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SOULEVEMENTS POPULAIRES EN AFRIQUE DU NORD ET AU MOYEN-ORIENT (IV) : LA VOIE TUNISIENNERapport Moyen-Orient/Afrique du Nord N106 28 avril 2011

TABLE DES MATIERES SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS ............................................................................. i I. INTRODUCTION ............................................................................................................. 1 II. ENTRE SOULEVEMENT POPULAIRE ET AFFAISSEMENT DU REGIME ....... 3A. LEFFET DENTRAINEMENT DU SOULEVEMENT .............................................................................3 1. La rvolte des provinces : du social au politique .........................................................................3 2. Le ralliement linsurrection de lUGTT ....................................................................................5 3. Le virtuel fait irruption dans le rel .............................................................................................6 4. Le rle contrast des partis politiques ..........................................................................................8 B. UN REGIME AUX PIEDS DARGILE .................................................................................................9 1. Le RCD dmissionnaire ...............................................................................................................9 2. De lEtat parti au rgime prdateur ............................................................................................10 3. La fragmentation de lappareil scuritaire .................................................................................10

III. CONTINUITE INSTITUTIONNELLE OU RUPTURE REVOLUTIONNAIRE ... 12A. QUEL POUVOIR ET QUEL CONTRE-POUVOIR ? .............................................................................12 B. LA PEUR DU VIDE .......................................................................................................................15 C. LA CRAINTE DU PASSE................................................................................................................16

IV. RAISONS DESPERER ET PIEGES A EVITER ....................................................... 18A. LA LONGUE VOIE DU COMPROMIS ...............................................................................................18 B. LA QUESTION SOCIALE ...............................................................................................................21 C. LA QUESTION ISLAMISTE ............................................................................................................25

V. CONCLUSION ................................................................................................................ 30 ANNEXES A. CARTE DE LA TUNISIE ......................................................................................................................32 B. GLOSSAIRE ......................................................................................................................................33 C. A PROPOS DINTERNATIONAL CRISIS GROUP ...................................................................................35 D. RAPPORTS DE CRISIS GROUP SUR LE MOYEN-ORIENT ET LAFRIQUE DU NORD DEPUIS 2008 ...........36 E. CONSEIL DADMINISTRATION DE CRISIS GROUP ...............................................................................37

Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord N106

28 avril 2011

SOULEVEMENTS POPULAIRES EN AFRIQUE DU NORD ET AU MOYEN-ORIENT (IV) : LA VOIE TUNISIENNE SYNTHESE ET RECOMMANDATIONSLa Tunisie est le pays o tout a commenc. Cest galement le pays o la transition dmocratique prsente aujourdhui les plus fortes chances de succs. Les raisons en sont multiples, mais la plus significative rside dans lactivisme politique et la mobilisation sociale qui ont marqu lhistoire contemporaine du pays et que des dcennies de rpression nont pu mettre mal. Cette tradition aura fortement aid la nation pendant le soulvement, lors duquel travailleurs, sans-emplois, avocats et membres de la classe moyenne conjugurent leurs forces en un vaste mouvement. Elle devra nouveau tre mise contribution alors que la Tunisie affronte des dfis majeurs : comment satisfaire la fois lenvie dun changement profond et limpratif de stabilit ; comment intgrer lislamisme dans le nouveau cadre politique ; et comment remdier aux immenses problmes socio-conomiques qui furent lorigine de la rvolution politique mais quen elle-mme cette rvolution est incapable de rsoudre. Avec le recul, la Tunisie possdait tous les ingrdients requis pour un soulvement. Neut gard au soi-disant miracle conomique, des franges entires du pays taient systmatiquement ignores par le rgime. Le taux de chmage grimpait, surtout parmi les jeunes et les diplms. Le sentiment de dtresse provoqu par de telles disparits sociales, gnrationnelles et gographiques trouva son expression dans limmolation, le 17 dcembre 2010, dun jeune chmeur diplm originaire dune petite ville. Son suicide devint trs vite le symbole dun malaise bien plus tendu. Aprs sa mort, un nombre important de jeunes se sont mis manifester dans le sud et le centre du pays, rclamant du travail, des perspectives sociales et de meilleures infrastructures dans le domaine de lducation comme de la sant. Le soulvement se propagea gographiquement et politiquement. Les syndicats jourent un rle crucial. Dabord hsitante, lUnion gnrale tunisienne du travail (UGTT) prit bientt la tte du mouvement. Bouscule par ses branches locales plus militantes et craignant de perdre le soutien de sa base, lUGTT mobilisa un nombre toujours plus important dactivistes dans un nombre croissant de villes, Tunis y compris. Les chanes de tlvision satellite et les formes modernes de communication tels Facebook et Twitter ont pu rpandre le mouvement la jeunesse des classes moyennes et de llite. Au mme moment, la violence utilise contre les manifestants a permis de faire le lien entre revendications sociales et demandes politiques. Limage que projetait le rgime de lui-mme tant celui dune rpression policire aveugle, cest logiquement ainsi que les manifestants le percevaient. Rien naura davantage contribu solidariser le peuple avec le soulvement que la manire dont Ben Ali a choisi de la mater. Le rgime quant lui aura vu ses bases de soutien rtrcir de faon dramatique. A son heure fatidique, le prsident Zine el-Abidine Ben Ali se trouva pratiquement seul. Avec le temps, ce qui fut un jour un Etat se confondant un parti devint quasiment la proprit prive du prsident et de sa famille. Les ressources conomiques autrefois partages parmi les membres de llite furent de plus en plus monopolises par Ben Ali et son pouse, Lela Trabelsi ; le secteur priv en paya le prix cher. Le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel dmocratique (RCD), noffrait plus davantages ses membres ; fait significatif, il fut incapable dorganiser la moindre manifestation en faveur du rgime malgr de nombreux appels cet effet provenant de lentourage du prsident. De mme, larme aura souffert sous Ben Ali qui ne lui faisait gure confiance ; en retour, les militaires faisaient preuve de loyaut envers lEtat non envers le rgime. Mme les services de scurit ne bnficiaient gure du soutien de Ben Ali, lexception de la garde prsidentielle dont le traitement de faveur ne faisait quattiser le ressentiment des autres. Le soulvement fut marqu par ces dynamiques contrastes qui ont simultanment renforc le soutien la rvolution et multipli les dfections vis--vis du rgime : ressentiment populaire, mobilisation dune jeunesse faisant usage de moyens de communication modernes, implication des forces politiques et des syndicats, et un pouvoir affaibli qui stait coup de ses soutiens traditionnels. A chaque tape, la rponse du rgime de lusage de la force ltale aux ractions tardives et dconnectes de Ben Ali

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a permis de transformer ce qui fut au dpart un mouvement populaire plus ou moins spontan et localis en une rvolution nationale dcisive. Lorsque Ben Ali prend la fuite le 14 janvier, rien nest encore jou. Le pays fait face trois dfis fondamentaux. Depuis, il a ralis dimportants progrs concernant le premier, a pris un dpart encourageant pour le second, alors que tout reste faire pour le dernier. Premier chantier : mettre en place des institutions transitionnelles capables de rassurer ceux quinquite un possible retour en arrire et dapaiser ceux queffraie la perspective du chaos. La route fut seme dobstacles. Aux yeux de beaucoup, le premier gouvernement post-Ben Ali tait une copie conforme de celui qui le prcdait, avec des revenants du RCD, y compris des membres de lancienne quipe au pouvoir. Lopposition rpliqua en crant un conseil qui prtendait incarner la lgitimit rvolutionnaire. Aprs un bras-de-fer et plusieurs faux dparts, un quilibre institutionnel plus ou moins consensuel semble avoir t trouv. Les ministres controverss ne font plus partie du gouvernement et la commission charge de la transition a t largie pour faire place de nombreux reprsentants du monde politique et de la socit civile. Les lections pour une assemble constituante une demande cl des manifestants devraient avoir lieu en juillet. Lexprience tunisienne comporte de nombreuses leons. Les dirigeants qui au dpart succdrent Ben Ali auront souffert de navoir ni largi le cadre de leur consultation ni clairement communiqu leur politique ; en faisant preuve de souplesse et en se montrant lcoute des demandes populaires, leurs propres successeurs ont pu par la suite viter au pays une crise politique majeure. Second impratif : intgrer les islamistes dans un champ politique remani. La Tunisie aborde ce problme avec des atouts non ngligeables. An-Nahda, principale formation islamiste du pays, se distingue en effet de nombreux de ses homologues arabes par son pragmatisme, ses contacts avec dautres forces politiques et sa perspective intellectuelle sophistique. De mme, certains partis laques ont cherch, au fil des ans, btir des ponts avec le mouvement. An-Nahda sest montr discret pendant le soulvement et, depuis la rvolution, a cherch rassurer. Mais la mfiance rciproque demeure. Les organisations fministes en particulier doutent de la sincrit du mouvement et craignent pour les droits des femmes. Quant aux islamistes, ils vivent toujours avec la mmoire de la rpression brutale des annes 1990 lorsquAn-Nahda fut systmatiquement cras par le rgime de Ben Ali. Le troisime dfi est galement le plus urgent : satteler aux profonds griefs socio-conomiques. Pour les nombreux citoyens qui sont descendus dans les rues, le dsespoir matriel tait un facteur dcisif. Bien sr, ils rclamaient

galement la libert et les droits dmocratiques, et ils ont toutes les raisons de se rjouir des progrs qui ont t raliss dans ces domaines. Mais la victoire politique quils ont obtenue aura peu fait pour changer les conditions qui furent aux origines de la rvolte. Au contraire : la rvolution a ravag la saison touristique ; linstabilit rgionale a fait grimper le prix de lessence ; lincertitude a ralenti linvestissement tranger ; et, plus rcemment, le conflit libyen a provoqu un afflux de rfugis. Une conjoncture conomique difficile sest ainsi aggrave. En labsence dinitiatives internes fortes et dune gnreuse contribution internationale, on peut sattendre de nouvelles meutes sociales conjugues une forte impression dingalits rgionales et un sentiment de dissociation politique entre le nord et les rgions du sud et du centre. Pourtant, en dpit de ces dfis, la Tunisie demeure pour linstant un objet desprance plutt que de craintes. Ce nest ni larme ni un groupe de politiciens qui mnent la transition mais plutt un mlange htrogne dinstitutions, de forces politiques, de syndicats et dassociations qui cherchent, par la voie du dialogue et des ngociations, un compromis. Pour la rgion et le reste du monde, cest l une raison suffisante de continuer prter attention la Tunisie et de laider poursuivre son chemin.

RECOMMANDATIONSA lattention du gouvernement tunisien, de lInstance suprieure pour la ralisation des objectifs de la rvolution, la rforme politique et la transition dmocratique, et des commissions nommes par le gouvernement transitoire : 1. Prsenter de manire publique et rgulire le travail du gouvernement, de lInstance suprieure, ainsi que de lensemble des autres commissions. Travailler avec lensemble des partenaires sociaux sur la question de lemploi, de la protection des plus dmunis et de la rinsertion des diplms chmeurs. Renforcer les prrogatives du ministre du Dveloppement rgional, en tablissant un plan durgence sociale pour les rgions dfavorises. Travailler la rinsertion sociale des anciens prisonniers politiques, notamment par un systme daide au retour lemploi, la formation et lindemnisation des familles. Continuer rformer les services de scurit, notamment en : a) crant une commission charge de la rforme et de la centralisation des services, associant des reprsentants des organisations de la socit civile et

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des droits de lhomme ainsi que des ministres de lIntrieur et de la Justice ; b) rendant public, sur la base dinformations rcoltes par le ministre de lIntrieur et des organisations des droits de lhomme, lorganigramme interne des forces de scurit et de police ; et c) mettant en place un programme de formation des forces de scurit avec laide de partenaires internationaux.

10. Travailler en coordination avec le gouvernement tunisien la continuation de la politique de gel des avoirs de la famille Ben Ali ltranger, et favoriser dans des dlais raisonnables, et selon le respect des lgislations nationales concernes, la rcupration de ces avoirs par le gouvernement tunisien. 11. Organiser une confrence de soutien conomique la Tunisie en partenariat avec le gouvernement tunisien, des reprsentants de la socit civile et des mouvements associatifs et syndicaux, en vue de coordonner laide conomique internationale.

A lattention du gouvernement tunisien, de lInstance suprieure pour la ralisation des objectifs de la rvolution, des partis politiques, des syndicats et des mouvements associatifs tunisiens :6. Organiser une confrence nationale sur les droits des femmes associant lensemble des mouvements politiques et associatifs, y compris islamistes, dans le but daboutir un plan national visant promouvoir lintgration et la dfense des droits des femmes dans le monde du travail et dans la reprsentation politique.

Tunis/Bruxelles, 28 avril 2011

A lattention des partis politiques tunisiens :7. Assurer, en vue des prochaines lections pour une Assemble nationale constituante, lintgration sur leurs listes lectorales des jeunes, des femmes et de reprsentants des rgions et de membres indpendants des partis politiques, issus de la mouvance associative et des droits de lhomme.

A lattention des institutions financires internationales, y compris la Banque africaine de dveloppement, et les pays membres des Nations unies, en particulier les membres de la Ligue arabe et de lUnion europenne, les Etats-Unis et la Suisse :8. Rchelonner le paiement de la dette externe tunisienne et travailler sur un audit de la dette, en collaboration avec le gouvernement tunisien et les partenaires sociaux de manire dterminer ce qui relve de la dette relle et ce qui relve de malversations lies aux pratiques passes du prsident Ben Ali et de sa famille, violant les normes lgales du pays dbiteur et des pays cranciers. Aider le gouvernement tunisien dans laccueil des rfugis provenant de Libye la frontire tunisienne, par une politique daide humanitaire immdiate, daide au retour des rfugis non-tunisiens et nonlibyens dans leur pays natal, daide linsertion temporaire des rfugis libyens en Tunisie, et daide logistique larme tunisienne dans la scurisation des frontires.

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SOULEVEMENTS POPULAIRES EN AFRIQUE DU NORD ET AU MOYEN-ORIENT (IV) : LA VOIE TUNISIENNEI. INTRODUCTIONLa rvolution tunisienne, qui a dbouch sur la chute du rgime du prsident Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, a fait converger subitement, en un processus complexe, plusieurs dynamiques. La premire est la concentration du pouvoir politique et des ressources conomiques entre les mains de deux familles, celles du prsident et de sa femme, Lela Trabelsi, au dtriment de la socit en gnral et de nombreuses composantes du rgime luimme en particulier. Arriv au pouvoir en novembre 1987, la faveur dun coup de palais dposant lancien prsident Habib Bourguiba, Ben Ali a dabord assis son autorit sur la base dun parti hgmonique, le Rassemblement constitutionnel dmocratique (RCD),1 dun puissant ministre de la Communication charg de museler les mdias, et de services de scurit contrlant lopposition et clipsant larme. Mais ce vaste appareil sroda peu peu de lintrieur, mesure que les familles rgnantes dveloppaient une logique monopolistique, dpossdant leur profit le RCD de certaines prrogatives politiques et accumulant dimmenses fortunes personnelles dans un esprit de pillage et de racket. Sappuyant, pour contenir un malaise social grandissant, sur un systme autoritaire ayant perdu toute prtention la participation politique et la redistribution conomique, Ben Ali et son pouse ont ainsi fait du sige de leur autorit, le Palais de Carthage, une forteresse isole. Au sein de lopposition lgale, le Parti dmocratique progressiste (PDP),2 le mouvement Tajdid,3 ou le Front dmo1

cratique pour le travail et les liberts (FDTL)4 faisaient encore entendre leurs voix, malgr linterdiction rgulire de leurs journaux, larrestation de leurs activistes et une fraude lectorale systmatise. Leur participation aux lections lgislatives et prsidentielles lorsque les candidatures des uns et des autres ntaient pas invalides ne pouvait alors faire office que de candidature de tmoignage. Seul le mouvement Tajdid bnficiait dune reprsentation parlementaire, ayant obtenu deux dputs aux lections lgislatives doctobre 2009. Dautres opposants, clandestins cette fois, notamment les militants de la gauche radicale et du mouvement islamiste An-Nahda (la Renaissance),5 se fondirent dans les quelques structures non-

Cr en 1988 pour succder au Parti socialiste destourien fond par Bourguiba. 2 Le PDP, fond en 2001, est lhritier du Rassemblement socialiste progressiste, lui-mme fond en 1983. Il fait partie de lopposition lgale sous Ben Ali. Il est dirig par Ahmed Nejib Chebbi, ancien militant baathiste, converti au marxisme dans les annes 1970. Il fut lun des leaders de lextrme gauche tunisienne. Le PDP se situe aujourdhui au centre-gauche, ayant ouvert ses rangs diffrentes figures librales et de la gauche indpendante et du courant islamiste progressiste . Voir Parti dmocratique progressiste, Documents fondateurs, Sixime confrence, 22-23-24 dcembre 2006 , Tunis, publication al-Maouqif,

en arabe. Il est le seul parti politique tunisien dont la Secrtaire gnrale est une femme, Maya Jribi, arrive ce poste en dcembre 2006. Son site internet est http://pdpinfo.org/. 3 Le mouvement Tajdid (le Renouveau) a t fond en 1993 et a fait partie, comme le PDP, de lopposition dite lgale sous Ben Ali. Il est lhritier de lancien Parti communiste tunisien, interdit en 1962. Il sest prsent pour la premire fois aux lections en 1994, loccasion des lgislatives, et a t reprsent au Parlement tunisien. Son actuel Secrtaire gnral, Ahmed Ibrahim, a particip aux premiers gouvernements de transition de Mohammed Ghannouchi. Le mouvement Tajdid dispose dun hebdomadaire politique, At-Tariq al-Jedid. Son site internet est http://ettajdid.org/. 4 Le FDTL est n en avril 1994. Il nest cependant lgalis quen 2002. Dorientation sociale-dmocrate, membre de lInternationale socialiste, le FDTL est prsid par Mustapha Ben Jafaar, un mdecin originaire de Tunis, ancien vice-secrtaire gnral de la Ligue tunisienne des droits de lhomme (LTDH) la fin des annes 1980. Sa candidature aux lections prsidentielles doctobre 2009 fut rejete par le Conseil constitutionnel. Le FDTL dispose dun hebdomadaire politique, Al-Mouatinoun. Son site internet est www.fdtl.org/. 5 Principale formation islamiste tunisienne, le mouvement AnNahda est lhritier du Mouvement de la tendance islamique (MTI), fond en 1981 par Rached Ghannouchi et Abdelfatah Mourouh. Aux lections lgislatives de 1989, le mouvement est crdit de 13 pour cent des voix, un chiffre contest par le parti qui dnonce alors une fraude lectorale massive. A partir du dbut des annes 1990, le mouvement subit une intense rpression et la majeure partie de sa direction politique sexile en France et au Royaume-Uni. Il est lgalis en mars 2011. Il dispose depuis dbut avril dun hebdomadaire politique, Al-Fajr. Son site internet, sur lequel se trouve lensemble de ses textes fondateurs

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partisanes offrant un espace dexpression politique, savoir les milieux associatifs, les organisations de dfense des droits de lhomme, les mouvements davocats ou de magistrats, ou encore les cellules syndicales de lUnion gnrale tunisienne du travail (UGTT).6 En France, les rseaux associatifs de limmigration tunisienne firent galement office de refuge politique.7 Le mouvement islamiste An-Nahda, quant lui, voyait une grande partie de sa direction exile Londres et Paris. Lopposition, malgr ses divisions idologiques, statutaires et gographiques, structura ses revendications autour dune plateforme rassemblant en octobre 2005 les formations de gauche, librales et islamistes, lgales et illgales. Ils se mirent daccord sur un programme dmocratique transitoire, revendiquant la lgalisation des partis politiques, la libration des prisonniers dopinion et louverture des mdias.8 Sur le terrain, des formes tangibles de contestation du pouvoir ont commenc poindre partir de 2000. Cette anne-l, la grve de la faim de lcrivain et journaliste Taoufik Ben Brik, mdiatise et relaye en Europe no-

tamment, avait braqu les projecteurs sur la question des liberts politiques. En 2003, larrestation de plusieurs internautes annonait galement larrive dun nouveau phnomne politique et gnrationnel. Les avocats et magistrats dnonaient quant eux une justice aux ordres, o lexcutif contrlait le judiciaire. Engag dans la dfense de prisonniers dopinion, lOrdre national des avocats stait constitu en ple de contestation. La condamnation en avril 2005 dun avocat, Mohammed Abbu, deux ans et demi de prison pour dlit dopinions, avait alors conduit une longue mobilisation des membres du barreau de Tunis. Cest surtout la question sociale et les revendications socio-conomiques qui, tout en remettant en cause limage du miracle tunisien , avaient quelque peu branl le rgime. Les rgions du Sud et du Centre souffrent en effet de sous-dveloppement, qui se traduit en chmage massif, conditions de travail prcaires, et carences en infrastructures. Dbut 2008, relaye en France par une mouvance associative issue de limmigration, la rvolte du bassin minier de Gafsa et de la ville de Redeyef, au sud, soulignait la gravit de la situation. Plus rcemment, lt 2010, les meutes de Ben Guerdane, au sud-est de la Tunisie, voyaient de jeunes manifestants saffronter avec la police. Dans les deux cas, deux ans daffile, les manifestations rprimes par la police anti-meute voyaient une partie de la population locale descendre dans les rues sur des revendications caractre socio-conomique. LUGTT commenait alors vivre ses premires fractures internes. Certains de ses syndicats nationaux lenseignement, les PTT, la sant et sections syndicales locales et rgionales, marqus gauche, taient tents de rejoindre la contestation, tandis que la direction centrale, proche du rgime, nenvisageait au mieux quun rle de mdiation. Le processus rvolutionnaire enclench le 17 dcembre 2010, suite limmolation dun jeune diplm chmeur dans la ville de Sidi Bouzid, mit au diapason ces dynamiques en partie distinctes : fragilisation interne du pouvoir, alination des lites, malaise populaire grandissant, remobilisation de la jeunesse autour des moyens de communication modernes, et survivance de structures traditionnelles dorganisations sociales pouvant servir de relais. Paradoxalement, les ractions du rgime catalysrent cette conjugaison de phnomnes qui existaient tous dj, mais que le pouvoir avait pu grer sparment jusque-l. Ce quatrime rapport de lInternational Crisis Group concernant la vague dinsurrections qui secouent le monde arabe9 prend donc un sens tout particulier. Les Tunisiens

et programmatiques depuis 1981, est www.nahdha.info/arabe/ home.html. 6 Fonde en 1946 par Farhat Hached, lUGTT est aujourdhui la principale centrale syndicale tunisienne. Ayant particip lassemble constituante de 1959, lUGTT sest toujours retrouve divise entre une orientation contestant le rgime bourguibiste et ben aliste dune part, et une logique d accompagnement des institutions de lautre. En 1978 et en 1984, elle se trouve ainsi la tte de mouvements sociaux sopposant aux rformes librales et aux privatisations. Ce nest quen 1989 que lUGTT se dote dune direction proche du gouvernement de Ben Ali. Cependant, certains secteurs syndicaux, tels que lducation, les Postes, Tlgraphes et Tlphones, ou la sant, ainsi que certaines sections rgionales, demeurent des centres de contestation du rgime. Cette division entre la direction de la centrale syndicale et certaines de ses branches locales et rgionales devenues des bastions pour des mouvements politiques de gauche et nationalistes arabes interdits de toute expression politique a amen les analystes parler des deux UGTT . Voir Larbi Chouikha et Vincent Geisser, Retour sur la rvolte du bassin minier. Les cinq leons politiques dun conflit social indit , Lanne du Maghreb, VI (2010), en ligne : http://anneemaghreb. revues.org/923. 7 Lune des principales associations tunisiennes en France, la FTCR (Fdration des Tunisiens pour une citoyennet des deux rives) a ainsi t lun des principaux relais, en 2008, des rassemblements et manifestations en France lors de la rvolte au bassin minier de Gafsa. Elle sera un pilier du Collectif de soutien aux luttes des habitants de Sidi Bouzid , n en France aprs le 18 dcembre 2010, regroupant prs dune centaine dorganisations syndicales, politiques et associatives franaises et tunisiennes. 8 Voir Lotfi Hajji, The 18 october coalition for Rights and Freedom in Tunisia , Arab Reform Initiative, 7 fvrier 2007, www.arab-reform.net/spip.php?article440&lang=en.

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Voir rapports Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group, N101, Popular Protests in North Africa and Middle East (I):

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ont en effet t les premiers dclencher une rvolte populaire. Les racines de la rvolution tunisienne prsentent de nombreux points de convergence avec les autres pays du monde arabe aujourdhui en proie la contestation interne : npotisme, rgime autoritaire, corruption et ingalits sociales criantes. En dpit des blocages encore luvre, lavance relle de la transition dmocratique en Tunisie, les dbats relatifs une assemble constituante et le dialogue ouvert avec les islamistes, sont autant de signes positifs dune transition prometteuse.

II. ENTRE SOULEVEMENT POPULAIRE ET AFFAISSEMENT DU REGIME A. LEFFET DENTRAINEMENT DUSOULEVEMENT

1. La rvolte des provinces : du social au politiqueMarginalises conomiquement, touches par un fort taux de chmage, et dpourvues dinfrastructures adaptes, les rgions du Centre et du Sud se dmarquaient des rgions ctires, qui bnficiaient dinvestissements suprieurs.10 Autre clivage, gnrationnel celui-l, la jeunesse tunisienne connaissait un taux de chmage trois fois suprieur la moyenne nationale moyenne estime officiellement en 2008 prs de 14 pour cent.11 Le suicide tragique dun jeune diplm chmeur, vendeur de lgumes dans la petite ville de Sidi Bouzid, au centre du pays, prit ainsi une porte emblmatique dun malaise largement ressenti. Le 17 dcembre 2010, Mohammed Bouazizi simmole devant la prfecture de Sidi Bouzid, aprs stre vu confisqu sa marchandise par la police.12 Des enseignants du Syndicat national de lenseignement secondaire lamnent lhpital, o il mourra plus tard de ses brlures. Le mme jour, la famille de la victime, accompagne de syndicalistes, marche vers la prfecture pour exprimer sa colre.13 Des meutes sensuivent, opposant la police, pendant plusieurs nuits, des proches, des voisins et des jeunes qui sidentifient Bouazizi. Selon un tmoin, les jeunes, les adolescents surtout, provoquaient la police, caillassaient lcole o les renforts staient installs. Ils poussaient les policiers sortir de nuit, les pigeaient en les attirant dans les bas quartiers o ils tendaient des cbles dans la rue pour les faire chuter .14 Aprs une semaine, la mobilisation, loin de spuiser, stend aux villes avoisinantes. Cest le second temps de linsurrection. Menzel Bouzaiane, al-Maknasi, al-Mazuna,10

Egypt victorious?, 24 fvrier 2011 ; N102, Popular Protests in North Africa and Middle East (II): Yemen between reform and revolution, 10 mars 2011 ; N105, Popular Protests in North Africa and Middle East (III): The Bahrein Revolt, 6 avril 2011.

Des Tunisiens dans la rue contre le chmage , Le Figaro, 28 dcembre 2010. 11 Marion Solletty, le chmage des jeunes, moteur de la rvolution tunisienne , Le Monde, 7 janvier 2011. 12 Entretiens de Crisis Group, habitants de Sidi Bouzid, janvier 2011. Certains expliquent alors le suicide de Bouazizi comme une raction lhumiliation inflige par une femme de la police qui laurait frapp lors de linterpellation, un rcit qui mobilise un sentiment dindignation dans une socit structure par une certaine culture tribale : se faire gifler par une femme, en pleine rue, a la brl lintrieur. Chez nous, les Hamama [sa tribu], cest intolrable . Entretien avec un membre de la famille de Mohammed Bouazizi, cit par Libration, 5 fvrier 2011. 13 Entretiens de Crisis Group, syndicalistes de Sidi Bouzid, janvier 2011. 14 Entretiens de Crisis Group, habitants de Sidi Bouzid, janvier 2011.

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puis Argab, Bin Aoun, Jilma, Souq al-Jadid, Bir al-Hafi et, enfin Sabala sont toutes dans une rgion domine par la tribu des Hamama. A Sidi Bouzid, la protestation samplifie suite un second suicide, celui de Houcine Nejji, jeune chmeur qui se jette du haut dun pylne lectrique le 22 dcembre. Les revendications des jeunes manifestants traduisent une colre et un sentiment de frustration sociale : ils dnoncent tout la fois labsence dinfrastructures universitaires et hospitalires dans les rgions, le chmage massif des jeunes, pas seulement diplms, ainsi que le manque de perspectives sociales.15 La rponse du rgime amplifie alors la monte en puissance et la politisation dun mouvement parti lorigine de revendications socio-conomiques. Dune part, la rpression policire prend une tournure de plus en plus violente avec lutilisation de la force ltale : cest Menzel Bouzaiane, quelques 60 kilomtres de Sidi Bouzid, que le 24 dcembre deux personnes meurent par balles lors dune manifestation.16 Dautre part, la raction prsidentielle apparat tardive et dcale : ce nest que le 28 dcembre que Ben Ali, loccasion dune premire allocution tlvise, sengage rpondre aux demandes des manifestants. Il se rend dans la foule au chevet de Mohammed Bouazizi.17 Lencadrement syndical de la protestation, tant Sidi Bouzid que dans les environs, se rvle alors dterminant. Les sections locales de lUGTT assurent tant la structuration du mouvement que sa prennisation dans le temps. Le Syndicat des enseignants, domin par lextrme gauche et certaines tendances nationalistes arabes, adopte progressivement une stratgie de confrontation politique avec le rgime qui dpasse la seule question sociale : nous avons demble appel la population considrer cet acte non comme un suicide, mais bel et bien comme un assassinat politique. Bouazizi est voir comme une victime du rgime .18 Les syndicalistes de lenseignement secondaire ne sont pas les seuls au sein de lUGTT vouloir politiser le mouvement et sen faire le relais : des sections rgionales et locales du Syndicat de lenseignement primaire, de la sant et des postes et tlcommunications, bastions

dune certaine gauche syndicale ,19 se rallient immdiatement au mouvement. Suite la mort de Mohammed Bouazizi, le 4 janvier 2011, les syndicalistes enseignant Sidi Bouzid encadrent les manifestations via un comit des marginaux cr cet effet.20 La dynamique syndicale ne ici stend logiquement une chelle rgionale, et touche toute la rgion Centre. Les syndicalistes activent en effet leurs contacts au sein de la rgion dans son ensemble, Regueb, Menzel Bouzaiane, jusqu Sfax et Bizerte, pour allger la pression : lorsque nous voyons que la rpression se concentre sur Sidi Bouzid, que beaucoup de forces sont dplaces de Tunis en renfort, nous dcidons de diversifier les fronts et organisons des manifestations dans dautres rgions .21 Pour Sami al-Tahiri, dirigeant du Syndicat de lenseignement secondaire, une succession dimmolations et de premiers morts par balles nous fait percevoir que la situation en Tunisie est en tat dbullition, que toutes les rgions marginalises attendent ltincelle. Cette intifada tait sans tte centrale, mais partout il y avait des leaders locaux, souvent des syndicalistes. Parfois, nous organisions nos propres manifestations, parfois on se contentait de rejoindre les mouvements en cours en les politisant et en imposant des slogans qui posaient la question de lEtat et non pas seulement la question sociale.22 Lattitude de lUGTT nest pas homogne pour autant. Une session du Bureau excutif, runi le 18 dcembre, dcide denvoyer une dlgation Sidi Bouzid pour rencontrer le gouverneur et recueillir les dolances de la population. La direction syndicale se situe ainsi au dpart dans une position de mdiation,23 alors que la base se range dj en grande partie du ct des meutiers et manifestants. Lextension gographique de la mobilisation va faire intervenir dautres acteurs : Kasserine, ce sont les avocats qui ragissent en solidarit avec les manifestants de Sidi Bouzid. Ils connaissent cependant, dans un premier temps, une certaine difficult mobiliser. Le 24 dcembre, un petit groupe davocats, entre vingt et 50 personnes selon

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Entretiens de Crisis Group, jeunes diplms chmeurs de Sidi Bouzid, Kasserine et Tala, mars 2011. 16 Isabelle Mandraud, En Tunisie, des manifestations dgnrent en affrontements avec la police , Le Monde, 28 dcembre 2010. 17 Discours du Prsident Ben Ali propos des vnements de Sidi Bouzid , Maghrebinfo, 29 dcembre 2010, http://maghrebinfo. actu-monde.com/archives/article10410.html. 18 Entretien de Crisis Group, Sami al-Tahiri, Secrtaire gnral du Syndicat national de lenseignement secondaire de lUGTT, Tunis, 28 janvier 2011.

Entretien de Crisis Group, syndicaliste des PTT, Tunis, 18 fvrier 2011. 20 Entretien de Crisis Group, syndicaliste indpendant, Sidi Bouzid, 25 janvier 2011. 21 Entretien de Crisis Group, Sami al-Tahiri, Secrtaire gnral du Syndicat national de lenseignement secondaire de lUGTT, Tunis, 28 janvier 2011. 22 Ibid. 23 Entretien de Crisis Group, Aly Ramadhan, Secrtaire gnral adjoint de lUGTT, Tunis, 4 fvrier 2011. Voir galement Les dossiers chauds de lUGTT , Hebdomadaire Ralits, numro 1310, entretien conduit par Zyed Krichen avec Abdessalem Jrad, Secrtaire gnral de lUGTT, 3 fvrier 2011.

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les sources,24 descend dans la rue pour faire pression sur lUGTT et pour pousser le syndicat les rejoindre dans une manifestation de soutien la mobilisation de Sidi Bouzid. Les avocats se mobilisent pendant prs de cinq jours, sans russir rallier les masses. Le 28 ou le 29 dcembre, ils dcident alors de dfiler dans le quartier de Al-Zuhur, banlieue populaire dlaisse,25 avant de revenir vers le centre-ville, dops numriquement par le soutien de la jeunesse des bas quartiers. LUGTT locale tergiverse, se place nouveau en mdiateur : des syndicalistes discutent dbut janvier avec le gouverneur de Kasserine, ainsi quavec Mondher al-Znadi, ministre de la Sant originaire de cette ville.26 Le 3 janvier, jour de la rentre scolaire, les collgiens et lycens viennent en renfort dans les manifestations. Au fur et mesure, la militance des avocats prendra cependant une importance croissante, eut gard la tradition contestataire dune profession politise :27 cest ainsi le Conseil national de lOrdre des avocats joue un rle moteur dans lextension et la popularisation de linsurrection une chelle nationale. Des membres du barreau organisent le 31 dcembre une srie de manifestations Tunis, Sousse, Monastir et Jendouba, au Nord, et Gafsa. Le 6 janvier, les avocats se mettent en grve.28 Dbut janvier, linsurrection continue stendre, atteignant les villes de Tala et de Feriana, deux villes du gouvernorat de Kasserine, au centre-ouest du pays. LEtat en tant que tel commence tre pris pour cible : des commissariats et des siges locaux du parti au pouvoir, le RCD, sont attaqus et incendis Kasserine.29 Entre le 8 et le 10 janvier, la rpression policire saccentue, Kasserine et Tala notamment, faisant prs de 21 morts selon les autorits, prs dune cinquantaine selon les syndicalistes et des sources hospitalires.30 Des tmoins font tat de tirs de snipers sur la foule.31 Le 10 janvier, les forces de police

disparaissent subitement de Kasserine et larme prend le relais, accueillie en libratrice par la population.32 Lexpansion gographique de linsurrection se combine donc avec une extension politique, puisque les frustrations et revendications sociales se dportent trs rapidement vers une contestation du rgime et de ses symboles. Le pouvoir a sans doute jou un rle dterminant dans ce glissement, le visage de lEtat tant rduit sa plus simple fonction rpressive. Amnesty International note ainsi que les forces de police ont affich un mpris flagrant pour la vie humaine et nont pas cherch limiter autant que possible les blessures. Beaucoup de manifestants sont morts dune seule balle dans la tte ou dans la poitrine, ce qui laisse penser que ces balles ont t tires dans lintention de tuer par des professionnels forms.33 Le pouvoir dEtat se caractrise aussi par labsence remarque du prsident et, plus gnralement, par une communication publique dfaillante ; il faut attendre le 10 janvier pour que Ben Ali fasse une seconde intervention tlvise. Il promet alors la cration de 300 000 emplois sur deux ans, mais dnonce en mme temps des actes terroristes tlguids depuis ltranger.34 Noffrant aucune issue crdible, le pouvoir contribue ainsi pousser linsurrection vers un rapport de confrontation totale avec lui.

2. Le ralliement linsurrection de lUGTTLe ralliement de la centrale syndicale de lUGTT se rvle tre un tournant dcisif dans le soulvement. Cest un virage tardif. Les premiers communiqus du Bureau excutif de lUGTT tentent de placer la centrale syndicale dans une logique mdiatrice, appelant lEtat librer les personnes arrtes et prendre des mesures urgentes en vue de concrtiser les dcisions concernant lemploi des jeunes .35 Le Secrtaire gnral adjoint de lUGTT explique le moment de bascule de la centrale : Dans les premiers jours, nous tions l couter les manifestants et demander leur libration. Mais aprs la rpression Kasserine, nous rompons avec la logique

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Entretiens de Crisis Group, habitants, Kasserine, janvier 2011. Entretien de Crisis Group, Shihab al-Saadawi, avocat, Kasserine, 27 janvier 2011. 26 Ibid. 27 LOrdre national des avocats sest en effet rvl tre, depuis le dbut des annes 2000, lun des bastions de la contestation lencontre de Ben Ali. Voir Eric Gobe et Michal Bechir Ayari, Les avocats dans la Tunisie de Ben Ali : une profession politise ? , Anne du Maghreb, III (2007), en ligne http:// anneemaghreb.revues.org/359. 28 Tunisie : les avocats en grve pour dnoncer la rpression , Agence France-Presse, 6 janvier 2011. 29 Entretiens de Crisis Group, habitants de Kasserine, janvier 2011. 30 Ibid. 31 Libration, 5 fvrier 2011.

Entretiens de Crisis Group, habitants de Kasserine, janvier 2011. 33 La Tunisie en rvolte : les violences de lEtat pendant les manifestations anti-gouvernementales , Amnesty International, fvrier 2011. 34 Ben Ali sadressera aux Tunisiens ce soir , Agence FrancePresse, 13 janvier 2011. 35 Dclaration du Bureau excutif de lUGTT, Tunis, 28 dcembre 2010.

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de partenariat social pour passer au politique de manire claire, en appelant au reversement du pouvoir.36 La direction nationale de lUGTT doit en plus tenir compte de lengagement de ses sections rgionales et locales o les mouvements de gauche et dextrme gauche sont implants, avec des syndicalistes parfois issus du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT), des Patriotes dmocrates (Watad),37 ou des courants nassriens et baathistes. Selon un dirigeant national de la centrale syndicale, ces tendances sont plus politises, plus conscientes. Mme minoritaires, elles ont toujours voulu utiliser le syndicat comme plateforme politique .38 Progressivement, pour les instances dirigeantes de lUGTT, lattentisme devient intenable. Mohammed Abbas, membre du Bureau excutif rgional de Sfax, explique : nous ne voulions pas renouveler lerreur de Gafsa , quand la centrale mit six mois prendre position sur le soulvement ouvrier dans ce bassin minier, un atermoiement qui lui a valu de nombreuses critiques parmi les ouvriers et dans les sections locales et rgionales.39 Cette mobilisation nous offrait loccasion de nous dissocier davec la rpression, la corruption. Le syndicalisme a en effet profondment souffert de Ben Ali : laction syndicale a t entrave par le rgime, via les programmes de privatisation notamment. Le renforcement du secteur priv signifiait structurellement laffaiblissement de la dynamique syndicale.40 Lengagement de lUGTT ne dpend donc plus dune seule logique rgionale et locale, mais dune dcision dlibre au sommet. Le 5 janvier, le Syndicat national de lenseignement secondaire appelle un arrt de travail de vingt minutes dans les coles pour soutenir les mouvements

de protestation dans les diffrentes rgions .41 Pour le Secrtaire gnral de ce syndicat, Sami al-Tahiri, ce mouvement a alors permis dimpliquer des couches beaucoup plus larges de la population dans le mouvement de protestation .42 Le vritable tournant vient le 11 janvier. Un communiqu de la Commission administrative nationale de lUGTT reconnat alors le droit des structures syndicales rgionales dobserver des mouvements de contestation et le droit des citoyens des autres rgions et des divers secteurs professionnels dexprimer par des marches pacifiques leur solidarit agissante et ce en coordination avec le Bureau excutif national .43 La stratgie de la gauche syndicale semble payante : dsormais, cest la direction nationale qui doit saligner sur le rgional et le local, et non plus linverse. A Sfax, les syndicats dcrtent la grve pour le 12 janvier. Ils peuvent compter sur le soutien des hommes daffaires, excds par la marginalisation conomique de la ville face Sousse ou Monastir, o les familles rgnantes sont bien implantes. Avec 30 000 personnes dans la rue, selon des sources syndicales,44 cest Sfax qui a vu la plus grande manifestation avant la chute de Ben Ali. Les slogans sont dsormais rvolutionnaires : ils nappellent plus seulement au dpart du prsident, mais bien la chute du rgime.45 Lengagement national de lUGTT joue un rle dans lextension gographique du mouvement et dans sa convergence progressive vers Tunis. Le jour du dpart de Ben Ali pour lArabie saoudite, le 14 janvier, ctait la grve gnrale, lance par lUGTT. Dsormais, ce ntait plus seulement Sidi Bouzid, ou Kasserine, mais bien toute la Tunisie, et donc la capitale. La grve gnrale, ctait lencerclement [du palais] de Carthage .46

3. Le virtuel fait irruption dans le relSi la chute de Ben Ali ne se limite bien sr pas au seul effet Facebook , et nest pas une Twitter-rvolution , force est de constater limportance des rseaux sociaux. Avec prs de deux millions dutilisateurs de

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Entretien de Crisis Group, Aly Ramadhan, Secrtaire gnral adjoint de lUGTT, Tunis, 5 fvrier 2011. 37 Le PCOT est une formation politique dextrme gauche interdite sous Ben Ali. Les Patriotes dmocrates (Watad), eux aussi interdits, constituent lune des nombreuses familles politiques de la gauche radicale tunisienne. Toutes deux prennent leurs racines dans les nouvelles gauches radicales nes la fin des annes 1960, reprsentes dans le mouvement GEAST (Groupe dtudes et daction socialiste) et la revue Perspectives (Al-Afaq), puis dans le groupe Al-Aml at-Tunusi (le Travailleur tunisien), duquel provient galement le leader du Parti dmocratique progressiste, Ahmed Nejjib Chebbi, ministre dans les premiers gouvernements de transition de Mohammed Ghannouchi. 38 Entretien de Crisis Group, Abdeljalil Badawi, membre de la direction de lUGTT, Tunis, 25 janvier 2011. 39 Entretien de Crisis Group, Mohammed Abbas, membre de lUGTT, Sfax, 29 janvier 2011. 40 Entretien de Crisis Group, Abdeljalil Badawi, membre de la direction de lUGTT, Tunis, 25 janvier 2011.

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Communiqu du Syndicat national de lenseignement secondaire, 5 janvier 2011. 42 Entretien de Crisis Group, Sami al-Tahiri, Secrtaire gnral du Syndicat national de lenseignement secondaire, Tunis, 28 janvier 2011. 43 Dclaration de la Commission administrative nationale de lUGTT, 11 janvier 2011. 44 Entretien de Crisis Group, Mohamed Abbas, membre de lUGTT, Sfax, 29 janvier 2011. 45 Entretiens de Crisis Group, militants politiques et syndicaux, Sfax, fvrier 2011. 46 Entretien de Crisis Group, syndicaliste UGTT des PTT, Tunis, 18 fvrier 2011.

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Facebook en Tunisie,47 et un noyau plus actif de 2 000 blogueurs,48 lInternet a jou un rle dterminant : il a donn la protestation les moyens datteindre une visibilit que les mdias traditionnels ne pouvaient lui offrir, il a radicalis la population en mettant en ligne des images de la rpression, il a aid en partie la coordination de linsurrection et, finalement, il a permis lmergence de nouveaux acteurs sociaux, porteurs de leur propre culture politique. Ce phnomne, tout la fois gnrationnel et porteur de nouveaux rpertoires daction, nest cependant pas n avec la rvolte de Sidi Bouzid. En fvrier 2003, neuf internautes originaires du Sud sont arrts par les autorits et accuss de terrorisme. Selon leurs avocats, leur seul tort aurait t davoir surf sur des sites Internet interdits. Laffaire culmine en octobre 2005, avec une campagne de solidarit internationale relaye notamment en France, un mois de la tenue Tunis du Sommet mondial sur la socit de linformation (SMSI).49 Face un paysage mdiatique contrl, les annes 2000 voient enfin se multiplier les sites Internet caractres informatifs et politiques, sous la forme de blogs collectifs ou individuels, tels que Nawaat, Tunezine ou Rveil tunisien.50 Le cyberespace tunisien se politise ainsi progressivement : Tous les sites, de cuisine, de sport, de mode ou de drague ont alors commenc vhiculer des messages teneur politique. Au dbut, nous tions diviss entre tendances idologiques, mais trs vite la censure nous a unis au lieu de nous polariser. Facebook est devenu un espace daccusation de la dictature, de la corruption, de la censure, bref de rejet du rgime.51 De cette accumulation dexpriences, une vision se dgage, minimaliste, prfrant tout projet spcifique, islamiste ou de gauche, une orientation dmocratique trs gnraliste aspirant imposer un espace minimum de libert politique autant online que offline .52

La contribution des rseaux internet dans la dynamique de mobilisation na pas t, selon laveu mme des cyberactivistes, immdiate. En revanche, cest bien Facebook qui permettra une connexion politique entre les syndicalistes des rgions centres et les jeunes issus des classes moyennes, et qui facilitera lorganisation des manifestations Tunis, peu avant la chute de Ben Ali.53 Twitter, un site permettant de communiquer des informations sur un mode tlgraphique et instantan, se met en branle de manire significative seulement dix jours aprs les premiers vnements de Sidi Bouzid, avec lapparition notamment du hashtag [une rubrique des messages relatifs un thme donn] #Sidibouzid .54 Facebook, conjugu YouTube, un site-entrept de squences vido de toutes natures, permet aussi de mettre en image linsurrection. Certains des blogueurs de Tunis partent dans les provinces recueillir les images des manifestations, souvent ralises partir de tlphones portables, et les transmettent aux diffrentes chanes de tlvision, en particulier France 24 et Al-Jazeera.55 Al-Jazeera fait ainsi office deffet feed-back de YouTube et de Facebook : la chane, qui ne dispose que dun journaliste sur place, et qui sest toujours vu refuser le droit douvrir un bureau Tunis, puise dans limmense viatique dimages circulant sur la Toile, les rpercutent dans les foyers tunisiens (notamment ceux, nombreux, qui ne sont pas quips dInternet mais disposent de la tlvision satellite), et les diffusent une chelle panarabe et internationale. Ctait comme si au lieu davoir zro camraman, nous en avions cent dun seul coup , dit le journaliste dAlJazeera, Mhamed Krichen. La qualit technique tait mdiocre. Il tait difficile de tout vrifier. Mais en fin de compte, on a prfr prendre le risque de diffuser ces vidos que dtre absent un moment pareil .56 Rtrospectivement, lun des rles notables de Facebook et des autres rseaux sociaux sur Internet est davoir permis la politisation dune partie de la jeunesse des classes moyennes urbaines. Des acteurs politiques plus classiques semblent le reconnatre : selon un cadre du mouvement islamiste An-Nahda, Internet a mis en chec, notre surprise tous, le projet du rgime de crer une classe moyenne

Les statistiques officielles de Facebook donnent un noyau de 2 201 780 personnes pour la Tunisie, avec 42 pour cent dutilisateurs parmi les dix-huit et 24 ans. Voir www.socialbakers. com/facebook-statistics/tunisia pour le mois de fvrier 2011. 48 Entretien de Crisis Group, cyberactiviste, Tunis, 2 fvrier 2011. 49 Voir Hlne Bailly, Le drame des internautes de Zarzis en Tunisie , Afrik.com, 9 mars 2005, www.afrik.com/article 8187.html. 50 Rveil tunisien : www.reveiltunisien.org/. Nawaat : http:// nawaat.org/portail/. Le site Tunezine (www.tunezine.com/) nest plus actualis depuis fvrier 2006. Les archives restent encore disponibles. 51 Entretiens de Crisis Group, cyberactivistes tunisiens, Tunis, 28 janvier 2011. 52 Ibid.

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Entretien de Crisis Group, Sami al-Tahiri, Secrtaire gnral du Syndicat national de lenseignement secondaire, Tunis, 28 janvier 2011. 54 Quelle Twitter rvolution en Tunisie ? , Nawaat.org, 19 janvier 2011, http://nawaat.org/portail/2011/01/19/quelle-twitterrevolution-en-tunisie/. 55 Entretiens de Crisis Group, cyberactivistes tunisiens, Tunis, 28 janvier 2011. 56 Al-Jazeera la pointe de la rvolution tunisienne , Le Monde, 19 janvier 2011. Mohammed Krichen est un journaliste dAl-Jazeera bas au Qatar.

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consumriste et dpolitise .57 Facebook semble avoir pos les bases, dans un univers virtuel, dune solidarit militante qui pouvait ds lors sexprimer plus facilement dans le monde rel. Facebook a permis de chasser nos apprhensions face au rgime : avec Facebook, je savais quen allant une manifestation, je ne serais pas seul. On avait limpression dappartenir un groupe qui, mme virtuel, nous protgeait .58

la dmission des ministres de la Communication et de lIntrieur.62 Quelques heures avant la chute du prsident Ben Ali, plusieurs activistes et membres de la direction du PDP sont galement incarcrs.63 La mouvance islamiste, quant elle, semble en partie absente du mouvement de protestation. An-Nahda, principale formation islamiste dopposition, est en effet un mouvement dont la capacit dorganisation a t rduite nant par la rpression au fil des annes. Selon un ancien prisonnier politique en contact avec An-Nahda : lorsque nous discutions avec eux dans les prisons, lun de leurs cadres me confia un jour que ce qui restait de leur organisation, cest 50 personnes sous surveillance permanente, incapables de se runir .64 Comme la gauche illgale, la mouvance islamiste ne peut agir quen se diluant au sein dordres professionnels, syndicaux ou associatifs. Un responsable du mouvement affirme que les cadres islamistes sont par exemple bien implants dans lOrdre des avocats, particulirement dans la rgion de Tunis .65 Indicateur parmi dautres de labsence du mouvement islamiste, le nombre de tus au cours du soulvement. Selon un cadre dAn-Nahda, son mouvement ne compterait qu un ou deux martyrs lors des confrontations .66 La visibilit du mouvement islamiste reste trs faible et ce dlibrment. Aucun slogan caractre islamiste nest apparu lors des manifestations. Selon un cadre dAn-Nahda : Ctait une dcision claire de notre part. Nos slogans taient des slogans de consensus. Nous appelions un combat pour la libert, contre loppression, pour la justice sociale, contre la corruption. Nous ne voulions pas diviser la rue avec des slogans qui nous sont propres.67 Tout au long du soulvement, An-Nahda ne publie pas de communiqus en tant que tel. Seule lassociation Houria wa-Insaf (Libert et quit), proche du mouvement, prend position ds le dbut du soulvement. Son premier communiqu, dnonant la rpression policire et appelant des rformes sociales en direction des jeunes diplms

4. Le rle contrast des partis politiquesLe rle des partis traditionnels est tout la fois rel et limit. La mobilisation tunisienne nest ni apolitique, ni partisane : profondment politise, elle na cependant pas de direction politique. Les formations politiques participent dabord de faon indirecte, via le ralliement au mouvement des militants de base. Elles soutiennent le mouvement, mais avec des moyens prcaires et des effets limits. Pour lessentiel, elles mettent des communiqus et des appels, principalement relays sur Internet. Les arrestations et incarcrations dactivistes politiques sont ainsi assez tardives, alors mme que la rpression des manifestations dans les villes du Centre les prcde de plusieurs jours. Certes, certains partis illgaux, comme le PCOT, les diffrentes mouvances des Patriotes dmocrates et les mouvements nationalistes arabes, soutiennent demble la rvolte partie de Sidi Bouzid. Mais ils nont dautre choix que de privilgier lactivisme syndical, professionnel ou associatif, notamment travers la Ligue tunisienne des droits de lhomme (LTDH) ou lUGTT.59 Ils nen subissent pas moins les foudres de la police. Le 29 dcembre, le porte-parole du PCOT, Ammar Amroussia, est arrt Gafsa et le 12 janvier le leader historique du parti, Hamma Hammami, est arrt son domicile suite un communiqu publi deux jours avant par sa formation, appelant la chute du rgime de Ben Ali.60 Les militants du Tajdid et du PDP, deux formations de lopposition lgale, participent aux manifestations, tandis que leurs publications, Al-Maouqif et At-Tariq al-Jedid, sont interdites. Le porte-parole du Comit de soutien Sidi Bouzid et membre du PDP, Attia Athmouni, est arrt par la police le 29 dcembre.61 Le mme jour, le PDP appelle57

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Entretien de Crisis Group, Nourredine al-Beheiri, cadre de An-Nahda, Tunis, 24 janvier 2011. 58 Entretien de Crisis Group, cyberactivistes, Tunis, 28 janvier 2011. 59 Entretiens de Crisis Group, Hamma Hammami, leader du Parti communiste des ouvriers tunisiens, Tunis, 6 fvrier 2011. 60 Appel du Parti communiste des ouvriers de Tunisie lattention du peuple tunisien et de ses forces dmocratiques , 10 janvier 2011. 61 Halte la rpression , communiqu du Collectif de solidarit avec les habitants de Sidi Bouzid (France), 29 dcembre 2010.

Tunisie : remaniement ministriel aprs les troubles de Sidi Bouzid , 29 dcembre 2010, http://tempsreel.nouvelobs.com/ actualite/opinion/20101229.OBS5431/tunisie-remaniementministeriel-apres-les-troubles-de-sidi-bouzid.html. 63 Entretien de Crisis Group, membre de la direction du PDP, Tunis, 7 fvrier 2011. 64 Entretien de Crisis Group, ancien prisonnier politique en contact avec An-Nahda, Tunis, fvrier 2011. 65 Entretien de Crisis Group, responsable dAn-Nahda, Tunis, 4 fvrier 2011. 66 Entretien de Crisis Group, cadre du mouvement An-Nahda, Tunis, 18 fvrier 2011. 67 Entretien de Crisis Group, Aly Laraidh, cadre du mouvement An-Nahda, Tunis, 12 fvrier 2011.

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chmeurs, date du 19 dcembre 2010, soit deux jours aprs limmolation de Mohammed Bouazizi.68 Samir Dilou, membre dAn-Nahda et prsident de lAssociation internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), commente : on ne cherche pas la mdaille de la rvolution. Nous avons t l, comme tant dautres. Mais nous ne recherchions pas la visibilit : des manifestations avec des slogans islamistes. Nous ne voulions pas faire ce cadeau Ben Ali ! .69 Pour un autre cadre, Ziad Dulatli, ce profil bas venait en rponse la stratgie du systme benaliste tendant diviser les forces politiques entre forces progressistes et forces ractionnaires .70

pidement, cest parce que le RCD a laiss faire. Personne ne voulait plus dfendre le prsident .72 Un autre cadre dirigeant du RCD souligne ainsi que : Lorsque les ordres furent donns aux cadres intermdiaires de mobiliser leurs hommes, leur situation tait dlicate car une bonne partie de leurs bases sympathisait avec les demandes de la rue. Beaucoup de membres du RCD taient opposs un pouvoir qui ntait pas celui du parti, mais celui de deux familles et des clans qui tournaient autour.73 Ancien conseiller de Ben Ali, Salem Mekki rappelle ainsi que Sidi Bouzid tait lune des villes du pays affichant lun des plus fort taux dadhsion au RCD, prs de 20 pour cent . Le pourcentage lev dans des rgions mal dvloppes est logique et sexplique par lespoir pour certains de tirer des avantages matriels. Cependant, le parti confre au final peu davantages sociaux ses membres : ainsi de ce dirigeant dune branche locale du RCD incapable de trouver des dbouchs professionnels ses trois filles, toutes titulaires dun diplme universitaire.74 La passivit du RCD na donc pas de quoi surprendre. Les cadres intermdiaires, pris en taux entre leur direction politique qui appelle lorganisation de contre-manifestations et une base en vrit hostile au pouvoir, commencent louvoyer. Le Palais sexaspre alors, certains cadres sont convoqus par le Secrtaire gnral pour rappel lordre, mais aucune sanction nest prise et, au final, les ordres se diluent et ne se traduisent pas en actes.75 Paroxysme de ce loyalisme de faade : le 14 janvier, quelques heures avant le dpart de Ben Ali, le Secrtaire gnral du RCD, Mohammed Gheriani, dcide de runir une manifestation de soutien au prsident laprs-midi aprs la prire, Tunis, sur la place du 7 novembre.76 LUGTT prend la mme initiative, demandant pour sa part le dpart du prsident. La police, ayant reu des ordres de ne pas intervenir, laisse passer les manifestants se rendant sur la place lappel de lUGTT. Les deux foules se bras-

B. UN REGIME AUX PIEDS DARGILE1. Le RCD dmissionnaireStructure tatique sappuyant sur un appareil rpressif surdimensionn, le rgime de Ben Ali nen gardait pas moins, en apparence, un discours quil voulait encore lgitimant : celui dtre lhritier tout la fois du premier prsident aprs lindpendance et dirigeant du mouvement nationaliste, Habib Bourguiba, ainsi que du Destour et du No-Destour,71 qui eux-mmes reprsentaient la dfense de lEtat et de lindpendance. Cependant, ce discours ne fonctionnait plus depuis longtemps, et stait discrdit de lintrieur. La chute soudaine du rgime de Ben Ali ne peut se comprendre sans faire rfrence ses faiblesses intrinsques. Il sappuyait sur un maillage alliant tout la fois lappareil dEtat, des mdias aux ordres, un parti politique hgmonique et des forces de scurit plthoriques, mais lextension de son contrle allait de pair avec une singulire contraction de sa base de soutien. Fait marquant, malgr son million de membres dclars, le RCD sest avr incapable dorganiser une seule manifestation loyaliste, alors mme que des ordres en ce sens avaient t donns par le Palais. Pour Mohammed Gheriani, ancien Secrtaire gnral du RCD et ancien gouverneur de Sidi Bouzid, des membres du RCD faisaient partie des manifestants, alors mme que Sidi Bouzid tait lune des places fortes du RCD. Si le rgime est tomb ra-

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Communiqu de Houria wa-Insaf, 19 dcembre 2010, www. nahdha.info/arabe/News-file-article-sid-4276.html. 69 Entretien de Crisis Group, Samir Dilou, cadre du mouvement An-Nahda, Tunis, 6 fvrier 2011. 70 Entretien de Crisis Group, Ziad Dulatli, cadre du mouvement An-Nahda, Tunis, 3 fvrier 2011. 71 Le No-Destour, fond par Habib Bourguiba, est lhritier du Destour (qui signifie Constitution), fond en 1934. Le NoDestour fut le pilier du rgime bourguibiste, notamment de part sa participation lAssemble nationale constituante de 1956, aux cts de lUGTT et de lUTICA (syndicat patronal). Le RCD en est lhritier.

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Entretien de Crisis Group, Mohammed Gheriani, ancien Secrtaire gnral du RCD, Tunis, 11 fvrier 2011. 73 Entretien de Crisis Group, Salem Mekki, ancien conseiller de Ben Ali et membre du Comit central du RCD, Tunis, 3 fvrier 2011. 74 Entretien de Crisis Group, membre de la direction du RCD, Tunis, 2 fvrier 2011. 75 Entretien de Crisis Group, Salem Mekki, ancien conseiller de Ben Ali et membre du Comit central du RCD, Tunis, 3 fvrier 2011. 76 Ancienne place dAfrique, rebaptise place du 7 novembre aprs le coup dtat de Ben Ali en 1987, elle se situe au centreville de Tunis et marque le commencement de la principale artre de la capitale, lavenue Habib Bourguiba. Aprs la chute de Ben Ali, elle prend le nom de place de la rvolution du 14 janvier.

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sent et les manifestants pro-Ben Ali changent progressivement de camp, jusqu ce que lunanimit se fasse autour de la chute du rgime.77

2. De lEtat parti au rgime prdateurCertains cadres dirigeants du mouvement abandonnent le rgime dans ses derniers instants, suivant la mme logique que les cadres intermdiaires : il ny avait plus dintrt dfendre le rgime. Ancien ministre de la Dfense, ambassadeur de la Tunisie Rome jusquen 2005, cart du Bureau politique du RCD en 2001, Mohammed Jegham concentre aujourdhui ses attaques sur la femme du prsident, Lela Trabelsi et sur sa famille : Les cadres du RCD nexistaient plus. Nous tions traits comme des pions, au mieux, au pire comme des pestifrs. En 2005, encore ambassadeur Rome, le palais a voulu menvoyer en Chine. Jai dit non, et je suis retourn comme simple militant du parti.78 Kamal Morjane, ancien responsable au Haut Commissariat des Nations unies pour les rfugis (UNHCR), nomm par le prsident Ben Ali comme ministre de la Dfense en aot 2005,79 semble tirer le mme constat : Ce nest pas seulement lespace politique tunisien qui a t dpossd pendant toutes ces annes, cest mme le RCD, voire mme lappareil dEtat. Lela Trabelsi contrlait tout, les mdias relayaient ses positions sur les affaires trangres, lintrieur, tous les sujets. Les ministres taient compltement dpossds de leurs prrogatives. Mme laccs au prsident tait tout fait contrl.80 En somme, lappareil du parti sest lui-mme senti otage, dpossd du pouvoir politique, au profit des deux familles , 81 Ben Ali et Trabelsi, et dun appareil scuritaire que lappareil politique semblait mme ne plus contrler. Cest aussi une composante des milieux daffaires qui va progressivement faire les frais de la monte en puissance des diffrentes familles tournant autour du palais : ma-

riages daffaires avec les familles patronales, recours la menace policire, rackets plus ou moins lgaux.82 Selon un directeur dun institut de sondages, ancien prsident de lATUGE (lAssociation des Tunisiens des grandes coles de France), Au dbut des annes 1990, Ben Ali voulait faire de largent en Tunisie. Mais sa femme la incit monopoliser les affaires. Largent se concentre alors toujours plus entre leurs mains et cela a cass beaucoup de personnes. La classe daffaires ntait pas protge. Ben Ali et sa femme nont pas vu les effets de leur voracit.83 Selon Batrice Hiboux, chercheuse spcialiste de la Tunisie : Au moment des privatisations, ils [les Ben Ali et les Trabelsi] achetaient un prix symbolique et revendaient ensuite des industriels et hommes daffaires. Si une entreprise fonctionnait bien, ils simposaient dans le capital. Sur les investissements trangers, ils demandaient des commissions ou des parts, ils servaient dintermdiaires pour les attributions de marchs publics. Le rseau Trabelsi contrlait les douanes et la contrebande.84 De surcrot, la prise de contrle de parts importantes de lconomie sinscrivait aussi dans une logique rgionale. Les villes ctires comme Sousse, lieu de naissance de Ben Ali, ou Monastir se trouvaient fortement avantages, faisant de lombre notamment au poumon industriel du pays.85 Pour le mme directeur dinstitut de sondages, la rvolution du 14 janvier peut ainsi se lire plusieurs niveaux : ce nest pas quune rvolution due la pauvret. Cest une rvolution due aux carts de richesse criants. Or, dans ces carts de richesse, il y avait aussi un cart de richesse de plus en plus grand entre la classe daffaires, dpossde, et la classe dirigeante .86

3. La fragmentation de lappareil scuritaireConjugu la grve gnrale dcrte par lUGTT et aux manifestations qui touchent le centre de Tunis depuis le dbut de matine le 14 janvier, le rle de larme, fausse

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Entretien de Crisis Group, Salem Mekki, Tunis, 3 fvrier 2011. Entretien de Crisis Group, Mohammed Jegham, membre du RCD et ancien ministre sous Ben Ali, Tunis, 6 fvrier 2011. 79 Du 14 janvier au 27 janvier 2011, Kamal Morjane a galement t ministre des Affaires trangres dans le premier gouvernement de Mohammed Ghannouchi. 80 Entretien de Crisis Group, Kamal Morjane, ancien membre du RCD et ministre sous Ben Ali, Tunis, 6 fvrier 2011. 81 Les familles prsidentielles Ben Ali et Trabelsi dtenaient en effet un quasi-monopole financier sur la Tunisie, stendant des banques laroportuaire, de lhtellerie aux transports. Voir linfographie sur les familles Trabelsi et Ben Ali, Le clan Ben Ali : une mafia la tte de lEtat , Le Monde, 19 janvier 2011.

Entretiens de Crisis Group, milieux daffaires, Tunis, 7 fvrier 2011. 83 Entretien de Crisis Group, Hassen Zargouni, directeur gnral de Sigma conseil (une agence de sondages dopinion), Tunis, 5 fvrier 2011. 84 Entretien de Batrice Hiboux, La Dpche, 16 janvier 2011. Batrice Hiboux est chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auteure de La force de lobissance. Economie de la rpression en Tunisie (Paris, 2006). 85 Entretien de Crisis Group, Hassan Zargouni, directeur gnral de Sigma conseil, Tunis, 5 fvrier 2011. 86 Ibid.

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grande muette , se rvle dcisif. Depuis la fin de matine, cette dernire a plac ses blinds dans les points stratgiques de la capitale et autour du palais prsidentiel.87 Estime 35 800 hommes seulement,88 larme na jamais jou un rle politique en Tunisie. Soigneusement tenue lcart du pouvoir, elle fait, numriquement, ple figure face aux diffrents lments mobiliss par les services du ministre de lIntrieur Garde nationale ou Sret nationale. Elle nest pas ou peu implique dans le coup dEtat du 7 novembre 1987 qui dpose le prsident Bourguiba. Ben Ali sappuie alors, dj, sur les services de scurit, qui verront leurs effectifs se multiplier par quatre au fur et mesure des annes, et qui sont estims 150 000 hommes.89 Selon un ancien conseiller du premier gouvernement de Mohammed Ghannouchi ayant pris ses fonctions la chute de Ben Ali : Sur les 35 000 hommes de larme, si on enlve le personnel administratif, il reste en ralit 15 000 18 000 hommes vraiment mobilisables. Lquipement de larme tait infrieur celui des autres services de scurit, quatre hlicoptres par exemple sur douze Tunis.90 Marginalise, ne bnficiant ni de prbendes ni davantages matriels significatifs, absente des luttes de pouvoir, larme na pas dintrts lis la prservation du rgime. Durant les premires manifestations Tunis, certains soldats se sont interposs entre la police et des manifestants.91 Aux dires dun ancien conseiller du prsident Ben Ali, la rupture de larme sopre partir du 10 janvier. Selon lui, Ali Seriati, responsable de la Garde prsidentielle et homme de confiance du prsident, convoque des responsables de larme, de la police et des diffrents services de scurit, pour coordonner la rpression. Les gnraux refusent de suivre le mouvement, et commencent se dsengager officiellement. Ali Seriati nest pas appr-

ci par larme : il faisait office de gnral des gnraux, ce que larme nacceptait pas .92 La Garde prsidentielle est en effet le seul corps dlite auquel faisait confiance le prsident. Jouissant deffectifs limits, estims 5 000 hommes recruts sur concours, elle bnficie toutefois de forts avantages sociaux vis-vis du reste des services de scurit, y compris et surtout en terme de salaires. Mahmoud Ben Romdhane, membre de la direction du mouvement Tajdid (ancien parti politique dopposition), rappelle que mme la police et les services de scurit taient sous-pays dans la Tunisie de Ben Ali. Nous lavons dcouvert lorsque nous avons vu les premires manifestations de policiers Tunis pour la hausse des salaires aprs sa chute .93 Surtout, la confiance dont la Garde prsidentielle jouissait au palais tait source dhumiliation pour la Sret nationale. Celle-ci tait en effet interdite dans les quartiers de la famille Ben Ali et Trabelsi (Carthage, La Marsa, La Goulette, les environs de laroport). De mme, lors des dplacements du prsident ou de sa famille dans les provinces, le personnel de la Sret tait fouill par la Garde prsidentielle. Selon un ancien conseiller de Ben Ali : la Sret nationale dtestait la Garde prsidentielle qui se considrait toujours suprieure tous les autres . Tout au long de la rpression, la Garde prsidentielle intervient, dans les provinces et Tunis, malgr ses faibles effectifs, ce qui, selon un ancien membre du Bureau politique du RCD, aurait t trs mal pris par les commandants locaux de la Sret nationale .94 La rvolution du 14 janvier puise son sens dans cette combinaison de mcontentements et de dfections. Le dlitement du systme et une tte qui ne fonctionne plus se sont retrouvs percuts par un mouvement populaire qui, sil tait rest cantonn aux rgions pauvres et marginalises du Centre, aurait pu encore tre circonscrit. La politisation du mouvement sest faite rapidement, sous la pression conjugue dun appareil dEtat pour lessentiel peru comme rpressif, et face un prsident aux discours dcals et la communication absente. Les discours de Ben Ali reconnaissent progressivement limportance de la variable sociale et des revendications socio-conomiques de la jeunesse. Cependant, le 13 janvier, dans son dernier discours, le prsident promet de quitter son poste en 2014,

Sur les dernires heures du rgime de Ben Ali, voir la description des vnements ralise par Abdelaziz Barhouhi, Tunisie : les derniers jours dun rgime lagonie , Jeune Afrique, 31 janvier 2011, www.jeuneafrique.com/Articles/Dossier/ ARTJAJA2611p029-032-bis.xml0/libye-meurtre-oppositionpresidenttunisie-les-derniers-jours-d-un-regime-a-l-agonie. html. 88 Hanne Zbiss, La Grande muette sort de lombre , Ralits, numro 1315, 10 mars 2011. 89 Voir Abdelaziz Barhouhi, Ben Ali et larme tunisienne , Jeune Afrique, 11 fvrier 2011, www.jeuneafrique.com/Article/ ARTJAJA2612p044-049.xml2/. 90 Entretien de Crisis Group, conseiller du gouvernement, Tunis, 1er fvrier 2011. 91 Entretien de Crisis Group, manifestants, Avenue Bourguiba, 1er janvier 2011.

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Entretien de Crisis Group, ancien conseiller politique de Ben Ali, Tunis, 3 fvrier 2011. 93 Entretien de Crisis Group, Mahmoud Ben Romdhane, membre de la direction du mouvement Tajdid, Tunis, 17 fvrier 2011. 94 Entretien de Crisis Group, ancien conseiller politique de Ben Ali, Tunis, 3 fvrier 2011.

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une concession qui parat dsormais bien insuffisante face au mouvement rclamant sa dmission immdiate.95 Le processus de politisation et la monte sur Tunis se sont enfin jous dans un systme de relais : investissement au dpart des sections locales de lUGTT, souvent trs politises, basculement de la centrale syndicale la toute fin du mouvement, mdiatisation tout azimut, tout la fois tlvisuelle et sur Internet, et contestation tendue aux jeunes des classes moyennes ainsi quaux lites. En ce sens, le 14 janvier a tmoign dun certain unanimisme national. Mais cette convergence trouve cependant ses limites dans louverture de la transition dmocratique qui donne jour, de fait, deux visions et deux conceptions diffrentes de la priode post-14 janvier.

III. CONTINUITE INSTITUTIONNELLE OU RUPTURE REVOLUTIONNAIRE A. QUEL POUVOIR ET QUEL CONTREPOUVOIR ?Une fois Ben Ali parti, la situation devient paradoxale. Le dictateur est tomb, mais les institutions sont encore en mesure de fonctionner. Le 15 janvier, le Conseil constitutionnel sest en effet saisi de larticle 57 de la Constitution pour nommer le prsident de lAssemble nationale, Fouad Mebazaa, prsident de la Rpublique pour une premire priode intrimaire de deux mois. Le 17 janvier, un premier gouvernement dunion nationale est investi, sous la direction de Mohammed Ghannouchi, ancien Premier ministre de Ben Ali. Les dbats de cette premire priode transitoire, courant de la mi-janvier la fin fvrier 2011, permettent dclairer ce qui structure encore le discours des acteurs politiques et sociaux : continuer la rvolution par crainte du pass et des fantmes du rgime, ou larrter, par peur du vide institutionnel. Les tensions entre ceux qui incarnent le nouveau pouvoir institutionnel et ceux qui se targuent dune lgitimit rvolutionnaire se focalisent sur deux questions : celle de la composition du gouvernement et celle des premires commissions cres pour piloter la transition dmocratique. Dans un contexte de rapports de forces changeants, ce sont les protestataires qui, sans pour autant obtenir tout fait gain de cause, obligent au final le pouvoir officiel rectifier le tir. Il y a l dimportantes leons mditer, alors que la rgion du Moyen-Orient et de lAfrique du Nord fait face aux dfis de la transition : si le dficit de communication et de consultation a, au dpart, entach la crdibilit des nouveaux dirigeants, leur relative souplesse et leur capacit dadaptation aux demandes des acteurs politiques et de lopinion publique ont, semble-t-il, permis la transition de progresser sans crise majeure. Les diffrentes moutures successives du gouvernement Ghannouchi essaient en effet de balancer entre continuit constitutionnelle et rupture rvolutionnaire. Elles souvrent peu peu une quipe de technocrates et une ancienne partie de lopposition lgale le PDP et le Tajdid et tentent au dbut de jongler la fois entre la prparation dlections prsidentielles et lgislatives dans un dlai de six mois, la stabilisation de la situation scuritaire, la rponse aux demandes sociales et la ncessit urgente de rformes. Lobjectif tait de sacheminer pacifiquement vers un ordre dmocratique, en sappuyant sur ce quil restait des institutions pour viter un vide politique et scuritaire, tout en ouvrant les portes une socit civile devant faire office de contre-pouvoir ventuel.

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Tunisie : Ben Ali sengage partir en 2014, appelle la fin des tirs , Agence France-Presse, 14 janvier 2011.

Cette formule choue en partie. En effet, pour une grande partie de lopposition reste alors en dehors du gouver-

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nement, cest moins la peur du vide institutionnel qui prime que la crainte dun retour du pass. Cette opposition au gouvernement Ghannouchi sorganise. Le Front du 14 janvier, form le 20 janvier, se situe dlibrment gauche. Majoritairement emmen par le PCOT et le Mouvement des Patriotes dmocrates, regroupant plusieurs organisations de gauche et nationalistes arabes,96 sappuyant sur un solide tissu de militants syndicaux au sein de lUGTT, il se situe dans une logique de refus absolu du cadre constitutionnel. Il appelle la dissolution des institutions hrites de lancien rgime, tels que la Chambre des reprsentants, le Snat et le Conseil suprieur de la magistrature, ainsi qu llection dune Assemble constituante dans un dlai maximum dun an.97 Une opposition, plus large et plus structure, sans doute moins maximaliste, mais laquelle est intgre le Front du 14 janvier, se constitue pour sa part en Conseil national pour la protection de la rvolution (CNPR). Ce conseil va polariser le dbat politique et les tensions entre le gouvernement et lopposition non-gouvernementale. Le 11 fvrier, 28 organisations runies au sige du Conseil national des avocats, Tunis, signent un communiqu fondant le Conseil national pour la protection de la rvolution, et demandent quil soit reconnu par dcret-loi du prsident de la Rpublique. Ils rclament un pouvoir dcisionnel et non seulement consultatif.98 Outre la gauche du Front du 14 janvier, ce conseil sappuie sur des forces puissantes. La centrale de lUGTT et lOrdre des avocats en sont sans doute les deux pines dorsales. Le FDTL de Mustapha Ben Jafaar est prsent. La signature dAn-Nahda pse galement de tout son poids, alors mme que cette formation essaie de se placer dans une certaine neutralit vis--vis des diffrents protagonistes politiques. La cration du Conseil national pour la protection de la rvolution ne doit cependant pas faire croire que toute

opposition au gouvernement sy retrouve naturellement. Le conseil est nanmoins contest par plusieurs mouvements associatifs et des droits de lhomme qui, pour certains, en taient pourtant lorigine. Cest le cas du Conseil national pour les liberts en Tunisie (CNLT),99 de lAssociation tunisienne des femmes dmocrates (ATFD),100 du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT)101 et de la Ligue tunisienne des droits de lhomme (LTDH),102 qui se retirent du projet ds sa cration. Cest moins la reprsentativit du conseil que la logique de lobbying antigouvernementale ou de gouvernement clandestin 103 qui est conteste, lUGTT et une partie de la gauche radicale pouvant alors se servir du conseil comme dun instrument de pouvoir politique, et non pas daccompagnement de la transition dmocratique.104 Pour Omar Mestiri, membre fondateur du CNLT : Nous avions au CNLT tant refus la logique gouvernementale, opaque, que celle du Conseil de la rvolution. Nous avions dvelopp lide dun conseil, dun

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Le Front du 14 janvier regroupe le PCOT, le Mouvement des Patriotes dmocrates (Watad), La Ligue de gauche ouvrire (trotskyste), le Mouvement des unionistes nassriens, le Courant Baath, le Parti du travail dmocratique et patriotique (PTDP) et la Gauche indpendante. 97 Voir Dclaration constitutive dun Front du 14 janvier , http://front14janvier.net/Declaration-constitutive-du-Front.html. 98 Ils demandent veiller llaboration des lgislations relatives la priode transitoire et leur adoption ainsi qu au contrle des travaux du gouvernement provisoire qui assume la gestion des affaires . Ils exigent galement que la nomination des responsables dans les hautes fonctions de lEtat soit soumise lapprobation du Conseil . Voir Tunisie : plusieurs partis et organisations appellent la cration dun Conseil national pour la protection de la rvolution , Tunisie Afrique Presse, 14 fvrier 2011, et Dclaration gnrale , Conseil national pour la protection de la rvolution, 11 fvrier 2011.

Fond en 1999, le CNLT est lune des principales associations des droits de lhomme dans le pays, aux cts de la LTDH, fonde la fin des annes 1970. Si la LTDH accueille, tout au long des annes 1980, un certain nombre de militants de gauche et dextrme gauche en son sein, de nombreux dsaccords internes se font jour la fin des annes 1980 et au dbut des annes 1990 autour de la dfense des prisonniers islamistes. Le CNLT, en partie issu de la LTDH, reprsente ainsi lpoque lun des courants les plus favorables une politique plus ouverte et inclusive envers les dtenus et les membres de formations islamistes, en particulier An-Nahda. 100 LATFD est ne de la mobilisation de certaines militantes fministes tunisiennes au milieu des annes 1980 contre lislam politique. Tout au long des annes 1990, elle deviendra galement un mouvement dopposition au rgime de Ben Ali, tout en travaillant la dfense des droits des femmes en matire de droits sociaux, et en maintenant sa revendication principale de lacisation des institutions tunisiennes. 101 Fond en 2008 par plusieurs centaines de journalistes tunisiens, le SNJT avait alors vocation remplacer lancienne Association des journalistes tunisiens (AJT), proche du rgime de Ben Ali. Le SNJT deviendra, de 2008 2011, lun des principaux espaces de contestation organise pour les journalistes indpendants. 102 La LTDH fera volte-face deux semaines aprs la cration du conseil. Ayant refus lorigine dy entrer, elle le rejoint en effet. Il faut voir dans ce retournement leffet des dynamiques internes au sein de la Ligue ; nombres de ses membres sont galement adhrents de partis politiques (de lextrme gauche An-Nahda) appartenant au Conseil national pour la protection de la rvolution. 103 Entretien de Crisis Group, Neji Bghouri, Secrtaire gnral du SNJT, Tunis, 4 mars 2011. 104 Le Conseil de la rvolution veut semparer des pouvoirs lgislatifs, excutifs et judiciaires, et sriger en pouvoir constituant, alors mme quil na aucune lgitimit dmocratique . Entretien de Crisis Group, Mahmoud Ben Romdhane, membre de la direction du Tajdid, Tunis, 17 fvrier 2011.

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pouvoir, ni dcisionnel, ni consultatif, mais de ce que nous appelions une obligation consultative pour le gouvernement. Un conseil qui ait un rle central dans le processus, qui dfinisse les grandes orientations, mais qui ne soit pas le gouvernement de facto.105 Pour ce Conseil national pour la protection de la rvolution, le gouvernement Ghannouchi fait encore la part trop belle aux anciens du RCD. Le fait que dix-neuf des 24 gouverneurs nomms dbut fvrier appartiennent au RCD suggre une permanence de lappareil politique du rgime. La continuit politique et constitutionnelle est perue comme un frein au processus dmocratique plus que comme un atout de stabilit. Dans cette perspective, ni la socit civile ni la rue ne doivent tre considres en tant que contre-pouvoir, mais au contraire comme partie intgrante du pouvoir part entire. En effet, en labsence de lgitimit dmocratique du gouvernement, seuls les acteurs du 14 janvier se considrent dpositaires de la lgitimit rvolutionnaire. La question des commissions suit un parcours relativement semblable. Censes piloter la transition dmocratique, trois commissions sont mises en place par le gouvernement Ghannouchi ds la mi-janvier : Commission suprieure de la rforme politique, prside par Yadh Ben Achour, un juriste ayant dmissionn du Conseil constitutionnel en 1992 ; Commission sur les exactions et la rpression, conduite par un ancien prsident de la LTDH ; et Commission sur les malversations financires.106 Les commissions se disent ouvertes la socit civile,107 se prtendent strictement composes dexperts apolitiques108 et affirment reporter les dcisions fondamentales notamment la rvision constitutionnelle la priode postlectorale.

Ben Achour, dont la commission sur les rformes politiques a la plus lourde responsabilit, explique : Notre mandat est simple et en mme temps complexe. Jai t nomm pour une seule chose : organiser des lections dans les dlais les plus raisonnables. Le travail des commissions ne doit pas tre opaque, cest pour cela que nous pensons un systme deux tages : un premier cercle, compos de juristes, de constitutionnalistes, dexperts, et un second cercle, ouvert sur la socit civile.109 Pourtant, les critiques ne tardent pas se faire entendre. Si, pour le gouvernement, il est permis dlargir les commissions des personnalits issues de la socit civile pour en assurer le caractre dmocratique, il sagit avant tout dquipes dexperts politiquement neutres. Dans cette vision, la transition est simple : le gouvernement sappuie sur le travail de commissions ouvertes la socit civile ; la Constitution nest pas suspendue ; et le prsident peut dcider par dcret-loi. Une force morale , sous la forme dun Conseil des sages, ou mme dun Conseil de la rvolution, peut bien tre cre, la seule condition quelle ait un pouvoir purement consultatif et non dcisionnel.110 Ce quoi une partie de lopposition, dniant au gouvernement la lgitimit pour prendre de telles dcisions et craignant que ces dcisions soient prises en labsence de Parlement effectif,111 rplique quil ny a pas de transition apolitique et que le travail des commissions dcoule ncessairement dune certaine vision politique. Un membre de lopposition souligne : Il ny a aucun contre-pouvoir dcisionnel contre le gouvernement, puisquil ny a pas de Parlement. Cest un danger. Cest comme si nous vivions dans un pays sans lgislatif, ou lexcutif assumerait seul et lexcutif et le lgislatif .112 Par consquent, il faut limiter les pouvoirs excutifs du gouvernement et un Conseil109

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Entretien de Crisis Group, Omar Mestiri, Tunis, 5 mars 2011. Omar Mestiri est lun des fondateurs du CNLT. 106 Une dernire commission vient peu aprs sajouter aux prcdentes. Elle concerne la rcupration des avoirs financiers de Ben Ali ltranger. Voir Tunisie : le Gouvernement provisoire concrtise des dcisions dj annonces , Tunisie Afrique Presse, 19 fvrier 2011. Sans pouvoir dcisionnel, ces commissions indpendantes sont nommes par le gouvernement et ne sont pas des commissions gouvernementales . Entretien de Crisis Group, Mahmoud Ben Romdhane, membre de la direction du Tajdid, Tunis, 17 fvrier 2011. 107 Selon Bouchra Bellhajj Hamidi, membre de la Commission sur les exactions : on trouve dans nos commissions des personnes issues du mouvement associatif et des droits de lhomme, des membres de lAssociation tunisienne des femmes dmocrates ou de la Ligue tunisienne des droits de lhomme. Louverture des commissions doit continuer, ce nest pas un processus ferm . Entretien de Crisis Group, Tunis, 10 fvrier 2011. 108 Un ministre rsume : il faut faire au plus simple avec des gens intgres . Entretien de Crisis Group, Radwan al-Noussairi, Secrtaire dEtat auprs du ministre des Affaires trangres, Tunis, 5 fvrier 2011.

Entretien de Crisis Group, Yadh Ben Achour, prsident de la Commission sur les rformes politiques (nouvellement nomme depuis dbut mars Instance suprieure pour la ralisation des objectifs de la rvolution, pour la rforme politique et la transition dmocratique), Tunis, 6 fvrier 2011. 110 Pour Maya Jribi, Secrtaire gnral du PDP (membre du gouvernement lpoque), il faut laisser sa place au gouvernement, qui nest quun gouvernement transitoire, court dans le temps, car sinon qui dcide ? Mais ct, il faut un package global : des commissions qui souvrent, et surtout, et cest ce quoi nous voulons pousser au PDP, une ouverture maximale sur la socit civile et dextension des contre-pouvoirs dmocratiques . Entretien de Crisis Group, Tunis, 6 fvrier 2011. 111 Cest en effet le 8 fvrier 2011 que le Parlement tunisien dlgue ses pouvoirs au prsident de la Rpublique, en lui permettant dsormai