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LA FACE SUBJECTIVE DES INÉGALITÉS. UNE CONVERGENCE ENTRE PSYCHOLOGIE SOCIALE ET SOCIOLOGIE ? Marie Duru-Bellat Presses Universitaires de France | Sociologie 2011/2 - Vol. 2 pages 185 à 200 ISSN 2108-8845 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-sociologie-2011-2-page-185.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Duru-Bellat Marie, « La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? », Sociologie, 2011/2 Vol. 2, p. 185-200. DOI : 10.3917/socio.022.0185 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de Louvain - Nobile Mariana - 109.130.84.36 - 02/12/2014 18h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de Louvain - Nobile Mariana - 109.130.84.36 - 02/12/2014 18h50. © Presses Universitaires de France

Duru-Bellat - Face Subjetive Des Inégalités

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La sociologie et la psychologie sociale abordent de manièredistincte la question de ce qu’on peut considérercomme la face subjective des inégalités, à savoir la manièredont les personnes ressentent, expliquent et justifientles inégalités qui marquent leur société d’appartenance.De fait, les travaux des psychologues sociauxsur ces questions sont peu connus de la majorité dessociologues et l’objectif du texte est d’en présenter unesynthèse. Sans prétendre à l’exhaustivité, il entreprendun bilan critique de cette littérature, majoritairementanglo-saxonne. Il souligne combien ces analyses dela manière dont l’intériorisation des inégalités affecteprofondément les psychismes sont éclairantes surles mécanismes de reproduction des inégalités ellesmêmes.

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  • LA FACE SUBJECTIVE DES INGALITS. UNE CONVERGENCEENTRE PSYCHOLOGIE SOCIALE ET SOCIOLOGIE ?

    Marie Duru-Bellat

    Presses Universitaires de France | Sociologie

    2011/2 - Vol. 2pages 185 200

    ISSN 2108-8845

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-sociologie-2011-2-page-185.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Duru-Bellat Marie, La face subjective des ingalits. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? , Sociologie, 2011/2 Vol. 2, p. 185-200. DOI : 10.3917/socio.022.0185--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n 2 , v o l . 2 , 1 8 5 - 2 0 0

    BiLAn CRitiquE

    R S U M

    La sociologie et la psychologie sociale abordent de ma-

    nire distincte la question de ce quon peut considrer

    comme la face subjective des ingalits, savoir la ma-

    nire dont les personnes ressentent, expliquent et jus-

    tifient les ingalits qui marquent leur socit dappar-

    tenance. De fait, les travaux des psychologues sociaux

    sur ces questions sont peu connus de la majorit des

    sociologues et lobjectif du texte est den prsenter une

    synthse. Sans prtendre lexhaustivit, il entreprend

    un bilan critique de cette littrature, majoritairement

    anglo-saxonne. Il souligne combien ces analyses de

    la manire dont lintriorisation des ingalits affecte

    profondment les psychismes sont clairantes sur

    les mcanismes de reproduction des ingalits elles-

    mmes. ce titre, elles mritent dtre connues des so-

    ciologues, toujours en qute dune articulation macro-

    micro difficile concevoir. Mais si sur certains points,

    et au-del des concepts privilgis, sociologues et psy-

    chologues sociaux dbouchent sur des conclusions

    convergentes par exemple concernant linscription

    des jugements de justice dans un systme dinterac-

    tion concret , il reste des points moins consensuels,

    ainsi les sociologues opposent-ils volontiers la notion,

    centrale en psychologie, de la croyance en un monde

    juste , la svrit des jugements, notamment en

    France, sur la justice de la socit.

    La face subjective des ingalits. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ?

    the subjective side of inequalities. Are psychosocial and sociological viewpoints converging?

    par Marie Duru-Bellat*

    A B s t R A C t

    Sociology and social psychology deal in separate ways with what may be considered the subjective side of in-equalities, i.e. the issue of individuals perceptions and explanations of and justifications for the inequalities that characterize the society in which they live. Actually, the works of social psychologists in that field remain rather unknown to the majority of sociologists; and this paper aims to elaborate a synthesis of that field. Without as-piring to be exhaustive, it makes a critical assessment of this literature, most of which is from English-speaking countries. It emphasizes that these analyses highlight how much the internalization of inequalities impacts peo-ples psychology, and that in doing so, they shed light on the mechanisms that entail the reproduction of inequali-ties. Because they strive to articulate micro and macro perspectives something that is not simple! sociolo-gists should be informed of these analyses. However, while about certain issues (whatever be the concepts used) so-ciologists and social psychologists do reach convergent conclusions for instance about the fact that judgments about justice are embedded in social interactions , there remain less consensual points. Sociologists, for instance, commonly contrast the idea of a belief in a just world a crucial notion in psychology and the very critical judgments of people, especially in France, concerning the fairness of their own society.

    MOTS-CLS : croyance en un monde juste ; idologies ; strotypes ; ingalits sociales ; genre

    KEYWORDs: belief in a just world; ideologies; stereotypes; social inequalities; gender

    *Professeur des universits Sciences Po, Observatoire sociologique du changementosc, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris Cedex 07

    [email protected]

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

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    A lors quun champ majeur de la sociologie explore la gense et les recompositions permanentes des ingalits, tout un pan de la psychologie sociale se centre quant elle sur

    la faon dont ces ingalits vont sinscrire profondment dans

    les psychismes, sur ce qui constitue en quelque sorte leur

    face subjective. la notion de groupes sociaux hirarchiss

    familire aux sociologues, fait cho la notion didentit sociale

    qui explore dans quelle mesure les appartenances simulta-

    nes divers groupes sociaux contribuent dfinir un sujet

    (Vinsonneau, 1999, p. 33) ; l identit sociale na rien, on

    le voit demble, dune entit indpendante ou consistante en

    elle-mme, elle est profondment niche dans des rapports

    sociaux. Cette perspective spcifique la psychologie sociale,

    trop souvent mconnue des sociologues, est heuristique pour

    comprendre la production, la reproduction et la lgitimation des

    ingalits, et cette note a pour objet dy introduire, en mettant

    laccent sur ce troisime point, la question de la lgitimation1,

    ce qui conduit videmment une lecture slective des travaux

    relevant de cette discipline.

    Il sagit l dune question des plus classiques en sociolo-

    gie : face aux ingalits sociales fortes et persistantes qui les

    marquent, les socits ont produire un travail de justifica-

    tion continu puisque, comme Max Weber le soulignait en son

    temps, aucune domination ne saurait perdurer du seul fait de

    la force brute. Ce besoin de justification, imprieux, doit ten-

    danciellement aller jusqu voir la justice elle-mme dans

    lingalit sociale (Baer & Lambert, 1982, p. 173). Mais cette

    question de la lgitimation est aborde par des voies diffrentes

    par les sociologues et les psychologues sociaux. Les premiers

    vont mettre en avant la construction didologies, alors que la

    logique disciplinaire des seconds les invite partir de la faon

    dont les individus interprtent leur propre position et celle de

    leur groupe dappartenance dans un contexte global din-

    galits. Limpratif de justification se situe donc diffrents

    niveaux, quil pourrait tre tentant de rapporter des perspec-

    tives disciplinaires : de manire schmatique, les sociologues

    se centreraient sur la manire dont les socits sefforcent de

    justifier les ingalits et pour cela scrtent les idologies dont

    1. Une part de ce travail a t stimule par le rseau poline Politics of Inequalities cr Sciences Po, et qui a organis en mai 2010 une sance autour de certains des psychologues sociaux cits ici (Sidanius et Pratto, Lorenzi-Cioldi, Guimond). http://blogs.sciences-po.fr/recherche-inegalites/. Il sagit dun champ relativement rcent et en plein dveloppement : si les manuels gnraux nabordent pas cette question prcise (cf. par exemple Drozda-Senkowska et al., 2010) tout en traitant amplement de notions larges

    elles ont besoin, les psychologues se centreraient quant eux

    sur le besoin, pas moins imprieux, quprouvent les individus

    de justifier ce qui leur arrive personnellement. On opposerait

    ainsi, pour reprendre des expressions anglaises commodes

    system justification et ego justification, cette dernire pouvant

    se dcomposer en justification strictement personnelle et justi-

    fication en fonction de son groupe dappartenance. Nous ver-

    rons que ce nest pas si simple !

    Ces deux perspectives sociologique/psychologique se dve-

    loppent de manire trs prolixe mais aussi compltement dis-

    jointe2, pour des raisons diverses. On peut voquer la croissante

    spcialisation des deux disciplines, assortie dun foisonnement

    des recherches, mais aussi, mme si des volutions notables

    sont luvre depuis les dernires dcennies, une mfiance

    que lon peut considrer comme inhrente la posture profes-

    sionnelle des sociologues envers les discours individuels (que

    ne partagent videmment pas les conomistes). Certes, ces dis-

    cours et en arrire-plan les reprsentations sociales qui intres-

    sent au premier chef les psychologues sociaux peuvent tre trs

    dcals par rapport aux ralits sociales objectives qui, elles,

    intressent d'abord les sociologues, mme sils ne sy limitent

    de moins en moins. Sur un vaste chantillon de pays, Chauvel

    (2003 ; 2006) montre par exemple que les perceptions et les

    jugements sur les ingalits sociales ne sont pas corrls avec

    lampleur objective de ces dernires dans un grand nombre

    de cas ; des dcalages de mme type entre perceptions, juge-

    ments et ralit des ingalits sont galement souligns sur la

    base denqutes internationales par Fors & Parodi (2010). Il

    y a donc trs clairement une disjonction entre la sphre sub-

    jective et la sphre objective . Et une objection frquente

    des sociologues aux travaux des psychologues ou du moins

    la racine de leurs rticences est que les individus ne sont pas

    conscients des dterminations dont ils sont lobjet ; il serait donc

    naf, voire dangereux dun point de vue idologique, pour expli-

    quer/justifier les ralits, de se fonder sur ce quils disent, qui

    est au moins partiellement de lordre de lignorance, de la rsis-

    tance, voire de la mauvaise foi lie elle-mme des intrts. On

    peut en effet considrer que, dans une perspective sociologique

    comme la comparaison sociale ou les strotypes, elle est traite dans des ouvrages qui prsentent les dveloppements rcents plus spcifiques de la discipline (cf. Joule et Huguet, 2008).

    2. Il y a certes des exceptions, comme la belle tude de Kluegel & Smith (1986), un sociologue et un psychologue amricains, sur les jugements de leurs compatriotes sur les ingalits prvalant dans leur pays.

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    certes quelque peu dterministe, non seulement lindividu ne

    peut pas connatre les vritables causes de son action, mais il ne

    doit pas les connatre pour que se reproduisent les mcanismes

    sociaux objectifs (Dubet, 1994, p. 226).

    Classiquement3, la sociologie tend rapporter les compor-

    tements, attitudes et opinions des acteurs leur situation

    sociale (rsume par des variables de position telles que le

    sexe, la profession), et donner la priorit explicative ces

    dernires, mme si, pour interprter les corrlations obser-

    ves, le sociologue fait souvent appel une psychologie

    de sens commun , invoquant alors des attitudes. Mais, de

    manire certes trs schmatique (dans la perspective dune

    sociologie dterministe), ces attitudes ne peuvent tre consi-

    dres comme des causes : elles ne seraient quun produit,

    voire une rationalisation ex post des contraintes qui psent sur

    les individus.

    La psychologie adopterait une dmarche inverse : partant des

    comportements, elle rechercherait les attitudes, les normes,

    les mcanismes psychologiques, susceptibles de les expli-

    quer avant de rechercher ventuellement et in fine leurs

    liens avec les variables de position chres aux sociologues.

    Lattitude est ici davantage une cause quune consquence.

    Mais au sein mme de la psychologie sociale, la thorie de

    la dissonance cognitive (Festinger, 1954) pose que loin que

    lattitude dtermine les comportements et donc les ralits

    objectives, cest ces dernires que lattitude sadapte ou

    finit par sadapter ; car la coexistence discordante entre

    des attitudes ou des opinions et des faons de faire ou des

    faits nouveaux engendre une tension psychologique que les

    personnes vont sefforcer de rsoudre en modifiant ces atti-

    tudes. Au total, les relations attitudes/comportements sont

    (prudemment) penses comme rciproques. Plus rcem-

    ment, tout un courant de la psychologie sociale (cf. notam-

    ment Lorenzi-Cioldi, 2009) exprime sa mfiance par rapport

    une psychologie personnologique , qui tend rifier les

    attitudes autour dune personnalit stable et invariante, pour

    mettre en avant la faon dont les rapports entre groupes pro-

    duisent au contraire telle ou telle attitude des fins (ultimes)

    de lgitimation.

    3. Sur cette discussion, cf. Matalon, 1981 et 1982.

    4. Sur ce point- l du moins, la sociologie garde une spcificit plus marque par rapport lapproche des psychologues quand elle dpasse le niveau des

    Ces lments suggrent dj que, entre la sociologie et cer-

    tains domaines de la psychologie, le foss nest peut-tre pas

    si grand ! De fait, on peut juger, et cest ce que ce texte vise

    montrer, quil existe une assez grande convergence entre les

    analyses de la psychologie sociale et de la sociologie. Ainsi,

    un niveau gnral, il y aurait aujourdhui un consensus sur la

    ncessit de distinguer le monde peru et le monde rel (les

    ralits subjectives et les ralits objectives), et sur lexistence

    dallers et retours permanents entre ces deux ordres de ra-

    lit, ds lors que lon saccorde aujourdhui sur la notion de

    construction sociale de la ralit. Mais on peut juger que cette

    relative convergence concerne aussi les phnomnes de per-

    ception et de justification des ingalits sociales4. La question

    qui se pose alors, et cest une vraie question, est de savoir

    ce que lon gagne, en termes de connaissance, prendre en

    compte conjointement ces perspectives le plus souvent aca-

    dmiquement disjointes.

    Les perspectives de la psychologie sociale, entre confort psychologique et lgitimation sociale

    Dans le domaine de ltude des jugements sur les ingalits (et

    plus largement sur les ralits), les perspectives de la psycholo-

    gie sont varies, avec des niveaux danalyse trs diffrents :

    le niveau intra-individuel caractristique de la psychologie

    tout dabord, avec ltude de la manire dont les individus lisent

    et vivent la ralit qui les entoure, valuent ce qui leur arrive, ou

    leur environnement social ;

    le niveau interindividuel ensuite, bien caractristique de

    la psychologie sociale, o lon souligne le rle des proprits

    des situations sociales et des groupes dans lesquels sont ins-

    rs les individus sur leurs perceptions, leurs attitudes et leur

    comportement ;

    le niveau macrosocial (cest moins attendu, et moins connu,

    de la part des sociologues), avec lanalyse des idologies ou des

    croyances partages, qui jouent un rle dans la reproduction

    des ingalits, qui constitue un champ plus spcifique de la

    psychologie sociale.

    donnes individuelles pour sintresser lagrgation des comportements, aux effets non voulus par exemple.

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    Au niveau individuel, la psychologie montre comment se forme

    progressivement, au fil du dveloppement5 et sous-tendu par

    un besoin fondamental de sentiment de matrise de son envi-

    ronnement et tout aussi important de normes de rciprocit, la

    croyance en un monde juste , qui conduit les personnes

    penser que les gens obtiennent ce quils mritent et mritent

    ce quils observent (Lerner, 1980). Les psychologues mettent

    laccent sur le caractre psychologiquement fonctionnel de

    la croyance en un monde juste : pour lenfant, comme ensuite

    pour ladulte, il est bon de croire que ses efforts seront rcom-

    penss et quainsi, on peut expliquer ce qui vous arrive et ce

    qui se passe dans le monde qui vous entoure. Ainsi, pour

    C. Dalbert (2001), the Belief in a Just World (bjw, traduit par

    cmj Croyance en un monde juste) remplit une fonction adap-

    tative ; cest une croyance qui est psychologiquement utile et

    mme bienfaisante.

    En effet, de nombreuses tudes montrent que les personnes

    qui sestiment victimes dune injustice prsentent des inadap-

    tations (stress, dsinvestissement) ; quand la cmj est faible,

    cela engendre plus de pessimisme, moins de bien-tre ;

    linverse, la cmj protge du stress, prserve lestime de soi et

    constitue donc une ressource pour sauvegarder sa propre

    sant mentale. De plus, la cmj fonctionne comme un contrat

    entre soi-mme et un monde prvisible ; elle encourage sy

    investir, car toute coopration sociale serait impossible si lon ne

    croyait pas que les autres se comporteront de manire juste. La

    synthse de la littrature propose par Bgue & Hafer (2005)

    montre quen fait, il faut davantage parler dun besoin de croire

    en un monde juste que dune relle croyance (Dalbert, quant

    elle, parle d illusion positive ). Et dailleurs, on ny croit pas

    100 % ; dans les chelles variant de 1 6, construites pour

    mesurer lintensit de la cmj, les scores se situent en gnral

    autour de 4,5 pour soi-mme et 3,5 pour le monde en gnral.

    Les enqutes sociologiques6 confirment la lecture trs scep-

    tique que font les individus de la justice du monde ; mais on

    peut tout fait interprter cette dnonciation des injustices pr-

    cisment comme lexpression du besoin de croire en cette jus-

    tice. Les individus en ont besoin pour organiser leur vie autour

    5. travers une succession de stades dcrits par des psychologues comme Kohlberg et al. (1983). Voir aussi Bgue, 2009.

    6. Voir par exemple le Suivi baromtrique de lopinion des Franais lgard de la sant, de la protection sociale, de la prcarit, de la famille et de la solidarit, publi en 2011 par la drees (Rf.TN330) : 78 % des personnes estiment quelles vivent dans un monde ou une socit injustes.

    dun principe de justice, de rciprocit, de juste rcompense,

    plus large en fait que le seul principe du mrite. Elle les aide

    donc faire face leur environnement et aux stress auxquels

    les expose leur position sociale. Certains psychologues parlent

    de fonction palliative de cette idologie, dautant plus utile

    quon est soi-mme plus dmuni (Jost & Hunyady, 2002).

    Dautres soulignent que la croyance en un monde juste permet

    damortir le stress ressenti, voire de minimiser les injustices que

    lon subit (Bgue, 2009).

    Mais certains psychologues soulignent que la force de cette illu-

    sion de justice ne vient pas seulement de son caractre psy-

    chologiquement fonctionnel au niveau des personnes. Cette

    manire de lire la ralit, qui conduit valoriser un jugement

    de justice pour soi-mme et pour le monde, participe de ce que

    les psychologues sociaux appellent des systmes de lgitima-

    tion (Jost & Hunyady, 2002). Lenjeu est de percevoir, de lire et

    de manire jointe dexpliquer les ralits pour quelles appa-

    raissent justes. Cest ainsi que les strotypes, qui orientent la

    lecture des ralits, peuvent tre analyss comme venant les

    rendre comprhensibles, confortant de la sorte les rapports de

    domination. Par exemple, du fait des strotypes de sexe, les

    diffrences actuelles entre rles sociaux des hommes et des

    femmes sont lues comme dcoulant de personnalits, voire

    dessences diffrentes ; les hommes et les femmes apparaissent

    alors comme leur place, celle que leur personnalit fon-

    cire, voire la nature, leur destinent.

    Ces systmes de lgitimation sont dune grande diversit et

    se fondent sur des attitudes, parfois paradoxales de prime

    abord, largement tudies en psychologie sociale, telles que

    la tendance des jugements biaiss en faveur de son groupe

    dappartenance (dbouchant sur le racisme par exemple, en

    tout cas, si ce nest le dnigrement, lambivalence envers les

    autres), la tendance la rduction de la dissonance, et plus

    largement tout ce quon dsignera par les strotypes7, toutes

    ces attitudes qui orientent la lecture de la ralit tant modules

    selon la position dominante ou domine du groupe. La croyance

    en un monde juste apparat comme lun des systmes

    7. Le strotype exprime un biais de catgorisation , qui permet de simplifier lapprhension de lenvironnement ; il se fonde sur des gn-ralisations abusives, partir de la perception que certains groupes de personnes occupent des rles sociaux particuliers. Les strotypes ratio-nalisent les diffrents rles sociaux occups, en invoquant chez leurs dtenteurs des qualits spcifiques. On entretient ainsi la croyance que le monde est juste.

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  • Marie Duru-Bellat

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    de justification les plus prgnants, si on dplace la focale

    des consquences psychologiques de la cmj, sur lesquelles

    le courant illustr par Dalbert reste relativement polaris, vers

    les consquences sociales plus larges de cette croyance,

    comme le font les psychologues sociaux davantage tourns

    vers les questions didologies (comme Jost & Major, 2001).

    La force de cette illusion de justice ne viendrait pas seulement

    de son caractre psychologiquement fonctionnel mais du

    fait quelle sadosse une (autre) idologie trs prgnante dans

    les socits modernes occidentales, savoir la norme dinter-

    nalit ; les psychologues sociaux dsignent ainsi une norme de

    jugement qui privilgie les explications internes (on parle aussi

    dattribution interne) des vnements, cest--dire celles qui

    donnent aux individus un rle causal, au dtriment des expli-

    cations externes qui ngligent ce rle (le hasard par exemple)8.

    Ce serait cette norme dinternalit, trs prgnante, qui expli-

    querait son tour la force de la croyance en un monde juste,

    en ce quelle exacerbe le sentiment de contrle personnel et fait

    donc quin fine, on prfre toujours endosser la causalit dun

    comportement quel quil soit plutt que dadmettre quil relve

    du hasard ou quon la subi.

    Cela dit, sil y a bien sr des liens entre cmj et norme dinterna-

    lit (dans les chelles qui les mesurent, ces deux dimensions

    croyance en un monde juste pour soi et internalit sont

    corrles hauteur de 0,3-0,5, soit une corrlation moyenne),

    le sens de la relation reste incertain (cf. notamment Dubois,

    1994). Croire en un monde juste mincite minvestir, car les

    vnements sont dans ce cas totalement prvisibles ; le hasard

    na alors pas de place et je suis responsable de ce qui arrive.

    De fait, les individus cherchent identifier non pas tant des

    causes que des responsabilits et sassurer du caractre rai-

    sonnablement contrlable des vnements. Il reste que dans

    certains cas, le monde peut apparatre juste sans tre pour

    autant parfaitement contrlable : une autorit, un dieu peu-

    vent aussi organiser un monde peru comme juste. Certains

    psychologues font lhypothse que cest parce quelle tend

    rendre plus interne que la cmj favorise la russite et le bien-

    tre, mais on peut aussi soutenir que cest parce quelle est

    socialement dsirable. On observe par exemple que de fait les

    8. La norme dinternalit est donc dfinie comme la valorisation sociale-ment apprise des explications des vnements psychologiques qui accen-tuent le poids de lacteur comme facteur causal (Dubois, 1994), ce quon dsigne aussi par un mode dattribution interne oppos un mode dattri-bution externe o les comportements de la personne sexpliquent par des facteurs hors de son contrle.

    enseignants ou plus largement ceux qui jugent le comporte-

    ment dautrui, valorisent les individus internes , prcisment

    du fait de la prgnance de la norme dinternalit (Bressoux &

    Pansu, 2003).

    Certains psychologues sociaux comme Beauvois ou Dubois vont

    jusqu analyser cette norme dinternalit comme une caract-

    ristique socitale du libralisme. Ils pointent cet gard des

    diffrences entre socits, par exemple entre socits asiatiques

    et occidentales, ces dernires tant spcifiquement portes

    valoriser les explications internes et lindividualisme. Ainsi, si

    lon tudie la manire dont les journaux rendent compte de

    deux meurtres, aux tats-Unis et en Chine, on peut observer

    que les dispositions individuelles sont plus valorises dans le

    premier cas, les caractristiques des situations dans le second.

    Il y a l une diffrence notable entre cette idologie trs norma-

    lement contextualise que constituent la norme dinternalit et

    la cmj ; cette dernire apparat fondamentalement comme une

    tendance psychologique ayant sa fonctionnalit, et elle serait

    de fait beaucoup moins sensible aux contextes culturels ou reli-

    gieux (ce point est discut par Bgue, 2009).

    Au prix de ces variations culturelles, ces manires de lire la

    ralit participent lexplication, la justification et donc au

    maintien des ingalits sociales, et en loccurrence, les psy-

    chologues sont trs proches de la notion didologie (quils

    utilisent dailleurs aussi) plus familire aux sociologues.

    Quils parlent de systmes de lgitimation (Jost & Hunyady,

    2002) ou de mythes lgitimateurs (Sidanius & Pratto,

    1999), les psychologues posent en effet que la norme dinter-

    nalit, le sexisme, le racisme, le principe mritocratique, la

    croyance dans un monde juste sont autant de reprsentations

    du monde qui supportent lordre social existant. Ladhsion

    ces mythes jouerait un rle primordial dans lacceptation des

    ingalits. Et Jost & Major (2001, p. 7) de conclure : We can

    now see that a relatively clear consensus emerged concerning

    the pivotal role played by attitudes, beliefs and stereotypes in

    the ideological perpetuation of the status quo through social

    and psychological processes of justification, rationalization and

    legitimatization. 9

    9. Trad. : On voit ainsi merger un consensus relativement clair concer-nant le rle central jou par les attitudes, les croyances et les strotypes dans la perptuation idologique du statu quo par lintermdiaire des pro-cessus sociaux et psychologiques de justification, de rationalisation et de lgitimation.

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

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    Avec ce consensus, la psychologie sociale se distingue-t-elle

    encore, sur cette question, de la sociologie ? Les proximits sont

    videntes, puisque rien nest plus trivial en sociologie que de sou-

    ligner que toute socit a besoin didologies justifiant son mode

    de fonctionnement et notamment les ingalits. Or, comme le

    rappelle Lapeyronnie (2006) en citant Barthes, lidologie est un

    discours de naturalisation , qui est une manire de dfinir la

    ralit sociale comme une vidence, un discours performatif

    qui contribue produire ce quil nonce, et en particulier indique

    chacun quelle est sa place. Geertz (1964) ne dit pas autre

    chose, ajoutant que cette grille de perception et de comprhen-

    sion du monde quest lidologie tire son pouvoir de persuasion

    de son aptitude rendre compte de tout ce qui induit un dca-

    lage entre les valeurs des personnes et leurs pratiques.

    U n e c o n v e r g e n c e s u r l e c a r a c t r e c e n t r a l d e l i d o l o g i e m r i t o c r a t i q u e

    Il est galement habituel, de la part des sociologues comme

    chez les psychologues, de souligner que dans les socits

    dmocratiques, la mritocratie simpose comme tout fait pri-

    mordiale, pour conjuguer galit de principe de tous et ralit

    des ingalits, tout en valorisant la norme dinternalit. Cette

    idologie mritocratique est ancienne et dans Lthique pro-

    testante et lesprit du capitalisme (1905), Weber, trs souvent

    cit par les psychologues, avance qu lorigine le capitalisme

    nest pas seulement le rsultat de laccumulation du capital,

    de lexploitation des hommes comme laffirme le marxisme, de

    la rationalisation du droit (etc.), mais quil doit se comprendre

    galement par lthique puritaine des premiers entrepreneurs

    qui voyaient dans la russite matrielle un signe dlection

    religieuse. Aujourdhui, dans les socits dmocratiques, les

    ingalits sociales sont juges acceptables (voire justes) si, et

    seulement si, elles sont censes dcouler des qualits indivi-

    duelles (talents, efforts) et non de proprits hrites (notam-

    ment lorigine sociale, le sexe) ; en dautres termes, la position

    sociale est quelque chose qui sacquiert sur la base du mrite,

    au terme dune comptition ouverte.

    Do le rle crucial de lcole, et de l idologie du don que

    celle-ci diffuse, comme le soulignent, avec leur thorie de la

    reproduction, Bourdieu & Passeron (1970). Il sagit pour lins-

    titution scolaire de naturaliser le social en prsentant les

    ingalits scolaires comme dcoulant dingalits personnelles,

    alors quelles consacrent des hritages sociaux. La mritocratie

    scolaire joue alors, comme idologie, un rle crucial dans la

    reproduction des ingalits par la lgitimit dont elle les cr-

    dite. Les psychologues sociaux de ce domaine se rfrent trs

    souvent Bourdieu et Passeron, mme sils articulent leur tra-

    vail autour de la mritocratie (terme absent des analyses de

    ces derniers). Ainsi, Lannegrand (2006) insiste sur le fait que

    lcole est le premier contexte institutionnel o les individus ren-

    contrent des principes de diffrenciation, de hirarchisation, de

    slection. Les valeurs du mrite, de rcompense proportion-

    nelle leffort fourni, y sont centrales ; elle fait alors lhypothse

    que la croyance en un monde juste se construit dabord dans

    le domaine scolaire, en tant que haut lieu dexprience de la

    diffrenciation (Lannegrand, 2006, p. 45). Lintriorisation de

    cette croyance dpend de lacquisition progressive de la morale

    chez lenfant et plus largement de son dveloppement, qui le

    conduit notamment renoncer des rcompenses immdia-

    tes pour atteindre des finalits suprieures (voir les analyses

    de Piaget), mais elle est fortement soutenue par les adultes,

    qui veulent ainsi encourager les efforts de lenfant, son respect

    pour le fonctionnement des institutions et pour la socit telle

    quelle est. Lenfant apprend donc considrer quil reoit des

    notes conformes son mrite ; ensuite, il sera confront

    des dcisions dorientation quil lui faudra aussi apprendre

    considrer comme justes, nous y reviendrons avec des exem-

    ples empiriques. Sur ces questions largement explores par

    les sociologues depuis trente ans, la proximit avec certains

    thses et travaux conduits par les psychologues sociaux est

    donc relle.

    Articuler les niveaux danalyse pour comprendre la (re)production et leffectivit des idologies

    Larticulation entre niveaux danalyse, problme classique des

    sociologues, est galement en ligne de mire de certaines ana-

    lyses des psychologues, qui sefforcent darticuler le niveau de

    lindividu (niveau micro) au niveau macrosocial, en passant par

    les diffrences entre groupes. Pas de tous : on voit poindre un

    clivage entre des approches psychologisantes du sentiment de

    justice, o les questions de personnalit et de motivation sont

    primordiales, et des approches qui situent systmatiquement

    les questions de perception de la justice dans des analyses

    intergroupes et plus largement socitales.

    Exemple de la premire tendance, les travaux sur la cmj, qui

    lanalysent comme un besoin de justice fondamental, psycho-

    logiquement fonctionnel, tout en mettant en uvre une

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    S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n 2 , v o l . 2 , 1 8 5 - 2 0 0

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    perspective diffrentialiste classique (cf. par exemple, Dalbert,

    2001). On montre ainsi que le niveau dinstruction affecte la

    cmj, les personnes les plus instruites ayant, par rapport cel-

    les qui le sont moins, la fois une cmj plus leve pour elles-

    mmes (microjustice) et plutt une cmj plus faible quand il

    sagit de juger de la justice du monde (macrojustice).

    Mais, seconde tendance, certains courants de la psychologie

    sociale articulent troitement ces attitudes diversifies et plus

    largement ces justifications du rel avec une lecture en termes

    de position sociale (ou, diront plus volontiers les psychologues

    sociaux, de groupe dappartenance). Ce fut notamment lapport

    spcifique de Tajfel au dbut des annes 1970, dont lambi-

    tion thorique tait prcisment dlucider the links between

    social myths and the general acceptance of injustice (Tajfel,

    1984, p. 714) ; il sagit donc de dvelopper une psychologie

    sociale de la perception de la lgitimit des rapports sociaux,

    que porteront, Tajfel tant lui-mme dcd en 1982, des cher-

    cheurs comme Jost et Major, qui situent le vritable dveloppe-

    ment de cette perspective partir du milieu des annes 1990.

    cet gard, il faut rappeler que la spcificit de la psycholo-

    gie sociale, par rapport la psychologie, est de souligner que

    lidentit personnelle est profondment affecte par la position

    sociale : comme lexprime Lorenzi-Cioldi (2009, p. 27), liden-

    tit personnelle est lune des expressions les plus acheves de

    lappartenance un groupe (cf. aussi Vinsonneau, 1999). Il

    souligne ainsi la ncessit de prendre en compte, par exemple,

    pour comprendre les attitudes des hommes et des femmes,

    la-symtrie de leurs positions sociales respectives. Ceci vaut

    pour les phnomnes dattribution (dexplication des com-

    portements) au niveau individuel, qui servent de support la

    justification de lordre social. Lorenzi-Cioldi et Dafflon pointent

    ainsi que les individus en position dominante adhrent plus

    fortement la norme dinternalit, se disent plus souvent res-

    ponsables de ce qui leur arrive et valorisent davantage les qua-

    lits psychologiques ; ils soulignent que lacharnement avec

    lequel les dominants mettent en avant leurs caractristiques

    personnelles, avec lequel ils intgrent le mrite et lexcellence

    dans les critres daccession au groupe () nest pas sans

    entretenir un lien avec des stratgies de lgitimation du statut

    social suprieur (Lorenzi-Cioldi & Dafflon, 1999, p. 144).

    Rciproquement, du ct des personnes occupant des posi-

    tions subordonnes, on invoque plus souvent des facteurs

    chappant son propre contrle comme des facteurs externes

    ou la chance (et donc moins souvent sa propre responsabilit),

    avec en outre une mise en avant de lappartenance au groupe

    qui peut attnuer limage ngative de soi.

    Lorenzi-Cioldi (2009, p. 74) insiste sur le fait que, ds lors

    quil existe des rapports hirarchiss entre des groupes (quil

    sagisse de groupes de sexe, ethnoraciaux ou autres) le groupe

    dominant va fonctionner comme une collection dindivi-

    dus qui se pensent et sont considrs comme des person-

    nalits qui nont pas besoin du groupe pour se dfinir , alors

    que le groupe domin va fonctionner comme un agrgat ,

    o se fondent au contraire les identits personnelles, qui sont

    assimiles au groupe mme dont elles sont les membres

    interchangeables. Ainsi, les membres du groupe dominant

    vont se montrer fondamentalement individualistes et essen-

    tialistes : ils doivent leur position leurs qualits personnelles,

    quelles soient morales ou intellectuelles, et sont convaincus

    dtre des personnalits uniques, alors mme quun obser-

    vateur extrieur peroit sans mal leurs ressemblances et tout

    ce quils doivent leurs rseaux sociaux (voir par exemple,

    en sociologie, les analyses de la grande bourgeoisie faites

    par Pinon & Pinon-Charlot, 2005). Plus gnralement, ce

    nest pas seulement leur propre situation, mais le monde qui

    les entoure que les dominants vont interprter laune de la

    norme dinternalit ce quon a et ce quon devient sexpliquent

    par des qualits personnelles et/ou des facteurs relevant de

    son propre contrle. linverse, les domins vont invoquer

    plus souvent des facteurs chappant leur contrle comme

    des facteurs externes ou la chance. Aux yeux des sociologues,

    ce constat trs stable rsulterait notamment du rle du systme

    scolaire, qui est de faire intrioriser lide que le succs

    ou lchec dpendent de facteurs personnels, soit ce quon

    a appel la mritocratie scolaire (cf. Duru-Bellat & Tenret,

    2009 ; Duru-Bellat, 2009).

    Tout un courant de la psychologie sociale (Lorenzi-Cioldi,

    Sidanius et Pratto) souligne que ces manires de lire la ra-

    lit sont des mythes lgitimateurs , qui participent la justi-

    fication et donc au maintien des ingalits sociales, notamment

    au racisme ou au sexisme, particulirement tudis par cette

    communaut de chercheurs. Ils vont chercher articuler la

    face subjective de lappartenance un groupe (dominant ou

    domin) et la reproduction, au niveau suprieur, des rapports

    entre les groupes. Ils le font notamment en posant spcifique-

    ment la question des incidences, sur le confort psychologi-

    que des personnes, des idologies ou des modes dexplication

    de la ralit quils endossent.

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

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    Sidanius & Pratto (1999), avec leur thorie dite de la domina-

    tion sociale (quun de leur collgue, Chatard (2005), dsigne

    comme une nouvelle thorie de la reproduction ), font ainsi

    lhypothse quadhrer aux idologies dominantes ne pose

    pas de problme aux dominants puisquelles les crditent

    dun ensemble de valeurs sociales positives ; ils vont donc les

    endosser plus encore que les domins, allant donc jusqu

    percevoir le systme comme plus quitable que ces derniers.

    Au contraire, pour les domins, adhrer ces mythes pose

    des problmes en termes didentit sociale : cest videmment

    psychologiquement plus difficile, comme le souligne Chatard

    (2005), dadhrer au sexisme quand on est une femme,

    ou aux normes dune socit dont la rfrence implicite est

    lhomme blanc quand on est une personne de couleur ; car

    par rapport aux rfrences dominantes, on est alors dfini par

    ses manques ou ses insuffisances, tandis que dans le mme

    temps, il faut bien prserver une certaine estime de soi et

    de son groupe. Toutefois, il y a plus daccord que de dsac-

    cord dans le degr dadhsion aux idologies entre les grou-

    pes avantags et dsavantags, et cest prcisment parce

    quils partagent avec le groupe dominant ces strotypes qui

    les infriorisent que les domins participent la reproduction

    de leur domination. On peut mme montrer quils y adhrent

    dautant plus que leur condition objective empire, quils ont

    donc dautant plus besoin dun systme de justification. Cest,

    nous lavons voqu, ce que Jost & Hunyady (2002) appellent

    la fonction palliative des idologies, qui vient rpondre la

    menace du monde extrieur10.

    Pour expliquer que les groupes les plus dfavoriss justifient

    nanmoins le systme dont ils font partie et tendent minimi-

    ser les discriminations dont on peut faire lobjet, les psycho-

    logues sociaux mettent en avant le besoin de rduction de la

    dissonance11. Mais il y a lvidence un prix payer, car tous

    les groupes ont aussi besoin de se construire une image deux-

    mmes positive (de valoriser lintragroupe). Certaines tudes

    montrent que plus les membres des catgories dfavorises

    valorisent lappartenance leur groupe, plus ils considrent

    le systme comme injuste, ou linverse que plus ils justifient le

    10. Dans la mouvance de recherche sur la cmj, on montre galement que, mme si celle-ci savre relativement universelle, elle serait lgrement plus accentue dans des pays de fait particulirement injustes comme lAfrique du Sud ou lInde (rapport in Dalbert, 2001).

    11. Ceci va videmment dans le sens du maintien du statu quo. Ce qui fait dire certains psychologues (par exemple Jost & Major, 2001) que sils sont

    systme, moins ils valorisent lappartenance leur catgorie.

    Cette tension nexiste pas chez les groupes en position domi-

    nante, o il est congruent la fois de valoriser son propre groupe

    et de justifier le systme. Au-del de ces tensions, il nen reste

    pas moins que la reproduction des ingalits sociales se fait

    avant tout par lentremise de ce degr daccord consensuel.

    En la matire, il existe des controverses au sein mme de la

    psychologie sociale. Dun ct, Sidanius & Pratto (2006) seffor-

    cent de mesurer l orientation pour la dominance sociale ,

    laide de questionnaires qui permettent dvaluer le degr

    dacceptation des ingalits intergroupes (en demandant aux

    personnes de prendre parti sur des affirmations telles que les

    groupes infrieurs devraient rester leur place ). Ils notent

    alors que les personnes prsentant des scores levs de Social

    Dominance Orientation (sdo) convoitent plus que les autres les

    positions de pouvoir, ou encore que les hommes ont toujours

    en moyenne des scores de dominance plus levs. Mais les

    thses de Sidanius et Pratto sont discutes par des psycho-

    logues comme Lorenzi-Cioldi (2009) qui pointent leur possi-

    ble drive personnologique lorientation vers la dominance

    sociale comme trait psychologique (voire, pour ce qui est des

    diffrences entre hommes et femmes, la possible influence de

    facteurs biologiques). Lorenzi-Cioldi souligne quant lui le carac-

    tre labile de ce degr dacceptation de la domination sociale et

    aussi des oppositions entre hommes et femmes cet gard. De

    fait, quand les personnes accdent des positions de pouvoir,

    elles se peroivent en termes plus masculins ; les caractristi-

    ques masculines ne seraient-elles pas alors avant tout le reflet de

    loccupation de positions dominantes dans la socit ?

    Cette perspective diffrentielle dans lanalyse de lintriorisation

    des idologies nest videmment pas lapanage des psycho-

    logues12. Les sociologues ont galement cherch expliquer la

    varit dans le degr dadhsion aux idologies : leurs yeux,

    les acteurs sont situs et pour la sociologie classique (en sch-

    matisant quelque peu), leurs attitudes sexpliquent par leur

    position, elle-mme dfinie par un ensemble de contraintes, de

    rles, de normes. Les plus individualistes dentre eux, comme

    fonctionnels au niveau des individus, tous ces facteurs le sont moins au niveau macrosocial (tout comme la cmj), puisquils justifient linaction, crent une apparence de justice et inhibent tout changement.

    12. Une prsentation synthtique de lapport de la sociologie et de la phi-losophie politiques est propose dans le dossier ralis par F. Gonthier pour Problmes politiques et sociaux, 2008.

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  • Marie Duru-Bellat

    S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n 2 , v o l . 2 , 1 8 5 - 2 0 0

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    Boudon (1986), privilgieront volontiers une conception inter-

    actionniste de la justice o la comprhension de lmergence

    du sentiment de justice suppose danalyser le systme dinter-

    action o sont insrs les agents (il peut donc y avoir diver-

    gence dapprciation en fonction de la position occupe au sein

    de ce systme)13 ; on peut alors lucider les bonnes raisons

    quont les acteurs dadopter telle ou telle grille de lecture et

    dapprciation des ralits. Mme si cette notion de bonnes

    raisons pourra tre juge aussi plastique (et du coup quel-

    que peu attrape-tout ) que celle de confort psychologique

    chez les psychologues Toujours est-il que cette perspective

    (privilgie par Boudon, qui parle la fois deffet de position et

    deffet de perspective) invite analyser les systmes dinterac-

    tion concrets, o se dveloppent les comparaisons qui fondent

    le sentiment de justice (Kellerhals et al., 1997). On est ici trs

    proche des analyses des psychologues sociaux qui valorisent

    galement ce rle du contexte proche o se meuvent les per-

    sonnes, o elles sont amenes se mettre la place de ceux

    qui les entourent, endosser dautres rles ; cest ainsi que se

    dveloppe le sentiment de justice chez les enfants, et cest ainsi

    quil peut rgresser chez des adultes qui ne font plus face cette

    varit dopportunits quotidiennes (en prison notamment).

    Les sociologues soulignent galement que dans llaboration de

    leur jugement (sur la justice du monde), les individus ne prennent

    en gnral pas en compte seulement la proportionnalit entre

    contributions et rtributions mais aussi la manire dont ils

    pensent que les ingalits se sont constitues. Des effets

    de connaissance (points par Boudon, mais aussi par cer-

    tains conomistes, nous y reviendrons) interviennent donc, qui

    peuvent expliquer quil ny ait pas ncessairement de relation

    automatique entre les ingalits perues et les sentiments de

    justice/dinjustice. Cest ainsi que Boudon explique que les

    gains la loterie peuvent ne pas tre perus comme injustes

    (rgles du jeu connues, rle du hasard, bnfices allous la

    collectivit). Dautres tudes, conduites notamment par les

    conomistes (cf. Piketty, 2003 ; pour les tats-Unis, cf. Kluegel

    & Smith, 1986), montrent que ce qui explique les attitudes face

    aux politiques de redistribution (par exemple), ce sont moins

    les variables classiques de revenu ou dappartenance sociale

    que les raisons pour lesquelles on pense que les pauvres le

    13. nouveau, on peut faire un parallle entre cette thse et certains acquis de la psychologie sociale, notamment les analyses de Deutsch (1985) montrant que les principes mobiliss pour produire un jugement de justice varient selon les caractristiques de la situation dinteraction, en particulier

    sont, le poids que lon alloue, dans les destines individuelles,

    leffort, la chance, etc.

    Les convergences sont donc relles avec les analyses de la psy-

    chologie sociale, notamment pour ce qui est du rle du contexte

    proche, du systme dinteraction concret et des facteurs cogni-

    tifs quil sagit de mobiliser pour lire/expliquer et ainsi justifier

    les ralits. Cela nexclut pas certaines divergences, qui tien-

    nent probablement en partie la manire dont sont abords

    et construits les sentiments de justice. Sans doute, les effets

    de mthode sont redoutables dans ce champ o ont cours de

    nombreuses dfinitions oprationnelles, puisquon y dfinit telle

    ou telle attitude par les questions qui servent lapprhender.

    Quelques rsultats de recherches empiriques sur les mythes lgitimateurs .

    Dans cette partie, nous nous limiterons une prsentation non

    exhaustive de travaux conduits sur la prgnance de certains

    mythes lgitimateurs , en ciblant ici le rapport lidologie

    mritocratique et au sexisme.

    Pour ce qui est de ladhsion lidologie mritocratique, nous

    nous centrerons sur la question dbattue de savoir si ce sont

    plutt les domins ou les dominants qui croient le plus cette

    idologie (voire aux idologies dominantes justifiant les rapports

    sociaux). Les hypothses et les rsultats en la matire sont par-

    fois contradictoires, et dautant plus quand on ne distingue pas

    justice pour soi et justice pour autrui (ou pour le monde). On

    peut ainsi dfendre que cest peut-tre plus confortable pour

    les domins de croire en un monde juste, ou au contraire

    quils vont se montrer davantage critiques et contestataires, ou

    encore se montrer moins internes pour prserver une cer-

    taine image deux-mmes, ou moins ports la mritocratie

    Nous lavons vu, certains chercheurs comme Lorenzi-Cioldi

    soulignent que les dominants vont tre particulirement ports

    expliquer leur propre position par des qualits personnelles et/

    ou des facteurs relevant de leur contrle, la norme dinterna-

    lit tant plus prgnante chez eux que chez les domins, qui

    des buts du groupe (on valoriserait notamment davantage le principe du mrite quand il sagit dtre efficace, et le principe dgalit et la logique du besoin quand on cherche avant tout prserver des relations harmonieu-ses ou du bien-tre).

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

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    invoquent plus souvent des facteurs chappant leur contrle

    comme des facteurs externes ou la chance. Les psychologues

    sociaux Sidanius et Pratto montrent, de manire convergente,

    que la prfrence pour le maintien de rapports hirarchiques

    entre groupes savre effectivement plus marque chez les

    groupes en position dominante.

    Mais si les dominants (ou les plus diplms) devraient tre

    davantage ports croire la justice du monde pour eux-

    mmes et la mritocratie, cette croyance ne se traduit pas

    forcment au niveau de la justice du monde en gnral. Car

    on peut aussi faire lhypothse que les tudes fournissent des

    outils cognitifs pour critiquer la socit et contester certaines

    ingalits, les personnes les plus duques pouvant alors mon-

    trer plus de recul face lidologie mritocratique. Cest ce que

    tend montrer une tude de Guimond (1998), sur un chan-

    tillon dtudiants canadiens, en examinant si, comme on peut le

    prvoir ds lors que le rle du systme scolaire est de faire int-

    rioriser lide que le succs ou lchec dpendent de facteurs

    personnels, les explications des ingalits sociales deviennent

    de plus en plus internes mesure que lon est socialis par

    lappareil scolaire. Ses rsultats montrent en fait que cette ten-

    dance est contrarie par le fait que les tudes fournissent des

    outils pour critiquer la socit et contester certaines ingalits :

    lenseignement reu luniversit aurait donc des effets cogni-

    tifs, dbouchant sur une contre-idologie.

    Les domins seraient alors plus conservateurs, ce qui est

    aussi la thse de la fonction palliative de lidologie domi-

    nante (Jost & Hunyady, 2002) voque prcdemment : les

    domins auraient encore plus besoin dadhrer la mritocra-

    tie. Cest ainsi que Lannegrand (2004), propos de lycens,

    fait lhypothse selon laquelle les jeunes orients vers les fili-

    res les moins valorises ont encore plus besoin que les autres

    de croire en la justice de lcole, et que, de manire gnrale,

    ce serait encore plus ncessaire et peut-tre apaisant en quel-

    que sorte, pour les domins, de croire en un monde juste. Ses

    analyses empiriques confortent son hypothse : on croit plus

    en la justice de lcole dans les filires les moins valorises ;

    cette croyance permet aux lves relgus dans ces filires

    de reconstruire leur pass scolaire et daccepter leur situation.

    Ceci dment la tendance gnralement constate des domi-

    nants davantage dexplications internes. Mais linvocation de

    la rduction de la dissonance vient ici aisment fournir une

    interprtation, trop facilement peut-tre, ou plutt trop univer-

    selle, pour tre parfaitement convaincante

    Quen est-il du ct des sociologues ? Pour Bourdieu et

    Passeron, qui se sont surtout focaliss sur lidologie du don

    prvalant lcole (plus que sur la mritocratie en tant que

    lgitimit des consquences sociales des verdicts scolaires,

    comme si lidologie du don suffisait la justifier), il ny a gure

    lieu dexaminer les variations de cette norme mritocratique :

    en effet, pour quelle puisse lgitimer les ingalits, tout le

    monde doit y croire, la fois les dominants et les domins :

    Pour que le destin social soit chang en vocation de la libert

    ou en mrite de la personne, () il faut et il suffit que lcole

    () russisse convaincre les individus quils ont eux-mmes

    choisis ou conquis les destines que la ncessit sociale leur

    avait par avance assignes. () Lcole parvient aujourdhui,

    avec lidologie des dons naturels et des gots inns,

    lgitimer la reproduction circulaire des hirarchies sociales et

    des hirarchies scolaires (La Reproduction, 1970, p. 250).

    Mais, quelle que soit la force de conviction de leur thorie,

    ces auteurs donnent eux-mmes peu dexemples empiriques

    de la ralit de cette croyance partage, qui semble dcouler

    de manire vidente de la scolarisation. Cest ainsi quils pour-

    suivent, propos des lves qui alimentent les filires courtes

    denseignement : Il nest mme plus ncessaire de leur incul-

    quer une idologie de la rsignation, de la modestie et de la

    docilit : le systme scolaire engendre cet effet idologique par

    son fonctionnement.

    Une recherche rcente par entretiens apporte un clairage sur

    lintriorisation de la mritocratie et le caractre lgitime de la

    mritocratie scolaire (Duru-Bellat & Tenret, 2009). Au-del des

    biais classiques de ce mode dapproche, en particulier les ph-

    nomnes de dsirabilit sociale, il semble que les personnes

    les moins instruites critiquent moins ouvertement et explici-

    tement la mritocratie scolaire (ce qui peut tre en partie un

    conformisme li leur position) ; les plus diplms sont par

    exemple plus nombreux considrer quil nest pas normal que

    les personnes ayant fait des tudes longues soient davantage

    payes que les autres, ou encore juger quen France le rle

    accord au diplme est trop lev. Mais cela nempche pas

    les moins diplms de critiquer le fonctionnement effectif du

    march du travail : en particulier, ils jugent bien moins souvent

    que les gens obtiennent ce quils mritent. linverse, les plus

    instruits, mme sils sont moins ports dfendre explicitement

    la lgitimit des diplmes comme critre de rmunration et de

    classement social (avec peut-tre cet gard, une retenue lie

    galement leur position), manifestent par ailleurs une plus

    grande satisfaction lgard du fonctionnement du march du

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    travail et de la justice de son fonctionnement, et plus large-

    ment de la justice du monde (sachant que, dans cette tude,

    lquivalent de la cmj donne un niveau dadhsion modeste,

    puisque, la question de savoir si les gens sont traits de

    faon juste, rpondent par laffirmative 19 % des moins dipl-

    ms et 30 % des plus diplms). Ladhsion la cmj nest

    donc pas massive, pour autant quon puisse en juger sur cette

    base empirique videmment imparfaite. Et surtout, il convient

    donc de distinguer jugement sur la mritocratie scolaire (ou

    la forme scolaire de la mritocratie) et jugement sur la mrito-

    cratie de manire plus gnrale.

    Dans le monde du travail, la dnonciation de linjustice apparat

    galement trs forte (Dubet, 2006), loin de la domination uni-

    verselle de la cmj. Mais, de manire convergente avec la psycho-

    logie sociale, les individus sont plus ports critiquer linjustice

    du monde que celle de leur propre situation : Dubet souligne

    quaprs avoir dress un tableau parfois noir du monde, les

    personnes concluent souvent par un moi a va tonnant !

    Il montre aussi que la norme dinternalit rgne, qui pousse

    suggrer, souvent, que ceux qui sont victimes dinjustice en

    sont responsables. Enfin, toujours dans ce contexte du monde

    du travail, la relativisation du mrite savre assez gnrale, et

    lon voit apparatre une relation avec le niveau dinstruction ou

    de qualification des personnes : ainsi, quand prs des deux

    tiers des personnes interroges estiment quil nest pas normal

    que les postes responsabilit soient rservs aux plus dipl-

    ms , cette proportion savre un peu plus faible, mme si elle

    reste nanmoins majoritaire, chez les chefs dentreprise et les

    cadres, qui seraient donc plus ports croire en la lgitimit

    des liens entre diplmes et situation professionnelle et sociale.

    Une autre enqute (Piketty, 2003) montre galement que les

    jugements que portent les individus sur certaines ingalits

    comme les ingalits de revenus relvent-elles des efforts de

    chacun ou de facteurs non matrisables ? ne sont pas sans

    rapport avec leur propre statut et leur trajectoire personnelle ;

    on retrouve ici certains constats classiques de la psychologie

    sociale, selon lesquels les individus haut revenu donneraient

    davantage de poids, dans lexplication des ingalits, des

    facteurs comme leffort, valorisant ainsi plus ce que les psy-

    chologues dsignent sous le vocable de facteurs dattribution

    internes. Dans des travaux rcents, Fors & Parodi (2006,

    2010) montrent quant eux que si les Europens, invits hi-

    rarchiser les critres de justice, classent le mrite en deuxime

    (aprs la garantie des besoins de base pour tous mais avant

    lgalit), les personnes les moins diplmes considrent un

    peu plus que les autres quil est important de reconnatre les

    mrites de chacun, tout en accordant plus dimportance

    la rduction des ingalits. Les personnes les plus instruites

    savrent au total plutt plus critiques, ces catgories adoptant

    plus frquemment ce que Fors & Parodi (2004) appellent

    une posture de spectateur quitable . linverse, certai-

    nes enqutes internationales (cf. par exemple Noll & Roberts,

    2003) montrent plutt une adhsion plus marque la mrito-

    cratie chez les cadres suprieurs (quand on loppose ici une

    attitude galitariste).

    Ltude de Piketty fait par ailleurs apparatre un relatif consensus

    sur les ingalits de revenus elles-mmes, partir du moment

    o elles apparaissent comme venant rtribuer de manire rai-

    sonnable les efforts fournis par chacun. Mais les oppositions

    rapparaissent quand il sagit de se prononcer sur dautres in-

    galits. La diffusion de lducation affecte vraisemblablement

    tous ces jugements, du fait dune meilleure connaissance des

    mcanismes conomiques (faisant craindre les effets dmo-

    bilisateurs dune trop forte redistribution par exemple, dans

    ltude de Piketty), mais aussi dune sensibilisation dautres

    formes dingalits (les ingalits plantaires par exemple). La

    tendance des dominants psychologiser les phnomnes

    sociaux, que pointent les chercheurs en psychologie sociale,

    se combine donc vraisemblablement avec des effets de

    connaissance , valuer, pour justifier le monde et les inga-

    lits qui y rgnent. Notons que pour confronter/cumuler toutes

    ces enqutes, il est important de bien spcifier si lon recueille

    des jugements sur la microjustice (justice pour soi) ou la macro

    justice (justice du monde).

    La psychologie sociale et la reproduction des rapports de genre

    Tout un champ de la psychologie sociale sest galement pench

    abondamment sur la lgitimation des rapports de domination

    entre hommes et femmes, entre groupes ethnoculturels et tous

    les autres groupes prcisment dsigns/tiquets comme grou-

    pes. Ces ingalits doivent, comme les autres, tre justifies. Et

    comme la montr toute une littrature fministe (cf. notamment

    Guillaumin, 1978), linvocation de la nature est en loccurrence

    une tentation constante et commode. Certes, lon vite aujourdhui

    de mobiliser des explications renvoyant la nature , mme si

    cest plus vrai des groupes ethnoraciaux que des groupes de sexe ;

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

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    mais il convient cet gard dtre attentif la monte dune cer-

    taine sociobiologie, voire de certaines neurosciences, qui invitent

    ancrer dans la nature certains processus psychosociaux. Toujours

    est-il que, ds lors quil convient de prserver la croyance en un

    monde juste, les personnes mobilisent des strotypes, consistant

    doter les groupes de caractristiques qui les dfinissent comme

    des essences et donnent une cohrence et une justification

    aux diffrences multiples qui les opposent.

    Ds lors que les groupes occupent au jour le jour des positions

    et des rles ingaux, et que les personnalits de leurs membres

    semblent en adquation avec ces situations, il est irrpressible

    de lire/expliquer/justifier ces constats en recourant des traits

    de personnalit postuls, gnraliss et durcis selon la logique

    des strotypes. Les strotypes ne reposent pas forcment sur

    des diffrences objectives on sait par exemple que les fem-

    mes sont perues comme bavardes alors que des quantifica-

    tions objectives montrent quen gnral elles parlent moins ;

    mais, comme le souligne Chatard (2005), ces strotypes sont

    susceptibles dmerger tout simplement parce que tout un cha-

    cun observe que les hommes et les femmes occupent des rles

    sociaux diffrents et quils et elles semblent bien correspondre

    aux traits typiques de ces rles. Ce qui apparat ainsi comme une

    harmonie prtablie prend aussi racine dans la socialisation. En

    effet, lenfant est encourag trs tt se conformer aux stroty-

    pes de genre ; ce que les psychologues appellent les schmas

    de genre servent de guide ses actions, lui permettent dorga-

    niser toutes les informations provenant de son environnement et

    de satisfaire aux attentes et exigences de la ralit sociale.

    Un apport dcisif de la psychologie sociale a t de dmontrer

    lefficacit spcifique des strotypes dans la reproduction des

    hirarchies et des ingalits entre les groupes, tablissant ainsi un

    pont entre le niveau macro, le niveau du groupe et le niveau micro.

    Un concept qui illustre bien cette articulation entre niveaux est

    celui de menace du strotype . Concrtement, il signifie que le

    fait de savoir pertinemment que, vu votre groupe dappartenance,

    vous tes cens moins bien russir telle ou telle tche induit une

    telle pression psychologique que cela obre vos chances dy rus-

    sir effectivement ; par exemple, aux tats-Unis, cest le cas dlves

    noirs face un exercice prsent comme un test dintelligence

    (alors qutant noirs, ils sont censs tre moins intelligents) qui y

    russissent moins bien que sil est prsent comme un jeu, ou,

    autre exemple, dlves filles, devant un exercice prsent comme

    de la gomtrie (discipline connote comme masculine), qui vont

    y russir moins bien que lorsque le mme exercice est prsent

    comme du dessin (de nombreux exemples sont donns dans

    Toczek et Martinot, 2004). De manire gnrale, le concept de

    menace du strotype et ses multiples tests empiriques mon-

    trent que mobiliser les strotypes dominants avantage les plus

    avantags et dsavantage les dsavantags, linstar de proph-

    ties autoralisatrices.

    Ceci est parfaitement comprhensible, ds lors que, dans nos

    socits, le rfrent est lhomme, blanc, et que les autres sont

    dfinis en termes de moins : les rapports de domination ne

    sont pas une pure abstraction ou ne sont pas seulement borns

    par des critres conomiques objectifs durs : le groupe domi-

    nant est dominant en ce quil propage des normes et des valeurs

    pleinement incarnes par les seuls membres du groupe domi-

    nant, mais auxquelles se heurtent quotidiennement les mem-

    bres du groupe domin. Ds lors quils voluent dans la mme

    socit, ils (elles surtout) sont notamment confronts aux prten-

    tions des dominants reprsenter ce quil y a de mieux, incar-

    ner par exemple lautonomie, la matrise parfaite de sa vie, etc.

    Les membres des groupes domins peuvent sefforcer, non sans

    difficults, voire au prix de relles souffrances, de se rapprocher

    de lidal culturel impos par les groupes dominants, mais cest

    dautant plus difficile quils doivent alors intrioriser les idologies

    qui lgitiment la position privilgie de ces groupes et les dvalo-

    risent eux-mmes : linsistance avec laquelle les domins sont

    toiss au moyen de strotypes influe sur la perception quils ont

    deux-mmes rappelle Chatard (2005, p. 152). De nombreux

    travaux montrent ainsi, dune part combien les femmes adhrent

    au sexisme ambiant, et dautre part que plus les filles souscri-

    vent au sexisme ambiant, moins elles russissent lcole (alors

    quune telle relation ne sobserve pas chez les garons). Plus

    globalement, conclut Chatard (2005, p. 195), ladhsion aux

    idologies dominantes est compatible avec la russite scolaire

    des groupes avantags, mais incompatible avec la russite des

    groupes relativement dsavantags .

    Les strotypes sont donc une courroie de transmission efficace

    des rapports de domination et non des reflets simplement

    durcis des traits de personnalit qui distingueraient vritable-

    ment les groupes. lappui de cette thse, tout un courant de la

    psychologie sociale montre combien ces attitudes strotypes

    sont modules par le contexte de linteraction et donc la scne

    o se confrontent et se comparent les groupes en prsence.

    On dispose sur cette question de nombreuses observations

    en milieu scolaire, quil sagisse dobserver les comportements

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  • Marie Duru-Bellat

    S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n 2 , v o l . 2 , 1 8 5 - 2 0 0

    197

    des garons et des filles face des exercices et des matires

    souvent sex-typs (connots comme masculin ou fminin),

    et/ou bien de comparer leurs performances ou leurs attitudes

    selon le contexte mixte ou non mixte des classes. Les filles

    ont tendance se sous-estimer dans les domaines connots

    comme masculins quand elles sont en prsence de garons.

    Rciproquement, elles jugent mieux leurs aptitudes littraires

    dans les contextes mixtes. Autre exemple, dans une situation

    dinteraction o les lves ont rsoudre un jeu mathmatique,

    les filles diminuent sensiblement leur autoattribution de com-

    ptence quand elles sont dans un groupe mixte par rapport

    un groupe non mixte (Duru-Bellat, 2010).

    Des constats analogues sont faits sur des populations adultes, et

    cela rvle un phnomne gnral qui est que chaque fois que

    des groupes sont mis en contact, leurs membres se dfinissent

    plus nettement par ce qui les distingue de lautre groupe. En

    dautres termes, plus les contextes sociaux rendent visibles

    lappartenance un groupe et plus sont alors saillants les st-

    rotypes qui lui sont attachs, plus la conformit aux strotypes

    de son propre groupe sen trouve renforce. Cest ainsi que la

    mixit (ou la non-mixit) affecte le fonctionnement des groupes

    de travail. Dans des groupes non mixtes, les comportements

    des adultes des deux sexes sont tout fait similaires ; en par-

    ticulier, les comportements de dominance (ou de leadership)

    sont adopts dans dgales proportions par les hommes et par

    les femmes. En revanche, dans les groupes mixtes, on voit

    apparatre une division du travail entre les sexes, les femmes

    par exemple modrant leurs comportements de dominance et

    se restreignant aux seuls comportements expressifs (voir aussi

    les nombreux exemples rapports par Vinsonneau, 1999).

    Le contexte dans lequel voluent les personnes affecte donc de

    manire profonde leur identit personnelle, ce quils en disent et

    ce quils font ; cest l une thse forte de tout un courant de

    la psychologie sociale (notamment Lorenzi-Cioldi, Chatard).

    Mler pour des interactions troites des groupes dominants et

    domins, mme si cela apparat socialement dsirable, va donc

    exacerber les diffrences dans la perception de soi et les dissy-

    mtries affrentes ; ainsi, pour ce qui est de la mixit hommes/

    femmes : mesure que le contexte rend saillants les strotypes

    de comptences, en dpit que ceux-ci soient ambivalents, lestime

    14. Sur ces questions, voir le numro spcial de la Revue franaise de pda-gogie consacr la mixit scolaire (2010, no 171).

    de soi des hommes saccrot tandis que celle des femmes

    chute (Chatard, 2005, p. 191). linverse, de nombreuses

    expriences montrent quun changement, mme minime, du

    contexte dinteraction et donc de comparaison peut affecter

    attitudes et comportements et en loccurrence attnuer trs

    sensiblement les diffrences entre hommes et femmes dans

    la description de soi.

    Ds lors que la notion mme de comportement fminin ou

    masculin ne prend de sens que dans un contexte mixte, on

    peut videmment sinterroger sur ces notions elles-mmes

    ou, de la mme manire, sur la consistance de ces cultu-

    res parfois invoques pour dcrire/expliquer/justifier les

    hirarchies entre diffrents groupes, ethnoculturels notam-

    ment. Toutes ces distinctions ne sont-elles que des artefacts

    produits par linteraction elle-mme ? Une thse dfendue

    en psychologie sociale (notamment par Lorenzi-Cioldi, 2002

    et 2009 ; voir aussi Vinsonneau, 1999) est que les comporte-

    ments considrs comme masculins et fminins ne peuvent

    tre vus (du moins pas entirement) comme relevant de pro-

    prits invariables attaches aux individus, mais dcoulent de

    phnomnes situationnels et relationnels, eux-mmes dpen-

    dants de la dynamique qui sinstaure au sein de groupes

    composs de participants des deux sexes. Les diffrencia-

    tions entre les sexes ou entre les groupes vont alors tre plus

    ou moins marques selon les caractristiques des situations

    dinteraction. Cest ce contexte social lui-mme en loccur-

    rence la mixit, sexue ou sociale dun groupe qui fabrique

    les diffrences entre les groupes, quil sagisse de diffrences

    de performance, dimages de soi, ou dattitudes. On trouve un

    cho rcent de ces thses dans le dernier ouvrage dI. Thry

    (2007), critiquant elle aussi les conceptions qui considrent le

    genre comme un attribut des personnes alors que ce sont les

    modalits des relations sociales qui sont tiquetes comme

    masculines et fminines. Do la notion de distinction de

    sexe qui se substitue aux notions substantialistes et fixis-

    tes de masculin et de fminin. Ces questions restent lobjet

    de dbats, et la mixit des groupes peut au demeurant tre

    dfendue par principe et aussi en arguant du fait que la sgr-

    gation est jusqualors systmatiquement associe lingalit.

    Mais il faudrait explorer de manire empirique quelles peu-

    vent tre ces retombes positives en termes dgalit14.

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  • i n g a l i t s : c o n v e r g e n c e e n t r e p s y c h o l o g i e s o c i a l e e t s o c i o l o g i e ?

    S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n 2 , v o l . 2 , 1 8 5 - 2 0 0

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    Toujours est-il que concernant la construction du genre, on

    observe (dj, pourrait-on dire) une convergence entre les

    analyses de la psychologie sociale et certaines analyses des

    sociologues, en France et plus encore aux tats-Unis avec

    les perspectives interactionnistes ou ethnomthodologiques

    (Ridgeway, 1997) ; mme si les sociologues devaient sans

    doute sattacher analyser linscription de cette fabrication

    continue du genre dans des institutions famille, cole, march

    du travail, notamment de fait profondment genres .

    Conclusion

    Les questions explores par ce domaine de la psychologie

    sociale sont lvidence lourdes denjeux sociaux et politi-

    ques. Cest vrai notamment des questions aujourdhui dsi-

    gnes sous ltiquette ambigu de diversit . Dans son

    dernier ouvrage, Lorenzi-Cioldi (2009) montre clairement que

    lasymtrie entre les groupes produit, du ct des dominants,

    une vision deux-mmes comme uniques, originaux et gale-

    ment un individualisme qui est aussi un universalisme, alors

    que les domins sont renvoys leurs particularits et vont

    tre tents de cultiver le nous qui les protge en quelque

    sorte des autres. Il voque alors les travaux sur les minorits

    qui, sur la base des diffrences socioculturelles des groupes,

    dlogent lasymtrie pour une description plus anglique

    dentits irrductibles et affranchies de tout rapport (Lorenzi-

    Cioldi, 2009, p. 272). On peroit alors les domins comme

    insrs dans leur culture, laquelle leurs individualits sont

    subordonnes, alors que les dominants en sont videmment

    affranchis et incarnent luniversalisme15. Mais la psychologie

    sociale suggre que ces notions de cultures incommensura-

    bles (telles que les cultures fminines versus masculines, les

    Occidentaux versus les Orientaux) sont fondamentalement

    structures, voire fabriques, par les rapports a-symtriques

    entre les groupes. Le risque est alors que lexaltation des dif-

    frences qui les accompagnent dbouche sur un racisme, et

    plus srement encore sur une essentialisation a-historique

    de ces groupes, et entrine lamnsie du rapport de domina-

    tion qui les assemble et qui pntre jusque dans les reprsen-

    tations des uns et des autres (p. 287). En dautres termes,

    la psychologie sociale souligne les risques quil y a ancrer

    15. Un questionnement du mme type pourrait porter sur les mesures visant la parit hommes/femmes, ds lors quelles entendraient plus ou

    dans des cultures spcifiques les domins, au risque

    dentretenir ainsi le rapport de domination qui en est large-

    ment la racine. Elle dnonce ainsi les cueils d une sorte

    de multiculturalisme quilibr (ibid. p. 287), o le respect

    de cultures ainsi dfinies vient conforter les rapports

    sociaux tablis. Ces questions sont videmment polmiques.

    Mais bien des sociologues adhreraient lide quune repr-

    sentation de plus en plus culturaliste de la socit brouille

    la perception des rapports de domination (cf. par exemple

    Ben Michaels, 2009).

    Sur un terrain peut-tre moins polmique, ce champ de la psy-

    chologie sociale (et notamment Lorenzi-Cioldi) souligne que la

    monte de lindividualisme, le discours selon lequel chacun est

    lauteur de sa vie traduit la perception des dominants : loin

    de signifier la fin des groupes () (il) incarne lidentit sociale

    de certains groupes (p. 178). Cette drive que la psycholo-

    gie dsigne comme personnologique (mais qui relve clai-

    rement de lidologie mritocratique ; cf. Duru-Bellat, 2009)

    ignore limpact dcisif quont les circonstances et les contextes

    sur nos attitudes et nos comportements ; elle est donc minem-

    ment conservatrice, puisquelle naturalise les acteurs sociaux

    ds lors quils appartiennent un groupe, alors mme que de

    multiples travaux montrent que plutt que de manifester tou-

    jours et partout les comportements attendus comme masculins

    et fminins, les personnes agissent de fait diffremment selon

    les contextes, mixtes ou non mixtes, selon les statuts sociaux

    des personnes en interaction, etc. On peut alors, nous lavons

    voqu, sinquiter de la fascination quexerce sur le grand

    public mais aussi certains acadmiques (en psychologie ou en

    conomie notamment) les neurosciences cognitives. Celles-ci

    sintressent prsent aux strotypes, la dominance sociale,

    plus largement la manire dont nous catgorisons autrui. On

    est alors en qute de connexions biunivoques entre un tat

    mental et une activation du cerveau, ce quon lira comme

    des causes inscrites dans le corps de tous les phnomnes

    psychiques, y compris ceux qui, aux yeux de la psychologie

    sociale, relvent clairement de la domination intergroupes. Les

    rgles implacables de la nature reviennent alors en force pour

    renouveler, en leur apportant une caution scientifique des plus

    modernes, les justifications, toujours produire, des rapports

    de domination.

    moins explicitement promouvoir ce qui serait des valeurs spcifiquement fminines.

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  • Marie Duru-Bellat

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