de-vie comme "1·' eau de feu ( .•• ) Elle est la communion de ,la vie

et du feu"., 248

L'ébriété est vécue dans tous les poèmes du recueil. Le thème

de la boisson apparaît dans le poème liminaire, Zone, et l'ivrognerie·

spirituelle universelle de Vêndémiaire clôt Alcools. L'amour est une

boisson amère et doulourëuse, un passé que l'on avale et qui braIe, un

opium doux-amer de Cors de chasse, où il peut être la griserie vécue

dans le leitmotif de La Chanson du Mal-Aimé, ou celle des Sept épées.

Une ébriété troublante câract~rise Nuit rnénane; l'ivresses'é­

prouve dans la mer et dans les airs, dans la ville; elle est vécue plu-

sieurs fois dans la flamme; et l'esprit ehivré fait de l'homme le maître

du monde dans Vendémiaire.

L'alcool, feu malfaisant ou bienfaisant, vie et mort, énivrement·

de la joie et de la douleur; l'alcool, boisson dont chaque petite gorgée

forme un poème du recueil, alimente toute une vie:

"Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie. 249

248 p. 139

249 Alcools, Gallimard, p.ll

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• BÎBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Guillaume Apollinaire

Alcools, Gallimard éditeur, ~ollection poésie, (1968).

Oeuvres Complètes, Michel Décaudin et Marcel Adema, Paris, André Balland et Jacques Lecat éditeurs. . (1965-1966), Tomes II et IIr.

Alcools, F. Larousse, Coll. Nouveaux Classiques.

Michel Décaudin, Le Dossier d'Alcools, Genève, .E. Droz, et Paris, Minard, (1960).

Ouvrages sur les éléments

Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, librairie Gallimard, Collection "idees", (1966).

L'air et les songes, Corti, (1948).

La Terre et les Rêveries de la Volonté, librairie Corti, (1948).

La· Terre et les Rêveries du Repos, librairie Corti, (1948).

La poétique de l'espace, Presses Universitaires de France, (1958).

La poétique de la rêverie, Presses Universitaires de France, (1960).

L'eau et les rêves, librairie Corti, .(1966).

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Page 95: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

• Textes Critiques

Marcel Adema" Gui.llaume Apollinaire, le Mal-Aime" Paris" Plon, (1952).

L.C. Breuning" ,_Les peintres cupistes" Hermann" Paris, (1965).,

Andre Billy" Apollinaire, Collection "Poètes d'Aujourd'hui"Paris" Seghers, (1960).

Roland,Derc~e, La Loreley" Paris" C.D.U." (1955).

Marie-Jeanne Durry"Guillaume Apollinaire: Alcools" 3 tomes, Paris" S.E. D.E.S." (1956-65).

Jeanine Moulin, Guillaume Apollinaire" textes inedits, avec intràduction, Genève, Droz,,' (1952).

Pierre Orecchiani" Le thème du Rhin dans l'inspiration de Guillaume Apollinaire" Paris" Lettres Modernes, (1956).

Pascal Pia, Apollinaire par lui-même, Paris, Edition du Seuil, Collection Ecrivains de toujours, (1966).

Andre Rouveyre, Amour et poesie d'Apollinaire,. Paris, Edition du SF,uil, collection "Pierres v.ives, (1955).

'!'

Revues

Revue-des Lettres Modernes, no. 69-70, (1962) . no. 85-93, (1963) • no. 101-107, (1964) • no. 123-129, (1965) • no. 146-149, (1966) . ,n'o. 166-169, (i967) .

Europe" No. special sur Apollinaire, Oct.-déc. 1966.

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Page 96: ECOOLS D'APOLLINAIRE Paola CANTE RA A thesis submitted to

• The Romanic Review, Apollinaire's -:La Maison des Morts, by Sally·

Nesbit Lawell, p.1l6-l31.

Autres

Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, Corréa, (1933).

Morien, Dictionnaire de Poetique et de Réthorique, P.U.F. (1963), p.42.3-433.

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