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Dominique Sement Rythmicité du temps vécu dans la psychose maniaco-dépressive Mémoire Master 1 de Psychologie clinique sous la direction de Madame Wolf-Fédida Mareike Mail : [email protected]

Dominique Sement - Rhuthmos · 2017. 9. 8. · les auteurs primordiaux que sont Ludwig Binswanger1, et Hubertus Tellenbach2, ainsi qu [Arthur Tatossian, plus rattachés à la psychopathologie

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  • Dominique Sement

    Rythmicité du temps vécu dans

    la psychose maniaco-dépressive

    Mémoire Master 1 de Psychologie clinique sous la direction de Madame Wolf-Fédida Mareike

    Mail : [email protected]

  • Sommaire

    Remerciements : ................................................................................................................................................ 4

    1/ Introduction ................................................................................................................................................... 5

    1.1) Motivation ............................................................................................................................................. 5

    1.2) Hypothèse .............................................................................................................................................. 7

    1.3) Outils ...................................................................................................................................................... 8

    2/ Historique et définition ............................................................................................................................... 10

    2.1) Le rythme............................................................................................................................................. 10

    2.2) Le vécu ................................................................................................................................................ 14

    2.3) Le temps vécu : norme et pathologie ................................................................................................. 15

    2.4) La psychose maniaco-dépressive en psychopathologie dynamique et phénoménologique .......... 17

    3/ Auteurs et concepts ..................................................................................................................................... 21

    3.1) Perspectives phénoménologiques ...................................................................................................... 21

    3.2) Perspectives psychanalytiques ........................................................................................................... 22

    3.3) Perspectives psychosomatiques, psychologiques et psychiatriques ................................................ 25

    4/ Clinique ....................................................................................................................................................... 27

    4.1) Troubles de l’humeur et rythme psychique ....................................................................................... 27

    4.1.1) Dans la mélancolie ...................................................................................................................... 27

    4.1.2) Dans la manie .............................................................................................................................. 34

    4.1.3) Prémices d’une partition rythmique ........................................................................................... 41

    4.2) Subjectivité et rythmicité .................................................................................................................... 42

    4.2.1) Le temps psychique : rythmicité et sécurisation affective ........................................................ 42

    4.2.2) L’espace psychique : une voie vers la symbolisation ................................................................ 45

    4.3) Cadre spatio-temporel : accord rythmique de l’état maniaque à la mélancolie .............................. 48

    4.3.1) Expérience en psychodrame : Le corps-psyché sur une partition rythmique .......................... 48

    4.3.2) L’ambiance et le rythme .............................................................................................................. 52

    4.3.3) Le contact comme forme de rencontre ....................................................................................... 53

    4.3.4) Une aire de jeu : espace de jeu et de créativité, Madame N. .................................................... 56

    5/ Conclusion : ................................................................................................................................................ 61

    Bibliographie ................................................................................................................................................... 63

  • D’un rythme lent, elle le dirigeait, ici d’abord, puis là, puis

    ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout

    d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à

    la suivre, après une pause d’un instant, brusquement, elle

    changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide

    menu mélancolique incessant et doux, elle l’entrainait avec elle

    vers des perspectives inconnues. Puis, elle disparut, il souhaita

    passionnément la revoir une troisième fois.

    Proust, Un amour de Swann (Swann

    découvre la sonate de Vinteuil)

    Souffle, toi poème invisible !

    Toujours autour de l’intime s’échange

    Son espace du monde pur. Contre-poids

    Sur lequel j’adviens en rythme

    Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée

  • Remerciements :

    Mes sincères remerciements vont :

    Aux différentes structures de soins découvertes et vécues jusque-là durant mon parcours d’étudiant en psychologie qui ont révélées et confortées mon choix du sujet de mémoire.

    A ma famille qui continue à me découvrir dans mon cheminement.

    A Didier, pour ses attentions, ses relectures, ses encouragements, à ce que nous avons en commun en termes de lecture du monde.

    A Laurent, pour son aide dans sa mise en forme et ses retours réflexifs.

    A Denis, qui m’a fait découvrir de façon poétique ma propre rythmique à partir d’un poète, Louis-René Des Forêts : Ostinato.

    A Pascal Michon, historien et philosophe qui a bien voulu publier mon premier article sur le rythme sur le site Rhuthmos.

    A mes amis, pour leur écoute dans mes doutes et mes recherches se moquant gentiment parfois de moi avec tendresse en me nommant Professeur Sement !

    A l’ensemble des professeurs rencontrés à l’Université Paris VII qui ont eu un effet de pilotage, et surtout, dans ce cadre-là, à Madame Wolf-Fedida, mon maître de mémoire, pour son écoute, sa rigueur, sa bienveillance et les pistes de recherche fournies avec précision et pertinence. Ses lectures, propres à son univers, ont croisé les miennes et m’ont donné toute l’envie de poursuivre dans ma quête de recherche et de peaufinage. Ses séminaires furent l’ouverture à la découverte d’autres auteurs majeurs et m’ont amené à garder toute mon humilité dans ma forme de contribution actuelle. Ses références psychopathologiques et cliniques ont contribué à affiner ma pensée, à me donner confiance et à consolider l’architecture de mon mémoire.

    Aux étudiants présents dans mon groupe de mémoire pour leur écoute et leur réceptivité avec des effets de résonance.

    A mon analyste, avec ses heurts et ses rebonds, qui forgera mon horizon.

    A mon rythme incarné où le ternaire fait son apparition et son œuvre…

    Au rythme de la vie… et de ses rencontres

  • 5

    1/ Introduction

    1.1) Motivation

    Elle se situe à l’intersection de nombreuses rencontres et d’un parcours tant

    analytique que personnel.

    En effet, c’est un chemin, partant d’un phénomène apparu dans mon enfance,

    correspondant à un type de rythme du sommeil qui se prolongea au-delà d’une

    période où cela aurait dû s’estomper, qui m’interpella dans le cadre de mon

    analyse, indiquant un fond d’anxiété lié en partie à l’angoisse de séparation.

    Mon corps fut alors révélateur de l’expression de ma psyché dans un état

    d’insécurité intérieure où une rythmique de type binaire semblait majoritairement

    présente, tout en laissant présager au cours de mon analyse un tiers symbolisable

    dans les modifications de ma présentation.

    Un rythme ternaire en arrière-fond, présent dans la souche de mon sommeil, ne

    demandait qu’à s’exprimer pour rétablir un sommeil apaisé et un lien à l’autre

    possible en termes d’intimité.

    Mon expérience analytique m’a permis aussi de découvrir à quel point je fus très

    tôt sensible au parcours de Marcel Proust à partir d’À la recherche du temps perdu

    où des arythmies paraissent en discontinuité tout au long de l’œuvre, indiquant

    aussi chez l’écrivain son rapport à la perte de l’objet.

    Luc Fraisse, psychologue, le relata dans un colloque consacré au rythme1. Il est

    d’ailleurs le fils de Paul Fraisse, psychologue qui écrivit Psychologie du rythme2.

    La période qui fut prépondérante fut celle où j’ai pu révéler mon symptôme dans

    sa forme rythmique, tant en analyse qu’à mes proches, et lui en donner une

    tournure toute nouvelle à plusieurs égards :

    1. Fraisse L : « Le rôle du rythme dans la constitution du psychisme : théorie et pratique chez Proust », Vidéo-conférence, IUF, Montpellier, 2015. 2. Fraisse P., Psychologie du rythme, Paris, PUF, 1974.

  • 6

    Poétique, d’abord, lui rattachant un rythme singulier, celui de l’ostinato, qui est un

    procédé musical consistant à répéter obstinément une formule rythmique,

    mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents

    éléments thématiques durant un morceau.

    Une orientation analytique, ensuite, permettant de m’attarder sur la thématique

    du rythme intérieur et d’instaurer ma propre investigation psychique, contribuant

    à mon propre remaniement.

    Une voie banale d’intégration dans ma vie ordinaire, également, en faisant du

    symptôme une forme d’expression que j’engage dans mes liens affectifs, favorisant

    ainsi un alliage possible entre rythmes interne et externe. Le rythme joue une

    place prépondérante dans le plaisir que j’ai à lire des poésies ou écouter de la

    musique de la Renaissance.

    Un travail d’écriture, par la suite, en proposant un article pour un livre clinique sur

    un patient suivi sur le terrain de mon travail, particulièrement sur un trouble

    rythmique chez un patient schizophrène. Cet article a, par la suite, été posté sur le

    portail Rhuthmos1.

    Une démarche de recherche, enfin, dans le cadre de mes études de psychologie

    en master 1 m’amenant à m’attarder sur la forme rythmique à partir de la

    psychose maniaco-dépressive comme une continuité logique d’un cheminement.

    Mon parcours d’étudiant et plus particulièrement de stagiaire psychologue m’a

    permis de découvrir le psychodrame et ses effets sur la rythmique des patients

    dans ses composantes les plus intimes.

    La méthode du psychodrame comme outil thérapeutique a été créé par Jacob

    Levy Moreno, médecin hongrois, pionnier de la psychothérapie de groupe, et aussi,

    de façon plus contemporaine, d’Ophélia Avron, psychanalyste française qui a écrit

    La pensée scénique2, ouvrage dans lequel elle aborde la question du rythme dans

    sa dimension d’inter-liaison.

    1. Rhuthmos : Portail de Pascal Michon : Plateforme internationale et transdisciplinaire de recherche sur les rythmes dans les sciences, les philosophies et les arts, depuis 2010. 2. Avron O., La pensée scénique, groupe et psychodrame, Paris, Erès, 1996.

  • 7

    J’ai décidé d’entreprendre un travail clinique à partir des différentes lectures et

    partages de connaissances que j’ai pu acquérir tant d’un point de vue

    phénoménologique que psychanalytique pour aborder le rythme avec une

    certaine envergure de points de vue.

    Cet ensemble forme une dialectique possible en partant de ma propre histoire

    pour aller vers une pathologie spécifique dans laquelle le rythme est

    singulièrement affecté tant dans les états maniaques que mélancoliques.

    1.2) Hypothèse

    Mon hypothèse est la suivante :

    La psychose maniaco-dépressive peut être appréhendée sous des formes

    rythmiques en termes d’organisateur psychique dans une perspective de lien.

    Il me parait bon de préciser que le terme « organisateur » ne vient pas

    nécessairement tant de l’idée d’un rétablissement normatif rythmique que d’un

    possible accord spatio-temporel pouvant faire lien avec le sujet en soi et s’accorder

    dans un second temps avec tout autre sujet. Le rythme dispose d’une forme

    mouvante au service de la dialectique liaison-déliaison visant un départage du

    temps et de l’espace interne non-advenu, vecteur de lien et d’historisation chez les

    sujets présentant une psychose maniaco-dépressive.

    J’articulerai ma réflexion de la façon suivante :

    - Tout d’abord, je présenterai la psychose maniaco-dépressive tant dans la

    perspective psychanalytique que phénoménologique.

    - Ensuite, je parlerai des troubles de l’humeur et de ses effets en termes de

    rythme.

    - Enfin, j’intégrerai les phénomènes rythmiques de la psychose maniaco-

    dépressive dans le cadre du psychodrame avec ses effets de changement sous

    l’effet d’une mise en jeu du corps-psyché et d’une parole composables sur une

    partition rythmique intersubjective.

  • 8

    1.3) Outils

    Ma voie d’exploration est celle de la plateforme Rhuthmos, qui regroupe un

    ensemble de textes sur le rythme dans différentes catégories comme un corps de

    pensée rythmique.

    Mes autres outils s’orientent autour de trois champs majeurs :

    Le champ de la phénoménologie de par ma lecture clinique de la psychose

    maniaco-dépressive qui s’est faite à partir de lectures phénoménologiques, avec

    les auteurs primordiaux que sont Ludwig Binswanger1, et Hubertus Tellenbach2,

    ainsi qu’Arthur Tatossian, plus rattachés à la psychopathologie. Ces trois auteurs

    ont été complétés d’une lecture phénoménologique du temps, à partir d’Eugène

    Minkowski3, Edmund Husserl4 et Henri Maldiney5.

    La phénoménologie se fonde sur une vision de l’humain en situation, irréductible à

    toute tentative de réductionnisme scientifique ou nosographique.

    Le champ psychanalytique, ensuite : mon parcours personnel est avant tout

    analytique, ayant entrepris une analyse lacanienne, qui m’a permis d’accéder à la

    lecture du sujet dans le registre de l’inconscient. D’autres auteurs contribuent à

    l’illustration de ce mémoire, en ce qui concerne les effets rythmiques, sous les

    prismes de différents concepts, comme Sigmund Freud6, D.W. Winnicott7 ou

    encore Nicolas Abraham8.

    La psychanalyse reste centrale dans la mesure où je souscris au postulat de

    l’inconscient.

    1. Binswanger L., Mélancolie et manie, Paris, PUF, 2002. 2. Tellenbach H., La mélancolie, Paris, PUF, 1979. 3. Minkowski E., Le temps vécu, Paris, PUF, 1995. 4. Husserl E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964. 5. Maldiney H., (1973) Regards, parole, espace, Lausanne, L’Age d’homme, 1994. 6. Freud S., (1920) « Au-delà du principe du plaisir », in Essai de psychanalyse, Paris, Payot, 1968. 7. Winnicott D.W., Jeu et réalité, espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975. 8. Abraham N., Rythmes, de l’œuvre à la traduction et de la psychanalyse, Paris, Flammarion, 1985.

  • 9

    Il me paraît nécessaire de citer également René Roussillon1 et Sami-Ali2 dans leurs

    contributions à la compréhension du domaine du rythme corps-psyché, et de la

    transitionnalité rythmique dans le cadre du psychodrame.

    Enfin, le troisième champ est celui de la psychologie, avec Paul Fraisse3, qui reste

    l’auteur principal dans le domaine du rythme et, de façon plus transversale,

    Edward T. Hall4 et Daniel Stern5. La psychologie est fondamentale dans le sens où

    elle permet d’étudier les faits psychiques, les comportements et les processus

    mentaux, autant chez le sujet en situation que dans des rapports intersubjectifs.

    Ces outils seront présents pour trouver une harmonique dans ma retranscription

    d’une lecture croisée relative à la psychose maniaco-dépressive, dans le champ de

    la rythmique. La temporalité et la spatialité seront des éléments majeurs pour

    situer mon sujet dans une dialectique relationnelle.

    1. Roussillon R., Paradoxes et situations limites en analyse, Paris, PUF, 1991. 2. Sami-Ali. M., Rythme et pathologies organiques, Paris Dunod, 2001. 3. Fraisse P : Psychologie du rythme, Paris, PUF, 1974. 4. Hall E.T., La dimension cachée, Paris, point, essais, 1966. 5. Stern D., Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, Le fil rouge, 1989.

  • 10

    2/ Historique et définition

    2.1) Le rythme

    Platon, philosophe du IVe siècle avant J. C., évoqua le rythme en proposant le

    terme de rhuthmos comme une succession, organisée arithmétiquement, des

    temps forts et des temps faibles d’une danse ou d’un morceau de musique.

    De son point de vue, le rythme, c’est d’abord un métron, « mètre » en français,

    mot encore utilisé en poésie sous la forme « métrique ».

    L’ancienneté de cette définition a eu au moins deux conséquences : d’une part,

    elle s’est diffusée universellement et d’autre part le mot rhuthmos a été transposé

    dans toutes les langues. Il est devenu « rythme » en français, rhythm en anglais,

    rhythmus en allemand, ritmo en italien et en espagnol, etc.

    Héraclite, philosophe grec, pensait que tout coulait, et présentait le rythme

    comme un flux, que les Grecs nommaient rhuthmos, et qui désignait une forme de

    l’instant assumée par le mouvant.

    Henri Bergson, philosophe français du XXe siècle, reprend le concept du rythme

    non plus comme « l’ordre du mouvement » selon la définition platonicienne des

    Lois, mais comme « l’organisation du mouvant ».

    Des poètes allemands du XIXe siècle comme Goethe 1 , Hördelin 2 , Moritz 3

    réfléchirent sur la poésie métrique où le rythme consista en l’alternance de

    syllabes longues et brèves dans un schéma préexistant.

    Henri Meschonnic4, poète français du XXe siècle, conçoit le rythme comme une

    temporalité subjective et une « forme-sens-du-temps ». Dans les nombreuses

    définitions qu’il recense, il repère, malgré les divergences, une dominante, celle du

    1. Goethe J.W.V Dichtung und Warheit, livre XI. 2. Hölderlin F., Rythmes et temps tragique, Œdipe et Sophocle. 3. Moritz K.P., Le concept d’achevé en soi et autres écrits, (1785 – 1793). 4. Meschonnic H., Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.

  • 11

    primat de l’identité à travers des variantes telles que la périodicité, la répétition ou

    l’isochronie.

    Il va dégager le rythme de sa captation dans les rets des paramètres techniques :

    scansion, métrique, en lui redonnant un ancrage corps-langue et comme

    producteur de sens au-delà des énoncés : « le rapport nécessaire, dans un discours,

    du primat rythmique et prosodique de son mode de singulier à ce que dit ce

    discours ».

    Émile Benveniste, linguiste français du XXe siècle, vise à rectifier l’étymologie

    traditionnelle de rhuthmos, qu’on dérivait de rhéô (couler) pour l’interpréter

    comme « mouvement plus ou moins régulier des flots », figure de la répétition, en

    exhumant la racine grecque originaire de rhuthmos signifiant la forme, la forme du

    mouvement. Pour lui, le rythme, « c’est la forme dès l’instant qu’elle est assumée

    par ce qui est mouvant », « la forme improvisée, momentanée, modifiable »1.

    Il considère que la notion de rythme servirait à « caractériser » distinctement les

    comportements humains et que la reconnaissance de rythmes naturels serait le

    fruit d’une projection de la « conscience des durées et des successions qui les

    règlent ».

    Michel Foucault, philosophe français, s’intéressa à la dialectique rythmique dans le

    registre du collectif à partir de son livre Surveiller et Punir, en 1975, concernant

    entre autres la dialectique de dé-rythmisation, ou plutôt de fluidification et de re-

    rythmisation2.

    Il confortera sa pensée avec celle de Roland Barthes qui introduisit au Collège de

    France la notion d’idiorrythmie, c’est-à-dire de rythme singulier, propre à soi3.

    Dans le champ de la psychologie, Paul Fraisse, psychologue français du XXe siècle,

    publiera deux livres sur le rythme : Psychologie du temps4 en 1967, et Psychologie

    du rythme5 en 1974, en y développant le concept de chrono-psychologie.

    1. Benveniste E., La notion du rythme dans son expression linguistique, Paris, Gallimard, 1966. 2. Foucault M., Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975. 3. Barthes R., Comment vivre ensemble, Le Neutre, Cours et séminaire au Collège de France (1976 -1977), Paris, Seuil. 4. Fraisse P, Psychologie du temps, Paris, PUF, 1967. 5. Fraisse P., Psychologie du rythme, Paris, PUF, 1974.

  • 12

    Daniel Stern, psychologue suisse, introduira le concept d’accordage affectif dont le

    balancement entre la mère et l’enfant est propice au rythme, aux variations, au

    décalage et à la réflexion, permettant la constitution d’un sens de soi organisateur

    du développement, en particulier dans son livre Le monde interpersonnel du

    nourrisson1, en 1989.

    Jean Oury, psychiatre et psychanalyste français, développa le trouble du rythme en

    l’intitulant trouble de l’enforme, dans son livre Création et schizophrénie2, en

    faisant écho à Jacques Lacan, psychanalyste français qui emploie aussi ce terme

    dans son livre D’un Autre à l’autre3, pour relater l’objet a, « enforme » du A, sorte

    de mise en scène du A.

    Le rythme est appréhendé en termes de forme en lui donnant des attributs de

    distinctive, de différenciation, ainsi que d’organisation, « d’arrangement »

    caractéristique des parties dans un tout », en partant de la pensée de Benveniste

    qui relate le rhuthmos comme « mise en forme », « ce qui met en forme quelque

    chose », en employant un néologisme « l’enforme », par analogie avec le verbe

    espagnol informar, au sens de donner forme. Le rythme, en soi-même, ce qui fait

    qu’il y a de la forme – « enforme » de quoi ? – suppose rythme et logos : pour qu’il

    y ait de l’enforme, il faut qu’il y ait du logos, au sens héraclitien du terme, lui-

    même inséparable d’un certain type de mouvement : une kinésie.

    La forme s’envisage dans ce que le rythme a de mouvant, de mobile, de fluide

    dans l’apparaître.

    Dans le champ de la phénoménologie, Henri Maldiney ajoute : « [le rythme ] n’est

    donc pas dans le cours du fleuve mais dans les remous »4. Il présente le rythme en

    le définissant comme « l’automouvement dans l’espace ». Le rythme prend l’âme

    du monde qu’il gardera toute sa vie dans un flux et un reflux permanent, un

    balancement basique, modèle sans doute de tous les autres balancements. Il

    indiquerait alors la surprise dans l’ouverture et resterait un impossible à figurer.

    1. Stern D., Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, Le fil rouge, 1989. 2. Oury J., Création et Schizophrénie, Paris, Galilée, 1989. 3. Lacan J., D’un autre à l’autre, Paris, Seuil, Séminaire XVI. 4. Maldiney H., Regard espace, parole, Lausanne, L’âge d’homme, 1973.

  • 13

    Le rythme jaillit selon une logique qui n’est pas celle du mètre binaire. Si le binaire

    est un élément fondateur et nécessaire, l’élaboration rythmique doit aboutir à ce

    qu’on appelle des rythmes cataleptiques, soit des rythmes ternaires, boiteux,

    irréguliers, comprenant des syncopes ou des chutes imprévisibles pour rejoindre le

    rythme du langage et la symbolisation.

    Dans le champ de la psychanalyse, Nicolas Abraham écrivit deux livres primordiaux

    sur le rythme : Rythmes, de l’œuvre de la traduction et de la psychanalyse1, et avec

    Maria Torok L’Écorce et le Noyau2. Dans le premier livre, Nicolas Abraham présente

    le rythme par rapport à son substrat, comme immanent et transcendant, tandis

    que dans le second, il est rappelé que le rythme ne se résume pas seulement à la

    régularité des intervalles comme phénomène.

    Le rythme existe aussi comme un acte créateur dans le temps et dans l’espace en

    termes de gestalten et précise qu’il est fait de temps forts et de temps faibles sur

    une partition.

    La théorie de Nicolas Abraham est que selon lui, le rythme pair correspond à la

    recherche de la fusion liée à l’instinct d’agrippement, le rythme impair à une

    volonté de séparation génératrice à la fois d’autonomie et d’angoisse.

    Sigmund Freud, psychanalyste autrichien, relate l’alternance à partir du jeu du

    « Fort-Da » dans Au-delà du principe du plaisir, publié en 19203. La bobine, dans ce

    jeu a pour effet l’absence/présence de la mère fondant le symbole sur fond de

    déception. Le jeu du « Fort-Da » devient un exemple de satisfaction accordée à

    l’enfant à un pur rythme vital. Le rythme, c’est d’abord ce qui vient faire unité dans

    le couple primitif, faire du Un, mais c’est aussi le temps de l’Autre car c’est au

    travers du rythme, celui des allées et venues entre mère et enfant, dans le « Fort-

    Da », que va se faire la séparation.

    D.W. Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais insiste sur le fait de générer une

    impulsion pour faire émaner un rythme interne singulier pour que ce rythme

    devienne le témoin vibrant de la subjectivité, provoquant ainsi un « faire par

    1. Abraham N., Rythmes, de l’œuvre, de la traduction et de la psychanalyse, Paris, Flammarion, 1985. 2. Abraham N et Torok M.., (1978) L’Ecorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 2009. 3. Freud S., Au-delà du principe du plaisir, Paris, Payot, 1968.

  • 14

    impulsion », s’opposant au « faire réaction », « impulse-doing over reactive-

    doing », que D.W Winnicott (1970) considérait comme relevant d’un empiétement

    du sujet, son aliénation1. Ses concepts d’aire transitionnelle de jeu, d’objet trouvé-

    créé en partant du livre Jeu et Réalité en 19712 seront repris dans le cadre du

    psychodrame pour développer la dimension d’enveloppe rythmique dans un

    espace potentiel.

    En résumé, le rhuthmos signifierait, littéralement, « manière particulière de fluer »

    et serait alors « un ordre dans le mouvement, la vitesse, l’enchaînement des gestes

    ou des objets ». Le rythme est alors comme une forme improvisée, momentanée,

    modifiable. Le rythme donc, se retrouve dans différentes disciplines et révèle son

    caractère fuyant même s’il a pris une tournure et une conception modifiée au fil

    du temps et des différentes disciplines. Comment alors le rythme peut-il être

    appréhendé tant dans sa forme interne, qu’externe dans le cas de la psychose

    maniaco-dépressive, à partir d’un mode relationnel ? Et comment cela peut-il

    s’insérer dans une dialectique de jeu pour en générer une harmonique dans un

    lien favorisant la reprise historique et l’inscription dans une temporalité

    présentifiée et une structure spatiale ?

    C’est tout l’enjeu de cette recherche : tenter d’envisager la composition d’un sujet

    en souffrance dans une dialectique rythmique.

    2.2) Le vécu

    Qu’en est -il de la rythmicité d’un vécu ? Et qu’entend-on par vécu ?

    Un vécu est un temps singulier qui a été effectivement vécu par un sujet et un seul.

    Il s’inscrit dans une micro-temporalité définie par la granularité de ce qui le

    compose.

    Le vécu est ce qui appartient à l’expérience de la vie d’origine subjective. C’est une

    expérience réelle des événements de la vie réelle. Est pris comme vécu ce qui peut

    1. Winnicott D.W., Vivre créativement. In conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988. 2. Winnicott.D.W., Jeu et Réalité, espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

  • 15

    être décrit selon la temporalité du moment qui est ajusté à l’accomplissement des

    activités élémentaires du sujet.

    Le vécu dans la qualification descriptive de ce qui le constitue s’inscrit dans une

    temporalité du présent, dans la granularité du présent épais.

    2.3) Le temps vécu : norme et pathologie

    Étymologiquement, le terme temps dérive de la racine indo-européenne « tem »

    qui signifie « couper ». Le temps désigne une certaine forme de coupure, qui

    sépare un élément ou un individu d’un tout, mais également une coupure

    délimitant un dedans et un dehors, ainsi que l’exclusion de l’élément séparé

    comme son rassemblement avec le tout. Le temps semble donc être au

    fondement du projet identificatoire de l’individu et le temps vécu est ce qui a

    structuré le sujet dans une certaine mesure. Ce qui va compter, c’est l’interaction

    entre le sujet et son temps vécu. Cela présage donc « un temps vécu » qui, selon

    Eugène Minkowski, se présente à nous comme phénomène primitif, toujours là,

    vivant et tout proche de nous1. Il serait une sensation profonde et inaltérable aux

    diverses expériences de la vie, qui nous permettrait d’être en harmonie avec

    l’environnement. Minkowski s’inspire du « temps qualité » de Henri Bergson qui

    indique que le temps vécu est irréductible au temps mesurable, assimilé à

    l’espace2. Le temps est décomposé en points juxtaposés, en faisant défiler,

    mentalement, à une vitesse supposée très grande, ces points avec les états de

    conscience qui seraient censés y être.

    Le temps vécu peut prendre alors une nature pathologique si l’on se réfère à la

    définition de Ludwig Binswanger de la temporalité : « La temporalité est la

    régulation primaire de toutes les structures existentiales du Dasein »3. Minkowski

    appelle le trouble générateur de la dépression « l’arrêt du temps vécu »4. Il y a

    1. Minkowski E : Le temps vécu, Paris, PUF, 1995. 2. Bergson H., Durée et simultanéité, Paris, PUF, 2009. 3. Binswanger L., Mélancolie et manie Paris, PUF, 2002. 4. Minkowski E., Traité de psychopathologie, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, PUF,1989.

  • 16

    alors un accablement dépressif du Dasein (de l’être-étant-là) et de la fonction

    régulatrice du temps tandis que dans la manie, le trouble générateur est « la

    précipitation du temps vécu ». Le temps, l’appréhension de la durée, le mode de

    travail discontinu du système préconscient-conscient est au fondement de la

    représentation du temps » dit Freud dans sa note sur « le bloc-notes magique »

    (1925)1. Les perturbations de la temporalité peuvent être alors atténuées par une

    rythmique artificielle de suppléance.

    Le psychiatre et dasein-analyste Hubertus Tellenbach a décrit une personnalité

    qu’il appelle Typus Melancholus, caractérisé par le goût du programme,

    l’attachement à l’ordre, à la famille et au travail qu’il nommera aussi les

    hypernormiques où tout changement peut entraîner un type d’effondrement2. Il

    évoqua la relation étroite entre ce type de norme et la régulation par le rythme.

    Ce rythme de vie, sur le fond duquel toute expérience de la vie quotidienne prend

    son sens. Les rythmes sont, dans leur dimension atmosphérique de résonance, au

    croisement de l’empirique et du transcendantal. Ils sont par-là vecteurs normatifs.

    L’immuabilité de certains rythmes est constitutive du socle sur lequel nous nous

    reposons tous, pour tenir debout. La variabilité d’autres rythmes et le passage

    d’un rythme à un autre garantissent son relief au cours de la vie. Il faut que soient

    articulées ensemble et à un monde commun immuabilité et variation pour que la

    vie nous semble en soi avoir un sens, pour que nous ne chutions pas dans un

    ennui sans nom. Pour retrouver l’horizon d’une certitude partagée, il faut vivre un

    rythme propre tout en se situant dans un monde commun. Dans le cours de la vie,

    dans l’épaisseur du présent, il y a des nœuds, où le rythme et la norme ne font

    qu’un. Le rythme structure notre perception à partir d’une mêmeté de base

    permettant une dialectique spatio-temporelle. Toutes les maladies sont

    symptomatiques d’un rythme. Elles ne sont maladies que lorsque la personne

    qu’elles touchent ne peut faire autrement que vivre dans le rythme qui leur est

    spécifique. La vie elle-même reste le plus favorable à ceux qui se montrent

    capables de changer de rythme au moment opportun tout en étant encore

    capables d’un minimum de foi.

    1. Freud S., « Huit études sur la mémoire et ses troubles », in Le bloc note-magique, (1925), Gallimard, connaissance de l’inconscient. 2. Tellenbach H., La mélancolie, Paris, PUF, 1978.

  • 17

    2.4) La psychose maniaco-dépressive en psychopathologie

    dynamique et phénoménologique

    La psychose maniaco-dépressive était présentée comme une folie circulaire par

    Falret renvoyant au rythme circulaire spécifique à cette maladie.

    Cette psychose se caractérisant par un temps vécu immobile ou circulaire. Eugène

    Minkowski évoque l’immobilisme, l’absence de dynamisme. Il parle de « perte de

    contact vital à la réalité »1.

    Le temps circulaire s’oppose au temps linéaire par le fait que le temps s’écoule mal

    et devient cyclique ne permettant pas de s’envisager dans un temps social qui est

    régit par un temps sociétal scandé par le calendrier, le repérage chronologique, la

    simultanéité, la succession (passé-présent-futur) permettant de nous confronter à

    la perte d’objet, à l’angoisse de mort donc à notre finitude.

    L’expression délirante de la maladie modifie le sujet dans son « être-au-monde »

    amenant à une prévalence du temps mythique sur le temps social.

    L’espace est aussi affecté, se traduisant par des formes indistinctes, sans vide. La

    distance comme la séparation sont difficilement pensées liées entre autres à

    l’angoisse massive et existentielle qui traverse le sujet.

    Les périodes temporelles et les partitions spatiales s’accordent mal et semblent

    clivées, d’où découle une lourde indistinction.

    L’espace corporel est dépourvu d’auto-organisation, découpé en parties dont

    certaines hostiles tenaillées par un surmoi tyrannique jusqu’au délire de négation

    de l’organe (syndrome de Cotard) associé souvent à un délire de damnation ou

    d’immortalité entraînant une instabilité et empêchant une distance appropriée en

    termes de proximité ou d’éloignement.

    L’espace devient indifférencié, sans limite, à l’image du temps. De même que le

    temps, l’espace vécu s’élargit ou se rétrécit comme le temps où l’on constate une

    constriction de l’espace dans la mélancolie avec rétention dans le passé, faite de

    protention vide tandis que dans la manie, il y a une extension avec protention

    1. Minkowski E., Traité de psychopathologie, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 1989.

  • 18

    dans l’avenir, faite de rétention vide. Dans les deux types d’expression, la

    présentification est touchée et peu accessible.

    Cela se traduit aussi dans le langage où la raréfaction de la mélancolie répond à

    l’excédent des signifiants dans la manie.

    Dans la mélancolie, il y a comme une sorte d’étirement des signifiants, de pauvreté

    des mots avec un tarissement de la source du désir tandis que dans la manie, il y a

    une inflation des signifiants, une profusion des mots avec un jaillissement de la

    source des envies conséquence de la forclusion.

    Dans les deux cas de figure, le représentant de la représentation ne fonctionne

    plus comme réponse à la perte, mais tourne à vide, enfoncement dans la

    mélancolie jusqu’à l’état stuporeux ou pendulaire ; excitation maniaque sans

    résolution, sans accomplissement, et donc, dans une accélération indéfinie. Les

    issues sont toutes autant morbides. Dans l’abîme du perdu, de l’objet-rejeté, le

    maniaque et le mélancolique, à leur manière, se précipitent.

    Dans la psychose maniaco-dépressive, il y a comme un éclatement du pulsionnel.

    Le maniaco-dépressif reste capable d’impulsion d’affects mais de façon dispersée

    ou inconstante. Il y a donc un trouble de la pulsion qui pourrait dans ce registre-là

    être définie comme un contour, « une Gestalt » d’impulsions.

    La pulsion peut être présentée comme piano lento dans la mélancolie et fortissimo

    allegro dans la manie avec des intervalles, des fenêtres de lucidité comme une

    sorte de « stand-by » expressif où la conscientisation de son état psychique est

    plus délicat dans le sens d’un risque suicidaire possible, ce que Henry Maldiney

    appelle la « présomption dépressive », du fait que ça retombe avec le fait d’aller

    mieux.

    La psychanalyse considère réciproquement mélancolie et manie comme

    prégnance et suppression du refoulement, ou inhibition et libération pulsionnelle.

    Dans Deuil et Mélancolie (1915)1, Sigmund Freud retient, comme critère pouvant

    suggérer une spécificité du mélancolique, la régression de la libido du moi, qu’il

    déduit de deux observations : l’abandon de l’investissement d’objet et la

    diminution extraordinaire de son sentiment d’estime de soi, un appauvrissement

    1. Freud S., Deuil et Mélancolie (1915), Paris, Payot, 2011.

  • 19

    du moi, culminant dans le délire de petitesse, d’autodépréciations, voire de crainte

    délirante de châtiment. Freud dira encore que « l’ombre de l’objet est tombée sur

    le moi », c’est-à-dire que le sujet ne vit qu’à travers la puissance de l’objet.

    Le mélancolique ne peut se saisir consciemment de ce qu’il a perdu, la perte est

    inconnue, inconsciente, c’est une énigme. Cette perte est plutôt morale, elle ne

    coïncide pas à une perte réelle. De même, pour le maniaque, s’il exprime un

    triomphe, comparable à l’émotion suscitée par un événement, ici encore reste

    caché pour le moi ce qu’il a surmonté et ce dont il triomphe.

    Pierre Fédida, psychanalyste, expose dans L’Absence (1978) le vide du

    mélancolique comme « ce qui échoit à une absence dont l’objet se serait retiré,

    une absence sans absent : « une absence à une enveloppe vide, une absence hors

    temps »1. Il s’agirait, dans la défaillance de miroir de la mère, d’un vide qui

    s’installe entre un regard et le visage qui ne répond pas au lieu d’un intervalle, un

    vide temporisé qui en devient un espace.

    Karl Abraham, psychiatre et psychanalyste allemand écrit, dans L’Esquisse d’une

    histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles

    mentaux (1924), que dans la manie le refoulement ne parvient plus à endiguer le

    flot des pulsions refoulées, et signale par ailleurs que contrairement au sujet

    « normal », le maniaque perd la représentation du but intellectuel en fuite des

    idées avec débridage libidinal et une perte de l’objet qui échoue.2 Il insiste sur

    l’incapacité à fixer la libido de manière positive dans la mélancolie, ce qui vaut

    pour la manie dont la quête affamée est somme toute stérile. Le maniaque peut

    s’installer dans une conduite toxicomaniaque durable dont on ne récupère rien du

    tout, ne procédant qu’à une ingurgitation incoercible d’un univers fait d’objets

    inconsistants.

    Pierre Janet, philosophe, psychologue et médecin français du XIXe siècle orientera

    sa réflexion plus sur la psychologie que de la nosographie et maintiendra une

    opposition entre les états d’élation et la péjoration de l’action. La manie comme la

    mélancolie présentent une incapacité à l’effort ou à l’attention soutenue.

    1. Fedida P., L’Absence, Paris, Gallimard, 1997. 2. Abraham K., (1924) L’esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles mentaux, in Œuvres complètes II, Payot, 1965.

  • 20

    La manie exprime en effet une distractibilité qui empêche la maintenance

    spontanée de l’attention ou de l’action avec une direction et une énergie

    maintenues, tandis que la mélancolie, anxieuse ou stuporeuse, révèle aussi

    l’impossibilité à soutenir une initiative et à maintenir un comportement qui ne

    soient pas impulsifs.

    La psychose maniaco-dépressive est caractérisée par la forclusion du Nom-du-Père,

    forclusion qui instaure la loi du désir et localise la jouissance du sujet, extrayant ce

    fameux objet a, cause du désir, objet définitivement perdu.

    La forclusion se manifeste ainsi en particulier par une délocalisation de la

    jouissance, où le sujet est l’objet de la jouissance de l’Autre pour le mélancolique

    par exemple.

    On retrouve là une jouissance ruineuse qu’on peut retrouver aussi à partir du texte

    de Freud dans Au-delà du principe du plaisir (1920) ainsi que dans Le problème

    économique du masochisme (1924). Ce concept de la jouissance fut théorisé par

    Jacques Lacan dans le cadre de son séminaire de 1969-1970, L’envers de la

    psychanalyse1.

    Il y a non fonction de l’objet a qui leste normalement le désir du sujet.

    De la même façon, pour la jouissance débridée du maniaque, on retrouve une

    permissivité excessive avec des transgressions angoissantes d’un manque-à-être.

    La psychose maniaco-dépressive ne doit pas pouvoir se définir par une opposition

    sclérosante entre manie et mélancolie qui interdit d’en construire l’homogénéité

    clinique au-delà des variations symptomatiques et qui est contredite par les cas

    atypiques

    Il existe, en effet des états mixtes qui se manifestent par des signes cliniques

    intriqués et qui correspondent à une modalité d’expression des troubles de

    l’humeur. Cela amène à adopter aussi des stratégies thérapeutiques en fonction

    des paramètres d’expression et d’articulation dans le cadre d’un dispositif

    spécifique.

    1. Lacan J., L’envers de la psychanalyse, séminaire XVII, Seuil, 1991.

  • 21

    3/ Auteurs et concepts

    3.1) Perspectives phénoménologiques

    Les auteurs majeurs pour ma recherche seront des phénoménologues cliniciens

    pour présenter le mode d’être-au-monde d’un sujet présentant une psychose

    maniaco-dépressive, tel que Ludwig Binswanger qui a publié en 1960 Mélancolie

    et manie ou Hubertus Tellenbach avec la publication de son livre en 1961 La

    mélancolie.

    Ces deux auteurs permettront d’avoir une lecture phénoménologique de la

    pathologie en fournissant une approche descriptive du sujet à l’égard de sa propre

    temporalité.

    Ils vont décrire la défaillance de la continuité prise dans le discours du sujet tant

    dans le mélancolique amenant à une dévitalisation du présent que dans l’état

    maniaque, il y a un engorgement de ce même présent.

    Seront aussi énoncés les modes de direction de sens : dans la mélancolie comme

    « l’être en-arrière-de-soi », position de rétrospection si bien que l’unité spatio-

    temporelle est distendue tandis que chez le maniaque, cela sera présenté comme

    « l’être-en-devant-de-soi », se conduisant dans une forme anticipatrice où le moi

    triompherait dans sa toute-puissance. Les concepts fondamentaux du trouble de

    la temporalité seront les clefs majeures pour la compréhension de la pathologie en

    la situant par rapport à la disposition à se maintenir dans le présent, appelée

    présentation (présentation), là où la mélancolie tendrait vers la rétention (attitude

    du sujet vers le passé) et la manie du côté de la protention (attitude du sujet

    tourné vers l’avenir).

    Eugène Minkowski conforte cette approche à partir de sa conception du temps

    vécu et des troubles qui y sont rattachés en insistant aussi sur le mode de

    narrativité du sujet. Il part des phénomènes normaux et généraux de l’existence et

    d’autre part des relations phénoménologiques avec les troubles psychopatho-

    logiques. Il s’est surtout attardé à la mélancolie en mettant en exergue le temps

    vécu, le temps dynamique et la mécanisation du temps des états mélancoliques et

  • 22

    pour les états maniaques leur type de contact instantané et leur mode de

    déploiement du temps.

    En m’appuyant sur le livre d’Henri Maldiney, Regard, parole, espace, le rythme

    sera développé sur un mode phénoménologique grâce au chapitre consacré au

    rythme : « L’esthétique du rythme » écrit en 1973. À partir de cet auteur, des

    concepts majeurs seront exposés le pathique, c’est-à-dire l’idée de l’épreuve,

    comme l’exprime le verbe grec pathein, la transpassibilité, c’est-à-dire un sentir

    passible, au sens de capable de pâtir, de subir et le transpossible, c’est-à-dire qui

    s’ouvre au-delà ou en-deçà de tout le possible et qui, au regard de la pensée

    positiviste est impossible.

    3.2) Perspectives psychanalytiques

    Une autre dimension sera explorée pour entreprendre une dialectique entre la

    psychose maniaco-dépressive et ses formes expressives en termes d’inconscient à

    l’égard du rythme dans sa forme structurelle.

    Pour cela j’utiliserai des auteurs d’orientation analytique pour insister sur certains

    concepts qui font résonance à la part rythmique d’un sujet.

    Le domaine de psychanalyse est pour cela des plus appropriés pour rendre compte

    des rapports qui peuvent exister entre l’univers intrapsychique d’un sujet

    présentant cette forme de pathologie et les modalités de liaisons avec l’Autre en

    reprenant l’aspect archaïque et historique des troubles rythmiques.

    Le premier auteur qui me parait incontournable à une lecture intrapsychique de

    l’être à l’égard des troubles rythmiques dans le cadre de la psychose reste Sigmund

    Freud à partir des œuvres essentielles que sont Au-delà du principe du plaisir

    (1920) et Esquisse d’une psychologie scientifique (1895) ainsi que l’article « Le bloc-

    notes magique » (1915).

    Nous allons voir que les rencontres au sein d’un point d’écoute s’organisent dans le

    psychodrame selon un rythme et un ordre qui permettra d’adapter au cours des

    séances rythmes intérieurs et rythmes extérieurs. La méthode va réinstaurer la

    possibilité d’alternance de la présence-absence, ce qui renvoie à l’œuvre de

  • 23

    Sigmund Freud et au jeu du « Fort-Da » avec la compulsion de répétition dans Au-

    delà du Principe du plaisir publié en 1920.

    La notion de rythme apparaît chez Freud dès 1920 et constitue la deuxième

    théorie des pulsions. Elle est amenée comme réponse à certaines contradictions

    incluses dans la définition théorique du plaisir, dans le cadre de la redéfinition du

    plaisir et du principe de plaisir requise pour la promotion du nouveau dualisme

    pulsionnel.

    Freud est amené à employer la notion de rythme dans Le problème économique

    du masochisme1 (1924). Le fait de prendre en compte la dimension temporelle des

    flux d’excitations induit une attention renouvelée sur le fait même de sentir. Il

    s’agit de dire, dit Freud, que nous ressentons les variations quantitatives comme

    des éprouvés de tensions. Il apparaîtra que les tensions aussi bien que les détentes

    ne suffisent pas à qualifier le sentir, qu’il faut que la tension soit rythme,

    écoulement temporel, pour que l’éprouvé soit ressenti comme éprouvé de plaisir

    et de déplaisir.

    Freud va employer le principe de constance désignant la notion théorique du

    rythme d’attrait-d ‘apaisement liée à la poussée de contact-extinction de contact.

    « Le temps, l’appréhension de la durée, correspondant au mode de travail du

    préconscient-conscient est au fondement de la représentation du temps » dit

    Freud (1925) dans sa note sur « le bloc note magique ».

    Ce bloc note magique sera une référence à l’égard du psychodrame et du rythme

    car il devient un mode de lecture des actes dans le jeu du psychodrame et des

    formes d’inscription du rythme.

    Le rythme sera aussi appréhendé comme transit à partir des concepts abordés par

    D.W. Winnicott tels que « les expériences transitionnelles » au sein du

    psychodrame nommées « aire transitionnelle » que l’on retrouve dans son livre Jeu

    et réalité où l’objet va pouvoir être « trouvé-créé ».

    1. Freud S., « Le problème économique du masochisme » in Du masochisme, Paris, Payot, 2011.

  • 24

    Le « suffisamment bon rythme » faisant référence au concept de « mère

    suffisamment bonne » sera exposé comme type d’approche, ainsi que « la

    capacité d’être seul en la présence d’autrui ».

    D.W. Winnicott est, après Freud, l’un des auteurs qui s’est le plus intéressé à

    l’importance de la temporalité. Le temps n’intéresse pas D.W. Winnicott à la

    manière de Freud. En effet, c’est un « temps potentiel » situé dans l’expérience

    qu’il occupe, se détournant par-là de prime abord la question de la temporalité.

    Temps de l’advenir et non plus temps du non-advenu, se répétant à l’infini, comme

    l’inconscient freudien pourrait prêter à être saisi.

    Le temps se rencontre tout d’abord dans l’absence, ouvrant là sa potentialité

    traumatique lorsqu’il s’agit d’un temps subi, le temps maternel spécifiquement

    (Winnicott, 1971). Mais c’est également de l’avènement concomitant de la mère

    comme objet séparé du sujet qu’il peut se faire le maître d’œuvre au travers de

    l’utilisation de « l’objet transitionnel ».

    Jacques Lacan, psychanalyste français parle dans le séminaire XI de « pulsation de

    l’inconscient »1. Inconscient et rythme ont cette dimension commune que ça y

    pulse et ça y trébuche. L’inconscient est permanence invariable, il est ouverture et

    fermeture comme un battement insubstantiel. L’inconscient est le non-être actif,

    insaisissable.

    Deux modes opérationnels peuvent agir sur l’inconscient et donc sur un type de

    rythme que sont la « ponctuation » et la « scansion ». « Ponctuation » en tant que

    découpage de la parole et des scènes jouées dans le cadre du psychodrame par le

    prisme de la voix pouvant faire office d’objet a, cause du désir. Scansion, c’est-à-

    dire l’arrêt du un signifiant particulier à partir d’un mouvement, d’un geste, d’un

    silence, d’un effet d’intonation ayant un effet de relance de l’énonciation en

    permettant à la séance suivante la reprise d’un texte mis en suspens.

    Dans son Essai sur la conscience rythmisante (1952), Nicolas Abraham soutient

    que le rythme résulte du travail de synthèse de la conscience2. Celle-ci se fait

    attente et tension pour élaborer, dans des unités temporelles toujours

    renouvelées. Le terme de « tension » renvoie à la dimension d’intervalle entre

    1. Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Points, 1990. 2. Abraham N., Sur la conscience rythmisante, Essai, 1952.

  • 25

    rétention et protention et faisant office de dialectique temporelle pour qu’il y ait

    représentation.

    Pour Nicolas Abraham, le rythme surgit comme un ensemble de transmutations

    incessantes en raison des surprises, des accidents et des obstacles qui font

    irruption lors d’un déroulement de séance. Ce type de rythme produit alors un jeu

    d’intégration et de transformation dynamiques. La création d’une partition

    scénique est un des dispositifs permettant l’émergence de ce rythme.

    René Roussillon, psychanalyste français, introduit dans son livre Paradoxes et

    situations limites de la psychanalyse (2005) un autre concept proche de celui de

    D.W. Winnicott qu’est « l’entrejeux », permettant de faire la distinction entre un

    « rythme basique » et un « rythme interactif ». « Le rythme basique » est proche

    de la fusion comme le peut être la mère avec son bébé renvoyant au rythme de

    type binaire tandis que le « rythme interactif » est caractérisé par un jeu de

    continuité-discontinuité puisqu’il introduit des variations de rythme, introduisant

    ainsi un tiers et permettant la cocréation d’un « rythme commun ».

    3.3) Perspectives psychosomatiques, psychologiques et

    psychiatriques

    Enfin, Sami-Ali Mahmoud, psychanalyste français d’origine égyptienne, reprend la

    notion de rythme plus du côté du psychosomatique et considère la notion de

    rythme avant tout comme une forme d’élaboration dans les prémices de la

    relation mère-nourrisson permettant, grâce à la synchronisation d’avec la mère, de

    s’adapter à la temporalité à laquelle tout organisme vivant est soumis1. La « loi

    rythmique » du sujet sera alors convoquée tout au long de sa vie. La dimension de

    rythme biologiques avec ses effets de synchronisation et de désynchronisation

    sera reprise avec la psychose maniaco-dépressive dans le sens ou le rythme est

    aussi lié à des cycles comme la veille et le sommeil et indique une forme de

    chronobiologie chez le sujet. Prendre en considération le rythme circadien du sujet

    est primordial pour le bon déroulement des séances au psychodrame et dans

    1. Sami-Ali., Rythme et pathologie organique, Paris, Dunod, 2001.

  • 26

    toute approche thérapeutique. Le rythme circadien qui correspond au cycle d’une

    journée avec ses variations fait partie intégrante de la sémiologie clinique des

    psychoses.

    A cette notion de rythme décrite par Sami-Ali, nous pouvons adjoindre le concept

    « d’accordage affectif » développé par Daniel Stern, et auquel le contenu

    s’apparente.

    Selon cet auteur, c’est la constitution d’un « sens de soi » chez le bébé permettrait

    en grandissant d’acquérir un « soi exprimable », « objectivable et réflexif » :

    l’imitation traduit la forme, l’accordage traduit la sensation.

    Ce qui pourrait caractériser une expérience affective serait sa courbe temporelle,

    le rythme d’alternance des moments de tension et des moments de détente, ce

    que Daniel Stern nomme une « trame temporelle du ressenti ».

    Enfin, Daniel Marcelli, psychiatre italien, s’est attardé sur le « rythme interactif »

    dans la dyade objet-maternant-enfant dans la coexistence possible de macro-

    rythmes et de micro-rythmes. Il définit les interactions rythmiques cycliques qui se

    répètent régulièrement dans les moments de soins de l’enfant comme des macro-

    rythmes, les micro-rythmes intervenant dans les interstices de ces macro-rythmes.

    Les micro-rythmes seraient propices alors à une succession d’attente et de surprise.

    Ces interactions rythmiques permettant des aller-venues, seraient fondatrices

    d’un rythme idiosyncrasique individuel synonyme de subjectivité. Ce rythme est à

    la fois créateur de la subjectivité et expression de l’individualité en ouvrant un

    espace tiers

  • 27

    4/ Clinique

    4.1) Troubles de l’humeur et rythme psychique

    La psychose est un trouble du rythme, et le rythme est d’abord variation

    d’intensité dans le continu, ce qui donne la vibration. Un territoire dans l’espace,

    une période dans le temps introduisent le discontinu dans le continu. La surface

    ou la durée comme réel soumis à la mesure du symbolique écrivent partition et

    point de capiton là où le psychotique pourrait se trouver dans l’errance.

    Une des manières d’envisager la psychose maniaco-dépressive est de la considérer

    comme un mouvement d’oscillation entre des périodes répétitives, cycliques et

    rythmiques, comme une dialectique où il y a du va et vient, un aller-retour, sorte

    de go between qui va être intégré, par la suite dans le cadre du psychodrame.

    4.1.1) Dans la mélancolie

    « Mélancolie » signifie étymologiquement « bile noire ».

    C’est un état de dépression sévère avec un sentiment de douleur morale et

    caractérisé par le ralentissement et l’inhibition des fonctions psychiques et

    psychomotrices. Cette dépression sévère de l’humeur est marquée par :

    - Une inhibition psychomotrice : perte de l’initiative, ralentissement

    psychomoteur, parfois état de stupeur ;

    - Une douleur morale intense avec désespoir, anxiété majeure et

    autodépréciation ;

    - Des idées délirantes sur le thème de l’indignité, de la culpabilité, de la

    ruine ;

    - Un risque suicidaire élevé.

  • 28

    Elle se traduit par un fléchissement, voire une stase de la temporalité (temps vécu)

    avec un sentiment de déjà-mort, de pétrification du non-vivre. La stase de la

    temporalité rajoute un sentiment d’éternité de son état. Elle est soit unipolaire soit

    bipolaire associée à des états maniaques, dénommée psychose maniaco-

    dépressive par Emil Kraepelin, psychiatre allemand.

    Le mélancolique présente une angoisse concernant la mort car il se trouve happé

    et excité par la mort. Il existe une sur-dimension à l’égard de la mort. Il est alors

    dans une course effrénée fuyant la conscience effrayée du temps qui passe pour

    ne pas tant se concevoir vieillissant et dépérissant. Les considérations concernant

    le passé, comme la nostalgie ou le souvenir, disparaissent au profit d’un présent

    toujours instantané et fuyant mais également sans avenir.

    La construction du style personnel est faite d’attitudes et d’idées, d’actions et

    d’initiatives incessantes pour lutter contre l’angoisse de mort.

    La phénoménologie psychiatrique développée lors de la première moitié du XXe

    siècle a permis de décrire autrement cette psychose tout en restant en

    correspondance avec la psychanalyse.

    Elle se relie à cette autre discipline dans le sens où le dénominateur commun est

    avant tout le trouble de la temporalité avec comme thématique spécifique le

    rythme altéré dans le registre d’une humeur affectée.

    Ce trouble de l’humeur ce caractérise par un trouble générateur du temps vécu,

    ou modification profonde de la structure globale du temps : passé, présent, futur ;

    un trouble de l’intentionnalité, ou trouble de la protention (difficulté à établir une

    projection existentielle vers l’à-venir manifestée dans la forme grammaticale de

    l’auto-reproche) ; un trouble de la déréliction, ou angoisse de Dasein ; et enfin des

    troubles de l’humeur dits cyclothymiques ou dysthymiques.

    Du côté du trouble générateur du temps vécu, il faut l’envisager en termes de

    modification profonde de la structure du temps, modification se ramenant à un

    contraste plus ou moins grand entre le temps immanent et le temps transitif.

  • 29

    Eugène Minkowski parle de souffle qui fait progresser vers l’avenir et qu’il appelle

    élan vital1, c’est bien cet élan vital qui est touchée sous ses formes dans la

    psychose maniaco-dépressive.

    Ce phénomène d’élan vital se traduit par une modification de la syntonie du sujet

    qui semble totalement et sans distance intégré à son environnement avec une

    variable allant de l’hypo-syntonie (sentiment d’incomplétude, de repli sur soi, de

    retrait par rapport à l’ambiance, de doute) dans la mélancolie à l’hyper-syntonie

    (familiarité, aisance communicative, prise directe intuitive et réactive avec

    l’environnement) dans la manie.

    On constate que cela fait référence à son propre rapport à l’ambiance qu’on peut

    définir par l’effet de phénomènes qui nous touche, nous modifie, d’autant plus si

    nous sommes fragiles.

    Le contact fait partie de l’ambiance et se prend à l’aube de la rencontre, par le ton

    de la voix, une nuance, un rythme, une manière d’être, un lieu habité dans ce

    qu’est le monde du sentir et de se mouvoir.

    Inaugurée par Erwin Strauss, neuropsychiatre allemand, dans son livre Du sens des

    sens2, cette psychologie est prolongée par Henri Maldiney. L’ambiance s’appuie sur

    le contact comme mode de communication dans le sentir, et associe le sujet à son

    environnement de manière telle qu’ils ne fassent qu’un, sorte de zone d’interface.

    Cette dimension de l’ambiance sera reprise, par la suite, dans le cadre du

    psychodrame et de ses inter-liaisons rythmiques avec la pensée d’Ophélia Avron,

    psychologue qui pratiqua le psychodrame.

    Dans la mélancolie, on peut dire qu’il y a des phénomènes à base de décalage du

    moi par rapport au devenir ambiant avec une perte du souffle vital.

    Le trouble de l’intentionnalité se retrouve chez Ludwig Binswanger et Eugène

    Minkowski se traduisant par l’absence d’intuition nécessaire pour qu’une action

    s’insère dans la perspective vitale d’une œuvre personnelle. Il s’agit d’une

    altération de la protention, à savoir un trouble de l’avenir.

    1. Minkowski E, (1927) La schizophrénie Paris, Payot, 2002. 2. Strauss E.W., (1935) Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, Jérôme Millon, 2000.

  • 30

    Dans la mélancolie, le sujet écarte de lui, de façon délirante, sous forme d’idées de

    ruine, d’indignité ou de négation, du présent, toute possibilité des rapports positifs

    avec les choses ambiantes du présent.

    Dans un compte-rendu de lecture de Le temps vécu d’Eugène Minkowski, Jacques

    Lacan dit : « Les troubles du temps vécu sont dans les structures mentales

    morbides un caractère trop accessoire pour être utilisé autrement que comme

    secondaire dans une classification de ces structures. »

    Le trouble de la protention se compose avec ces deux autres notions que sont la

    rétention et la présentation et qu’on peut mettre en parallèle avec respectivement

    l’avenir, le passé et le présent. Notons que si ces expériences de l’appréhension

    intime du temps supposent l’intentionnalité, c’est parce qu’elles constituent des

    moments vécus, du senti. La présentation constitue l’apparition d’un avènement,

    mais surtout implique qu’il est un passé à venir dans le vécu de cette suite, non

    seulement dans le maintenant actuel de la succession des représentations

    possibles pour constituer, à terme, une extension finale.

    Le temps phénoménologique de la rétention se traduit par le fait de maintenir

    présent dans la conscience un élément, ou un événement, qui vient d’avoir lieu et

    qui se rajoute à la chaîne de productions possibles pour constituer, à terme une

    extension finie.

    Dans la rétention, un élément postérieur enveloppe et englobe l’événement

    antérieur, de façon à le garder un certain temps pour lui permettre de s’associer

    aux autres en fonction du point source qui est le départ du système.

    Il doit y avoir un continuum des événements qui se perd dans le cas de la psychose

    maniaco-dépressive et dans les deux types d’expression.

    Le trouble ou l’altération de la protention trouve son repère dans la forme

    grammaticale conditionnelle qui s’exprime sous la forme de l’auto-reproche

    mélancolique : « Ah, si je n’avais pas fait… » La protention deviendrait à son tour

    une intention vide puisque le passé, ne pouvant plus être vécu de nouveau, la

    possibilité de toute intention dans le vécu et dans la projection à l’avenir est nulle.

    C’est une altération de la protention qui veut insérer une intention là où elle n’est

    plus possible, le sujet demeurant retenu dans un vécu passé.

  • 31

    Dans ce sens, le mélancolique serait un sujet qui, partant d’une altération de sa

    protention qui l’oblige à être collé à un passé révolu manque cruellement d’à-

    propos et est empêché de vivre normalement l’objectivité temporelle de sa

    présentation aussi bien que celle de la protention.

    Le mélancolique s’expliquerait par une perte de la temporalité, ce qui veut dire par

    une perte des possibilités transcendantes de l’expérience se traduisant par une

    privation du Dasein qui est elle-même une humeur de perte mélancolique.

    Pour Binswanger, la mélancolie n’a d’autre sens que « la perte ou le perdre » qui

    produirait une humeur de perdre l’intentionnalité dans une temporalité altérée1.

    Le trouble de la déréliction ou angoisse du Dasein est une angoisse de mort non

    élaborée symboliquement, autrement dit une angoisse devenue maniaque.

    La mélancolie est une souffrance liée à l’objet et une souffrance sans objet.

    Dans la psychose mélancolique, il s’agirait de préférence d’une absence d’objet fixe.

    A la place de la fixité objectale, il y a une « fuite du pur "être-en-vie" », une sorte

    de vide dans l’expérience et une fuite qui s’achève dans l’éventuelle décision de

    suicide.

    On pourrait dire avec Binswanger que dans la psychose mélancolique l’angoisse de

    mort, par absence d’objet fixe, se transmute progressivement en angoisse du

    Dasein, ou en angoisse de vivre, comme fuite radicale de tout ce qui est

    temporalité rythmique, intentionnalité et expérience vitale.

    Hubertus Tellenbach, dans son étude sur la mélancolie, pose les bases de sa

    théorie sur la mélancolie et la temporalité2 en partant de la philosophie de

    Heidegger développée notamment dans Être et Temps, où le philosophe allemand

    traite du « Dasein comme étant l’être-jeté dans le monde et dans la trajectoire qui

    culmine avec la mort »3.

    Les troubles de l’humeur et des rythmes vitaux sont rattachés aux variations des

    fréquences cycliques et rythmiques, aux troubles du projet de l’histoire vitale, aux

    altérations périodiques, aux troubles de la motricité et de la cinétique, au

    1. Binswanger L., Mélancolie et Manie, Paris, PUF, 2002. 2. Tellenbach H., La mélancolie, Paris, PUF, 1979. 3. Heidegger M., Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986.

  • 32

    déplacement du présent vers le commencement et vers le but idéal de la vie, et

    enfin à la permutation involontaire des paramètres temporels.

    Les variations cinétiques peuvent être définies par l’intensité de réponse dans le

    passage à l’action, intensité intimement liée aux changements de mouvement.

    Dans la mélancolie, il peut y avoir une stagnation des mouvements par l’effet de la

    stupeur ou bien encore la répétition d’un mouvement ou une litanie de langage

    propre au mélancolique telle que la plainte.

    Les fréquences rythmiques ou les altérations périodiques seront définies par les

    troubles liés aux attitudes qui ne respectent pas la qualité de la réponse aux

    moments du changement : actions, besoins, activités.

    - Troubles de l’alternance sommeil-veille : hyposomnies typiques du

    rythme sommeil-veille, avec tendance à la rumination morbide,

    hypersomnie, insomnie, inversions du rythme sommeil-veille ;

    - Les troubles de l’appétence digestive et sexuelle : interruption ou

    surappétence sexuelle et digestive ; les troubles de l’alternance de

    l’excitation et de la stupeur ;

    - Troubles dans les manifestations rythmiques de l’histoire vitale :

    sexualité (débridée ou appauvrie), nourriture (fringale ou perte de

    l’appétit)... ;

    - Troubles liés à l’idéalisation du passé ou du futur ;

    - Troubles mnésiques.

    Les fluctuations de l’humeur et du dynamisme que l’on trouve dans toute

    mélancolie et les altérations pathologiques des rythmes vitaux seront donc à

    rapprocher d’un certain rapport du sujet au temps, soit sous la forme cinétique,

    périodique, chronologique, soit sous la forme purement logique.

    La mélancolie est donc caractérisée par des altérations de la temporalité

    rythmique autant dire comme des phénomènes d’oscillation de l’humeur donc des

    rythmes thymiques.

    On note des formes de désynchronisation dans la dimension temporelle mise en

    évidence dans le discours à propos de modifications des temps employés,

  • 33

    repérables le plus souvent à partir d’un événement qui s’insère en décalage dans

    sa forme de restitution donnant l’impression que le sujet a perdu son horloge

    interne.

    On observe aussi que le sujet porte un discours lucide sur son vécu qui est une des

    caractéristiques du mélancolique avec une désynchronisation dans ce qui l’affecte.

    Cela permet de mettre en lumière le lien existant entre temporalité

    (synchronisation/désynchronisation) et identité. Le vécu identitaire des personnes

    mélancoliques est intrinsèquement lié aux objets auxquels elles étaient

    synchronisées de façon excessive.

    L’existence du sujet dépend de certains rôles, et expérimente un état de

    désynchronisation radical lors de la perte de l’objet synchronisant. La perte d’un

    proche, des événements marquants comme un départ à la retraite ou l’arrivée

    d’un être dans son cadre de vie sont des situations potentiellement pathogènes

    puisqu’elles sont susceptibles de modifier l’identité de rôle.

    Le mélancolique est bloqué dans son identité narrative. Il parvient parfaitement à

    s’énoncer mais pas à se créer, à travers le discours. C’est probablement dans son

    anesthésie émotionnelle qu’il faut chercher cette impossibilité de colorer son

    existence. Il arrive parfois que le délire mélancolique marque l’incertitude du

    passé, le sujet aux prises avec des graves crises mélancoliques délirantes, en arrive

    aussi à douter de son existence passée.

    Les mélancoliques n’arrivent pas à se détacher du passé, collent au passé, voire

    sont dominés par le passé et donc coupés de l’avenir ne pouvant s’y projeter.

    Le présent perd, pour eux, une signification primordiale où l’instant semble affecté

    voire totalement vide.

    Le recours à l’imparfait et au passé simple marque une impossibilité de s’exprimer

    dans le présent, vecteur du futur.

    Enfin, ce qui caractérise le mélancolique, c’est de ne pas être situé dans une

    émotion de par son désordre affectif. L’être-situé-émotionnellement est la

    condition de l’éprouvé émotionnel de façon singulière. Il ne peut ressentir aucune

    motivation de mouvement entraînant une inhibition psychomotrice qui consiste

  • 34

    en une réduction extrême tant de la motricité que de l’élan vital, du ressenti de

    motivation au mouvement.

    L’inhibition psychomotrice et le sentiment de l’absence de sentiment, révélant une

    crise de la Befindlinchkeit, se conjuguent chez le mélancolique à une crise du

    mouvement intentionnel signant l’impossibilité de créer une narration qui

    outrepasse la répétition du passé, favorise l’auto-transcendance et contribue à

    l’identité narrative.

    La psychose maniaco-dépressive peut donc être expliquée par un dérèglement de

    la temporalité, plus précisément en termes de réactions hyperthymiques à

    l’ambiance, dans le sens où une forme « inhibogène » se produirait dans l’accès

    mélancolique, tandis qu’une forme « dynamogénique » accompagnerait l’épisode

    maniaque.

    On trouverait donc une même vibration intense de base de l’ambiance ou que l’on

    peut nommer sous une certaine forme l’atmosphère.

    4.1.2) Dans la manie

    Le mot « manie » remonte à l’antiquité hippocratique. Il désignait alors un délire

    furieux.

    L’ouvrage fondateur de Philippe Pinel en 1801 avait pour titre : Traité médico-

    philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie1. Une polémique naquit entre

    Heinroth, De Dantzig et Esquirol. Pour l’auteur allemand, la fureur était la

    caractéristique omniprésente et l’essence de la manie, ce que contestait l’aliéniste

    français. Les monomanies d’Esquirol ont encore compliqué le vocabulaire.

    Le terme de folie est resté longtemps populaire comme en témoigne la « folie

    circulaire » de Falret (1851-1854)2 et la folie à double forme de Baillarger (1854)1.

    1 Pinel P., (1801- éd. aug. 1809) Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, L’Harmattan, 2006. 2 Falret J.P., (1853-1854) Dictionnaire des maladies éponymes et des observations princeps, In bulletin de l’académie national de médecine, vol. 19, pp. 382-400.

  • 35

    Actuellement, la manie est définie par les critères diagnostiques opérationnels

    dans les DSM IV et V et le CIM 10, avec les critères symptomatiques, de durée et

    d’altération du fonctionnement.

    Dans le DSM IV, la manie correspond simplement à plus d’une semaine d’élévation

    de l’humeur, avec une altération marquée du fonctionnement.

    La plupart des manuels classiques tiennent la manie franche aiguë pour un état

    « par définition » exempt de délire. En effet, il n’y a pas de délire construit mais il y

    a au moins des moments délirants, des vécus psychotiques instables, l’Ideenflucht

    (Binswanger), le défilement et la fuite des idées, qui pourraient être considérés

    comme psychotiques à la même enseigne que les phénomènes psychosensoriels,

    hallucinatoires.

    Par ailleurs, le caractère intermittent des accès avec intervalle libre supposant une

    restitution ad integrum est actuellement battu en brèche par les études sur

    l’évolution et le pronostic montrant la fréquence des symptômes résiduels des

    séquelles inter-critiques, et de la désadaptation progressive.

    Dans la psychose maniaco-dépressive, il y a une sorte de temps de pause, qu’on

    pourrait aussi appeler intervalle, ou fenêtre symptomatique où le sujet atteint

    quasiment une forme d’eutonie favorisant un temps inter-critique.

    Durant cet interstice temporel, le sujet est en état de pondération à l’égard de ses

    manifestations entraînant une forme de lucidité sur sa personnalité.

    Cette homéostasie se traduit par un contentement du désir qui se retrouve,

    comme l’a souligné Binswanger dans un conformisme acharné, caractérisé par une

    sur-identification à la normalité dans laquelle le sujet se lisse dans un monde

    nivelé par sa moyenne. Cela se traduit par une pause suspensive du temps durant

    laquelle il est nécessaire d’être attentif en termes de risque de passage à l’acte

    auto-agressif.

    L’état maniaque est structurellement différent de l’état mélancolique à deux

    niveaux au moins. Le premier consiste dans le fait que l’apparition de la manie est

    moins compréhensible que la mélancolie au regard de la trame narrative.

    1. Baillager J., « Folie à double forme », Annales médico-psychologique du système nerveux , Paris, 1854.

  • 36

    Le second niveau qui différencie la mélancolie de la manie est que cette dernière

    fonctionne par « crises », par épisodes aigus, souvent plus impressionnants et

    fulgurants, alors que la mélancolie se « met en place » de façon moins magistrale.

    La mélancolie présente, avec l’identification du typus melancholus, une certaine

    logique compréhensive en ce sens qu’elle s’articule à la biographie du sujet.

    Comme le précise Tatossian dans La phénoménologie des psychoses (1979), la

    tentation est grande de chercher un « typus maniacus » qui nous révélerait des

    informations sur le maniaque avant la manie1.

    Pour Binswanger, la manie trouve son centre de gravitation psychopathologique

    dans un défaut « d’apprésentation », concept qu’il emprunte à Husserl. Si la vie

    intérieure d’autrui est inaccessible, la possibilité de partager un monde commun

    repose sur la faculté qu’ont les protagonistes de « s’apprésenter », c’est-à-dire de

    se reconnaître comme alter ego. Si je ne peux pas accéder à la pensée de l’autre,

    je peux en revanche envisager que ce dernier s’inscrit dans une norme

    anthropologique, un sens commun qui est la source, de façon principalement

    implicite, de l’inter-subjectivité et de la vie sociale. Lors d’une situation banale, ce

    qui est présent à tous les protagonistes est différent, car ils n’ont pas le même

    point de focalisation, mais ils partagent pourtant la même apprésentation.

    Le mélancolique ne peut que raconter son histoire sans parvenir à la créer et

    l’inventer ; le maniaque, à l’inverse, est continuellement occupé à créer une

    histoire, qu’il ne peut intégrer dans sa trame narrative. Il semble disposer de la

    faculté qui précisément manque au mélancolique qui, inversement, possède une

    qualité énonciative que le maniaque a perdue.

    Ce manque chiasmatique est la source du trouble de l’identité de ces deux entités

    nosographiques. L’un vit sans présent en tant qu’intentionnalité, sans possibilité

    de futur, mais conserve la possibilité de raconter son histoire ; l’autre n’est qu’un

    présent pur, un kaléidoscope de possibilités dénué d’histoire et de passé.

    Dans ces deux configurations que sont la manie et la mélancolie, l’énigme

    manifeste est le futur qui semble inaccessible. Il s’agit là de véritable crise

    psychotique de l’identité en tant que rupture du cours de la vie.

    1. Tatossian A. (1979), Phénoménologie des psychoses Paris, Broché, 2002.

  • 37

    Selon Binswanger, l’impossibilité de considérer l’autre comme alter ego prend sa

    source dans une problématique plus profonde, qui rejoint notre constat d’une

    crise identitaire1 : le maniaque ne peut pas faire l’expérience de l’alter ego de

    manière apprésentative, au sens propre, car il n’a pas fait l’expérience de soi-

    même en tant qu’ego. C’est donc dans la constitution de l’ego que réside le

    problème, exactement comme pour le mélancolique lorsque nous pointions une

    crise de l’identité égoïque.

    Chez le maniaque, cette identité est caractérisée par son éclatement dans le

    monde ; chez le mélancolique, par la perte de son identité de rôle.

    Henri Ey catégorise la structure positive (volatilité de la vie psychique) et la

    structure négative (désordre des fonctions organiques) de la manie2, qui chez

    Jacques Lacan prennent les noms de métonymie infinie et retour mortel.

    La fuite des idées a été considérée parfois comme le cœur central de la

    psychopathologie de la manie dans le registre intellectuel, cognitif et signifiant.

    L’ouvrage La fuite des idées (1933), de Ludwig Binswanger, constitue la référence

    centrale au XXe siècle. Lacan en est venu à formuler la manie comme « la

    métonymie pure, infinie et ludique », dans laquelle le sujet n’est lesté par aucun a.

    Henri Ey et Ludwig Binswanger caractérisent l’insouciance maniaque comme un

    trait essentiel de ce mode d’être-au-monde, opposée à la lourdeur d’une être lesté

    par le sérieux.

    Cette légèreté de l’être est métaphorisée par Binswanger comme un flottement

    labile, synchrone, présentant, notion signifiant que le patient remplit

    complètement son espace vécu avec du présent, mais dont résulte la conséquence

    que le passé et l’avenir ne sont pas présentifiés. C’est dans ce sens qu’il faut

    comprendre la temporalité sui generis de l’être maniaque, sans référence à une

    accélération chronologique. C’est le temps historicisant de la continuité de la vie

    intérieure qui est bouleversé, constituant le côté obscur de la fuite.

    Pour Jacques Lacan, la fuite des idées se traduit par la succession de S1, S1, S1,

    sans qu’aucun binaire S1-S2 ne vienne boucler le sens. Cela implique qu’il n’y a pas,

    1. Binswanger L., (1987) Mélancolie et Manie, Paris, PUF, 2002. 2. Ey H., (1954) Études psychiatriques, structures des psychoses aigues et déstructuration de la conscience, Paris, Broché, 2004.

  • 38

    de la part, du sujet de reprise du savoir de son expérience. Pour Binswanger, ce qui

    se produit ici est un des signes, l’homme aux idées fuyantes ne pense pas à leurs

    significations, mais glisse progressivement vers une manipulation ludique du

    matériau sonore, marquant un télescopage de la sphère de la signification et celle

    de l’objet. Dans ce nivellement se produit un « flottement neutre de l’être dans le

    tout » où le temps et l’horizon deviennent illimités, alors que le nivellement de la

    spatialité rend le monde large et plastique.

    Binswanger réunit les termes descriptifs imaginaires de « largeur de vie »,

    « grande gueule », pensée sautillante au style télégraphique, sous la bannière de

    la volatilité et de l’insouciante légèreté. Si cela peut tromper le patient sur le côté

    triomphant et libérateur, il comporte aussi, à l’image du ruban de Moebius, un

    autre versant moins orienté vers la volonté de puissance et plus marqué par un

    insupportable éternel retour. C’est le retour mortel du langage agrémenté par

    l’excitation.

    Jacques Lacan dans Télévision du Séminaire X, l’Angoisse (2004) évoque le retour

    forclusif d’un tranchant mortel dans l’excitation maniaque1. Il s’y arrête pour nous

    rapporter non seulement l’hyperkinésie, diffuse, complexe, ou l’insomnie rebelle,

    signes classiques, mais aussi des perturbations du tonus végétatif, les poussées

    congestives thyroïdiennes, les altérations cardio-vasculaires, qui s’ajoutent à

    l’antique altération des voies digestives, et insistant sur des tableaux de types

    « manies confuses » ou « manies d’épuisement ».

    Pour Jacques Lacan, le délire maniaque est relaté à partir d’une distinction

    fondamentale, à savoir que c’est la non-fonction qui est en cause, et non pas

    simplement sa méconnaissance. Cette forme particulière de forclusion livre le

    sujet sans aucune possibilité de liberté, à la métonymie pure, infinie et ludique, de

    la chaîne signifiante.

    Dans la manie, le rythme est perturbé dans le sens où le sujet se met à parler à

    une vitesse surprenante, sans arrêt, dans un flux de mots intarissable, donnant

    l’impression d’une mitraillette verbale, correspondant à une avalanche de

    signifiants.

    1. Lacan J., L’angoisse. Séminaire X, Paris, Seuil, 1990.

  • 39

    « Le maniaque est capable de se réjouir de tout. Rien n’atteint sa bonne humeur,

    ni la mort d’un proche, ni ce qui le fait au fond souffrir. Les paroles du maniaque

    fusent comme des objets volants » décrit Binswanger dans Le problème de

    l’espace en psychopathologie (1999). La vitesse devient alors une carapace contre

    l’angoisse, une défense : les mots deviennent fragmentés, détériorés, introuvables

    et peuvent difficilement se rencontrer dans un espace rythmique commun. Avec

    cette vitesse verbale, les mots courent, sautent les étapes, s’accélèrent, se

    déconnectent du passé du fait d’un vécu d’anéantissement pour le sujet, d’un

    deuil impossible, passé qui tirerait le sujet en arrière, le bloquerait dans un temps

    invivable, mort.

    Dans la manie, la vitesse devient un ersatz du miroir, une défense imaginaire, qui

    donne une certaine forme au sujet comme une défense narcissique qu’on pourrait

    nommer : triomphe du moi. La vitesse fait partie du processus, et contribue à la

    reconstruction de l’image spéculaire défaillante.

    Dans le discours du maniaque, il y a dialectique entre le trop-plein, remplissement

    spatial dit Binswanger et la fracture, le recommencement absolu et le non-fini.

    Diale