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La sociologie et la psychologie sociale abordent de manièredistincte la question de ce qu’on peut considérercomme la face subjective des inégalités, à savoir la manièredont les personnes ressentent, expliquent et justifientles inégalités qui marquent leur société d’appartenance.De fait, les travaux des psychologues sociauxsur ces questions sont peu connus de la majorité dessociologues et l’objectif du texte est d’en présenter unesynthèse. Sans prétendre à l’exhaustivité, il entreprendun bilan critique de cette littérature, majoritairementanglo-saxonne. Il souligne combien ces analyses dela manière dont l’intériorisation des inégalités affecteprofondément les psychismes sont éclairantes surles mécanismes de reproduction des inégalités ellesmêmes.
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LA FACE SUBJECTIVE DES INGALITS. UNE CONVERGENCEENTRE PSYCHOLOGIE SOCIALE ET SOCIOLOGIE ?
Marie Duru-Bellat
Presses Universitaires de France | Sociologie
2011/2 - Vol. 2pages 185 200
ISSN 2108-8845
Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-sociologie-2011-2-page-185.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Duru-Bellat Marie, La face subjective des ingalits. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? , Sociologie, 2011/2 Vol. 2, p. 185-200. DOI : 10.3917/socio.022.0185--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution lectronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. Presses Universitaires de France. Tous droits rservs pour tous pays.
La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.
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BiLAn CRitiquE
R S U M
La sociologie et la psychologie sociale abordent de ma-
nire distincte la question de ce quon peut considrer
comme la face subjective des ingalits, savoir la ma-
nire dont les personnes ressentent, expliquent et jus-
tifient les ingalits qui marquent leur socit dappar-
tenance. De fait, les travaux des psychologues sociaux
sur ces questions sont peu connus de la majorit des
sociologues et lobjectif du texte est den prsenter une
synthse. Sans prtendre lexhaustivit, il entreprend
un bilan critique de cette littrature, majoritairement
anglo-saxonne. Il souligne combien ces analyses de
la manire dont lintriorisation des ingalits affecte
profondment les psychismes sont clairantes sur
les mcanismes de reproduction des ingalits elles-
mmes. ce titre, elles mritent dtre connues des so-
ciologues, toujours en qute dune articulation macro-
micro difficile concevoir. Mais si sur certains points,
et au-del des concepts privilgis, sociologues et psy-
chologues sociaux dbouchent sur des conclusions
convergentes par exemple concernant linscription
des jugements de justice dans un systme dinterac-
tion concret , il reste des points moins consensuels,
ainsi les sociologues opposent-ils volontiers la notion,
centrale en psychologie, de la croyance en un monde
juste , la svrit des jugements, notamment en
France, sur la justice de la socit.
La face subjective des ingalits. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ?
the subjective side of inequalities. Are psychosocial and sociological viewpoints converging?
par Marie Duru-Bellat*
A B s t R A C t
Sociology and social psychology deal in separate ways with what may be considered the subjective side of in-equalities, i.e. the issue of individuals perceptions and explanations of and justifications for the inequalities that characterize the society in which they live. Actually, the works of social psychologists in that field remain rather unknown to the majority of sociologists; and this paper aims to elaborate a synthesis of that field. Without as-piring to be exhaustive, it makes a critical assessment of this literature, most of which is from English-speaking countries. It emphasizes that these analyses highlight how much the internalization of inequalities impacts peo-ples psychology, and that in doing so, they shed light on the mechanisms that entail the reproduction of inequali-ties. Because they strive to articulate micro and macro perspectives something that is not simple! sociolo-gists should be informed of these analyses. However, while about certain issues (whatever be the concepts used) so-ciologists and social psychologists do reach convergent conclusions for instance about the fact that judgments about justice are embedded in social interactions , there remain less consensual points. Sociologists, for instance, commonly contrast the idea of a belief in a just world a crucial notion in psychology and the very critical judgments of people, especially in France, concerning the fairness of their own society.
MOTS-CLS : croyance en un monde juste ; idologies ; strotypes ; ingalits sociales ; genre
KEYWORDs: belief in a just world; ideologies; stereotypes; social inequalities; gender
*Professeur des universits Sciences Po, Observatoire sociologique du changementosc, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris Cedex 07
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A lors quun champ majeur de la sociologie explore la gense et les recompositions permanentes des ingalits, tout un pan de la psychologie sociale se centre quant elle sur
la faon dont ces ingalits vont sinscrire profondment dans
les psychismes, sur ce qui constitue en quelque sorte leur
face subjective. la notion de groupes sociaux hirarchiss
familire aux sociologues, fait cho la notion didentit sociale
qui explore dans quelle mesure les appartenances simulta-
nes divers groupes sociaux contribuent dfinir un sujet
(Vinsonneau, 1999, p. 33) ; l identit sociale na rien, on
le voit demble, dune entit indpendante ou consistante en
elle-mme, elle est profondment niche dans des rapports
sociaux. Cette perspective spcifique la psychologie sociale,
trop souvent mconnue des sociologues, est heuristique pour
comprendre la production, la reproduction et la lgitimation des
ingalits, et cette note a pour objet dy introduire, en mettant
laccent sur ce troisime point, la question de la lgitimation1,
ce qui conduit videmment une lecture slective des travaux
relevant de cette discipline.
Il sagit l dune question des plus classiques en sociolo-
gie : face aux ingalits sociales fortes et persistantes qui les
marquent, les socits ont produire un travail de justifica-
tion continu puisque, comme Max Weber le soulignait en son
temps, aucune domination ne saurait perdurer du seul fait de
la force brute. Ce besoin de justification, imprieux, doit ten-
danciellement aller jusqu voir la justice elle-mme dans
lingalit sociale (Baer & Lambert, 1982, p. 173). Mais cette
question de la lgitimation est aborde par des voies diffrentes
par les sociologues et les psychologues sociaux. Les premiers
vont mettre en avant la construction didologies, alors que la
logique disciplinaire des seconds les invite partir de la faon
dont les individus interprtent leur propre position et celle de
leur groupe dappartenance dans un contexte global din-
galits. Limpratif de justification se situe donc diffrents
niveaux, quil pourrait tre tentant de rapporter des perspec-
tives disciplinaires : de manire schmatique, les sociologues
se centreraient sur la manire dont les socits sefforcent de
justifier les ingalits et pour cela scrtent les idologies dont
1. Une part de ce travail a t stimule par le rseau poline Politics of Inequalities cr Sciences Po, et qui a organis en mai 2010 une sance autour de certains des psychologues sociaux cits ici (Sidanius et Pratto, Lorenzi-Cioldi, Guimond). http://blogs.sciences-po.fr/recherche-inegalites/. Il sagit dun champ relativement rcent et en plein dveloppement : si les manuels gnraux nabordent pas cette question prcise (cf. par exemple Drozda-Senkowska et al., 2010) tout en traitant amplement de notions larges
elles ont besoin, les psychologues se centreraient quant eux
sur le besoin, pas moins imprieux, quprouvent les individus
de justifier ce qui leur arrive personnellement. On opposerait
ainsi, pour reprendre des expressions anglaises commodes
system justification et ego justification, cette dernire pouvant
se dcomposer en justification strictement personnelle et justi-
fication en fonction de son groupe dappartenance. Nous ver-
rons que ce nest pas si simple !
Ces deux perspectives sociologique/psychologique se dve-
loppent de manire trs prolixe mais aussi compltement dis-
jointe2, pour des raisons diverses. On peut voquer la croissante
spcialisation des deux disciplines, assortie dun foisonnement
des recherches, mais aussi, mme si des volutions notables
sont luvre depuis les dernires dcennies, une mfiance
que lon peut considrer comme inhrente la posture profes-
sionnelle des sociologues envers les discours individuels (que
ne partagent videmment pas les conomistes). Certes, ces dis-
cours et en arrire-plan les reprsentations sociales qui intres-
sent au premier chef les psychologues sociaux peuvent tre trs
dcals par rapport aux ralits sociales objectives qui, elles,
intressent d'abord les sociologues, mme sils ne sy limitent
de moins en moins. Sur un vaste chantillon de pays, Chauvel
(2003 ; 2006) montre par exemple que les perceptions et les
jugements sur les ingalits sociales ne sont pas corrls avec
lampleur objective de ces dernires dans un grand nombre
de cas ; des dcalages de mme type entre perceptions, juge-
ments et ralit des ingalits sont galement souligns sur la
base denqutes internationales par Fors & Parodi (2010). Il
y a donc trs clairement une disjonction entre la sphre sub-
jective et la sphre objective . Et une objection frquente
des sociologues aux travaux des psychologues ou du moins
la racine de leurs rticences est que les individus ne sont pas
conscients des dterminations dont ils sont lobjet ; il serait donc
naf, voire dangereux dun point de vue idologique, pour expli-
quer/justifier les ralits, de se fonder sur ce quils disent, qui
est au moins partiellement de lordre de lignorance, de la rsis-
tance, voire de la mauvaise foi lie elle-mme des intrts. On
peut en effet considrer que, dans une perspective sociologique
comme la comparaison sociale ou les strotypes, elle est traite dans des ouvrages qui prsentent les dveloppements rcents plus spcifiques de la discipline (cf. Joule et Huguet, 2008).
2. Il y a certes des exceptions, comme la belle tude de Kluegel & Smith (1986), un sociologue et un psychologue amricains, sur les jugements de leurs compatriotes sur les ingalits prvalant dans leur pays.
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certes quelque peu dterministe, non seulement lindividu ne
peut pas connatre les vritables causes de son action, mais il ne
doit pas les connatre pour que se reproduisent les mcanismes
sociaux objectifs (Dubet, 1994, p. 226).
Classiquement3, la sociologie tend rapporter les compor-
tements, attitudes et opinions des acteurs leur situation
sociale (rsume par des variables de position telles que le
sexe, la profession), et donner la priorit explicative ces
dernires, mme si, pour interprter les corrlations obser-
ves, le sociologue fait souvent appel une psychologie
de sens commun , invoquant alors des attitudes. Mais, de
manire certes trs schmatique (dans la perspective dune
sociologie dterministe), ces attitudes ne peuvent tre consi-
dres comme des causes : elles ne seraient quun produit,
voire une rationalisation ex post des contraintes qui psent sur
les individus.
La psychologie adopterait une dmarche inverse : partant des
comportements, elle rechercherait les attitudes, les normes,
les mcanismes psychologiques, susceptibles de les expli-
quer avant de rechercher ventuellement et in fine leurs
liens avec les variables de position chres aux sociologues.
Lattitude est ici davantage une cause quune consquence.
Mais au sein mme de la psychologie sociale, la thorie de
la dissonance cognitive (Festinger, 1954) pose que loin que
lattitude dtermine les comportements et donc les ralits
objectives, cest ces dernires que lattitude sadapte ou
finit par sadapter ; car la coexistence discordante entre
des attitudes ou des opinions et des faons de faire ou des
faits nouveaux engendre une tension psychologique que les
personnes vont sefforcer de rsoudre en modifiant ces atti-
tudes. Au total, les relations attitudes/comportements sont
(prudemment) penses comme rciproques. Plus rcem-
ment, tout un courant de la psychologie sociale (cf. notam-
ment Lorenzi-Cioldi, 2009) exprime sa mfiance par rapport
une psychologie personnologique , qui tend rifier les
attitudes autour dune personnalit stable et invariante, pour
mettre en avant la faon dont les rapports entre groupes pro-
duisent au contraire telle ou telle attitude des fins (ultimes)
de lgitimation.
3. Sur cette discussion, cf. Matalon, 1981 et 1982.
4. Sur ce point- l du moins, la sociologie garde une spcificit plus marque par rapport lapproche des psychologues quand elle dpasse le niveau des
Ces lments suggrent dj que, entre la sociologie et cer-
tains domaines de la psychologie, le foss nest peut-tre pas
si grand ! De fait, on peut juger, et cest ce que ce texte vise
montrer, quil existe une assez grande convergence entre les
analyses de la psychologie sociale et de la sociologie. Ainsi,
un niveau gnral, il y aurait aujourdhui un consensus sur la
ncessit de distinguer le monde peru et le monde rel (les
ralits subjectives et les ralits objectives), et sur lexistence
dallers et retours permanents entre ces deux ordres de ra-
lit, ds lors que lon saccorde aujourdhui sur la notion de
construction sociale de la ralit. Mais on peut juger que cette
relative convergence concerne aussi les phnomnes de per-
ception et de justification des ingalits sociales4. La question
qui se pose alors, et cest une vraie question, est de savoir
ce que lon gagne, en termes de connaissance, prendre en
compte conjointement ces perspectives le plus souvent aca-
dmiquement disjointes.
Les perspectives de la psychologie sociale, entre confort psychologique et lgitimation sociale
Dans le domaine de ltude des jugements sur les ingalits (et
plus largement sur les ralits), les perspectives de la psycholo-
gie sont varies, avec des niveaux danalyse trs diffrents :
le niveau intra-individuel caractristique de la psychologie
tout dabord, avec ltude de la manire dont les individus lisent
et vivent la ralit qui les entoure, valuent ce qui leur arrive, ou
leur environnement social ;
le niveau interindividuel ensuite, bien caractristique de
la psychologie sociale, o lon souligne le rle des proprits
des situations sociales et des groupes dans lesquels sont ins-
rs les individus sur leurs perceptions, leurs attitudes et leur
comportement ;
le niveau macrosocial (cest moins attendu, et moins connu,
de la part des sociologues), avec lanalyse des idologies ou des
croyances partages, qui jouent un rle dans la reproduction
des ingalits, qui constitue un champ plus spcifique de la
psychologie sociale.
donnes individuelles pour sintresser lagrgation des comportements, aux effets non voulus par exemple.
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Au niveau individuel, la psychologie montre comment se forme
progressivement, au fil du dveloppement5 et sous-tendu par
un besoin fondamental de sentiment de matrise de son envi-
ronnement et tout aussi important de normes de rciprocit, la
croyance en un monde juste , qui conduit les personnes
penser que les gens obtiennent ce quils mritent et mritent
ce quils observent (Lerner, 1980). Les psychologues mettent
laccent sur le caractre psychologiquement fonctionnel de
la croyance en un monde juste : pour lenfant, comme ensuite
pour ladulte, il est bon de croire que ses efforts seront rcom-
penss et quainsi, on peut expliquer ce qui vous arrive et ce
qui se passe dans le monde qui vous entoure. Ainsi, pour
C. Dalbert (2001), the Belief in a Just World (bjw, traduit par
cmj Croyance en un monde juste) remplit une fonction adap-
tative ; cest une croyance qui est psychologiquement utile et
mme bienfaisante.
En effet, de nombreuses tudes montrent que les personnes
qui sestiment victimes dune injustice prsentent des inadap-
tations (stress, dsinvestissement) ; quand la cmj est faible,
cela engendre plus de pessimisme, moins de bien-tre ;
linverse, la cmj protge du stress, prserve lestime de soi et
constitue donc une ressource pour sauvegarder sa propre
sant mentale. De plus, la cmj fonctionne comme un contrat
entre soi-mme et un monde prvisible ; elle encourage sy
investir, car toute coopration sociale serait impossible si lon ne
croyait pas que les autres se comporteront de manire juste. La
synthse de la littrature propose par Bgue & Hafer (2005)
montre quen fait, il faut davantage parler dun besoin de croire
en un monde juste que dune relle croyance (Dalbert, quant
elle, parle d illusion positive ). Et dailleurs, on ny croit pas
100 % ; dans les chelles variant de 1 6, construites pour
mesurer lintensit de la cmj, les scores se situent en gnral
autour de 4,5 pour soi-mme et 3,5 pour le monde en gnral.
Les enqutes sociologiques6 confirment la lecture trs scep-
tique que font les individus de la justice du monde ; mais on
peut tout fait interprter cette dnonciation des injustices pr-
cisment comme lexpression du besoin de croire en cette jus-
tice. Les individus en ont besoin pour organiser leur vie autour
5. travers une succession de stades dcrits par des psychologues comme Kohlberg et al. (1983). Voir aussi Bgue, 2009.
6. Voir par exemple le Suivi baromtrique de lopinion des Franais lgard de la sant, de la protection sociale, de la prcarit, de la famille et de la solidarit, publi en 2011 par la drees (Rf.TN330) : 78 % des personnes estiment quelles vivent dans un monde ou une socit injustes.
dun principe de justice, de rciprocit, de juste rcompense,
plus large en fait que le seul principe du mrite. Elle les aide
donc faire face leur environnement et aux stress auxquels
les expose leur position sociale. Certains psychologues parlent
de fonction palliative de cette idologie, dautant plus utile
quon est soi-mme plus dmuni (Jost & Hunyady, 2002).
Dautres soulignent que la croyance en un monde juste permet
damortir le stress ressenti, voire de minimiser les injustices que
lon subit (Bgue, 2009).
Mais certains psychologues soulignent que la force de cette illu-
sion de justice ne vient pas seulement de son caractre psy-
chologiquement fonctionnel au niveau des personnes. Cette
manire de lire la ralit, qui conduit valoriser un jugement
de justice pour soi-mme et pour le monde, participe de ce que
les psychologues sociaux appellent des systmes de lgitima-
tion (Jost & Hunyady, 2002). Lenjeu est de percevoir, de lire et
de manire jointe dexpliquer les ralits pour quelles appa-
raissent justes. Cest ainsi que les strotypes, qui orientent la
lecture des ralits, peuvent tre analyss comme venant les
rendre comprhensibles, confortant de la sorte les rapports de
domination. Par exemple, du fait des strotypes de sexe, les
diffrences actuelles entre rles sociaux des hommes et des
femmes sont lues comme dcoulant de personnalits, voire
dessences diffrentes ; les hommes et les femmes apparaissent
alors comme leur place, celle que leur personnalit fon-
cire, voire la nature, leur destinent.
Ces systmes de lgitimation sont dune grande diversit et
se fondent sur des attitudes, parfois paradoxales de prime
abord, largement tudies en psychologie sociale, telles que
la tendance des jugements biaiss en faveur de son groupe
dappartenance (dbouchant sur le racisme par exemple, en
tout cas, si ce nest le dnigrement, lambivalence envers les
autres), la tendance la rduction de la dissonance, et plus
largement tout ce quon dsignera par les strotypes7, toutes
ces attitudes qui orientent la lecture de la ralit tant modules
selon la position dominante ou domine du groupe. La croyance
en un monde juste apparat comme lun des systmes
7. Le strotype exprime un biais de catgorisation , qui permet de simplifier lapprhension de lenvironnement ; il se fonde sur des gn-ralisations abusives, partir de la perception que certains groupes de personnes occupent des rles sociaux particuliers. Les strotypes ratio-nalisent les diffrents rles sociaux occups, en invoquant chez leurs dtenteurs des qualits spcifiques. On entretient ainsi la croyance que le monde est juste.
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de justification les plus prgnants, si on dplace la focale
des consquences psychologiques de la cmj, sur lesquelles
le courant illustr par Dalbert reste relativement polaris, vers
les consquences sociales plus larges de cette croyance,
comme le font les psychologues sociaux davantage tourns
vers les questions didologies (comme Jost & Major, 2001).
La force de cette illusion de justice ne viendrait pas seulement
de son caractre psychologiquement fonctionnel mais du
fait quelle sadosse une (autre) idologie trs prgnante dans
les socits modernes occidentales, savoir la norme dinter-
nalit ; les psychologues sociaux dsignent ainsi une norme de
jugement qui privilgie les explications internes (on parle aussi
dattribution interne) des vnements, cest--dire celles qui
donnent aux individus un rle causal, au dtriment des expli-
cations externes qui ngligent ce rle (le hasard par exemple)8.
Ce serait cette norme dinternalit, trs prgnante, qui expli-
querait son tour la force de la croyance en un monde juste,
en ce quelle exacerbe le sentiment de contrle personnel et fait
donc quin fine, on prfre toujours endosser la causalit dun
comportement quel quil soit plutt que dadmettre quil relve
du hasard ou quon la subi.
Cela dit, sil y a bien sr des liens entre cmj et norme dinterna-
lit (dans les chelles qui les mesurent, ces deux dimensions
croyance en un monde juste pour soi et internalit sont
corrles hauteur de 0,3-0,5, soit une corrlation moyenne),
le sens de la relation reste incertain (cf. notamment Dubois,
1994). Croire en un monde juste mincite minvestir, car les
vnements sont dans ce cas totalement prvisibles ; le hasard
na alors pas de place et je suis responsable de ce qui arrive.
De fait, les individus cherchent identifier non pas tant des
causes que des responsabilits et sassurer du caractre rai-
sonnablement contrlable des vnements. Il reste que dans
certains cas, le monde peut apparatre juste sans tre pour
autant parfaitement contrlable : une autorit, un dieu peu-
vent aussi organiser un monde peru comme juste. Certains
psychologues font lhypothse que cest parce quelle tend
rendre plus interne que la cmj favorise la russite et le bien-
tre, mais on peut aussi soutenir que cest parce quelle est
socialement dsirable. On observe par exemple que de fait les
8. La norme dinternalit est donc dfinie comme la valorisation sociale-ment apprise des explications des vnements psychologiques qui accen-tuent le poids de lacteur comme facteur causal (Dubois, 1994), ce quon dsigne aussi par un mode dattribution interne oppos un mode dattri-bution externe o les comportements de la personne sexpliquent par des facteurs hors de son contrle.
enseignants ou plus largement ceux qui jugent le comporte-
ment dautrui, valorisent les individus internes , prcisment
du fait de la prgnance de la norme dinternalit (Bressoux &
Pansu, 2003).
Certains psychologues sociaux comme Beauvois ou Dubois vont
jusqu analyser cette norme dinternalit comme une caract-
ristique socitale du libralisme. Ils pointent cet gard des
diffrences entre socits, par exemple entre socits asiatiques
et occidentales, ces dernires tant spcifiquement portes
valoriser les explications internes et lindividualisme. Ainsi, si
lon tudie la manire dont les journaux rendent compte de
deux meurtres, aux tats-Unis et en Chine, on peut observer
que les dispositions individuelles sont plus valorises dans le
premier cas, les caractristiques des situations dans le second.
Il y a l une diffrence notable entre cette idologie trs norma-
lement contextualise que constituent la norme dinternalit et
la cmj ; cette dernire apparat fondamentalement comme une
tendance psychologique ayant sa fonctionnalit, et elle serait
de fait beaucoup moins sensible aux contextes culturels ou reli-
gieux (ce point est discut par Bgue, 2009).
Au prix de ces variations culturelles, ces manires de lire la
ralit participent lexplication, la justification et donc au
maintien des ingalits sociales, et en loccurrence, les psy-
chologues sont trs proches de la notion didologie (quils
utilisent dailleurs aussi) plus familire aux sociologues.
Quils parlent de systmes de lgitimation (Jost & Hunyady,
2002) ou de mythes lgitimateurs (Sidanius & Pratto,
1999), les psychologues posent en effet que la norme dinter-
nalit, le sexisme, le racisme, le principe mritocratique, la
croyance dans un monde juste sont autant de reprsentations
du monde qui supportent lordre social existant. Ladhsion
ces mythes jouerait un rle primordial dans lacceptation des
ingalits. Et Jost & Major (2001, p. 7) de conclure : We can
now see that a relatively clear consensus emerged concerning
the pivotal role played by attitudes, beliefs and stereotypes in
the ideological perpetuation of the status quo through social
and psychological processes of justification, rationalization and
legitimatization. 9
9. Trad. : On voit ainsi merger un consensus relativement clair concer-nant le rle central jou par les attitudes, les croyances et les strotypes dans la perptuation idologique du statu quo par lintermdiaire des pro-cessus sociaux et psychologiques de justification, de rationalisation et de lgitimation.
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Avec ce consensus, la psychologie sociale se distingue-t-elle
encore, sur cette question, de la sociologie ? Les proximits sont
videntes, puisque rien nest plus trivial en sociologie que de sou-
ligner que toute socit a besoin didologies justifiant son mode
de fonctionnement et notamment les ingalits. Or, comme le
rappelle Lapeyronnie (2006) en citant Barthes, lidologie est un
discours de naturalisation , qui est une manire de dfinir la
ralit sociale comme une vidence, un discours performatif
qui contribue produire ce quil nonce, et en particulier indique
chacun quelle est sa place. Geertz (1964) ne dit pas autre
chose, ajoutant que cette grille de perception et de comprhen-
sion du monde quest lidologie tire son pouvoir de persuasion
de son aptitude rendre compte de tout ce qui induit un dca-
lage entre les valeurs des personnes et leurs pratiques.
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Il est galement habituel, de la part des sociologues comme
chez les psychologues, de souligner que dans les socits
dmocratiques, la mritocratie simpose comme tout fait pri-
mordiale, pour conjuguer galit de principe de tous et ralit
des ingalits, tout en valorisant la norme dinternalit. Cette
idologie mritocratique est ancienne et dans Lthique pro-
testante et lesprit du capitalisme (1905), Weber, trs souvent
cit par les psychologues, avance qu lorigine le capitalisme
nest pas seulement le rsultat de laccumulation du capital,
de lexploitation des hommes comme laffirme le marxisme, de
la rationalisation du droit (etc.), mais quil doit se comprendre
galement par lthique puritaine des premiers entrepreneurs
qui voyaient dans la russite matrielle un signe dlection
religieuse. Aujourdhui, dans les socits dmocratiques, les
ingalits sociales sont juges acceptables (voire justes) si, et
seulement si, elles sont censes dcouler des qualits indivi-
duelles (talents, efforts) et non de proprits hrites (notam-
ment lorigine sociale, le sexe) ; en dautres termes, la position
sociale est quelque chose qui sacquiert sur la base du mrite,
au terme dune comptition ouverte.
Do le rle crucial de lcole, et de l idologie du don que
celle-ci diffuse, comme le soulignent, avec leur thorie de la
reproduction, Bourdieu & Passeron (1970). Il sagit pour lins-
titution scolaire de naturaliser le social en prsentant les
ingalits scolaires comme dcoulant dingalits personnelles,
alors quelles consacrent des hritages sociaux. La mritocratie
scolaire joue alors, comme idologie, un rle crucial dans la
reproduction des ingalits par la lgitimit dont elle les cr-
dite. Les psychologues sociaux de ce domaine se rfrent trs
souvent Bourdieu et Passeron, mme sils articulent leur tra-
vail autour de la mritocratie (terme absent des analyses de
ces derniers). Ainsi, Lannegrand (2006) insiste sur le fait que
lcole est le premier contexte institutionnel o les individus ren-
contrent des principes de diffrenciation, de hirarchisation, de
slection. Les valeurs du mrite, de rcompense proportion-
nelle leffort fourni, y sont centrales ; elle fait alors lhypothse
que la croyance en un monde juste se construit dabord dans
le domaine scolaire, en tant que haut lieu dexprience de la
diffrenciation (Lannegrand, 2006, p. 45). Lintriorisation de
cette croyance dpend de lacquisition progressive de la morale
chez lenfant et plus largement de son dveloppement, qui le
conduit notamment renoncer des rcompenses immdia-
tes pour atteindre des finalits suprieures (voir les analyses
de Piaget), mais elle est fortement soutenue par les adultes,
qui veulent ainsi encourager les efforts de lenfant, son respect
pour le fonctionnement des institutions et pour la socit telle
quelle est. Lenfant apprend donc considrer quil reoit des
notes conformes son mrite ; ensuite, il sera confront
des dcisions dorientation quil lui faudra aussi apprendre
considrer comme justes, nous y reviendrons avec des exem-
ples empiriques. Sur ces questions largement explores par
les sociologues depuis trente ans, la proximit avec certains
thses et travaux conduits par les psychologues sociaux est
donc relle.
Articuler les niveaux danalyse pour comprendre la (re)production et leffectivit des idologies
Larticulation entre niveaux danalyse, problme classique des
sociologues, est galement en ligne de mire de certaines ana-
lyses des psychologues, qui sefforcent darticuler le niveau de
lindividu (niveau micro) au niveau macrosocial, en passant par
les diffrences entre groupes. Pas de tous : on voit poindre un
clivage entre des approches psychologisantes du sentiment de
justice, o les questions de personnalit et de motivation sont
primordiales, et des approches qui situent systmatiquement
les questions de perception de la justice dans des analyses
intergroupes et plus largement socitales.
Exemple de la premire tendance, les travaux sur la cmj, qui
lanalysent comme un besoin de justice fondamental, psycho-
logiquement fonctionnel, tout en mettant en uvre une
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perspective diffrentialiste classique (cf. par exemple, Dalbert,
2001). On montre ainsi que le niveau dinstruction affecte la
cmj, les personnes les plus instruites ayant, par rapport cel-
les qui le sont moins, la fois une cmj plus leve pour elles-
mmes (microjustice) et plutt une cmj plus faible quand il
sagit de juger de la justice du monde (macrojustice).
Mais, seconde tendance, certains courants de la psychologie
sociale articulent troitement ces attitudes diversifies et plus
largement ces justifications du rel avec une lecture en termes
de position sociale (ou, diront plus volontiers les psychologues
sociaux, de groupe dappartenance). Ce fut notamment lapport
spcifique de Tajfel au dbut des annes 1970, dont lambi-
tion thorique tait prcisment dlucider the links between
social myths and the general acceptance of injustice (Tajfel,
1984, p. 714) ; il sagit donc de dvelopper une psychologie
sociale de la perception de la lgitimit des rapports sociaux,
que porteront, Tajfel tant lui-mme dcd en 1982, des cher-
cheurs comme Jost et Major, qui situent le vritable dveloppe-
ment de cette perspective partir du milieu des annes 1990.
cet gard, il faut rappeler que la spcificit de la psycholo-
gie sociale, par rapport la psychologie, est de souligner que
lidentit personnelle est profondment affecte par la position
sociale : comme lexprime Lorenzi-Cioldi (2009, p. 27), liden-
tit personnelle est lune des expressions les plus acheves de
lappartenance un groupe (cf. aussi Vinsonneau, 1999). Il
souligne ainsi la ncessit de prendre en compte, par exemple,
pour comprendre les attitudes des hommes et des femmes,
la-symtrie de leurs positions sociales respectives. Ceci vaut
pour les phnomnes dattribution (dexplication des com-
portements) au niveau individuel, qui servent de support la
justification de lordre social. Lorenzi-Cioldi et Dafflon pointent
ainsi que les individus en position dominante adhrent plus
fortement la norme dinternalit, se disent plus souvent res-
ponsables de ce qui leur arrive et valorisent davantage les qua-
lits psychologiques ; ils soulignent que lacharnement avec
lequel les dominants mettent en avant leurs caractristiques
personnelles, avec lequel ils intgrent le mrite et lexcellence
dans les critres daccession au groupe () nest pas sans
entretenir un lien avec des stratgies de lgitimation du statut
social suprieur (Lorenzi-Cioldi & Dafflon, 1999, p. 144).
Rciproquement, du ct des personnes occupant des posi-
tions subordonnes, on invoque plus souvent des facteurs
chappant son propre contrle comme des facteurs externes
ou la chance (et donc moins souvent sa propre responsabilit),
avec en outre une mise en avant de lappartenance au groupe
qui peut attnuer limage ngative de soi.
Lorenzi-Cioldi (2009, p. 74) insiste sur le fait que, ds lors
quil existe des rapports hirarchiss entre des groupes (quil
sagisse de groupes de sexe, ethnoraciaux ou autres) le groupe
dominant va fonctionner comme une collection dindivi-
dus qui se pensent et sont considrs comme des person-
nalits qui nont pas besoin du groupe pour se dfinir , alors
que le groupe domin va fonctionner comme un agrgat ,
o se fondent au contraire les identits personnelles, qui sont
assimiles au groupe mme dont elles sont les membres
interchangeables. Ainsi, les membres du groupe dominant
vont se montrer fondamentalement individualistes et essen-
tialistes : ils doivent leur position leurs qualits personnelles,
quelles soient morales ou intellectuelles, et sont convaincus
dtre des personnalits uniques, alors mme quun obser-
vateur extrieur peroit sans mal leurs ressemblances et tout
ce quils doivent leurs rseaux sociaux (voir par exemple,
en sociologie, les analyses de la grande bourgeoisie faites
par Pinon & Pinon-Charlot, 2005). Plus gnralement, ce
nest pas seulement leur propre situation, mais le monde qui
les entoure que les dominants vont interprter laune de la
norme dinternalit ce quon a et ce quon devient sexpliquent
par des qualits personnelles et/ou des facteurs relevant de
son propre contrle. linverse, les domins vont invoquer
plus souvent des facteurs chappant leur contrle comme
des facteurs externes ou la chance. Aux yeux des sociologues,
ce constat trs stable rsulterait notamment du rle du systme
scolaire, qui est de faire intrioriser lide que le succs
ou lchec dpendent de facteurs personnels, soit ce quon
a appel la mritocratie scolaire (cf. Duru-Bellat & Tenret,
2009 ; Duru-Bellat, 2009).
Tout un courant de la psychologie sociale (Lorenzi-Cioldi,
Sidanius et Pratto) souligne que ces manires de lire la ra-
lit sont des mythes lgitimateurs , qui participent la justi-
fication et donc au maintien des ingalits sociales, notamment
au racisme ou au sexisme, particulirement tudis par cette
communaut de chercheurs. Ils vont chercher articuler la
face subjective de lappartenance un groupe (dominant ou
domin) et la reproduction, au niveau suprieur, des rapports
entre les groupes. Ils le font notamment en posant spcifique-
ment la question des incidences, sur le confort psychologi-
que des personnes, des idologies ou des modes dexplication
de la ralit quils endossent.
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Sidanius & Pratto (1999), avec leur thorie dite de la domina-
tion sociale (quun de leur collgue, Chatard (2005), dsigne
comme une nouvelle thorie de la reproduction ), font ainsi
lhypothse quadhrer aux idologies dominantes ne pose
pas de problme aux dominants puisquelles les crditent
dun ensemble de valeurs sociales positives ; ils vont donc les
endosser plus encore que les domins, allant donc jusqu
percevoir le systme comme plus quitable que ces derniers.
Au contraire, pour les domins, adhrer ces mythes pose
des problmes en termes didentit sociale : cest videmment
psychologiquement plus difficile, comme le souligne Chatard
(2005), dadhrer au sexisme quand on est une femme,
ou aux normes dune socit dont la rfrence implicite est
lhomme blanc quand on est une personne de couleur ; car
par rapport aux rfrences dominantes, on est alors dfini par
ses manques ou ses insuffisances, tandis que dans le mme
temps, il faut bien prserver une certaine estime de soi et
de son groupe. Toutefois, il y a plus daccord que de dsac-
cord dans le degr dadhsion aux idologies entre les grou-
pes avantags et dsavantags, et cest prcisment parce
quils partagent avec le groupe dominant ces strotypes qui
les infriorisent que les domins participent la reproduction
de leur domination. On peut mme montrer quils y adhrent
dautant plus que leur condition objective empire, quils ont
donc dautant plus besoin dun systme de justification. Cest,
nous lavons voqu, ce que Jost & Hunyady (2002) appellent
la fonction palliative des idologies, qui vient rpondre la
menace du monde extrieur10.
Pour expliquer que les groupes les plus dfavoriss justifient
nanmoins le systme dont ils font partie et tendent minimi-
ser les discriminations dont on peut faire lobjet, les psycho-
logues sociaux mettent en avant le besoin de rduction de la
dissonance11. Mais il y a lvidence un prix payer, car tous
les groupes ont aussi besoin de se construire une image deux-
mmes positive (de valoriser lintragroupe). Certaines tudes
montrent que plus les membres des catgories dfavorises
valorisent lappartenance leur groupe, plus ils considrent
le systme comme injuste, ou linverse que plus ils justifient le
10. Dans la mouvance de recherche sur la cmj, on montre galement que, mme si celle-ci savre relativement universelle, elle serait lgrement plus accentue dans des pays de fait particulirement injustes comme lAfrique du Sud ou lInde (rapport in Dalbert, 2001).
11. Ceci va videmment dans le sens du maintien du statu quo. Ce qui fait dire certains psychologues (par exemple Jost & Major, 2001) que sils sont
systme, moins ils valorisent lappartenance leur catgorie.
Cette tension nexiste pas chez les groupes en position domi-
nante, o il est congruent la fois de valoriser son propre groupe
et de justifier le systme. Au-del de ces tensions, il nen reste
pas moins que la reproduction des ingalits sociales se fait
avant tout par lentremise de ce degr daccord consensuel.
En la matire, il existe des controverses au sein mme de la
psychologie sociale. Dun ct, Sidanius & Pratto (2006) seffor-
cent de mesurer l orientation pour la dominance sociale ,
laide de questionnaires qui permettent dvaluer le degr
dacceptation des ingalits intergroupes (en demandant aux
personnes de prendre parti sur des affirmations telles que les
groupes infrieurs devraient rester leur place ). Ils notent
alors que les personnes prsentant des scores levs de Social
Dominance Orientation (sdo) convoitent plus que les autres les
positions de pouvoir, ou encore que les hommes ont toujours
en moyenne des scores de dominance plus levs. Mais les
thses de Sidanius et Pratto sont discutes par des psycho-
logues comme Lorenzi-Cioldi (2009) qui pointent leur possi-
ble drive personnologique lorientation vers la dominance
sociale comme trait psychologique (voire, pour ce qui est des
diffrences entre hommes et femmes, la possible influence de
facteurs biologiques). Lorenzi-Cioldi souligne quant lui le carac-
tre labile de ce degr dacceptation de la domination sociale et
aussi des oppositions entre hommes et femmes cet gard. De
fait, quand les personnes accdent des positions de pouvoir,
elles se peroivent en termes plus masculins ; les caractristi-
ques masculines ne seraient-elles pas alors avant tout le reflet de
loccupation de positions dominantes dans la socit ?
Cette perspective diffrentielle dans lanalyse de lintriorisation
des idologies nest videmment pas lapanage des psycho-
logues12. Les sociologues ont galement cherch expliquer la
varit dans le degr dadhsion aux idologies : leurs yeux,
les acteurs sont situs et pour la sociologie classique (en sch-
matisant quelque peu), leurs attitudes sexpliquent par leur
position, elle-mme dfinie par un ensemble de contraintes, de
rles, de normes. Les plus individualistes dentre eux, comme
fonctionnels au niveau des individus, tous ces facteurs le sont moins au niveau macrosocial (tout comme la cmj), puisquils justifient linaction, crent une apparence de justice et inhibent tout changement.
12. Une prsentation synthtique de lapport de la sociologie et de la phi-losophie politiques est propose dans le dossier ralis par F. Gonthier pour Problmes politiques et sociaux, 2008.
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Boudon (1986), privilgieront volontiers une conception inter-
actionniste de la justice o la comprhension de lmergence
du sentiment de justice suppose danalyser le systme dinter-
action o sont insrs les agents (il peut donc y avoir diver-
gence dapprciation en fonction de la position occupe au sein
de ce systme)13 ; on peut alors lucider les bonnes raisons
quont les acteurs dadopter telle ou telle grille de lecture et
dapprciation des ralits. Mme si cette notion de bonnes
raisons pourra tre juge aussi plastique (et du coup quel-
que peu attrape-tout ) que celle de confort psychologique
chez les psychologues Toujours est-il que cette perspective
(privilgie par Boudon, qui parle la fois deffet de position et
deffet de perspective) invite analyser les systmes dinterac-
tion concrets, o se dveloppent les comparaisons qui fondent
le sentiment de justice (Kellerhals et al., 1997). On est ici trs
proche des analyses des psychologues sociaux qui valorisent
galement ce rle du contexte proche o se meuvent les per-
sonnes, o elles sont amenes se mettre la place de ceux
qui les entourent, endosser dautres rles ; cest ainsi que se
dveloppe le sentiment de justice chez les enfants, et cest ainsi
quil peut rgresser chez des adultes qui ne font plus face cette
varit dopportunits quotidiennes (en prison notamment).
Les sociologues soulignent galement que dans llaboration de
leur jugement (sur la justice du monde), les individus ne prennent
en gnral pas en compte seulement la proportionnalit entre
contributions et rtributions mais aussi la manire dont ils
pensent que les ingalits se sont constitues. Des effets
de connaissance (points par Boudon, mais aussi par cer-
tains conomistes, nous y reviendrons) interviennent donc, qui
peuvent expliquer quil ny ait pas ncessairement de relation
automatique entre les ingalits perues et les sentiments de
justice/dinjustice. Cest ainsi que Boudon explique que les
gains la loterie peuvent ne pas tre perus comme injustes
(rgles du jeu connues, rle du hasard, bnfices allous la
collectivit). Dautres tudes, conduites notamment par les
conomistes (cf. Piketty, 2003 ; pour les tats-Unis, cf. Kluegel
& Smith, 1986), montrent que ce qui explique les attitudes face
aux politiques de redistribution (par exemple), ce sont moins
les variables classiques de revenu ou dappartenance sociale
que les raisons pour lesquelles on pense que les pauvres le
13. nouveau, on peut faire un parallle entre cette thse et certains acquis de la psychologie sociale, notamment les analyses de Deutsch (1985) montrant que les principes mobiliss pour produire un jugement de justice varient selon les caractristiques de la situation dinteraction, en particulier
sont, le poids que lon alloue, dans les destines individuelles,
leffort, la chance, etc.
Les convergences sont donc relles avec les analyses de la psy-
chologie sociale, notamment pour ce qui est du rle du contexte
proche, du systme dinteraction concret et des facteurs cogni-
tifs quil sagit de mobiliser pour lire/expliquer et ainsi justifier
les ralits. Cela nexclut pas certaines divergences, qui tien-
nent probablement en partie la manire dont sont abords
et construits les sentiments de justice. Sans doute, les effets
de mthode sont redoutables dans ce champ o ont cours de
nombreuses dfinitions oprationnelles, puisquon y dfinit telle
ou telle attitude par les questions qui servent lapprhender.
Quelques rsultats de recherches empiriques sur les mythes lgitimateurs .
Dans cette partie, nous nous limiterons une prsentation non
exhaustive de travaux conduits sur la prgnance de certains
mythes lgitimateurs , en ciblant ici le rapport lidologie
mritocratique et au sexisme.
Pour ce qui est de ladhsion lidologie mritocratique, nous
nous centrerons sur la question dbattue de savoir si ce sont
plutt les domins ou les dominants qui croient le plus cette
idologie (voire aux idologies dominantes justifiant les rapports
sociaux). Les hypothses et les rsultats en la matire sont par-
fois contradictoires, et dautant plus quand on ne distingue pas
justice pour soi et justice pour autrui (ou pour le monde). On
peut ainsi dfendre que cest peut-tre plus confortable pour
les domins de croire en un monde juste, ou au contraire
quils vont se montrer davantage critiques et contestataires, ou
encore se montrer moins internes pour prserver une cer-
taine image deux-mmes, ou moins ports la mritocratie
Nous lavons vu, certains chercheurs comme Lorenzi-Cioldi
soulignent que les dominants vont tre particulirement ports
expliquer leur propre position par des qualits personnelles et/
ou des facteurs relevant de leur contrle, la norme dinterna-
lit tant plus prgnante chez eux que chez les domins, qui
des buts du groupe (on valoriserait notamment davantage le principe du mrite quand il sagit dtre efficace, et le principe dgalit et la logique du besoin quand on cherche avant tout prserver des relations harmonieu-ses ou du bien-tre).
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invoquent plus souvent des facteurs chappant leur contrle
comme des facteurs externes ou la chance. Les psychologues
sociaux Sidanius et Pratto montrent, de manire convergente,
que la prfrence pour le maintien de rapports hirarchiques
entre groupes savre effectivement plus marque chez les
groupes en position dominante.
Mais si les dominants (ou les plus diplms) devraient tre
davantage ports croire la justice du monde pour eux-
mmes et la mritocratie, cette croyance ne se traduit pas
forcment au niveau de la justice du monde en gnral. Car
on peut aussi faire lhypothse que les tudes fournissent des
outils cognitifs pour critiquer la socit et contester certaines
ingalits, les personnes les plus duques pouvant alors mon-
trer plus de recul face lidologie mritocratique. Cest ce que
tend montrer une tude de Guimond (1998), sur un chan-
tillon dtudiants canadiens, en examinant si, comme on peut le
prvoir ds lors que le rle du systme scolaire est de faire int-
rioriser lide que le succs ou lchec dpendent de facteurs
personnels, les explications des ingalits sociales deviennent
de plus en plus internes mesure que lon est socialis par
lappareil scolaire. Ses rsultats montrent en fait que cette ten-
dance est contrarie par le fait que les tudes fournissent des
outils pour critiquer la socit et contester certaines ingalits :
lenseignement reu luniversit aurait donc des effets cogni-
tifs, dbouchant sur une contre-idologie.
Les domins seraient alors plus conservateurs, ce qui est
aussi la thse de la fonction palliative de lidologie domi-
nante (Jost & Hunyady, 2002) voque prcdemment : les
domins auraient encore plus besoin dadhrer la mritocra-
tie. Cest ainsi que Lannegrand (2004), propos de lycens,
fait lhypothse selon laquelle les jeunes orients vers les fili-
res les moins valorises ont encore plus besoin que les autres
de croire en la justice de lcole, et que, de manire gnrale,
ce serait encore plus ncessaire et peut-tre apaisant en quel-
que sorte, pour les domins, de croire en un monde juste. Ses
analyses empiriques confortent son hypothse : on croit plus
en la justice de lcole dans les filires les moins valorises ;
cette croyance permet aux lves relgus dans ces filires
de reconstruire leur pass scolaire et daccepter leur situation.
Ceci dment la tendance gnralement constate des domi-
nants davantage dexplications internes. Mais linvocation de
la rduction de la dissonance vient ici aisment fournir une
interprtation, trop facilement peut-tre, ou plutt trop univer-
selle, pour tre parfaitement convaincante
Quen est-il du ct des sociologues ? Pour Bourdieu et
Passeron, qui se sont surtout focaliss sur lidologie du don
prvalant lcole (plus que sur la mritocratie en tant que
lgitimit des consquences sociales des verdicts scolaires,
comme si lidologie du don suffisait la justifier), il ny a gure
lieu dexaminer les variations de cette norme mritocratique :
en effet, pour quelle puisse lgitimer les ingalits, tout le
monde doit y croire, la fois les dominants et les domins :
Pour que le destin social soit chang en vocation de la libert
ou en mrite de la personne, () il faut et il suffit que lcole
() russisse convaincre les individus quils ont eux-mmes
choisis ou conquis les destines que la ncessit sociale leur
avait par avance assignes. () Lcole parvient aujourdhui,
avec lidologie des dons naturels et des gots inns,
lgitimer la reproduction circulaire des hirarchies sociales et
des hirarchies scolaires (La Reproduction, 1970, p. 250).
Mais, quelle que soit la force de conviction de leur thorie,
ces auteurs donnent eux-mmes peu dexemples empiriques
de la ralit de cette croyance partage, qui semble dcouler
de manire vidente de la scolarisation. Cest ainsi quils pour-
suivent, propos des lves qui alimentent les filires courtes
denseignement : Il nest mme plus ncessaire de leur incul-
quer une idologie de la rsignation, de la modestie et de la
docilit : le systme scolaire engendre cet effet idologique par
son fonctionnement.
Une recherche rcente par entretiens apporte un clairage sur
lintriorisation de la mritocratie et le caractre lgitime de la
mritocratie scolaire (Duru-Bellat & Tenret, 2009). Au-del des
biais classiques de ce mode dapproche, en particulier les ph-
nomnes de dsirabilit sociale, il semble que les personnes
les moins instruites critiquent moins ouvertement et explici-
tement la mritocratie scolaire (ce qui peut tre en partie un
conformisme li leur position) ; les plus diplms sont par
exemple plus nombreux considrer quil nest pas normal que
les personnes ayant fait des tudes longues soient davantage
payes que les autres, ou encore juger quen France le rle
accord au diplme est trop lev. Mais cela nempche pas
les moins diplms de critiquer le fonctionnement effectif du
march du travail : en particulier, ils jugent bien moins souvent
que les gens obtiennent ce quils mritent. linverse, les plus
instruits, mme sils sont moins ports dfendre explicitement
la lgitimit des diplmes comme critre de rmunration et de
classement social (avec peut-tre cet gard, une retenue lie
galement leur position), manifestent par ailleurs une plus
grande satisfaction lgard du fonctionnement du march du
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travail et de la justice de son fonctionnement, et plus large-
ment de la justice du monde (sachant que, dans cette tude,
lquivalent de la cmj donne un niveau dadhsion modeste,
puisque, la question de savoir si les gens sont traits de
faon juste, rpondent par laffirmative 19 % des moins dipl-
ms et 30 % des plus diplms). Ladhsion la cmj nest
donc pas massive, pour autant quon puisse en juger sur cette
base empirique videmment imparfaite. Et surtout, il convient
donc de distinguer jugement sur la mritocratie scolaire (ou
la forme scolaire de la mritocratie) et jugement sur la mrito-
cratie de manire plus gnrale.
Dans le monde du travail, la dnonciation de linjustice apparat
galement trs forte (Dubet, 2006), loin de la domination uni-
verselle de la cmj. Mais, de manire convergente avec la psycho-
logie sociale, les individus sont plus ports critiquer linjustice
du monde que celle de leur propre situation : Dubet souligne
quaprs avoir dress un tableau parfois noir du monde, les
personnes concluent souvent par un moi a va tonnant !
Il montre aussi que la norme dinternalit rgne, qui pousse
suggrer, souvent, que ceux qui sont victimes dinjustice en
sont responsables. Enfin, toujours dans ce contexte du monde
du travail, la relativisation du mrite savre assez gnrale, et
lon voit apparatre une relation avec le niveau dinstruction ou
de qualification des personnes : ainsi, quand prs des deux
tiers des personnes interroges estiment quil nest pas normal
que les postes responsabilit soient rservs aux plus dipl-
ms , cette proportion savre un peu plus faible, mme si elle
reste nanmoins majoritaire, chez les chefs dentreprise et les
cadres, qui seraient donc plus ports croire en la lgitimit
des liens entre diplmes et situation professionnelle et sociale.
Une autre enqute (Piketty, 2003) montre galement que les
jugements que portent les individus sur certaines ingalits
comme les ingalits de revenus relvent-elles des efforts de
chacun ou de facteurs non matrisables ? ne sont pas sans
rapport avec leur propre statut et leur trajectoire personnelle ;
on retrouve ici certains constats classiques de la psychologie
sociale, selon lesquels les individus haut revenu donneraient
davantage de poids, dans lexplication des ingalits, des
facteurs comme leffort, valorisant ainsi plus ce que les psy-
chologues dsignent sous le vocable de facteurs dattribution
internes. Dans des travaux rcents, Fors & Parodi (2006,
2010) montrent quant eux que si les Europens, invits hi-
rarchiser les critres de justice, classent le mrite en deuxime
(aprs la garantie des besoins de base pour tous mais avant
lgalit), les personnes les moins diplmes considrent un
peu plus que les autres quil est important de reconnatre les
mrites de chacun, tout en accordant plus dimportance
la rduction des ingalits. Les personnes les plus instruites
savrent au total plutt plus critiques, ces catgories adoptant
plus frquemment ce que Fors & Parodi (2004) appellent
une posture de spectateur quitable . linverse, certai-
nes enqutes internationales (cf. par exemple Noll & Roberts,
2003) montrent plutt une adhsion plus marque la mrito-
cratie chez les cadres suprieurs (quand on loppose ici une
attitude galitariste).
Ltude de Piketty fait par ailleurs apparatre un relatif consensus
sur les ingalits de revenus elles-mmes, partir du moment
o elles apparaissent comme venant rtribuer de manire rai-
sonnable les efforts fournis par chacun. Mais les oppositions
rapparaissent quand il sagit de se prononcer sur dautres in-
galits. La diffusion de lducation affecte vraisemblablement
tous ces jugements, du fait dune meilleure connaissance des
mcanismes conomiques (faisant craindre les effets dmo-
bilisateurs dune trop forte redistribution par exemple, dans
ltude de Piketty), mais aussi dune sensibilisation dautres
formes dingalits (les ingalits plantaires par exemple). La
tendance des dominants psychologiser les phnomnes
sociaux, que pointent les chercheurs en psychologie sociale,
se combine donc vraisemblablement avec des effets de
connaissance , valuer, pour justifier le monde et les inga-
lits qui y rgnent. Notons que pour confronter/cumuler toutes
ces enqutes, il est important de bien spcifier si lon recueille
des jugements sur la microjustice (justice pour soi) ou la macro
justice (justice du monde).
La psychologie sociale et la reproduction des rapports de genre
Tout un champ de la psychologie sociale sest galement pench
abondamment sur la lgitimation des rapports de domination
entre hommes et femmes, entre groupes ethnoculturels et tous
les autres groupes prcisment dsigns/tiquets comme grou-
pes. Ces ingalits doivent, comme les autres, tre justifies. Et
comme la montr toute une littrature fministe (cf. notamment
Guillaumin, 1978), linvocation de la nature est en loccurrence
une tentation constante et commode. Certes, lon vite aujourdhui
de mobiliser des explications renvoyant la nature , mme si
cest plus vrai des groupes ethnoraciaux que des groupes de sexe ;
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mais il convient cet gard dtre attentif la monte dune cer-
taine sociobiologie, voire de certaines neurosciences, qui invitent
ancrer dans la nature certains processus psychosociaux. Toujours
est-il que, ds lors quil convient de prserver la croyance en un
monde juste, les personnes mobilisent des strotypes, consistant
doter les groupes de caractristiques qui les dfinissent comme
des essences et donnent une cohrence et une justification
aux diffrences multiples qui les opposent.
Ds lors que les groupes occupent au jour le jour des positions
et des rles ingaux, et que les personnalits de leurs membres
semblent en adquation avec ces situations, il est irrpressible
de lire/expliquer/justifier ces constats en recourant des traits
de personnalit postuls, gnraliss et durcis selon la logique
des strotypes. Les strotypes ne reposent pas forcment sur
des diffrences objectives on sait par exemple que les fem-
mes sont perues comme bavardes alors que des quantifica-
tions objectives montrent quen gnral elles parlent moins ;
mais, comme le souligne Chatard (2005), ces strotypes sont
susceptibles dmerger tout simplement parce que tout un cha-
cun observe que les hommes et les femmes occupent des rles
sociaux diffrents et quils et elles semblent bien correspondre
aux traits typiques de ces rles. Ce qui apparat ainsi comme une
harmonie prtablie prend aussi racine dans la socialisation. En
effet, lenfant est encourag trs tt se conformer aux stroty-
pes de genre ; ce que les psychologues appellent les schmas
de genre servent de guide ses actions, lui permettent dorga-
niser toutes les informations provenant de son environnement et
de satisfaire aux attentes et exigences de la ralit sociale.
Un apport dcisif de la psychologie sociale a t de dmontrer
lefficacit spcifique des strotypes dans la reproduction des
hirarchies et des ingalits entre les groupes, tablissant ainsi un
pont entre le niveau macro, le niveau du groupe et le niveau micro.
Un concept qui illustre bien cette articulation entre niveaux est
celui de menace du strotype . Concrtement, il signifie que le
fait de savoir pertinemment que, vu votre groupe dappartenance,
vous tes cens moins bien russir telle ou telle tche induit une
telle pression psychologique que cela obre vos chances dy rus-
sir effectivement ; par exemple, aux tats-Unis, cest le cas dlves
noirs face un exercice prsent comme un test dintelligence
(alors qutant noirs, ils sont censs tre moins intelligents) qui y
russissent moins bien que sil est prsent comme un jeu, ou,
autre exemple, dlves filles, devant un exercice prsent comme
de la gomtrie (discipline connote comme masculine), qui vont
y russir moins bien que lorsque le mme exercice est prsent
comme du dessin (de nombreux exemples sont donns dans
Toczek et Martinot, 2004). De manire gnrale, le concept de
menace du strotype et ses multiples tests empiriques mon-
trent que mobiliser les strotypes dominants avantage les plus
avantags et dsavantage les dsavantags, linstar de proph-
ties autoralisatrices.
Ceci est parfaitement comprhensible, ds lors que, dans nos
socits, le rfrent est lhomme, blanc, et que les autres sont
dfinis en termes de moins : les rapports de domination ne
sont pas une pure abstraction ou ne sont pas seulement borns
par des critres conomiques objectifs durs : le groupe domi-
nant est dominant en ce quil propage des normes et des valeurs
pleinement incarnes par les seuls membres du groupe domi-
nant, mais auxquelles se heurtent quotidiennement les mem-
bres du groupe domin. Ds lors quils voluent dans la mme
socit, ils (elles surtout) sont notamment confronts aux prten-
tions des dominants reprsenter ce quil y a de mieux, incar-
ner par exemple lautonomie, la matrise parfaite de sa vie, etc.
Les membres des groupes domins peuvent sefforcer, non sans
difficults, voire au prix de relles souffrances, de se rapprocher
de lidal culturel impos par les groupes dominants, mais cest
dautant plus difficile quils doivent alors intrioriser les idologies
qui lgitiment la position privilgie de ces groupes et les dvalo-
risent eux-mmes : linsistance avec laquelle les domins sont
toiss au moyen de strotypes influe sur la perception quils ont
deux-mmes rappelle Chatard (2005, p. 152). De nombreux
travaux montrent ainsi, dune part combien les femmes adhrent
au sexisme ambiant, et dautre part que plus les filles souscri-
vent au sexisme ambiant, moins elles russissent lcole (alors
quune telle relation ne sobserve pas chez les garons). Plus
globalement, conclut Chatard (2005, p. 195), ladhsion aux
idologies dominantes est compatible avec la russite scolaire
des groupes avantags, mais incompatible avec la russite des
groupes relativement dsavantags .
Les strotypes sont donc une courroie de transmission efficace
des rapports de domination et non des reflets simplement
durcis des traits de personnalit qui distingueraient vritable-
ment les groupes. lappui de cette thse, tout un courant de la
psychologie sociale montre combien ces attitudes strotypes
sont modules par le contexte de linteraction et donc la scne
o se confrontent et se comparent les groupes en prsence.
On dispose sur cette question de nombreuses observations
en milieu scolaire, quil sagisse dobserver les comportements
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des garons et des filles face des exercices et des matires
souvent sex-typs (connots comme masculin ou fminin),
et/ou bien de comparer leurs performances ou leurs attitudes
selon le contexte mixte ou non mixte des classes. Les filles
ont tendance se sous-estimer dans les domaines connots
comme masculins quand elles sont en prsence de garons.
Rciproquement, elles jugent mieux leurs aptitudes littraires
dans les contextes mixtes. Autre exemple, dans une situation
dinteraction o les lves ont rsoudre un jeu mathmatique,
les filles diminuent sensiblement leur autoattribution de com-
ptence quand elles sont dans un groupe mixte par rapport
un groupe non mixte (Duru-Bellat, 2010).
Des constats analogues sont faits sur des populations adultes, et
cela rvle un phnomne gnral qui est que chaque fois que
des groupes sont mis en contact, leurs membres se dfinissent
plus nettement par ce qui les distingue de lautre groupe. En
dautres termes, plus les contextes sociaux rendent visibles
lappartenance un groupe et plus sont alors saillants les st-
rotypes qui lui sont attachs, plus la conformit aux strotypes
de son propre groupe sen trouve renforce. Cest ainsi que la
mixit (ou la non-mixit) affecte le fonctionnement des groupes
de travail. Dans des groupes non mixtes, les comportements
des adultes des deux sexes sont tout fait similaires ; en par-
ticulier, les comportements de dominance (ou de leadership)
sont adopts dans dgales proportions par les hommes et par
les femmes. En revanche, dans les groupes mixtes, on voit
apparatre une division du travail entre les sexes, les femmes
par exemple modrant leurs comportements de dominance et
se restreignant aux seuls comportements expressifs (voir aussi
les nombreux exemples rapports par Vinsonneau, 1999).
Le contexte dans lequel voluent les personnes affecte donc de
manire profonde leur identit personnelle, ce quils en disent et
ce quils font ; cest l une thse forte de tout un courant de
la psychologie sociale (notamment Lorenzi-Cioldi, Chatard).
Mler pour des interactions troites des groupes dominants et
domins, mme si cela apparat socialement dsirable, va donc
exacerber les diffrences dans la perception de soi et les dissy-
mtries affrentes ; ainsi, pour ce qui est de la mixit hommes/
femmes : mesure que le contexte rend saillants les strotypes
de comptences, en dpit que ceux-ci soient ambivalents, lestime
14. Sur ces questions, voir le numro spcial de la Revue franaise de pda-gogie consacr la mixit scolaire (2010, no 171).
de soi des hommes saccrot tandis que celle des femmes
chute (Chatard, 2005, p. 191). linverse, de nombreuses
expriences montrent quun changement, mme minime, du
contexte dinteraction et donc de comparaison peut affecter
attitudes et comportements et en loccurrence attnuer trs
sensiblement les diffrences entre hommes et femmes dans
la description de soi.
Ds lors que la notion mme de comportement fminin ou
masculin ne prend de sens que dans un contexte mixte, on
peut videmment sinterroger sur ces notions elles-mmes
ou, de la mme manire, sur la consistance de ces cultu-
res parfois invoques pour dcrire/expliquer/justifier les
hirarchies entre diffrents groupes, ethnoculturels notam-
ment. Toutes ces distinctions ne sont-elles que des artefacts
produits par linteraction elle-mme ? Une thse dfendue
en psychologie sociale (notamment par Lorenzi-Cioldi, 2002
et 2009 ; voir aussi Vinsonneau, 1999) est que les comporte-
ments considrs comme masculins et fminins ne peuvent
tre vus (du moins pas entirement) comme relevant de pro-
prits invariables attaches aux individus, mais dcoulent de
phnomnes situationnels et relationnels, eux-mmes dpen-
dants de la dynamique qui sinstaure au sein de groupes
composs de participants des deux sexes. Les diffrencia-
tions entre les sexes ou entre les groupes vont alors tre plus
ou moins marques selon les caractristiques des situations
dinteraction. Cest ce contexte social lui-mme en loccur-
rence la mixit, sexue ou sociale dun groupe qui fabrique
les diffrences entre les groupes, quil sagisse de diffrences
de performance, dimages de soi, ou dattitudes. On trouve un
cho rcent de ces thses dans le dernier ouvrage dI. Thry
(2007), critiquant elle aussi les conceptions qui considrent le
genre comme un attribut des personnes alors que ce sont les
modalits des relations sociales qui sont tiquetes comme
masculines et fminines. Do la notion de distinction de
sexe qui se substitue aux notions substantialistes et fixis-
tes de masculin et de fminin. Ces questions restent lobjet
de dbats, et la mixit des groupes peut au demeurant tre
dfendue par principe et aussi en arguant du fait que la sgr-
gation est jusqualors systmatiquement associe lingalit.
Mais il faudrait explorer de manire empirique quelles peu-
vent tre ces retombes positives en termes dgalit14.
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Toujours est-il que concernant la construction du genre, on
observe (dj, pourrait-on dire) une convergence entre les
analyses de la psychologie sociale et certaines analyses des
sociologues, en France et plus encore aux tats-Unis avec
les perspectives interactionnistes ou ethnomthodologiques
(Ridgeway, 1997) ; mme si les sociologues devaient sans
doute sattacher analyser linscription de cette fabrication
continue du genre dans des institutions famille, cole, march
du travail, notamment de fait profondment genres .
Conclusion
Les questions explores par ce domaine de la psychologie
sociale sont lvidence lourdes denjeux sociaux et politi-
ques. Cest vrai notamment des questions aujourdhui dsi-
gnes sous ltiquette ambigu de diversit . Dans son
dernier ouvrage, Lorenzi-Cioldi (2009) montre clairement que
lasymtrie entre les groupes produit, du ct des dominants,
une vision deux-mmes comme uniques, originaux et gale-
ment un individualisme qui est aussi un universalisme, alors
que les domins sont renvoys leurs particularits et vont
tre tents de cultiver le nous qui les protge en quelque
sorte des autres. Il voque alors les travaux sur les minorits
qui, sur la base des diffrences socioculturelles des groupes,
dlogent lasymtrie pour une description plus anglique
dentits irrductibles et affranchies de tout rapport (Lorenzi-
Cioldi, 2009, p. 272). On peroit alors les domins comme
insrs dans leur culture, laquelle leurs individualits sont
subordonnes, alors que les dominants en sont videmment
affranchis et incarnent luniversalisme15. Mais la psychologie
sociale suggre que ces notions de cultures incommensura-
bles (telles que les cultures fminines versus masculines, les
Occidentaux versus les Orientaux) sont fondamentalement
structures, voire fabriques, par les rapports a-symtriques
entre les groupes. Le risque est alors que lexaltation des dif-
frences qui les accompagnent dbouche sur un racisme, et
plus srement encore sur une essentialisation a-historique
de ces groupes, et entrine lamnsie du rapport de domina-
tion qui les assemble et qui pntre jusque dans les reprsen-
tations des uns et des autres (p. 287). En dautres termes,
la psychologie sociale souligne les risques quil y a ancrer
15. Un questionnement du mme type pourrait porter sur les mesures visant la parit hommes/femmes, ds lors quelles entendraient plus ou
dans des cultures spcifiques les domins, au risque
dentretenir ainsi le rapport de domination qui en est large-
ment la racine. Elle dnonce ainsi les cueils d une sorte
de multiculturalisme quilibr (ibid. p. 287), o le respect
de cultures ainsi dfinies vient conforter les rapports
sociaux tablis. Ces questions sont videmment polmiques.
Mais bien des sociologues adhreraient lide quune repr-
sentation de plus en plus culturaliste de la socit brouille
la perception des rapports de domination (cf. par exemple
Ben Michaels, 2009).
Sur un terrain peut-tre moins polmique, ce champ de la psy-
chologie sociale (et notamment Lorenzi-Cioldi) souligne que la
monte de lindividualisme, le discours selon lequel chacun est
lauteur de sa vie traduit la perception des dominants : loin
de signifier la fin des groupes () (il) incarne lidentit sociale
de certains groupes (p. 178). Cette drive que la psycholo-
gie dsigne comme personnologique (mais qui relve clai-
rement de lidologie mritocratique ; cf. Duru-Bellat, 2009)
ignore limpact dcisif quont les circonstances et les contextes
sur nos attitudes et nos comportements ; elle est donc minem-
ment conservatrice, puisquelle naturalise les acteurs sociaux
ds lors quils appartiennent un groupe, alors mme que de
multiples travaux montrent que plutt que de manifester tou-
jours et partout les comportements attendus comme masculins
et fminins, les personnes agissent de fait diffremment selon
les contextes, mixtes ou non mixtes, selon les statuts sociaux
des personnes en interaction, etc. On peut alors, nous lavons
voqu, sinquiter de la fascination quexerce sur le grand
public mais aussi certains acadmiques (en psychologie ou en
conomie notamment) les neurosciences cognitives. Celles-ci
sintressent prsent aux strotypes, la dominance sociale,
plus largement la manire dont nous catgorisons autrui. On
est alors en qute de connexions biunivoques entre un tat
mental et une activation du cerveau, ce quon lira comme
des causes inscrites dans le corps de tous les phnomnes
psychiques, y compris ceux qui, aux yeux de la psychologie
sociale, relvent clairement de la domination intergroupes. Les
rgles implacables de la nature reviennent alors en force pour
renouveler, en leur apportant une caution scientifique des plus
modernes, les justifications, toujours produire, des rapports
de domination.
moins explicitement promouvoir ce qui serait des valeurs spcifiquement fminines.
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