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Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi
et Malika Mokeddem
by
Yushna Saddul
A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy
« Graduate Department of French» University of Toronto
© Copyright by Yushna Saddul 2015
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Corps-traître : La schizophrénie féminine chez les romancières
francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika
Mokeddem.
Yushna Saddul
Doctor of Philosophy
Department of French Studies University of Toronto
2015
Abstract Iconoclastic authors Calixthe Beyala, Ananda Devi, and Malika Mokeddem have generated a
great deal of discourse on their radical feminist views through their Manichean portrayal of
postcolonial societies. Relying on the female image as eroded, smothered, and dissipated, a
figure gagged both by society and by her own helplessness, they describe postcolonial societies
as patriarchal, corrupted, and apathetic as well as guilty of rejecting cultural recollection. In their
novels, the symbolic authority held by the female body is conditional upon the desire, the gaze,
the violence and the marginalized practices of the Other. The body in this case is uncoupled from
the mind and experienced by the subject as an incoherent whole, which brings about the
presentiment of a transfigured existence. Despite the scars this rupture produces, the female
protagonists still manage to redeem themselves, often by engaging in personal rebellions.
Moreover, by disregarding the social torment they are forced to endure, women are able to
reclaim the right to speak, to live, and to be free. This thesis advances the theory that most
female protagonists are prone to schizophrenic behaviours as a means of survival. Marred by
violence, anorexia, dissociation, withdrawal, anxiety, shame, self-mutilation, suicidal thoughts,
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sexual dysfunctions, amnesia or fragmented memory of traumatizing events, the female character
has to negotiate her self-preservation. This work thus shows how such social torment is survived
by resolving the affliction of physical and psychological trauma in the literary terms of
schizophrenia. Consequently, this study analyses the literary manifestations of this affliction in
Beyala, Devi, and Mokeddem’s novels through the explosion of the corporal and the discursive
modes of the female subject. By understanding survival as a “savoir-faire”, we are thus able to
restore an affective and powerful force to language, which ultimately allows for the
reappropriation of the body to take place.
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Remerciements Une thèse, c’est avant tout un morceau de vie…
Cette section de remerciements est à mon avis la plus satisfaisante à écrire de toute ma
thèse parce qu’elle signifie l’achèvement d’un long projet. Il est naturel de remercier à la fin d’un
tel travail tous ceux qui, de loin ou de près, ont contribué à le rendre possible. C’est avec un
enthousiasme certain que je profite de ces quelques lignes pour rendre hommage aux personnes
qui m’ont soutenu dans la réalisation de ce travail.
Mes premiers remerciements vont naturellement à mon directeur de thèse, Prof. Alexie
Tcheuyap, qui à travers mon parcours a toujours fait preuve de bienveillance à mon égard. Sa
compétence, sa rigueur et sa clairvoyance mêlées d’une gentillesse extraordinaire font du Prof.
Tcheuyap la clef de voûte de cette réalisation. Ses conseils avisés ont fait légion durant cette
entreprise, et m’ont permis de découvrir les fabuleux plaisirs de la recherche sous ses apparences
les plus diverses. Je n’oublierai jamais son soutien et sa disponibilité dans les moments de doute.
Ma considération est inestimable.
J’exprime tous mes remerciements à l’ensemble des membres de mon comité, Prof.
Pascal Riendeau, Prof. Neil Kortenaar et Prof. Crosta pour le temps qu’ils ont accordé à la
lecture de cette thèse et à l’élaboration de son rapport. Je les remercie d’avoir accepté cette
charge et je leur suis redevable du temps qu’ils m’ont aloué. C’est avec reconnaissance que je les
remercie également pour leurs multiples conseils ainsi que pour leur intérêt.
Je tiens spécialement à remercier Prof. Sada Niang pour avoir cru en mes capacités, pour
le temps et la patience qu’il m’a accordés tout au long de ces années tout en me fournissant
d’excellents conseils. Ses remarques et critiques pertinentes m’ont conduit vers la bonne voie et
m’ont permis de poursuivre toujours plus loin mes travaux. Je garderai toujours dans mon coeur
sa générosité, sa sagesse, sa compréhension et son efficacité. Pour tout ce qu’il m’a donné, je le
remercie très sincèrement et j'espère que cette thèse sera un remerciement suffisant au soutien et
à la confiance sans cesse renouvelée dont il a fait preuve à mon égard.
Soyez assurés, chers professeurs, de mon estime et de ma profonde gratitude.
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Mention spéciale à Dre Ritu Bhatnagar, Dre Ruth-Ellen St.Onge, Dr Yves Bourque, Lara
Popic et Vincent Manuele pour leur présence, leur écoute et leur complicité quotidienne. Ils ont
été présents pour écarter les doutes, soigner les blessures, partager les joies et sans lesquels
j'aurais eu du mal à garder l'équilibre. Très humblement, je voudrais leur dire merci pour leur
soutien pendant mes périodes de doutes et pour leurs multiples encouragements répétés. Nous
nous suivons depuis bien des années et les obstacles franchis ensemble, ne se comptent plus.
C’est avec plaisir qu’une fois de plus, je les retrouve à mes côtés pour un moment fort de ma vie.
À toutes ces femmes qui ont traversé ma vie, Dweena Saddul, Prajna Saddul, Kaline
Rault, Clare Metzger, Tracey Mann, Marika Gething, Anne Tranquille, Cristina Italia, Alexandra
Saldini… et à tous ces hommes, Dr Ajay Kapur, Dr Paul Deratnay, Andreas Bjorlow, Pascal
D’Août et Frédéric Genoud. Je vous dois les réflexions prises en comptent dans cette étude car à
travers de nos échanges, vous avez su mettre en musique les paroles de ma composition littéraire.
Enfin, les mots les plus simples étant les plus forts, j’adresse toute mon affection à mes
parents sans qui l’enfant que j’étais ne serait pas devenue la femme que je suis. À mon père qui
m’a donné un magnifique modèle de labeur et de perséverance et en particulier à ma mère qui
veille sur moi depuis toujours, qui m'a fait confiance, qui m'a soutenue sans faille dans tous mes
projets et qui a toujours accepté mes choix sans pour autant forcément les comprendre. Je leur
suis redevable d’une éducation dont je suis fière.
Tant de chemin parcouru ayant mené à la réalisation de cette thèse de doctorat. Un
chemin façonné tantôt par les découragements face aux obstacles, tantôt par le bonheur de les
avoir surmontés. Les regards en arrière qui nous demandent si nous avons pris la bonne
direction. Ceux portés vers l’avant qui nous confirment la voie choisie. Un chemin
incroyablement enrichissant sur le plan littéraire mais aussi humain. Dans plusieurs années, je
repenserai sûrement avec un brin de nostalgie à cette époque heureuse et révolue, que furent les
dernières années de ma vie étudiante. Sans savoir de quoi sera fait l'avenir, je sais qu'une page est
désormais tournée. Il ne tient qu'à nous d'écrire la suite...
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Sommaire
Contenu
Remerciements ............................................................................................................................... iv
Sommaire ....................................................................................................................................... vi
1 Introduction générale ..................................................................................................................1
2 Le corps-traître ..........................................................................................................................16
2.1 La littérature nationale et l’écriture des femmes: Cameroun, île Maurice et Algérie ........24
2.1.1 De la littérature nationale à la littérature postcoloniale .........................................24
2.1.2 L’écriture des femmes ............................................................................................35
2.1.3 Beyala, Devi et Mokeddem : leurs projets littéraires .............................................38
2.2 Le corps féminin francophone ou une chair mise à nu ......................................................43
2.2.1 Le corps féminin francophone ...............................................................................43
2.2.2 L’écriture du corps ou l’écriture impudique ..........................................................48
2.3 Conclusion : La thématique du corps ou la double métaphore ..........................................57
3 Entre un terrorisme de la chair et une révolte du corps .............................................................60
3.1 Introduction ........................................................................................................................60
3.2 Violence et sexe ou ce corps colonisé ................................................................................67
3.3 Violence et corps ou ce corps déchiré ................................................................................82
3.4 Violence et soi-même ou ce corps exilé ..........................................................................103
3.5 Conclusion : Corps révolutionnaire ou corps-anthropophage .........................................130
4 La traîtrise de la langue ...........................................................................................................136
4.1 Introduction ......................................................................................................................136
4.2 Énonciation et postcolonialisme ou la situation du tragique ...........................................142
4.2.1 L’interpellation ou la langue du mépris ...............................................................151
vii
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4.2.2 Le discours impudique ou les injures d’ordre génital ..........................................162
4.2.3 La menace de mort ou le faire-dire du langage ....................................................176
4.3 Conclusion .......................................................................................................................183
5 Le langage hors-norme ou la narration du corps traumatisé ...................................................187
5.1 Introduction ......................................................................................................................187
5.2 La répétition ironique chez Beyala et Devi ......................................................................195
5.3 Les mots-composés chez Beyala et Devi .........................................................................212
5.4 La nébuleuse du non-dit et des sous-entendus chez Beyala, Devi et Mokeddem ............223
5.5 Conclusion : Comment dire : entre le faire-dire du langage, le savoir-faire du sujet féminin et le vouloir-dire de l’auteur ...............................................................................253
6 Conclusion : Schizophrénie : survivre ou savoir-vivre? .........................................................260
7 Bibliographie ...........................................................................................................................273
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ABBREVIATIONS
CSB C’est le soleil qui m’a brûlée. Calixthe Beyala.
TTT Tu t’appelleras Tanga. Calixthe Beyala
FN Femme nue, femme noire. Calixthe Beyala
ED Ève de ses décombres. Ananda Devi
RP Rue la Poudrière. Ananda Devi
ML Moi, l’interdite. Ananda Devi
LI L’interdite. Malika Mokeddem
DR Des rêves et des assassins. Malika Mokeddem
DS Le siècle des sauterelles. Malika Mokeddem
ix
ix
À la mémoire de
Sahodree Imrith Goburdhun,
Koshilah Teelock Saddul
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1 Introduction générale
Les études sur la violence physique dont est victime la femme francophone ont été
nombreuses ces vingt dernières années. Il faudrait citer, en autres, les critiques comme Odile
Cazenave, Rangira Gallimore et Éloïse Brière qui ont servi de piliers lorsqu’il s’agit de penser le
corps féminin au sein de la société postcoloniale. Ces critiques ont proposé une base théorique
pour l’étude du corps féminin où elles illustrent comment ce corps vit une expérience tragique.
Leurs propos montrent qu’étant continuellement pris en ôtage par les régimes politiques dans
lesquels il évolue, ce corps devient la surface sur laquelle s’inscrivent et se perpétuent des
rapports de force inégaux. Représentant cet objet à conquérir, il est à la fois lieu de pouvoir et
d’impouvoir, d’affirmation et de négation. « Corps-machine » ou « corps-cible », le corps
féminin doit faire face à une perpétuelle situation de violence, synonyme d’une maladie qui
gangrène le corps de la société et le transforme en un corps souffrant autour duquel rôdent
l’affadissement et la mort. Cette violence quotidienne, qu’elle soit sous forme de viol,
d’excision, d’inceste ou de prostitution, entraîne la désintégration, le morcellement et même le
rejet du corps féminin. Bien évidemment, cette violence physique a des conséquences directes et
souvent fatales sur le corps et de la sorte, c’est l’image d’un corps asymétrique, souffrant et
malmené qui est véhiculée dans la littérature francophone. En somme, le corps se fait tabernacle,
marqué au fer rouge et demeure malgré lui, une impasse critique. C’est la raison pour laquelle
Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une
part, parce que c’est sur lui que la société s’acharne par diverses pratiques discursives, sociales et
1 Marta Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb (Paris : L’Harmattan, 1997), p. 63.
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culturelles et d’autre part, du fait qu’il finit par se retourner contre le sujet féminin en se
détériorant et en s’auto-détruisant.
C’est à partir de cette expression que s’articule le titre de cette étude, « corps-traître: La
schizophrénie féminine chez Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem ». En effet, le
positionnant comme signifiant fondamental dans les oeuvres de ces trois romancières qui ont
transformé les écritures féminines en Afrique, nous voudrions montrer que cette traîtrise se
transforme en stratégie de survie si l’analyse du corps se fait en accord avec d’autres facteurs. À
lui seul, ce corps, investi, violenté et subjugué par les désirs ou le regard masculins et par une
« politique du ventre1», possède des limites socioculturelles et discursives à prendre en compte,
surtout lorsqu’il s’agit d’une libéralisation agencée par le corps. Pourtant, considéré en parallèle
avec d’autres facteurs, tel le langage, il devient un lieu de significations multiples chez des
protagonistes. Cette traîtrise dont il semble ainsi faire preuve serait plutôt le résultat de son
évolution ou de sa « mise en procès » dans son contexte sociohistorique et culturel respectif.
Certes, si ce corps subit une mutation, se transforme, se déchire, se mutile ou encore se
camoufle, c’est qu’il tente de survivre avec les limites qui lui sont imposées. Nous verrons, par la
suite, comment cette traîtrise contribue à la réalisation que le corps n’est jamais libre et devient
synonyme d’un mode de survie, et dont le parcours débouche sur une sorte de schizophrénie.
Comme le précise Jean-Michel Berthelot dans son article « Corps et société », « le corps
apparaîtrait comme lieu privilégié où se nouent les rapports anthropologiques fondamentaux:
nature/culture, individu/ société, individu/ pouvoir 2». Ce que cela implique est que l’on ne peut
1 J.F Bayart, Le Politique par le bas en Afrique Noire (Paris : Karthala, 1992), p. 257- 265. 2 J.M Berthelot, « Corps et société : Problèmes méthodologiques posés pour une approche sociologique du corps ». Cahiers Internationaux de Sociologie, Nouvelles Séries. Vol 74, Sociologies des Quotidiennetés, (Jan-Juin 1983), p. 119-131, p. 12.
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donc pas saisir le corps dans toute sa complexité si l’on l’examine séparément du contexte
socioculturel et discursif qui le constitue et qui le soutient.
Pourtant, les études sur le corps n’ont été jusqu’ici qu’unidimensionnelle du fait qu’elles
se sont attardées uniquement sur le corps, ou disons, qu’elles ont établi une séparation entre le
corps et le langage en faveur du premier. Notons par ailleurs que l’une des causes de cette
réduction biologique du corps féminin fut sa séparation radicale de l’esprit. Cette vision fut
exploitée par l’idéologie patriarcale, hégémonique en Occident, afin de masculiniser à outrance
l’esprit, la pensée et la raison érigés en valeurs universelles. Le corps frappé du sceau de la
féminité est, quant à lui, affligé de tous les stigmates de l’impureté et de cette capacité émotive
jusqu’à l’hystérie mais passive dont on affable couramment et négativement le genre féminin.
C’est, selon nous, la raison pour laquelle le corps, comme champ d’analyse, demeure dans une
sorte d’impasse critique. Étant, selon Maurice Merleau-Ponty1, ce point d’ancrage de notre
expérience du monde en tant qu’espace expressif originaire et réceptable de toutes les sensations,
le corps est à la source de notre perception et de notre prise d’information sur le monde, nous
voudrions présenter une approche du corps dans sa réalité sociale, c’est-à-dire, à la fois dans sa
multidimensionnalité, son polymorphisme, son univers discursif et son insertion/immersion dans
un système sociopolitique, socio-économique, socio-symbolique déterminé. Tous ces éléments,
et surtout le langage qui a souvent été négligé, contribuent à la production du corps et doivent,
dès lors, être pris en compte pour aboutir à une meilleure analyse de celui-ci. Ce n’est donc que
par la médiation d’un corps conscientisé, socialisé et parlant, dans le mouvement de son vécu,
que le projet d’agentivité et de libération prendrait sens. Certes, nous essayerons de souligner
1 M Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945).
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l’inextricable lien entre corps et langage de sorte à les rendre finalement complémentaires, car
l’un devient finalement l’expression de l’autre.
Le corps des autres nous en apprend beaucoup sur leur condition sociale. Comme
l’observe Georges Vigarello, « Le corps est le premier lieu où la main de l’adulte marque
l’enfant. Il est le premier espace où s’imposent les limites sociales et psychologiques données à
la conduite. Il est l’emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons1 ».
Pourtant, nous avons affaire, dans ce corpus, à un corps qui s’auto-détruit et dont les fonctions
biologiques se détériorent. Ainsi, ce malaise qui s’opère tant au niveau du corps que du langage
du sujet féminin inscrit un important paradigme, évoquant un lieu de contradictions puis de
souffrance dans les littératures francophones. À travers une mise en scène du corps féminin
socialement malade et stigmatisé, un corps sans valeur positive, voire un corps marqué parce que
puni, les textes de Calixthe Beyala, d’Ananda Devi et de Malika Mokeddem dénoncent divers
disfonctionnements sociaux dans une critique socio-politique acerbe. On y décèle une véritable
mise à nu de la violence vécue, évoquée non seulement à travers le récit des témoignages, mais
relatée dans une écriture poétiquement travaillée. Notons que la violence qui fonde la société
postcoloniale s’inscrit sur une double échelle, individuelle et collective et marque ainsi les
formes de sociabilité générale, se répercutant inéluctablement sur le corps de la femme pour en
faire la victime en attente par excellence. C’est justement le constat de cette généralisation de la
violence, apparaissant sous de multiples facettes dans une société postcoloniale, qui a donné lieu
aux interrogations posées dans ce travail. Violence que l’on inflige au corps social, violence du
code de conduite et du comportement, violence domestique et sexuelle, violence de la
reformulation des liens sociopolitiques ou encore violence institutionnelle, cette violence
1 Georges Vigarello, Le Corps redressé (Paris : Armand Colin, 2004).
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corrosive, que l’on subit et que l’on fait subir, s’insinue dans les moindres interstices de la
société présentée par Beyala, Devi et Mokeddem. Elle circule là où les paroles se sont tues, faute
de pouvoir s’entendre. Si cette violence fait à ce point partie du quotidien des femmes, les
questions qui se greffent à ce constat sont les suivantes. Comment cette violence affecte-t-elle le
corps féminin ainsi que son discours ? Si elle affecte la perception et la reformulation du corps et
du langage, par quels moyens ces enjeux se traduisent-ils dans les textes de Beyala, Devi et
Mokeddem? Et finalement, quelles sont les stratégies de rébellion mises en place par ces trois
romancières afin de « survivre »? Pour cela, il nous faudra d’abord définir le corps féminin et la
place qui lui est accordée et ensuite, analyser le discours féminin et les limites qui lui sont
imposées dans son contexte historique et sociopolitique précis. Ainsi se résument les points
centraux de l’étude que nous mènerons dans cette thèse.
La lecture des romans choisis dans ce travail nous permettra justement, de suivre ce
parcours ou cette « mise en procès » du sujet féminin vers une émancipation et de déceler des
formes de transgressions tant au niveau de la thématique du corps qu’au niveau du langage. Par
le biais du corps et du discours féminin, nous proposons de montrer par quels moyens ces
romancières remettent en cause les schémas de la tradition patriarcale dans son rapport avec les
codes socio-culturels, politiques et religieux. Nous étayerons cet aspect par des exemples tirés
des textes en vue de montrer les techniques littéraires mises en place par Beyala, Devi et
Mokeddem pour s’opposer aux lois qui affectent le devenir des femmes. Leurs procédés
littéraires, comme le montrent les romans retenus, servent, dans une première enquête, à analyser
les lieux et circonstances où se manifeste la violence, à comprendre ce qui s’y cache derrière, ce
qui la provoque et ce qui l’atténue, pour finalement donner lieu à une stratégie qui permettrait à
ces romancières d’avoir accès à un imaginaire débordant qui comblerait les manques et nourrirait
le rêve. C’est ainsi que toutes brimées, opprimées, vendues et stigmatisées, les femmes dans
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leurs récits tentent de briser le carcan de la féminité, souvent en utilisant cette féminité même
afin de défier les hommes et la société régie par les lois du patriarcat. Cantonnées aux rôles
secondaires de fille, épouse, mère et grand-mère et devant obéir aux hommes de la famille, ces
femmes revendiquent leur droits dans les récits de Beyala, Devi et Mokeddem à travers deux
modalités principales: le corps et le langage. Pour ce faire, ces romancières mettent en place des
protagonistes femmes qui défient le système de claustration en envisageant une libération sous
ces deux perspectives: corporelle et linguistique.
Nous focaliserons notre travail sur ces deux sièges de rébellion: celui du corps en tant
qu’instrument de résistance et la reformulation de celui-ci qui s’en suit et celui du langage qui est
retravaillé pour devenir un lieu de survie, bref, de subjectivité et d’agentivité. Cette technique
littéraire qui se soucie du mot a également pour tâche de transcender ce rôle de miroir de la
société pour mieux comprendre et mieux appréhender les bouleversements sociaux. C’est ce qui
sera analysé sur le plan linguistique dans les oeuvres de Beyala, Devi et Mokeddem, car elles en
font surgir des images fortes qui rendent compte de la réalité sociale afin de mieux interroger le
vécu des femmes, et ainsi, mieux le comprendre. À ce titre, en plus de traduire fidèlement
l’image de la société et des femmes, leur littérature permet de dépasser le cadre d’enfermement
lié aux souffrances vécues qu’imposent les us et coutumes, la longue tradition patriarcale et les
lois du pouvoir en place. Dans cette perspective, nous utiliserons les théories pertinentes aux
deux formes de rebellions afin de montrer comment Beyala, Devi et Mokeddem donnent à leurs
protagonistes féminins les outils de rejeter la société qui les étouffe.
Ce travail se compose de deux parties et s’articule autour de quatre chapitres, dont deux
porteront sur le corps social du sujet féminin et deux autres sur le langage. Chaque siège de
rébellion aura un chapitre méthodologique suivi d’un chapitre visant à analyser les textes de
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notre corpus. À travers cette mise en contexte, notre démarche consistera donc à expliquer
comment ces romancières mettent en place linguistiquement et thématiquement un nouvel espace
pour s’élever contre l’archaïsme séculaire et l’atavisme connu des sociétés de tradition
patriarcale; ces mêmes sociétés où l’accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à
la peur de la punition. Sortir de toute cage a toujours été accompagné de sanctions brutales. En
dépit de cet environnement de violence et de peur, ce qui apparaît aussi bien chez Beyala,
Mokeddem que chez Devi est que toutes les trois rompent avec l’identité héritée de modèles
politiques, patriarcaux et religieux pour négocier une nouvelle identité qui transcende le présent
et envisage un futur.
Le deuxième chapitre s'efforcera, dans un premier temps, de dresser un tableau socio-
historique de ces trois pays postcoloniaux pour montrer comment le discours postcolonial a
façonné le corps de la femme. Prenant en compte l'ère coloniale et postcoloniale, il tentera de
faire ressortir les dialectiques de pouvoir pendant et après cette période de domination afin de
mieux comprendre la nature des rapports sociaux qui en résultent. Suivant la pensée de Fanon, de
Mbembe et de Butler, nous entreprendrons de mettre en lumière les dialectiques de pouvoir qui
existaient autrefois entre colonisateurs et colonisés et comment ce bagage historique fait que
cette dynamique persiste entre riches et pauvres, hommes et femmes, adultes et enfants, voire
nature et culture, malgré les indépendances. Enfin, cela nous ramènera à la nécessité de revenir
sur la notion de postcolonialisme et de faire ressortir ses failles en tant qu'idéologie sexiste et
porteuse de fanatismes. De fait, le postcolonialisme est loin d'être neutre et nous nous
efforcerons de faire ressortir le discours social, le refoulement colonial, et surtout l’oppression de
la femme et de son corps. Ce premier chapitre tentera, par la suite, de contextualiser le corps de
la femme dans les trois pays mentionnés plus haut. S'appuyant sur les textes d’Isaac Bazié,
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Marta Segarra, Malek Chebel, Khal Tourabally et Nathalie Etoke, nous tenterons de mieux
cerner l'identité sexuelle et sexuée de la femme et la façon dont elle nuit à son émancipation. Or,
comment ce corps a-t-il évolué depuis la période coloniale et après les indépendances et
comment est-il perçu par autrui ainsi que par la femme ? Quelles sont les raisons pour lesquelles
il persiste toujours comme cible nommée d’office à travers laquelle la société se réalise ? Nous
tenterons de montrer comment le corps féminin devient un lieu de tension et espace symbolique
à l'intérieur duquel se déploie la tragédie postcoloniale. « Objet de violence, source de
souffrance1 », sa représentation au sein de notre corpus s’opère toujours en termes de conflit tant
bien avec l’autre qu’avec soi.
Après avoir positionné le corps social de la femme au sein d’une société aux contours
postcoloniaux, nous aborderons dans le troisième chapitre le culte de la violence en vue d’offrir
une réflexion sur la complexité de ce phénomène à la fois individuelle et collective, du fait que
cette violence mène à une reformulation de la perception du corps féminin par la société et par la
femme elle-même, ce qui aboutit finalement à une nouvelle réalité sociale du corps ou encore
une nouvelle doxa corporelle. Certes, nous insisterons sur la problématique de l'articulation entre
violence des femmes et sur les femmes, qu'elle soit politique, économique ou sexuelle qui infiltre
toute la société postcoloniale jusqu'à en faire un des piliers du fonctionnement de celle-ci.
Véritablement, nous tenterons, suivant la logique de Mbembe et de Fanon, de montrer comment
les personnages féminins de ce corpus sont tissés dans l'engrenage d'une société que Mbembe
caractérise de « régime de violence par excellence2 ». Violentées ou violentes, cela provoque de
la sorte une négociation permanente entre la femme et son corps. Certes, à cause de sa seule
1 Isaac Bazié, « Les Corps dans les littératures francophones ». Études françaises 41:2 (2005) : p. 81 2 Achille Mbembe, De la postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 140.
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féminité, elle en devient la victime nommée d’office et le moyen de passage qui unit la société et
la violence, permettant de la sorte aux groupes majoritaires de se défouler. Marquant les formes
de sociabilité générale, cette violence qui se répercute avec virulence sur la gente féminine nous
aidera à mieux comprendre le dismorphisme social et sexuel dont la femme fait l’objet. Le corps
étant l’entité sur laquelle la société exerce son contrôle et son pouvoir, les personnages féminins
de ce corpus tenteront de se le réapproprier selon les possibilités qui s’offrent à elles. Violence
comme représailles, comme vengeance ou comme taux de change, cette notion fonde les œuvres
des trois romancières. De plus, le processus d’acquisition de la liberté et celui de l’agentivité sont
deux notions capitales dans leurs écritures. Elles passent inévitablement par le corps de la
femme, car c’est à travers lui, ce qu’elles considèrent dans un premier temps comme un corps-
agent, que les personnages féminins tentent d’en acquérir de plus en plus, que ce soit dans la
façon d’en disposer que dans le domaine de l’expression. Nous examinerons par la suite les
moyens que certaines des protagonistes mettent en place pour survivre et pour défier les pôles
d'influences sociales et les valeurs traditionnelles qui les encadrent et ainsi à vaincre cette
hiérarchisation sexuelle qui fonctionne à leur détriment. Nous basant sur Foucault, Irigaray et
Butler, nous voudrons voir où mène cet affranchissement sexuel et dans quelle mesure elle
aboutit à une certaine libéralisation ou dans le cas contraire en quoi consisterait l'échec de cette
entreprise. Comment en ressortent les protagonistes et surtout dans quelle mesure cette
réappropriation de leur sexualité modifie-t-elle leur relation au corps ?
Si la violence doit également être débusquée dans les ressorts profonds des rapports
sociaux et culturels et que l’on se doit d’être capable de l’appréhender dans ses couches moins
accessibles, moins immédiates, moins visibles, nous voudrions nous attarder, dans le troisième
chapitre, sur la violence qui habite le langage et y soulever trois grands mécanismes
d’assujettissement telles l’interpellation injurieuse, l’insulte et la menace de mort dont sont sujets
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les personnages féminins. Suivant l’allocution de Toni Morrison donnée à l’occasion de la
remise du prix Nobel de la littérature en 1993, qui souligne explicitement que « le langage de
l’oppression fait plus que représenter la violence; il est violence1 », nous tenterons de montrer
que la violence linguistique est aussi un outil par lequel on peut « dévitaliser », « désactiver »
ceux que l’on accuse de mettre en péril l’ordre établi, ce en instaurant un ordre binaire et ceux ou
celles qui ne se conforment pas, n’ont aucune place dans ce système. Ce type de discours de
haine ne reflète pas simplement une relation sociale de domination, il décrète la domination et
devient ainsi le moyen par lequel la structure sociale est établie et maintenue. C’est dire alors que
le langage ne peut être soutenu que dans la mesure où il bénéficie du soutien du pouvoir existant
et qu’à travers lui, sont ainsi représentées les institutions générales qui constituent le fondement
et le fonctionnement d’une société. En somme, il semble alors y avoir une relation de
dépendance entre le langage et la société du fait qu’ils partagent les mêmes systèmes de valeurs,
de normes, d’us et de coutumes en vigueur dans la pratique sociale quotidienne et assimilé par
l’individu comme mode de pensée et de comportement.
C’est dire aussi que cette volonté de dominer et de faire accepter à l’autre l’acte de
domination se manifeste dans la quotidienneté des rapports entre individus, à travers la figure
performative du langage. Le quatrième chapitre portera sur trois instances précises où
apparaissent cette performativité du langage ; l’interpellation, les injures et la menace de mort du
fait que l’univers présenté dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem est marqué par la
domination et la servitude, l’oppression et la violence. Ces instances performatives sont d'autant
plus prononcées dans cette étude du fait que le discours postcolonial est hanté par la violence et
la domination. Certes, les protagonistes au sein de ce corpus sont soumis à un discours de haine,
1 Toni Morrison, The Nobel Lecture in Literature (New York : Knopf, 1993), p. 16. [ ma trad.]
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dont le rituel, rappelons-le, est celui de la subordination à travers le déploiement de toute une
panoplie de menaces, allant jusqu’à la menace de mort. Véritablement, le discours de la haine
rejoint aussi ce qu’Austin caractérise d' « actes performatifs illocutoires1 », c'est-à-dire des actes
qui en disant quelque chose le font et qui deviennent dès lors, eux-mêmes la chose qu'ils
effectuent. C'est ainsi que leur force est accentuée, car comme le soutient Butler : « Que l'acte du
discours soit un acte du corps signifie que l'acte est redoublé au moment du discours: il y a ce qui
est dit, et il y a une sorte de dire que l'instrument corporel de l'énonciation accomplit2 ». En effet,
notre but sera justement de souligner ce « reste énergétique3 » que comprend le discours
postcolonial et ce chapitre établira que la violence ne va pas sans discours et que c’est par le biais
du discours postcolonial qu’on essayera, pour reprendre les mots de Foucault dans L’Ordre du
discours, de la lire et de l’interpréter, c’est-à-dire de reconstruire la logique qui préside à son
expression et à son organisation ainsi que de reconnaître sa modulation historique4. Il s’agira
d’abord de faire l’inventaire de tout ce en quoi consiste le discours postcolonial et de la façon
dont il se démarque, surtout lorsqu’il s’agit de la violence. Certes, cette partie s'efforcera de
restituer au langage sa puissance d'agir afin de réinscrire la violence des mots au sein même de la
brutalité qui s'impose sur la gente féminine pour la limiter et la renvoyer dans un état second ou
encore traumatique. Il s'élèvera donc l'urgence de voir l'effet de ces interpellations injurieuses, de
ces injures et de ces menaces sur la condition féminine. Quelles sont les situations qui les
provoquent, de quelles manières sont-elles déployées ? Comment s'en sortent les protagonistes
féminins qui vivent perpétuellement sous ces ordres et dans quelle mesure modifient-ils par la
1 J.L Austin, Quand dire, c’est faire (Paris : Seuil, 1970), p. 115. 2 Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit de l’anglais (Excitable Speech, Routledge, 1997) par Charlotte Nordmann (Paris : Editions Amsterdam, 2004), p. 31. 3 Soshana Felman, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou la séduction en deux langues (Paris : Seuil, 1980), p. 106. 4 Michel Foucault, L’Ordre du discours (Paris : Seuil, 1971), p. 52.
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suite leur comportement? En somme, avec les approches de Kerbrat-Orecchioni, de Maingeneau
et d’Austin, nous tenterons de faire ressortir les lieux où réside cette violence réprobatoire et la
raison qui l’habite. Tout cela nous permettra de mieux appréhender les enjeux du discours de
haine et faire l’inventaire de tous les éléments nécessaires à la compréhension de la situation de
violence dans laquelle évolue du sujet féminin.
Le cinquième chapitre se penchera sur les perturbations linguistiques des protagonistes
féminins qui apparaissent en raison du discours de haine. En nous basant sur les théories de Leo
Hoek, Julia Kristeva, Judith Butler, Alice Jardine et Kerbrat-Orecchioni, nous aborderons les
dimensions narratologiques et discursives des personnages féminins chez ces trois romancières
afin de contourner la syntaxe patriarcale: celles qui utilisent le Sémiotique lié, « au pulsionnel, à
l’archaïque, aux pratiques langagières de la prime enfance ou de la schizophrénie1 » comme
appareil de survie. Nous servant comme arrière-plan de la confrontation dialectique du
Symbolique et du Sémiotique de Kristeva en tant que modalités de la signifiance, nous
analyserons les manifestations littéraires et les stratégies de mise en discours du langage du sujet
féminin. Or, face à ce langage qui structure le monde par des significations distinctes et
univoques, les personnages féminins de ce corpus abordent plutôt une réalité pré-culturelle, en
laissant émerger la multiplicité des pulsions manifestes dans leur langage et certainement en
résistant à toute signification finie et univoque. Subséquemment, nous ressortirons les
mécanismes rhétoriques tels les contradictions, les répétitions, les métaphores, les sous-entendus
et les non-dits, qu’utilise le sujet féminin dans le but de subvertir le discours patriarcal.
Grâce à l'approche de Kristeva, Butler, Duchet et de Hoek, nous tenterons de remettre en
1 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique. L’Avant- garde à la fin du XIXe siècle, Lautréamont et Mallarmé (Paris : Seuil, 1974), p. 28.
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cause la conception monosémantique et monologique du texte et nous pencher plutôt sur l'idée
que le sens est pluriel et construit. Certes, il nous faudrait prendre en compte que le sujet
intervient à l’encodage, dans la construction du sens, en mobilisant l’ensemble de ses
compétences linguistique, culturelle, idéologique. Mécanismes subversifs, car au lieu de ré-
utiliser les mêmes clichés, elles les critiquent et leur donnent d’autres possibilités de signification
et marquent ainsi le déploiement linguistique pour contrer la réification du corps ou des blessures
linguistiques. Avec l’aide de Butler et de Kristeva, nous tenterons d’analyser le discours affectif
du sujet féminin et de mettre en lumière les rapports dialectiques existants entre le sujet parlant et
son énoncé pour y laisser émerger la création d’un lieu où une parole qui rejette, qui refuse est
possible et ainsi libérer la parole prisonnière ainsi que les blessures linguistiques. Cette
perturbation linguistique du départ deviendrait alors lieu de création. Ce lieu sera lieu d’enquête
pour mieux comprendre comment la femme réagit à la violence ou en fonction de la violence
ainsi qu’à sa réceptivité. Cet espace affectif, lieu propice où se mêle énonciation, identité,
subjectivité et agentivité, lui permettrait de défaire le noeud du langage et finalement de dépasser
l’état de survie. Y réside en ce lieu une force ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se
soustraire des oppositions binaires d’une société postcoloniale. Or, nous voudrions proposer une
approche qui vise à revoir la question du langage dans sa relation à la violence dans le but de
mieux saisir l’identité blessée du sujet féminin.
En guise de conclusion, cette recherche aura comme objectif de montrer les enjeux du
pouvoir et ses impositions sur le personnage féminin afin de mieux appréhender son quotidien et
l’affadissement ou le silence qui force à faire disparaître le sujet féminin. Cette approche nous
permettra de faire face aux spectres ou héritages socioculturels sans pour autant basculer dans le
locatif exclusif et réducteur du phallocentrisme pour parvenir finalement à accéder à une montée
de puissance (empowerment). Notre objectif sera donc de définir ce travail de création sur la
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langue comme un mécanisme de survie et de démontrer comment à travers la répétition, les
mots-composés et les sous-entendus et les non-dits, Beyala, Devi et Mokeddem mettent sur pied
un univers cohérent en se servant des déficiences de leurs personnages pour construire leur
monde littéraire, un monde érigé autour des questions de l'altérité, des composantes de l'être et de
ses perceptions tout en s'évadant de l'imposition binaire du langage. Cette recherche tentera alors
de démontrer que la « folie » qu’on attribue au personnage féminin n’est qu’apparente, signe
d’une marginalisation ayant trait à son identité sexuelle et sexuée. Bien au contraire, cette
extravagance qui la caractérise serait liée à un malaise socioculturel et politique qu’on établira
comme de la schizophrénie. Il nous paraît fort clair que la femme dans ces romans se pousse
volontairement à l’éclatement, du langage ainsi que du corps afin d’en apporter un sens nouveau,
un espace affectif propre à elle. Nous allons montrer comment le souffrir et le subir sont présents
comme les constituants essentiels de l’identité féminine, et ensuite comment les protagonistes de
ces romans se situent sur cette frontière entre le statut de victime et celui de survivante. En effet,
comment ces sujets féminins appartiennent aux deux catégories et comment elles font
l’expérience de chacune à des moments différents ou parfois même, simultanément. Ce modèle
de schizophrénie serait, selon nous, un meilleur représentatif du sujet violenté, puisqu’il permet
au souffrir et à la survie de coexister, d’entrer en conflit et de s’unir de sorte à reconnaître
l’identité du sujet féminin et de l’appréhender comme « survivante» plutôt que « victime ».
Notons pour clore cette introduction que nous entamons l’étude des romancières Calixthe
Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem dans une perspective où leurs messages se
complètent, plutôt que d’y voir une approche comparative. Autrement dit, lorsque nous relevons
les thèmes qui se recoupent, c’est pour mieux cerner la perspective de chaque romancière devant
tel fait social, culturel ou politique. Les trois romancières présentent un tableau dans lequel la
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femme est avant tout définie par sa sexualité procréative. Toutes les trois explorent la situation
sociale à travers une mise en scène du corps féminin comme un outil essentiel de la résistance
nationale et à travers lui, elles tentent de donner lieu à une expression de résistance. Cette
expression de résistance apparaît sous diverses formes et stratégies propres à chaque romancière.
Malgré lES différences d’origines, de contextes culturels et les distances géographiques, la
divergence des procédés romanesques qui les séparent, les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem
semblent avoir une finalité similaire que nous tenterons de souligner dans cette étude. Ces
romancières utilisent l’écriture comme « arme » de combat contre l’oppression et les injustices
sociales dont sont victimes les femmes en général et, d’autre part, comme domaine imaginaire et
créateur où s’exprime leur désir de se libérer du joug patriarcal, pour accéder à un lieu où se
mêlent agentivité, identité et subjectivité.
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2 Le corps-traître
Si la décolonisation ou encore l’indépendance se déclare par la signature d’un traité, la
libération psychologique des anciens colonisés nécessite beaucoup plus de travail et de temps
afin de surmonter le processus de décervelage et de deshumanisation auxquels ils ont dû faire
face. D’emblée, se signale l’urgence de conceptualiser ces littératures dites postcoloniales afin
d’y inclure des apports culturels différents, c’est-à-dire la littérature et son contexte socio-
culturel et aussi de mettre en relation les facteurs internes, plus précisément la structure et
l’organisation de ces sociétés et les facteurs externes communs que constitue l’ère de la
colonisation. Le rapport entre facteurs externes et internes dans l'approche des littératures
francophones et postcoloniales nous paraît essentiel dans le but d’une meilleure appréhension de
leur « réalité », car comme nous le suggère Michel Beniamino dans La francophonie littéraire,
« Si la littérature comme polysystème varie, la variation s'explique par des facteurs internes
(endogènes) et externes (exogènes)1 ». Surtout si l’on prend en compte que la question de la
littérature postcoloniale ne se pose pas de la même façon pour ce qui est des vieilles colonies
telles que la Réunion ou l’île Maurice ou encore une colonie de peuplement telle que l’Algérie. Il
faut reconnaître que ces diverses sociétés n’évoluent pas selon une temporalité globale et
homogène face aux problématiques diverses et conflictuelles de leur patrie respective, mais
pourtant, elles partagent certaines problématiques qui leur sont communes. C’est bien dans cet
esprit que la partie suivante entreprendra de faire le bilan socio-historique et littéraire de
l’Algérie, de l'île Maurice et du Cameroun, préambule qui tiendra lieu de cadre à notre propos.
En effet, nous établirons une corrélation entre l’histoire coloniale de l’Algérie, du Cameroun et
1 Michel Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie (Paris : L’Harmattan, 1999), p. 132.
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de l’île Maurice, et les productions littéraires de ces pays afin de mettre en exergue les stratégies
littéraires que partagent Beyala, Devi et Mokeddem. Ces stratégies tendent à se définir non
seulement comme une stratégie postcoloniale de décentrage littéraire par rapport à la référence
convenue mais aussi à donner naissance à une nouvelle thématique de leur engagement.
Apparue en réponse au démantèlement du système colonial, l’ère postcoloniale est loin
de signifier « liberté ». En effet, elle n’a fait que perpétuer, voire aggraver l’oppression à travers
la répression et d’autres formes d’injustices constituant ainsi le cercle vicieux du sous-
développement. Désignés par Françoise Lionnet comme des « geographies of pain », ces trois
pays partagent à différents degrés une histoire dominée par la violence, le colonialisme,
l’esclavage et le néocolonialisme. En conséquence, l’oppression qui a accompagné la
colonisation et la période de décolonisation s’est fait sentir à travers tous les domaines de
l’existence, et a contribué à des conséquences telles que l’aliénation, l’exil, le déracinement, le
déchirement culturel, aboutissant à la crise identitaire, comme en témoignent, généralement, la
réalité vécue et les littératures dites postcoloniales. Tout est à refaire, à reconstruire, car comme
le soutient Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, « la situation coloniale arrête dans sa
quasi-totalité, la culture nationale. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, de culture nationale, de vie
culturelle nationale, d’inventions culturelles ou de transformations culturelles nationales dans le
cadre d’une domination coloniale1 ». Suite à une période de questionnement en ce qui concerne
le no man’s land dans lequel a été projeté les anciennes colonies récemment émancipées, Fabien
P. Nkot et Joseph Paré concluent dans leur ouvrage, La francophonie en Afrique subsaharienne :
« Qu’est-ce donc, pour un Africain, d’être décolonisé culturellement si ce n’est de se
1 Frantz Fanon, Les Damnées de la terre ( Paris : Seuil, 1961), p. 167.
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réapproprier ses valeurs, ses langues et sa culture.1 ». En effet, face à cette perte identitaire
qu’endure l’ex-colonisé et à l’état de déchirement et de déculturation dans lequel il évolue, c’est
tout d’abord à travers la femme et son corps qu’il va tenter de se réapproprier son pays, son
identité, ses valeurs et sa culture. Véritablement, ce qu’il y a de commun entre le corps féminin
noir et le continent africain, c’est qu’ils ont tous les deux souffert de la brutalité (du viol) et de la
domination (l’impérialisme/le colonialisme) de l’homme blanc. En s’appropriant le corps
féminin, c’est leur terre qu’ils tentent de reconquérir.
C’est dire que la femme africaine va servir de tremplin dans la recréation de son monde et
d’avant-propos dans la reconstruction de la vie et de l’identité nationales. Si la femme colonisée
est la victime nommée d’office, celle qui est, pour reprendre Gérard Etienne, « le lieu par
excellence de cristallisation des préjugés2 », il sera de même après la décolonisation. C’est sur
elle que reposera désormais le maintien de la société, celle qui à travers sa pureté et sa chasteté
permettra de renouer avec la patrie de la pré-colonisation. Une évidence que l’on retrouve à
travers la description que font les poètes de la Négritude à son égard, tel le poème senghorien
intitulé Femme Noire (1945), poème qui célèbre le corps-objet de la femme africaine,
représentant l’érotisme, la beauté et la fécondité, tenant l’avant-scène de la littérature masculine
africaine depuis les premiers poètes des années 1930. Suivant le postulat de James Arnold, il en
est de même pour les mouvements de la créolité et de l’antillanité qui sont tout autant marqués
par leur posture sexiste qui marginalise les femmes. Certes, l’image de la femme chez Senghor
représente en quelque sorte une allégorie du pouvoir patriarcal, une poétisation ou une
métaphorisation du portrait idéalisé de la femme africaine à travers les yeux de l’homme. Il
1 Fabien P. Nkot et Joseph Paret, La Francophonie en Afrique subsaharienne (Québec : CIDEF-AFI, 2001), p. 106. 2 Gérard Étienne, La Femme noire dans le discours littéraire haïtien (Montréal : Éditions Balzac, 1998), p. 50.
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faudrait de la sorte insister sur l’analogie qu’établissent ces poètes entre la patrie et la femme, du
fait que la survie du pays dépend du maintien et du contrôle de celle-ci. Ce qui explique
l’extrême rigidité imposée à la femme, quant à son comportement, sa mobilité et bien
évidemment, son expression. La femme et son corps semble tantôt incarner l’ancre qui soude le
bon fonctionnement, assurant la préservation de la société postcoloniale, tantôt l’objet sacrificiel
au nom de la survie de celle-ci. Ce qui explique pourquoi elle est mise sous haute surveillance,
façonnée et contrôlée, sujette à une violence intrépide, car comme le dit René Girard : « La
violence fondatrice constitue réellement l’origine de tout ce que les hommes ont de plus précieux
et tiennent le plus à préserver1 ».
D’autant plus que cette violence qui structure et régit le quotidien de la société
postcoloniale fait partie intégrante de celle-ci; société que Mbembe caractérise comme un
« régime de violence par excellence2 ». À l’instar de Foucault qui théorise l’imposition de la
productivité corporelle, le contrôle et le maintien sur la vie en Occident, Mbembe s’efforce de
soulever la singularité du régime postcolonial qui s’impose en tant que violence. Dans son
œuvre, il dit :
Il ne s’agit plus à proprement parler, ni de rendre les corps dociles, ni de produire l’ordre. Ici, il
n’est plus seulement question du fouet et des bastonnades dont on sait qu’ils rythment la vie
des pénitenciers, des commissariats de police et d’autres maisons d’arrêt où se pratique la
détention administrative illimitée. Il s’agit simplement d’administrer une violence lapidaire et
improductive, dans le but de prélever et d’extorquer3.
D’emblée, cela signale l’urgence de souligner cette violence, qu’elle soit politique,
économique ou socioculturelle, qui fonde la société postcoloniale jusqu'à en faire un des piliers
1 René Girard, La Violence et le sacré (Paris : Grasset, 1972), p. 141. 2 Achille Mbembe. De la postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 110 3 Ibid, p. 172.
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qui assure le fonctionnement de celle-ci. Une violence qui, malgré l’indépendance acquise, loin
de se dissiper faute de trouver un exutoire, se traduit en différentes formes et se poursuit même
après l’ère coloniale pour s’infiltrer dans la vie nationale et postcoloniale. En effet, conclut
Fanon dans Les damnés de la terre : « L’apothéose de l’Indépendance se transforme en
malédiction de l’Indépendance1 ». La violence et la peur qu’elle engendre, faute de promouvoir
un homme nouveau, comme le souligne Sartre dans la préface de ce même texte, génèrent « des
effritements de personnalité, des dédoublements, des dissolutions2 ». Au-delà de
l’assujettissement, cette violence avait comme but d’accréditer le pouvoir administratif agissant
en tant que normatif et légitime et à travers son déploiement, elle y parviendra car ceux et celles
qui ne se conforment pas, n’ont aucune place dans ce système quasi souverain et payeront
l’outrage éventuel par leurs vies. Bref, nous sommes témoins d’un héritage de violence prenant
source de la période coloniale qui, faute de pouvoir s’épuiser, explose aux visages des opprimés
eux-mêmes et finit par marquer toutes les formes de sociabilité pour en faire partie de la société;
une violence qui se réoriente dans une nouvelle dialectique qui sera malheureusement pas de
meilleure augure. Est-ce là une spécificité de la violence, car si elle est facile à déclencher, elle
est d’autant plus difficile à apaiser? Certes, la dialectique de pouvoir autrefois dispersée entre
colon/colonisé se reformule entre homme et femme, de sorte que l’homme incarne le bourreau et
la femme, bien évidemment, la victime. Étant la victime par excellence évoluant au sein de ce
« régime de violence par excellence », il va sans dire qu’elle se répercutera sur la femme et sur
son corps pour en faire un être circonscrit par son sexe et paralysé par la peur. Son pureté, sa
chasteté et sa fertilité seront représentatifs du pays auquel elle appartient.
1 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 88. 2 Ibid, p. 131-132.
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Appartenant à une génération extrêmement politisée qui exprime sa colère contre la
corruption des hommes politiques, dénonce le poids des traditions, vilipende une société
incapable de se défaire du passé, Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem montrent
toute une panoplie de séquelles et de difficultés à se libérer de l’arsenal complexe de la
colonisation. À travers son engagement, cette génération s’efforce d’exprimer le mal africain et
de dénoncer l’incurie et le chaos postcolonial. Pour se faire, le projet littéraire de ces trois
romancières d’expression française réside dans le fait commun qu’elles utilisent comme motif le
corps féminin qu’elles placent au centre de leur contestation des stéréotypes sexistes, racistes et
langagiers et c’est à travers lui qu’elle tentent de remettre en cause les valeurs sociales, les idées
arrêtées et préconçues qui fondent les préjugés postcoloniaux. Investi, violenté et subjugué par le
regard ou les désirs masculins et par une « politique du ventre1 », ce corps se révèle comme une
métaphore de la société postcoloniale et devient ainsi lieu de significations multiples chez des
protagonistes dont le parcours débouche sur une sorte de somatisation du malaise postcolonial.
En d’autres termes, le corps de la femme nous permet d’entrer de plain-pied dans le champ du
manichéisme qui fonde la société postcoloniale, car ces écrivaines y établissent un parallèle ou
une équivalence entre oppression sociale et oppression sexuelle de la femme. Il devient la
surface sur laquelle s’inscrit et se perpétue des rapports de force inégaux étant à la fois lieu de
pouvoir et d’impouvoir, d’affirmation et de négation.
Oscillant entre « corps-machine » et « corps-cible », « corps-docile » et « corps-
résistant », le corps féminin doit faire face à une perpétuelle situation de violence, synonyme
d’une maladie qui gangrène le corps sociétal et le transforme en un corps souffrant autour duquel
rodent l’affadissement et la mort. Ce paradigme critique et outil idéologique que représente le
1 J.F Bayart, Le Politique par le bas en Afrique Noire (Paris : Karthala, 1992), p. 257- 265.
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corps chez Beyala, Devi et Mokeddem revêt une fonction capitale, car comme le suggère Isaac
Bazié, « ce que ce corps sous-tend, c’est aussi ce qu’il entraine à sa suite dans le cadre de
l’œuvre littéraire convoque ou renvoie plus ou moins explicitement à un contexte social, culturel,
à des pratiques et des perceptions diverses et particulières à la fois1 ». Le corps de la femme ne
peut se comprendre que dans le contexte d’étroite imbrication des destinées politiques,
économiques et socio-culturelles et devient dès lors le point de départ pour souligner la
dépravation de la condition féminine en Afrique sub-saharienne, au Maghreb et à Maurice.
Le corps de la fille est en attente de violence du fait que c’est sur lui que la société
s’acharne par diverses pratiques discursives, politiques, sociales et culturelles pour finalement le
transformer, contre son gré, en véhicule hétéropatriarcal à partir duquel et à travers lequel la
société se réalise. Notre propos sera de démontrer que malgré la tentative de réappropriation du
corps visant à transformer ce « corps-cible » en « corps-agent », il finit par être doublement
traître, en ce sens où le corps nouvellement conquis se transforme en « corps-anthropophage ». Il
se retourne inéluctablement contre les protagonistes de Beyala, Devi et Mokeddem et les pousse
davantage en marge de la société sinon à la mort. Ce corps, au lieu de permettre une plus grande
marge de manœuvre dans la quête de liberté et d’agentivité, représenterait plus un labyrinthe, un
monde souterrain à travers lequel les protagonistes ne cessent de s’enfoncer et où la seule issue
semble être la mort. Il exprimerait un drame existentiel enraciné dans la structure patriarcale et
l’échec de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet à part
entière. Ainsi, à travers une perspective sociohistorique et littéraire, notre propos dans ce premier
chapitre sera d’étudier le fonctionnement du corps féminin dans son incohérence du fait de son
rôle non-évolutif ou plutôt contre-évolutif. Certes, si comme le propose David Le Breton, « Tout
1 Isaac, Bazié (dir). « Le Corps dans les littératures francophones », Études françaises 41:2 (2005): p. 5-147.
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questionnement sur le corps exige au préalable une construction de son objet, une élucidation de
ce qu’il sous-tend1 », que représente le corps féminin dans un contexte postcolonial ? Quelles
seraient les modalités littéraires qui traduisent la fragmentation ou la dissolution de l’instance
symbolique qu’est le corps de la femme dans les romans de Beyala, Devi et de Mokeddem et
quels outils expressifs servent à le styliser dans leurs romans ?
1 David Le Breton. La sociologie du corps (Paris : PUF, coll. « Que sais-je?», 1992), p. 26.
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2.1 La littérature nationale et l’écriture des femmes: Cameroun, île Maurice et Algérie
2.1.1 De la littérature nationale à la littérature postcoloniale
Dans ces pays fragmentés que sont l’Algérie et le Cameroun, apparaît une production
littéraire tout aussi fractionnée. Dans un premier lieu, prend essor dans les années 1950 un
discours nationaliste, anticolonial et contestataire, véhiculé principalement par la gente
masculine, qui a eu l’effet d’un véritable coup de fouet pour cette scène littéraire, émergeant au
moment où la production littéraire manifestait des signes d’essoufflement. Cette littérature
souvent caractérisée « de survie », arborant un discours marqué par la violence colonisatrice,
s’efforçait de se réconcilier avec le patrimoine algérien et camerounais afin de se redéfinir selon
sa propre identité sans s’accoler à la raison colonisatrice. Ce discours qui ne peut se comprendre
qu’en relation avec les enjeux politiques pendant cette période de lutte pour les indépendances,
épouse volontiers cette thématique de faire revivre les anciennes valeurs et de redéfinir son
peuple selon sa propre identité sans avoir à s’accoler à une emprise coloniale. Comme le dit
Bayart au sujet de cette littérature nationaliste dans Le Politique par le bas en Afrique Noire,
« La vie du discours nationaliste, l’être vif de son langage semblent obéir à l’existence de ce
registre [la notion d’indépendance], à sa continuité et à sa disparition. C’est au sort fait à cette
notion que semblent obéir les continuités et les discontinuités que révèle ce tissu discursif1 ».
Certes, aux prises avec les réalités sociales et politiques, cette production littéraire est
dénonciatrice et combative, mais malheureusement, ce mouvement nationaliste sera suivi d’un
certain désenchantement de l’effort postcolonial. En effet, cette période de désillusion sera
1 J.F, Bayart et T. Mbembé, Le Politique par le bas en Afrique Noire : Contribution à une problématique de la démocratie (Paris : Karthala, 1992), p. 162.
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marquée par les espoirs déçus de la population en ce qui concerne la gestion de l’administration
postcoloniale. Ayant mis tout l’espoir du pays entre les mains de cette nouvelle administration, la
petite oligarchie responsable de la gérance et du bien-être de ces deux pays a précipité, à travers
les abus de pouvoir et une corruption généralisée, l’effondrement du système socioéconomique.
Au lieu de se battre pour la liberté du peuple et la croissance socio-économique de ces pays, ces
hommes ont mis en place « une politique du ventre1 », que Bayart définit comme une politique
visant à affamer tout le pays au profit d’une infime minorité. Beaucoup d’amertume découle de
la notion d’indépendance qui aurait dû promouvoir la liberté, la dignité et l’identité des sociétés
algérienne et camerounaise post-indépendantes. Et pour cause! L’indépendance dans ces sociétés
s’est avérée être un autre apanage de domination et d’oppression. Cette même classe d’élite qui
repose fondamentalement sur deux piliers, la religion et l’argent, a perpétué le règne oppressif
des colonisateurs et s’est gavée au détriment des groupes minoritaires. Le peuple était encore une
fois relégué à l’arrière-plan, au point où leur destin frisait en permanence la tragédie. Ainsi, cette
période sera marquée par un recul de la réflexion au profit du combat pour la survie quotidienne.
En raison de cela, il émerge un nouvel énoncé discursif contestataire contre cette
dictature de simulacre et de violence, marquant un renouveau dans la littérature. Ainsi dans, cette
atmosphère anthropophage, l’émergence d’une guérilla linguistique a tenté de braquer l’éclairage
sur la faillite postcoloniale et de dénoncer les lourdes conséquences de détérritorialisation,
d’acculturation, d’oppression et des conflits intérieurs dans une société à dominance arabo-
islamique en ce qui concerne l’Algérie. Souvent caractérisée de littérature de combat, la
production littéraire camerounaise et algérienne d’expression française après les années 1950 va
1 Bayart, J.-F. et T. Mbembé, La politique par le bas en Afrique Noire, op. cit., p. 257-265.
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prendre une dimension de témoignage pour soulever les effets de la décolonisation et la
décrépitude qui s’en sont suivis. En effet, la société dépeinte dans les œuvres de Mokeddem et de
Beyala est à l’apogée de la corruption et de la déchéance, une société où la démence meurtrière
accède à l’ordinaire et certainement où la vie humaine vaut moins que les intérêts personnels et
matériels de certains. Les promesses qu’annonçait la libération du pays s’avéreront être des
leurres et au lieu de permettre l’épanouissement du corps social, elles se sont réfugiées sous le
couvert de la foi pour instaurer un terrorisme religieux. La dynamique de pouvoir autrefois
dispersée entre colonisateurs/colonisés se reformule après l’Indépendance en une adversité
féroce entre riches/pauvres, hommes/femmes voire arabisant/francisant en ce qui concerne
l’Algérie. Tout est à redéfinir et à reconstruire chez les peuples algérien et camerounais, à
commencer par leur existence et leur imaginaire collectifs et individuels tout comme leur identité
nationale ainsi que littéraire. C’est la raison pour laquelle Abdelkebir Khatibi, dans son ouvrage
critique Le roman maghrébin, recense les thèmes majeurs de la littérature maghrébine
d’expression française de la façon suivante : « Déchirement, perte de son identité, déculturation,
tels sont les thèmes auxquels se réfèrent volontiers les écrivains d’expression française quand ils
analysent leur propre situation1 ».
L’émergence de la littérature d’expression française d’Algérie est d’autant plus
compliquée que celle du Cameroun et de l’île Maurice du fait qu’elle se crée dans une adversité
linguistique face à l’arabe. Nous l’avons bien compris, à cause de la rivalité qui persiste entre la
vision arabophone et francophone depuis la colonisation, même si la langue arabe avait été
totalement marginalisée jusqu’en 1970, écrire en français est un choix qui porte en lui des
répercussions de grande envergure. Écrire dans la langue du colonisateur, cette langue de
1 Abdelkebir Khatibi, Le roman maghrébin: Essai (Paris : Françoise Maspero, 1968), p. 39.
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l’ennemi suscite beaucoup d’animosité et d’agressivité du côté des nationalistes arabophones qui
n’hésitent pas à entrevoir les écrivains algériens francophones comme des traîtres de l’État
algérien et de les taxer du « Parti de la France ». Même si ces écrivains ont revendiqué leur droit
à la langue française, leur « butin de guerre » pour reprendre l’expression de Kateb Yacine, le
rapport à la langue « marâtre » reste tout de même conflictuel et difficile pour la plupart d’entre
eux. Au fils des années, surtout face aux pressions psychologiques et politiques des intégristes,
certains se sont tus ou exilés et d’autres s’en sont servis comme arme pour défier, blâmer et
dénoncer une culture de violence, héritée de la guerre d’Indépendance, culture entretenue aussi
bien par le terrorisme de l’État que par le terrorisme intégriste.
C’est ce qui explique la forte baisse de sa production dans les années 1963-1965 suite à
cette tension entre arabisants et francisants. L’animosité face à la langue française et la
subversion qu’elle représente est une des problématiques fondamentales quand il s’agit de penser
la littérature d’expression française algérienne dans la manière où elle rompt avec les idéaux
post-indépendants tout en étant un héritage de la colonisation. Le moins que l’on puisse dire est
que pour l’Algérie, la francophonie est vécue comme un drame et cela explique ainsi ce retard au
niveau de la production d’une littérature d’expression française. Si pour l’Algérie, la langue
française persiste comme langue colonisatrice qui l’a déracinée et aliénée culturellement,
provoquant des perturbations psychologiques et une crise identitaire, c’est le contraire pour le
Cameroun. Cette « langue de prestige », comme la décrit Senghor, ou « langue de liberté », sera
continuellement valorisée et administrée à tous les niveaux de la société de sorte à ce qu’elle
intègre la réalité linguistique et socio-culturelle camerounaise. Dans son article intitulé « Le
français, langue de culture », Senghor tente d’expliquer que selon lui, il s’est opéré une complète
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« dissociation de la politique et de la culture française1 » qui résulte du fait que, pour la plupart
des ex-colonies françaises en Afrique sortant de l’ère coloniale, « le français n’y a rien perdu de
son prestige2 ». L’une des raisons étant, selon lui, la douce transition dans laquelle se sont
réalisées les indépendances des pays africains (sauf l’Algérie) et l’autre, le fait que la langue
française persiste comme un outil de grande valeur et de prépondérance pour l’élite qui va diriger
les nouveaux pays africains.
La littérature nationaliste de l’île Maurice diffère de celle de l’Afrique subsaharienne et
du Maghreb. D’une part, parce que Maurice a connu une colonisation atypique du fait que l’île
était inhabitée avant l’arrivée des Français et par la suite, peuplée par une population
« déplacée ». D’autre part, parce que ce mouvement littéraire nationaliste se verra naître sous la
plume d’une petite oligarchie, représentée majoritairement par les descendants de l’ancienne
colonie française. En effet, structurée par la succession de deux régimes coloniaux européens – la
colonisation française jusqu’en 1810-1814 et la colonisation britannique jusqu’aux années 1960
– la démographie de l’île se constitue de peuples venant de différentes parties du monde, se
composant avant tout d’aventuriers, de commerçants, de colons, d’esclaves et, pour finir, de
travailleurs engagés qui arrivent pendant l’ère coloniale britannique. Les autochtones en
l’Algérie et au Cameroun ont été les premières cibles et victimes de la mission civilisatrice à
travers les processus d’acculturation ou encore de déterritorisation qui les ont rejetés dans un état
inférieur sur leur propre territoire. Par contre, ce qui sera la cause de la complexité des rapports
sociaux dans l’espace insulaire de Maurice sera l’échiquier ou la pyramide ethno-socio-
économique constituée de différentes communautés avec en tête de liste les administrateurs
anglais suivis de près par la couche dominante franco-mauricienne, celle qui constitue d’ailleurs
1 Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture ». Esprit, 311, nov.(1962): p. 838. 2 Ibid, p. 837
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l’oligarchie terrienne pour ensuite retrouver les travailleurs engagés et en dernier lieu l’ancienne
population servile. Ce qui sera la cause de la complexité des rapports sociaux dans l’espace
insulaire de Maurice sera l’échiquier ou la pyramide ethno-socio-économique constituée de
différentes communautés avec en tête de liste les administrateurs anglais suivis de près par la
couche dominante franco-mauricienne, celle qui constitue d’ailleurs l’oligarchie terrienne pour
ensuite retrouver les travailleurs engagés et en dernier lieu l’ancienne population servile. Or, ce
tableau sociétal rompt avec le schéma binaire du maître-esclave proposé par Hegel, pour mettre
en évidence une relation triangulaire : maître-engagé-esclave, une relation complexe tant au
niveau de la dynamique de pouvoir et des rapports sociaux qu’au niveau de la concrétisation
identitaire. Malgré ce métissage et ce côtoiement, s’élève un monde « métis » qui s’assume mal
et où les valeurs liées à la blancheur ont longtemps gardé leur suprématie. Il va sans dire que les
nombreuses migrations, ainsi que l'esclavage, ont engendré des conflits et des violences qui ont
marqué l'inconscient collectif de ce petit pays désormais démocratique. Aujourd’hui, l’île semble
sortir de ses très grandes difficultés économiques et sociales, mais l’équilibre reste délicat : de
grandes tensions subsistent entre les communautés.
Bien que l’histoire littéraire mauricienne débute il y a un peu moins de deux siècles et
demi, avec deux ouvrages signés par le voyageur français Bernardin de Saint-Pierre1, il nous
faudra attendre les années 1940 pour voir apparaître ce que Joubert appelle « la littérature des
insulaires », celle qui revendique « l’île comme lieu d’origine et comme destination de leur
projet littéraire et ensuite la littérature des exilés, c’est-à-dire celle des insulaires devenus
1 Voyage à l’Isle de France (1773) et Paul et Virginie (1788), deux œuvres marquant la première apparition de l’expression littéraire de l’Océan Indien, soit la littérature exotique des voyageurs européens.
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écrivains français, sans oublier leur pays natal1 ». Parmi ceux qui ont contribué à faire connaître
cette littérature indianocéanique, figurent des écrivains tels que Malcom de Chazal, Jean Marie
Le Clézio, Carl de Souza, Marcel Cabon, tous des descendants des colons français, qui
apparaissent sur la scène littéraire à partir des années 1940. Connue tout d’abord comme une
littérature de la périphérie du fait que la circulation des œuvres mauricienness hors de l’Océan
Indien était très limitée faute de maisons d’édition, elle a pris du temps avant de faire son entrée
dans le monde littéraire francophone. Par ailleurs, même si cette île de l’Océan Indien est une
mosaïque de langues et d’influences culturelles (l'anglais, le français, le hindi, l'urdu, l'arabe, le
hakka, le mandarin) et un imbroglio linguistique où le créole, l’anglais et le français se côtoient
au quotidien, la littérature est majoritairement francophone. Il est important de souligner que
c’est sous la colonisation britannique que la littérature de langue française s’est développée à
Maurice, surtout à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècles. De toutes les aires
géographiques où l’on évoque une littérature de langue française, l’île Maurice et le Québec sont
les seuls paysages littéraires où cette littérature s’est développée sous la colonisation britannique.
Par conséquent, les écrivains de langue française à Maurice ont été pendant longtemps des
écrivains colonisés.
Ce n’est qu’avec l’implantation de quelques maisons d’éditions locales qui accompagnent
l’indépendance, qu’émerge une littérature mauricienne qui rassemble d’autres groupes
communautaires tels l’ancienne population servile et les ex-engagés. Ces derniers tentent de
contrecarrer un héritage littéraire qui se voulait, au départ, une extension de la littérature
française hors de France, produite par les descendants des colons qui avaient le français comme
1 Jean-Louis Joubert, Histoire littéraire de la francophonie. Littératures de l’Océan Indien. Avec la collaboration de Jean-Irenée Ramiandrasoa. Vanves : Edicef/ Aupelf. « Universités francophones, UREF », 1991, p. 11-12.
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langue première et comme langue de culture. Certes, ces écrivains contemporains ont eu comme
enjeu de rompre avec cette tradition de littérature fondée sur l’imitation de la métropole pour
favoriser une perspective interculturelle en vue de produire un texte « métis » ou « métissé »,
lequel traduit au mieux leur identité. Pour se faire, ils vont commencer par désamorcer l’attitude
paternaliste et moqueuse jusque-là affichée à l’égard du créole et l’intégrer, tout comme d’autres
langues vernaculaires, dans leur écriture de manière à se distinguer de la France. En effet, il
émerge une certaine conscience francophone qui vise à utiliser une langue autre que celle de
l’ancien colonisateur et de la sorte, mener à une renaissance de la littérature à Maurice surtout si
l’on considère le créole comme une langue neuve dont la tradition littéraire reste encore à établir.
C’est dans ces circonstances que nous retrouvons l’écrivaine Ananda Devi qui fait son
apparition, peu après Marie-Thérèse Humbert, sur la scène mauricienne en publiant son premier
recueil, Le poids des êtres, en 1987. L’écriture de cette dernière affiche, de ce fait, une pratique
discursive particulière et incorpore des bribes de phrases en hindi et en créole en vue de célébrer
les interactions et les métissages linguistiques qui ont existé à travers la colonisation, l’esclavage
et l’engagisme. Outre le remaniement de la langue française, on retrouve parmi les thèmes
majeurs de cette nouvelle génération d’insulaires ceux de l’exil et de l’isolement aussi bien sur
l’île qu’en métropole ou ailleurs. Un autre thème récurrent est la quête d’une identité insulaire et
hybride. À force d’avoir été bafoués d’une colonisation à une autre, d’un pouvoir politique à un
autre et laissés pour compte, la quête de l’identité et de légitimation est d’autant plus importante
pour ces insulaires, car on notera que, tout comme au Cameroun, la domination a rejeté l’engagé
qui se trouve malgré lui dans un statut de « coolitude » ou encore « négritude à l’indienne ». Le
néologisme de « coolitude », dérivé du mot ‘coolie’ ou ‘kuli’, habitant de Kula en région Indo-
Gangétique, doit son apparition au poète mauricien Khal Torabully à travers son œuvre Cale
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d’étoiles1. Référence intertextuelle à la négritude césarienne sans pour autant en être un
prolongement, cette notion prône non seulement la commémoration, mais la diversité culturelle
des travailleurs indiens, ceux qui ont été mis en relation avec d’autres espaces culturels comme
tel a été le cas pour les engagés immigrés à Maurice. Loin de tout essentialisme, cet outil
conceptuel refuse tout enfermement sur la couleur de peau et de lieu mais, bien au contraire, vise
à faire l’éloge des échanges transculturels dans l’élaboration des sociétés plurielles et
coralliennes. Dans une interview accordée à Khal Torubally, ce dernier s’explique sur le sujet :
Le statut du coolie permet donc d’agir comme une « case vide » qui permet à toute personne
ayant été migrant, contractuel ou non (car le coolie avait un contrat et il est l’ancêtre des
migrants embauchés d’un pays à l’autre avec un contrat, c’est ce que les anglais appelaient la
Grande Expérience après l’abolition de l’esclavage, car de là dépendait l’avenir du travail
salarié après l’esclavage). Celui-ci peut être breton, lorrain, chinois, japonais, portugais,
mozambicain, malgache, indien… Il est vrai que la plupart des engagés furent indiens, et cela
je ne peux le nier. Mais, je garde la poétique ouverte sur l’altérité2.
L’idée prédominante de cette nouvelle production littéraire mauricienne est donc l’altérité, la
célébration de la diversité, la conjonction et non la concurrence des mémoires dans une société
pourtant multiculturelle, mais où le métissage nuit à la généalogie, invoquant si l’on peut dire
une gêne pathologique. Cette nouvelle littérature sera un moyen de conscientisation pour lutter
contre les communautarismes et la violence qui en découle.
En effet, qu’il s’agisse de l’Algérie, du Cameroun et de l’île Maurice, la langue n’a pas
été le seul héritage de l’administration coloniale, car dans le domaine littéraire, elle dicta la
notion même du roman comme modèle à imiter dans une région où la tradition orale se trouve à
la source même de la société et du patrimoine. Apparaît ainsi dans les années soixante-dix et
1 Khal Torabully, Cale d’étoiles-Coolitude (La Réunion: Éditions Azalées, 1990). 2 La coolitude; interview de Khal TORABULLY par Patricia Laranco : Khal Torabully, http://patrimages.over-blog.com/article-la-coolitude-interview-de-khal-torabully-par-patricia-laranco-51695363.html
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quatre-vingt, une renaissance de l’écriture engagée qui vise à rompre avec la visée hégémonique
de la littérature française des colonies pour s’orienter vers un langage littéraire plus proche de
leur tradition et qui va de la sorte, progressivement, s’autonomiser vers un statut de littérature.
Comme l’avance Charles Bonn, « L’année 1965 marque en effet une sorte de renversement
brutal des perspectives, qu’on pourrait peut-être, avec le recul qui est à présent le nôtre,
considérer comme la véritable entrée dans le post-colonialisme1 ». Certes, la décolonisation
littéraire consistera de sortir de cette impasse et de s’approprier cet outil politique linguistique
qui a contribué à leur propre aliénation, les maintenant dans l’univers du relatif et de l’a-
normatif. En se défendant le plus possible d’être la copie conforme de la littéraire française,
chose qui leur a été pendant longtemps imposée, ces écrivains postcoloniaux vont non seulement
intégrer l’oralité associée à leur culture de sorte à créer un nouveau roman, une écriture « Autre »
d’expression française qui reflète sous une meilleure lumière, l’entre-deux de leur identité pour
créer un univers littéraire qui leur est propre. Reléguée comme étant « mineure» au sens où
l’entendent Deleuze et Guattari2, face à la norme centralisée, cette littérature de la périphérie
s’est, par la suite, forgée son identité dans la marge pour donner lieu à une poétique
« décentralisée » qui se définit, dans une certaine mesure, par l’imposition de la langue de
l’Autre. Décentralisée, du fait qu’elle abordera la langue maternelle, la langue de l’« Autre », en
y incluant, consciemment ou pas, son propre patrimoine et sa propre écriture, un procédé que
Marc Gontard, s’inspirant des écrits de Roland Barthes, définit comme une « violence du
texte3 ». Une violence, du fait que, comme poursuit ce dernier, « L’intervention d’un texte […]
ne se mesure ni à la popularité de son audience ni à la fidélité du reflet économico-social qui s’y
1 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme (dir), Littérature Francophone : Le Roman (Paris : Hatier - AUPELF/UREF, 1997), p. 29. 2 Deleuze et Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure (Paris : Minuit, 1975). 3 Marc Gontard, Violence du texte: La littérature marocaine de langue française (Paris : Harmattan, 1981), p. 138.
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inscrit ou qu’il projette vers quelques sociologues avides de l’y recueillir, mais plutôt à la
violence qui lui permet d’excéder les lois qu’une société, une idéologie, une philosophie se
donnent pour s’accorder à elles-mêmes dans un beau mouvement d’intelligible historique. Cet
excès a un nom : écriture. Cette ‘violence du texte’ était notre propos1 ».
D’autre part, apparaît une écriture et une esthétique de violence, de décentrement, de
rupture, voire de transgression et de questionnement qui deviennent non seulement une arme de
combat contre l’oppression et les injustices sociales dont ils ont été victimes, mais aussi un lieu
imaginaire de re-création. Il est évident que la thématique de la violence est un prédicat du
roman francophone depuis longtemps, pourtant nous serons témoins ici d’un renouveau au
niveau de ses formes et de ses tonalités. À l’instar des années menant aux indépendances où la
violence est un répondant à la violence coloniale, prenant les formes diverses allant de
l’humiliation et du dénigrement à la violence physique et même de la torture de ceux qui
résistent au pouvoir colonial, il apparaît dans les années 1980 une violence qui ne se limite plus
au cadre colonial, voire néocolonial, mais dépeint plutôt les conséquences du pouvoir
nationaliste en soulignant les rivalités et les tensions ethniques et culturelles qui s’en sont
découlées. En positionnant les femmes et les enfants comme ses premières victimes, la violence
se verra beaucoup plus explicite et poussera le lecteur aux limites du supportable. Si la violence
postcoloniale peut s’expliquer comme étant une continuation de la domination coloniale, cette
violence abjecte devra se comprendre comme une manifestation d’une dislocation et d’une
destruction de la société, de la famille et d’emblée des structures communautaires. Cette violence
extrême qui épouse les contours d’une constante quotidienne devient dès lors une synecdoque
d’un malaise qui ronge la société de l’intérieur.
1Ibid, p. 138.
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2.1.2 L’écriture des femmes
C’est sous cette trempe que les premières femmes africaines font réellement leur entrée
sur la scène littéraire. Doublement marginalisées en tant que femmes et appartenant à des
groupes minoritaires, elles qui ont été historiquement muselées par un canon littéraire qui ne leur
laissait pas de place autre que dans le monde de l’oraliture, osent désormais faire leur entrée dans
le monde de la littérature car comme le dit Rangira Gallimore : « Jusqu’aux années 1970, la
femme africaine n’était donc écrite ni pour elle-même ni par elle-même1 ». C’est en effet dans
les années 1980, ceci avec le soutien des grandes maisons d’éditions qui se sont mises à publier
les romancières africaines, qu’une écriture féminine, écriture qui privilégie le roman
autobiographique abordant des thèmes qui se rapportent à leur vie personnelle sans pour autant
bousculer les conventions littéraires établies selon lesquelles la sexualité féminine devait rester
occultée. Comme le précise Brière dans Le Roman camerounais et ses discours, « l’idéalisme
proposé par ces premières écrivaines est moins une manifestation de la recherche inassouvie du
bonheur féminin, qu’une construction didactique visant à offrir des modèles de comportement à
la femme moderne2 ».
À en croire Cazenave, ce n’est qu’à partir des années 1990 que naît une écriture de « la
nouvelle génération », l’écriture de celle qui découvre « le corps comme érogène, zone de plaisir,
mais aussi lieu de souffrance et de connaissance privilégié de soi3 ». En effet, ce deuxième
souffle littéraire représente une rupture radicale avec la société et avec le type de féminisme qui
1 Rangira Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : Le Renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne (Paris : L’Harmattan, 1997), p. 12. 2 Brière Eloïse, Le roman camerounais et ses discours (France : Éditions Nouvelles du Sud, 1993), p. 218. 3 Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman africain au féminin (Paris : L’Harmattan, 1996), p. 13.
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se faisait entendre avant qu’il n’émerge. À l’instar de leurs prédécesseurs féminins, cette
nouvelle génération d’écrivaines fera preuve d’une absence de moralisme ou de didactisme vis-à-
vis de leurs lecteurs et sans mâcher leurs mots, tenteront de remplir les non-dits du discours
féminin. Elles n’hésiteront pas à mettre de côté le ton conciliant de leurs ainées en faveur d’un
« mécanisme de rébellion1 » et d’une approche plus violente et intransigeante, lesquels
bousculeront la zone taboue qui était jusqu’alors la sexualité féminine. Pour ces écrivaines,
poursuit Cazenave, la rébellion s’inscrit « dans une provocation systématique […] à travers le
choix de protagonistes féminins en marge de leurs sociétés et l’exploration de zones culturelles
taboues ou taxées jusqu’ici d’insignifiantes2 » comme le corps et la sexualité féminine. Ce
deuxième mouvement dénonce ainsi cette référentialité collective qui s’accolait à l’écriture
féminine offrant une vision négative de ce corps. C’est de la sorte l’analyse Segarra, « Les
personnages féminins ont intériorisé l’idée masculine du corps féminin ‘ impur’ et réagissent en
le transformant en un corps-forteresse qui résiste aux attaques des hommes souvent
exclusivement scopiques3 ». Or, une vision où le corps apparaît sous son aspect le plus
dramatique et embarrassant surtout en ce qui concerne la sexualité et la maternité symbolisant,
sans aucune contestation, des instruments légaux et sociaux de la domination masculine.
C’est ainsi que ces écrivaines, comme nous le souligne Cazenave, dans son chapitre
intitulé « Le Corps et la sexualité », vont « utilise[r] le comportement sexuel comme argument
politique : pour arriver à un changement de la société en profondeur, ce sont des structures et des
données de base qu’il faut réviser/repenser4 ». Le combat que mènent ces auteures tente de
1 Ibid, p. 14. 2 Ibid, P.14. 3 Segarra, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, p. 78. 4 Cazenave, op. cit., p. 332.
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montrer que derrière ce contrôle qu’impose le patriarcat sur la sexualité féminine se cache une
volonté de réprimer la subjectivité féminine. Pour ce faire, elles proposent une vision de la
sexualité féminine où la féminité ne se détermine plus par la maternité, un acte qui se lira dans
leurs œuvres comme étant désormais un choix conscient et non plus une imposition. En somme,
la spécificité de cette deuxième génération réside dans le fait qu’elle s’acharne à subvertir
l’expérience féminine de sorte à ce que l’identité et la sexualité féminine repose sur la subversion
de l’expérience féminine : le sexe et la maternité. À travers ce processus de réécriture et
d’émancipation du corps, leurs œuvres maintiennent un corps en pleine transformation, qu’elle
soit psychologique ou physique, mentale ou sensuelle, bref, un corps qui essaie de se réinventer,
de se reconstruire et de se reconstituer.
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2.1.3 Beyala, Devi et Mokeddem : leurs projets littéraires
Malgré la différence de leurs origines, des contextes culturels et des distances
géographiques qui les séparent, la divergence des procédés artistiques et les techniques
romanesques, les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem concourent à la même finalité et
semblent avoir une visée similaire. D’une part, ces auteures utilisent l’écriture comme « arme »
de combat contre l’oppression et les injustices sociales dont sont victimes les femmes en général
et, d’autre part, comme domaine imaginaire où s’exprime leur désir de se libérer du joug
patriarcal, et de réaliser certaines aspirations personnelles. Appartenant toutes à la deuxième
génération d’écrivaines francophones, leur écriture est plus audacieuse, agressive et
revendicatrice, marquant à travers une rébellion ouverte, un engagement d’un autre ordre.
Plaçant le corps féminin au cœur de leurs préoccupations romanesques, Devi, Beyala et
Mokeddem veulent rompre avec les silences qui entravent la voix féminine en soulignant la
souffrance qui habite son corps. Pour se faire, leur rébellion s’inscrit dans le fait qu’elles
favorisent à dessein certains types de protagonistes féminins en marge de la société, ces mêmes
protagonistes qui incarnent tantôt le rôle de la victime tantôt celui du bourreau. Leur choix
s’explique du fait que n’obéissant à aucun ordre et n’appartenant à aucun groupe, leurs
personnages parviennent à brouiller les frontières entre les dualismes: victime/oppresseur, sphère
privée/sphère publique, liberté individuelle/ liberté collective. Par ce biais, elles se créent un
espace et un regard privilégiés favorisant non seulement une exploration audacieuse des zones
culturelles tabous telles le corps et la sexualité féminine, mais aussi une plus grande marge
d’expression et de critique de leur société. En établissant clairement une hiérarchie du sexe,
Beyala, Devi et Mokeddem s’efforcent de souligner que l’existence de la femme est non
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seulement circonscrite mais aussi limitée par le même facteur : son corps. S’appuyant sur
l’image de cette femme marginalisée, celle qui doit faire face à une hypertrophie d’agression
extérieure, Beyala, Devi et Mokeddem mettent en place un mécanisme de resistance pour
contredire les exigences orthodoxes et les traditions patrilinéaires qui méprisent la femme : un
monde corrompu où elle est en situation de perpétuelle aliénation, vivant dans une situation de
peur permanente sous la menace de la violence. Cette peur est le résultat de la volonté d’un
système de la réduire à un corps. En termes d’espace, elles montrent que la femme vit dans un
monde clos prédéfini par des normes socioculturelles imposées par le patriarcat et les traditions
anachroniques. Dans le cas où la femme ose défier ces barrières culturelles pour pénétrer dans
l’espace public réservé à l’homme, elle se verra étiquetée de monstre menaçant qui vient
bousculer l’ordre phallocratique. Or, soulignant cet effet paralysant qui résulte de ces prisons
mentale et spatiale, ces trois romancières retracent le parcours de la femme et montrent comment
elle devient inévitablement victime d’un autre, n’ayant de choix que de subir ou de résister
contre l’hégémonie de l’homme.
De cette violence imposée, leurs personnages féminins réagiront par le même moyen : la
violence. Dans une tentative de reposséder leur corps de façon à ce que ce corps n’appartienne
plus aux autres, ces dernières utiliseront de la violence qu’elle soit une violence active,
langagière, épistolaire ou dissimulée sous forme d’automutilation de sorte pour marquer une
rupture irréversible avec l’oppresseur. Cette violente contre-attaque dans leur projet d’écriture
semble essentielle à la configuration d’une nouvelle identité féminine, car comme l’a soutenu
Hannah Arendt, « le besoin de violence si caractéristique aujourd’hui de certains des meilleurs
créateurs, artistes, penseurs, humanistes et artisans, est une réaction naturelle de ceux à qui la
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société a tenté de dérober leur force1 ». Certes, Beyala, Devi et Mokeddem dressent un tableau
où émerge un autre type de femme, la femme rebelle qui tente à travers une violence invétérée de
se libérer du carcan patriarcal. Leurs romans présentent des personnages féminins appartenant à
différentes générations mais toutes étouffées, suffoquées, bâillonnées et émiettées tant par la
société que par leur désarroi quotidien. Jeunes, elles sont victimes de leur corps, de leur pauvreté
et de leur famille. Vieilles, elles se voient reléguées à l’ombre et sujettes au dénuement le plus
abject. Cependant, cette meurtrissure généralisée du sexe féminin n’empêche nullement un salut
exprimé, la plupart du temps, sous forme de rébellion. Une fois débarrassées de la torpeur sociale
qui les frappe, elles s’approprient le droit à la parole, à la vie, à la liberté. Par ailleurs bien que
meurtris, les personnages féminins dans les textes de Beyala, Devi et Mokeddem dictent le
regard du lecteur sur les faits, lieux et conflits qui les assaillent.
Leurs protagonistes se démarquent de telle façon qu’ils osent rejeter cette peur et s’ériger
contre une vie d’effroi, d’alarme et de dépression. Elles subissent certes, mais contrairement à
d’autres femmes, elles osent remettre en question l’idéologie de violence latente et le
déterminisme sexuel qui règnent autour d’elles. De part et d’autre, leur conscience de la
condition des femmes et leur tentative de s’y opposer se fondera sur une colère intransigeante et
des procès sans appel contre un système dictatorial et patriarcal. Le corps étant l’entité sur lequel
la société exerce son contrôle et son pouvoir, les personnages féminins de ce corpus tenteront de
se le réapproprier selon les possibilités qui s’offrent à elles. Violence comme représailles,
comme vengeance ou comme défoulement, cette notion fonde les œuvres des trois romancières.
D’emblée, le processus d’acquisition de la liberté et de l’agentivité sont deux notions capitales
dans leurs projets littéraires, et le corps en devient le premier agent à travers duquel les
1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad., Georges Fradier (Paris : Calmann-Levy, coll. « Agora », 1983), p. 264.
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personnages féminins tentent de se libérer, que ce soit dans la façon d’en disposer que dans le
domaine de la mobilité et de l’expression.
Ceci explique la présence prépondérante de la thématique du corps féminin chez ces trois
romancières, car faisant de lui un lieu d’articulation et de contestation, il produit continuellement
du sens en devenant un terrain discursif sur lequel se rencontrent et se confrontent différents
discours sur les pratiques sociopolitiques et culturelles. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un corps
féminin souffrant, un corps qui évoque la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial. Nous
tenterons ainsi d’interpréter le sens qu’insufflent Beyala, Devi et Mokeddem au corps féminin à
travers leurs diverses représentations, car il n’en demeure pas moins que ces romancières traitent
le corps différemment. Si Beyala opte pour le morcellement du corps comme symptomatique du
mal-être féminin, Devi offre comme motif un riche éventail de corps monstrueux ou animalisé,
correspondant à un désordre du corps humain pour marquer l’oppression et la violence que subit
la femme dans une société à structure rigide où chacun a sa place dans sa communauté, au sein
d’une religion ou d’une culture. Mokeddem, quant à elle, choisit de se concentrer sur le corps en
fuite ou exilé pour contrecarrer le corps féminin algérien cloîtré, voilé et muselé, ce corps de la
fatalité qui doit rester l’ombre de lui-même. C’est en juxtaposant le corps exilé et mobile avec le
corps « immobilisé » de l’Algérienne traditionnelle qu’elle tente de rendre manifeste la totale
abnégation de l’existence de la femme. Le discours féministe de Beyala, Dévi et Mokkedem sera
non seulement libérateur, mais aussi dénonciateur d’une idéologie masculine meurtrière,
oppressive et réificatrice. Ce qui ressort de ces trames romanesques c’est bien la mobilisation des
femmes malgré leurs ethnicités et leurs bagages culturels différents, contre le silence et le
système patriarcal. En présentant une image de la réalité sociale dans laquelle la femme est avant
tout définie par sa sexualité procréative, leurs œuvres tentent de modifier la situation sociale en
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representant le corps féminin comme un outil essentiel de résistance nationale et à travers lui,
elles tentent de donner lieu à une expression à la résistance.
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2.2 Le corps féminin francophone ou une chair mise à nu
2.2.1 Le corps féminin francophone
Selon Gallimore,
Le corps féminin est continuellement soumis à des manipulations d’ordre social. C’est
à travers le corps de la femme que la société se maintient et se perpétue, ainsi le corps
doit être façonné, contrôlé et marqué. Le contrôle du corps se traduit à travers les
injonctions verbales concernant la façon de tenir son corps, régie par un code de bonne
ou de mauvaise conduite. 1
À cause de son caractère provocant surtout parce que le corps de la fille est un corps doublement
menaçant: il est menaçant à l’honneur de la famille ainsi qu’à l’ordre établi. Il est donc
nécessaire de lui imposer certaines restrictions. Si le corps de la petite fille en tant que future
femme ne peut occuper qu’un espace « pré-investi et préformé2 » par la société patriarcale, ce
corps culturellement produit, de par les exigences qu’on lui impose, est donc un corps
d’interdictions dans la mesure où il se définit par rapport à ce qu’il ne peut et ne doit pas faire. Il
ne peut pas et ne doit pas imiter ce que fait le corps masculin, corps libre. Certes, contrairement à
ce corps-libre masculin, le sien représente plus un corps-prison, prédisposé à respecter la place et
l’espace qui lui sont attribués et à se soumettre dès sa naissance aux règles sociales qui sont en
vigueur. Nous verrons que dans la société dépeinte par ces trois romancières, Beyala et
Mokeddem dressent un tableau à dominance musulmane et arabo-musulmane alors que Dévi
nous immerge dans la culture hindoue et créole, la fille, celle qui « n’est que des soucis défoncés
1 Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 15. 2 Malek Chebel, Le corps en Islam (Paris : PUF, 1999), p. 47.
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de soucis 1», est mise à l’écart dès sa naissance ; elle a un tout autre sort que celui du garçon.
Véritablement, il y a une barrière qui est placée dès l’enfance entre le sexe féminin et le sexe
masculin ; disons que la marginalisation du sexe féminin commence dès la naissance en mettant
sans contrainte le garçon sur un piédestal et la fille tout au bas de l’échelle sociale, en la classant,
selon Gérard Étienne, comme « le dernier point du classement morphologique du système
esclavagiste2 ». Cette différence englobe aussi le système d’éducation. S’il y en a une pour la
femme, elle ne ressemble guère à celle de l’homme, car contrairement à ce dernier, son éducation
englobe principalement les tâches ménagères et l’accomplissement de son rôle de femme en tant
que future épouse ou procréatrice ; bref, une préparation afin de quitter la tutelle familiale pour la
tutelle maritale. Les valeurs qui lui sont inculquées sont le respect, la pudeur, la patience et
finalement, de toujours garder les yeux baissés, une évidence qu’on retrouve dans le roman Tu
T’appelleras Tanga, de Calixthe Beyala : « Une enfant doit garder les yeux baissés3 ». En effet,
le corps de la fille, soutient Chebel, « doit être exemplaire de rigidité et de tenant. Ce qui est
valable durant la petite enfance va malheureusement se solidifier et se cristalliser dans une
identité perceptive qui la poursuivra jusqu’à la mort et même après, dans ce prolongement de
l’image de soi qu’est l’éducation de sa propre progéniture4 ». Face à cette tragique destinée, Nina
Bouraoui n’hésite pas à dépeindre le corps de la fille « traître »5, car « il évolue sans tenir compte
de la volonté de l’intéressée, vers un corps de femme, la faisant entrer contre son gré dans le
monde de la féminité adulte6 » : un monde où les lois et impositions se dédoublent et se
resserrent. Une évolution que l’on retrouvera dans notre corpus, car cet enjambement rapide dans
1 Malika Mokeddem, L’interdite (Paris : Grasset, 1993), p. 139. 2 Étienne Gérard, La femme noire dans le discours littéraire Haïtien (Montréal : Balzac-Le Griot, 1998), p. 36. 3 Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga (Paris : Stock, 1988), p. 20. 4 Chebel, Malek. Le corps en Islam, op. cit., p. 47. 5 Marta Segarra, Leur pesant de poudre, op. cit., p. 63. 6 Ibid., p. 63
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ce rôle de femme précipite chez nos personnages un déclin psychique et physique du fait que le
statut de femme entraîne réifications et violences, transformant ces sujets en victimes
potentielles. Elles sortent de l’enfance pour tomber dans le piège de la féminité et au lieu de
s’épanouir à travers cet apprentissage de la vie de femme, ces jeunes adolescentes se sentent
déchirées, vidées et rejetées. Certes, à cause de son sexe, le sujet féminin en devient la victime
nommée d’office et le dépotoir où se vide la violence et la colère de la société, permettant de la
sorte aux groupes majoritaires de se défouler. Elle s’inscrit dès lors dans un paradigme qu’elle
tentera tant bien que mal d’en sortir, celui de bourreau/victime.
Ce paradigme est d’autant plus compliqué du fait que ces sociétés patriarcales contrôlent,
utilisent et monopolisent le corps de la femme de sorte à ce qu’il devient un objet sur lequel la
femme n’exerce aucun pouvoir et aucune expression, se retrouvant parmi les exclus et les sans-
paroles au point où comme le dit Gérard Étienne, « on a l’impression qu’elle n’est pas un sujet
socio-historique, qu’elle n’a pas de milieux institutionnels, bref qu’elle est privée de psychologie
sociale parce que non intégrée aux institutions qui représentent la nation1 ». Ne pouvant se faire
en dissociation de l’espace dans lequel il se meut et en étant même le prolongement dans certains
cas, la description du corps est celle d’un corps absurdement martyrisé et marginalisé, se
définissant uniquement à travers son rôle biologique. Ce qui domine, c’est bien évidemment le
primat du corps procréateur sur le corps érotique. Le plaisir étant qu’un effet collatéral à l’acte de
reproduction, il s’en suivra une desérotisation du corps à travers des mécanismes comme
l’excision et les divers rites qu’on lui inflige tout au long de sa vie pour s’assurer de sa chasteté.
S’y inscrit, à travers ces mécanismes, une tentative de priver la femme de plaisir, de sorte,
1 Étienne Gérard, 1998, p. 80.
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comme le propose Pierre Henry dans L’Érotisme en Afrique Noire : « [qu’] il lui faut passer
d’une sexualité libidineuse à une sexualité socialisée et clanique1 ».
L’anthropologue camerounais Jean-Pierre Ombolo soutient le même postulat dans Sexe et
société en Afrique Noire au sujet du déni de plaisir imposé à la femme à travers le rite de
l’excision. L’excision, dit-il,
Se rencontre très couramment en Afrique noire, elle soulage et limite les appétits
sexuels de la femme. Cette explication (proprement sexuelle) repose sur un fondement
anatomo-physiologique à savoir la présence, dans l’appareil génital féminin du clitoris, organe
sans rôle utilitaire dans le mécanisme de la fécondité, et dont la seule fonction semble donc de
procurer le plaisir érotique. Les sociétés africaines semblent être émues devant ce phénomène ;
aussi certaines d’entre elles se sont avisées de supprimer chez la femme cet organe du plaisir
stérile, donc asocial, pour ne laisser que le vagin, organe du pouvoir fécondant donc social2.
Socialement construite de par son sexe, la femme devient un « corps-producteur » ou alors un
« corps-produit », objet de la société, tel le cas de Tanga dans Tu t’appelleras Tanga et
d’ailleurs, comme elle le souligne, elle n’a aucun pouvoir parce que son sexe l’annule : « Pauvre
mortelle et femme de surcroît. Je ne peux ni interdire ni permettre3 ». Pour Romuald Fonkoua,
sans la présence d’un homme à ses côtés, la femme est vue telle « une figure difforme tandis que
l’homme occupe une place importante qui lui donne un pouvoir démesuré sur le devenir des
individus4 ». La subordination et l’infantilisation de la femme sont très présentes dans ces textes
que ce soit à travers les divers rites qu’on lui inflige tout au long de sa vie ou encore le fait qu’on
lui enlève le droit sur le corps et la possibilité de choisir son époux, poussant de ce fait
1 Pierre Henry, L’Érotisme en Afrique noire : Comportement sexuel des adolescents guinéens (Paris : Payot, 1960), p. 167. 2 Jean-Pierre Ombolo, Sexe et société en Afrique noire (Paris : L’Harmattan, 1980), p. 167. 3 TTT, p. 6. 4 Romuald Blaise Fonkoua, « Écritures romanesques féminines. L’art et la lois des pères ». Notre Librairie Nouvelles Écritures Féminines 117 (1994) : 112-125.
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l’abnégation et le cloisonnement de la femme à son paroxysme. Ainsi, ce « produit culturel1 »
que représente le corps féminin, comme le décrit Chebel, ne se conçoit pas comme autonome
mais comme un prolongement du corps de l’homme qui y investit sans pudeur, sa propre
sexualité et ses lois. Au point où le corps féminin dans ce contexte postcolonial représente un
véhicule hétéropatriarcal servant de point de repère à la société phallocratique. Dans son article,
« African Women, Culture and Another Development », Molara Ogundipe-Leslie montre que
Women are shackled by their own negative self-image by centuries of the interiorization of the
ideologies of patriarchy and gender hierarchy. Their own reactions to objectivize problem
therefore are often self-defeating and self-crippling. Woman reacts with fear, dependency
complexes and attitudes to please and cajole where more self-assertiveness and action are
needed2.
En effet, cette pression collective et la domination virulente de la société phallocratique peuvent
aisément expliquer le fait que la femme finit par s’objectiviser ou se chosifier elle-même et tenter
à reproduire les mêmes conditions de leur oppression, car ceci étant le seul moyen pouvant lui
permettre d’acquérir un semblant de pouvoir et d’autorité. En somme, nous retrouvons dans ce
cadre un corps féminin desérotisé, infantilisé, dénigré, séquestré qui se définit par l’homme, à
travers l’homme et appartenant à l’homme. Cette problématique devient un lieu commun chez
Beyala, Devi et Mokeddem. C’est par le biais du corps qu’elles remettent en cause les valeurs
sociales, les idées arrêtées et préconçues qui finalement construisent leur réalité romanesque.
1 Malek Chebel, Le corps en Islam, op. cit, p. 47. 2 Ogundipe- Leslie Molara, “African Women, Culture and another Development.” Journal of African Marxists 5 (1984): 89.
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2.2.2 L’écriture du corps ou l’écriture impudique
Dans un premier temps, le fait d’assumer la posture d’écrivaine dans un contexte
postcolonial et patriarcal est synonyme d’un acte politique et subversif, car comme le suggère
Gallimore, la femme qui écrit
[…] force son entrée dans un locatif qui lui était préalablement interdit, elle s’élève à un rang
supérieur et se place en dehors de la structure sociale qui lui était réservée. Par ce mouvement
subversif, elle enfreint les règles préétablies par la tradition et la coutume et se marginalise
inéluctablement. Pour la femme africaine, écrire, c’est se placer volontairement en marge de la
société1.
Nous comprenons donc que pour la femme, l’acte d’écrire sur le corps est un acte
doublement subversif, d’une part, parce qu’elle s’arroge la prérogative de l’homme qu’est
l’écriture et d’autre part, parce qu’elle ose lever le voile sur cette zone interdite et tabou que
représente le corps de la femme. Cette nécessité d’écrire est donc synonyme d’une double
subversion autant par le choix des thèmes francophones que par la manière de les aborder.
Beyala, Devi et Mokeddem font parties des écrivains de la nouvelle génération, ceux qui ne
veulent plus se taire ni se cacher derrière les mots. Libérés et très critiques, ces écrivains de la
nouvelle génération parlent ouvertement, insolemment de ce corps, qui habituellement et par
décence, est réservé, tenu secret, caché, interdit au risque de déranger l’ordre des choses et la
bienséance. Certes, le corps est aujourd’hui partout : il est mis à nu, dévoilé, exhibé ; il est mis en
scène sur la scène des textes romanesques qu’il articule et dynamise.
Cette deuxième vague d’écrivains a mis de côté le ton conciliant de leurs prédécesseurs
en faveur d’une approche plus violente et intransigeante, pour affirmer dans un acte politique, un
« je » actif et individuel. Ce « je » que l’on retrouve dans leurs romans aspire à se faire entendre,
1 Gallimore, op. cit., p. 15.
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à entrer en existence et à se définir selon sa propre individualité, en s’inventant de nouveaux
codes de conduite y compris l’exploration de leur corps et de leur sexualité. Un des traits des
plus remarquables des nouvelles écritures romanesques francophones est, sans conteste, cette
tendance excessive à la transgression des tabous et des interdits. La débauche sexuelle, comme la
débauche sociale, est exposée, étalée, pourrait-on dire, en public, insolemment, comme par défi
ou par provocation, avec une volonté manifeste de choquer, de restituer le vécu quotidien, les
laideurs de la société dans toute leur verdeur, sans jouer hypocritement avec ou sur les mots, par
conformisme ou par convenance. Tels des obsédés textuels, des romanciers comme Jean-Marie
Adiaffi, Sony Labou Tansi, Maurice Bandaman, Baenga Bolya, Giselle Aka, Alain Mabanckou,
Sami Tchak, pour ne citer que quelques-uns, violent les interdits et se délectent, pour ainsi dire,
dans une écriture osée du corps et dans une langue fortement charnelle, volontairement
choquante. Ils parlent du corps et du sexe, sans retenue aucune, les décrivent crûment,
dépeignent avec force, détails et sans maquillage, des scènes érotiques ou pornographiques, des
séances d’orgies sexuelles ; ils présentent complaisamment des sexualités déviantes, interdites,
transgressives, désordonnées, débridées ou libérées.
Tâche d’autant plus difficile pour la femme dans un milieu où écrire équivaut à « se
mettre à nue », elle se positionne dès lors comme « imposteur ». D’emblée, elle aura la double
tâche de non seulement se mettre « à nue » en prenant la plume, acceptant les risques que cet acte
comporte au niveau de la provocation générée, mais aussi de dévoiler un corps féminin jusque-là
voilé, caché et infantilisé. Elles ne mâchent plus leurs mots ; elles crachent des grossièretés,
décrivent crûment les vices sexuels, les laideurs sociales et mettent devant nos yeux et devant
nos responsabilités ce que la société hypocrite cache habituellement par fausse pudibonderie.
Avec elles, la parole est libérée pour dire enfin ce qui est. Ainsi, la crudité des mots et le
dévergondage textuel veulent, sans euphémisme ni fausse pudibonderie, dévoiler et dire à la fois
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la débauche sexuelle et le désordre social ainsi que le malaise et le mal-être d’une société
moderne, déboussolée, sans repère et sans ordre. À travers une réflexion profonde sur des
mécanismes de fonctionnement de la société, elles nous proposent une littérature de l’urgence et
de la subversion par rapport aux questions socio-culturelles abordées. Cette littérature est
subversive, selon les principes de définition de Kristeva du fait que cette nouvelle écriture
s’ouvre sur la possibilité de significations multiples, on retrouve le leitmotiv du corps féminin
pour contrer une certaine idéologie politique, culturelle et philosophique mise en place par la
société phallocentrique. Complexe et en devenir, cette nouvelle écriture du corps sert à signifier
autre chose que lui-même et témoigne tout d’abord d’un désir de rupture et de transformation
vers l’émancipation féminine en dressant un tableau de la situation sociale et politique dans
laquelle les romancières évoluent.
De plus, les trames romanesques de Beyala, Devi et Mokeddem prennent en charge un
discours exhibitionniste et une écriture impudique qui s’obstinent à mettre à nu le corps féminin.
Comme nous l’annonce La Mouna dans Moi, l’Interdite, « Cette violence n’est pas celle que l’on
voit en soulevant un rideau : c’est celle d’une chair mise à nu1 ». D’une part, cette écriture qui
dénude se révèle comme une stratégie efficace pour pointer du doigt la société postcoloniale dans
toute sa nudité, cet univers de laideur qui se cache derrière maints tabous afin de perpétuer son
règne de violence et dans lequel le corps social est affecté de maladies, mutilations et
déformations. D’autre part, en laissant tomber le voile qui représente conformisme, oppression et
tradition, le corps féminin dans sa nudité représente désormais un canevas qui permet à ces
romancières une réécriture du sujet féminin. C’est d’ailleurs ainsi que le souligne Augustine
1 ML, p. 7.
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Asaah, dans son étude intitulée « Entre Femme noire de Senghor et Femme nue, femme noire de
Beyala : réseau intertextuel de subversion et d’échos1 »:
Le déshabillement devient absence d’interdits et de complexes, en rupture de ban. Bref, la
dénudation qui est véhiculée […] s’avère un acte politique visant les codes socio-culturels
constitutifs des lois du père. […] Il s’agit en effet, de déconstruire et de décentrer le déjà-dit
[…] afin de dévoiler le non-dit et de recentrer la vue sur le corps dans tous ses états de
jouissance, d’aliénation et de souffrance. Bref, la dénudation se veut la démystification de la
femme mystifiée2.
Débarrassées des interdits et complexes accolés aux vêtements, Beyala, Devi et Mokeddem
initient leur personnages à des rôles peu conformes et par là, elles parviennent plus facilement à
rejeter les pratiques et institutions traditionnellement privilégiées comme le mariage, la maternité
ou encore l’hétérosexualité en faveur d’autres expériences. À la place de la pudeur qu’on
reconnaissait à la première génération d’écrivaines, ces trois romancières arborent une écriture
non-conformiste se voulant un contre-discours face à l’Histoire coloniale et postcoloniale où le
sujet féminin évolue non plus comme l’objet de l’Histoire mais plutôt comme « créatrice
d’histoires, initiatrice de discours et utilisatrice du langage3 ».
Par ailleurs, cette « chair mise à nue » est essentielle dans le projet de faire éclater en plein
jour les violences faites à son corps et de dévoiler, comme le mentionne Nathalie Etoke dans
Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, à quel
point « Le souffrir et le subir sont présentés comme les constituants essentiels de l’identité
féminine4 » et le corps en portent les traces. Face à cette nudité, nous n’avons pas d’autre choix
1 Augustine Asaah, « Entre femme noire de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : Réseau intertextuel de subversion et d’échos. » French Forum, Volume 32, no 3, Fall (2007):107-122. 2 Ibid, p. 115. 3 Ibid, p. 112. 4 Nathalie Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara (Paris : L’Harmattan, 2010), p. 69.
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que d’attester, dans la splendeur ou dans l’horreur, de l’état de meurtrissure dans lequel se trouve
le corps individuel et social. Il est intéressant de noter que ce ne sont pas seulement certains
personnages qui sont mutilés, déformés ou malades, mais cette dégénérescence revient comme
leitmotiv dans leurs œuvres. Le degré de mutilation ou de maladie ne fait que symboliser
l’intensité de leur malheur, de leur mal-être, de leur désespoir, voire une vie au relent tragique.
Qu’il soit animalisé, mutilé, morcelé ou vidé, c’est un corps dont les fonctions biologiques sont
perturbées et d’autant plus affectées par des dysfonctionnements psychosomatiques. Tous les
non-dits et la pudeur autrefois associés au corps de la femme seront épargnés en faveur d’un
discours exhibitionniste du corps. Il s’agit alors ici d’interroger la visibilité du corps féminin
dans toute sa détresse afin de déloger et de dénoncer avec preuve à l’appui cette suprématie
mâle.
Si le « statut du corps » comme le souligne Baudrillard est « un fait de culture », c’est à
travers lui que la société se donne une image d’elle-même puisque « le mode d’organisation de la
relation au corps reflète le mode d’organisation de la relation aux choses et celui des relations
sociales1 », nous verrons que contrairement à un ensemble bien organisé à l’image d’une
architecture parfaite dont parle la Genèse, Beyala, Devi et Mokeddem introduisent des
personnages féminins qui brillent par leur dismorphisme tant physique que psychique,
reproduisant un discours problématique en présentant au niveau romanesque une image de la
réalité sociale dans laquelle la femme est avant tout définie par son corps et par la dimension
psychologique du non-développement. En effet, cette quête initiatique de la liberté et de
l’agentivité par la réappropriation du corps donnera lieu, volontairement ou involontairement, à
des métamorphoses de celui-ci, une mutation autant morphologique qu’ontologique. Ces
1 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort (Paris : Gallimard, 1976), p. 200.
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métamorphoses sont des techniques de camouflage pour se conserver et survivre, changer de
peau, devenir caméléon, afin de riposter aux agressions de la vie en société dirigée, car l’on se
rend compte qu’elles intègrent progressivement l’idée que leurs corps peuvent servir à autre
chose qu’à jouer des rôles sociaux secondaires. Toujours est-il que de telles situations se vivent
dans un profond malaise et forcent la femme à vivre son corps d’abord comme une arme, mais
finalement comme un handicap. À travers leur parcours contestateur, subversif, transgressif,
aucune négociation ne semble possible, repoussant les protagonistes davantage en marge de la
société et dans certains cas au seuil de la folie et de la mort. La réalisation de ce corps qui leur
échappe, provoquera chez la femme une destruction mentale ou un dysfonctionnement psychique
au relent psychosomatique et même suicidaire.
Cette négociation permanente entre le physiologique et le psychologique correspond au
concept de pathologie psychosomatique que Fanon définit comme étant :
L’ensemble des désordres organiques dont l’éclosion est favorisée par une situation
conflictuelle. Psychosomatique car le déterminisme est d’origine psychique. Cette pathologie
est considérée comme une façon pour l’organisme de répondre, c'est-à-dire de s’adapter au
conflit auquel il est confronté, le trouble étant à la fois symptôme et guérison1.
Ces métamorphoses et transformations de nature différentes chez les trois écrivaines
seront le résultat du dimorphisme social et sexuel dont la femme fait l’objet. Symptomatiques de
maladies, ces corps souffrants ou changeants seront appréhendés dans cette étude comme un
système de signes d’un langage sur un malaise profond en rapport avec la répression et
l’oppression qui s’exercent sur les protagonistes prises en comptent dans cette étude. Prenons par
exemple les cas de La Mouna dans Moi, l’Interdite qui se transforme en loup-garou, Tanga dans
Tu t’appelleras Tanga dont le corps se transforme en un corps de pierre ou encore Sultana dans
1 Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 346.
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L’Interdite qui se désintégre « en plusieurs moi1 ». Véritablement, la désintégration,
l’animalisation et le morcellement qui s’y opèrent au niveau de la morphologie et de la
perception du corps soulignent un important paradigme, évoquant un lieu de contradictions puis
de souffrance dans les littératures francophones. Ce corps fracturé et asymétrique décrit
désormais l’échec des indépendances tant que le sujet féminin postcolonial, c’est-à-dire une
personne « récemment sortie de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci devant être
considérée comme une relation de violence par excellence, de servitude et de domination2 » : une
expérience dont les séquelles se font encore sentir. En écho à Achille Mbembé, Cazenave
propose que « la détérioration physique est une progression continue, apparition extérieure d’un
conflit intérieur non résolu3 ». Un « conflit » qu’elle semble incapable de résoudre. Surface
propice à des manifestations psychosomatiques ou à des psychoses réactionnelles, ce corps
fragmenté va de pair avec l’émiettement du discours féminin. Lieu de controverses et de
contradictions, ce corps est un corps qui parle, qui (d)énonce et qui joue à la fois le rôle du
souffre-douleur et celui du porte-parole de la femme. Faute de pouvoir prendre elles-mêmes la
parole et s’ériger contre cette dictature de violence, c’est le corps des personnages, qui à travers
leurs transformations ou métamorphoses font preuve de témoignage. Il faudrait mentionner le
constat de Nathalie Etoke, selon lequel « Le corps féminin stellaire qui s’auto-détruit se veut
allégorique du destin contrarié d’une Afrique désormais revêtue des oripeaux de la fatalité et du
non avenir4 ». Cela exprime un drame existentiel enraciné dans la structure patriarcale et l’échec
de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet à part entière. De ce
fait, le corps souffrant féminin reflète non seulement la condition de la femme au sein d’une
1 LI, p. 140. 2 Mbembe, De la postcolonie, op. cit., p. 139. 3 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p. 181. 4 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 40.
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société postcoloniale mais agit aussi en tant que métaphore de celle-ci. Comme le conclut
Nathalie Etoke : « La situation où la récurrence du thème de la maladie confond le destin
tragique du personnage et le destin national. Le corps féminin devient le champ discursif sur
lequel s’écrit la critique systématique d’un corps politique malade, un corps dont les fonctions
sont perturbées, un corps où siège la douleur endurée par des populations impuissantes1 ».
L’écriture du corps se révèle provocateur et subversif : non seulement il dérange les
habitudes et la décence, mais il participe à cette quête de liberté et à cette entreprise de libération
de la femme. Libérer la femme des complexes traditionnellement et socialement admis ; libérer
la femme des tabous et interdits sexuels et démystifier le corps afin qu’elle puisse en jouir, sans
peur et sans complexe et gérer son plaisir sexuel, à sa guise, en toute conscience et
responsabilité. Les valeurs humaines sont renversées, piétinées, bafouées et il est tout à fait
normal que cela s’en ressente dans le langage, un langage qui colle à la réalité et la restitue telle
qu’elle est. La vulgarité du langage et le dévergondage textuel sont aussi une manière de faire
vrai. Il s’agit, en effet de rompre avec le mensonge social, la supercherie collective, les
convenances hypocrites pour dévoiler, sans détour et sans faux-fuyant, la superficialité de
l’homme et l’avilissement dont il peut faire preuve. Il s’agit de traduire, telle quelle, la réalité
sociale sans masquer la vérité indécente. On comprend alors que le débridement des instincts et
l’usage forcené du langage grossier et vulgaire ne sont pas gratuits ou simplement provocateurs :
ils sont porteurs de la signification des textes romanesques. Au-delà des grossièretés et des
obscénités, par-delà les considérations morales, les répugnances, les transgressions expressément
outrancières et provocatrices, l’écriture du corps, le discours charnel ou la débauche textuelle
sont à l’image de la débauche sociale. On l’aura compris : derrière la violence et la crudité des
1 Ibid, p. 48.
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mots, derrière le langage corporel, vulgaire, obscène, se dissimule une violente satire de la
société où les valeurs sont sens dessus dessous, un monde où les injures et les insultes sont des
plus banals, tant la perversion a franchi depuis longtemps les limites du supportable. C’est le
sens du combat de Beyala, Devi et Mokeddem.
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2.3 Conclusion : La thématique du corps ou la double métaphore
En accordance avec Ghizlaine Laghzaoui, qui, dans son article « L’initiation : le corps
dans tous ses états », soutient que « Le corps dans la littérature initiatique en général et dans la
littérature africaine en particulier occupe une place prépondérante que l’on peut ignorer […] Le
corps est le théâtre de l’initiation, l’acteur principal et le spectateur, il est sur tous les fronts : il
en constitue le point de départ et la finalité1 », la thématique du corps « in-forme » également les
œuvres de notre corpus. Elle constitue le point de repère pour dénoncer la marginalisation de la
femme dans les sociétés francophones. En définitive, le corps devient une métaphore de la
souffrance et de l’abnégation sociale de la femme et ces trois romancières, Calixthe Beyala,
Ananda Devi et Malika Mokeddem, choisissent à travers son dévoilement et son déploiement de
dénoncer le patriarcat et de mettre le mâle (et le mal) à l’index. De fait, la représentation du corps
chez ces trois romancières comporte une double connotation. Étant à la fois, corps et discours,
agissant comme « pré-texte2 » et « avant-texte3 » il porte en lui les marques de l’Histoire. Certes,
à la fois social et romanesque, il « apparaît comme un lieu par excellence de l’inscription
d’expériences complexes – esclavage, colonisation, métissage, tensions politiques et sociales
[…] et devient ensuite un lieu idéal de figuration de divers conflits4 ». En effet, dans cette
guérilla littéraire que proposent Beyala, Devi et Mokkedem, le corps féminin devient un lieu de
tension et un espace symbolique à l’intérieur duquel se déploie la tragédie postcoloniale. Investi,
violenté et subjugué par le regard ou les désirs masculins, ce corps se révèle comme une
1 Ghizlaine Laghzaoui, « L’initiation:le corps dans tous ses états ». Études Françaises, 41:2 (2005) :25. 2 Isaac Bazié (dir), « Corps perçu et corps figuré ». Études françaises. 41:2 (2005) : 13. 3 Ibid, p. 13. 4 Ibid, p. 7.
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allégorie de la société postcoloniale et ainsi lieu de significations multiples chez des
protagonistes dont le parcours débouche sur une sorte de somatisation du malaise postcolonial.
Le corps devient la surface sur laquelle s’inscrivent et se perpétuent des rapports de force
inégaux. Il est à la fois lieu de pouvoir et d’impouvoir, d’affirmation et de négation. « Corps-
machine » ou « corps-cible », le corps féminin doit faire face à une perpétuelle situation de
violence, synonyme d’une maladie qui gangrène le corps de la société et le transforme en un
corps souffrant autour duquel rodent l’affadissement et la mort. Violence que l’on inflige au
corps individuel et social, violence du code de conduite et du comportement, violence de la
reformulation des liens sociopolitiques ou encore violence institutionnelle, cette violence
lapidaire, que l’on subit et que l’on fait subir, s’insinue dans les moindres interstices de la
société. Véritablement, la violence qui fonde la société postcoloniale s’inscrit sur un double écru,
individuel et collectif, et marque ainsi les formes de sociabilité générale, se répercutant sur le
corps de la femme pour en faire la victime par excellence. Chez Devi et Beyala, il persiste une
animalisation et une hypersexualisation du corps féminin, accompagnées d'une violence
lapidaire, que ce soit sous la forme de sévices sexuels, de mutilations et d’auto-mutilations. Alors
que chez Mokeddem, il en ressort plutôt un corps injurié et habité par la peur, un corps affaibli
végétant dans un état de somnambulisme permanent. Certes, un corps qui se vide, « qui fait
grève de tout1 » et qui vit dans « un isolement blindé de silence2 ». Animalisé, meurtri,
désérotisé et réduit à son usage de procréation, le corps féminin contient en lui seul toute
l’injustice faite à la gente féminine car c’est un corps aux prises avec l’héritage colonial et la
violence postcoloniale qui nous est présenté dans cette étude. Comme le dit Ève dans Ève de ses
décombres d’Ananda Devi, « Je suis en négociation permanente. Mon corps est une escale. Des
1 LI, p. 109. 2 LI, p. 106.
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pans entiers sont navigués. Avec le temps ils fleurissent de brûlures, de gerçures, Chacun y laisse
sa marque, délimite son territoire1 » ou encore Sultana qui conclut que « Malgré mes fonctions
[de médecin] et mon apparence, mon corps appartient à la confrérie des candidates à la
boursoufflure du ventre, aux fidèles du culte de la matrice2 ». Objet de violence, source de
souffrance, sa représentation au sein de notre corpus s’opère toujours en termes de conflit avec
l’autre et soi-même. Certes, comme l’affirme Nathalie Etoke : « Un constat s’impose : le corps
féminin se retrouve prisonnier d’un dualisme opposant collectivité et individu. Il représente au
niveau littéraire les aspirations politiques d’un peuple en quête de liberté ou les aspirations d’un
sujet féminin qui tente de s’affranchir des structures hétéropatriarcales3 ». En somme, le corps
individuel devient le corps social et prend en charge l’expression du conflit postcolonial tragique.
Celui-ci s’exprime par une poétique charnelle. Il s’agit de dire par le corps, par des images de
corps, par un ressenti physique. Il y a comme un processus d’incarnation de la parole, une
incarnation de l’inarticulable qui parvient à se transmettre.
1 Ananda Devi, Ève de ses décombres (Paris : Gallimard, 2006), p. 20. (ED) 2 LI, p. 126. 3 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 148.
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3 Entre un terrorisme de la chair et une révolte du corps
3.1 Introduction
Maintenant que le terrain a été relativement déblayé, qu’on est plus ou moins sensibilisé
au drame existentiel de la femme après avoir positionné son corps au sein d’une société aux
contours postcoloniaux, nous aborderons dans cette partie le culte et le déploiement de la
violence. Nous retrouvons chez Beyala, Devi et Mokeddem une violence assourdie que l'on
inflige au corps social et individuel, une violence du code de conduite et institutionnelle, une
violence que l'on subit et que l'on fait subir et qui s'infiltre dans les moindres interstices de la
société. Nous retrouvons chez ces romancières une violence qui circule là où les paroles se sont
tues et qui fonde les modes comportementaux du groupe, car nul n’ose la remettre en question.
Elles insistent sur cette violence en vue d’offrir une réflexion sur la complexité de ce phénomène
individuel et collectif, du fait qu’elle mène à une reformulation de la perception du corps
féminin, par la société et par la femme elle-même. Ce qui aboutit finalement à une nouvelle
réalité sociale du corps ou encore une nouvelle doxa corporelle. Évoluant de sa position initiale
de corps-objet, étant l’image d’un corps véhiculée par la culture patriarcale à laquelle la femme
doit se conformer, nous verrons comment à travers sa quête de réappropriation du corps, celui-ci
se transforme, à travers l’expérience de la violence qui marque le corps tant que la mémoire, en
corps-vécu. Certes, nous serons témoin de l’évolution d’un corps qui se construit dans l’usage,
dans l’apprentissage et dans l’espace-temps. D’emblée, nous voudrions voir à quoi donne lieu
cette transformation.
En raison de sa présence étouffante qui imprègne nos textes, la violence et son impact sur
le corps a agit comme ligne directrice de la lecture et nous nous sommes intéréssé aussi bien à sa
diffusion qu’à sa réception et ses effets. Comme le propose René Girard, dans La violence et le
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sacré, « La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. À
la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier
à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée1 ».
Étant la victime nommée d’office par la société, il n’est pas surprenant que cette violence se
traduise en différentes formes (physique, économique, psychologique, linguistique, sociale,
politique) et faute de trouver sa cible, se répercutera sur la femme. Dans une société où on les
accuse de mettre en péril l’ordre établi parce qu’en marge de celle-ci et où elles sont perçues
comme prostituées, criminelles, folles ou encore ennemies, les atrocités dont font face les
personnages féminins pris en compte dans cette étude, sont parfois indescriptibles. Dans ce
contexte de violence et d’horreur constituant un univers chaotique, seuls deux choix leur sont
possibles : préserver le sentiment de continuité et de subjectivité de leur propre existence en
résistant à cette violence ou renoncer à leur identité à travers l’assujettissement. Si elles optent
pour la préservation et la subjectivité, comment alors s’affranchir de cette terreur omniprésente si
ce n’est par une contre-violence d’autant plus terrible surtout si, comme le mentionne Sartre au
sujet de la violence des colonisés dans la préface de l’ouvrage de Fanon, Les damnés de la terre,
« Il faut rester terrifié ou devenir terrible2 ».
Faute de pouvoir la contenir, la violence des opprimées éclate en plein jour, qu’elle soit
contre les autres ou contre elles-mêmes, et nous sommes témoins durant des pénibles parcours
des protagonistes féminins tels Tanga dans Tu t’appelleras Tanga3 ou Ève dans Ève de ses
décombres4, de gestes criminels, mutilatoires, auto-mutilatoires, de stratégies narratives aussi
déroutantes que subversives et qui détruisent tout sur leur passage. Bref, il apparaît une violence
1 Girard, La violence et le sacré, op. cit., 1972, p. 11. 2 Fanon, op. cit., p. 20 3 TTT. 4 ED.
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intrépide qui se traduit comme une conséquence directe à la nature violente de l’oppression
qu’elles subissent et qui provoque une stupeur d’autant plus odieuse qu’elle provienne de la
femme. Si, comme nous l’avons montré, la violence de cette dictature avérée se répercute tout
d’abord sur le corps de la femme, comment réagit-elle face à cette violence et quelles en sont les
conséquences ? Par la suite, comment prend-elle position contre cette violence de sorte à sortir
de sa position de victime latente pour devenir une force de frappe au sein de ce système séculaire
et terroriste ? Les romans que nous étudions décrivent divers actes et sites de violence
spécifiques à la femme et examinent les effets de viol et d’autres violences sexuelles, d’abus
physiques et psychologiques qui se répercutent sur elle. La partie suivante examinera donc les
différents types de violence et les personnages féminins violentés et violents dans ce corpus dans
le but d’illustrer par quels moyens tentent-elles de se dégager de cette dynamique oppositionnelle
que représente finalement la violence du genre.
La première analyse intitulée « Violence et corps ou ce corps colonisé » s’efforce
d’illustrer l’impasse socio-culturelle dans laquelle se trouve la femme et se concentre sur la
tentative de réécriture du sujet féminin et de revenir sur les bons nombres de vérités et de non-
dits que véhiculent l’Histoire dans Femme nue, femme noire1 de Beyala et Ève de ses décombres
d’Ananda Devi. Le projet de ces deux romancières se place sous le double signe de la
dénonciation à travers une remise en cause du fondement inégalitaire des rapports entre hommes
et femmes. Voulant ébranler cette image féminine fondée sur une vision du corps féminin passif,
sans autonomie et sans expression, elles mettent en scène deux adolescentes hypersexualisées qui
se transforment en machine de guerre. Usant du sexe comme terrain de combat et du corps
comme arme, Irène et Ève dénoncent ce simulacre de dictature et contrecarrent chaque attribut
1 FN.
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du sexe masculin jusqu'à l’incarner. À la place d’une femme circonscrite par son sexe, l’on
retrouve, dans ces deux textes, une femme qui fait preuve de « domination sur l’autre1 » au point
de pouvoir arracher à l’homme sa virilité. En définitive, elles ne font même plus la distinction de
sexe : à leurs yeux, un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer. Assumant le rôle
de guerrière, faisant preuve d’une sexualité meurtrière et jurant avec les notions stéréotypées de
la femme, qu’en est-il de leur rébellion ? L’enjeu sera d’étudier la sexualité comme expression
d’une résistance et surtout de souligner les finalités de cette quête. En effet, nous voudrions voir
ce à quoi aboutit la tentative d’Irène et d’Ève d’usurper le rôle traditionnellement attribué à
l’homme : rôle sexuel, autoritaire, actif.
Nous examinerons dans la deuxième analyse « Violence et sexe ou ce corps déchiré »,
encore une fois, le domaine de la sexualité mais cette fois-ci sous une autre perspective, celle de
la prostituée. Contrairement à Irène et Ève qui font preuve de domination sur l’autre, Beyala et
Devi dépeignent dans Tu t’appelleras Tanga et Rue de la Poudrière2 des prostituées comme
jeunes filles qui souffrent entre les mains de leurs clients. Nous retrouvons encore dans ce cadre
l’inéluctable lien que partagent le sexe et la violence. Certes, comme le précise Girard, il apparaît
une sexualité qui « est en continuité avec la violence ; elle constitue donc à la fois le dernier
masque dont se recouvre celle-ci et le début de sa révélation3 ». Lui fournissant mille occasions
de se déchaîner, passant par le viol, les sévices sexuels, l'inceste, ou encore le déni du plaisir,
nous tenterons de relever les moyens que certains des protagonistes mettront en place pour,
survivre à ce dénigrement du corps. Les stratégies diverses que ces protagonistes parviennent à
mettre en place à travers du déploiement de ce corps pour défier les pôles d'influences sociales,
1 FN, p. 100. 2 RP. 3 Girard, La violence et le sacré, op. cit., p. 177.
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les valeurs traditionnelles qui les encadrent qui fonctionne à leur détriment ont ceci de commun
du fait qu’elles sont animées par un élan libérateur-destructeur. Insistant autant sur l’aspect
libérateur que destructeur du fait que leur projet de libéralisation entame leur propre destruction,
nous voudrions voir où mène cet affranchissement sexuel. S’il y a lieu, dans quelle mesure
aboutit-il à une certaine expression de résistance et à une libéralisation ? Dans le cas contraire, en
quoi consiste l'échec de cette entreprise ? Comment en ressortent les protagonistes et surtout
dans quelle mesure cette tentative de réappropriation de leur sexualité de leur corps modife-t-elle
leur relation à leur corps ?
Dans la troisième partie, intitulée « Violence et soi-même ou ce corps exilé », nous
voudrions nous attarder sur la perception et la relation de la femme avec son corps. Dans une
société qui « inflige, sans vergogne, son masculin pluriel et son apartheid féminin1 », et où elles
sont constamment aliénées et muselées par les rationalités masculines phallocentriques et
postcoloniales, comment se traduisent alors leur abnégation et leur exclusion sur le plan
corporel ? Leur marginalisation causée par leur apparence corporelle les mène à rejeter leur
féminité et surtout provoque des gestes d’une violence extrême allant jusqu’à la dégradation et la
modification de la régularité biologique du corps humain chez Mokeddem et Devi. Certes, par la
violence qui s’impose à travers l’exclusion, le corps finit par opter pour « un coin privilégié de
l’exil2 », synonyme d’évasion et seul moyen de se libérer de toute attache et de s’éloigner de
toutes structures au profit d’une vie ascétique. Nous voudrions, dans cette partie, voir comment
se traduit la colère et la frustration qui résultent de la marginalisation et de l’aliénation dont
souffrent les personnages féminins et qui se répercutent sur leurs corps. Comment cette violence
faute de trouver de cible se redirige-t-elle finalement vers la femme elle-même de sorte qu’elle
1 LI, p. 17. 2 LI, p. 12.
65
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s’automarginalise et s’autodétruise ?
Pour cela, nous prendrons en compte les romancières de notre corpus pour examiner les
modalités discursives qu'elles utilisent pour décrire le corps féminin. Quelles sont les stratégies
que Beyala, Devi et Mokeddem utilisent pour mettre en exergue la marginalisation de la femme
du fait de son sexe ? À travers les analyses textuelles, nous voudrions, premièrement, soulever
les mutilations et sevices sexuels. Passant par le viol précédant dans souvent des cas la mort,
l'excision, l'inceste, les divers rites de passage au nom de la tradition ou de la religion, ou encore
le deni du plaisir à travers la honte et la séquestration qui persistent au sein de ces sociétés. Ceci
explique la présence prépondérante de la thématique du corps féminin chez ces trois
romancières, car faisant de lui un lieu d’articulation et de contestation, il produit continuellement
du sens en devenant un terrain discursif sur lequel se rencontrent et se confrontent différents
discours sur les pratiques sociopolitiques et culturelles. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un corps
féminin souffrant, un corps qui évoque la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial. Nous
tenterons ainsi d’interpréter le sens qu’insufflent Beyala, Devi et Mokeddem au corps féminin à
travers leurs diverses représentations du corps. Si Beyala opte pour l’hypersexualisation et le
morcellement du corps comme symptomatique du mal-être féminin, Devi offre comme motif une
riche éventail de corps monstrueux ou animalisé, correspondant à un désordre du corps humain
pour marquer l’oppression et la violence que subit la femme dans une société à structure rigide
où chacun a sa place dans sa communauté, au sein d’une religion ou d’une culture. Mokeddem
quant à elle choisit de se concentrer sur le corps en fuite ou exilé pour contrecarrer le corps
féminin cloitré entre quatre murs. Voilé et muselé, ce corps doit rester l’ombre de lui-même. Ce
corps, non seulement nomade mais à travers l’anorexie, c’est un corps qui se vide et qui renonce
à son entourage. À travers, l’exil, l’absence et l’anorexie qui affecte le corps féminin, Mokeddem
66
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tente de rendre manifeste la totale abnégation de l’existence de la femme dans une société où on
ne cesse « de tuer l’Algérie à petit feu, femme par femme1 ».
1 LI, p. 72.
67
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3.2 Violence et sexe ou ce corps colonisé
Même si l’intertextualité est plutôt suggeré n’ayant pas de référence explicite de la
Genèse, Ève de ses décombres (2006) de Devi partage beaucoup de similarités avec le roman
Femme nue, femme noire (2003) de Beyala, car s’y inscrit une tentative de décolonisation du
corps de la femme. Cette tentative s’opère, d’une part, à travers le clin d’œil ironique à la
référence biblique de « la femme fautive » et d’autre part, à travers le choix de revenir sur
l’image de la femme que propose le poème Femme nue de Senghor. Nous y voyons une volonté
de la part de Devi et de Beyala de faire un retour sur l’Histoire, dont le but débouche sur une
tentative de réécriture du sujet féminin. Cette tendance inscrit leurs textes dans un réseau
discursif avec le déjà-écrit et les discours à (re)construire. Théorisant l’importance des titres,
Duchet1 affirme que ceux-ci se donnent la vocation de frapper l’attention, de donner une idée du
contenu, de stimuler la curiosité et d’ajouter un effet esthétique pour parfaire la séduction,
révélant ainsi les fonctions déterminantes qu’ils assument : « Fonction référentielle (centrée sur
l’objet), fonction conative (centrée sur le destinataire), fonction poétique (centrée sur le
message) 2». De plus, Duchet fait remarquer que : « Manipulé par le langage, conditionné par
ses supports, travaillé du dedans par un énoncé fictionnel, il [le titre] cherche […] un équilibre
entre les lois du marché et le vouloir-dire de l’écrivain3 ». Propos qui renforcent l’idée qu’il n’y a
rien d’anodin dans la motivation des titres que choisissent ces deux auteures.
Dans l’espace érotique ou pornographique de Femme nue, femme noire, Beyala dépeint
un personnage féminin qui tentera par tous les moyens d’usurper les pouvoirs privilégiés de
1 Claude Duchet, « La fille abandonnée et la Bête humaine. Éléments de titrologie romanesque », Littérature 12 (Codes littéraires et codes sociaux), 1973 : 49-73. 2 Ibid, p. 49. 3 Ibid, p. 51.
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l’homme africain. Dans ce roman, le personnage principal, Irène, est semblable à une débauchée
qui erre les rues en quête de sensation forte. Après l’incident du cadavre du bébé qui sert de
préambule au roman, elle est accueillie chez Ousmane et Fatou, lesquels ne tardent pas à
transformer son corps en vache laitière. Là, elle se laisse aller « à la débauche des sens1 » et ne
fait rien d’autre que de donner son corps et du plaisir aux autres. Elle est mise à profit pour ses
talents de guérisseuse et devient un objet de réconfort pour l’homme. Elle a comme rôle de
satisfaire les besoins du corps d’autrui d’une manière ou d’une autre. Son surnom « Fofo »
dérivé des mots folle et folie, fait référence au fait que dans sa société, une rumeur prétend que
les jeunes filles folles avaient le pouvoir de guérir les maladies d’autrui à travers les relations
sexuelles. Mais la folie d’Irène n’est qu’apparente, signe d’une marginalisation due à sa
différence sexuelle et instituée en justification odieuse d’un viol collectif. Consciente de son sort,
Irène remarque : « Ces hommes m’avaient baisée parce qu’ils me croyaient folle! Oui, mais une
folle capable de changer leur destin2 ». Acceptant de se prêter au jeu des vainqueurs, elle
interprète des rôles différents pour des publics différents composés de son entourage et qu’elle
entend mener selon ses désirs, car comme elle le dit : « Soit on est victime, soit on ordonne3 ».
Dans le geste de s’exhiber, de mettre son corps à profit pour le voyeurisme, elle trouve le moyen
de faire main basse sur le microcosme qui se crée au sein de la maison conjugale de Fatou et
d’Ousmane. Elle s’y fait même octroyer le statut de « grande prêtresse4 ».
Ce n’est pas anodin qu’à travers son roman Femme nue, femme noire, Beyala se livre à
une déconstruction du poème de Senghor intitulé Femme Noire écrit dans les années 1940,
1 FN, p. 51 2 FN, p. 90. 3 FN, p. 50. 4 FN, p. 100.
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poème qui célèbre le corps-objet de la femme africaine, représentant l’érotisme, la beauté et la
fécondité, tenant l’avant-scène de la littérature masculine africaine depuis les premiers poètes des
années 1930. Le poète de la négritude vante une représentation de la femme physiquement belle,
soumise et silencieuse, celle qui incarne plus une statue faite de pierres qu’un être vivant. À ce
titre, Asaah avance dans son analyse de Femme nue, femme noire : « Il s’agit de déconstruire par
le biais de mots crus, l’image réduisant de la femme africaine tracée par les poètes de la
Négritude1 ». La réécriture de Beyala semble ébranler cette image féminine fondée sur une
vision du corps féminin passif, sans autonomie et sans expression. Certes, l’image de la femme
chez Senghor représente en quelque sorte une allégorie du pouvoir patriarcal, une poétisation ou
métaphorisation du portrait idéalisé de la femme africaine à travers les yeux de l’homme. Beyala
fait justement le contraire et Irène le souligne dès le début du récit : « Ces vers [de Senghor] ne
font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez, mes mots à moi tressautent et
cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent,
dissèquent, torturent !2 ». À travers Irène, Beyala démontre que cette « terre promise » qu’est la
femme chez Senghor n’est valorisée que par sa beauté physique. Beyala tente d’individualiser la
femme, de montrer son rôle actif et sa force en tant qu’être à part entière. Par ce processus de
dépoétisation, Beyala dépeint une femme qui contrecarre chaque attribut du sexe masculin
jusqu'à l’incarner. À la place d’une femme circonscrite par son sexe, l’on retrouve dans ce texte
une femme qui exerce une « domination sur l’autre3 » au point de pouvoir arracher à l’homme sa
virilité. Dans ce microcosme qui se forme chez Fatou et Ousmane, Irène adopte une attitude
manichéenne et parvient à se créer à travers son discours, un univers propre à elle afin de
1 Augustine Asaah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré ». Nouvelles Études Francophones 21.1 (2006) : 27. 2 FN, p. 11. 3 FN, p. 100.
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retrouver une « sensation infinie de liberté1 ». En définitive, elle ne fait même plus la distinction
de sexe : à ses yeux un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer, quel qu’il soit.
C’est ainsi que lors d’une scène sexuelle, elle avoue, « Je ne veux pas me laisser dominer par le
corps. Je ne veux pas attendre qu’il décide seul d’en finir avec moi 2». Malgré sa position de
femme, elle arrive à prendre le dessus sur ces échanges violents et à chaque reprise, elle se
montre plus avide de sexe et assume le rôle sexué prescrit à l’homme. En dehors de cette scène,
chaque fois qu’elle se retrouve dans une situation qu’elle ne maîtrise pas tout à fait, elle réajuste
le cadran en usant de sa force et de son appétit sexuel. Rappelons les scènes avec Fatou où le
calme et la bienveillance de cette dernière échappaient à son contrôle ainsi qu’à sa
compréhension :
Sans lui laisser le temps de prononcer une autre phrase qui souffle toujours dans le bon sens, je
la plaque contre le mur, fais mine de l’étrangler […]. J’écrase ma bouche contre ses lèvres
tandis que mon pouce glisse entre ses cuisses avant de s’enfoncer dans son sexe (…) je la
pousse vers la chambre et lui demande de s’allonger3.
Pour reprendre rapidement le contrôle, Irène exercera « sa suprématie sexuelle4 ». Ce qu’elle
recherche c’est une gratification constante qui la met dans une position de force, lui permettant
de se sentir vivre. Citons le texte :
Mais aussi que j’ai un corps aux possibilités insoupçonnées que désormais il faut compter avec
ses gestes. J’ai un sentiment de puissance sans fin. Je suis Alpha et Oméga, le début et la fin de
toute chose. Je fais mine de lui prodiguer une caresse palatale. La bouche en cœur, j’envoie sur
sa turgescence des souffles chauds qui le mettent en panique5.
1 FN, p. 113. 2 FN, p. 90. 3 FN, p. 40. 4 FN, p. 23. 5 FN, p. 48.
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Irène laisse derrière elle un monde qui la fige dans une position de victime latente pour
prendre les rênes de son destin. Elle dit : « Il y a du feu en moi, de la joie, du triomphe. Je
domine les évènements, l’espace, le monde, les rancœurs, les larmes. Je les canalise, je les
ordonne, je les transfigure1 ». Dans cet univers, elle prend possession de son corps en osant les
variations sexuelles et en s’octroyant le droit de regarder. Lorsqu’elle lève le regard, elle annonce
une rébellion contre cette subordination face au père, aux amants, à ses frères. Elle adopte un
regard agressif mâle, lequel réduit au silence ses bourreaux quotidiens. Irène franchira l’étape
suivante en alliant usurpation du regard et prise de parole contre les hommes. C’est ainsi qu’elle
se surprend à crier à tue-tête :
Ces fesses, dis-je, sont capables de renverser le gouvernement de n’importe quelle République.
Elles me permettent de faire des trouées dans le ciel et de faire tomber la pluie si je le désire !
Elles sont capables de commander au soleil et aux astres ! C’est ça, une vraie femme vous
pigez ? Elles délivrent le monde des grandes calamités2.
De part et d’autre, le recouvrement du droit au regard s’accompagne d’une provocation et
d’une invective directe à l’homme : les rôles se renversent. Certes, ce voyeurisme lui permet de
s’investir un pouvoir réservé aux hommes et à travers son exhibitionnisme, de susciter le regard
inquisiteur et déstabilisant de l’autre. Par cette stratégie, elle arrive à « libérer le corps de la
femme du regard réifiant de l’homme et finit justement par assassiner le flagellateur gynophobe,
représentant de la phallocratie oppressante aux contours divins3 ». Surgit chez ce protagoniste
une insaisissable envie de ne jamais baisser les yeux. Là, elle arrive à « se laisser aller à l’ivresse
des sens4 », à échapper à la conformité étouffante et à acquérir une autorité qui lui aurait été
1 FN, p. 198. 2 FN, p. 34. 3 Asaah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré », Nouvelles Études Francophones 21.1 (2006) : 21-40, p. 21. 4 FN, p. 136.
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refusée autrement. Dans cet état d’euphorie et d’extase, Irène parvient à acquérir un pouvoir
démesuré sur son entourage. L’objectification de l’homme qui en résulte lui permet alors de
« franchir espaces et temps1 » jadis proscrits aux femmes du seul fait de leur genre sexuel. Le
regard, la parole et le corps nouvellement conquis lui servent d’arme ou de subterfuge pour
rompre « la hiérarchisation des rôles sexuels2 », assujettir l’homme et de ce fait, déséquilibrer un
ordre social meurtrier pour la femme.
Ève de ses décombres (2006) d’Ananda Dévi figure parmi ses romans les plus récents.
Représentant un hymne à la femme, l’histoire est bien ancrée dans le microcosme mauricien.
L’attache viscérale qui amène la narratrice éponyme à s’apitoyer sur la triste condition des
femmes, tout en analysant les structures étouffantes de la société est un des traits pertinents de
ce roman. Dans ce récit, aussi bouleversant et martyrisant que le dernier, Moi l’Interdite, la
romancière nous transporte dans son décor lugubre et étouffant où la trame narrative prend en
charge, dévoile et dénonce la rude réalité « grisâtre » de sa « maati », sa terre, son pays natal,
l’île Maurice, éclairant ainsi les zones d’ombre, traduisant ses mutismes, respectant son charroi,
sa complexité, son opacité. Ève de ses décombres partage beaucoup de similarités avec le roman
précédent de Beyala, car s’y inscrit aussi une tentative de décolonisation du corps de la femme.
La fonction indicative et identificatrice du nom propre « Ève » a une importance capitale, car
elle véhicule bon nombre de vérités et de non-dits. Certes, l’analyse titrologique de ce roman se
révèle d’emblée comme problématique, car portant le nom archétype de la femme et de la
féminité, il s’agit ici d’une fille-femme qui renaît de ses décombres et qui affirme qu’elle « ne
1 FN, p. 125. 2 FN, p. 22.
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73
ressemble pas à une femme. Seulement au reflet d’une femme. Seulement à l’écho d’une
femme. Seulement à l’idée déformée que l’on se fait d’une femme 1».
Évoluant dans un cadre citadin, plus précisément à Troumaron, un quartier malfamé de la
banlieue de la capitale, Port-Louis, Ève fait partie de cette communauté qui sombre dans la
misère, la drogue, l’alcool et la violence. Comme le dit Sad, compagnon d’école et amoureux
d’Ève : « Troumaron, c’est une sorte d’entonnoir ; le dernier goulet où viennent se déverser les
eaux usées de tout un pays. Ici, on recase les réfugiés des cyclones, ceux qui n’ont pas trouvé à
se loger après une tempête tropicale et qui, deux ou cinq ou dix ou vingt ans après, ont toujours
les orteils à l’eau et les yeux pâles de pluie2 ». Dans cette atmosphère de débauche et de
décrépitude, nul espoir ne semble possible, encore moins pour la femme qui doit se résoudre aux
exigences des durs labeurs des usines et du mari alcoolique. Tout comme Irène, Ève refuse
d’appartenir à la classe de mères qui « s’est délibérément insonorisée la chair pour ne pas avoir à
ressentir la vie », celles qui « accouchent dans le besoin3 » et qui « oublient d’être femmes4 ». Et
c’est par le biais de son corps qu’elle considèrera comme monnaie d’échange qu’elle tentera de
contourner ce destin de fatalité. Si son cartable était autrefois toujours vide, qu’elle n’avait rien à
offrir ni à recevoir, elle se rend compte qu’en devenant femme, elle possède désormais quelque
chose de prisé, de désirable bref quelque chose qui lui permettrait de faire des trocs.
Véritablement, dit-elle : « Pour la première fois, mon cartable n’était pas vide. J’avais une
monnaie d’échange : moi. Je pouvais acheter. Échanger ce dont j’avais besoin contre moi-
même5 ». Se rendant compte que ce corps pouvait la sortir de sa misère, elle fera le choix
1 ED, p. 60. 2 ED, p. 13. 3 ED, p. 41. 4 ED, p. 42. 5 ED, p. 20.
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conscient de le commercer en échange « des livres, des calculatrices, des disques1 ». Avec ce
corps, dit-elle, « j’achète mon avenir 2». De cette nouvelle utilité, Ève s’en trouvera transformer
et plus rien ne l’arrêtera dans sa (con)quête. Armée de solitude qu’elle considère comme une
nécessité du fait que plus personne ne pourra l’atteindre ou la « lire » et de son corps, elle marche
« seule et droite » et comme elle le dit « à chaque pas naît un monstre, pleinement formé3 ».
C’est elle désormais qui se fait loi en affirmant : « Nul besoin de me juger. Je suis ma propre
loi4 ».
Comme Irène, Ève prend les rênes de son destin en main en adoptant une attitude de
défiance sans égale. Elle renonce à la peur et renverse les rôles stéréotypés en affirmant dès le
début du récit : « Je n’ai peur de personne. Ce sont eux qui ont peur de moi, de l’inexploré qu’ils
devinent sous ma peau5 ». Certes, à travers la progression du roman, nous sommes témoins des
gestes d’une femme qui contrecarre tous les attributs féminins et qui fait preuve de domination
au lieu de soumission. Ève n’attend pas qu’on l’agresse. Tout comme Irène, elle est habitée par
une violence latente à laquelle elle n’a pas peur d’avoir recours. D’ailleurs, elle sait qu’il n’y
aura pas d’autre moyen de sortie sauf par la violence. « Je m’échapperai par la violence », dit-
elle, « Il n’y a pas d’autre issue6 ». Conquérante ou bourreau, car si elle se prostitue ce n’est pas
faute de choix ou qu’elle se considère comme victime, mais que son corps lui importe peu. Tout
au plus, il devient pour elle un moyen de sortir des cadres rigides de sa société où les femmes
1 ED, p. 20. 2 ED, p. 21. 3 ED, p. 9. 4 ED, p. 49. 5 ED, p. 21. 6 ED, p. 145.
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appartiennent seulement à deux catégories : « fille à marier » et « fille à prendre et à jeter1 ». Sa
démarche de rébellion réside dans le fait qu’elle veuille incontestablement appartenir ni à l’une
ni à l’autre mais plutôt à cet état de « l’inexpliqué [qui] les effraie2 ». Pour ce faire, elle semble
entretenir un rapport complètement détaché avec son corps. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de
s’adapter, de se plier, de changer de forme et de s’échapper, car dit-elle : « Moi, je ne ressentais
rien. J’existais en dehors de mon corps. Je n’avais rien à voir avec lui3 ». En fait, elle nous
apparaît comme détachée de tout au niveau familial, social ou encore naturel. Réclamant le
champ de violence directe pour elle-même, Ève défie rigoureusement tout ce qui pourrait
impliquer la notion de femme. Loin d’être celle qui subit, l’auteure présente une jeune fille qui
revendique son droit au choix et son droit de vivre. Elle affirme : « Je ne subis pas. J’ai choisi ma
vie4 ».
Si Irène dans Femme nue, femme noire adopte une attitude de plaisir envers le sexe, un
plaisir qui semble momentanément déguiser sa souffrance, Ève, quant à elle, pratique le sabotage
total de son corps afin de ne plus rien ressentir. Le choix qu’opère cette dernière lui permet de
faire face au mal-être quotidien et de retrouver un sentiment de supériorité. En effet, Ève n’a pas
de corporalité fixe et il semble qu’au cours du récit, elle change sans cesse de formes, tantôt une
lionne tantôt un corps dit sculpté comme une roche basaltique. Ce besoin de se soustraire de sa
propre corporalité lui permet de défier et d’échapper à l’archétype de la femme, victime et
prisonnière de son corps. Ce qu’elle donne aux autres, ce sont « des morceaux, des parcelles.
[Ses] pièces détachées » ou encore « l’ombre d’un corps5 ». En se détachant de son corps, elle
1 ED, p. 21. 2 ED, p. 21. 3 ED, p. 19. 4 ED, p. 49. 5 ED, p. 20.
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arrête la souffrance, inverse les rapports traditionnels de sexe afin de pouvoir renverser tout
comme Irène, « l’héritage des sexes1 ». Ceci lui permet de sortir de sa position de victime et
d’appréhender son quotidien en tant que conquérante. Commercer son corps, fait tout
simplement partie « du donnant-donnant » et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle entrevoit sa relation
avec son professeur. En échange de ce corps, ce dernier lui offre des livres, lui donne des cours
de soutien et corrige avec plus d’attention ses dissertations. Ce même professeur, symbole de
l’autorité, se verra assassiné par Ève lorsque cette dernière apprendra qu’il a tué Savita, son
amie, la seule personne qui avait le pouvoir de sauver Ève de ses décombres. Ce corps qu’elle
donne au plus offrant ne lui sert plus d’entrave et comme elle l’affirme : « On m’emmène, on me
ramène. Parfois on me malmène. Ça ne me fait rien. Ce n’est qu’un corps. Ça se répare, c’est fait
pour2 ». Certes, il semble qu’elle se résout à penser que son corps est bien le seul moyen qui
puisse lui permettre, à tout moment de troquer sa réalité pour son rêve.
Pour se frayer un chemin vers des objectifs précis, Irène et Ève utilisent leurs atouts
majeurs : leur apparence physique et leur force sexuelle. Synonyme d’« une lutte entre les corps
qui se solde par la violence ou la défaite, la rébellion ou la soumission3 », le sexe devient pour
elles un outil pour affirmer leur pouvoir sur la gente masculine, pour défier et détruire les pôles
d’influences sociales et les valeurs traditionnelles qui les encadrent. Cependant, comme
l’affirme Sami Tchak dans La sexualité Féminine en Afrique, « En Afrique le célibat est une
situation provisoire - une femme célibataire d’un certain âge est facilement confondue avec une
dévergondée. Elle incarne un problème social4 ». Irène et Ève, toutes deux célibataires,
1 ED, p. 79. 2 ED, p. 22. 3 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., 106. 4 Sami Tchak, La sexualité féminine en Afrique (Paris : L’Harmattan, 1999), p. 103.
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n’affichent aucun indice de conformité sociale. Ce sont de grandes adeptes de l’errance sexuelle
et elles font toutes les deux, à des degrés différents, preuve d’une sexualité débordante dans un
milieu où la femme n’a pas sa place en tant qu’être sexué et encore moins comme hédoniste. En
définitive, certains échanges sexuels, pour ces personnages, ressemblent à un acte criminel, car
à leurs yeux un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer. C’est ainsi que lors d’un
ébat sexuel, Irène Fofo, personnage cleptomane et nymphomane de Beyala, avoue: « Je ne veux
pas me laisser dominer par le corps. Je ne veux pas attendre qu’il décide seul d’en finir avec
moi1 » ou encore Ève qui s’exclame : « Je sais me protéger des hommes. Le prédateur. C’est
moi 2». Agissant comme une stratégie de revendication, dans une certaine mesure, Irène et Ève
ne démontrent pas pour autant la maîtrise de leur corps. En ce qui concerne Irène, son corps
appartient à Ousmane qui gère la façon dont cette dernière en disposera ; c’est encore lui qui
organise les journées de sa prisonnière et qui récolte les profits. Ainsi, le corps hypersexué
d’Irène devient le symbole par excellence d’un objet étranger, objet appartenant à l’Autre, objet
à dominer ou éliminer à tout prix. Se rendant compte de son échec, Irène s’avoue vaincue :
« Tout dans notre vie est sexuel, sauf le sexe lui-même qui n’est qu’une métaphore de ce qui ne
l’est point 3». Après l’échec du couple idéalisé et la mort de Fatou, Irène repart en quête d’une
vie moins excessive : « Dorénavant maman, je mesurerai mes faims. Je ne serai plus vorace. Je
ne mordrai plus dans la vie telle une affamée qui a sauté plusieurs repas4 ». Selon A. Asaah,
« C’est dire que la rébellion, la confusion et le tumulte associés à l’adolescence cèdent le pas au
1 FN, p. 90. 2 ED, p. 22. 3 FN, p. 156. 4 FN, p. 223.
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gré du développement psychosexuel et physique de Fofo, à la sobriété naissante de l’âge adulte
dont les lois se font impérativement sentir1 ».
Quant à Ève, ce rapport de commerce qu’elle entretient avec son corps l’a poussée à se
déconstruire et à effectuer une sorte de déféminisation à l’extrême. Vraisemblablement l’acte
sexuel dans Ève de ses décombres se révèle comme une autopsie où Ève joue le rôle de la morte
en plaçant son corps sur la table de biologie et le professeur interprète celui du docteur. Après cet
acte, dit-elle, « je me lèverai […] mes vêtements bafouillés, mes cheveux humides, ma bouche
desséchée, mon corps évidé, mon esprit éliminé, mes souvenirs crasseux, mes jours achetés, ma
fierté éventrée, mon sexe désengorgé. Sur la paillasse de la salle de biologie, il a disséqué un
corps humain, voilà tout2 ». Le sexe, se voulant être le lieu de l’émancipation féminine s’affiche
de plus en plus comme un espace de perdition pour Ève. De ce troc, elle avoue qu’elle en est
morte : « En réalité, je suis morte. En réalité, j’ai disparu sous le linceul3 ». Celle qui débute le
récit en se comparant à une lionne dont la crinière symbolisait sa faim, celle dont la quête devait
aboutir à ce à quoi elle ressemble :
Une tête lionnesque que personne n’osera regarder de face, qu’on n’osera pas toucher
parce que toucher une lionne, c’est aller au-devant de sa morsure. Toucher une lionne, c’est
sentir ses dents qui se plantent dans la chair, des dents pointues et broyeuses, des dents qui se
teindront de sang. Et après, digérant au soleil, elle les lèchera doucement pour les laver […].
C’est beau une lionne qui digère, riche de ses dorures4.
Elle se compare à la fin à un animal en cage. Au lieu d’acquérir plus de liberté et de pouvoir, elle
se voit métamorphosée en « une lionne famélique d’un zoo paumé plutôt qu’une reine des
1 Assah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré », op. cit., p. 27. 2 ED, p. 94-95. 3 ED, p. 109. 4 ED, p. 100.
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savanes1 ». Utilisant le sexe comme terrain de combat pour réapproprier son corps à provoquer
davantage l’aliénation de celle-ci, pour ne pas dire une mort symbolique. Même si cette facilité
qu’elle a à s’en dédommager jure avec les notions stéréotypées de la femme, il n’en reste pas
moins que quand Savita lui demande ce qui lui reste après tous ces trocs, au lieu de retrouver un
corps dans toute sa splendeur et sa liberté, elle lui répond qu’il persiste tout au plus « une surface
métallique2 ».
À travers ces constructions sexuelles qu’Irène désigne de l’expression « danse des
anges3 » et Ève de « danse d’évasion4 », elles parviennent à atteindre un bonheur éphémère, bien
qu’incomplet. Elles assouvissent partiellement leurs désirs et ambitions sans pour autant parfaire
une communion entre « corps et âme », entre la femme et son entourage. Celles qui débutent
comme conquérantes ou bourreaux finissent comme des victimes. Qu’elles optent pour vivre à
l’excès pour se laisser aller « à la débauche des sens5 » telle Irène, ou Ève qui optent pour
l’absence des sens, en abordant « un corps transi de l’absence de vie6 », le résultat en est le
même. Certes, dans les deux cas, ce qui commence comme une conquête aboutit plutôt à « une
résistance des désespérées7 ». Elles ne tardent pas à arriver à la triste conclusion que le corps
féminin y persiste en tant que victime en attente de violence, de maladies et d’insuffisances. En
essayant de libérer le corps de l’emprise du pouvoir postcolonial, elles ont orchestré et répété,
dans une première enquête, les mécanismes masculins, reproduisent le modèle patriarcal en
exportant le sexe vers le terrain de combat, ceci au nom « d’une morale de l’excès, de la luxure
1 ED, p. 132. 2 ED, p. 50. 3 FN, p. 14. 4 ED, p. 22. 5 FN, p. 51. 6 ED, p. 75. 7 ED, p. 48.
80
80
et de la débauche1 ». Ainsi, elles réinscrivent le corps dans une politique de pouvoir et
d’opposition, au point de mimer et faire prospérer les rationalités masculines phallocentriques et
postcoloniales. Si cela semblait essentiel de reprendre le concept de Fanon dans leur projet de
libération, le résultat de l’initiative reste néanmoins ambigu. Au lieu de voir renaître une femme
libre et nouvelle, nous avons plutôt affaire à celle qui s’investie et qui se perd dans la violence et
dans l’autodestruction.
Elles se rendent compte que malgré leur acharnement à libérer le corps, elles n’en restent
pas moins des victimes latentes dans une société où comme le dit Ève : « l’héritage des sexes
n’est pas le même. Nous [les femmes] ne naissons pas avec la même charge2 ». En effet, loin de
se situer dans l’acte sexuel, leur sexualité, dit Irène, « se réalisait pendant que je remplissais des
papiers à la mairie où quand je cuisinais3 » ou encore Ève qui arrive à l’inévitable conclusion
« qu’ [elle n’est] rien. Un accident de parcours. Une chose gaspillée. Singulière, unitaire, radiée.
Je ne sais pas pourquoi mon corps continue de faire semblant » dit-elle, « alors qu’il aurait mieux
fait d’abandonner4 ». Force est de constater que ce corps machine de guerre « l’emprisonne dans
un discours et une lutte idéologique qui, tout en lui donnant sur le plan politique lui retire sa
subjectivité, sa liberté5 ». Il ne pouvait pas en être autrement, car elles évoluent au sein d’une
société phallocentrique; dans une société où elles sont perçues comme prostituées, criminelles et
folles; dans une structure de refus qui s’octroie le droit de dénoncer « une parole comme n’étant
pas langage, un geste comme n’étant pas œuvre, une figure comme n’ayant pas droit à prendre
1 FN, p. 22. 2 ED, p. 79. 3 FN, p. 157. 4 ED, p. 110. 5 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara., op. cit., p. 30.
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place dans l’Histoire1 ». Cette même structure de refus, qui a le droit de mort sur ceux ou celles
qui portent atteinte à sa sûreté et à son bon fonctionnement, est le reflet d’une société où comme
le décrit Ève, « Les mains des hommes prennent possession de vous avant même de vous avoir
touchée. Dès que leurs pensées se dirigent vers vous, ils vous ont déjà possédée. Dire non est une
insulte, puisque vous leur enlever ce qu’ils ont déjà pris2 ».
1 Michel Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975 (Paris : Gallimard, 2001), p. 191. 2 ED, p. 51.
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3.3 Violence et corps ou ce corps déchiré
À travers Beyala et Devi, nous rencontrons une autre figure de la femme dans Tu
t’appelleras Tanga (1987) et Rue la Poudrière (1997), celle de la jeune fille prostituée qui erre
dans les rues urbaines, décor où la pauvreté et la violence sont à leur paroxysme. En explorant
l’urbanité que ce soit à Iningué ou à Port-Louis et ses séquelles tels que la prostitution, l’alcool,
la pauvreté consumées dans une léthargie quasi-permanente, Beyala et Devi nous donnent à voir
dans ces deux romans une société anthropophage et primitive. Certes, comme le dit Tanga :
« Dans mon pays, la montre s’est arrêtée là où commence la culture1 » ou encore Paule :
« J’habite le faubourg d’un faubourg, dans la marginalité des plus marginales, à l’extrémité
même, aux commissures mêmes de ce que nous appelons « la civilisation2 ». De fait, nous
sommes en face d’une société hors-norme, car les institutions qui fondent ordinairement son bon
fonctionnement, telle la famille, sont ébranlées ici en faveur d’une société où émerge la mère-
dévorante, le père-incestueux et l’enfant-martyrisé. Que ce soit Marie, la mère de Paule ou « la
vieille la mère » chez Tanga, la figure maternelle dans ces deux textes se rapproche de celle de
l’ogresse ou de la sorcière, celle qui n’hésite pas à entraver le bien-être de son enfant pour son
propre profit. Loin d’être indestructible, « le lien de sang »3 ou « le lien affectif4 » réunissant la
mère et son enfant n’existe pas dans ce contexte. Tout au plus, la mère fait figure de réceptacle,
prêtant tout simplement son ventre à l’éclosion d’une « une gerbe incertaine qui n’aurait besoin
de rien, qui serait née sans père ni mère ni enfance5 ». Dans les deux cas, ces mères « qui
1 TTT, p. 22. 2 RP, p. 60. 3 TTT, p. 59. 4 RP, p. 160. 5 RP, p. 13.
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83
désagrègent l’homme1 », sont les représentantes de l’autorité, et elles sont consumées par le bien
matériel au point où l’argent devient pour elles, leur seule prérogative. Au lieu de protéger leurs
progénitures, c’est plutôt l’argent « qu’elles surveillaient avec une vigilance de louve2 ». C’est
d’ailleurs ainsi que Tanga décrit sa mère : « Seul l’argent la protège de la décrépitude et repousse
la mort3 ». En effet, elles sont dépeintes à travers ces romans comme des « démons4 », des
agentes de « destruction5 » dont l’existence reflète « une constante trahison de leur maternité6 ».
Les pères, livrés à l’alcool, aux jeux et de surcroît sans emploi, sont « décimé[s] par
[leur] instinct de perdant7 ». Jouant des rôles fantômes, ils sont pratiquement absents du schéma
narratif, mais ils contribuent cependant au projet de victimisation de l’enfant, car comme l’atteste
Tanga : « dans mon monde, la mère et le père acceptent qu’il [Hassan] m’assiège et me
boursoufle pourvu qu’il y ait le gain8 ». En effet, ces romans présentent une mise à mort de
l’enfance, celle qui est assassinée de maintes façons au profit des exigences des adultes ainsi
qu’une tragique destinée où naître « femme » est davantage une malédiction. Si l’enfant est
fréquemment le bouc émissaire par excellence des adultes frustrés et aigris qui lui inflinge une
violence invétérée, physique et verbale, le sort des petites filles telles Tanga et Paule semble être
d’autant plus tourmenté puisqu’elles représentent « des destinées maudites d’avance9 ». De fait,
leur marginalisation s’opère dès l’enfance. N’étant pas le garçon que leurs parents espéraient,
elles incarnent des fardeaux sociaux étant « [des] filles déjà à moitié ténèbres, [des] femmes en
1 RP, p. 155 2 RP, p. 18 3 TTT, p. 36 4 RP, p. 13 5 RP, p. 11 6 RP, p. 15 7 RP, p. 51 8 TTT, p. 31 9 RP, p. 3.
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attente1 » et doivent se résoudre à l’évidence, plus précisément à « comprendre que la vie [qui les
attend] est une malédiction2 ». Une évidence que l’on retrouve d’ailleurs chez Tanga ; « Moi, je
suis morte à ma naissance3 ». On entend le même son de cloche chez Paule qui tient des propos
très durs au sujet de ses parents ; « Les sales bêtes n’avaient que faire de leur fille qui aurait dû
être un garçon. Et tout doucement, dès le début de ma vie, ils se sont mis à me détruire4 ».
Évoluant dans des sociétés qui semblent avoir des normes arbitraires, apparaissent deux
adolescentes, toutes deux au seuil de l’âge adulte, qui partagent beaucoup de similarités mise à
part la véritable mise en accusation de l’exploitation de l’enfant et de la figure maternelle.
Certes, dans les deux cas, c’est bien la mère qui les initie à la prostitution. À la mort du père de
Tanga, dit celle-ci, « la vieille la mère a eu l’idée de me faire partir par les routes, trouver
d’autres rêves. J’arpentais les rues, je sillonnais les marchés5 ». Paule, en évoquant sa relation
avec sa mère, avoue que « c’était elle qui m’avait conduite sur cette voie […] c’était elle qui
avait réveillé en moi le culte de la chair6 ». Contrairement à Ève et à Irène, Paule et Tanga ne
font pas le choix conscient de s’adonner à la prostitution, mais y sont forcées par leurs propres
parents afin de les transformer en « sécurité vieillesse7 ». Cela rejoint le postulat de Cazenave
selon lequel : « La femme prostituée constitue une voix symbolique de la condition de la femme,
de son exploitation par l’homme […] de façon plus radicale, l’exploitation par la famille et
surtout la mère8 ». Dans la société d’Iningué où vit Tanga, elle est perçue comme une enfant-
esclave qui a non seulement la responsabilité d’obéir aux parents mais aussi de subvenir aux
1 RP, p. 2. 2 RP, p. 10. 3 TTT, p. 74. 4 RP, p. 7. 5 TTT, p. 15. 6 RP, p. 54. 7 TTT, p. 82. 8 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p. 24.
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besoins de ces derniers. Dans son pays, nous dit Tanga, « l’enfant naît adulte, responsable de ses
parents1 ». Ainsi, afin de vivre de sa chair, sa mère l’a poussée à la prostitution et son père l’a
non seulement violée mais l’a mise enceinte sous l’œil approbateur et silencieux de celle-ci. Le
fruit de cette union sera par la suite empoisonné par le père. Et pour enfoncer davantage le clou,
Paule est vendue par son père, Edouard, à un proxénète contre une topette de rhum pour le
« salut » de ce dernier: « Donne-moi ta fille » dira Mallacre, « je te sauve de tout2 ». Paule est
donc vendue à ce maquereau et devient une des filles prostituées de la capitale de Port-Louis
sans que sa mère ne s’y oppose. Résidant désormais dans une sorte de maison close gérée par
Mallacre, ce dernier la piégera lorsqu’elle lui avoue son désir d’arrêter de commercer son corps,
de sorte qu’elle aura comme dernier client son propre père. Malgré l’obscurité de sa chambre,
Paule avoue qu’elle « a reconnu l’homme qui lui a fait l’amour, ce soir. [Elle] l’a reconnu3 » et
ce fait la poussera au bord du suicide. Rejetées, violées, vendues au plus offrant et traitées
comme des enfant-esclaves, voilà quelques obscures expériences auxquelles ont dû faire face
Tanga la « femme-fillette4 » et Paule la « fille-femme5 ».
Tout au long de leur parcours, ces deux personnages se retrouvent devant la possibilité de
laisser derrière elles le commerce de la chair. Paule rencontre Tapsy qui lui offre son amour
inconditionnel au point de vouloir lui faire un enfant. Tanga quant-à-elle, rencontre Cul-de-jatte
qui désire faire d’elle la reine du « Royaume de Chien-Cul-de-jatte6 » et manifeste l’envie de lui
faire un enfant. Ces personnages masculins, tous les deux frappés d’une difformité à la jambe,
l’un boitant et l’autre se servant de béquilles, leur offrent une sécurité et une normalité qu’elles
1 TTT, p. 60. 2 RP, p. 94. 3 RP, p. 179. 4 TTT, p. 26. 5 RP, p. 79. 6 TTT, p. 153.
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recherchaient tant. Mais pourtant, la rencontre avec ces deux personnages se rapproche plus
d’une scène d’étranglement ou d’enchaînement que de celle d’une union harmonieuse. Tant
Paule que Tanga la décrivent comme un meurtre symbolique. Tanga se réveille après une nuit
d’amour avec Cul-de-jatte pour se retrouver comme elle le décrit, « Quand je me réveille le
lendemain, j’ai une corde attachée au cou. Pourquoi ce nœud de haine ? Pourquoi me mettre dans
un cercueil, la rose à la main alors que cette nuit encore, il m’a parlé vie longue et m’a dit tout ce
qu’un homme peut dire à une femme ?1 ». Il en est de même pour Paule qui conclut : « Lorsqu’il
a bien noué autour de moi ses cordes et ses rets, lorsqu’il m’a eue toute à lui, le regard plein
d’aveux, la moindre pensée affleurant mon visage à son approche, le cœur vitrifié, à ce moment-
là, il a pu me lancer sans crainte, me laisser aller vers d’autres corps moins puissants et moins
tumultueux, devenue une banalité de plus dans son torride commerce2 ». Certes, il apparaît de
leur part, une volonté de dénoncer la relation vampirique qu’entretiennent « les fesses
coutumières » avec les hommes, soit comme le dit Cazenave ; « [ ces femmes qui] se nourrissent
de l’homme, [celles] qui ne vi[vent] et n’agi[ssent] que pour et par l’homme, en d’autres termes,
qu’en dehors de lui, elle[s] n’existe[nt] pas3 », nous sommes témoins d’un fort besoin d’exister
chez Tanga et Paule. D’ailleurs, la vue de ces femmes éveille en Tanga « le désir de couper [ses]
seins, d’embrigader [ses] fesses, de trancher des nœuds gordiens4 ». Ce moment représente un
point de rupture important chez ces personnages, car elles qui n’ont pas de statut social et qui
n’ont jamais eu de choix autre que d’obéir, se retrouvent, pour la première fois, devant
l’opportunité de s’arroger le droit de dire ‘non’, et de refuser une normalité opprimante ainsi que
cette domination masculine.
1 TTT, p. 160. 2 RP, p. 156. 3 Cazenave, Femmes, rebelles, op. cit., p. 212. 4 TTT, p. 83.
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Se rendant compte de l’emprisonnement qui les attendent, Tanga réagit et s’exclame à
son réveil : « Je ne veux pas remonter le fil de sa nuit. À petits pas, reculer. Lentement sans rien
briser. Loin de moi le chaos du monde, son ordre. Je suis au royaume de moi, à l’assaut de
moi1 ». Paule, à l’instar de Tanga, refuse d’appartenir à qui que ce soit. Elle avoue : « je me
réservais, moi, pour d’autres mystères, refusant de me mélanger à lui et me perdre ainsi
irrémédiablement, cesser d’être Paule-unique pour être Paule-Tapsy ou Tapsy-Paule. Je ne l’ai
pas fait pour Mallacre, pourquoi le ferais-je pour Tapsy qui ne promettait rien qu’une affection
simple, sans fards et sans questions ?2 ». De fait, elles abandonnent quelconque notion de couple
et renoncent à la maternité, à devenir « des pondeuses », à se résoudre à être des « prisonnières
dans les barbelés des traditions3 ». Afin d’éviter « la vertigineuse trappe de féminité4 », elles
envisagent une autre destinée, laquelle se démarque le plus possible de celle de leur mères dont
« le destin surgit du néant allant vers le vide5 ». Comme le dit Paule :
Il y avait une plus grande part de femme en moi qu’il ne le croyait, qu’il ne pouvait le
voir. Pas une femme comme Marie, énorme et plantureuse divinité de cauchemar, marâtre-
justiciaire, non. La féminité qui cherche la puissance à travers la sexualité ou la maternité
n’était pas pour moi. Ce n’étaient pas des choses avec lesquelles on pouvait jouer. Je ne
possédais pas des choses avec lesquelles on pouvait jouer. Je ne possédais ni pouvoir ni d’autre
richesse que la liberté de me donner et le désir de créer6.
Ou encore Tanga :
Mais, moi la femme-fillette, je sais soudain que je sais. Longtemps, j’ai ignoré que je
savais et la devant l’évidence, je sais que j’ai toujours su : je ne veux pas nettoyer le paysage,
je ne veux pas me multiplier. C’est le rôle du vent, de la pluie. Il appartient à l’un de déblayer,
1 TTT, p. 160. 2 RP, p. 144. 3 TTT, p. 126. 4 RP, p. 65. 5 TTT, p. 36. 6 RP, p. 140.
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à l’autre d’ensemencer, de nourrir la terre. Tant d’enfants trainent par la ville ! Je ne veux pas
alimenter les statistiques1.
À travers le personnage de Tanga, Beyala dénonce l’imposition de la maternité qui règne
dans ces sociétés patriarcales. Il est important de noter que pour Tanga, la maternité doit se
fonder sur un choix libre, dans des conditions favorables et non émaner d’un devoir ou d’une
obligation. Elle dénonce cette interprétation de la maternité omniprésente qui enchaîne et qui
emprisonne les femmes : « À Iningué, la femme a oublié l’enfant, le geste qui donne l’amour,
pour devenir une pondeuse2 ». Elle présente une véritable dénonciation de la mère qui selon
Tanga a trouvé en la maternité le seul acte qui lui permet d’être une « héroïne grâce aux actes de
la vie quotidienne3 ». Quand elle rencontre Cul-de-jatte, son refus de procréer est renforcé pour
devenir même irrévocable, malgré le rêve illusoire de la maison avec la pie au bout du pré.
L’errance sexuelle permet à Tanga de s’évader, de nourrir tant son corps que son esprit. Ce
contact avec l’homme lui permet de « retrouver la femme à défaut de l’enfant4 » même si cela
veut dire, qu’elle devra l’espace d’un instant, se peindre en blonde avec une physionomie
différente. Certes, grâce au sexe, elle parvient à laisser derrière elle son étiquette de « l’enfant-
parent de ses parents5 » pour rentrer pleinement dans son « existence de femme6 ». « Son corps
de fuite7 » est le seul agent, autre que le rêve qui lui permet de dépasser sa condition, de fuir la
réalité ambiante et d’incarner l’autre dont elle a tellement envie. « C’est ainsi que pétrie
d’illusions », dit-elle, « je me laisse culbuter avec la complaisance de mon imagination8 ».
1 TTT, p. 166. 2 TTT, p. 36. 3 TTT, p. 90. 4 TTT, p. 30. 5 TTT, p. 31. 6 TTT, p. 31. 7 TTT, p. 57. 8 TTT, p. 55.
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Pour Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, dans leur livre, Fonction et Représentation de
la femme mauricienne dans le discours littéraire, publié en 2000, l’image de la femme
mauricienne dans le discours littéraire apparaît comme « déformée »1, pour reprendre
l’expression de Roland Barthes ; une image esquissée par la main patriarcale.
En effet, il se trouve que dans la quasi-totalité des fictions mauriciennes, il n’est
jamais question de dépeindre la femme dans un contexte où elle n’existerait que pour elle-
même. Au lieu de cela, la femme est continuellement incrustée dans une relation hétérosexuelle
ou son autonomie découle de l’autorité du patriarcat. Aussi l’homme étant à la limite son
propre ennemi, toutes les créatures ont leurs prédateurs, et les femmes n’y échappent pas2.
Pourtant, c’est à travers la prostitution et le nouveau rapport que Paule entretient avec son
corps que cette dernière réussit à se défendre contre son statut de dominée, car elle a su faire de
cet enchaînement une source de plaisir, un moment d’amour face au vide qu’elle a connu depuis
sa naissance. Se faisant aucune illusion, car « peu importe l’amour, la mutualité de l’amour ;
d’ailleurs cela n’existe pas, je le sais3 », ce que Paule désirait, c’était connaître les moments
intimes du corps et aller à la rencontre de l’autre. « Je devais », dit-elle, « me sentir possédée et
désirée après tant d’années où je m’étais habituée à être un fardeau trainé de recoin en recoin, de
jour gris en jour gris […] Enfin, quelqu’un me touchait pour moi-même, quelqu’un dormait
comme un enfant à mes côtés, un genou contre mon flanc, pour une heure où rien d’autre au
monde n’était plus pressant que d’être là. C’était la première fois4 ». En effet, de cet
asservissement, elle en a fait « une exaltation5 ». Offerte comme objet de désir, sous la
domination patriarcale d’Edouard, Paule recourt à une tactique qui consiste à jouer avec le
1 Roland Barthes, Mythologies (Paris : Seuil, 1957), p. 229. 2 Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Fonction et représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire (Île Maurice : Mauritius Printing Specialists, Stanley, Rose Hill, 2000), p.53. 3 RP, p. 91. 4 RP, p. 90. 5 RP, p. 91.
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terrain qui lui est imposé. Certes, face aux habitants de Port-Louis et surtout aux jeunes
prostituées qui acceptent leur sort, Paule avoue que « c’était une autre vie qu’il fallait choisir et
[elle] était prête à tout, rejouant pour le profit d’une destinée hilare l’éternel jeu de perdition, où
la fille-femme se laisse entraîner pour un moment d’extase1 ». Se constituant dès lors comme une
menace au regard patriarcal, elle incarnera non seulement une jeune prostituée, mais une femme
qui commence à aimer son corps, qui comprend l’envergure de sa féminité, qui s’admire, qui
s’aime : « Je m’échappe de la carcasse inanimée qui contient mon moi précèdent, ma
métamorphose s’accomplit tout doucement, et je m’extirpe de l’enveloppe déjà un peu morte, je
déchire mes coutures, une autre moi se lève […]. La nouvelle moi est devenue, elle est, elle s’est
formée, plus vaste que l’autre, plus aguerrie et plus puissante2 ».
En effet, elle renverse le stéréotype de la mauricienne sexuellement passive pour assumer
pleinement sa féminité. Loin d’incarner une simple prostituée, elle se métamorphose en femme
mauricienne libre qui aime faire l’amour, qui commence à comprendre ses clients, qui rejette le
destin passif et approprié par d’anciennes traditions patriarcales. Paule parvient à utiliser son rôle
de prostituée pour gagner sa propre féminité et retrouver une identité active. Pour ce personnage,
cette attitude représente « une défense, une manière d’être soi alors que tout s’y oppose3 ». Tout
comme Tanga, Paule refuse de se résigner à l’esprit désespéré de la femme prostituée et voit
dans ce « commerce de féminité4 » une certaine liberté d’être et certainement la liberté de
disposer de son corps comme elle le désire. Alors que Tapsy ne comprend pas son choix de
marchander son corps, elle avoue : « Tu ne me comprends pas Tapsy, je peux vendre mon corps,
1 RP, p. 90. 2 RP, p. 30. 3 RP, p. 21. 4 RP, p. 141.
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mais je préserve néanmoins quelque liberté, quelque fierté dans mon esprit mais si je travaillais
comme servante, j’y perdrais vraiment toute dignité, il ne me resterait rien1 ». De surcroît, elle
confirme le pouvoir du choix féminin : « J’ai toujours eu l’impression d’avoir un choix, de
pouvoir éventuellement partir, si je le désirais parce que j’ai été vendue, je ne me suis pas
vendue2 ». En devenant une femme qui a le droit aux choix, elle affirme ; « Tant que je n’aurai
pas décidé de survivre en suivant ma propre route, je serai toujours une esclave3 ». Ainsi, Paule
renverse les anciens mythes de sa profession et l’identité passive de la femme mauricienne.
Objet de plaisir ou source d’évasion, ces filles-prostituées doivent satisfaire les exigences
du client. Changeant sitôt d’apparence et de personnalité, elles abandonnent donc cette facette
passive, reproductrice et domestique de la femme, et adoptent plutôt le culte de la chair, celui qui
propose « l’image d’une femme belle, maquillée et qui sent bon, quelqu’un à qui l’on veut
ressembler4 ». Ce qui explique d’ailleurs ces deux personnages c’est que, malgré qu’elles y aient
été forcées, elles ne vivent pas la prostitution en tant que victimes mais considèrent cette avenue
comme un soulagement de leurs charges domestiques et sociales. La figure de la prostituée, selon
Cazenave, « apparaît comme une figure positive grâce à sa fonction subversive. Elle peut
exploiter sa situation marginale à son profit, refuser l’asservissement et se libérer de l’emprise
sexuelle. Cette position lui permet d’ébranler la structure matrimoniale et de conquérir plus de
droits que la femme mariée ou traditionnelle5 ». En effet, ces romancières démontrent l’existence
de deux jeunes adolescentes qui, selon Cazenave, « ébranle[nt] la norme du foyer et
1 RP, p.151. 2 RP, p.136. 3 RP, p. 85. 4 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p.82. 5 Ibid., p. 88.
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conquièr[ent] ainsi plus de droits que la femme mère1 ». À travers ce métier, Tanga parvient à
délimiter l’espace qui lui est proscrit et à contourner l’inévitable destin des « pondeuses2 » ou
encore des « femmes bâillonnées3 » et de conclure : « Si je ne suis pas l’épouse, si je viens de
plus loin qu’elle, j’arrive à l’égaler4 ». Faute de ressembler à ces vies échouées des femmes
pondeuses, un échec voulu et planifié par la société et les hommes, du fait que toutes leurs vies
sont organisées pour satisfaire la vie des autres, Tanga et Paule prennent les rênes de leur destin
en main en s’accaparant le devenir de leur corps et de vivre une expérience différente de celle de
la femme traditionnelle. Poussant l’analogie plus loin, il semblerait qu’elles s’essaient à l’idée
que leur corps n’est qu’une esquisse leur permettant de transgresser les lois phallocratiques et les
exigences orthodoxes. Bref, le corps se transforme en corps-outil pour la manipulation des autres
dans le but de subvertir leur environnement et les ancrages traditionnels qui s’y attachent. Certes,
comme le dit Tanga, « Avec des trucages dans mes calculs, je me retrouve dans le bilan de ma
vie5 ».
Cependant, ce choix de secouer le système patriarcal par le ‘trucage’ de leur corps,
devenu l’instant d’un moment un instrument de contrôle, n’est pas sans conséquence. Si, comme
nous le dit Tanga, « Pour ne pas prendre en héritage la haine et la violence, il est nécessaire de
transformer le corps en machine6 » ou encore, comme le demande Paule, « Et comment s’en
défendre ? C’est la seule lutte possible. Pour survivre, il faut s’allier à cette terreur7 », la
transformation de leur corps-cage en corps-machine se fait par le biais d’une scission entre le
1 Ibid., p .87. 2 TTT, p. 83. 3 TTT, P. 83 4 TTT, p. 23. 5 TTT, p. 17. 6 TTT, p. 64. 7 RP, p. 19.
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93
corps et l’esprit. Cette scission, mécanisme peut-être de défense mais certainement de survie
semble essentielle afin de pouvoir, comme nous le dit Paule, « mettre un prix à son corps, de
façon détachée et indifférente1 » et d’affirmer un pouvoir qui provient du « détachement du
marchandage2 » afin que l’acte de se prostituer devienne tout simplement une transaction comme
tant d’autres. En effet, l’écart qui se creuse entre le corps et l’esprit chez ces deux personnages,
lequel leur permet de s’échapper de leur réalité ambiante et de la douleur faites aux corps,
s’accroit de façon significative de sorte à ce que leurs corps deviennent pour elles des objets
externes complètement dissociables de leurs personnes. Selon Adrienne Rich3, ce procédé leur
permet dans une certaine mesure de voir leur corps comme ‘l’autre’ qu’elles peuvent disposer à
leur guise et non pas un élément complémentaire de leur identité. Incarnant ‘l’autre’, cette entité
ne pouvait de la sorte plus les atteindre. Pour ces deux jeunes femmes, le corps semble, dans une
première enquête, passer au second plan, car comme nous le dit Tanga, « Le corps ne m’exalte
plus. Seul compte l’esprit4 » et il en est de même pour Paule, chez qui « Le corps disparaît pour
laisser place à un esprit5 ».
Mais il se trouve qu’à travers leur cheminement, elles ne tardent pas à arriver à la triste
conclusion que l’esprit et le corps sont indissociables et que le bien-être de l’un dépende de
l’autre et que de ce fait, l’usage qu’elles font de leur corps comporte des répercussions qui
s’avèreront être fatales tant au niveau physique et psychique. Ce que confirme d’autant plus
Paule lorsqu’elle admet : « Je n’ai pas senti tout de suite la terrible dégradation de cet acte, je me
1 RP, p. 123. 2 RP, p. 122. 3 Adrienne Rich, Of Woman born, Motherhood as Experience and Institution (New-York : Norton, 1976) 4 TTT, p. 57. 5 RP, p. 126.
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94
suis simplement dit, en touchant mes vilains billets sales- comme c’est facile !1 ». Plus tard,
même si comme le conclut Paule,
De nuit en nuit, cela devient plus facile […] l’esprit se fait réfractaire, l’esprit pose des
questions, des conditions. Moi qui suis si peu esprit, j’ai tout de même eu conscience de cet
espace récalcitrant en moi et, pour facile que cela demeure, cela m’empêche pas moins le
ventre d’éclater de douleur et de révolte et la face glabre du miroir de devenir ennemie, regard
implacable et froid, et la bouche prise au piège de grimacer, envenimée2.
Malgré les divers mécanismes de survie mis en place par Tanga et Paule, la douleur
corporelle est à son paroxysme dans ces deux romans et cette douleur physique entraîne
beaucoup de souffrance morale. Le même sentiment de douleur apparaît aussi chez Tanga, au fur
et à mesure de sa quête, de sorte à ce qu’elle avoue : « Le silence s’est engouffré en moi. Je suis
l’ombre d’une vie qui a perdu le cheminement, moi le corps flétri de souffrance. Je ne dois rien
dire, puisqu’il n’y a plus rien à rejoindre, plus rien à enjamber pour rejoindre la naissance. À
seize ans, j’ai habité tant de lits, jour après jours, avec des hommes de tous les pays3 ».
Ces deux personnages qui ont enjambé l’étape de l’enfance sans avoir jamais eu le droit à
l’innocence et à l’insouciance de cet âge, laissent place à des femmes désabusées qui ont vieilli
trop vite, celles qui ont assouvi partiellement leurs désirs et ambitions sans pour autant etre en
communion avec entourage social. Elles se font prendre à leur propre jeu d’évasion, car sans
cesse ballotées par le conflit permanent entre le corps et l’esprit, Tanga et Paule donnent
l’impression de se résoudre à ne pas pouvoir se défaire de cette carcasse réductrice. Comme le
dit d’ailleurs Paule : « Je pèlerais ma peau et la jetterais en épluchures dans la Grande Rivière
Nord-Ouest parmi les canards blancs et les feuilles d’aloès pourries et les déchets d’usine. Mais à
1 RP, p. 157. 2 RP, p. 158. 3 RP, p. 151.
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95
quoi bon ? Elle repousserait, se reformerait, cellule par cellule, jusqu’à compléter son piège
autour de moi. Je ne pourrais pas m’en défaire1 ». Au lieu de pouvoir s’en défaire ou encore de le
mettre à leur service, le corps apparaît néanmoins, dans ce corpus, comme « agonisant2 », « veuf
de joie3 », « disloqué4 », « torturé5 » ou encore comme « rompu6 ». Certes, le corps féminin
persiste, tout de même, comme victime en attente de violence, de maladies et d’insuffisances, et
continue d’être une source de douleur qu’elles commencent progressivement à haïr du fait qu’il
n’est pas, comme elles l’avaient auparavant pensé, dispensable.
À travers leur tentative d’utiliser leur corps comme agent subversif pour combattre
l’oppression masculine et les vicissitudes de la vie, il en résulte d’un côté comme de l’autre un
corps féminin déchiré, blessé et indigné. Leur « leçon de femme7 » leur a appris que leur corps
n’a été et n’est qu’un dépotoir où a été déversé la hargne masculine sans pour autant se
préoccuper de l’occupant dudit corps car comme le formule d’ailleurs Paule, « Les autres ne sont
que vents de passage affleurant aux lisières de ma vie, ils torchent mon corps sans même prendre
conscience qu’il existe au fond de la carcasse Paule, une petite créature frémissante et inviolée,
retranchée derrière un rempart de silence8 ». Évoluant dans un contexte où sexe et violence sont
inéluctablement liés et où comme le propose Nathalie Etoke « La sexualité est une lutte entre les
corps qui se solde par la violence ou la défaite, la rébellion ou la soumission9 », le corps de la
prostituée est d’autant plus marqué par la soumission aux désirs d’autrui et par la défaite, car il
1 RP, p. 27. 2 TTT, p. 92. 3 TTT, p. 141. 4 TTT, p. 99. 5 TTT, p. 155. 6 RP, p. 126. 7 RP, p. 91. 8 RP, p. 122. 9 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 70.
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ne transparaît aucune possibilité d’intégration sociale, mais bien le contraire. Se rendant compte
que leur corps persiste en tant que véhicule hétéropatriarcal à partir duquel et à travers lequel
l’homme-client se réalise, elles iront même jusqu’à tenter d’opérer une désérotisation à travers la
mutilation sexuelle. Afin que son corps ne soit plus convoité et destiné à la procréation, Tanga
commence par se mutiler sexuellement : « Je m’accroupis, je ramasse une motte d’argile
incrustée de pierres, je l’enfouis dans mon sexe. Le visage de la vieille la mère surgit. Mon
cerveau s’égoutte. Au revoir Mâ. Je reviendrai. M’entrainer à la malédiction pour qu’aucun saut
périlleux ne m’échappe. J’enfouis une vipère dans mon sexe. Il distillera le poison. Il envenimera
quiconque s’y perdra1 », de sorte que plus aucun homme ne puisse plus la convoiter. S’il est vrai
que comme l’affirme Ong dans le recueil de Brière, le vagin est « le lieu où la force mâle,
potentiellement meurtrière, est transformée en vie2 », le geste d’enfouir son sexe de boue serait
alors une métaphore du refus de la maternité aussi bien que celle de la vie de l’homme, d’arrêter
sa croissance et de mettre fin à son devenir. Plus loin dans le récit, on apprend qu’elle envisage
de se couper les seins et les fesses, c'est-à-dire, ces parties mêmes auxquelles son identité avait
été réduite. De ce fait, Tanga ne veut plus répondre aux critères de la beauté féminine, ni être la
cible du regard mâle, ni être l’objet de sa convoitise ou une conquête potentielle pour lui. Son
désir de devenir asexuée rejoint aisément l’idée du renversement de genre, ou plutôt du non-lieu
du genre car sans les attributs sexuels féminins, elle n’appartiendra plus à la catégorie du sexe
faible. Certes, il nous semble que son corps devient un fardeau trop lourd à porter.
Paule, quant à elle, entrevoit finalement sa féminité comme un piège ou comme elle le
précise « la trappe de la naissance, la trappe de la puberté, la trappe de l’homme- celle-ci est la
1 TTT, p. 142. 2 Brière, Le roman camerounais et ses discours, op. cit., p. 239.
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97
condamnation finale, à perpétuité, celle dont on ne ressort pas1 ». Certes, sa vie en tant que
prostituée l’a forcée à exister seulement pour le plaisir de l’homme-client, à continuellement
mettre en relief sa féminité. Sa vie en tant que prostituée ne lui laisse aucun choix valable, sa
« personnalité est sans aspérité2 ». Elle ne tarde pas à rejoindre la horde des filles ou comme le
précise le texte : « toutes ces filles de Port-Louis. Filles créoles, filles mixtes, filles indéfinies.
Toutes sans but et sans enfance. Elles n’ont pas de passé. Elles vivent pour le présent. Elles n’ont
pas de futur3 ». Ces mêmes filles qui n’ont pas d’autres choix que de suivre « une éternelle loi de
survivance qui ne leur faisant ni dons, ni cadeaux4 ». Plus précisément, une vie où « le souffrir et
le subir sont présents comme les constituants essentiels de l’identité féminine5 ». Cette « prison-
féminité6 » représente pour Paule « la constante, haineuse trahison de la femme en soi7 » et cela
explique son désir d’amputer de son corps les traces de féminité. Elle le dit clairement : « J’y ai
vécu ma vie d’enfant, ma vie de fille, ma vie de femme ! Non je préfère exciser ce nom de mon
corps. J’ai amputé de mon corps les traces de la féminité. Ce n’est pas facile !8 ». La tentative de
posséder leur corps se fonde dans une violence implicite dans l’idée même de morcellement de
soi. Ce corps tant convoité n’appartiendra pas plus aux autres qu’à elles. Le discours qui
accompagne leur résolution s’annonce comme une automutilation pour établir une rupture
irréversible entre oppresseur et opprimé.
Loin de jouer en leur faveur et malgré tous leurs efforts de transformer leur corps en
agent ou en machine, ce corps-prison se maintient comme la cause de leur perdition. D’une part,
1 RP, p. 72. 2 RP, p. 89. 3 RP, p. 106. 4 RP, p. 128. 5 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 69. 6 RP, p. 54. 7 RP, p. 27. 8 RP, p. 27.
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le corps de ces femmes est un corps encombrant et il représente leur plus grande menace, étant
l’objet de convoitise que tout le monde tente de dépouiller, d’opprimer et de contrôler pour son
propre confort. D’autre part, l’écart qu’elles ont creusé entre le corps et l’esprit n’a fait que
provoquer davantage la déchéance physique et psychique. De ce fait, Tanga et Paule établiront
une relation de violence et finiront par en éprouver que du dégoût et de la haine et Tanga le dit
clairement :
Comment expliquer aux autres que je me hais ? Certains matins, après une nuit passée
à négocier avec la nuit pour que gagne le sommeil, entortillée dans un pagne défraichi, je
prétexte une migraine. Je m’enferme dans la salle d’eau. J’attrape un miroir. Je regarde. Je me
regarde jusqu’à me brouiller la vue. Le nez plat. La bouche lourde. Les seins maigres. Je
m’asperge d’eau, de bassines d’eau pour retrouver les vertus de l’abysse natal. Rien ne change,
rien ne doit bouger. Je suis née d’une déchéance1.
Quant à Paule, elle se compare à un monstre lorsqu’elle se regarde dans un miroir : « Que
suis-je devenue ? Qu’elle est cette chose usée et lésionnée qui me regarde ? Quelle est cette tare,
cette plaie ouverte qui ne demande qu’à saigner, et qui bée sur la surface éclatée du miroir. Quel
est ce monstre ?2 ». Assailli de toutes parts, ce corps finit par devenir un handicap et une honte
pour ces protagonistes féminins et ces dernières finiront par mettre en place une relation
contradictoire avec lui. Par conséquent, dans l’impossibilité de s’en défaire, cela provoque chez
ces personnages une tendance à décortiquer cet objet conflictuel afin de retrouver une liberté
même illusoire, elles le morcellent pour échapper à la douleur mentale et physique de leur
aliénation. Cela semble être leur seule issue, car comme dit Paule, « Je me suis mise en pièces, à
essayer de vivre par moi-même, il n’y a pas d’autre issue dans le labyrinthe où je me trouve,
toutes les portes sont fausses, et s’ouvrent soit sur des murailles, soit sur des miroirs ou le visage
1 TTT, p. 22. 2 RP, p. 126.
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fracassé d’une femme me regarde1 ». Il s’ensuit alors une fragmentation corporelle très marquée
du fait que ce corps ne représente plus un ‘tout’ mais plutôt ‘une fesse’ ou ‘un sein’. Elles
l’émiettent afin d’en perdre le sens et la sensation initiale jusqu’à ce que comme le dit Paule :
« L’inexistence est complète et parachevée, Paule n’est plus qu’une carcasse, une coquille
vide2 ». Grâce à ce même procédé, Tanga n’éprouve plus rien : « Je ne sentais rien, je
n’éprouvais rien. Mon corps s’était transformé en chair de pierre3 ».
Tout fragmenté qu’il soit, ce corps est un adversaire omniprésent qui nuit à une
construction identitaire car selon Segarra, c’est ce corps fragmenté qui nuit au recouvrement de
l’identité de l’individu. Il signifie une attaque à son intégrité psychique et parfois même
physique. Il n’est guère surprenant que dans Tu t’appelleras Tanga, tout comme dans Rue la
Poudrière, le corps réifié et fragmenté finisse, aux yeux des protagonistes, par être perçu comme
« un objet étranger à la propre identité, qui n’a rien à voir avec le moi véritable de la personne
emprisonnée dans cette enveloppe charnelle, inadéquate et encombrante. C’est un corps-cage,
qui empêche l’être de s’épanouir librement et qu’il doit traîner partout sans arriver à se le
concilier4 ». En effet, face à « cette apparence physique », comme le postule Paule, « qui ne veut
rien dire véritablement, qui est le plus gros de mes mensonges, et le plus contradictoire de mes
aspects5 », s’y installe une rivalité entre ces personnages et leurs corps. Comme dit Tanga : « Je
veux assister à la mise en péril du corps par le corps. Détruire. Saccager. J’invoque la
déflagration qui va apporter l’anéantissement. Tout piétiner pour n’avoir de la vie que son
1 RP, p. 178. 2 RP, p. 118. 3 TTT, p. 115. 4 Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, op. cit., p. 63. 5 RP, p. 73.
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idée1 ». Au travers de l’histoire, c’est en vain qu’elles tenteront de s’accommoder de cette
fragmentation, de se faire à l’idée qu’elles ne sont autres que porteuses du plaisir ou du réconfort
de l’Autre et que finalement, à cause de ce corps, elles persistent malgré tout comme « le bouc
émissaire attitré2 ». Le morcellement du corps qui s’opère chez Tanga et chez Paule aboutit donc
à l’émiettement de leur état mental, annonçant inévitablement un trouble identitaire qu’elles
tenteront de démêler jusqu’à la fin du roman. Il en résulte que ce processus provoque chez elles
un trouble ou une perte identitaire. « Je ne suis plus moi, un meurtre a été perpétué sur ma
personne3 », avoue Paule et similairement Tanga conclut : « Je perds ma personne4 » et « J’ai
perdu l’art de me déterminer5 ». Au lieu de se retrouver, de s’affirmer et de rentrer en existence,
leur projet de libéralisation à travers le corps s’est prouvé un échec. Paule le confirme : « À
présent mon corps est vraiment inutile »6.
« Traînasser son ennui est toujours une bonne chose7 » comme l’affirme Tanga au début
du roman, puisque « cela nous amène à agir, même si tout acte est vain, par exemple apporter
son ventre au ballet des corps. Oui, traîner est utile même si l’on devient l’ombre d’un corps
soumis aux vices aimables, parce qu’il arrive au moins qu’on finisse par servir à quelque chose,
alors qu’on n’aurait jamais servi si l’on avait commencé par penser que traînasser est inutile8 »,
cela n’a été qu’à leur détriment et servant qu’à leur propre destruction. En effet, comme en
conclut Paule : « Le vide éternel…Oui, je comprends ça, aujourd’hui que je suis vide,
aujourd’hui que j’attends une fin apocalyptique dans mon enfer de tôle et de rouille. Aujourd’hui
1 TTT, p. 131. 2 RP, p. 178. 3 RP, p. 182. 4 TTT, p. 99. 5 TTT, p. 150. 6 RP, p. 161. 7 TTT, p. 18. 8 TTT, p. 18.
101
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où je me rends enfin compte que j’ai trop couru de toute ma vie, couru sans but, sans poursuite et
finalement sans véritable espoir. J’ai cru que la nuit m’était attitrée, mais au milieu de la nuit la
plus dense s’éveille toujours un clair-de-regard, l’œil fureteur d’une conscience1 ». Elles
découvrent la lourde charge que comporte leur féminité. Tanga s’en rend compte dès le debut du
récit et avoue : « Pauvre mortelle et femme de surcroît. Je ne peux interdire ni permettre2 » ou
encore Paule « Je n’ai aucun pouvoir, aucune liberté. Je suis enchainée…irrémédiablement
entravée3 ». Cette réalisation donne lieu à une deuxième, celle qui témoigne de leur propre
contribution à leur échec. « À part tout ce qui, à l’intérieur de moi, aurait pu avoir nom d’espoir.
Je me suis peut-être détruite moi-même4 ».
Autrefois objet subversif dans la manipulation des autres, le corps se révèle comme leur
pire ennemi et traître, agissant d’une façon ou de l’autre à leur détriment. Malgré leur
acharnement a libéré leur corps, Tanga admet : « l’inutilité de [sa] révolte. Il n’y a rien à dire,
rien à faire, rien à transmettre5 » ou encore comme le conclut Paule : « J’y suis quand même
tombée, dans la vertigineuse trappe de féminité. Et de toute façon, où aurais-je pu fuir ? Y avait-
il eu d’alternatives pour moi ? Mon destin a bien fini par me communiquer cette claustrophobie
qui me presse des quatre côtés, pour m’engloutir de force dans la seule solution possible6 ». Elles
n’en restent pas moins des victimes camouflées et elles en ressortent doublement victimes, d’une
part du jugement et du rejet de l’Autre et d’autre part à travers la réalisation que leur agentivité
sexuelle les a réduites à être non seulement victimes mais tout aussi complices dans la
1 RP, p. 155. 2 TTT, p. 6. 3 RP, p. 163. 4 RP, p. 189. 5 TTT, p. 155. 6 RP, p. 65
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perpétuation du pouvoir phallocentrique. N’adhérant plus aux normes pré-établies par la force
oppressive, ces personnages qui ont osé soulever le voile de l’aveuglement du quotidien seront
conséquemment marginalisés et traités de ‘folles’ selon les bases de détermination d’une société
normative. S’il est vrai que leur acharnement a marqué une agentivité à travers le corps, cette
prise de conscience ou d’action les a pourtant poussées davantage en marge de la société.
D’autant plus stigmatisées et meurtries à la fin de leur quête, Tanga et Paule marquent à travers
la mort corporelle et discursive le dernier signe du corps. Ce dernier geste corporel se présente
comme « une infime délivrance1 » puisqu’il permet de se débarrasser d’un « corps prison ». « Si
vivre c’est se souvenir du corps et des autres, si le corps et les autres entravent la quête
fondamentale, seul le retour en soi (la maladie, le délire) puis la mort pourront clôre la boucle et
achever le voyage de la vie avant qu’il ne commence2 ». Comme le suggère Plaza, la mort
apparaît ainsi comme un dénouement final pour mettre fin à cet esclavagisme du corps et
l’imposition de la ‘folie’.
1 RP, p. 85. 2 Monique Plaza, L’écriture et la folie (Paris: Presses Universitaires de France, 1986), p. 192.
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3.4 Violence et soi-même ou ce corps exilé
Le projet de déchiffrer et d’exprimer le corps dans sa capacité à souffrir dans la maladie
ou dans la torture, c’est là une des démarches maintes fois prises et reprises dans les ouvrages de
Dévi et de Mokeddem. Rattaché aux images archétypales qui portent l’idée de la nature, et aux
troubles qu’elle engendre, le corps a rarement possédé une présence littéraire aussi obsédante. En
étudiant l’œuvre de Dévi et de Mokeddem, nous assistons à la mise en relief du corps comme
lieu de manifestations de troubles, de cicatrices, de moments traumatiques amarrés dans la
conscience des personnages. Ce corps-objet témoigne de la souffrance et de l’histoire
personnelle de la myriade de personnages féminins évoluant dans leurs romans. Ces écrivaines
de l’urgence s’acharnent à la description psychologique et traumatique des héroïnes secouées par
des vagues de mémoire, des souvenirs traumatisants ou aliénants, qui les emportent à la
recherche identitaire par le biais du rapport corps-monde. Le corps meurtri, blasé, secoué par les
séquelles morales et physiques, voilà le lot des femmes dans l’univers mauricien et algérien. En
définitive, le corps devient une allégorie de l’aliénation et de l’abnégation sociales de la femme
et ces deux romancières Ananda Devi et Malika Mokeddem choisissent à travers son
dévoilement et son déploiement de mettre le pouvoir phallocratique et le mâle (et le mal) en
exergue.
Dans cette troisième et dernière partie, nous avons choisi de faire une analyse du roman
d’Ananda Devi Moi, l’Interdite (2000) et celui de Malika Mokeddem, L’interdite (1993) du fait
que ces deux textes proposent des témoignages sociohistoriques et culturels sur les riches et
complexes patrimoines d’un imaginaire collectif hanté par des paysages d’interdictions et de
violence. Dans les deux cas, nous retrouvons des titres symboliques, constituant le fil conducteur
du roman, et qui sont fondés sur la notion d’interdiction, de transgression et d’exclusion
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exprimée au féminin. Nous verrons, à travers le parcours des différents personnages que Devi et
Mokeddem nous présentent, un univers fragmenté, morcelé où l’aliénation et la violence sont à
leur paroxysme. Les relations entre les êtres sont teintées tantôt d’une violence sourde, tantôt
d’une violence déclarée. L’insécurité et la peur se trouvent partout où se trouve l’homme, et elles
sont engendrées par une violence cynique et un sadisme cruel. De ce fait, face à cette situation
humiliante que créent l’aliénation et la violence prégnantes dans l’univers de ces deux textes,
c’est à travers la représentation d’un corps monstrueux, malade et poussé à l’épuisement que se
manifestera tant la marginalisation que la révolte de la femme.
En effet, dans ces deux romans, c’est la visibilité du corps des deux personnages féminins
Sultana et La Mouna, qui traduit pour leurs sociétés leur différence et qui contribue davantage à
leur aliénation. Une différence qui fait d’elles des interdites. Dans un premier temps, chez
Sultana dans L’interdite, l’étrangeté ou la monstruosité est inscrite génétiquement dans son corps
de par les origines lointaines de sa mère, accentuant cette altérité sociale et culturelle alors que
chez La Mouna dans Moi, l’interdite, elle y est inscrite physiquement en raison de son bec-de-
lièvre, une malédiction qui, comme elle dit, l’ « a excisée de toute humanité1 ». Victimes d’un
entourage bardé de préjugés, ce qui les pousse davantage à l’exil et à l’effacement, les héroïnes
de ces deux romans digèrent mal leur quotidien. Mises au ban de la société et marginalisées dans
leurs êtres, Sultana et La Mouna n’ont d’autre choix que de s’exiler de toute vie sociale. Que ce
soit le personnage de La Mouna, qui retrouve refuge dans un univers de semi-animalité dans un
four à chaux, après une quête acharnée d’amour chez les hommes, ou Sultana qui se trouve
caractérisée d’ « étrangère » et de ce fait rejetée de toute vie sociale lors de son retour à Ain
Nekhla après une période d’exil volontaire en France, toutes deux sont à la quête de leur « moi ».
1 MI, p. 102.
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Une quête qui, faute d’oublier les blessures faites aux corps, donnera lieu à des métamorphoses
physiques pour l’une comme pour l’autre.
Dans son troisième roman, L’Interdite, Mokeddem tire la sonnette d’alarme contre
l’obscurantisme qui menace l’Algérie depuis les années 1980. La situation politique précaire
engendrée par la guerre civile et la violence menées par les intégristes du Front Islamique du
Salut, surtout contre les femmes algériennes rebelles à leur dogmatisme, se traduit en un univers
de menace, d’angoisse et de peur pour celles-ci. Dans cette Algérie des années 1980 à 1990, celle
qui « inflige, sans vergogne, son masculin pluriel et son apartheid féminin1 » et où arabisation et
islamisation sont indissociables, les clivages qui existent dans cette société entre « femme » et
« homme », entre « tradition » et « modernité », entre « arabophones » et « francophones »
véhiculent des visions et des rapports tant conflictuels qu’agressifs, où l’on sort d’une violence
pour tomber dans une autre. En effet, nous retrouvons chez Mokeddem une violence assourdie
que l'on inflige au corps social et individuel, une violence du code de conduite et institutionnelle,
une violence que l'on subit et que l'on fait subir et qui s'infiltre dans les moindres interstices de la
société. Véritablement, nous retrouvons chez cette romancière une violence qui fonde les modes
comportementaux du groupe et qui circule là où les paroles se sont tues, car nul n’ose la remettre
en question.
Malgré la révolution scolaire lors de la montée de l’intégrisme qui va permettre aux
jeunes algériennes de faire leur entrée sur le marché du travail, elles seront limitées aux sphères
de l’enseignement, de la magistrature et dans le domaine de la santé publique. Quoi qu’il en soit,
leur apparition dans l’espace public ne va pas pour autant diminuer la disparité des genres et les
femmes algériennes seront toujours considérées, aux yeux de la loi, comme « mineures », vivant
1 LI, p. 17.
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sous l’autorité du chef de famille « sous tutelle » du père ou du mari, chef de famille, celui-ci
pouvant être la figure du père, du frère ou du mari. Malgré les maintes luttes engagées au nom
des droits de la femme, le Code de la famille proclamé en 1984 seconde celui prescrit par le droit
islamique, la charia, maintenant le statut légal de la femme comme inférieure ou secondaire.
C’est clair que comme le souligne si bien Holter dans La francophonie : une introduction
critique, « la femme reste encore « mineure », [à tel point] qu’elle ne peut pas décider seule de se
marier; qu’elle peut être répudiée par son mari; qu’en cas de divorce (si elle l’obtient), elle perd
la garde des enfants; qu’elle ne peut pas se marier avec un non-musulman, que ses droits à
l’héritage ne sont pas les mêmes que pour les hommes1 ». Malgré leur active participation dans
la lutte de la décolonisation ainsi que contre les islamistes en 1991, les femmes se maintiennent
comme les premières cibles et victimes de ces sales guerres et jusqu’à nos jours, elles attendent
toujours une situation socio-politique qui les définit comme des citoyennes à part entière, égales
aux hommes.
Masqué ainsi sous l’étreinte de la religion, l’État a étouffé et contrôlé la femme et son
corps, de sorte qu’elle représente un élément subversif soumis à des manipulations d’ordre
social; élément qu’il fallait à tout prix façonner et marquer. La femme, celle qui a été si « utile et
courageuse, celle qui a fait des opérations mémorables2 » au cours de cette guerre pénible de
l’indépendance, se voit dès lors reléguée, d’une manière ou d’une autre, au rôle d’objet de la
société. Au lieu d’être la représentante de l’avenir et du devenir de leur communauté, d’être la
médiatrice des valeurs et de la langue maternelle, Moha dans Moha le fou, Moha le sage de
Tahar Ben Jelloun, les décrit comme étant « insatisfaites, cultivées, labourées par des siècles de
1 Karin Holter, La francophonie : Une introduction critique. (Eds) Sanaker John Kristian, Ingse Skattum (Oslo : Oslo Academic Press, 2006), p. 123. 2 Tahar Ben Jelloun, Moha le fou, Moha le sage (Paris : Seuil, 1980), p. 47. (MH)
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silence et de brutalités légalisé par l’Autorité suprême 1». Dès lors, on constatera qu’en Algérie
des années 1990, les formes de violence, diverses et aussi subtiles qu’elles soient, imposées aux
femmes telles l’imposition du voile, leur cloisonnement dans la sphère privée et leur exclusion
du marché du travail seront le reflet d’une société qui s’acharne à préserver une suprématie
masculine traditionnelle et à renforcer une identité nationale face aux influences occidentales. De
part et d’autre, le sort de la fille est une lourde charge à porter.
Le corps de la femme dans ces sociétés à dominance arabo-musulmanes réside au sein
d’une double contradiction qui fait de lui un objet extrêmement conflictuel. Dans une première
enquête, même si, comme le suggère, Achour dans « Algérienne dans la lutte : Images de
femmes dans les écrits féminins », le corps de la femme est vu comme « un microcosme de
l’œuvre magistrale de Dieu2 » car il assure la filiation et la perpétuation de la communauté, il est
considéré, malgré tout, comme foncièrement impur de par son pouvoir de manipuler cette même
généalogie. Source de jouissance tant que source de souillure, cette enveloppe charnelle est
considérée par la doctrine islamique comme un des pires dangers pour l’esprit et doit, de ce fait,
rester cloisonnée entre quatre murs afin d’assurer sa sureté et sa pureté. Ayant cette capacité à
humilier l’homme, le corps de la femme est considéré dès lors comme la possession de ce
dernier. L’énorme investissement symbolique et l’extrême vigilance associée au corps de la
femme et de la façon dont cette dernière peut ou ne peut pas en disposer, explique Chebel, est
parce que le corps de la fille est un corps doublement menaçant: il est menaçant à l’honneur de la
famille ainsi qu’à l’ordre établi; il est donc nécessaire de lui imposer certaines restrictions. Si le
corps de la petite fille en tant que future femme ne peut occuper qu’un espace « pré-investi et
1 MH, p. 47. 2 Ch. Achour, « Algérienne dans la lutte: Images de femmes dans les écrits féminins ». Plurial 2, 1991: 93-105.
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préformé1 » par la société patriarcale, ce corps culturellement produit, de par les exigences qu’on
lui impose, est donc un corps d’interdictions dans la mesure où il se définit par rapport à ce qu’il
ne peut pas et ne doit pas faire. Il ne peut pas et ne doit pas imiter ce que fait le corps masculin,
corps libre. En effet, le corps de la fille, soutient Chebel, « doit être exemplaire de rigidité et de
tenant. Ce qui est valable durant la petite enfance va malheureusement se solidifier et se
cristalliser dans une identité perceptive qui la poursuivra jusqu’à la mort et même après, dans ce
prolongement de l’image de soi qu’est l’éducation de sa propre progéniture2 ». Certes,
contrairement au corps-libre masculin, le sien représente plus un corps-prison, prédisposé à
respecter le rôle et l’espace qui lui sont attribués et à se soumettre dès sa naissance aux règles
sociétales qui sont en vigueur. Deuxièmement, ce corps privé et voilé est, malgré lui, un bien
public, allant du maintien de sa virginité qui devient la charge de toute une communauté à la
vérification du sang lors de la nuit de noce. Cela est dû justement à cette capacité qu’elle possède
d’assurer la survie de la lignée et ainsi de la communauté tout comme le pouvoir de soulever une
épidémie sociale en brouillant les origines généalogiques. Parce que son corps est avant tout
sexuel, elle est donc réduite à son seul rôle, celui de procréer et ceci sous une vigilance virulente
et c’est pour cela que le corps de la femme arabo-musulmane traditionnelle doit rester un corps
caché, voilé et même façonné.
Dans une société où « La mise au ban de tous ceux qui sortent du conformisme est rapide,
radicale et définitive3 », il n’est alors guère étonnant que le retour de Sultana, à la mort de son
ami Yascine, provoque une hostilité virulente de la part des citoyens d’Ain Nekhla, petit village
dans le Sud de l’Algérie. Autre que sa généalogie qui fait d’elle une ‘étrangère’, le retour de
1 Chebel, Le corps en Islam, op. cit., p. 47. 2 Ibid., p. 47. 3 LI, p. 80.
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Sultana est d’autant plus problématique, non seulement parce qu’elle retourne au village après
des années d’exil volontaire en France, mais elle y retourne en tant que femme libre et femme
médecin. Nous comprenons le rejet viscéral et la menace constante dont elle est sujette parce
qu’elle incarne tout ce que la femme algérienne traditionnelle ne doit pas être. Cette femme qui
vient d’ailleurs est vue comme doublement étrangère, car elle personnifie une féminité, une
sexualité et une mobilité qui n’ont pas leur place au sein de ce diktat intégriste. Face au
confinement auquel la femme traditionnelle est sujette et à la règle de base selon laquelle elle ne
devrait pas être vue ni entendue, nous retrouvons ici une femme en mouvement, qui voyage
seule, n’ayant pas d’homme à ses côtés et qui d’ailleurs, a usurpé le métier de ses confrères.
Certes, contrairement aux corps féminins « absents, « esquivés » ou simplement « esquissés »
que connait la littérature algérienne jusqu’à Djebar, nous retrouvons dans ce roman un corps
pleinement présent, même si, comme le postule Segarra, « il s’agit d’une présence dérangeante et
même nuisible pour la femme1 ». Ainsi, le corps « étranger » de Sultana qui traduit son non-
appartenance et son incompatibilité avec le reste du clan devient, dès lors, un corps stigmatisé.
Dès son arrivée sur le sol algérien, Sultana embarque dans un rapport de pouvoir avec le
chauffeur de taxi de l’aéroport. Quand elle lui demande de l’emmener à Ain Nekhla, ce dernier
rétorque avec une autre question qui devrait lui assurer son droit de passage ; « Tu es la fille de
qui ?2 » à laquelle elle répond « De personne3 ». Le chauffeur la dévisage et lui fait sentir
immédiatement sa transgression et qu’elle n’est ainsi pas la bienvenue. Il n’hésitera d’ailleurs pas
à avoir recours aux menaces et à la violence afin qu’elle le sache : « L’homme m’observe dans
le rétroviseur avec des yeux satisfaits. Nos regards s’accrochent, se mesurent, s’affrontent. Le
1 Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, op. cit., p. 57. 2 LI, p. 12. 3 LI, p. 12.
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mien le nargue, lui dit sa vilenie. Il baisse les yeux le premier. Je sais qu’il m’en voudra de cet
affront1 ». La guerre est dès lors déclarée et cette violence qui éclate la ramène dans le passé, lui
rappelant les raisons pour lesquelles elle avait choisi de fuir en France. En effet, face à cette
Algérie où « les menaces et les interdits […] [lui] sont devenus une telle épouvante2 », elle a
préféré opter pour ce « coin privilégié de l’exil3 », synonyme d’évasion et seul moyen de se
déshériter de toute attache et de s’éloigner de toute structure au profit d’une vie ascétique
essentielle à sa survivance. Certes, comme elle l’affirme; « l’anonymat des grandes villes
étrangères a émoussé mes colères, modéré mes ripostes4 ». Cet exil volontaire en France se
rapproche, dès lors, du concept de la déterritorialisation défini par Deleuze et Guattari dans Mille
Plateaux comme une « rupture asignifiante5 » qui assure une cassure avec les anciens repères et
une liberté à l’égard des origines. Cette renaissance du sujet à travers l’acte de déterritorialisation
se refait comme « des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter
un monde » afin de construire « un nouveau type de réalité6 ». Libre d’explorer de nouvelles
possibilités, c’est un espace nomade sans limites et sans frontières et une zone fertile qui s’offre
au sujet déterritorialisé. Ceci devait permettre à Sultana d’entrevoir d’autres possibilités et
d’atteindre une nouvelle expression féminine. « L’exil », dit-elle, « m’a assouplie. L’exil est
l’aire de l’insaisissable, de l’indifférence réfractaire, du regard en déshérence7 ». Cette rupture
devait donner lieu à une recréation du sujet à travers l’adoption de nouvelles bases.
1 LI, p. 19. 2 LI, p. 65. 3 LI, p. 12. 4 LI, p. 21 5 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux : Capitalisme et schizophrénie (Paris : Minuit, 1987), p. 16. 6 Ibid., p. 363. 7 LI, p. 19.
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Pourtant, malgré le temps passé en France, le retour dans son village natal la replonge
dans un état d’angoisse, de peur et presque de somnambulisme quand elle se rend compte qu’une
partie d’elle ne l’avait jamais quitté. Certes, confrontée au manque de possibilité et d’avenir, à
l’omniprésence de la violence et à l’atmosphère de menaces lors de son retour, elle doit faire face
à une évidence, ce qui la pousse à remettre en question la notion d’exil qui jusqu’à lors a été sa
porte de secours. Comme elle le dit : « Je n’aurais jamais cru pouvoir revenir dans cette région.
Et pourtant, je n’en suis jamais vraiment partie. J’ai seulement incorporé le désert et
l’inconsolable dans mon corps déplacé. Ils m’ont scindée1 ». Elle se rend compte qu’elle n’a
réellement jamais laissé derrière elle la souffrance causée par l’Algérie, que la seule partie d’elle
à l’avoir quittée, a été, « son corps déplacé ». Se produit alors chez ce personnage un certain
sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’exil, car il se rend compte que cela n’a rien réglé à
ses traumatismes antérieurs et que l’attrait majeur de l’exil réside dans l’éloignement et dans la
nostalgie. Elle le souligne d’ailleurs : « J’ignorais encore alors, la pire des ambiguïtés, la
nostalgie, la pire des violations, l’inexorable marche du temps qui vous égrène et vous disperse,
repères vivant d’un Petit Poucet cynique, tyrannique2 ». Revenir, c’est faire face à un entourage
d’autant plus féroce et intransigeant face à ce « défi3 » que représente Sultana, car comme on lui
rappelle que « Les mentalités n’ont pas évolué. Au contraire, elles se sont embourbées. Une
femme comme vous est, ici, encore plus en danger qu’auparavant4 ». Revenir, c’est faire face à
tout ce qu’elle pensait avoir oublié et faire face à l’autre partie d’elle qu’elle pensait avoir
bannie. Revenir, c’est finalement reconnaître l’impossibilité de se retérritorialiser dans un unique
1 LI, p. 11. 2 LI, p. 174. 3 LI, p. 93. 4 MI, p. 186.
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système, dans un seul monde. Revenir, nous dit-elle finalement, « c’est tuer la nostalgie pour ne
laisser que l’exil, nu. C’est devenir, soi-même, cet exil-là, déshérité de toute attache1 ».
C’est dire alors, qu’une fois revenue sur le sol algérien, elle entreprend une remise en
question de l’exil qui, selon elle, contribue davantage à son malaise existentiel. Le poids pesant
de l’exil spatial, social et culturel n’a fait qu’accentuer son exil intérieur au point d’en faire « un
être de rupture2 », car comme elle le souligne : « Je suis plutôt dans l’entre-deux, sur une ligne de
fracture, dans toutes les ruptures3 ». En effet, tiraillée entre l’Algérie et la France sans être
capable de trouver la paix ni dans l’un ni dans l’autre pays, elle se retrouve dans un état qui frise
la psychose. Elle affirme dès lors : « Je ne flâne plus. Je fends une masse d’yeux. Et pourtant, je
n’ai plus de corps. Je ne suis qu’une tension qui s’égare entre passé et présent, un souvenir
hagard qui ne se reconnaît aucun repère4 ». Cet exil salvateur ou cette « richesse tourmentée5 »
tel qu’elle le décrit, finit par ressembler à « un arrachement grisé par la découverte et la liberté et
qui ne peut pas s’empêcher de cultiver ses pertes6 ». Il s’agit donc d’un état précaire auquel l’on
peut difficilement s’habituer surtout si comme le définit Edward Saïd dans Reflections on Exile
and Other Essays, « L’exil est la vie en marge de l’ordre habituel. Il est nomade, décentré,
contrapuntique; et dès que l’on s’y habitue, ses forces déstabilisatrices émergent de nouveau7 ».
L’exil et sa vie nomade la condamnent pour toujours à une position de marginalisée et
provoquent chez elle une suite de pertes : perte d’appartenance, perte de racines et de culture,
perte de liens familiaux et finalement une perte identitaire. Comme le conclut Sultana : « À force
1 LI, p. 115. 2 LI, p. 70. 3 LI, p. 65. 4 LI, p. 118. 5 LI, p. 253. 6 LI, p. 253. 7 Edward Said, Reflections on Exile and other Essays (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2000), p. 186 (ma trad)
113
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de partir, vous vous déshabituez de vous-même, vous vous déshabitez. Vous n’êtes plus qu’un
étranger partout. Impossible arrêt et encore plus impossible retour1 ». La tourmente de
l’étrangeté est le prix à payer pour sa liberté en exil et Julia Kristeva le remarque dans son étude
Étrangers à nous-mêmes (1988), c’est « l’absolu de cette liberté » qui « s’appelle pourtant
solitude2 ». Une solitude accompagnée de lassitude.
Traquée comme une bête sauvage et dans l’impossibilité de se soustraire de ce guet-
apens, celle dont « la survivance n’est que dans le déplacement, dans la migration3 » opte pour
une autre forme d’exil, l’anorexie. Elle en établit d’ailleurs un parallèle lors d’une conversation
avec Vincent : « Mais y a-t-il une différence entre vous et moi ? Entre l’absence en soi et
l’absence de soi ?4 ». Certes, il s’agit chez Sultana d’un reflet de l’exil pour contrer la violence
dont elle est sujette en devenant insaisissable car comme elle l’avance, « qu’ils plantent donc leur
regard jusqu’à la garde, qu’ils zieutent comme dit Dalida, qu’ils condamnent, vocifèrent ou
insultent, ils ne pourront jamais atteindre que le vide en moi5 ». Cette révolte de la chair doit se
comprendre non seulement comme une stratégie de protestation face à l’absurdité de l’existence,
mais également comme une revendication d’altérité. Elle signe la démission relationnelle, le non-
rapport aux êtres et aux choses, le renoncement à la norme et la désobéissance aux diktats.
Certes, dans la difficulté de vivre sa différence, Sultana choisit de s’effacer petit à petit à travers
la privation alimentaire et par là, marque son retrait d’une communauté qui tend à la
dépersonnaliser. Tributaire d’une pathologie qui rejoint le registre des maladies mentales,
l’anorexie doit tout d’abord se comprendre comme une tentative d’exister autrement au sein d’un
1 LI, p. 151. 2 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (Paris : Fayard, 1988), p. 23. 3 LI, p. 234. 4 LI, p. 149. 5 LI, p. 148.
114
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contexte socio-culturel particulier. Répertoriée par Richard Gordon dans son étude Anorexie et
boulimie – Anatomie d’une épidémie sociale comme un « syndrome lié à la culture1 »,
l’abstinence alimentaire amorce une sorte de négativisme social, une rébellion non exprimée
contre les attentes culturelles dominantes.
Dans une société où le silence n’est pas un choix mais une imposition, le processus de
musellement amène nécessairement la femme à utiliser divers types de systèmes de
revendication lui permettant de s’exprimer et de contester ce contexte arabo-musulman, allant,
comme l’a énoncé Fanon, jusqu’à retourner la violence engrangée contre elle-même, faute de
trouver un exutoire à la rage et à la frustration contenues. Ceci la mène à provoquer des gestes
d’une violence extrême et nous sommes témoins, dans ce cadre, de la dégradation et la
modification de la régularité biologique du corps humain. Chez Sultana, cette violence s’impose
ainsi à travers l’anorexie, montrant « un corps qui fait grève de tout2 » ou encore un corps qui
« persiste dans le vide3 », synonyme d’une tentative de se soustraire d’un schéma carcéral et de
se réinventer suivant d’autres lignes de conduite. Quoi qu’il en soit, l’anorexie ou l’exil mental
ne constitue qu’une infime consolation face à la violence et l’exclusion qu’elle subit. En effet,
nous verrons à travers Mokeddem, que le corps finit par se vider pour devenir insaisissable et
opter pour l’exil, ce que Sultana décrit comme une « richesse tourmentée », la pousse à devenir
étrangère à elle-même. À la lumière de ces propos, on comprend que l’anorexique lutte contre un
système auquel il est impensable et impossible d’adhérer. Ainsi, même si Sultana a trouvé le
moyen d’échapper à un sombre destin tracé d’avance, cet acharnement à se protéger du monde
alentour peut aussi se traduire par une réclusion nocive, laquelle tourne aux obsessions
1 R. Gordon, Anorexie et boulimie – Anatomie d’une épidémie sociale, trad., Isabelle Morel (Paris : Stock, 1992), p.183. 2 LI, p. 109. 3 LI, p. 115.
115
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pathologiques individuelles s’apparentant à ce que Mokeddem appelle, « la Koulchite », c’est-à-
dire une « pathologie féminine symptomatique des séismes et de la détresse au féminin1 ». Ce
que confirme d’ailleurs Sultana quand elle avoue : « je n’ai pu être qu’un moi malade, empêtré
par un corps devenu traître et exsangue2 ». C’est dire que la mise en exergue de ce processus
anorexique qui relève de l’érection des barrières de protection pour se prémunir de tout contact et
préserver son intégrité, finit par se retourner contre le sujet lui-même et aboutit à un corps
malade, épuisé et effacé. Ce retour dans son village natal se traduit selon Sultana comme « un
pèlerinage fatal3 », car désormais, dit-elle, « ce flottement, en moi, me laisse sans ancrage dans la
réalité. Comme si la prise de conscience de l’impossibilité d’un véritable retour avait consumé
mes autres envies, m’avait désincarnée4 ». Malgré les moyens de protestation que met en place
Sultana, ce récit se termine sur un sentiment de défaite. Non seulement Sultana décide-t-elle de
renoncer à son poste de médecin et de repartir vers la France, ne pouvant s’opposer aux pouvoirs
phallocratiques mais sa quête identitaire se trouve d’autant plus entravée car elle finit par lutter
contre une partie d’elle-même, celle qui lui rappelle l’Algérie et qui lui est finalement
inconciliable. À la fin, elle conclut : « Je n’aurais jamais dû revisiter les lieux du passé. La petite
fille que j’ai été est toujours là avec les ombres d’autres enfants de sort similaire5 ». Cette
réalisation fait qu’elle doit dès lors faire face à une évidence : « Les médicaments ne pouvaient
rien pour moi, rien contre l’anorexie mentale et les maux de la solitude6 ».
1 LI, p. 125. 2 LI, p. 149. 3 LI, p. 118. 4 LI, p. 193. 5 LI, p. 34. 6 LI, p. 60.
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Moi l’Interdite évoque aussi le cri désespéré d’une interdite, frappée d’une malformation,
signe d’une malédiction antérieure dans la société rurale où elle évolue. En effet, comme elle le
souligne dès le début du récit, « Je suis née avec un bec-de-lièvre. Dans les villages, ils
n’appellent pas cela une difformité ; ils l’appellent une malédiction1 ». Signe d’une malédiction
non seulement pour celle qui porte la marque de cette difformité, ce « visage de malchance2 »
sera la cause de son aliénation et de son rejet. La superstition voulait que cette malédiction
s’affale aussi sur toute la communauté environnante, faisant d’elle, comme elle le souligne, tant
« la Cause » de tous leurs problèmes qu’une « source à leur honte3 ». Exemptée de nom, battue,
séquestrée, violée, c’est à travers des monologues aux accents incisifs que l’envol de l’esprit
s’accomplit au-delà du corps-prison pour échafauder une nouvelle identité. Ce roman est un
vibrant cri de désespoir où le personnage, seule dans l’obscurité vertigineuse de son âme, en
éternelle perdition, cherche refuge. Le souffle poétique accordé à La Mouna, redonne à Devi la
chance de faire la satire de la société rurale mauricienne. Célébrée comme lieu de brassage entre
les cultures et les langues, l’échiquier ou la pyramide « ethno-socio-économique » de l’île
Maurice dépeint un tableau passablement compliqué. En effet, malgré ce métissage et le
côtoiement de l’ancienne population servile, des créoles, des Blancs et des engagés indiens,
s’élève un monde « métis » qui s’assume mal et où les valeurs liées à la blancheur ont longtemps
gardé leur suprématie. Il va sans dire que les nombreuses migrations, ainsi que l'esclavage, ont
engendré des conflits et des violences qui ont marqué l'inconscient collectif de ce petit pays. En
somme, dans cette société pourtant multiculturelle, le métissage est perçu comme nuisible à la
généalogie invoquant si l’on peut dire une gêne pathologique. Poussant l’analyse plus loin, nous
1 ML, p. 9. 2 ML, p. 13. 3 ML, p. 17.
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sommes témoins ici de la peur de la différence et l’intolérance que cela suscite, qui transparait à
l’intérieur d’une même communauté. En juxtaposant animalité et humanité, Devi tentera de
braquer l’éclairage sur une communauté qui inflige sans vergogne son refus de la différence, une
différence tant génétique que physique. En effet, en dotant La Mouna d’une légère déformation,
ce qui l’excise d’office de toute humanité et la projette dans l’animalité, elle met en évidence la
monstruosité cachée derrière le visage parfaitement humain et semblable de la société. En effet,
comme le constate La Mouna; « Les gens ont honte de la difformité des autres. Le plus curieux
est qu’ils ne voient pas la leur1 ». Certes, comme fait ressortir Devi, cette atmosphère de cancans,
de palabres et d’espionnage est un espace unique, car derrière la nonchalance des villageois se
cachent une réelle méchanceté et de mauvaises intentions. C’est un lieu qui pullule de préjugés et
d’intolérances, comme le laisse entendre La Mouna : « Tant de colère, tant de rancune. Mais
vous ne connaissez pas la malédiction des campagnes. Tout se sait, tout se tait. On ensevelit ce
qui n’est pas pareil à soi. On le brûle à la chaux vive. On refuse de voir au-delà de l’apparence.
Les petites tracasseries du quotidien prennent une ampleur démesurée2 ». En raison de l’entaille
qu’elle porte au visage la réaction des villageois est telle qu’ils prétendent, « qu’ [elle] porte le
signe de Shehtan. Ils détournent les yeux ou prononcent des mots d’exorcisme3».
Exempté de nom, le personnage accumule d’odieuses appellations de la société telles que
La Mouna, la guenon, Shehtan ou Raskhas, véhiculant toutes des connotations péjoratives en
raison de son bec-de-lièvre. Différente de par le stigmate qu’elle porte au visage, à la vue de tout
le monde, elle sera rejetée dans les soubassements de la communauté, enfouie dans un lieu qui la
prive de tout contact humain. Au lieu de vendre sa fille comme l’a fait Edouard dans Rue de la
1 ML, p. 56. 2 ML, p. 35. 3 ML, p. 9.
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Poudrière, le père de La Mouna l’abandonne derrière la cheminée de leur maison alors que ses
deux autres filles, belles, sont autorisées à habiter avec leurs parents dans la maison. La Mouna
est marginalisée par la société, non comme prostituée, mais à cause de cette « tare1 » qu’elle
porte au visage. Son sort est encore pire que celui de Paule, car La Mouna sera rejetée de toute
humanité et traitée comme une bête sauvage que sa famille ligotera dans un four à chaux. En
effet, dit-elle : « Doucement écartée comme une chose malsaine. À l’arrière de la maison, il y
avait un four à chaux […] Ainsi emmurée, je devenais invisible. Ils m’annihilaient2 ». Le rejet
qu’elle subit et le dégoût et la peur qu’elle suscite auprès de son entourage serait le résultat,
d’une marque, d’un stigmate, « pour ce qui allait [lui] arriver plus tard, quand [elle] quittera la
race humaine pour faire partie d’autre chose […]3 ».
Le rejet par la communauté, mais surtout par sa mère, provoque en La Mouna un
effritement identitaire. D’autant plus que la quête identitaire telle qu’elle se caractérise dans dans
Moi, L’Interdite est marquée par le non-développement psychologique de l’individu selon la
notion lacanienne de l’image spéculaire, ce que Lacan intitule ‘le stade du miroir’. Cette théorie,
élaborée au cours des années trente, tente d’expliquer l’acquisition de subjectivité, ou le concept
du ‘moi’ et de ‘l’autre’ chez l’individu en développement. Bien qu’elle s’applique au
développement psychologique de l’enfant (le stade du miroir se manifeste généralement chez
l’enfant ayant entre 6 et 18 mois), les principes de base de cette théorie semblent se manifester
symboliquement dans Moi, L’interdite et mettent l’accent sur la problématique identitaire qui
marque la réalité féminine de Devi. D’abord faudrait-il définir les notions de l’image spéculaire
et du stade du miroir afin de démontrer la manière dont elles peuvent être appliquées à ce roman
1 ML, p. 30. 2 ML, p. 31-2. 3 ML, p. 30.
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afin d’analyser le déroulement de la recherche identitaire du personnage féminin La Mouna.
Dans son discours sur ‘Le stade du miroir’, publié dans Écrits I, Lacan explique que
Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que
l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume
une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage,
dans la théorie, du terme antique d’imago1.
L’identification à cette image « spéculaire2 » est essentiellement la reconnaissance de sa propre
réflexion, dont le résultat est la manifestation embryonnaire du « je ». Dans le cadre de cette
étude, il est essentiel de préciser que cette image spéculaire peut être aussi une identification à
une image quelconque, pourvu qu’elle se manifeste en tant qu’un représentant de la même
espèce (Lacan en parle brièvement dans Écrits I, en s’appuyant sur quelques expériences sur des
animaux et des insectes, etc.). À cet égard, Lacan continue en proposant que
L’assomption jubilatoire de son image spéculaire […] nous paraîtra dès lors manifester en une
situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale.
Cette forme serait […] aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons
sous ce terme les fonction de normalisation libidinale […] cette forme situe l’instance du moi,
dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul
individu, – ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le
succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec
sa propre réalité.3
Il suffit donc de résumer le stade du miroir comme une identification à une image
« spéculaire », et donc la naissance, en quelque sorte, du sujet (le ‘je’). Il est à partir de cette
naissance du sujet que l’identité commence à se construire, et nous pouvons percevoir une
1 Lacan, p. 90. 2 Lacan, p. 91. 3 Lacan, p. 91.
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application possible de cette théorie lacanienne à l’œuvre de Devi, surtout à l’égard du non-rôle
que joue l’image spéculaire dans la formation de l’identité de l’héroïne La Mouna. En effet, loin
de se trouver en face d’une image à laquelle elle s’associe et appartient, la première image étant
celle de la mère, elle devra faire face, comme elle le dit, « au miroir vide où mon visage, avec
mes yeux de soufre et mon bec de lièvre, n’apparaissait jamais1 ». Et si jamais elle apparaît, c’est
une image avec laquelle elle a du mal à s’identifier. Face au dégout qu’éprouve sa propre mère
envers elle, La Mouna avoue que « Ce ne sont pas des mystères auxquels les enfants s’habituent.
Il faut déjà leur tendre le miroir. Et même là, il n’est pas sûr qu’ils reconnaissent l’image qui leur
est renvoyée2 ». Différente et n’ayant ainsi aucune appartenance auprès de sa famille, le
processus d’identification et le devenir de La Mouna seront d’autant plus compliqués et
douloureux. Comme elle le souligne : « Moi, née, avec une…l’appellerais-tu une tare, toi,
homme de tous mes jours ? Ou était-ce un signe que la destinée m’avait pris en charge dès le
départ, allait me lancer sur mon chemin de devenir, allait sculpter en moi à coups de burin le sens
de chaque seconde, la mémoire de chaque souffle, la lourdeur de chaque instant ?3 ».
Dès sa naissance, il y a une prédilection à l’animalité associée à La Mouna, nom qui
signifie ‘guenon’ en hindi. Devi l’abrège au monde de l’animal et cela commence au moment
même où sa mère accouche d’elle : « Le ventre de la mère s’aplatit d’un coup. L’outre se
dégonfle, se vide, se dessèche tout de suite. Et puis. Il en sort. Une sorte de monstre. Une fille.
Mais est-ce bien une fille ? Grise, cheveux hérissés, mains griffues – une mouna ! S’écrie-t-on,
c’est une mouna ! Et puis, stupeur ! Sa bouche n’est pas une bouche !4 ». S’associant dès lors au
1 ML, p. 15. 2 ML, p. 8. 3 ML, p. 30. 4 ML, p. 30.
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monde animal de par sa différence physique, cet « enfant-monstre1 » deviendra la cible de
maintes persécutions et d’« élan de rages2 ». En effet, en plus d’être rejetée, séquestrée et traitée
comme une bête, elle se fera violée toutes les nuits sans qu’elle puisse en dénoncer l’abuseur, lui
aussi exempté de nom. La Mouna se réfère à lui par l’appellation de « LA main3 ». Ceci renforce
l’idée de l’aliénation de ce protagoniste car face au rempart de refus dressé par sa famille et par
sa communauté, « Mon seul recours », nous dit-elle, « était celui de disparaître et de me rendre
invisible4 ». D’ailleurs, la possibilité de briser le silence ne s’offre pas à elle car elle fait partie de
ceux qui ne peuvent pas se plaindre. Comme elle nous le confirme, « C’est ainsi. Les aliénés ne
peuvent pas se plaindre, il n’y a personne pour les écouter5 ». À partir de là, les atrocités dont
souffre La Mouna n’auront pas de limites et n’ayant aucun auditoire auprès de qui dénoncer les
crimes dont elle est le réceptacle, elle devient « la pâte à modeler6 » de toute une communauté
qui rejette sur elle sa frustration, sa colère et son intolérance.
L’impact de ce rejet dont elle est sujette se répercute directement sur son corps au point
où comme elle le dit, « J’ai cessé de grandir. Pour racheter les prix de ses cannes, pour expier la
sècheresse ou les cyclones qui chaque année détruisait ses espoirs de réussite, je suis restée
maigre et froide comme une lézarde7 ». Face à son impuissance, il semble que La Mouna se
résigne à son sort car comme elle l’avance; « Je n’avais aucun pouvoir8 ». De toute évidence,
après le viol répété de chaque soir, nous constatons chez La Mouna ce que Bataille appelle
« l’absence de l’esprit », c’est-à-dire qu’elle s’éloigne le plus possible de tout pragmatisme et se
1 ML, p. 37. 2 ML, p. 114. 3 ML, p. 62. 4 ML, p. 12. 5 ML, p. 20. 6 ML, p. 83. 7 ML, p. 16. 8 ML, p. 15.
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laisse faire tranquillement devant l’inévitable, devant « la mise à mort répétée de chaque nuit1 ».
C’est à travers ce processus qu’elle trouve refuge car comme elle le dit, « Ses gestes et sa
violence n’ont pas de limites. Mais je parviens encore une fois à m’échapper, à m’éloigner de
tout cela. Je suis partie dans un coin de ma mémoire2 ». Certes, elle opte pour la seule voie
possible qui s’offre à elle car il suffisait, comme elle le dit « [d’un] tout petit pas hors de moi3 »
pour ne laisser derrière elle qu’un « corps balbutié4 » ou encore « un corps dévasté5 ». Ce retrait
nous rappelle l’exil en soi de Sultana car tout comme chez Sultana, cela s’avère la seule issue
possible. En effet, souligne La Mouna; « sans cela, les murs capitonnés ne cesseraient pas de se
renfermer sur nous6 » et s’en suit d’ailleurs quelques stratégies de résistance similaires.
L’effacement et la résignation de toute vie sociale vont de pair dans ces romans avec
l’effacement du corps. Pour marquer son retrait de la communauté et son éloignement des
expériences humaines, La Mouna souligne que ; « Le froid, la faim, les besoins immédiats et
furieux du corps, tout cela ne me disait plus rien7 ». Intériorisant la volonté de la communauté et
de sa famille à la faire disparaitre, c’est à travers du corps de La Mouna que l’effacement a lieu
car comme elle l’avance; « Je maigrissais doucement8 ».
Révélateur d’une pathologie qui marque une certaine réclusion et renonciation à une
société qui comme chez Sultana, tend à la dépersonnaliser, le trouble alimentaire devient, dès
lors, un symbole de revendication tant chez Sultana que chez La Mouna. Si Sultana s’abstient de
toute nourriture, celle qui a été abandonnée à sa faim, ne mange pas pour assouvir sa faim mais,
1 ML, p. 22. 2 ML, p. 20. 3 ML, p. 33. 4 ML, p. 20. 5 ML, p. 27. 6 ML, p. 21. 7 ML, p. 85. 8 ML, p. 69.
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comme le dit La Mouna, pour usurper l’identité des autres : « J’ai appris seulement à voler la
nourriture des autres et à flairer les restes encore juteux des poubelles non par faim, mais pour
usurper une part de ce qui faisaient d’eux des êtres ordinaires1 ». Comme Sultana, La Mouna
opte pour une stratégie de défiance passive. L’alimentation, métaphore de l’assimilation
coloniale, pour rejoindre la pensée de Fanon, devient un motif qui rejoint l’autorité familiale et
au-delà de cela, la société patriarcale et néocoloniale dans laquelle évolue nos protagonistes et
dans laquelle, elles sont bien évidemment marginalisées. En effet, si Franz Fanon dans Les
damnés de la terre (1961) compare l’imposition coloniale comme un gavage des colonisés en les
forçant à assimiler leurs valeurs culturelles et sociales, le fait de renoncer à ces valeurs ou encore
pour reprendre les mots de Fanon, de les vomir à pleine gorge, signifie un acte de rébellion et
d’individualisation de la part de La Mouna et de Sultana. Dans une deuxième enquête, l’anorexie
nerveuse contribue à la transformation physique du personnage. Certes, tout comme chez
Sultana, ce trouble alimentaire entraîne une déféminisation du corps, réduisant ainsi l’attrait
sexuel et érotique qu’il pouvait autrefois susciter auprès du regard masculin. En somme, cette
revendication d’altérité entreprise dans un contexte d’oppressions multiples marque par là une
volonté de se recréer et reconfigurer différemment afin d’exister autrement.
De plus, l’anorexie amorce une autre métamorphose chez La Mouna. Il va sans dire que
dans cet espace insulaire et rural où elle évolue, nous retrouvons le goût prononcé pour le
mysticisme qui est présent à l’île Maurice et qui agit comme leitmotiv dans toutes les œuvres de
Devi. De surcroît, l’écrivaine crée un monde littéraire où le surnaturel, les préjudices sociaux et
la violence abondent et se mélangent tout naturellement avec le récit sans créer d’élément de
surprise ou de gêne. Tout au long du récit, on constate une isotopie liée à l’animalité. Des bribes
1 ML, p. 16.
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de phrases telles que « lécher ces corps qui portaient toute ma tendresse, toute ma dévastation1 ».
Devi prépare ainsi le lecteur à la transformation progressive qui va s’opérer en La Mouna
lorsqu’elle va rencontrer le chien qui sera son seul compagnon. En effet, oubliée dans le four à
chaux, La Mouna se transforme graduellement en chien et dévoile l’animal que les autres ont
toujours vu en elle : « Finalement à quatre pattes, je lui ressemblais […] il m’est poussé sur la
peau une sorte de duvet brunâtre et doux qu’il aimait caresser2 ». La transformation se poursuit
même jusqu’à la reconfiguration sexuelle chez La Mouna : « J’ai acquis au niveau du ventre et
de la nuque de délicieuses zones érogènes3 ». L’auteure utilise le thériomorphisme afin de
donner une certaine véracité à la mutation de La Mouna. Le thériomorphisme ou la zoanthropie
est la transformation de l’être humain en animal ou le délire d’être possédé par un animal.
L’humain se croit métamorphosé en animal et miraculeusement des transformations physiques
s’opèrent. Ce délire est considéré comme un trouble psychiatrique et affecte les gens qui ont été
tourmentés par les autres. Ce délire est aussi rattaché au syndrome de Cotard, délire de négation
mis en place par Jules Cotard et qui met en avant l’abnégation totale de son propre corps, de son
existence, des objets et exprime le : « non-être généralisé et représente le point culminant du
délire mélancolique4 ». La Mouna semble être atteinte du syndrome de Cotard car on perçoit
chez elle, une totale abnégation de son existence auprès des humains. C’est plutôt dans
l’animalité que la construction identitaire est entamée.
Vu qu’elle est restée si longtemps loin des êtres humains, elle ne s’identifie plus à eux et
d’ailleurs sa reconfiguration ne peut se produire dans un espace-temps loin des siens.
Premièrement, elle devient mère nourricière des parasites puis elle perd tout semblant
1 ML, p. 15. 2 ML, p. 87. 3 ML, p. 82. 4 Jean Thuillier, La Folie – Histoire et Dictionnaire (Paris : Robert Laffont, 1996), p. 753.
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d’humanité en intégrant le monde du chien. Cette transformation vers l’animal devait lui
permettre non seulement de couper les liens avec sa famille mais aussi d’oublier, de laisser
derrière la souffrance causée par les siens pour échafauder une nouvelle identité. Elle en établit
d’ailleurs une comparaison entre la douleur que cause les parasites qui lui rongent les orteils et
celle causée par les hommes : « Ils les ont grignotés jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Cette
douleur était tellement molle et intangible que j’en riais. Cela n’avait rien à voir avec les
douleurs que les hommes peuvent causées, à la fois dans le corps et dans la tête1 ». Telle qu’elle
la décrit, la transformation suggère une sorte d’affranchissement et de dénouement des liens
familiaux et sociétaux. Certes, nous dit-elle, « Il [le chien] m’a libérée du reste de mes liens de
quelques coups de patte2 ». Ce passage à l’animalité est essentiel à la recréation de La Mouna,
car il permet d’interrompre la mémoire au profit de l’instinct, une mémoire qui la maintient
comme « une erreur, un accident, une perversité du destin3 ».
Dans ce monde animal, elle ne portait plus « les signes de la monstruosité4 ». Tout au
contraire, pour la première fois, dit-elle, « Je devins une bête avec grâce et grandeur5 ». La
Mouna devient un chien mais c’est finalement la mise à mort d’une vie prisonnière et le
commencement de l’acceptation de soi. Devenir une bête est le début d’une nouvelle identité
active pour le personnage, la célébration de l’individu-femme qui garde ses droits et son identité
à choisir son propre chemin. La Mouna se reconstruit hors du regard et des attentes masculins,
ceux du père et de la société. Elle avance, « Libérée de mes vêtements et de l’incontournable
position debout j’acquis une allure de reine. Mes bras et mes jambes se mouraient avec une
1 ML, p. 44. 2 ML, p. 72. 3 ML, p. 34. 4 ML, p. 17. 5 ML, p. 96.
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coordination nouvelle, une grâce qu’ils ne se connaissaient pas. Je compris que cette position
m’était naturelle et que nos sens étaient faits pour être proches de la terre et en absorber les
énergies exhumées1 ». À la fin, les rôles se renversent, à travers la métamorphose animale et le
parcours de La Mouna, c’est l’homme qui endosse une connotation péjorative, voire monstrueuse
car c’est ainsi qu’elle décrit sa « famille-monstre2 » alors que l’animal, possédait en lui « la
véritable pureté3 ».
Chez Devi, le corps malade a une fonction symbolique car le corps souffrant fonctionne
chez elle tout d’abord comme un langage que le lecteur considère comme une construction de
sens. Dans son œuvre, le concept corporel subit la marque profonde des hommes bestialisés dans
tous les comportements. Il symbolise marchandise, objet de plaisir, de fécondité mais à aucun
moment ce corps est l’unique propriété des protagonistes féminins. Le personnage de La Mouna
dans Moi, l’interdite évoque un rapport d’aliénation vis-à-vis de ce corps qu’elle contemple avec
étrangeté, un corps dont la signification lui échappe. Malgré tout, c’est un lieu d’identité pour
appréhender son entourage. Le voyage imaginaire qu’elle entreprend grâce à un monologue aux
accents fantastiques l’emmène au-delà du corps-prison. Elle devient animale ou asociale afin de
voguer dans l’oubli pour ériger sa propre humanité. Pour la narratrice dans Moi l’interdite, le
corps apparaît comme un lieu par excellence d’une prise de conscience, une armature redoutable,
un espace prison-refuge qui agit comme catalyseur d’une réflexion féminine. L’image féminine
est teintée d’une subjectivité particulière. La femme atteste une farouche volonté d’adhésion à
ses principes, bref, elle adhère à un culte de la différence. Le corps apparaît donc sous le signe de
1 ML, p. 95. 2 ML, p. 96. 3 Ibid.
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la torture. Ainsi ce démembrement est perçu avant toute chose comme un sacrifice qui donne lieu
par la suite à une création; le sacrifice de soi pour pouvoir avancer et évoluer.
Mais pourtant, tout comme Sultana, ce projet de recréation et de redécouverte reste
néanmoins ambigu et projette La Mouna dans un espace d’entre-deux, entre le monde animal et
celui des humains. À un tel point où elle postule, « Les morceaux de mon corps ne se
reconnaissent pas entre eux1 » pour finalement se demander ; « Qu’étais-je donc ? Quelle
créature étais-je devenue ?2 ». Si la métamorphose ontologique est révélatrice de ce que sera la
femme après la révolution, que peut-on en dire de l’aboutissement identitaire de Sultana et de La
Mouna ? À quoi ce geste créateur aboutit-il, surtout si comme nous le propose La Mouna ;
Malgré mes transformations, il restait en moi quelque chose d’humain. Notre
appréhension des choses n’était pas la même. Je pouvais, moi, penser au passé, me représenter
le visage de ma famille meurtrière, entendre la voix de ma grand-mère grenier et imaginer un
futur qui n’avait plus aucun sens ni aucune mesure. Je me recroquevillais d’angoisse, tentais de
me cacher ou de dissoudre dans la grisaille, dans les pluies ou les vents qui nous souffletaient,
rêvais d’en finir avec moi-même parce que j’étais devenue mon propre enfer3.
La transformation en animal devait opérer en elle une perte de mémoire afin de se
reconstruire : « Nous sommes partis. Nous nous sommes éloignés de toute vie humaine. Cela me
faisait trop mal. Il le savait, et il m’a appris progressivement à interrompre ma mémoire. À
penser comme lui, uniquement avec la certitude de l’instinct. À interdire toute question. À
devenir4 ». Cette capacité que possède l’animal à se défaire du passé était primordiale à la
reconfiguration de La Mouna, mais vers la fin du récit, elle s’avoue vaincue : « Je me souviens
de tout. Tout est inscrit là, au milieu de ma tête et sur les espaces vides de ma peau…Les espaces
1 ML, p. 49. 2 ML, p. 102. 3 ML, p. 88 4 ML, p. 94.
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vides qu’à laisser la main1 ». Elle témoigne d’un corps qui refuse d’oublier ses blessures et qui,
malgré la métamorphose, fonctionne à son détriment en la rejetant dans un ‘no (wo) man’s land’.
Elle conclut : « Je me rendais compte que je n’avais aucun lieu propre, sauf ici, où je m’offrais,
où j’étais absorbée où j’étais transformée2 ». Se greffe dès lors une question; de quel lieu parle-t-
elle ? Est-ce le même lieu dont parle Sultana dans L’Interdite?
D’un côté ou de l’autre, l’aliénation ou l’exil les projette dans un espace d’entre-deux. Si
Sultana s’en réfère comme une « richesse tourmentée3 », La Mouna le décrit comme « un lieu de
tourmente4 ». Qu’elle représente « un défi5 » comme Sultana ou « une mise en garde6 » comme
La Mouna, le résultat en est le même car la rétribution est définitive. En effet, conclut La Mouna,
« Ma solitude à moi était définitive7 ». Loin d’être un espace-temps où tout serait à inventer, cet
« entre-deux8 » tel que le décrit Sultana ou encore cet « entre-monde9 » selon La Mouna, les
projette davantage dans la marge. C’est ainsi que le précise La Mouna, « Mais maintenant je suis
loin de chez moi. Je suis dans un lieu de tourmente où on me fait payer les dettes accumulées10 ».
Leur capacité de révolte et ce désir de trouver la liberté « hors du corps, hors du temps11 » pour
Sultana et dans un « tout petit pas hors de moi12 » pour La Mouna aboutit à une désintégration
psychique menant à une folie furieuse qui explose aux visages des opprimées elles-mêmes. Face
1 ML, p. 82. 2 ML, p. 69. 3 LI, p. 253. 4 ML, p. 18. 5 LI, p. 93. 6 ML, p. 9. 7 M, p. 117. 8 LI, p. 65. 9 ML, p. 117. 10 ML, p. 18 11 LI, p. 149. 12 ML, p. 33.
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à cette évidence, ces deux protagonistes se retrouvent « si loin dans l’insolite et le diffèrent, si
seule dans le manque1 » : évidence qui en entraîne une autre, comme le conclut La Mouna :
Ce n’était pas la tristesse d’avant, faite de rire et de révolte. À présent, c’était quelque chose de
plus lent et de plus mystérieux, une tristesse adulte et sans issue, une ombre de la terre montée
comme une suée pour m’envahir, une ombre définitive et abominable qui gagnait petit à petit
les moindres recoins de mon être. Je perdais conscience de la vie diffuse autour de moi, sauf en
ces occasions où j’avais la nausée, où la tête me tournait, où un mal imprécis s’éveillait dans
mon corps2.
1 LI, p. 93. 2 ML, p. 115.
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3.5 Conclusion : Corps révolutionnaire ou corps-anthropophage
Le rapport entre violence et féminité structure et définit les œuvres de Devi, Beyala et
Mokeddem. Ces auteures travaillent avec des notions stéréotypées de la femme dans sa
complicité tant concrète que mystique pour ensuite déconstruire le cliché afin d’aboutir à la
libération du corps féminin à travers la violence sous ses diverses formes. En effet, l’archétype
de la femme se trouve ici en déconstruction car elles aspirent toutes à une vie différente et à une
expression féminine qui tentent de se soustraire des lois phallocratiques. Ainsi, comme nous
avons démontré que la violence de cette dictature avérée se répercute tout d’abord sur le corps de
la femme, nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : comment réagit-elle face à
cette violence ? Quelles en sont les conséquences et par la suite, comment prend-elle position
contre cette violence de sorte à sortir de sa position de victime latente et de se dégager de cette
dynamique oppositionnelle que représente finalement la violence du genre ? À travers d’un
agencement du corps, parvient-elle à devenir une force de frappe au sein de ce système séculaire
et terroriste ?
Nous sommes témoins que Beyala, Devi et Mokeddem engagent le corps féminin sur la
voie d’une libération qui se fait sur le mode de la violence, de la provocation et de la
transgression. Même si la violence commence en étant une préserve féminine, elle ne tarde pas à
devenir réactionnelle et révolutionnaire. Certes, c’est une violence qui s’articule autour de celle
de l’homme comme conséquence directe, lui répond, et d’une certaine manière le remet en cause,
permettant ainsi au sujet femini de renverser les rôles de victimes et de bourreaux. Animée par
un élan libérateur-destructeur, il convient de constater qu’à travers le déploiement de la violence,
s’y inscrit dans cette démarche une lutte révolutionnaire pour la survie et la liberté de la femme
afin de produire, pour reprendre les mots de Fanon, une femme nouvelle et libre. En effet, au lieu
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d’avoir en face de nous la femme qui ne se perçoit et ne se conçoit qu’à travers les discours
phallocratiques générés par la société ; celle au foyer, pourvoyeuse d’enfants et confinées aux
tâches subalternes, nous avons été témoins d’un autre type de femme, la femme rebelle, celle qui
ose et qui transgresse. Beyala, Devi et Mokeddem dépeignent des personnages féminins qui
tenteront par tous les moyens d’usurper les pouvoirs privilégiés de l’homme. Dès lors, dans une
tentative permanente de repousser la peur, la femme-guérilla dans notre corpus a réagi avec
colère et intransigeance dans sa mise à l’index de l’idéologie et des pratiques masculines de
domination ambiante. Cela lui permet de contester la réification de son corps, sa réduction à un
simple usage sexuel et, finalement, de mettre fin au régime du silence. Les protagonistes
féminins, sur lesquels nous nous sommes attardés, décident de secouer le système patriarcal par
l’usage de leur corps qu’elles transforment en instruments de contrôle. Ce corps nouvellement
conquis devait leur servir d’armes ou de subterfuges pour rompre « la hiérarchisation des rôles
sexuels1 », contester la réification de leur corps, leur réduction à un simple usage sexuel et de ce
fait, déséquilibrer un ordre social meurtrier pour la femme.
Pourtant, malgré les divers moyens déployés pour contester la réification du corps
féminin, il en ressort, à travers cette violence engendrée et intériorisée, presque toujours une
fragmentation ou une dissolution corporelle. Il en résulte que chez Devi et Beyala, il apparaît une
animalisation et une hyper sexualisation du corps féminin, accompagnées d'une violence
invétérée, que ce soit sous la forme de sévices sexuels, de mutilations et d’auto-mutilations, alors
que chez Mokeddem, il en ressort plutôt un corps injurié, inhabité par la peur aboutissant à
l’affadissement du corps de la femme jusqu’à vivre dans un état de somnambulisme permanent.
Certes, un corps qui se vide, « qui fait grève de tout1 » et qui vit dans « un isolement blindé de
1 LI, p. 109.
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silence1 ». Au lieu de permettre une plus grande marge de manœuvre dans la quête de liberté et
d’agentivité, ce corps représente plus un labyrinthe, un monde souterrain à travers lequel les
protagonistes ne cessent de s’enfoncer et où la seule issue de sortie semble être la mort. Reflétant
la condition de la femme, le corps exprime un drame existentiel enraciné dans la structure
patriarcale et l’échec de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet
à part entière. Animalisé, meurtri, désérotisé et réduite à son usage de procréation, c’est un corps
aux prises avec la violence postcoloniale où seule la mort semble porteuse de délivrance. Il en
résulte un corps sans valeur positive, voire un corps marqué parce que puni. Nous en déduisons
que l'affranchissement ou encore la réappropriation de ce corps va de pair avec une représailles
sociale violente et intrépide et dès lors, nous avons entrepris de faire le lien entre cette quête de
réappropriation de la femme et le morcellement du corps féminin qui en découle. Si la
métamorphose ontologique est révélatrice de ce que sera la femme après la révolution, que peut-
on dire des personnages pris en compte dans cette étude ? À quoi aboutit ce geste créateur ?
Pour reprendre le postulat de Baudrillard, selon lequel, le statut du corps est un fait de
culture, et que c’est à travers lui que la société se donne une image d’elle-même puisque « le
mode d’organisation de la relation au corps reflète le mode d’organisation de la relation aux
choses et celui des relations sociales2 ». C’est dire que le corps a toujours eu une fonction
normative et reflète les schémas sociaux et les modes d’organisation du réel. Lieu d’articulation
de diverses convoitises, le corps renvoit, comme le soutient Isaac Bazié : « à un contexte social,
culturel, à des pratiques et des perceptions diverses et particulières à la fois3 ». C’est aussi par le
biais du corps que l’individu perçoit la réalité extérieure et définit sa relation et son être au
1 LI, p. 106. 2 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort (Paris : Gallimard, 1976), p. 200. 3 Bazié, « Le corps dans les littérature francophones », art. cit., p. 11.
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monde. C’est en effet par le corps que les sujets féminins sentent, désirent, agissent, et créent.
Bref, elles vivent leur corps. Le traitement du corps dans ces textes bouscule les perceptions que
l’on a de celui-ci. Beyala, Devi et Mokedem présente un corps féminin complexe et
insaississable, un corps en devenir qui témoigne d’un désir de rupture et de transformation aux
prises avec les limites sociales, politiques et culturelles dans lesquelles il évolue. Dès lors, le
corps de la femme reflète l’espace qu’elle habite et il n’est pas étonnant que ce corps subisse des
métamorphoses, des mutations autant morphologiques qu’ontologiques. À travers une image de
la réalité sociale dans laquelle la femme est avant tout définie par son corps et par la dimension
psychologique du non développement, le corps nous place de plain-pied dans le champ du
manichéisme humain. Par lui, la femme se rend compte des limites de son existence, la
souffrance, la maladie et la mort qui en découlent. En somme, la gestion du corps dans cette
étude est quasiment un art de survie.
Ces métamorphoses sont d’une part, des techniques de camouflage pour se conserver et
survivre, changer de peau, se faire caméléon si besoin est, afin de riposter aux agressions de la
vie en société dirigée, car l’on se rend compte qu’elles intègrent progressivement l’idée que leurs
corps ne peuvent servir qu’à jouer des rôles sociaux secondaires. La quête de réappropritaion du
corps devient révélatrice d’un idéal perdu ou d’une quête inachevable à travers la réalisation du
corps ne pouvant jamais être totalement libre. Toujours est-il que de telles situations se vivent
dans un profond malaise et forcent la femme à vivre son corps d’abord comme une arme mais
finalement comme un handicap. Malgré de s’investir à travers une série d’initiatives
individuelles et collectives, l’acte de résistance s’avère néanmoins ambïgue car l’auto-
destruction et la violence envers soi-même semble être la norme. À travers leur parcours
contestateur, subversif, transgressif, aucune négociation ne semble possible, repoussant les
protagonistes davantage en marge de la société et, dans certains cas, au seuil de la folie. La
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réalisation de ce corps qui leur échappe, finalement ennemi ou traître, aboutira à leur destruction
mentale ou à un dysfonctionnement psychique aux relents psychosomatiques et même
suicidaires. Évoluant de sa position initiale de corps-objet, plus précisément l’image du corps
véhiculée par la culture patriarcale à laquelle la femme doit se conformer, nous sommes témoins,
comment à travers leur quête de réappropriation, celui-ci se transforme, à travers l’expérience de
la violence qui marque le corps tant que la mémoire, en corps-vécu, or, l’image d’un corps qui se
construit dans l’usage, dans l’apprentissage et dans l’espace-temps, bref dans l’expérience de
l’échec. Notre objectif a été de démontrer que malgré la tentative de réappropriation du corps
visant à transformer ce « corps-prison » en « corps-agent », il finit par être doublement traître en
ce sens où le corps se retourne contre les protagonistes.
Arrivée à la fin de ce premier chapitre, nous espérerons avoir montré que le corps de la
femme comporte des failles et des pièges et que la libération de celle-ci à travers le corps aboutit
à une impasse critique, puisque ce corps persiste non seulement comme victime et cible, mais
comme un objet externe, un ennemi à éliminer. Son émancipation ou réappropriation contribue à
son objectification, à sa destruction et à sa marginalisation. Traître, parce que tout d’abord
entrevu comme une arme de subjugation qui malgré tout fini par faire plus de mal que de bien
aux protagonistes, car il se maintient en tant qu’entité qui les condamne d’office. Elles en
ressortent brutalisées et bien évidemment meurtries; le corps entaillé, gercé, morcelé et
fragmenté. L’émancipation à travers le corps, marquant inévitablement leur agentivité, les a
repoussées davantage en marge de la société, pour ne pas dire au bord d’un précipice. Au lieu
d’être un site de libération, ce corps-traître, entité purement sociale les fait basculer de façon
décisive dans une marginalisation qui s’avérera être fatale. Faisant ainsi l’objet d’une sanction
d’exclusion dans une société où l’éthique de la santé mentale est masculine, leur agentivité se
traduira par un discours du manque et d’absence. Loin de démystifier « les arrangements de la
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comédie humaine1 », les protagonistes féminins ont été engloutis par le narcissisme masculin qui
les a « réduit[s] en spectacle, voire en objet[s] que l’on croit de la sorte pouvoir connaître et
posséder 2». À travers l’échec de cette stratégie de résistance par le corps, Beyala, Devi et
Mokeddem semblent postuler que malgré la résistance qu’opposent leurs protagonistes, elles ne
seront jamais en mesure de s’octroyer le même pouvoir attribué à l’homme et de ce fait semblent
indiquer que l’ultime libération ne se fera pas tant que le patriarcat ne sera pas détruit. Ce même
patriarcat qui maintient « la femme [comme] soumise dans la théorie au concept de la
masculinité, [qu’] est vue par l’homme comme son autre, négatif ou positif, et non pas, en son
droit, comme différente, autre-en-soi, l’Autre3 ». Malgré cet échec du corps, nous nous
efforcerons de trouver un autre lieu où la quête de liberté des protagonistes se matérialisera et
c'est vers le monde du langage que cette recherche se dirigera dans le troisième chapitre.
1 FN, p. 20. 2 Soshana Felman, La folie et la chose littéraire (Paris : Seuil, 1978), p. 148. 3 Ibid., p.139.
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4 La traîtrise de la langue
4.1 Introduction
Nous voudrions désormais nous attarder, dans ce chapitre, sur la violence linguistique
dont sont sujets les personnages féminins pris en compte dans ce corpus. Nous tenterons de
montrer que la violence discursive que subit le sujet féminin, loin d’être un substitut à la
violence, est en fait une violence en soi et qu’elle contribue, tout comme la violence physique, à
une reconfiguration de l’existence du sujet féminin. Pour cela, il nous faudra souligner comment
la violence verbale, qu’elle soit sous forme de menaces, d’injures ou simplement d’interpellation,
constitue une adresse injurieuse et, à travers son déploiement, amorce une blessure linguistique
du fait qu’elle injure et subordonne son destinataire. Il s’agira, tout d’abord, de définir ce que
signifie une blessure linguistique et à ce titre, Butler avance, dans son œuvre Le Pouvoir des
mots : Discours de haine et politique du performatif (2004), qu’
[ê]tre blessé par un discours, c’est souffrir d’une absence de contexte, c’est ne pas savoir où
l’on est. Il se pourrait même que la blessure du discours réside dans le caractère non anticipé de
l’acte du discours injurieux, son pouvoir de mettre son destinataire hors de contrôle. La
capacité à délimiter la situation de l’acte de discours est compromise au moment de l’adresse
injurieuse. Lorsque quelqu’un s’adresse à nous de façon injurieuse, non seulement nous
sommes ouverts à un futur inconnu, mais nous souffrons encore de ne pas connaître le lieu et
l’heure de l’injure : nous subissons, du fait de ce discours, une désorientation. […] nous
pouvons être « remis à notre place » par un tel discours, mais cette place peut aussi être une
absence de place1.
Outre cet effet de « désorientation » du destinataire, il semblerait que la blessure qu’occasionne
le discours a tout aussi des répercussions directes sur le corps. D’une part, si l’on croit Charles R.
Lawrence III, qui considère les discours racistes comme des « violences verbales » [verbal
1 Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif (Paris : Éditions Amsterdam, 2004), p. 23-24.
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assault], l’effet des invectives racistes est subi « comme une gifle1 ». Ce dernier précise qu’à
travers ces invectives racistes, la blessure est instantanée, similaire à une gifle qui surprend, qui
désoriente et qui a, finalement, le pouvoir de mettre son destinataire hors de son propre contrôle.
Certaines invectives, poursuit-il, « produisent des symptômes physiques qui paralysent pour un
temps la victime », suggérant, dès lors, que le mécanisme de la blessure linguistique est
semblable à celui de la blessure physique. L’expression « les mots blessent » de Richard Delgado
et de Mari J. Matsuda2 dans la même étude, Words that Wound : Critical Race Theory,
Assaultive Speech, and the First Amendment (1993), montre que cette blessure linguistique que
provoque le discours injurieux, peut ainsi être aisément comparable à une blessure physique.
Notons d’ailleurs l’usage du verbe « blesser » qui semble suggérer que le langage peut avoir des
effets similaires à la douleur et à la blessure physique. Ce lien inextricable est expliqué par
Butler, du fait que la blessure linguistique n’est représentable qu’à travers un lexique corporel à
défaut d’avoir un lexique propre à elle. Si l’on s’en tient à Butler, il semblerait qu’il n’existe pas
de vocabulaire spécifique au domaine de la blessure linguistique ; il est nécessaire, pour
l’évoquer, de recourir au vocabulaire de la blessure corporelle. En ce sens, dit-elle, « le lien
métaphorique entre vulnérabilité physique et vulnérabilité linguistique semble essentiel à la
description de la vulnérabilité linguistique elle-même3 ».
Si, selon Butler, il n’existe pas de langage propre à décrire les conséquences des blessures
linguistiques et qu’à défaut, elles ne s’expriment, sans pour autant y parvenir, qu’en fonction
d’un vocabulaire corporel, il faudrait alors reconnaître que ce manque de vocabulaire propre à
1 Mari J. Matsuda, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado, Kimberle Williams Crenshaw (dir), Words that Wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the First Amendment (Boulder : Westview Press. 1993), p.68. 2 Matsuda parle ainsi de la « violence mortelle qui accompagne l’humiliation verbale continuelle des victimes de la subordination », et remarque ensuite que « Les messages de haine raciste, les menaces, les insultes, les épithètes mérpisantes rapent aux tripes le groupe qu’ils visent » (ibid., p. 23). 3 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 24.
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désigner la blessure linguistique rend plus difficile l’identification de sa spécificité. En d’autres
termes, le fait qu’on ait constamment recours aux métaphores physiques pour décrire la blessure
linguistique, même si cela suggère que cette dimension somatique est nécessaire à sa
compréhension, a le désavantage d’être limitatif, parce que la douleur est irreprésentable dans le
langage. En effet, selon Elaine Scarry dans The Body in Pain : The Making and Unmaking of the
World (1985), la douleur corporelle ne peut être exprimée dans toute sa vivacité à travers le
langage et qu’en fait le caractère spécifique de la douleur réside dans le fait qu’elle détruit et
qu’elle éclate le langage. Toujours d’après Scarry, si le langage peut contrer la douleur, il ne peut
cependant pas la saisir sans manquer à son authenticité et ainsi à son apaisement. Le cri et même
le rire, dans certains cas, seraient deux exemples pour contrer la douleur, mais encore une fois, le
cri serait ce pré-langage qui rejoint le Sémiotique dont traite Kristeva, notion sur laquelle nous
reviendrons plus tard. D’où, en fait, la force et l’efficacité de la torture, car l’une de ses marques
serait de supprimer son propre témoin car ce dernier, faute d’avoir les mots adéquats pour rendre
justice à sa douleur, perd la capacité de témoigner de la torture qu’il a vécu.
Selon Butler, « Si certaines formes de violence neutralisent le langage, comment rendre
compte du type spécifique de blessure que le langage peut infliger ?1 ». C’est ce qui amène
Butler à poursuivre son analyse en s’interrogeant, dans la deuxième partie, sur les blessures que
la violence du langage peut infliger et de la façon dont elles sont exprimées dans le langage.
Comme Butler, nous voudrions justement nous diriger vers le domaine la violence linguistique et
analyser comment elle s’exprime et comment elle est subie par le sujet féminin de notre corpus.
En effet, les sujets féminins pris en comte dans cette étude sont continuellement assénées par un
discours violent, qu’il soit sous forme de menaces, d’interrogatoires, d’injures et encore plus
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 26.
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d’une violence qui tient sa force dans cet effet de surprise ou « non anticipé », pour reprendre
l’expression de Butler. Dès lors, nous commencerons par identifier les sites où s’occasionnent
cette violence et les formes à travers desquelles elle apparaît. Ensuite, nous poursuivrons
l’analyse du côté du destinataire, du blessé en montrant qu’elle est finalement subie et ressentie
comme une métaphore du corps qui existe en raison de l’impossibilité de se définir hors du
champ sémantique corporel. S’il existe un lien incontournable entre blessure linguistique et
blessure physique, quel serait l’impact de l’adresse injurieuse sur leur corps et enfin quels sont
les mécanismes qu’elles mettront en place pour contrer la douleur afin d’exister au sein d’un tel
discours. En effet, face à ce langage violent qui subordonne, qui agresse et qui désoriente, nous
montrerons, malgré les conséquences et les effets qui s’abattent sur elles, comment elles le
remanient afin que le langage devienne, finalement, le « lieu d’une forme de survie1 ». Celui-ci
sera lieu d’enquête pour comprendre quelles sont leurs stratégies discursives mises en place pour
circonscrire ces discours qui blessent, qui menacent et qui offensent. Cet espace affectif, lieu
propice où se mêlent énonciation, identité, subjectivité et agentivité, leur permettrait de dénouer
le nœud du langage et de finalement dépasser l’état de subordination. En ce lieu réside une force
ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se soustraire des oppositions binaires d’une société
postcoloniale. En somme, nous voudrions proposer une approche qui vise à revoir la question du
langage dans sa relation à la violence afin de mieux saisir l’identité blessée du sujet féminin.
Pour cela, ce chapitre se penchera, en premier lieu, sur l’énonciation performative et les
perturbations linguistiques que cela provoque chez nos protagonistes féminins de sorte à mettre
en relief les rapports dialectiques entre l’énoncé et l’énonciation. Felman explique : « Le référent
analytique ou performatif se réfère à la réalité matérielle du dialogue : celle de l’énonciation (du
1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 24.
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‘discours analytique’ ou bien de la ‘performance’ de langage, dont le référent est, littéralement,
l’acte même de l’énonciation), c’est en tant que l’énonciation est toujours, irréductiblement, en
excès sur son énoncé1 ». Or notre but ne sera pas uniquement de braquer l’éclairage sur l’énoncé,
celui qui se heurte inévitablement contre une politique d’opposition binaire et arbitraire du
langage, mais plutôt sur l’analyse de l’énonciation, de l’excès référentiel, de sa force
pulsionnelle, de ce qui est indescriptible et de ce qui n’est pas récupérable dans le langage, mais
qui persiste comme une sorte de « reste énergétique2 ». Cette disparité entre l’énoncé et
l’énonciation est d’autant plus prononcée dans notre corpus, car les instances énonciatives ne
sont plus seulement prises dans le jeu réglé de l’individuel et du social mais, étant traversées par
des faits historiques sanglants et coloniaux, elles sont toujours soumises à la violence et à la
domination et agissent en tant que répliques à celles-ci.
Ayant établi la particularité des modalités énonciatives de la société postcoloniale, nous
ferons ressortir, avec l'approche de Butler, d'Austin et de Soshana Felman, l'impact de la
violence langagière sur le corps et les modifications que cela entraîne, mais aussi de la
participation du corps dans le langage. Plus précisément, dans quelle mesure le discours
injurieux affecte-t-il ses allocutaires qui ne sont autres que les protagonistes féminins et de quelle
façon réagiront-elles face à cette violence ? En effet, nous voudrions établir un parallèle entre
violence corporelle et violence linguistique et à proprement dire, montrer la façon dont la
violence linguistique est sous-estimée ou invalidée en faveur d'une violence corporelle alors que
des mots injurieux peuvent blesser tout comme des coups et créer même dans certains cas des
blessures psychosomatiques. Nous essayerons de comprendre de quelle façon la violence
1 Soshana Felman, Le scandale du corps parlant: Don Juan avec Austin ou la seduction en deux langues (Paris : Seuil, 1980), p. 105. 2 Ibid, p. 106.
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linguistique désoriente son destinataire jusqu’à mettre en péril son bien-être. Surtout si l’on se fie
à Felman, pour qui la violence linguistique et la participation du corps dans le langage sont
inextricablement liées. Véritablement, le discours injurieux rejoint aussi ce qu’Austin caractérise
d’ « actes performatifs illocutoires », c'est-à-dire des actes qui en disant quelque chose le font et
qui deviennent dès lors, eux-mêmes la chose qu'ils effectuent. L’exemple approprié serait la
peine de mort proclamée par le souverain. C'est ainsi que la force du discours performatif est
accentuée, du fait que comme le soutient Butler : « Que l'acte du discours soit un acte du corps
signifie que l'acte est redoublé au moment du discours: il y a ce qui est dit, et il y a une sorte de
dire que l'instrument corporel de l'énonciation accomplit1 ». Cette partie s'efforcera alors de
restituer au langage sa capacité d'agir [agency] afin de réinscrire la violence des mots au sein
même de la brutalité qui s'impose sur la femme pour l'incapaciter et la renvoyer dans un état
second et traumatique.
1 Butler, 2004, p. 31.
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4.2 Énonciation et postcolonialisme ou la situation du tragique
L’univers postcolonial présenté dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem est un
univers de laideur et d’intolérance, de servitude et de domination, d’oppression et de violence
tant linguistique que physique. En effet, cet espace abject où évolue la femme beyalienne,
dévienne et mokeddienne est caractérisé par des décors nauséabonds, de fornication effrénée et
de viol, de violences familiales et de délinquance, de régimes dictatoriaux marqués de menaces
et d’insultes. Ce tableau de la société postcoloniale rejoint ce que Mbembe caractérise de
« régime de violence par excellence1 ». Il n’est guère étonnant alors que, dans un tel cadre, la
dimension lexicale ajoute un retentissement encore plus audible à la violence, et joue un tout
aussi grand rôle dans le maintien du « commandement » afin de réserver l’ordre et le
compartimentage social. Ce terme qu’utilise Mbembe pour désigner le régime postcolonial
dérive du mot « commander », évoquant dès lors un état dictatorial ou souverain où les ordres
sont émis et respectés sans possibilité de partage, de consensus et de contestation. Selon
Mbembe, le terme « commandement » englobe « les structures de pouvoir et de coerticion, les
instruments et les agents de leur mise en œuvre, un style de rapport entre ceux qui émettent des
ordres et ceux qui sont supposés obéir, sans naturellement les discuter2 ». C’est dire que cette
volonté de dominer et de faire accepter à l’autre l’acte de domination se manifeste dans la
quotidienneté des rapports entre individus, de toute évidence à travers la figure performative du
langage. L’accent mis sur le performatif, dont le terme est employé pour décrire ces énoncés qui
en disant quelque chose l’accomplissent, apparaît sous l’adage d’ordres et de menaces. Ce
1 Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 140. 2 Ibid, p. 141.
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discours a le potentiel de mettre en brânle la résurrection du pouvoir souverain dans le langage,
car c’est un langage qui nous ordonne, qui nous assujetti, qui nous puni et qui nous remet à la
place qui nous est convenue au sein d’une communauté. En effet, comme nous le rappelle Butler,
« le performatif réside dans cette apparente coïncidence entre signifier et agir1 ». Le pouvoir
incontestable du souverain, dont l’exemple par excellence est la peine de mort où ce dernier avait
le pouvoir de soustraire la vie des sujets qui mettaient en péril sa propre personne et son règne,
plus précisément une politique fondée sur « le droit de faire mourir ou de laisser vivre2 » se
déplace dans la société postcoloniale pour être attribuer à quiconque qui est en mesure de
prononcer un discours de haine – restituant ainsi sa puissance d’agir. Car tout comme le
souverain, nous dit Butler, « celui qui prononce le discours de haine exerce un pouvoir par lequel
il rend effective la subordination, aussi ‘déguisé’ que soit ce performatif3 ». En conséquence, les
guerres autrefois lancées pour préserver le souverain se font désormais au nom de la survie du
« commandement » dont parle Mbembe. Ceci amène Butler à conclure que « Le langage devient
ainsi le site déplacé de la politique et ce déplacement apparaît mû par le désir de retrouver une
cartographie du pouvoir plus simple et plus rassurante, dans laquelle le postulat de la
souveraineté serait préservé4 ». Ce type de discours ne reflète pas simplement une relation
sociale de domination, il décrète la domination et devient ainsi le moyen par lequel la structure
sociale est établie et maintenue.
Tantôt instrument de communication et de dialogue, tantôt instrument idéologique, de
contrôle et de répression, le langage est utilisé par la société postcoloniale afin de générer et de
maintenir des modes de comportements tout en légitimant des catégories et des hiérarchies
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 72. 2 Michel Foucault, Histoire de la sexualité I: La volonté de savoir (Paris : Gallimard, 1984), p. 178. 3 Butler, Judith. Le pouvoir des mots, op. cit., p. 119. 4 Ibid, p. 115.
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sociales. Elle émet un langage qui favorise la construction de phénomènes sociaux remarquables
tels la subordination, l’assujettissement, l’humiliation ou encore la marginalisation. S’il devient
évident que dans les actes de parler, une société codifie les modes de comportements que tous
acceptent ou feignent d’accepter en fonction des intérêts de chaque individu dans la stratification
sociale, tout cela permet, comme le postule Michel de Certeau, de mettre en place « une manière
de penser investie dans une manière d’agir, d’un art de combiner indissociable d’un art
d’utiliser1 ». Toute expression linguistique au sein de ce « commandement » serait alors, par
conséquent, porteuse de valeurs implicites, prescrivant un mode de comportement et une
obéissance sans contestation. Pour Michel Foucault, « Le langage réel n’est pas un ensemble de
signes indépendants, uniformes et lisses où les choses viendraient se refléter comme dans un
miroir pour y énoncer une à une leur vérité singulière2 ». Bien au contraire, s’y cache tous les
modes du dire, du penser, une manière de voir, une manière de nommer et une technologie de
décrire l’Autre dans toute son incongruité sociale supposée. Certes, le langage, pour reprendre
les concepts élaborés par Benveniste dans Problèmes de linguistique générale3, aurait des
caractères communs à une société, car tout comme il y a un système de la société, il y a aussi un
système de la langue qui mène, l’un comme chez l’autre, à un procès de construction sociale
dans un rapport interprétant/interprété. Y travaille dans le langage, un système qui agirait en
accordance avec le pouvoir social existant et qui viendrait soutenir l’organisation et l’idéologie
de cette société.
C’est dire alors que le langage ne peut être soutenu que dans la mesure où il bénéficie du
soutien du pouvoir existant et qu’à travers lui, sont ainsi représentées les institutions générales
1 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Vol.1. Arts de faire (Paris : Union générale d’éditions. 1980), XLI. 2 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (Paris : Gallimard, 1969), p. 49. 3 Émile Benveniste, Problème de linguistique générale (Paris : 1966, 1974).
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qui constituent le fondement et le fonctionnement d’une société. En somme, il semble alors y
avoir une relation d’inclusion et de dépendance entre le langage et la société du fait qu’ils
partagent la même idéologie, c’est-à-dire, un système de valeurs, de normes, d’us et de coutumes
en vigueur dans la pratique sociale quotidienne et assimilé par l’individu comme mode de pensée
et de comportement pour devenir un sujet responsable. C’est dans ce contexte que doit se
comprendre la célèbre citation d’Althusser, « l’idéologie interpelle les individus en sujets1 ».
Selon Jean Baechler, l’idéologie « est un noyau non verbal dont le mode d’existence est
verbal2 ». Ce que souligne d’ailleurs Phillipe Hamon au sujet de ce consensus. Dans son ouvrage,
Texte et idéologie, il affirme en effet « qu’un texte- énoncé et énonciation confondus, est un
produit ancré dans l’idéologie, qu’il ne se borne pas à être mais qu’il sert à quelque chose ; qu’il
produit- et est produit par- l’idéologie3 ». Ce qui en ressort du discours oral et écrit serait alors
les manifestations de l’idéologie latente au sein d’une société.
Dans Le Pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif, Butler insiste
sur la dépendance et la complémentarité de ces deux systèmes, c’est-à-dire le langage et la
société, en postulant que toute adresse injurieuse, qu’elle soit raciste ou sexiste ne commence ni
s’achève avec le sujet qui parle et encore moins avec le nom spécifique utilisé. Elle admet qu’il
est clair que ce discours requiert un sujet pour être prononcé et circulé même si poursuit Butler,
ce sujet est rarement l’initiateur du discours de haine. Cette dernière pousse l’analogie plus loin
en admettant que la responsabilité du locuteur réside dans le renouvèlement « des valeurs
linguistiques d’une communauté en réémettant et en ranimant le discours. La responsabilité est
1 Louis Althusser, Positions (Paris : Editions Sociales, 1976), p.110. 2 Jean Baechler, Qu’est-ce que l’idéologie ? (Paris : Gallimard, 1976), p. 18-19. 3 Philippe Hamon, Texte et idéologie (Paris : PUF, 1984), p. 6.
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donc liée au discours non en tant qu’origine mais en tant que répétition1 ». N’étant pas
l’initiateur, c’est dire alors que derrière l’adresse injurieuse se cache un dispositif de pouvoir qui
accrédite et qui consolide ce discours de haine : un pouvoir qui devient difficile à identifier et à
localiser du fait qu’à travers ses maintes formes de diffusions, il ne s’identifie plus forcément à
une institution ni à une structure mais à « une situation stratégie complexe2 ». L’on peut conclure
que la force du discours de haine réside dans son caractère citationnel, car c’est à travers la
répétition et le renouvèlement qu’est remise en scène l’injure, pour se traduire par la suite en
traumatisme social. Il faudrait ainsi souligner que les diverses insultes, épithètes et formes
d’invectives qui circulent au sein de la société ne pourraient pas exister sans la ratification et la
légitimation de l’État du simple fait que le langage ne fait que représenter les conditions
institutionnelles plus générales qui lui donnent sa force. C’est d’ailleurs ainsi que nous le
démontre Butler à travers l’exemple du racisme ;
En d’autres termes, les épithètes racistes ne relaieraient pas simplement un message
d’infériorité raciale : en le « relayant », elles institutionnaliseraient verbalement cette relation
de subordination. Ainsi les discours de haine ne se contenteraient pas de communiquer une
idée ou un ensemble d’idées offensantes mais ils réaliseraient [enact] en outre le message
qu’ils communiquent. La communication serait ainsi en elle-même une forme de conduite3.
Que dire alors de ces sociétés postcoloniales qui font preuve d’un langage violent, qui ordonne,
qui agresse, qui subjugue et qui dénigre ? Cet élément culturel qu’est le langage au sein d’un
contexte postcolonial est d’autant plus problématique qu’il est obstrué par l’horreur, l’effroi et la
violence qui s’installent dans son espace locutionnaire et se traduisent, par la suite, par une
rhétoricité violente et oppressante. La violence linguistique est d’autant plus prononcée dans le
cadre de notre corpus, car les instances énonciatives ne sont plus seulement prises dans le jeu
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 62. 2 Ibid., p. 58. 3 Ibid., p. 108.
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réglé de l’individuel et du social mais, étant traversées par des faits historiques sanglants et
coloniaux, elles sont toujours soumises à la violence et à la domination et agissent en tant que
répliques à celle-ci. Dans son article intitulé « Structure de la langue et structure de la société »,
Benveniste écrit : « en dehors des échanges violents produits par les guerres, les conquêtes, le
système de la langue ne change que très lentement et sous la pression des nécessités internes de
sorte que – c’est là une condition qu’il faut souligner […]1 ». En accord avec les travaux ce
dernier qui peuvent être considérés comme le socle théorique de la critique linguistique textuelle,
c’est justement ce que nous nous proposons d’interroger, surtout lorsqu’il s’agit de penser aux
textes francophones. D’emblée, en quoi consisterait ces changements dans le système de la
langue pour ces sociétés habitées par un passé marqué des guerres et des conquêtes sinon en un
système de langue marqué par la violence ?
En effet, ce qui diffère avec les sociétés postcoloniales, ce sont les instances énonciatives,
c’est-à-dire, la façon dont la situation dans laquelle les énoncés se produisent du fait que ces
sociétés sont présentées comme un univers où affleurent des insultes, des menaces, des ordres,
etc. Les discours que proposent ces « régimes de violence par excellence » sont, dès lors,
dictatoriaux et totalisants tant au niveau des énoncés qu’au niveau des instances énonciatives.
D’emblée, il nous faudrait revenir sur ce que signifie le mot « discours », car quand on emploie
ce terme dans le cadre des théories de l’énonciation, « ce n’est pas pour renvoyer à une unité de
dimension supérieure à la phrase, ni pour considérer les énoncés du point de vue de leurs
conditions de production socio-historiques, mais c’est pour rapporter l’énoncé à l’acte de
l’énonciation qui le supporte2 ». Nous comprenons par là que le discours se compose non
seulement de l’énoncé, c’est-à-dire, la phrase actualisée ou le produit de l’acte, mais aussi de
1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 146. 2 Dominique Maingueneau, L’énonciation en linguistique française (Paris : Hachette, 1994), p. 10.
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l’énonciation, qui est justement l’actualisation de la langue en parole. Face à l’énoncé qui est
toujours un produit linguistique stable, l’énonciation peut être définie comme un acte individuel
d’utilisation de la langue et qui finalement parvient à modifier la valeur de l’énoncé à travers son
déploiement. D’ailleurs, l’énonciation n’apparaît-elle pas comme ce qui rend possible l’énoncé
surtout si l’on se fie à Benveniste qui soutient : « [qu’] avant l’énonciation, la langue n’est que la
possibilité de la langue. Après l’énonciation, la langue est effectuée en une instance de discours,
qui émane d’un locuteur, forme sonore qui atteint un locuteur et qui suscite une autre énonciation
en retour1 ».
Même si, jusqu’au début des années 1960, on considérait uniquement l’énoncé au niveau
de l’analyse en laissant de côté l’énonciation, l’énoncé étant l’ensemble des données stables face
à l’infinité des actes d’énonciation, ces actes qui sont uniques et qui disparaissent au fur et à
mesure de leur productions pour ne laisser derrière eux que les énoncés, les linguistes ont peu à
peu remis en cause ce statut marginal laissé à l’énonciation afin de démontrer qu’elle pouvait
aussi être décrite en terme de système de langue : système ayant le pouvoir de modifier et
d’amplifier la réception et le sens de l’énoncé. Néanmoins, vu que l’énonciation est unique et
représente, comme le souligne Todorov : « L’archétype même de l’inconnaissable » car « nous
ne connaitrons jamais que des énonciations énoncées2 », les linguistes ont été obligés de se
rabattre encore une fois sur l’énoncé et à avoir recours au résultat de l’acte d’énonciation pour
retrouver les indices sur l’énonciation. En somme, vu que l’énonciation disparaît à travers son
engendrement, la linguistique de l’énonciation va observer l’énoncé même afin de rassembler les
éléments et les traces nécessaires pour mieux définir l’énonciation. Conçue extensivement, la
linguistique de l’énonciation aura alors pour but de décrire les relations qui se tissent entre
1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale, op. cit. 130. 2 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (Paris : Seuil, 1970), p. 3.
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l’énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir : les protagonistes du
discours (émetteur/destinataire), la situation de communication et les circonstances spatio-
temporelles et finalement, les conditions générales de production / réception du message qui
englobent la nature du canal, le contexte sociohistorique et les contraintes de l’univers du
discours. La démarche de la linguistique de l’énonciation est alors de restituer le texte dans son
contexte. Telle sera aussi notre problématique, car faute de pouvoir étudier directement
l’actualisation de la langue en parole, nous chercherons à identifier les traces de l’énonciation
dans le produit de l’acte, c’est-à-dire, les lieux d’inscription dans la trame énonciative des
différents constituants de cadre énonciatif. Comme l’avance Oswald Ducrot, voir en un texte
seulement un énoncé, c’est le considérer « comme une suite de phrases, [l’] identifier sans
référence à telle apparition particulière de ces phrases1 » tandis que prendre un texte pour une
énonciation, c’est chercher à le saisir en tant qu’ensemble de phrases qui « s’actualisent,
assumées par un locuteur particulier dans des circonstances spatiales et temporelles précises2 ».
De ce fait, se signale l'urgence d’inclure l’énonciation comme champ d’investigation dans
la détermination du sens global d'un énoncé comme le souligne Austin dans Quand dire c’est
faire3 : « La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des
mots, mais des circonstances précises dans lesquelles l’acte est effectué ». La pertinence de notre
investigation est également appuyée par les propos de Butler qui avance que : « La blessure que
peut occasionner le langage semble n’être pas simplement l’effet des mots utilisés pour
s’adresser à une personne donnée ; elle semble aussi résulter de la manière que l’on a de
s’adresser à elle, manière – disposition ou attitude conventionnelle – qui interpelle et constitue le
1 Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (Paris : Seuil, 1972), p.405. 2 Ibid, p. 405. 3 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire (Paris : Seuil ; 1970), p. 28.
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sujet1 ». Afin de ne pas céder à ce qu’Austin appelle « l’illusion descriptive », cette démarche qui
met l’accent sur les modalités même de leurs énonciations en reconstituant les conditions de
leurs réalisations, permettra d’une part, de mieux saisir le type de violence dont le discours
postcolonial se trouve être porteur et de l’autre, de dégager, à travers cette analyse inter-
discursive des œuvres, les manifestations des us et coutumes en tant que discours hégémonique.
Notre objectif sera donc d’étudier l’interdépendance du « verbal » et du para-verbal » et leur
interrelation chez les trois romancières étudiées, pour finalement nous sensibiliser à ce langage
du corps, porteur des valeurs proxémiques et kinésiques, lorsqu’il s’agit de l’analyser dans le
texte littéraire. L’articulation de cette problématique qui se fera à deux niveaux – axiologique
(langage des personnages) et praxéologique (actions des personnages dans ces récits
romanesques), nous permettra d’avancer que la communauté postcoloniale amorce une
énonciation de domination, à travers son vocabulaire social et ses modes de transmission, dont la
volonté est de chosifier, de dévaloriser et d’assujettir l’Autre. Si, selon Felman, la femme
représente, « l’Autre2 », nous nous efforcerons d’y prêter attention pour soulever la spécificité du
discours postcolonial et enfin, de comprendre l’ampleur de son effet sur les sujets féminins
surtout si dans les œuvres romanesques de Beyala, Devi et Mokeddem, elles sont perçues comme
prostituées, criminelles, folles, des ennemies internes de la société, pour reprendre cette
expression foucaldienne et deviennent ainsi d’autant plus des proies et des cibles en subissant ce
discours injurieux axé sur le maintien du « commandement ».
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 22. 2 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 139.
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4.2.1 L’interpellation ou la langue du mépris
Si à travers le langage, la société invente, créé et génère des modes de comportement qui
induisent l’assujettissement, le conformisme, la honte ou encore la violence afin d’insérer des
individus dans un réseau de pratiques et de places, nous verrons que l’un des premiers lieux où
s’occasionne cette énonciation de la volonté de dominer serait au moment même de
l’interpellation. Notre conception s’appuie en partie sur la notion d’interpellation telle qu’elle a
été définie par Louis Althusser, pour qui l’interpellation serait le processus de nommer un
individu et à travers duquel ce dernier en vient à exister en tant que sujet. C’est dire que le sujet
interpellé se constitue par l’adresse d’un allocuteur et il devient à exister que dans la mesure où
l’on lui donne un nom. Une interpellation instaure dès lors une relation entre celui ou celle qui
nomme et celui qui est nommé. Être interpellé, selon Althusser, c’est passer de l’individualité à
la subjectivité, et ce, parce que l’interpellation impose une identité à l’individu. C’est en étant
interpellé à travers les termes du langage qu’une certaine existence sociale devient possible.
Pour se produire, l’interpellation nécessite un émetteur ou un énonciateur, car cette
capacité d’énoncer ou de dénoncer ne peut exister sans l’intervention de cet agent, d’où sa
position privilégiée. D’une part, parce qu’au sein de cette interaction, l’émetteur, qui permet
l’existence sociale du locutaire en l’interpellant, reçoit une position sociale supérieure, ceci étant
un des critères qui assurent, comme le mentionne, J.L Austin « les conditions de réussite » de
l’interpellation. Pour expliquer cette notion dans la pratique du langage, Maingueneau affirme en
effet que « n’importe qui ne peut pas dire n’importe quoi en n’importe quelle circonstance1 »
avant de conclure qu’il fait partie de « cet ensemble de conditions rend l’acte du langage
1 Dominique Maingeneau, Pragmatique pour le discours littéraire (Paris : Bordas, 1990), p. 7.
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pertinent ou non, légitime ou non1 ». Nous verrons plus loin lors de l’analyse textuelle que la
hiérarchisation du personnel dans chaque roman de notre corpus concourt à l’institution des
conditions de légitimité énonciative. D’autre part, quand le locuteur parle, il parle au nom d’un
groupe en se faisant partisan de l’idéologie latente. Selon la définition de Fernand Dumont,
l’idéologie, « c’est la société tâchant de se définir dans les luttes et des contradictions2 », c’est-à-
dire dans des conflits de hiérarchisation de valeurs. Ainsi, tout ce que produit linguistiquement
l’énonciateur est soumis aux conventions ou contraintes déjà établies. En effet, les termes, rites
et conventions par lesquels un individu est interpellé n’ont souvent rien d’anodin mais rejoignent
l’idéologie à l’œuvre: une idéologie qui œuvre à assigner à chacun une place, un rôle, une
fonction dans lesquels le sujet se sait reconnu par lui-même et par les autres. Loin d’être un sujet
individuel et libre, ce qui est dit ce sont les habitudes culturelles et socio-politiques, bref un
ensemble idéologique à travers cet émetteur. En somme, le produit linguistique du locuteur est le
résultat d’une formation de groupe. C’est un individu non autonome dont le rôle indéniable est
de véhiculer un projet ou une intention signifiante. L’interpellation serait alors une métaphore de
l’idéologie, qui englobe, en autres, nos attitudes envers la race, la classe et le genre. C’est dire
encore que l’interpellation agit en tant que médiatrice entre l’idéologie et les individus afin
d’assurer l’homogénéité et de dénoncer le non-conformisme. Ainsi, l’interpellation comme rituel
social, qui obéit à des paramètres historiques, culturels et socio-politiques, pourrait tout aussi
signifier un assujettissement idéologique.
En d’autres termes, être interpellé implique que l’on a été reconnu mais aussi que l’on est
reconnaissable du fait que l’idéologie assure à la fois l’interpellation des individus en sujets et la
reconnaissance mutuelle entre sujets. Se retourner lorsque l’on entend un « hé vous là-bas ! »,
1 Ibid., p. 7. 2 Dumont, Les idéologies, p. 7-8.
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signifie que l’on a affaire à une soumission fondatrice et inaugurale. L’interpellation transforme
donc un individu en sujet dans la scène interpellative mais il devient aussi assujetti à une
idéologie qui soutient et qui renforce la scène de l’interpellation. Althusser considère, ce qu’on
pourrait appeler le processus interpellatif comme une adhésion du sujet, en jouant d’ailleurs sur
la polysémie du mot « sujet », qui se réfère, à la fois, à l’être pourvu de sa subjectivité et à l’être
assujetti : « l’individu est interpellé en sujet pour qu’il se soumette aux ordres du Sujet, donc
pour qu’il accepte son assujettissement1. ». C’est pour cela que l’interpellation peut être définie
comme un assujettissement idéologique du fait que comme le conclut Althusser : « L’idéologie
interpelle l’individu en sujet2 ». L’interpellation est le processus même de l’idéologie, définie
comme « une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence3 », car c’est à travers l’interpellation que la reproduction sociale est élaborée et
maintenue. Comme le dit Althusser : « Toute formation sociale doit, en même temps qu’elle
produit, et pour pouvoir produire, reproduire les conditions de sa production4 ».
Dans Le Pouvoir des mots, Butler définit la « scène de l’interpellation » comme ceci:
[…] l’existence sociale du corps est d’abord rendue possible par son interpellation à l’intérieur
des termes du langage. Pour le comprendre, il nous faut imaginer une scène impossible, celle
d’un corps qui n’a pas encore été socialement défini, un corps auquel, à rigoureusement parler,
nous n’avons pas accès, et qui néanmoins devient accessible à l’occasion d’une adresse, d’un
appel, d’une interpellation qui ne le « découvre » pas, mais qui, fondamentalement, le
constitue5.
1 Althusser, Positions, op. cit., p.121. 2 Ibid, p.110. 3 Ibid, p.101. 4 Ibid, p.68. 5 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 26.
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En suivant l’interrogation d’Althusser pour qui la transformation des individus en sujets
s’accomplit, par l’interpellation, Butler conçoit l’interpellation comme une condition qui octroie
au sujet une existence sociale. Elle la définit de la façon suivante :
La marque de l’interpellation n’est pas descriptive mais inaugurale. Elle cherche à
introduire une réalité plutôt qu’à rendre compte d’une réalité existante ; et elle accomplit cette
introduction en citant une convention existante. L’Interpellation est un acte de discours dont le
« contenu » n’est ni vrai ni faux : décrire n’est pas son objectif premier. Son but est de désigner
et d’établir un sujet assujetti, de produire ses contours sociaux dans le temps et l’espace1.
Si, cette adresse est, pour Butler, ce qui constitue le sujet, il faudrait alors souligner que la
possibilité d’exister socialement repose fondamentalement sur la nécessité ou la dépendance de
cette adresse interpellative. Cette même interpellation a le pouvoir de constituer ou de
reconnaître un être à l’intérieur d’un circuit mais tout aussi de l’exclure de ce circuit pour le
projeter dans l’abjection. C’est dire alors que non seulement cette opération réitérative a pour
effet de constituer le sujet mais elle a le pouvoir de sédimenter le positionnement du sujet au
cours du temps. Pourtant, Butler démontre, contrairement à ce que proposait Althusser, que
l’acte de nommer excède l’existence de celui ou celle qui est nommé(e). On peut être nommé
sans nécessairement être présent au moment où l’on est nommé ou encore sans que l’on sache
que l’on est en train d’être nommé. De sorte que, l’existence sociale est préservée à travers cette
capacité constitutive de nommer, de désigner le sujet et que la constitution du sujet peut se faire
sans que ce dernier s’identifie aux termes par lesquels il est désigné.
Il faudrait resouligner le pouvoir d’assujettissement qui réside dans l’acte de donner un
nom. Si nous nous constituons par l’adresse de l’autre, nous existons dans la seule mesure où
l’on nous donne un nom, lequel peut être une injure, une insulte. Ces dernières nous constituent
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 56.
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en nous assignant une place que nous n’avons pas choisie. C’est dans cette optique que Butler
parle d’assujettion lorsqu’elle traite de l’interpellation, qu’elle soit injurieuse, valorisante ou
encore silencieuse. Certes, l’interpellation n’est pas occasionnée que par la conduite verbale, car
elle peut se faire avec ou sans paroles, avec ou sans conduite et en niant l’existence du sujet. En
effet, comme l’avance Butler, « On peut ainsi être interpelé, remis à sa place, par le silence, ce
qui devient douloureusement clair dans les situations où nous en venons à préférer être dépréciés
plutôt qu’ignorés1 ». De part et d’autres, c’est en ce sens, précise Butler, que « l’acte même de
l’interpellation nous inflige une « injure », puisqu’il interdit la possibilité de l’auto-génèse du
sujet2 ». Comme nous dit Butler, l’interpellation implique devenir sujet mais d’autre part, elle
signifie aussi que le sujet devient assujetti au pouvoir. Cette double subordination est un élément
central des conditions qui fondent les caractéristiques du sujet pour exister socialement, il devra
accepter ou se reconnaître à travers les termes par lesquels il a été adressé. Dès lors, le sujet subit
une première soumission du fait qu’il est reconnu à travers des catégories, termes et noms établis
par la concaténation des relations de pouvoir qui précèdent et excèdent son existence. Ainsi
interpelé, le sujet est condamné à exister au sein d’un discours qui le définit, qui le domine et qui
l’exclut. En somme, si le rituel de l’interpellation devient le seul moyen d’exister socialement,
force est de constater que cette existence ne peut se faire que dans l’assujettissement et comme le
conclut Butler : « within subjection, the price of existence is subordination3 ».
Si l’interpellation est toujours une insulte ou une injure du fait qu’elle impose une identité
au sujet, sa nature agressive est d’autant plus flagrante dans notre corpus. Agressive du fait qu’il
ne s’agit pas ici d’un nom banal comme « hé, vous là-bas ! » mais des adjectifs péjoratifs,
1 Judith Butler, Le pouvoir de mots, op. cit., p. 50. 2 Ibid, p. 49. 3 Judith Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., p. 20.
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offensants et dégradants. En effet, les termes dans lesquels sont interpelés les personnages
féminins chez Beyala, Devi et Mokeddem varient de « Putain !1 », « Garce2 », « Guenon3 », à
« une vient-me-baiser4 » pour en citer quelques-uns. Ce sont tous des noms qui attaquent
directement leur féminité et leur sexualité, rappelant ainsi leur infériorité sociale dans la
dialectique du genre et leur marginalisation au sein du groupe. L’opération interpellative met en
scène des séquences langagières qui sont subies comme des marqueurs d’identité par les
protagonistes féminins, car à travers des termes tels que « Sida ! Sida !5 » ou encore « Gono !
Gono !6 », un mot suffit à leur imposer une identité de prostituée et à les assujettir dans une
position inférieure. Dans Tu t’appelleras Tanga, la protagoniste éponyme est interpelée par celui
qui deviendra plus tard son amant par un « Combien ?7 » et à quoi elle répondra « Je ne suis pas
une pute8 ». Nous sommes témoins par la suite, de quelle façon ce simple mot provoque toute
une série d’émotions chez elle, car comme elle le souligne,
Au « combien? » lancé négligemment par Hassan, je sens cuire mes joues. La honte
me prend le cœur. […] Le seul mot qu’il a prononcé suffit à me marquer, à décortiquer toutes
les étreintes amoureuses où j’offre le corps pour nourrir la famille. Je refuse l’habit qu’il veut
me faire endosser. J’étouffe dans cette étoffe taillée dans le toujours par l’écho, une étoffe
portée au bilan par le comptable aveugle du monde, acharner à tour répertorier. Son tissu est
trop ajusté à mon corps. Il me faut plus d’ampleur. Je veux être autre, moi la femme allaitée
dans la force et le caractère.9
1 LI, p. 18. 2 ED, p. 37. 3 ML, p. 12. 4 FN, p. 29. 5 TTT, p. 54. 6 TTT, p. 54. 7 TTT, p. 21. 8 TTT, p. 21. 9 TTT, p.19-20.
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Il est vrai que l’interpellation injurieuse se constitue d’un emploi discursif particulier
d’axiologiques négatifs du lexique. Mais notons que l’injure peut tout aussi se passer au niveau
intonatif ainsi que syntaxique, car l’intonation, tout comme elle peut amoindrir l’effet d’une
insulte, peut inversement rendre injurieux un terme ordinairement neutre. Ceci est le cas dans
notre corpus puisque la scène d’interpellation apparaît souvent sous la forme d’accusations,
d’insultes et de menaces. Pour ce qui est de la syntaxe, on est loin de l’énoncé constatatif ici mais
en plein milieu de l’énoncé injurieux où l’injure ou le terme péjoratif est employé en fonction
vocative, avec des expressions telle que « espèce de (x) ». Une évidence que l’on retrouve dans
Femme nue femme noire de Beyala lorsque l’on interpelle Irène de la façon suivante : « Espèce
de folle! Va-t’en avant que je décide de te tuer !1 ». Dans cette séquence interpellative, il est
possible de dire que les trois marqueurs de l’injure (lexical, syntaxique et intonatif), ces mêmes
sont toutes trois présentes et fonctionnent ensemble pour accentuer la force illocutoire de
l’énoncé. En effet, le constat vire à l’accusation et à la menace. Tel n’est pas toujours le cas,
l’injure peut tout aussi fonctionner sans la co-présence de ces trois marqueurs du fait que la force
de l’un peut aisément compenser l’absence de l’autre.
Remarquons la séquence dans Moi, l’interdite de Devi où en voulant aider son père à
défraichir les champs de cannes, La Mouna y a mis le feu et en conséquence, toute la moisson
avait brûlé. Le père, furieux, blâme La Mouna pour cette perte : « Il a eu un geste envers moi.
Tout ça c’est de sa faute, a-t-il crié soudain. C’est une malédiction descendue sur nous !2 ».
Dans cette séquence interpellative, La Mouna est presentée comme la fautive des maux des
parents et comme une malédiction. Les marqueurs qui sont à l’œuvre sont les axiologiques
péjoratifs et l’intonation. Ils constituent à eux deux une interpellation agressive et injurieuse.
1 FN, p. 42. 2 ML, p. 16.
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Faudrait-il aussi mentionner que ces paroles violentes sont souvent accompagnées de gestes
brutaux. Assujettie, La Mouna avance : « Lorsqu’il a dit cela, je me suis arrêtée. J’ai cessé de
grandir. Pour racheter les prix de ses cannes […]1 ». Nous remarquons ici, que même si les trois
marqueurs ne sont pas co-présents et que les axiologiques utilisés ne sont pas des injures
proprement dites mais disons péjoratifs, l’effet que cette interpellation produit chez La Mouna
n’est pas amoindri. Tout au contraire, comme le propose Catherine Kerbrat-Orrechioni dans
L’énonciation : La Subjectivité dans le langage :
Les termes péjoratifs sont tous disposés à fonctionner comme des injures, et que les injures
relèvent de la pragmatique du langage : elles visent à mettre le récepteur, selon un mécanisme
de Stimulus-Réponse, dans une situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale
(d’en tirer la conclusion normale ») – par la « rogne » ou par la fuite2.
Il est vrai que l’acte même de l’interpellation provoque une injure du fait qu’elle nie l’auto-
génèse du sujet en imposant une identité autre que le sujet doit accepter au départ même si c’est
pour le réfuter par la suite, car c’est à l’occasion de l’énonciation que l’opération interpellative
peut être renouvelée. Mais nous sommes témoins, dans les exemples textuels cités plus haut, que
les termes utilisés pour interpeler les protagonistes féminins provoquent une blessure ou un mal
viscéral qui les prend au cœur et les amène ainsi à s’interroger à travers les mots ou le langage.
D’où tiennent-ils ce pouvoir de blesser ?
Ce qui reste à souligner au sujet de l’interpellation agressive, cette même interpellation
qui comprend des axiologiques, syntaxes et intonations injurieuses, c’est qu’elle fait figure de
détonateur illocutoire à effets immédiats et violents car elle injure celui ou celle qu’elle nomme
au moment même de l’acte de nommer. Illocutoire, du fait que c’est un acte qui en disant
1 ML, p. 17. 2 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. La subjectivité dans le langage (Paris : Armand Colin, 1980), p. 76.
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quelque chose le fait et qui devient dès lors, lui-même la chose qu’elle effectue. En effet, Butler
précise à ce titre : « Si l’on peut en ce sens dire qu’un mot ‘fait’ une chose, c’est donc que le mot
ne se contente pas de signifier une chose, mais que cette signification est aussi une réalisation de
la chose – interpellation – assujettion1 ». L’interpellation agressive étant un acte illocutoire,
apparaissant sous forme d’ordres ou de menaces entraîne, par la suite, des effets perlocutoires,
c’est-à-dire, les effets que ces actes produisent sur les sentiments, les pensées, bref, l’existence
du locutaire et même du locuteur. L’acte perlocutoire donne suite à certains effets qui ne doivent
pas se confondre avec l’acte de discours lui-même. Dans ce cas, l’injure est un acte perlocutoire-
un acte qui produit certains effets – un effet suit le fait de dire quelque chose. Toujours est-il
qu’elle possède le pouvoir de blesser à travers le choix lexical qu’elle utilise. En effet, nous
avions vu plus haut qu’une des « conditions de réussite » dont parle Austin était la place
privilégiée du locuteur et nous voudrions maintenant introduire un nouvel élément pour parfaire
ces conditions de réussite. Ceci étant un lexique commun entre le locuteur et locutaire, assurant
de la sorte le transfert et la compréhension du message et ainsi la réception de l’injure. Comme le
dit Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour que l’injure puisse fonctionner adéquatement (c’est-à-
dire que l’effet perlocutoire obtenu soit conforme à la valeur illocutoire prétendue par l’énoncé),
encore faut-il que [le locutaire] la perçoive comme telle, donc le partage avec le système
axiologique [du locuteur] ». Celle-ci signale encore au sujet de l’injure :
Que dans certaines sociétés et certaines circonstances, leur utilisation obéit à des règles si
strictes qu’elles semblent sortir tout droit d’un manuel du bon usage : ainsi chez les jeunes
Noirs américains dont Labov (1978) analyse le parler et qui usent d’un stock très limité
d’injures quasi rituelles, empruntant à un petit nombre de thèmes productifs ; ou encore, dans
1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 72.
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l’univers carcéral chinois, où la pratique de l’épreuve consiste à déverser collectivement sur la
victime, afin d’obtenir son aveu.1
Tel est le cas dans cette étude, car les termes injurieux les plus fréquemment utilisés pour
interpeler la femme sont de nature sexiste et semblent être puisés du même dictionnaire. Les
termes comme « Putain » et « Garce » pour n’en nommer que deux, se retrouvent dans presque
tous les romans de Beyala, Devi et Mokeddem. En plus de ces noms communs, les autres termes
tels « une vient-me-baiser », « une fille à prendre et à jeter » véhiculent tous le même sentiment,
c’est-à-dire, un certain dégoût et un rejet de la sexualité de la femme et de son corps. S’attaquant
à cette partie tellement vulnérable de sa personne, celle-ci ne peut que ressentir de la honte à son
égard, contribuant ainsi à son aliénation. D’autre part, ces termes constituant quelques-uns des
plus vieilles insultes en ce qui concerne la femme, ils portent en eux, une lourde charge affective
et historique, les rendant de nature, d’autant plus, blessantes. Comme l’explique Butler,
Les noms injurieux ont une histoire, laquelle est invoquée et renforcée au moment de
leur énonciation, mais ce n’est pas explicitement formulée. Ce n’est pas seulement l’histoire de
leurs usages, de leurs contextes et de leurs buts: c’est la manière dont ces histoires se sont
inscrites et arrêtées dans le nom et par lui. Le nom a ainsi une historicité, laquelle peut être
comprise comme l’histoire devenue antérieure au nom, qui en est venue à constituer la
signification contemporaine du nom. La sédimentation de ses usages qui ont été assimilés par
le nom, une sédimentation, une répétition qui se fige et qui donne sa force au nom.2
En effet, c’est dans la répétition qu’ils puisent leur force injurieuse parce que c’est à
travers la remise en scène de l’injure que l’histoire et le traumatisme se répètent. Ainsi, conclut
Butler : « Si nous comprenons la force injurieuse comme un effet de son historicité, alors cette
force n’est pas le simple effet causal d’un coup infligé, mais elle fonctionne en partie grâce à une
1 Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 80. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59.
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mémoire chiffrée ou à un trauma, qui vit dans le langage et est véhiculé par lui1 ». Si le langage
est, comme le propose Althusser, l’une des pratiques par lesquelles l’idéologie s’adresse aux
individus, nous pouvons ainsi conclure que les termes injurieux utilisés dans le processus
interpellatif révèlent une pratique postcoloniale qui tente de chosifier et d’assassiner la femme,
en éradiquant sa sexualité à travers un langage de domination et de honte. C’est un traitement qui
utilise la puissance des mots pour toucher la sensibilité des protagonistes en les attaquant au plus
profond de leur être et qui les rappelle, sans cesse, à l’ordre avant même qu’elles n’aient eu le
temps de parler de leur rôle secondaire ou inférieur au sein de cette même société.
Véritablement, c’est un langage qui les subordonne et qui leur rappelle qu’être femme, ce n’est
pas forcément être sujet, mais c’est être sujet avec quelque chose en moins. Dans la partie
suivante, nous montrerons que toutes les insultes que subissent les femmes sont d’ordre génital.
De plus, nous y scruterons le déploiement discursif de ce langage impudique ainsi que son
objectif premier.
1 Ibid., p. 59.
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4.2.2 Le discours impudique ou les injures d’ordre génital
Dans les deux parties qui précèdent, nous avons tenté de souligner l’implication de la
langue inscrite dans la société en tant qu’elle agit comme système symbolique dans lequel se
reflètent les rapports sociaux. En effet, loin d’être neutre, elle se fait médiatrice entre les
individus et la société. La langue impose, à travers son déploiement, une idéologie dominante
concernant les paramètres tels la classe sociale, le groupe ethnique, l’âge, la profession et la
religion. Si le rapport de l’individu à la langue passe par son rapport à la société et si la relation
de l’individu à la société se fait à travers la langue, il n’est guère surprenant alors de retrouver les
mêmes liens conflictuels qui agissent au sein de la société et dans la langue. En somme, la langue
nous renvoie à une certaine image de la société et des dialectiques de force qui la régissent.
Certes, elle permet de faciliter la communication mais son premier dessein est de véhiculer une
idéologie et ainsi, en quelque sorte, d’endoctriner. Pour cela, elle peut aussi provoquer la
subjugation, la domination, l’oppression, la violence, le mépris, la révolte autant qu’elle peut
imposer ou exiger le silence. Si tant est le pouvoir de la langue.
Dans la deuxième partie, qui porte sur le procédé interpellatif, nous avons tenté de
souligner cette dialectique de pouvoir et le processus d’assujettion qui s’y retrouve, de par la
nature même de l’interpellation. La deuxième partie consiste aussi à montrer que ce « devenir-
sujet » et ce « devenir-assujettie » qu’engendre le procédé interpellatif est plus prononcé pour le
protagoniste féminin. C’est celle qui devient sujet, mais avec quelque chose en moins et
assujettie, mais avec quelque chose en plus. Se retrouvant dans une position socio-économique
inférieure, l’interpellation lui est d’autant plus injurieuse car le sujet féminin doit faire face à un
discours qui le domine et qui l’exclu. Comme l’avance Marina Yaguello, « La langue est aussi,
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dans une large mesure (par sa structure ou par le jeu des connotations ou de la métaphore), un
miroir culturel, qui fixe les représentations symboliques, et se fait l’écho des préjugés et des
stéréotypes, en même temps qu’il alimente et entretient ceux-ci1 ». En effet, elle est soumise à
être assujettie par une idéologie qui lui impose une structure et un rôle rigide et à respecter son
« infériorité ». Il nous conviendra maintenant de souligner la place qu’occupe la différenciation
sexuelle dans la langue et comment à travers elle, la guerre du genre se perpétue. C’est pour cela
que nous nous concentrerons dans cette partie sur les insultes que subissent les sujets féminins au
sein de notre corpus. Faisant un bilan des noms injurieux, majoritairement d’ordre génital ou
corporel, nous espérons répondre à une question. Que dit alors la langue sur la condition
féminine dans ce cadre postcolonial ?
Dans le premier chapitre sur le corps, nous avons souvent mis en évidence le parallélisme
qui existe entre toutes les formes d’oppression (classe dominante/classe dominée ;
blancs/hommes de couleur : peuple colonisateur/ peuple colonisée ; hommes/femmes) et pour
ensuite montrer que tous ces rapports conflictuels se retrouvent aussi dans le système de la
langue. Non seulement dans l’usage différentiel de celle-ci, mais au sein de sa structure même
surtout lorsqu’il s’agit du domaine lexical. Et si le système de la langue véhicule et obéit à une
idéologie, c’est qu’elle appartient aux plus forts, et ce au détriment des groupes minoritaires.
Cette dialectique du pouvoir est d’autant plus claire en ce qui concerne la problématique du
genre. D’un côté ou de l’autre, « grammatical » ou « naturel », il en ressort la primauté du
masculin. Ce que remarque Marina Yaguello quand elle avance,
Ce que révèle l’étude du genre, « grammatical » ou « naturel », et de ses valeurs symboliques,
de son fonctionnement (absorbation du féminin par le masculin), des dissymétries
1 Marina Yaguello, Les mots et les femmes : Essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine (Paris : Payot, 1979).
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(morphologiques : les noms d’agent, dénotatives, connotatives), de la langue du mépris (les
qualificatifs injurieux pour la femme réduite au choix entre le titre de Madone et celui de
Putain, l’argot sexuel et sexiste : c’est le même), de l’identité sociale des femmes (Elles sont
toujours définies par le père ou le mari), des dictionnaires enfin, qui sont des créations
idéologiques et dont les définitions reflètent souvent la mentalité attardée des usagers de la
langue1.
Il en est de même lorsqu’il s’agit de l’emploi de la langue. En effet, s’il y a un code grammatical
qui engloutit le féminin, il émerge tout autant un code linguistique masculin auquel la femme n’a
pas droit. En effet, l’usage langagier lui impose certaines restrictions et certains comportements
en vue de son conditionnement social. Ces différences comprennent non seulement le lexique
auquel elle a ou n’a pas droit, l’espace où elle peut ou ne peut pas parler, mais surtout d’autres
codes tels que la posture, le geste, l’expression faciale, la voix, le timbre, le débit, l’intonation
qu’elle doit respecter. Ces codes relèvent de la soumission et de la docilité et fonctionnent en tant
qu’un hommage au masculin. Ces différences ont comme visée de renforcer l’apprentissage des
rôles de chacun. Il y aurait donc un code linguistique masculin et un code linguistique féminin et
bien évidemment, la transgression est mal tolérée, car comme le souligne Felman : « Il est
évident que si une femme veut être saine, elle doit s’adapter aux normes de comportement de son
sexe et les accepter, même si ces types de comportements sont en général considérés comme
ayant un attrait moindre2 ». Ceci nous permet de voir que la différentiation sexuelle apparaît
donc avant tout comme un fait d’ordre socio-culturel qui se reflète dans la langue en tant que
système parmi d’autres.
Il nous faudrait aussi mentionner une autre différence, celle du logos qui appartiendrait à
l’homme. En effet, la femme est « folle » et « inintelligible ». L’homme, quant à lui, possède
1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 149. 2 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 138.
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tous les privilèges de la raison et du sens. À ce sujet, Felman ajoute : « L’oppression des femmes
se détecte non simplement dans les fonctionnements des structures sociales, médicales et
politiques mais dans les présupposés du raisonnement discursif lui-même, dans les mécanismes
subtils du procès même de la production des sens1 ». Cette folie ou non-raison attribuée à la
femme se répercute au niveau du discours et se heurte à la raison masculine pour tomber
inévitablement dans le non-sens. Faisant ainsi l’objet d’une exclusion dans une société où
l’éthique de la santé mentale est masculine, leur agentivité discursive se traduira par un discours
du manque et d’absence. En raison de quoi, c’est encore et toujours l’homme qui met en place la
division des rôles sexuels selon des paramètres masculins. Or, la femme a le choix entre
ressembler au masculin sans pour autant être son équivalent ou être l’Autre, objet de jugement et
de rejet. Tout cela pour conclure que la langue commune, la langue dominante, est avant tout
celle des hommes, ce qui explique que le langage des femmes soit perçu comme déviant ou
inintelligible par rapport à la ‘norme’ masculine. Cette langue essentiellement masculine
exprime, dans sa tentative de l’engloutir, le mépris de la femme car n’est-il possible d’établir un
parallélisme entre la place de la femme dans la langue et la place qu’elle occupe dans la société.
Nous nous concentrerons dans cette étude sur le lexique, tantôt lieu de refoulement, tantôt
lieu de défoulement ou exutoire, plus précisément sur les axiologiques négatifs ou dévalorisants
utilisés pour décrire le sujet féminin dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem. Nous
verrons, à travers la structuration lexicale, comment les femmes sont qualifiées et dénigrées mais
surtout comment leur corps devient un réservoir inépuisable d’injures. Et si le droit de nommer
est une prérogative du groupe dominant comme nous l’avons vu dans la partie précédente sur
l’Interpellation, ainsi les hommes ont-ils tout un répertoire de mots pour désigner les femmes
1 Ibid., p. 141.
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dont l’immense majorité est physiquement et sexuellement offensante et subie comme des
injures. Cette péjoration de la femme est quasiment omniprésente et commence dès sa naissance.
Dès l’enfance, elle apprend que les adjectifs ou termes qui la qualifient évoquent la faiblesse, la
docilité, la honte alors que pour le petit garçon, il en ressort des axiologiques qui sont évocateurs
de force, de fierté et d’honneur. Comme l’avance Marina Yaguello, « Le petit garçon se sent
conforté, soutenu, approuvé, dans ses aspirations de petit coq, ce qui le mènera tout droit au
gallismo (sexisme à l’italienne). La fille se sent très vite coincée dans son rôle de poule : poule
mouillée, poulette, poule caquetante, cocotte, poule de luxe, mère-poule ou poule-pondeuse.
Toutes les espèces femelles peuvent prendre un sens péjoratif1 ». Certes, il s’agira pour nous de
montrer que ces injures sont principalement associées au corps de la femme et ainsi, que ce
corps, à la fois matérialité humaine et champ lexical, est soumis à une vision socio-politique qui
vise à la diminuer, moralement et physiquement, ceci par une politique atroce.
Si les oiseaux et la volaille, en particulier, constituent la métaphore fondamentale de la
femme, il nous faudrait souligner cette comparaison qui a lieu chez Beyala et Devi. En effet,
nous retrouvons chez Beyala des termes comme « les pondeuses2 », ou « des oies3 », et notons la
scène « du rite de l’œuf » dans Tu t’appelleras Tanga où l’on vérifie sa virginité en lui
introduisant un œuf dans le vagin. Nous retrouvons le même champ lexical du côté de Devi qui
compare, elle aussi, la femme à « des poules prêtes à pondre4 ». Dans Rue de la Poudrière, elle
décrit Marie, la mère de Paule comme une « poule noire5 », synonyme de sorcière dans le jargon
mauricien. Nous voyons dès lors que ce lexique est majoritairement péjoratif lorsqu’il s’agit de
1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 150. 2 TTT, p. 83. 3 TTT, p. 83. 4 ML, p. 29. 5 RP, p. 105.
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la femme. Ce rapprochement établit entre la femme et la volaille évoque ces femmes qui se
complaisent dans leur rôle traditionnel et dont la seule fonction est la reproduction, bref, la
maternité.
Pourtant tel n’est pas le cas en ce qui concerne l’homme car autant la femme est cette
« poule prête à pondre1 », l’homme, quant à lui, est qualifié de « coq bagarreur2 » ou encore
d’« homme-coq3 ». En effet, il y a ici, comme nous le dit Marina Yaguello, « Deux poids, deux
mesures: ce qui est qualité chez l’un est défaut chez l’autre: un homme est un brillant causeur,
une femme est un moulin à paroles, une commère […] un homme est savant, une femme bas-
bleu, un homme est discret, une femme hypocrite; une femme hystérique, un homme conteste,
etc.4 ». Une évidence que l’on retrouve chez ces deux romancières, où la parole de la femme est
reçue comme des « caquètements5 ». Le lexique animal s’étend beaucoup plus loin que celui de
la volaille. Certainement cette dichotomie fort/faible ou homme/femme se traduit aussi par le
choix des animaux qui qualifie l’homme et la femme. De part et d’autres, l’homme est toujours
associé à un animal de prestige ou de force tel que le « loup6 » ou le « serpent7 ». Alors que pour
la femme, nous la retrouvons décrite comme « charogne8 », « femme-truie9 », « chienne
perdue10 », « bête de somme11 », « vermine12 », « brebis égarée13 », « guenon14 » et « souris1 »
1 ML, p. 29. 2 ML, p. 35. 3 RP, p. 88. 4 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p.150. 5 TTT, p. 83. 6 MI, p. 36. 7 ML, p. 105. 8 TTT, p. 90. 9 TTT, p. 58. 10 TTT, p. 90. 11 TTT, p. 94. 12 TTT, p. 31. 13 TTT, p. 39. 14 ML, p. 12.
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qui doit faire face aux pièges que mettent les hommes sur son chemin. De toute évidence, il
apparaît toujours que c’est « l’anaconda qui mange la poule2 ». En outre, si l’homme est décrit
comme un « loup » dans Moi l’Interdite, le protagoniste se voit qualifié, non pas de louve mais
de « loup-garou3 », suggérant alors un détournement de son sens d’origine. Le loup-garou étant
une créature de magie noire, suggère que La Mouna est déformée ou malformée, dépréciée et
connotée péjorativement. Ce que traduit ce choix lexical associé à la femme, c’est qu’elle est
dépréciée et dénigrée à travers des axiologiques à connotation haineuse évoquant la laideur, la
faiblesse et l’impuissance. En fait, nous nous rendons compte qu’elle est fondamentalement
laide, au physique comme au moral, ce qui est pour le moins contradictoire dans une société qui
enjouait aux femmes, avant tout, d’être belles.
Tant les désignatifs pour l’homme sont favorables, tant ils sont défavorables pour la
femme. En effet, il semblerait que presque tous les qualificatifs féminins ont le potentiel d’être
péjoratifs. Les axiologiques les plus innocents peuvent être détournés de leur sens propre et
remaniés afin de (dis) qualifier la femme. Qui plus est, il semble que le même qualificatif
comporte une connotation positive pour l’homme mais péjorative dans sa forme féminine.
Notons par exemple l’adjectif « vieux » qui réfère à un homme sage qui a gravi les échelons
sociaux alors que l’inverse n’est pas vrai. Le qualificatif « vieille » pour la femme évoque cette
notion d’infertilité, celle qui ne peut plus reproduire et de ce fait, inutile pour la société. D’autre
part, vieillir se résume à s’enlaidir dans une société où l’on exige de la femme d’être belle.
Perdant ses attraits majeurs, plus précisément son corps et sa capacité à reproduire, vieillir pour
1 ED, p. 51. 2 RP, p. 105. 3 ML, p. 98.
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la femme devient presqu’un acte impardonnable. Ce contraste se retrouve dans d’autres
qualificatifs et leurs contraires, tels maître/maîtresse ou encore amant/amante. Nous verrons
aussi que les qualificatifs reflètent le rôle de chacun dans la société, car si l’homme est décrit
comme un « bourreau1 » ou un « homme-boucher2 », ceux-là même qui ordonnent et tuent, la
femme est décrite par des qualificatifs qui la maintiennent dans un état de soumission. Certes,
elle est qualifiée comme « en attente », « patiente », « immobile », « monotone3 » ou encore
comme nous le dit Tanga, « nous les puces de leurs vestes de soies4 ».
Quel contraste là encore, entre les formes louangeuses, qui désignent le sexe masculin et
les formes injurieuses, ordurières, appliquées au sexe féminin. Le sexe masculin est décrit dans
toute sa gloire. Chez Beyala, nous retrouvons des qualificatifs tels que « harpon5 », « serpent6 »,
« baguette magique7 », « zénith8 », « fouet9 », évoquant par-là, tantôt sa capacité à tuer et à
punir, tantôt sa capacité à ensorceler et à enivrer. Alors que le sexe féminin est décrit dans toute
sa laideur et sa puanteur avec des qualificatifs tels « odeur de poisson pourrie10 », « sexe ridé11 »,
dans toute sa passivité sexuelle, leur sexe étant décrit souvent comme un « trou12 », « la vase
moite de la femme13 », « le vase à sexe14 », « grotte15 », « une gare où tous les bus s’arrêtent16 ».
1 ED, p. 97. 2 TTT, p. 95. 3 ED, p. 36. 4 TTT, p. 35. 5 TTT, p. 38 6 TTT, p. 41. 7 TTT, p. 102. 8 FN, p. 18. 9 FN, p. 42. 10 TTT, p. 42. 11 TTT, p. 99. 12 TTT, p. 72. 13 TTT, p. 36. 14 TTT, p. 110. 15 FN, p. 58. 16 ED, p. 37.
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De part et d’autres, le sexe féminin est vu avant tout comme un objet ou réceptacle sexuel.
Souvent qualifiée en termes de nourriture, la femme se réduit aussi à un produit à consommer.
C’est donc dans ce contexte plus large du vocabulaire de la sexualité et de l’érotisme
qu’il convient de replacer la femme. En effet, comme le souligne Marina Yaguello, « Le sexe de
la femme n’est que le lieu de la consommation de ce plaisir. Il se réduit donc à un con, c’est-à-
dire, toujours selon Miller, à rien. Sa spécificité, sa diversité est niée. Du même coup, c’est la
sexualité féminine qui est niée […]1 ». Ainsi, la femme est dénigrée, insultée, diminuée, non
seulement en tant que femme, elle l’est encore plus à travers ses organes sexuels, qui sont
systématiquement décrits comme sales, moches, honteux et passifs. D’ailleurs nous verrons que
les axiologiques utilisés pour décrire l’acte sexuel se résume à une « traque2 », « une
transaction3 », une « autopsie4 », « un assaut5 », un « ravissement6 » ou encore comme « un
meurtre7 ». Notons aussi les verbes qui traduisent l’acte sexuel tels « perdre8 », « ensevelir9 »,
« pétrir10 », « culbuter11 », « écarteler12 », « fendre13 », « déchirer14 », « fourrager15 ». Pour
l’homme, la consommation de la femme est associée à l’idée de performance et de conquête.
D’où l’angoisse fondamentale de celui qui désire ce qu’il a peur de ne pas savoir posséder. À
travers son expression, la langue se fait le reflet de cette guerre. Bien que sexuels, ces vocables
1 Yaguello, Les mots et les femmes, p. 159. 2 ED, p. 34. 3 ED, p. 34. 4 ED, p. 148. 5 FN, p. 71. 6 FN, p. 71. 7 ED, p. 152 8 TTT, p. 37. 9 TTT, p. 37. 10 TTT, p. 37. 11 TTT, p. 126. 12 TTT, p. 126. 13 TTT, p. 129. 14 TTT, p. 130. 15 FN, p. 71.
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structurant l’énergie intérieure du texte en accentuant cette dialectique de pouvoir entre
homme/femme traduisent plus l’idée d’une dictature du corps social qu’ils ne renvoient à un jeu
d’érotisme. Le lexique, en effet, résonne au son du contexte d’émergence de ces œuvres dans la
mesure où l’idée du corps féminin est systématiquement associée à celle de brutalité, de
contrainte et de mal-être.
Cette flagrante dissymétrie se poursuit aussi lorsqu’il s’agit des rôles qu’occupent l’un et
l’autre dans la société. Car autant l’homme peut tout faire, la femme n’a droit qu’à deux rôles :
soit la maman, femme « honnête », la pondeuse ou la prostituée et bien évidemment, elle ne peut
jouer que l’un de ces deux rôles. Comme le dit Ève dans Ève de ses décombres, « L’inexpliqué
les effraie. Ils veulent des cadres rigides. Fille à marier, fille à prendre et à jeter. Ce sont les deux
seules catégories qu’ils connaissent. Mais je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre. Cela les dépasse
et les exaspère1 ». Nous verrons que la quasi-totalité des descriptifs désignant la femme se
rapporte à ces deux modèles, la Vierge Marie, mère de Dieu ou alors Ève, source de tous
pêchés ; la seconde catégorie étant davantage représentée. Il est vrai que la figure de la prostituée
apparaît de temps en temps comme positive ayant cette capacité de faire rêver, mais pour la
plupart, elle reste péjorative. Des qualificatifs comme « salope2 », « putes3 », « enculée de
femme4 », « une vient-me-baiser5 », « garce6 » parsèment les textes de notre corpus pour décrire
ces femmes qui osent défier les attentes traditionnelles de la femme et celles qui osent la
variation sexuelle.
1 ED, p. 21. 2 TTT, p. 57. 3 TTT, p. 61. 4 TTT, p. 132. 5 FN, p. 29. 6 ED, p. 37.
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Tel est aussi le cas pour la figure de la mère qui, elle non plus, n’échappe pas à la
dévalorisation et à la dépréciation. Elle se voit traitée de « poule pondeuse » ou de « bonniche1 »,
vivant aux dépens de l’homme et toujours en attente de ce dernier. Les mots désignant la
grossesse et l’accouchement sont le plus souvent crus et déplaisants, et une fois maman, son
corps devient un objet de ridicule. En effet, après l’accouchement, on les qualifie de « sexe
ridé2 », de « poisson pourri3 » avec des « mamelles dégoulinantes4 », ou encore des « ventres
flaques d’eaux mortes5 ». Dans les deux cas, « mère » ou « putain », c’est le pôle négatif qui est
le mieux représenté de sorte que le personnage de la mère est tout aussi dénigré et dévalorisé que
le personnage de la prostituée. Comparée à une marchandise, une boîte de jouissance, une
machine à reproduire ou encore à une dépravée, la femme, mère ou pute, est de toute façon
définie par ses qualités physiques et morales. Dans les deux cas, les injures sont davantage au
niveau physique, surtout sexuel, s’attaquant à leur anatomie sexuelle pour l’accabler de honte et
pour refouler sa sexualié.
Nous avons vu plus tôt comment les qualificatifs féminins les plus innocents peuvent
aisément prendre un sens défavorable afin de qualifier la femme de prostituée. Non seulement les
mères sont tout autant injuriées et attaquées que les prostituées mais il semblerait que les mêmes
insultes servent à désigner ces deux catégories au point qu’il devient difficile de dissocier
l’image de la femme en général de celle de la prostituée. À travers ce langage, dit Girard, « il
apparaît que toute femme est une putain en puissance et à ce titre marquée de stigmates de la
1 FN, p. 76. 2 TTT, p. 99. 3 TTT, p. 42. 4 TTT, p. 42 5 TTT, p. 42.
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prostitution : laideur, puanteur, méchanceté, etc.1 ». Ce qui en ressort alors est qu’il y a une
osmose entre ces deux catégories au point où l’on ne peut pas différencier l’une de l’autre.
Comme le dit Marina Yaguello ; « On peut donc poser comme règle générale : Tout mot dont le
référent est de sexe féminin aussi innocent, aussi prestigieux, aussi favorable, peut servir à
désigner une prostituée. Inversement, tout synonyme de putain peut s’appliquer à la femme en
général. La femme n’est jamais qu’une putain en puissance2 ». Il existe une insulte récurrente qui
vient à l’appui de cet argument en montrant l’amalgame qui s’opère entre la mère et la
prostituée. En effet, les appellatifs tels que « fille de pute3 » ou « fils de pute4 » démontrent que
d’un côté ou de l’autre, la femme persiste en tant que « putain en puissance », pour reprendre
l’expression de Girard et doit, de ce fait, être façonnée, marquée et contrôlée. Il est d’autant plus
intéressant de noter que la femme et son sexe deviennent tout autant sources d’insultes pour
injurier l’honneur des hommes. Avec des appellatifs tels que « fils de pute5 », c’est l’homme que
l’on attaque, mais encore une fois par le biais de la femme. De plus, si les formes du masculin
l’emportent sur les formes féminines lorsqu’il s’agit de la grammaire et de la sémantique, dans le
domaine de l’injure, c’est bien souvent le féminin qui sert de forme de base. Non seulement un
grand nombre d’injures ayant pour référent la femme ou le sexe féminin sont applicables aux
hommes, mais de plus, le genre féminin sert à la formation de nombreuses injures. À titre
d’illustration, les suffixes « – ouille », « – aille » ou « – ure », génèrent respectivement des mots
tels que fripouille, canaille, ordure. L’injure étant une prérogative essentiellement masculine
1 Pierre Guiraud, Dictionnaire historique, stylistique, rhétorique, étymologique de la littérature érotique (Paris : Payot, 1978), p. 99. 2 Yaguello, Les mots et les femmes, 1979, p. 157. 3 RP, p. 131. 4 RP, p. 79. 5 RP, p. 79.
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dans ce corpus, il n’est pas étonnant que le sexe féminin dans les deux sens du terme, en fasse
toujours les frais.
Nous avions commencé cette partie en établissant deux catégories de femme, la « mère »
et la « putain », et en soulignant que les injures d’ordre génital signalent le mépris de la femme
dans une société où elle est condamnée d’office à être soit la « madone » ou la « pute ». L’une et
l’autre ont tout à y perdre car ces deux rôles extrêmes imposés à la femme ne laissent aucune
place pour le développement d’une personne à part entière. Certes, mère ou pute, la femme se
maintient comme « esclave de l’homme1 », « cadavre2 », « un corps de poupée3 ». En guise de
conclusion à cette partie, il nous apparaît que ces deux catégories sont en fait qu’une seule qu’on
pourrait désigner comme la « mère-pute ». En effet, parce que la sexualité de l’homme est
associée à l’idée de performance et de conquête et qu’ainsi la femme devient le témoin et le juge
par excellence, il en ressort de l’angoisse et de la peur de l’impuissance chez l’homme de ne pas
pouvoir être à la hauteur. D’où la nécessité pour l’homme d’attaquer le premier afin d’invalider
son témoin. Cela explique pourquoi la femme n’est qu’une pute, ou frigide, ou encore mal-
baisée. La langue, plus précisément le lexique, se fait le reflet de cette angoisse et il n’est ainsi
pas étonnant qu’à société dégradée, apparaît une parole débridée. L’usage de la débauche
textuelle ou l’écriture sans limite de la sexualité s’avèrent nécessaires pour dire le désordre
moral. Ces insultes s'inscrivent directement dans le registre de la grossièreté, de la malséance et
de l'obscénité, en raison de leur rapport au sexe feminin. Par cette analyse, nous avons tenté de
montrer que, la crudité des mots et le dévergondage textuel veulent, sans euphémisme ni fausse
1 ED, p. 54. 2 ED, p. 109. 3 ED, p. 113
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pudibonderie, dévoiler et dire à la fois le malaise et le mal-être d’une société déboussolée, sans
repère et sans ordre.
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4.2.3 La menace de mort ou le faire-dire du langage
Si, selon Benveniste, « L'énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un
acte individuel d'utilisation1 » et que pour Catherine Kerbrat-Orecchioni, « pratiquer la
linguistique de l’énonciation, c’est décrire le fonctionnement des énoncés à la lumière de certains
facteurs énonciatifs, et non décrire la situation et les actants de l’énonciation à la lumière de
l’énoncé2 », nous avons tenté de remettre en cause le schéma de communication traditionnelle en
incorporant l’analyse de l’énonciation à l’analyse de l’énoncé, c’est-à-dire, la génération même
des messages afin de ne pas céder à ce qu’Austin appelle « l’illusion descriptive ». Au long de ce
chapitre, nous avons tenté de mieux cerner les relations qui se tissent entre l’énoncé et les
différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir : les protagonistes du discours
(émetteur/récepteur), la situation de communication, les circonstances spatio-temporelles et
finalement, les conditions générales de production/ réception du message qui englobent le
contexte socio-historique et les contraintes de l’univers du discours. Cette démarche de la
linguistique de l’énonciation a été, autant que possible, de restituer le texte dans son contexte,
dans le but de mieux saisir le type de violence dont le discours postcolonial se trouve être porteur
et de dégager, à travers cette analyse inter-discursive des œuvres, les manifestations de
l’idéologie postcoloniale en tant que discours hégémonique. Cette démarche est encore plus
importante dans cette partie car comme nous l’avons vu, le discours que proposent ces « régimes
de violence par excellence » est de nature dictatoriale et totalisante tout autant au niveau des
énoncés qu’au niveau des instances énonciatives.
1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, op. cit., p.12. 2 Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 221.
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Ayant établi la particularité des modalités énonciatives de la société postcoloniale, nous
ferons ressortir, avec l'approche de Butler, d'Austin et de Soshana Felman, l'impact de la
violence langagière sur le corps et les modifications que cela entraîne, mais aussi de la
participation du corps dans le langage. Bref, nous tenterons d’analyser dans quelle mesure est-ce
qu’un discours injurieux affecte son allocutaire surtout s’il s’agit dans ce cadre de protagonistes
féminins qui sont sujets à un discours haineux, sexiste et raciste, et finalement la façon dont elles
réagiront face à cette violence. En effet, en établissant un parallèle entre violence corporelle et
violence linguistique, nous voulons faire ressortir comment la violence linguistique est sous-
estimée ou invalidée en faveur d'une violence corporelle alors que des mots injurieux peuvent
blesser autant que des coups physiques. Francoise Sironi, dans son étude, Bourreaux et Victimes:
Psychologie de la torture, avance que « Les cliniciens qui ont affaire à des victimes de torture se
disent toujours frappés par l’importance accordée par les patients aux paroles prononcées par
leurs tortionnaires1 ». Elle poursuit :
Ces paroles qui sont prononcées sous la torture [menace] et redoublées par des actes peuvent
n’avoir rien de térrifiant en soi quand elles sont entendues « hors contexte ». Mais quand elles
ont été prononçées sous la torture, elles restent gravées à jamais. Ces paroles ont littéralement
pénêtré leur être. […] Ces paroles vont pénêtrer le noyau de la personne torturée. Elles
pourront être « oubliées » à un niveau conscient, mais elles infilteront tout l’activité de pensée
et tous les actes […] On comprend dès lors pourquoi les patients se sentent bloqués, pourquoi
ils se plaignent de façon systématique de ne plus pouvoir penser, de ne plus rien mémoriser et
d’être inhibés chaque fois qu’ils veulent agir. Ces paroles sont aussi souvent vécuees comme
étant aussi destructrices que les tortures physiques2.
Véritablement, le discours injurieux rejoint aussi ce qu’Austin caractérise d' « actes performatifs
illocutoires », c'est-à-dire des actes qui en disant quelque chose le font et qui deviennent dès lors,
eux-mêmes la chose qu'ils effectuent. Cette partie s'efforcera justement de restituer au langage sa
1 Françoise Sironi, Bourreaux et Victimes: Psychologie de la torture (Paris : Editions Odile Jacob, 1999), p. 64. 2 Ibid, p. 65.
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capacité d'agir afin de réinscrire la violence des mots au sein même de la brutalité qui s'impose
sur les femmes pour les incapaciter et les renvoyer dans un état second et traumatique.
Notre objectif, dans cette partie, sera d’étudier l’interdépendance du « verbal » et du para-
verbal » et leur interrelation chez les trois romancières étudiées, nous sensibiliser à ce langage du
corps, porteur des valeurs proxémiques et kinésiques, lorsqu’il s’agit de l’analyser dans le texte
littéraire. L’articulation de cette problématique qui se fera à deux niveaux – axiologique (langage
des personnages) et praxéologique (actions des personnages dans ces récits romanesques), nous
permettra d’avancer que la communauté postcoloniale amorce une énonciation de domination, à
travers son vocabulaire social et ses modes de transmissions, dont la volonté est de chosifier, de
dévaloriser et d’assujettir l’Autre. En insistant sur les menaces et les ordres, nous montrerons que
les modalités énonciatives sont de nature performative. Comme le dit Ève dans Ève de ses
décombres, « Cela aussi, ils te le disent chaque fois. Agenouille-toi. Ouvre la bouche.
Reçois !1 ». Véritablement, le langage des hommes dans les textes de Devi, de Beyala et de
Mokeddem se résume à des verbes et il est formulé sous le mode de l’impératif qui signale
davantage la performativité du langage. Ces menaces et ces ordres s’accompagnent pour la
plupart de gestes brutaux qui accentuent, dès lors, l’acte du discours. Notons la scène dans Moi,
L’interdite où le père menace physiquement et moralement sa fille : « Il a eu un geste envers
moi. Tout ça c’est de sa faute, a-t-il crié soudain. C’est une malédiction descendue sur nous !
Lorsqu’il a dit cela, je me suis arrêtée. J’ai cessé de grandir. Pour racheter les prix de ses cannes
[…] 2». En somme, il s’agit ici d’un langage qui ordonne et qui génère de la peur, un langage
formulé par ceux qui occupent des positions de pouvoir au détriment des personnes
1 ED, p. 152. 2 ML, p. 16.
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subordonnées, et qui a pour effet de redoubler la subordination de ceux et celles auxquels il
s’adresse.
Lorsqu’il s’agit de l’énonciation performative, Felman explique : « Le référent analytique ou
performatif se réfère à la réalité matérielle du dialogue : celle de l’énonciation (du « discours
analytique » ou bien de la « performance » de langage, dont le référent est, littéralement, l’acte
même de l’énonciation), c’est en tant que l’énonciation est toujours, irréductiblement, en excès
sur son énoncé1 ». Cette disparité entre l’énoncé et l’énonciation est d’autant plus prononcée
dans le cadre de cette étude car l’énonciation est toujours soumise à la violence et à la
domination et agit en tant que réplique de celle-ci. Certes, les protagonistes au sein de notre
corpus sont soumis à un discours de haine, dont le rituel, rappelons-le, est celui de la
subordination à travers le déploiement de toute une panoplie d’ordres, de menaces et de violence.
Terme que Butler définit de la façon suivante: « La notion de menace contient implicitement
l’idée que ce qui est communiqué dans le langage préfigure peut-être ce que le corps va faire2 ».
En effet, nous serons témoins dans ce contexte de paroles qui s’accompagnent souvent de gestes
brutaux. Une évidence que l’on retrouve dans les œuvres devienne, beyalienne et mokeddienne.
Prenons le cas de Tanga qui écrouée à une prison, se retrouve à la merci des joailliers. Ces
derniers semblent pratiquement avoir un pouvoir de vie ou de mort sur elle, sans même
l’intervention du système juridique. Revoyons la scène :
Le kaki laisse la colère le creuser, s’enraciner en lui afin qu’éclosent en pétarade ses fleurs
gorgés de venin. Il crie, hurle des obscénités, l’écume aux lèvres. Il dit qu’il érodera son flac de
sa salive, qu’elle ne mérite que ça, réduite à la plus pure des déjections. Il dit qu’il ajustera les
trappes à sa grandeur et l’enfermera dans sa merde. Il dit qu’enfin, quand toutes les mouches de
1 Felman, Le scandale du corps parlant, op. cit., p.105. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 30.
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l’univers l’auront prise en tendresse, il se penchera vers elle, sa prisonnière, et dansera la ronde
hideuse de la mort1.
Lorsqu’il s’agit de la menace, il est nécessaire de souligner qu’elle constitue le sujet en lui
assignant une position doublement subordonnée. Ce discours de haine et d’oppression ne reflète
pas simplement une relation sociale de domination, il décrète la domination, et devient ainsi le
moyen par lequel la structure sociale est réétablie. Comme nous le dit Butler, « En vue de la
position sociale qu’il/elle occupe, l’auditeur (rice) est blessé(e) par cet énoncé. De plus, l’énoncé
enjoint l’auditeur d’occuper une position sociale subordonnée. De ce point de vue, un tel
discours réinvoque et réinscrit une relation structurelle de domination, et constitue l’occasion
linguistique de la reconstitution de cette domination structurelle2 ». Bien évidemment avec le
langage qui préfigure ce que le corps va faire et sa position subordonnée bien établie, Tanga sait
que le simple faux pas de sa part provoquerait la colère du gardien : colère qui pourrait mener à
sa propre mort. Le joaillier possède, ici, le même pouvoir que le souverain, c’est-à-dire qu’il
peut, sans crier gare, mettre sa menace en action. Tanga comprend et comme elle le dit : « Haine.
Insultes. Cris. Mes oreilles s’affolent. Mes sens s’emballent. Je trésaille. Je tremble. Je veux des
secours pour briser l’inconcevable spectacle mais ma bouche soumise au devoir […]3 ». Non
content de son silence, le gardien contre-attaque: « le silence décanté de la femme fait monter les
enchères de sa colère. Il la gifle. Il déchire sa robe. Il la laisse nue du monde, nue de lui et lui
ordonne de courir dans la pièce, habillée de sa seule peau4 ». Il semblerait alors qu’il n’y a pas de
sortie de secours ni de code de comportement pour éviter la préfiguration de la menace.
1 TTT, p. 62. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 39. 3 TTT, p. 149. 4 TTT, p. 63.
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Véritablement le discours de haine ou encore les menaces rejoignent ce que Austin
caractérise d' « actes performatifs illocutoires », c'est-à-dire, des actes qui font immédiatement ce
qu’ils disent. Il semble alors que le principe de l’acte performatif réside dans cette apparente
coïncidence entre signifier et agir. En effet, ces mots ou axiologiques injurieux font figures de
détonateurs illocutoires à effets immanents et violents et comme le conclut Kerbrat-Orecchioni,
« Les termes péjoratifs sont tous disposés à fonctionner comme des injures, et que les injures
relèvent de la pragmatique du langage : elles visent à mettre le récepteur, selon un mécanisme de
Stimulus-Réponse, dans une situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale – par
la rogne ou par la fuite1 ». Face à ces menaces ou ces ordres, les personnages féminins
réagissent, d’un côté par la colère, ce qui provoque leur mise-à-mort et de l’autre, par la peur qui
finalement provoque tout aussi leur mort psychique. Vivant dans la peur d’être tuée par son père
incestueux, La Mouna évolue dans l’obscurité et le silence. Lorsqu’elle rencontre Lisa qui se
révolte contre sa situation, La Mouna s’écrie : « Surtout ne dis rien Lisa. La main reviendrait, et
elle m’étoufferait jusqu’à ce que je sois presque morte et me laisserait reprendre une goulée
d’air, rien qu’une, avant de m’étouffer de nouveau2 ». Ce qui en ressort, c’est que la menace
performative joue un rôle crucial dans la (non) formation du sujet. À ce titre, Butler avance que
« Le performatif n’est pas simplement une pratique rituelle ; c’est l’un des rituels majeurs par
lesquels les sujets sont formés et reformulés3 ». En effet, la menace engendre la peur de mourir
qui, par la suite, reformule l’identité du sujet féminin surtout s’il doit négocier son espace par
rapport aux coordonnées culturelles dominantes. Victime en attente de violence et de menace,
1 Kerbrat-Orecchioni, C. L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 76. 2 ML, p. 84. 3 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 210.
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«Et, incapable du regard […] réduite à la peur de ce qui ne se déclare pas1 », Tanga déclare :
« j’attends, la perplexité au corps, j’attends le nœud du mot qui va me briser et m’enkystrer dans
la chair2 ».
1 TTT, p. 153. 2 Ibid.
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4.3 Conclusion
Le rapport à la langue est l’un des traits caractéristiques de toute littérature émergente.
Lorsqu’on parle de la critique postcoloniale, la question de la langue se pose immédiatement et à
cause de la dimension historique qui l’habite, il est impossible de parler de langue neutre.
L’utilisation du langage par les représentants du pouvoir représente le premier rapport à la
langue, ce dont il est question dans le troisième chapitre de cette étude. Le chapitre précédent a
tenté de montrer comme ces utilisateurs rompent le langage, le maltraitent, le vident de son sens
et de son essence pour qu’il exprime le message qui sert leur idéologie. Surtout lorsqu’il s’agit
du contexte politique et socioculturel qui détruit toutes les structures de la société et atteint même
les bases du langage. Ce qui en découle est que ces bouleversements ébranlent les personnages
de ces romans puisqu’il y a une asymétrie profonde entre les événements de l’arrière-plan et les
personnages décrits au premier plan. La langue, qu’on le veuille ou non, est au service de la
société et dévéloppe des mécanismes ingénieux qui la reproduisent et la perpétuent. Si la
reproduction sociale correspond à une idéologie qui est maintenue et soutenue par le langage. En
effet, le langage se fait médiateur entre l’idéologie et les individus. En somme, le langage et les
différents aspects du parler qui en ressortent,
[…] sont marqués par les usages, ils présentent à l’analyse les empreintes d’actes ou de procès
d’énonciation; ils signifient les opérations dont ils ont été l’objet, opérations relatives à des
situations envisageables comme des modalisations conjonctuelles de l’énoncé ou de la
pratique; plus largement ils indiquent donc une historicité sociale dans laquelle les systèmes de
représentation ou les procédés de fabrication n’apparaissent pas seulement comme des cadres
normatifs mais comme des outils manipulés par des utilisateurs1.
1 Michel de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, op. cit., p. 38-40.
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Ainsi, le langage comme praxis social est soumis à des paramètres historiques, socio-
culturels, politico-économiques, bref idéologiques. Ce qui semble important ici est qu’il ne faut
pas seulement analyser cette manière d’écrire et de décrire comme une aberration, mais
l’appréhender plutôt dans sa valeur symbolique et surtout dans son pouvoir d’ordonner et de
donner du sens à ces paroles ou au comportement de la société dans sa globalité. De lui,
découlent la manière de « produire », « quadriller » et « imposer », mais aussi la capacité
« d’utiliser », « manipuler » et « détourner » les procédures stéréotypés reçues et reproduites par
un groupe, bref, ses « us et coutumes1 ». Dans ce troisième chapitre portant sur le discours
postcolonial, nous pensons avoir pu, avec des marqueurs discursifs dans la hiérarchie sociale,
saisir les contradictions internes de la société postcoloniale, les tensions sociales et les conflits
qui, par le langage, traversent, de manière verticale et horizontale, cette communauté. Il a été
question, en d’autres termes, de dégager les manifestations de l’idéologie à partir d’une analyse
intertextuelle ou interdiscursive des œuvres. D’abord, nous avons été témoin que dans une telle
communauté, on trouve une énonciation de la volonté de dominer et un langage qui consiste à
faire accepter à l’Autre une place et des pratiques. Ensuite, nous avons vu qu’il existe au sein du
discours postcolonial une analogie établie entre la situation marginale ou subordonnée de la
femme et celle du colonisé, faisant d’elle la cible d’une interpellation injurieuse. Elle devient un
site d’injure portant atteinte à sa sexualité, marginalisée non pas à cause de sa couleur mais de
son sexe. Elle doit aussi faire face à un discours performatif injurieux qui lui inflige un monde où
elle se sent menacée. Tout cela, comme nous l’avons vu, permet la mise en place d’une manière
de penser et d’agir au sein d’une communauté, assurant ainsi le bon déroulement de celle-ci.
Certes, le langage et son mode de transmission aux générations futures et les comportements
qu’il génère légitiment l’existence des catégories sociales et participent d’une manière ou d’une
1 De Certeau., 1998, p. 52.
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autre à leur perpétuation. La prise de conscience du poids de ces différents aspects du parler n’est
pas facile, car ils ont épousé le caractère d’une vérité avec leur quotidienneté, et le temps
historique les a validés. Marina Yaguello souligne que le rapport à la langue passe par son
rapport à la société:
La langue n’est pas faite uniquement pour faciliter la communication; elle permet aussi la
censure, le mensonge, la violence, le mépris, l’oppression, de même que le plaisir, la
jouissance, le jeu, le défi, la révolte. [...] La langue est un miroir culturel qui fixe les
représentations symboliques, et se fait l’écho des préjugés et des stéréotypes, en même temps
qu’il alimente et entretient ceux-ci1.
Cette rhétoricité violente ne reflète pas simplement une relation sociale de domination : elle
décrète la domination et devient ainsi le moyen par lequel la structure sociale est rétablie.
Comme le souligne Butler, « Le pouvoir n’est pas une institution, ni une structure : ce n’est pas
non plus une certaine force dont nous serions dotés; c’est le nom que l’on attribue à une situation
complexe dans une situation donnée […] Il fonctionne à la dissimulation; il apparaît comme
autre chose que lui-même, il apparaît comme un nom 2». À travers les trois dernières parties,
nous avons tenté de montrer les lieux où apparaît le pouvoir dans le langage et les formes sous
lesquelles il apparaît. Pour cela, nous avons dépeint un tableau assez sombre du premier rapport
au langage, celui des dominants.
Néanmoins, au-delà de la frustration ou de la vanité qu’il peut produire, l’utilisation
quotidienne de ce langage est, selon nous, porteur d’espoirs. Les codes de comportement et le
langage sont les catalyseurs des changements de la société. Si le langage nous renvoie une
certaine image de la société et s’il perpétue nos attitudes envers la race, la classe et le genre, il
faut également rappeler que nous nous situons dans un contexte culturel fortement marqué par
1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 7-8. 2 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 58.
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l’autorité partriarcale soutenue par le discours religieux – les religions musulmane et hindoue-
par un remaniement de cette utilisation, on parviendrait à changer ces attitudes. Ce remaniement
se fera, dans le cadre de cette étude, à travers l’écriture. Les femmes sont conscientes du pouvoir
symbolique de l’écriture et des mots. L’espace de l’écriture deviendra l’agent qui permet de
déconstruire les structures qui agissent au stade du symbolique, pour reprendre cette
terminologie de Bourdieu1; qui qualifie de « violence symbolique» la domination masculine qui
est imposée et subie, soumission paradoxale, violence douce, insensible, invisible pour ses
victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la
communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la
reconnaissance ou, à la limite, du sentiment. Mais l’écriture deviendra également le lieu
permettant de reconstruire une identité marquée par le sexe et par un désir de représentation par
rapport à l’Autre.
1 Pierre Bourdieu, La domination masculine (Paris : Seuil, 1998), p. 12.
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5 Le langage hors-norme ou la narration du corps traumatisé
5.1 Introduction
Nous aborderons dans cette troisième partie les dimensions narratologiques et énonciatives
des personnages féminins pour contrer ce discours d’oppression auquel elles doivent faire face,
que ce soit au niveau de l’interpellation injurieuse, des insultes ou de la menace de mort qui
portent atteinte au corps. Nous servant de la confrontation dialectique du Symbolique et du
Sémiotique de Kristeva en tant que modalités de la signifiance selon les limites du contexte
social, nous analyserons les manifestations littéraires et les stratégies de mises en discours du
langage poétique du sujet féminin dans les romans de ces trois écrivaines francophones. En
conséquence, nous démontrerons les moyens de réappropriation mis en place par le sujet féminin
et identifierons les modalités qui constituent la spécificité de son discours. Il s’agira au premier
abord de mieux cerner le Symbolique en soulevant non seulement la répudiation du rapport au
corps maternel qui fonde cette modalité, mais en le définissant comme « une économie de la
signification auto-suffisante qui exerce son pouvoir en délimitant ce qui peut ou ne peut pas être
pensé dans le cadre de l’intelligibilité culturelle1 ». Or, face à ce langage qui structure le monde
en invalidant les significations plurielles et en les remplaçant par des significations univoques et
distinctes, les personnages féminins de ce corpus abordent plutôt une réalité pré-culturelle, en
laissant émerger la multiplicité des pulsions manifestes dans leur langage et certainement, en
résistant à toute signification finie et univoque. Comme le soutient Butler, en d’autres termes,
« le ‘corps maternel’ désigne un rapport de continuité plutôt qu’un sujet fini ou un objet de désir;
en réalité, il désigne la jouissance précédant le désir et la dichotomie sujet/objet que présuppose
1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 178.
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le désir. Alors que le Symbolique se fonde sur le rejet de la mère – le Sémiotique – à travers le
rythme, l’assonance, les intonations, le jeu sonore, et la répétition représente ou réhabilite le
corps maternel dans le langage poétique1 ».
Nous avons commencé le chapitre précédent en dénotant les moments où s’occasionnent
les blessures linguistiques causées par le discours de haine et qui mettent en question la survie
linguistique et corporelle du locutaire. Dans cette partie, nous tenterons de faire remarquer que
l’interpellation injurieuse, l’insulte et la menace de mort, qui constituent le discours de haine
peuvent, faute de n’être que blessure, initier une contre-mobilisation et un contre-discours.
Comme l’avance Butler, si « recevoir un nom est aussi l’une des conditions de la constitution
d’un sujet dans le langage2 », c’est que ce même sujet, une fois constitué, parvient à son tour à
devenir énonciateur et de pouvoir répondre, de réapproprier et de possiblement donner lieu à une
resignification. Un exemple que nous donne Butler serait le terme « queer » qui possédait une
connotation injurieuse et dérogatoire à l’origine, mais qu’à travers sa réappropriation par la
communauté gaie, ce terme a été transformé de sorte à ne plus représenter l’ « Autre » abject,
mais bien à mener à une identification positive. Il apparaît donc qu’à travers cette nature
polysémique de la langue une certaine résistance devient possible. Il faudrait néanmoins faire
remarquer que cette résistance ne se formule pas dans la recréation d’un sujet souverain, car
comme nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, le sujet n’est jamais complètement
libre ni autonome, mais que cette résistance se situe plutôt dans le contrôle et le remaniement de
la langue que peut opérer le locutaire.
1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 183. 2 Butler, Le pouvoir des mots, p. 22.
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Ainsi, ce qu’il y aurait d’intéressant au niveau de la résistance ou de l’agentivité, c’est que
celle-ci émerge, d’un premier abord, à travers une soumission au pouvoir. Certes, dans un
premier temps, nous sommes assujettis, c’est-à-dire que nous subissons la domination instituée
par l’acte interpellatif, mais par la suite, nous réalisons que notre existence en tant que sujets
découle de cette même domination. Voilà le paradoxe du pouvoir, car si nous nous opposons au
pouvoir, nous en dépendons tout autant pour exister. Comme le dit Butler :
Penser les normes qui nous définissent amène à reformuler la question de la
domination, pour la poser en termes de pouvoir. Le pouvoir ne réprime pas seulement, il fait
exister. Il produit autant qu’il interdit. L’assignation que nous endossons et reprenons à notre
compte est la condition paradoxale de notre capacité, voire de notre puissance d’agir1.
En d’autres mots, ce glissement paradoxal du pouvoir qui s’opère entre l’énonciateur qui
interpelle le sujet et qui, à son tour, a le pouvoir d’intervenir dans la réitération du pouvoir,
permet la constitution d’une certaine agentivité et d’une résistance. C’est dire que le sujet
interpelé devient ainsi le site primaire pour le renouvèlement du pouvoir et que la capacité d’agir
du sujet apparaît en raison de l’assujettion que l’on doit d’abord subir de sorte à pouvoir exister
socialement. Si le sujet se constitue à travers sa subordination au pouvoir et que c’est cette
subordination qui peut donner lieu à une agentivité ou encore à une capacité d’agir, il s’ensuit
alors que la résistance ou l’agentivité est intimement liée au processus d’assujettion. En effet,
c’est la possibilité de contrer le discours de haine, de le répéter et de le réinscrire dans d’autres
contextes, qui souligne le pouvoir de répondre, de réagir à travers le langage ; bref à une
agentivité linguistique aboutissant à d’autres avenues éthiques et sociopolitiques. C’est
effectivement à partir de la position assujettie du sujet féminin que nous tenterons de montrer
l’agentivité et la résistance à travers la survie linguistique qu’elle déploiera. Ce qu’offre ce
1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p.15.
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modèle est que l’on peut reprendre les termes interpellatifs injurieux et renommer ces mêmes
termes qui ont tenté de nous blesser afin de les reconfigurer positivement.
Selon Kristeva (1974), le processus producteur de sens dans le langage est composé de
deux éléments concourants, le Symbolique et le Sémiotique dans lequel le Symbolique reste
hégémonique alors que le Sémiotique est défini comme la multiplicité des pulsions manifestes
dans le langage. Or, si l’on s’en tient à l’idée que la culture et l’idéologie sont des structures
paternelles, il nous apparaît évident que le Symbolique est justement au service de l’idéologie et
la culture patriarcales. En effet, le Symbolique selon Kristeva, serait une loi paternelle qui
structure toute signification dans le langage. Cette loi supprime les significations plurielles en
faveur des significations univoques et clairement distinctes. Comme nous le dit Butler au sujet
du Symbolique,
Cette loi rend possible l’existence même d’un langage doté de sens, et, partant, d’une
expérience qui en a aussi, par le refoulement des pulsions libidinales primaires, y compris la
totale dépendance de l’enfant au corps maternel. C’est donc la répudiation du rapport primaire
au corps maternel qui rend possible le Symbolique. Le « sujet » qui émerge de ce refoulement
finit par porter et même promouvoir cette loi répressive1.
Quant à la deuxième modalité du langage qu’est le Sémiotique, Kristeva la définit comme
un lieu spécifiquement féminin où réside la multiplicité des pulsions manifestes dans le langage
et elle soutient que le Sémiotique est une dimension du langage que le corps maternel primaire
rend possible. Elle dit de lui qu’il existe avant le sens, comme lorsqu’un enfant commence à
vocaliser, ou après le sens, comme lorsqu’une personne psychotique n’emploie plus de mots
pour signifier. En d’autres termes, nous dit Butler, « Alors que le Symbolique se fonde sur le
rejet de la mère, le sémiotique- à travers le rythme, l’assonance, les intonations, le jeu sonore et
1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 179.
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la répétition – représente ou réhabilite le corps maternel dans le langage poétique1 ». Ainsi, si le
Symbolique est une loi paternelle, le Sémiotique, quant à lui, est une loi maternelle. C’est
justement ces pulsions primaires voire maternelles, non seulement celles de la mère mais celles
du petit enfant qui dépend de cette dernière, qui constituent le sémiotique que le Symbolique
tente de refouler. En somme, Kristeva définit ainsi la culture comme une structure paternelle et la
maternité comme une réalité essentiellement pré-culturelle.
Il est vrai que Kristeva conçoit le langage comme un système dans lequel le Symbolique
reste hégémonique. Certes, malgré le fait que le Sémiotique reste invariablement subordonné au
Symbolique, Kristeva décrit le Sémiotique comme ayant la capacité de détruire ou d’éroder le
Symbolique de l’intérieur et constitue ainsi un potentiel subversif du Symbolique. Ce sont
justement selon elle, à travers les pulsions telles que « l’élision, la répétition, le simple son et la
multiplication du sens par le biais d’images et de métaphores qui signifient à l’infini2 », étant une
possibilité du langage qui échappe à la loi paternelle que cela devient possible. Bien que le
Sémiotique garde un statut ontologique antérieur au langage lui-même de par sa nature pré-
discursive ou pré-culturelle, cette multiplicité de pulsions caractérisant le Sémiotique permettrait
de perturber et de subvertir le Symbolique. Traduite dans le langage, en particulier dans le
langage poétique, cette économie libidinale prédiscursive devient ainsi un lieu de subversion
culturelle, car elle défie les exigences univoques de la signification à l’intérieur même du
Symbolique. En réalité, le langage poétique, étant donné sa capacité à perturber, à subvertir et à
déstabiliser l’exercice de la loi paternelle, permet de recouvrir le corps maternel dans la langue.
Ce retour au « corps maternel » qui est en jeu avec le Sémiotique désigne un rapport de
continuité à travers le langage poétique où prévalent les significations plurielles et la non-clôture
1 Ibid, p.183. 2 Ibid, p.184.
192
192
sémantique, plutôt qu’un sujet fini. Certes, le langage poétique a sa propre modalité de
signification non conforme aux exigences de la désignation univoque et fournirait ainsi, selon
Kristeva, une issue linguistique qui ouvrirait la possibilité de faire voler en éclats les termes
habituels, univoques du langage et de révéler l’irrépressible hétérogénéité des significations
multiples.
Les femmes ne peuvent pas être pensées comme ayant été exclues d’une manière ou d’une
autre du langage. Au contraire, s’élève l’urgence qu’elles y trouvent leur positionnement et
finalement qu’elles fassent preuve d’un remaniement du langage qui déstabiliserait le
Symbolique au profit d’une langue instinctive et pulsionnelle, ce par le biais d’une rhétoricité
investie d’images, de sons et de métaphores qui défierait le « sens » et signifierait comme le
souligne Butler « à l’infini1 ». Nous verrons comment elles font preuve de tactiques linguistiques
de façon à faire de la subversion une stratégie plus efficace. Au lieu d’attaquer de front le
Symbolique, ayant conscience de ne pas pouvoir s’en défaire, car étant encore et toujours en
dessous du territoire de cette loi et sans se soumettre aux stéréotypes coloniaux ni pour autant les
nier, elles optent plutôt pour une stratégie implicite, une stratégie, disons, de l’intérieur. Ces
tactiques leur permettent de s'investir à l'intérieur du champ de vision de l'ennemi et dans
l'espace contrôlé par lui. Cette oppositionalité qu’elles mettent en place à travers le langage
poétique laisse transparaître, comme l’indique Ross Chambers2, « ‘a savoir faire’, a ‘ knack’,
[…] an ‘art’, a techné 3». Car comme le conclut si bien Butler, « Il ne s’agit pas d’exercer une
1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 184. 2 Ross Chambers, Room for Manoeuver: Reading (the) Oppositional (in) Narrative (Chicago : Chicago UP, 1991), p. 10. 3 Ibid.
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puissance d’agir à distance, mais précisément de lutter depuis l’intérieur des contraintes de la
coercition 1».
Ainsi à travers un langage poétique marqué par l’élision, la répétition, la multiplication du
sens par le biais d’images et de métaphores, ce même langage qui recourt au corps maternel dans
la langue et qui a la capacité de perturber, de subvertir et de déstabiliser l’exercice de loi
paternelle, les personnages féminins adoptent ainsi une survie linguistique et suppose dès lors
que le langage devient pour elles un « lieu de survie ». De fait, nous ressortirons les mécanismes
rhétoriques tels la multiplication du sens à travers les mots-segments ou les mots-carrefours, les
contradictions et les répétitions et finalement les non-dits et les sous-entendus qu’utilise le sujet
féminin afin de contourner le langage pour finalement mettre en place un contre-discours propre
à lui. Mécanisme de renversement et de reconfiguration car au lieu de ré-énoncer les mêmes
clichés, elle les critique et leur donne d’autres possibilités de signification, marquant ainsi un
déploiement linguistique pour contrer la réification du corps et des blessures linguistiques au
sens où l’entend Butler. Il nous paraît fort clair que les sujets féminins, dans les romans de notre
corpus, poussent volontairement à l’éclatement, le langage ainsi que le corps, déstabilisant le
Symbolique, afin d’y apporter un sens nouveau, un espace affectif propre à elles. Une sémiotique
qui permet au langage de défier le sens, d’atteindre d’autres limites et de posséder des pouvoirs
autres que ceux qui leur sont déjà attribués. Comme l’avance Kristeva dans son œuvre Polylogue
(1977), « C’est au prix du refoulement de la pulsion et du rapport continu à la mère que se
constitue le langage comme fonction symbolique. Ce sera au contraire, au prix de la réactivation
de ce refoulé personnel, maternel, que se soutiendra le sujet en procès du langage poétique pour
1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 60.
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lequel le mot n’est jamais uniquement signe1 ». En effet, dans ce discours qui les force à une
subordination sociale, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : comment réagissent-
elles en tant qu’énonciatrices face à ce discours de haine, ce langage qui dit et fait violence ?
Quelles sont leurs stratégies discursives qui leur permettent de contourner cette réalité discursive
oppressive et humiliante ? Et finalement, comment s’emparent-elles du langage pour créer leur
contre-discours ?
1 Julia Kristeva, « D’une identité à l’autre », in Polylogue (Paris : Seuil, 1977:149-172), p.162.
195
195
5.2 La répétition ironique chez Beyala et Devi
Selon Butler, « le trauma social prend la forme non d’une structure qui se répète
mécaniquement, mais plutôt celle d’une sujétion continuelle, celle de la remise en scène de
l’injure par des signes qui à la fois oblitèrent et rejouent la scène1 ». Si la répétition peut être le
moyen par lequel le trauma est répété, il peut tout à la fois être le moyen par lequel il rompt avec
l’historicité dont il est prisonnier. Pour Butler, en effet, l’interpellation injurieuse ne serait pas
complètement négative dans la mesure où elle permettrait au sujet de se reconstituer en
répondant. Cette réponse est une inscription dans le langage, assurant sa subjectivité et la
possibilité de reconfiguration à travers le renouvèlement de l’opération interpellative. Un des
exemples qu’elle développe dans Le pouvoir des mots (2004) est l’inversion des valeurs des
interpellatifs à l’œuvre dans le processus de « resignification » par lequel les groupes
minoritaires humiliés se construisent des noms identitaires « récupérés » : c’est le cas du célèbre
nom de négritude, mais aussi de queer, anciennes insultes devenues étendard identitaire. De cette
violence, il n’est pas possible d’en faire l’économie, mais il faut cependant souligner que
l’injure, le nom que l’on nous donne, n’a pas que le pouvoir de nous paralyser, et de nous réduire
au silence. S’il nous interdit d’être des sujets souverains, il ouvre cependant l’espace d’une
capacité d’agir: nous sommes dépendants, pour exister, des noms que l’on nous donne, mais ces
noms, nous pouvons aussi les critiquer, ne serait-ce que parce qu’ils sont multiples, parce que le
nom que l’on nous donne n’est pas « propre » mais un nom parmi d’autres et il n’a pas qu’un
« sens » mais un sens parmi d’autres.
1Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59.
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Il est vrai que l’objectif du discours de la haine est de renforcer le pouvoir du locuteur et
de dévaloriser le locutaire mais comme l’argumente Butler, la réelle force du discours haineux
réside non pas dans ses effets performatifs mais plutôt dans le contexte dans lequel il est émis.
Ce que veut dire Butler, c’est donc que si les effets de ce discours et son contexte deviennent
séparables, il se pourrait alors que le succès des effets du discours haineux ne soit pas une
garantie. Ce que cela permet à Butler d’avancer est qu’un changement de contexte du discours de
la haine permettrait de diminuer ou désamorcer sa force injurieuse. En d’autres mots, reprendre
l’insulte, la répéter dans un nouveau contexte et elle cessera d’avoir une fonction dérogatoire. Ce
changement de contexte ne peut cependant pas se produire sans la répétition. Comme l’affirme
Butler,
D’une part, il est impossible de témoigner sans citer l’injure pour laquelle on demande
compensation, ainsi il doit citer les mots qui lui ont été adressés afin de manifester leur pouvoir
de blesser. Ces mots ne sont pas à l’origine « les siens » mais les citer constitue la condition de
possibilité de sa puissance d’agir dans le cadre de la justice- même si dans ce cas […] ils ont
été repris précisément pour disqualifier sa puissance d’agir. La citationalité du performatif rend
possible en même temps la puissance d’agir et l’expropriation1.
Ce que dit Butler est que, le langage qui s’efforce de contrer les injures du discours doit
inévitablement répéter ces injures, mais sans pourtant les rejouer et ce, en ouvrant de nouveaux
contextes, en parlant sur des modes qui n’ont jamais encore été validés et en produisant par
conséquent des formes de légitimation nouvelles et futures. Ce n’est qu’ainsi que la répétition
devient une reformulation et qu’une resignification est possible. C’est justement cette tendance
que nous retrouvons chez Devi et Beyala, car Ève de ses décombres2 et Femme nue femme noire3
s’investissent dans un réseau discursif avec le déjà-écrit, en reprenant, rien qu’à travers leurs
1Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p.126. 2ED. 3FN.
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titres, des discours historiques pour en faire des discours à (re)construire. Favorisant le dialogue
avec les textes antérieurs soit la Genèse pour Devi et celui du poète de la Négritude du côté de
Beyala, le projet de ces deux romancières se place sous le double signe de la dénonciation et de
la parenté, autrement dit sous le trait de l'héritage de Senghor et de la Genèse. Ce faisant, ces
deux romancières explorent la capacité de resignification en renversant le sens initial de ces deux
textes et en créant d’autres possibilités de discours. À travers cette stratégie, comme le précise
Butler, « Les mots sont énoncés et désavoués au moment même de leur énonciation et le discours
critique tenu à leur propos devient précisément l’instrument de leur répétition1 ».
L’instrumentalisation de la répétition est un enjeu capital dans Ève de ses décombres et
Femme nue, femme noire, et avec ce tour de force, ces deux romancières parviennent à mettre en
branle des jeux intertextuels entre les textes citants et les textes cités. À noter que l’écho de ces
rapports dialectiques s’amorce déjà à partir de leurs titres. Au sujet de l’importance du titre, Leo
H. Hoek rappèle que « le titre a la primauté sur tous les autres éléments composant le texte. Nous
parlons ici de primauté dans un double sens : le titre est non seulement cet élément du texte
qu’on perçoit le premier dans un livre mais aussi un élément autoritaire, programmant la lecture.
Cette suprématie de fait influence toute interprétation possible du texte2 ». L’importance du titre
est, dès lors, capitale, car non seulement il débute un texte en se constituant comme point de
départ, mais il se poursuit un rapport paradigmatique entre le titre et le texte qui n’est pas
négligeable. Bien au contraire, « Le titre constitue un résumé du texte, au moins partiel : primant
l’ensemble du texte, le titre demande à être rapproché de chaque phrase, de l’initiale à la finale.
1 Butler, Le pouvoir des mots. 2004, p. 61. 2 Leo. H Hoek, La marque du titre: Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle (Holland : Éditions Mouton, 1981), p. 1.
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C’est dans le titre que se manifeste déjà le sens du texte1 ». L’instrumentalisation de la répétition
du titre est récurrente chez Beyala. Elle cite, non seulement, dans C’est le soleil qui m’a brûlée
(1986) un vers des Cantiques de Salomon comme épigraphe, et elle recourt au poème de Senghor
pour constituer le titre et l’exergue de son douzième roman. Devi quant à elle, emprunte le nom
propre d’Ève, nom chargé de sens pour son protagoniste éponyme, car il retrace l’histoire de la
femme et qu'elle amalgame avec « décombres » pour imposer ainsi une ligne directrice en vue
de la lecture. Certes, comme l’explique Genette2, leur choix est loin d'être anodin, car le rôle de
la paratextualité englobant des éléments comme titres, sous-titres, intertitres, épigraphes,
préfaces, postfaces, illustrations et commentaires marginaux influence aussi bien la portée du
discours que la réception du texte par le lecteur. De tous ces éléments paratextuels mentionnés
ci-dessus, nous nous attarderons principalement sur la pertinence du titre dans le cadre de notre
analyse pour étudier les rapports entre les romans de ces dernières et les textes antérieurs
auxquels ils se réfèrent. Soulignant l’importance commerciale, artistique et légitimante des titres,
Duchet avance que, « ceux-ci se donnent la vocation de frapper l’attention, de donner une idée
du contenu, de stimuler la curiosité et d’ajouter un effet esthétique pour parfaire la séduction,
révélant ainsi les fonctions déterminantes qu’ils assument : fonction référentielle (centrée sur
l’objet), fonction conative (centrée sur le destinataire), fonction poétique (centrée sur le
message)3 ». De plus Duchet fait remarquer que, « manipulé par le langage, conditionné par ses
supports, travaillé du dedans par un énoncé fictionnel, il (le titre) cherche […] un équilibre entre
les lois du marché et le vouloir-dire de l'écrivain4 ». En somme, le titre est bien plus qu’un
agencement de mots. Non seulement il est un espace textuel, il devient aussi un espace social
1 Josette Rey-Debove, Lexique de sémiotique (Paris : PUF, 1979), p. 699. 2 Gérard Genette, Palimpsestes: La littérature au second degré (Paris : Seuil, coll. « Poétique », 1982), p. 155. 3 Claude Duchet, « La fille abandonnée et la Bête humaine. Éléments de titrologie romanesque ». Littérature 12 (1973):49-73, p. 49 4 Ibid, p. 51.
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surtout lorsque rentre en jeu une intertextualité qui permet de relier le titre à son environnement
historique, social et culturel. La reprise de ces titres par Beyala et Devi permet aussi de rendre
compte de l’évolution des titres et ainsi d’un indice temporel entre le texte citant et le texte cité.
Comme le souligne Leo. H Hock : « Le titre est un signe culturel parce que les usagers s’en
servent pour renvoyer à un monde possible (ou réel) par le biais du co-texte; ils utilisent ces
textes, et donc ces titres pour transformer la relation entre l’homme et la nature par réflexion,
spéculation action, etc1 ».
En outre, le titre peut renvoyer non seulement à son co-texte mais aussi à d’autres titres et
d’autres co-textes, dans ce cas, le titre remplit donc une double-fonction en renvoyant à son
propre co-texte et à un autre texte. Ainsi, il arrive que certains textes renvoient à des titres
connus, comme c’est le cas dans cette étude, et cela donne lieu à l’intertextualité. De l’intéraction
textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte, Kristeva affirme que « Pour le sujet
connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire
et s’insère en elle. Le mode concret de réalisation de l’intertextualité dans un texte précis
donnera la caractéristique majeure (sociale/esthétique) d’une structure textuelle 2». De plus, en
raison de l’exploitation systématique que les romans de Beyala et Devi font de l'oralité
(légendes, mythes, contes, chants, proverbes, dictons, idiome, entre autres), ils s’associent au
même phénomène de réseau discursif baptisé souvent de « dialogisme bakhtinien »
« intertextualité» ou « transtextualité ». Pour Kristeva « le mot (texte) est un croisement de mots
« textes) où on lit au moins un autre mot (texte) […] Tout texte se construit comme mosaïque de
citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion
d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins comme
1 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 28. 2 Kristeva, Séméiotikè : Recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, coll. « Poétique » 1969(a), p. 443.
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200
double1 ». Dans le prolongement des thèses de Bakhtine et de Kristeva, si l’on s’appuie sur la
théorisation de Genette2 d’après laquelle la relation unissant un texte antérieur à son imitation
relève de l’hypertextualité, on peut soutenir que Femme noire et la Genèse sont les hypotextes
dont dérivent les hypertextes, Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres. À la suite de
Genette, Wagner soutient que l’hypertextualité met en place « une dialectique de la fidélité et de
l’infidélité: fidélité dans l’infidélité, infidélité dans la fidélité3 ». Malgré le laps de temps qui
sépare l’hypotexte de l’hypertexte, il reste que les deux textes entretiennent un rapport dialogique
qui mérite l’investigation, impliquant un recul à faire et un discours à revisiter. C’est en effet
dans cette optique que l’intertextualité facilite l’appréhension des dissemblances et les
ressemblances entre l’hypotexte et l’hypertexte, car comme le souligne Genette
« l’hypertextualité a pour elle ce mérite significatif de relancer constamment les œuvres
anciennes dans un nouveau circuit de sens4 ». Avec cette tactique, nous tenterons de faire
ressortir le contre-discours de Beyala et de Devi qui émerge des hypertextes que représentent
Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres. D’emblée, c’est ce que cherchera à montrer la
présente analyse.
En ce qui concerne Beyala, on note que le titre, Femme nue, femme noire est une citation
directe du premier vers de Femme Noire (1940) de Senghor. Ce choix est d’autant plus
stratégique qu’elle profite de la notoriété de Senghor et de son poème, celui le plus cité de ce
dernier. Le roman s’ouvre sur ce poème de Senghor invoquant par conséquent l’image de femme
senghorienne, celle qui fait référence à cette « terre promise5 », à ce « fruit mûr à la chair
1Ibid., p. 84-5. 2 Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 11-2. 3 Frank Wagner, « Les Hypertextes en questions ». Études littéraires. 34.1-2(2002): 297-314, p. 301. 4 Ibid, p. 483. 5 Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre, 1945.
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ferme1 » et à ce « tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur2 ». Tous
les qualificatifs utilisés dans ce poème soit « ombre », « beauté», « gazelle », « délices »
introduisent l’idée d’une proie prête à être consommée. Mais voilà qu’au tout début du texte, la
narratrice en cite le premier vers, « Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie
[…] » à travers duquel Beyala entame une dépoétisation et une déconstruction du discours
réducteur de la Négritude au sujet de la femme africaine. C’est ainsi que sa protagoniste, Irène,
déclare : « Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez: mes mots à moi
tressautent et cliquettent comme des chaînes […], et encore moins ces approches rituelles de la
femme fatale, empruntées aux films ou à la télévision3 ». Désormais, elle utilise un langage
agressif et qui dérange pour décrire son projet romanesque. Elle dit que ses mots « tressautent et
cliquettent comme des chaînes » et « détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent,
torturent4 ». Face au langage pudibond que propose Senghor surtout lorsqu’il s’agit de parler de
la femme et de sa sexualité, Beyala recourt à un discours transgressif et brutalement obscène, qui
dénude et qui exhibe. Il s'agit, dès lors, d'établir un « arsenal linguistique » capable de conjurer
avec tous les systèmes phallocratiques qui réduisent la femme à son apparence extérieure et à sa
fonction reproductive, auquel fait allusion la négritude senghorienne. À la place du champ
lexical non grossier (beauté, douceur, pudeur, pureté, fragilité, simplicité) proposé par Senghor
lorsqu’il s’agit de dépeindre la femme noire africaine, Beyala nous offre un décor nauséabond
accompagné de termes contredisant ceux de Senghor. Irène se présente elle-même de la façon
suivante :
1 Ibid 2 Ibid 3 FN, p. 11. 4 FN, p. 11.
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Je m’appelle Irène. Irène Fofo. Je suis une voleuse, une kleptomane pour faire cultivé
[…] J’aime voler, piquer, dérober, chaparder, détrousser, subtiliser […] Quand je chaparde,
mes nerfs produisent une électricité qui se propage dans tout mon corps ! […] Il me vient des
sécrétions. Je suis en transe orgasmique ! Je jouis. D’ailleurs, en dehors du sexe, je ne connais
rien d’autre qui me procure autant de plaisir1.
Dans son introduction, elle désamorce le crédo senghorien en introduisant des
qualificatifs qui vont à l’encontre de ce dernier. Ici, la femme est voleuse, nymphomane et
surtout, elle ose admettre le plaisir qu’elle ressent en commettant ces actes. D’ailleurs, pour
Irène, l’acte du vol et l’acte sexuel lui procurent le même plaisir car à travers ces deux actes, elle
s’approprie ce qui lui est refusé. Dans ce manifeste anti-senghorien, nous sommes face à une
femme qui dicte non seulement ses faits et gestes mais ceux de son entourage et assume, dès lors,
une position centrale dans le texte. Surtout lorsqu’il s’agit de penser la sexualité, car si Irène vit
« sur une terre où l’on ne le nomme pas […]2 », elle mettra en scène tout au long du roman de
nombreuses scènes d’accouplement qui vont jusqu’à défier toutes notions de relations
hétérosexuelles. Certes, face à l’euphémisme dont fait preuve Senghor lorsqu’il s’agit de
nommer et de décrire l’acte sexuel, Beyala n’a pas peur des mots et opte plutôt pour une
approche pornographique si tant que le sexe devient le moyen de guérir les maux de l’Autre.
Face à ce sexe qui n’est pas nommé et qui est tabou, il n’en reste pas moins que Beyala opère
une véritable sacralisation de la sexualité en désignant Irène comme « la grande prêtresse3 » ou
encore « la déesse de l’amour4 », car comme le dit Irène, « le sexe est plus doux pour l’âme que
l’amour de Dieu5 ». Établissant une concrète opposition entre l’univers idéalisé et prude que
propose Senghor et celui de la laideur et de l’exhibitionnisme qu’elle dépeint, Beyala parvient, à
1 FN, p. 12. 2 FN, p. 12. 3 FN, p. 100. 4 FN, p. 30. 5 FN, p. 36.
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travers cette démarche, à dresser un bilan contradictoire du discours senghorien, à braquer
l’éclairage sur l’idéologie rétrograde de la Négritude et sur l’image d’une femme mystifiée et
poétisée qui sert de pilier à ce mouvement.
Épurée de la mémoire ancestrale des affectations propres aux femmes, Irène s’impose
ainsi : « Je suis là, en exploratrice, libérée des entraves et des obligations. J’erre sans autre
finalité que celle de satisfaire cette quête carnassière qui, chaque jour, m’incite à m’approprier
des choses qu’on ne me donne pas1 ». D’emblée, la narration de Femme nue, femme noire se
construit à partir d'un rejet de la notion de femme africaine dans les discours d'une société
phallocratique ou patriarcale. Dans une telle société, l'identité de la femme se réduit à deux
aspects de sa personne: son apparence physique et sa fonction reproductive. D'où la perspective
exprimée dans l'extrait du poème de Senghor qui sert d’épigraphe au roman de Beyala et qui lui
donne son titre. Non seulement la femme noire beyalesque se pose en insoumise et sexuellement
vorace, mais tout ce qui a trait à son apparence physique suggère la laideur, l’infertilité et
l’impureté. De plus, la narratrice rejette aussi l'image de sa consoeur occidentale: « Parce que,
ici, il n'y aura pas de soutien-gorge en dentelle, de bas résille, de petites culottes en soie à prix
excessif2 ». Il s’agit ici de reformuler une nouvelle image de la femme qui ne coïncide plus avec
l’image de Senghor ni avec l’image de la femme occidentale. La narratrice a pour objectif de
s'éloigner de toute manière de concevoir la féminité comme quelque chose de visible existant à
l'extérieur de la personne tout en étant l’objet du regard de l’homme. Si, chez Senghor, c’est
l’homme qui fait l’apologie de la femme à travers une perspective androcentrique, si c’est
toujours l’homme qui la décrit à travers le regard masculin, c’est une femme qui prend en charge
la narration chez Beyala. En effet, Irène assurant les fonctions de narratrice-protagoniste assume
1 FN, p. 14. 2 FN, p. 11.
204
204
totalement sa subjectivité. En d’autres termes, ce n’est plus l’homme qui dicte les regards et les
faits et qui initie les rapports sexuels mais c’est la femme qui se fait sujet et agent de ses propres
histoires à elle tout en inventant celles de l’homme, ce qu’elle fait d’ailleurs dans le microcosme
qui se développe chez Fatou et Ousmane. De plus, face à la passivité sexuelle dont témoigne la
femme senghorienne, nous sommes ici en face d’une « mangeuse de sexe1 » qui se réalise à
travers les aventures sexuelles. Bref, la femme n’est plus l’objet d’histoire, de langage et de
discours mais plutôt créatrice d’histoires, initiatrice de discours et utilisatrice du langage.
Ce projet de dépoétisation et de démystification à travers la répétition se retrouve aussi
dans Ève de ses décombres même s’il s’agit d’un intertexte d’un autre ordre, plutôt suggéré
qu’explicite. Dans un premier temps, Ève de ses décombres partage une trame narrative similaire
à celle de la Genèse. Le récit de Devi est un récit polyphonique qui présente plusieurs
personnages qui prennent voix à tour de rôle. Comme dans un journal intime, ils témoignent de
leur vécu, de leur quotidien mais parlent surtout du personnage principal d’Ève. Certes, il
s’agirait plus précisément d’une trame métanarrative où l’on retrouve plusieurs petits récits mais
qui rejoingent l’histoire centrale, celle d’Ève qui se révèle au lecteur à travers les témoignages de
ces personnages choisis par Devi. D’autre part, le titre est évocateur rien que par le prénom du
protagoniste que choisit Devi. Si les noms propres comme titres « ont un contenu dénotatif qui
relève de la connaissance du monde et non pas de la compétence langagière2 », et si « pour
pouvoir employer un nom propre dans une situation de communication déterminée, il faut
connaître au moins une seule possibilité de référence pour le nom propre en question3 », ce
prénom nous ramène, de fait, au sort d’Ève, la première femme créée dans la Genèse. Celle qui a
1 FN, p. 30. 2 Josette Rey-Debove, Le métalangage: étude du discours sur le langage (Paris : Armand Colin, 1978), p. 271. 3 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 208.
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été créée d’une côte de l’homme dans le seul but de lui tenir compagnie. Selon le mythe de la
Genèse, Ève choisit délibérément de désobéir à Dieu en mangeant le fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal tout en influençant Adam à le goûter. Dupée par le serpent qui
prétend que goûter à ce fruit défendu fera d’eux des dieux qui connaîtront le bien et le mal sans
conséquences fatales, contrairement à ce qu’avait prétendu Dieu, cet écart aboutit à ce qu’ils
soient déchus du jardin d’Éden. Punie par Dieu pour cette transgression, elle sera condamnée par
ce dernier à vivre une existence de souffrance et de travail pour se racheter de sa faute. Que ce
soit à travers la maternité ou sa subordination envers l’homme, elle est destinée à une vie de
pénitence. L’idée qu’Ève, si l’on s’en tient à l’histoire de la Genèse, représente le prototype de la
femme déchue, est répandue et acceptée par les théologiens. Faudrait-il encore insister que cet
écart n’implique pas le fait qu’elle ait eu des relations sexuelles hors de l’institution du mariage
mais plutôt le fait qu’elle ait osé désobéir à Dieu et de transitionner d’un état de pure innocence à
celui de la connaissance. Certes, en goûtant à ce fruit défendu, Ève et par la suite Adam ont
perdu leur innocence et comprennent désormais qu’il existe des conséquences à leurs actions. Du
paradis, ils sont rejetés sur la terre. D’où l’expression de la femme « déchue », relevant du verbe
« déchoir », synonyme de descendre ou tomber dans un état inférieur.
À travers ce choix qui remonte à la Genèse, texte qui signifie en soi ‘origine’ et
‘commencement’, Devi remonte vers l’origine de la création- création du monde, de l’homme,
du bien et du mal. Elle retrace ainsi en quelque sorte la destinée de la femme depuis sa création.
Ce choix de prénom est d’autant plus pertinent, car comme le souligne Leo. H. Hoek :
« L’intitulation sous forme de nom de personne a un effet héroïsant. La mention d’un seul
prénom s’oppose comme une dénomination qui rapproche par l’expression de rapports de
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familiarité, de popularité, d’amicabilité ou d’intimité à celle du patronyme1 ». Celle qui a été la
cause de la perte de l’innocence de l’homme et de leur expulsion du jardin d’Éden est reprise ici
à travers le titre de son roman Ève de ses décombres. Certes, en amalgamant dans son titre le
nom d’Ève avec le vocable « décombres », elle tente de reprendre l’image de la femme déchue
qui vit dans un état inférieur après avoir été démolie ou après être tombée en ruines. Les
synonymes de « décombres » correspondent aux débris ou résidus d’une démolition ou encore
des vestiges d’un édifice qui a été détruit. Mais peut-être est-ce là le tour de force de Devi car si
« décombres » signifie les vestiges d’une démolition, peut-il encore donner lieu à une rénovation
et faire que Ève renaît de ses décombres en laissant derrière elle toutes les obligations de la
femme-victime ou de la femme-fautive. Ève se rend compte tout aussi de la nécessité de revenir
en arrière et de remonter vers l’origine car comme elle le dit: « Je continue d’avancer. Un pas
devant l’autre mais c’est toujours le même pas, refait à l’infini. Un piétinement sur place, sans
but autre que d’être sa propre contradiction2 ». Si avancer devient synonyme de piétiner, Devi
décide finalement, à travers son titre, de revenir sur l’histoire. Est-ce peut-être un moyen de
mieux concevoir ce que l’on reproche à Ève pour finalement mener à une libéralisation future.
Dès lors, Ève décide de changer de tactique et au lieu d’avancer et de piétiner, comme elle le dit,
« je marche à reculons sur les habitudes3 ». C’est bien de cette remise en question et de cette
transformation qu’il s’agit dans le roman de Devi, car la libéralisation du sujet féminin se fait ici
par le biais d’un retour sur l’histoire et de l’abandon de tout lien et charge sociaux.
Ève apparaît comme une fille détachée de tout. En effet, elle se défait de tout lien naturel
et social pour se livrer à un exercice d’auto-destruction afin de se reconstruire, littéralement, de
1 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 228. 2 ED, p. 77. 3 ED, p. 42.
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ses propres décombres. Quelque part, elle se rend compte que cette nécessité de se dissocier de
tout autour d’elle (société, famille, devoir, corps) lui permettra de poursuivre son chemin du
savoir et de la connaissance en tant qu’être autonome. Ce même désir de connaissance et du
savoir qui a été réprimandé chez la Ève de la Genèse devient la quête fondamentale du
protagoniste Ève car comme le dit cette dernière : « Je cherche à savoir où se trouve le fond de la
vie. De quelle couleur il est. À quoi ressemble le point de non-retour qui me dira enfin ce que je
suis1 ». Il semblerait que le domaine du savoir et de la connaissance est consacré à l’homme et
quand la femme veut se l’approprier, elle usurpe le terrain privilégié de l’homme. Certes, ici, Ève
répète mécaniquement la faute qu’elle a commise dans la Genèse, soit de succomber au désir de
la connaissance au prix de son innocence. Ce projet de la connaissance et du savoir contredit
encore une fois le rôle de la femme mais à l’instar de la Genèse, nous serons témoins, ici,
comment ce savoir deviendra un lieu d’agentivité même s’il est, comme le dit Ève : « Le savoir
[…] douloureux et chèrement acquis2 ». Pour cela, elle fera preuve de courage et d’héroïsme en
avançant seule, mais aussi en s’arrogant le droit de dire « ce mot essentiel: non3 ». Puisque « dire
non est une insulte » dit-elle, « puisque vous leur enlevez ce qu’ils ont déjà pris », Ève réclame le
droit de dire ‘non’ et ce à commencer par ses parents. Elle dit : « J’ai toujours dit non à mes
parents. C’est même le premier mot que j’ai prononcé. Tu ne sais pas dire oui? A demandé mon
père quand j’étais en âge de comprendre. Non, ai-je dit […]4 ». Ce mot « essentiel », pour
reprendre l’expression de ce personnage, domine son existence mais aussi sa réflexion. C’est
1 ED, p. 77. 2 ED, p. 51. 3 ED, p. 61. 4 ED, p. 60.
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d’ailleurs ainsi qu’elle décrit sa quête: « J’aurais voulu comprendre ce qui me guette, ce qui me
guide. L’origine de ce refus. Ce qui a enraciné en moi la négation1 ».
Pour cette soif de connaissance, elle ira au bout de son entreprise car il semblerait qu’elle
essaye de comprendre ce que représente le désir chez l’homme, mais aussi comment le
déclencher et comment l’amadouer afin de faire preuve de supériorité. Certes, ce savoir lui
permet de séduire l’homme, car selon Ève: « Je savais le faire. Je faisais couler dans mes yeux le
liquide d’une autre personne qui n’avait rien à voir avec mon corps squelettique […] 2». En ce
qui concerne ce personnage, son habileté à séduire résulte en une sorte de pouvoir/savoir parce
que grâce à cela, elle arrive à prendre le dessus sur les échanges qui s’imposent à elle. C'est sa
façon à elle de s'investir dans un milieu sans qu'on ne lui ferme pas tout de suite la porte au nez:
une oppositionalité sans que l'on s'oppose directement à elle. Ce « savoir-faire » lui permet,
surtout lorsqu’il s’agit de sa relation avec son professeur « de connaître de lui des choses qui le
disent en quelques mots et qui le détruisent3 ». Rejetant, une à une, toutes les obligations
imposées sur elle depuis la Genèse, or, depuis l’origine de la création, nous voyons un
personnage qui se relève progressivement de ses ruines en abandonnant les dépouilles de sa
chrysalide. De cette Ève qui a été créée pour tenir compagnie à l’homme et pour être à son
service, nous retrouvons à la fin de ce récit un personnage féminin qui renverse les rôles
traditionnels de genre en faisant agenouiller l’homme. Une femme qui n’a besoin de personne,
car comme elle dit à Sad: « Je n’ai pas besoin de toi […] Sinon cela n’aura servi à rien4 ». Mais,
1 ED, p. 78. 2 ED, p. 20. 3 ED, p. 58. 4 ED, p. 155.
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selon Ève, cela aurait servi à quelque chose, car à la toute fin, elle demande : « Quelle est la suite
de l’histoire?1 », suggérant que l’histoire reste encore à écrire.
Selon Leo Hoek, « En employant un titre, non seulement nous disons quelque chose,
nous faisons aussi quelque chose : par un acte de communication, nous participons à une
interaction sociale2 ». L’acte de titrer possède un caractère juridique qui réside dans l’intention
du locuteur d’établir un contrat avec son interlocuteur et de la sorte, il manifeste un aspect
illocutoire de l’énonciation d’un titre qui comprend l’offre d’un contrat, et un aspect perlocutoire
qui comprend l’acceptation ou le refus du contrat, ainsi que les conséquences qui pourraient en
résulter pour les interlocuteurs. Certes, conclut Leo Hoek : « En tant qu’énoncé intitulant, le titre
se présente comme un acte illocutionnaire : Le titre est le point d’accrochage ou l’attention du
récepteur d’un texte se dirige en premier lieu : la relation établie entre le locuteur (l’auteur) et
l’interlocuteur (le lecteur) est conventionelle tant par l’endroit où l’énoncé se manifeste
traditionnellement que par son contenu, son intention et son effet3 ». À travers l’intertextualité
mise en jeu à travers une perspective historique, Beyala et Devi vont justement tenter de défaire
et déformer et il ne tient qu’aux lecteurs de se prêter au jeu. Le titre par lequel nous pouvons
faire quelque chose est mis en œuvre ici pour défaire les chaînes historiques. Du titre jusqu’à la
fin de ces deux romans, Beyala et Devi ne font pas mystère de leur volonté satirique de déformer
ou défaire la thématique et la langue de leurs hypotextes en question. Dans cette même
perspective les titres de Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres par leur longueur
spatiale se donnent à lire comme un prolongement et un développement de Femme nue et de la
Genèse. Beyala et Devi construisent dans leurs romans deux filles de 17 ans qui se veulent tout
1 ED, p. 153. 2 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 244. 3 Ibid., p. 247.
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sauf la femme stéréotypée, et dont la clé réside dans l’extrême déconstruction de l’image de la
femme victimaire pour aboutir à celle de l’anti-héroïne surtout si l’on s’en tient à la
représentation qu’Arendt se fait de l’héroïsme: « L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous
jugeons indispensable au héros, se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à parler, à
s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi, […] il y a déjà du courage, de la
hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer1 ».
Ces propos nous ont permis de nous questionner sur la démarche littéraire que mettent en
place Dévi et Beyala à travers la motivation de leur titre de Femme nue, femme noire et d’Ève de
ses décombres, surtout s’ils sont choisis en fonction de la lecture du texte qu’ils annoncent. En
effet, le discours de l’inversion et de la (re)construction identitaire qui s’opère chez Beyala et
Devi se fait à travers l’instrumentalisation de la répétition qui souligne au fil de cette
déconstruction sur les absurdités de la condition féminine. Dans la mesure où l’hypertexte a la
capacité de modifier et de redynamiser l’hypotexte, on conçoit que Femme nue, femme noire et
Ève de ses décombres apportent un nouveau sens tant à Femme noire de Senghor qu’à la Genèse
en relançant ces textes cités, comme le dit Genette « dans un nouveau circuit de sens2 ». En
d’autres termes, en récitant mais dans d’autres contextes, les romans de Devi et de Beyala
donnent un nouveau souffle aux textes cités et les font entrer dans un réseau intertextuel animé
par les dissonances, consonances et les nuances. C’est dans ce sens que Foucault affirme dans
L’Archéologie du savoir : « Il n’y a pas d’énoncé qui n’en suppose d’autres, il n’y a en a pas un
qui n’ait autour de soi un champ de coexistence, des effets de série et de succession, une
distribution de fonctions et de rôles3 ». Ainsi, la répétition a permis les jeux intertextuels entre les
1 Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 244-245. 2 Genette, Palimpsestes: La littérature au second degré, p.483. 3 Foucault, L’Archéologie du Savoir. Paris : Gallimard, 1969.
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textes citants de Devi et de Beyala et les textes cités, aboutissant à les placer sous un nouvel
éclairage en éclaircissant les nouveaux rapports dialectiques. Certes, à travers cette tactique, elles
sont parvenues à détourner l’image originale de la femme, or, ces figures tant vénérées comme
celle de la mère, de l’épouse et la matriarche pour apporter une toute autre configuration
féminine. La figure idéalisée et mystifiée par Senghor cède la place à une femme nymphomane
et cleptomane alors que chez Devi, la femme déchue condamnée à travers la maternité et la
subordination face à l’homme se traduit en une femme qui renaît de ses décombres. En optant
pour un discours exhibitionniste et non-conformiste face à la pudeur qu’exprime Senghor et la
Bible, Beyala et Devi tentent de pousser à l’éclatement cette image passive et soumise de la
femme et de démanteler la logique patriarcale. Ces auteures ont travaillé avec des notions
stéréotypées de la femme pour ensuite les déconstruire et aboutir à la libération du corps féminin.
Certes, le personnage d’Irène et d’Ève sont parvenues à contourner les idées préconçues de la
condition féminine, une d’entre elle étant, comme le souligne Soshana Felman « celle de servir la
figure autoritaire et centrale de l’homme: Être fille/mère/épouse1 ». En somme, « Pour être. Pour
devenir. Pour ne pas disparaitre […]2 » face à une société bornée par l’assignation d’un statut
(épouse) et d’un rôle (mère), la femme qui veut exister n’a qu’une solution : rompre avec
l’histoire et les origines castratrices.
1 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 139. 2 ED, p. 53.
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5.3 Les mots-composés chez Beyala et Devi
Nous avons été témoin jusqu’à maintenant du pouvoir qu’a le langage de subordonner et
d’exclure les femmes. Nous avons aussi été particulièrement sensibilisée au statut de l’agent qui
à travers sa puissance d’agir, est capable d’initier une transformation des rapports de domination
dans la société et ce, à travers le langage même. Si la première analyse traite de la répétition
comme stratégie pour subvertir le langage afin d’en faire un site de reconfiguration et de survie,
la présente analyse se concentrera sur l’usage des néologismes à travers l’intervention des mots-
composés qu’utilisent Beyala et Devi dans leurs écritures. En effet, la volonté de ces deux
romancières ne saurait s’accommoder d’une écriture respectueuse des normes littéraires. Elle
implique de nouvelles formes à travers l’invention de mots-composés qui permet un nombre
illimité de combinaisons, repoussant les limites des significations univoques et uniques tout en
explorant d’autres espaces et ainsi d’autres possibilités de lecture. Nous comprenons par « mot-
composé », la fusion de deux mots à l’aide d’un trait-d’union. Chez Beyala, les mots composés
tels que « femme-truie1 », « l’homme-boucher2 », « femme-fillette3 » parsèment ses textes. Et,
nous retrouvons la même stratégie du côté de Dévi avec des termes comme « fille-femme4 »,
« filles-vieilles5 », « Paule-libre6 », « Moi-asservie7 », « corps-sommeil8 », « l’homme-coq9 »,
« l’homme-sexe10 », « maison-prison1 », « maison-cerceuil2 », « Marie-Edouard3 », « Dieu-
1 TTT, p. 58. 2 TTT, p. 95. 3 TTT, p. 26. 4 RP, p. 90. 5 RP, p. 103. 6 RP, p. 94. 7 RP, p. 91. 8 RP, p. 90. 9 RP, p. 88. 10 RP, p. 88.
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Mallacre4 » pour n’en citer que quelques-uns. Ces mots composés sont trop nombreux et nous
poussent à réfléchir sur leur fonction dans le projet littéraire de Beyala et Devi surtout que nous
retrouvons les néologismes « fille-femme » chez Devi et « femme-fillette » du côté de Beyala.
C’est précisément sur l’amalgame de « fille » et de « femme » que nous nous attarderons dans
cette analyse. En quoi ces néologismes modifient-ils le discours de Beyala et de Devi? Pourquoi
ce choix de mots? Et surtout, quel est l’effet de lecture qui en résulte?
Pour Irigaray, seul un autre langage ou une autre économie de la signification offrirait la
possibilité d’échapper à la « marque » du genre, une marque qui, pour le féminin, n’implique
rien de moins que l’effacement phallocentrique du sexe féminin. En effet, afin de sortir de cette
économie masculiniste de la signification et de l’oppression du genre, il suffirait non seulement
de reconfigurer le corps de la femme et sa sexualité, ce que propose Irigaray, mais aussi, comme
le confirme Butler de reformuler la notion de ‘femme’ qui s’est imposée à travers les entreprises
féministes depuis les années soixante-dix. Un terme qui représente pour cette dernière une
catégorie normative et surtout exclusive, servant non pas à inclure les divers groupes minoritaires
mais à imiter la stratégie de l’oppresseur, c’est-à-dire, à mettre en place une politique d’exclusion
et de conformisation. En effet, soutient Butler, « à force d’insister sur la cohérence et l’unité de
la catégorie ‘femme’, on a fini par exclure les multiples intersections culturelles, sociales et
politiques où toutes sortes de « femmes» en chair et en os politiques sont construites5». Il
faudrait mettre un terme à cette nécessité de concevoir une définition précise et fermée de la
1 RP, p. 88. 2 RP, p. 89. 3 RP, p. 81. 4 RP, p. 99. 5 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 80.
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femme pour faciliter davantage « un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et
divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions1».
Certes, conclut-elle, « supposer que l’incomplétude est une caractéristique essentielle de cette
catégorie permet d’en faire un site de significations toujours ouvert à la contestation. Ainsi
l’incomplétude définitionnelle de la catégorie pourrait servir d’idéal normatif, la contrainte en
moins 2». D’où l’usage des mots composés qui traduisent non seulement le malaise des
personnages physiquement et moralement diminués par une politique atroce, mais il apparaît que
la construction de « femme-fillette » crée un espace d’entre-deux et démantèle la conception
mythique du féminin pour laisser place à un espace ouvert aux multiples significations.
Ces jeux sur le langage à travers les collages de noms, les emboîtements lexicaux et les
amalgames rendent difficile l’appréhension du monde comme nous le connaissons. C’est de la
sorte que dans Force et signification, Jacques Derrida oppose-t-il longuement la « forme » et la
« force », suggérant que l’attention privilégiée accordée à la première lors de la période
structuraliste apparaît sans doute « comme une détente, sinon un lapsus, dans l’attention à la
force », puisque, « la forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son
dedans3 ». Vu le motif que cela crée, on est face à un carrefour symbolique et sémantique que
génère l’amalgame de ces deux mots autonomes. Cette nouvelle forme est censée rendre l’espace
illisible ou plutôt, annuler tout repère pour acquérir un nouveau centre – l’un comme l’autre le
sujet pénètre dans ces jeux de langage et en devient désorienté. Dès lors, il intervient un
sentiment de menace qui donne sens à l’aventure romanesque de Devi et de Beyala. Le langage
dans leurs œuvres relève, par conséquent, des structures inhabituelles ainsi que d’un travail plus
1 Ibid, p. 83. 2 Ibid, p. 81. 3 Jacques Derrida, Écriture et la différence (Paris : Seuil, 1967), p. 11.
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inventif sur la langue. Ce travail s’entend d’une entrée par effraction dans la syntaxe française et
d’un dérèglement de ses sens qui se manifeste par la récurrence de ces mots composés. À travers
la présence de ce procédé au sein de leurs œuvres, Beyala et Devi modifient le corps des mots
dont la composition mue au gré de l’imaginaire de l’écrivain. C’est un nouvel espace lexical que
Beyala et Devi voudraient comme un lieu de liberté où s’exprimeraient des individualités
créatrices. C’est un traitement qui utilise la puissance des mots pour toucher la sensibilité du
lecteur et l’amener à s’interroger à travers la magie des mots et du langage. Cette corporalité
mutante du langage que provoque le jeu de mots conduit à un glissement sémantique aboutissant
finalement à une désorientation ou à un dépaysement. Dans les deux cas, ce qui apparaît est une
aventure lexico-sémantique. Il y a ici un brouillage de la lisibilité langagière dans la mesure où
l’on passe d’un registre connu à un registre plutôt irréel, d’une acceptation de base à des
significations multiples, toutes issues d’un désir de provoquer un questionnement. Et c’est
exactement ce que recherchent Beyala et Dévi, car à travers le mot composé de « femme-fille »
ou « fille-femme », elles contestent le sens précis de « femme » pour en faire un site ouvert à une
multitude de reconfigurations.
En effet, si la place sociale et spatiale de la « femme » et de la « fille » est déjà bien établie,
soit sous la tutelle du mari et du père, il n’en est pas de même pour la « femme-fillette », celle
qui est dans l’entre-deux, n’étant ni la fille de quelqu’un ni la femme d’un autre. Qu’en est-il
alors de la place ou du statut de la femme-fillette qui rôde dans les rues et qui accumule les
amants ? Contrairement à la « femme » et à la « fille » qui ont une destinée déjà tracée, la
« femme-fillette », en n’ayant pas de place bien définie, désoriente le lecteur en provoquant une
remise en question tant au niveau du statut social et spatial qu’au niveau du corps de ce
personnage et ouvre la porte à une resignification et à une reconfiguration. La tentative de Beyala
et de Devi se fonde sur le besoin de démanteler cette notion d’identité en tant que construction
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purement sociale et historique. D’ailleurs, comme le propose Butler :
La possibilité de subvertir et déstabiliser ces notions naturalisées et réifiés du genre qui
étayent l’hégémonie et le pouvoir hétérosexistes, pour mieux perturber l’ordre du genre, non
par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en
faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du
genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité1.
De plus, la conceptualisation des mots composés « fille-femme » et « femme-fillette » prend
en compte et souligne les contours de violence sexuelle propre à chacun de ces termes
individuellement. Les deux termes sont ensuite reliés par un trait d’union qui suggèrerait que
chacun comporte ses propres limites et problématiques. En effet, loin d’être une marque
typographique largement dépourvue de sens, il atteste du glissement qui s’opère entre ces deux
modalités. Ce trait d’union relevant de l’ordre esthétique pourrait bien traduire l’ordre du social,
car il permettrait de mieux saisir la fonction et les enjeux du mot composé de « fille-femme ». De
plus, ce trait d’union semble suggérer qu’on peut être à la fois ‘fille’ et ‘femme’, qu’être l’une
n’empêche pas forcément d’être l’autre, qu’il existe une oscillation entre les deux modalités
même si l’on est, des fois, plus l’une que l’autre. En fait, l’agencement de ce mot composé nous
rappelle que la féminité ou le « devenir-femme » est un processus, que c’est un acte prolongé
plutôt qu’un acte accompli. En somme, ce qui en ressort est que la construction du sujet ou le
devenir du sujet est un processus de transformation élaboré et continu, de contestation
permanente, de rejet ou de déstabilisation des catégories préétablies qui insisterait plus sur
l’expérience du sujet et les ramifications que cela entraîne que sur une fin définitive.
Ce processus « en devenir » qu’interpelle le mot composé « fille-femme » rejoint ce
1 Butler, Trouble dans le genre, p. 110.
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qu’Alice Jardine appelle le « gynésis », plus précisément, la mise en discours de la femme
comme « processus » plutôt que comme une identité sexuelle. Les questions que pose Jardine
relèvent d’un souci des femmes en tant que sujets parlants et écrivants, d’une curiosité quant à
leur relation au langage et d’un désir de comprendre comment fonctionne la différence sexuelle à
un niveau linguistique dans un texte littéraire. Ainsi, le « gynésis » représente pour Jardine, la
valorisation du féminin ou de la femme comme intrinsèque au développement de nouveaux
modes postmodernes du parler et d’écrire à travers un nouveau langage. Dans la mesure où la
problématisation de la femme au cœur du gynésis est en rapport intime avec la rhétorique
(métaphore, métonymie, connotation), étant donné que le signe est plus puissant que le message,
un tel usage fait du mot-segment un objet textuel qui doit susciter une réflexion et une
interprétation, en même temps qu’il nous met en position de connaître les raisons de sa force et
de sa signification conventionnelle. Pour Jardine, ce que produit le gynésis est une gynéma
qu’elle définit de la façon suivante : « [c’] est un effet-de-lecture, une femme-en-effet qui n’est
jamais stable et ne possède aucune identité […] Cette déchirure du tissu produit chez le lecteur
un état d’incertitude et parfois de méfiance1 ». Ce qui en ressort de cette mise en discours ou de
ce processus est une « gynema », que Jardine décrit comme étant « […] ni une personne, ni une
chose, mais un horizon vers lequel tend le processus2 ». Cela permettrait une graduelle libération
du corps reproductif construit par la culture, non par un retour vers le passé « naturel » ou les
plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles. Ainsi, la
construction du mot composé « femme-fillette » provoque non seulement l’effondrement de la
métaphore paternelle mais déstabilise la dichotomie femme/homme. Il apparaît, dès lors, une
sorte de neutralisation de la différence sexuelle grâce à une nouvelle sorte d’attention au langage
1 Alice Jardine, Gynésis. Configurations de la femme et de la modernité (Paris : PUF, 1991), p. 24. 2 Ibid, p. 24.
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voulant avant tout élaborer une nouvelle théorie et une nouvelle pratique du sujet parlant.
En effet, Beyala et Devi construisent dans leurs romans des filles de 17 ans qui évoluent
dans un espace de l’entre-deux, car représentant la « femme-fille », leurs contours social et
corporel ne sont pas encore tout à fait déterminés. Tanga dit :
Et moi, je suis une femme-fillette du départ. Une histoire qui passe dans une vie, dans toutes
les vies ; pas de rêves, ni de mémoire, ni de maladies. Une cuisse, des seins, des fesses. Un
amas de chair déversé par les dieux pour annoncer la venue de la femme, une boursouflure de
chair qui ne se nommera pas.1
Les corps de Paule et Tanga, n’étant ni celui d’une femme ni de l’enfant, ressemblent
plus, dans un cas comme dans l’autre, à un « squelette » ou à un « amas de chair ». C’est ainsi
que Beyala et Devi parachèvent la déconstruction et la désintégration du corps féminin comme
un objet reproductif. De plus, malgré leur métier de prostituée, leurs personnages mènent une
vie sexuelle qui n’est pas menacée par la reproduction, elles sont ainsi libres de mener une
sexualité boulimique, voire déviante. Tu t’appelleras Tanga et Rue la Poudrière mettent en
avant un répertoire élargi de relations sexuelles dont le lesbianisme, la prostitution, la sodomie,
le voyeurisme, le viol, l’inceste. Dans les récits de Beyala et de Devi, les personnages possèdent
des désirs érotiques qui ne se limitent ni à une personne ou à un sexe, mais qui s'adressent aux
autres en général. Cela jure bien évidemment avec la façon dont on conçoit le désir sexuel dans
une société patriarcale, car selon Sami Tchak2, les us et coutumes du patriarcat dictent que le
désir sexuel devrait exister seulement dans le contexte du mariage, et le désir de chaque épouse
ne devrait s'adresser qu'à son conjoint. D’ailleurs, on exige que les femmes cachent toujours leur
plaisir, quelle que soit l'activité. Ainsi en décrivant en détail et sans honte le plaisir qu'elles
1 TTT, p. 26 2 Sami Tchak, La sexualité feminine en Afrique (Paris : L’Harmattan, 1999).
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éprouvent à faire l'amour, Paule et Tanga violent la loi du père qui interdit toute manifestation
du plaisir chez la femme. Il faudrait noter que dans Femme nue femme noire de Beyala, la
maternité se fait encore plus rare. Irène dit : « Je veux savoir comment les femmes font pour
être enceintes parce que chez nous certains mots n’existent pas1 ». Malgré les nombreuses
scènes d’orgies, la stérilité dans Femme nue femme noire est à son paroxysme. Irène, celle qui
se laisse aller à la « débauche des sens2 » ou encore qui pratique « la morale de l’excès3 » ne se
retrouve jamais enchainée à la maternité. Tout au long du roman, elle garde son autonomie ainsi
que son indépendance, car même la possibilité de tomber enceinte ne fait pas partie de sa réalité.
Une certaine stérilité réactive traverse ce roman, les femmes y font le seul choix que nul ne peut
leur retirer : celui d’enfanter ou pas. Notons d’ailleurs que dans Femme nue femme noire,
l’histoire d’Irène commence avec la mise à mort de l’enfance par le vol d’un sac contenant le
cadavre d’un bébé.
Le corps maternel, selon Kristeva échappe au contrôle de la femme. En effet, son corps
cesse peu à peu de lui appartenir pour représenter un espace ayant comme fonction principale la
création d’un autre être qui n’est pas elle. En accord avec Kristeva, Elizabeth Grosz soutient que
« While pregnancy is something that ‘happens’ to woman, it does not involve agency or identity.
If anything, it is their abandonment. The process of ‘becoming mother’ is distanced from
subjectivity and identity4 ». Ainsi, le processus de la maternité force le corps de la femme à se
diviser, à changer d’équilibre et à servir un autre qui n’est pas la mère en tant que sujet ; le corps
de la femme cesse de lui appartenir pour redevenir machine au service de l’autre. Répondre aux
besoins de l’enfant devient sa priorité immédiate et non la concrétisation de l’identité féminine.
1 FN, p. 12. 2 FN, p. 51. 3 FN, p. 22. 4 Elizabeth Grosz, Sexual Subversions: Three French Feminists (Australia : Allen &Unwin, 1989), p. 79.
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Son corps cesse d’être une entité autonome pour devenir un agent nourricier, par exemple, un
sein aux yeux du nourrisson. Selon Grosz,
Maternity is the splitting, fusing, merging, fragmenting of a series of bodily processes outside
the will or control of a subject. Woman, the woman-mother, does not find her feminity or
identity as a woman affirmed in maternity but, rather her corporeality, her animality, her
position on the threshold between nature and culture. Her ‘identity’ as a subject is betrayed by
pregnancy1.
La maternité devient donc un autre moyen de mettre la femme au profit par la société.
Sans qu’elle ne s’en rende compte, elle prête son corps à l’agencement de l’ordre symbolique du
patriarcat. Dans les deux cas, il semblerait que les femmes beyalienne et dévienne refusent la
maternité afin de ne plus perpétuer l’ordre phallocratique. Cet acte les place devant l’opportunité
de s’arroger le droit de dire ‘non’, et de rejeter une normalité qui ne ferait que solidifier la
dominance sociale mâle. Réfutant la pratique misogyne où la femme donne naissance dans le but
d’intégrer l’ordre social et d’obtenir quelques miettes de pouvoir, Paule et Tanga marquent par
ce choix une rupture biologique et sociale. C’est ainsi que Paule et Tanga défient rigoureusement
tout ce que pourrait impliquer la notion de maternité et tournent le dos aux pratiques/institutions
traditionnellement privilégiées comme le mariage, la reproduction et le foyer. Nous sommes
témoin de la femme en tant qu’objet qui devient sujet-maîtresse de son corps et de son discours.
Elles assument leur subjectivité, car de l’objet muet du regard masculin, elles se transforment en
sujets parlants. D’ailleurs, elles refusent de devenir la cible du regard de l’homme. Ève dans, Ève
de ses décombres, met en place une sorte de déféminisation à l’extrême à travers le sabotage
total de son corps qui ressemble d’ailleurs à un squelette. Elle se laisse dépérir, se rase la tête afin
de repousser le regard masculin et d’arrêter d’être une cible. À ce titre, Ève avance : « Comme
1 Ibid, p. 79.
221
221
s’ils étaient la partie la plus forte de mon corps, la partie par où mon énergie pourrait être saisie
et aspirée. Parce que c’est la partie la plus visible de ma féminité, c’est aussi par là où l’on
commence, par là que l’on blesse 1 ».
Cette nouvelle inscription du corps visera à pointer du doigt l’imposition d’une
représentation de l’expérience féminine pré-établie par le phallocentrisme et qu’endosse
consciemment ou pas la gente féminine. Or, il apparaît un effort d’apporter un sens ou d’établir
un rapport nouveau entre la femme et son corps, la femme et ses plaisirs sans se contraindre des
limites, des interdits et des attentes du discours dominant. Il semblerait qu’à travers le
personnage de « femme-fille », de celle qui est épargnée par la reproduction, Beyala et Devi
parviennent à rompre la dichotomie madone/pute en montrant cette notion de l’identité comme
étant socialement construite. La tâche à laquelle Beyala et Devi se sont confrontées semble être
de forcer le néologisme de « fille-femme » à embrasser les expériences ou le devenir que le
terme « femme » exclut traditionnellement; tout en sachant que cela ne peut être facile parce que
ce ne peut qu`ébranler violemment les principes politiques qui les sous-tendent. Cette nouvelle
approche permet de rassembler les diverses expériences du sujet afin de former une mosaïque de
vie où il accède à une subjectivité. Ce n’est qu’en approchant cette tactique d’un œil innovateur
et critique, plus précisément à libérer la catégorie ‘femme’ de son cloisonnement sous une forme
unique qui mène à une fin définitive et tout en redésignant une nouvelle géographie du plaisir de
la femme, qu’elles sont parvenues, premièrement, à rompre avec cette sédimentation historique
de la sexualité de la femme comme manque et absence en proposant un modèle de la sexualité
féminine qui vise à la découverte du corps comme site de zones érogènes multiples. Épurée des
us et des coutumes, tels les condionnements et obligations associés à son genre, son corps et ses
1 ED, p. 131.
222
222
désirs, la femme devient un canevas vide dont l’histoire reste à écrire.
223
223
5.4 La nébuleuse du non-dit et des sous-entendus chez Beyala, Devi et Mokeddem
Nous avons jusqu’à lors été témoin du pouvoir de la langue, de sa capacité d’agir et de la
façon dont les protagonistes de Beyala et de Devi la remanient afin de proposer une prise de
parole qui soit autre chose que l’exercice d’un droit et d’un pouvoir, autre chose que la
production d’un contre-discours violent et agressif. La légitimation d’une telle prise de parole se
conçoit de sorte qu’elles n’attaquent pas de front la logique patriarcale mais plutôt par un
remaniement du Symbolique et du Sémiotique. Étant donné l’hégémonie, la permanence du
Symbolique et les prérogatives patriarcales qui s’imposent à elles, nous avons vu comment ces
auteures font preuve d’une tactique linguistique de façon à faire de la subversion une stratégie
plus efficace. Pour ce faire, elles prennent en charge les subtilités sociales qui se sont érigées en
sens, en discours normatif et en code de comportement qui participent à l'identification des
membres de la communauté dans une société où celui ou celle qui défie ces normes est, très
souvent, considéré(e) comme fou/folle. D'où cette forme de peur, qui habite les uns et les autres,
de contrarier la société en contestant son mode de fonctionnement et ses normes, car ce « contre-
discours » est automatiquement stigmatisé comme controversé et intelligible. Ayant conscience
de ne pas pouvoir s’affranchir sans le Symbolique, car étant encore et toujours en dessous du
territoire de cette loi et sans se soumettre aux stéréotypes coloniaux ni pour autant les nier, elles
optent, comme nous l’avons déjà mentionné, pour une stratégie implicite, une stratégie de
« l’intérieur ». Cette tactique, qu'elles utilisent leur permet de s'investir à l'intérieur du champ de
vision de l'ennemi et dans l'espace contrôlé par lui. Comme le conclut Butler : « Il ne s’agit pas
d’exercer une puissance d’agir à distance, mais précisément de lutter depuis l’intérieur des
224
224
contraintes de la coercition1 ». Ou encore, comme le postule Kenneth Harrow dans son œuvre,
Less Than One and Double (2001): « If subversion is possible, it will be subversion from within
the terms of the law through the possibilities that emerge when the law turns against itself and
spawns unexpected permutations of itself. The culturally constructed body will then be liberated
neither to its ‘natural’ past nor to its original pleasures, but to an open future of cultural
possibilities2 ».
Dans les deux analyses qui précèdent, nous nous sommes intéressée aux tactiques qu’elles
mettent en place pour justement contourner sans pour autant défier la logique patriarcale, surtout
quand l’acte de rébellion les projette non seulement dans la marge de la société mais carrément
au bord d’un précipice. Dans certains cas, surtout si l’on prend compte du contexte de Malika
Mokeddem, cela devient presqu’un acte suicidaire. Certes, à travers la répétition et les mots-
segments, les récits de Beyala et Devi explicitent un profond tiraillement entre la réalité de la
langue- système de représentation verbale de l’objet et véhicule d’interlocution - et la loi du
silence qui frappe d’interdit des concepts, des images et des manifestations langagières. Si ce
langage poétique est celui des marginaux ou d'une minorité, nous nous sommes intéressée à
l’impact du sens de ces paroles et de leur subtilité qui ne peuvent être saisies qu’à travers une
analyse des sens figurés et du sens réel du langage. Se refuser d’interpréter ces façons de parler
et de dire dans toutes leurs dimensions équivaut à prendre le côté simplement cru et superficiel
de la métaphore. Le langage peut aussi être le domaine des tournures, des non-dits, du lapsus et
des présupposés, et c’est pour cette raison que la tactique en question ici émerge à travers les
non-dits et les sous-entendus dans les textes de Beyala, de Devi et de Mokeddem. Il ne s’agira
donc pas seulement de déterminer le sens des œuvres considérées mais surtout d’analyser leur
1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 60. 2 Kenneth Harrow, Less Than One and Double: A Feminist Reading of African Women’s Writing (Portsmouth : Heinemann, 2002), p. 16.
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mécanisme de production de sens à partir d’un univers discursif constitué de vides, de non-dits et
de sous-entendus. Face à un univers de la performativité à travers un langage qui fait en même
temps qu’il dit, nous nous attarderons, dans cette analyse, sur une tactique linguistique
subversive dont font preuve Beyala, Devi et Mokeddem. Cette tactique de l’implicite étant une
prise de parole qui se fait sur le mode de « Quand ne pas dire, c’est aussi faire ».
La langue en tant qu’instrument de communication est une donne incontestable, mais il faut
aussi rappeler qu’elle est fondamentalement un moyen d’expression, de représentation verbale de
la pensée et possède donc tout un dispositif de fonctionnement qui assure des encodages,
destinées à l’allocutaire qui est censé les déchiffrer. Ces encodages se constituent également à
travers la problématique fort complexe de l’indicible, de l’inimaginable, de l’indescriptible, et de
l’invisible. Il amène aussi à une interrogation sur les limites du langage, de la perception et aussi
de l’au-delà du discours. Face à la violence linguistique, la censure ou la douleur, entre autres, le
langage traduit parfois l’impossibilité de mettre en mots des expériences limites, que celles-ci
soient d’ordre personnel ou collectif. À l’aide des dispositifs tels que l’implicite, les nons-dits et
les sous-entendus, les romancières empruntent une séries de voies detournées afin de négocier les
défaillances du langage et les impositions sociales. Les expressions porteuses de valeurs
implicites, des nons-dit et des sous-entendus s’expriment sur le mode du silence ou de
l’ambiguïté, du brouillage référentiel et des stratégies rhétoriques comme la litote, l’ironie, la
métaphore, etc. Dans le domaine littéraire, nous pouvons suivre les traces des non-dits et de
sous-entendus, exprimées sous diverses formes textuelles. Elles s’attachent à la textualité des
mots mais aussi sur le plan énonciatif aux différents phénomènes de la signification induits par le
texte et à tout ce que le texte ne dit pas et dont il appelle la restitution. Dans la mesure où le sujet
éprouve la nécessité impérieuse d’expliciter des évènements, des situations, des actions que les
circonstances sociales et culturelles particulières signalent comme réservés, tabous, voire non-
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226
dicibles, le langage met à la disposition du locuteur/écrivain des modes d’expression implicites
qui permettent de « laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit 1». Surtout si la
parole du sujet féminin dans le cadre de notre corpus est obstruée par l’horreur, l’effroi, la
censure politique ainsi que par la pudeur sociale et qui aboutit finalement à ce que le sujet ne
peut pas ou refuse de « dire ». Il advient ainsi qu’un vide communicationnel finisse par
s’installer dans son espace locutionnaire. Malgré tout, nous serons témoin de la manière par
laquelle le sujet féminin comblera ce vide en sachant actualiser les divers moyens verbaux et non
verbaux qui s’offrent à elle pour satisfaire cette nécessité impérieuse de dire les évènements et
les exigences que les circonstances répressives signalent comme tabous.
Catherine Kerbrat-Orecchioni énumère dans son œuvre L’implicite2 les raisons de cette
tactique. Selon elle, on a recours à la formule de l’implicite pour conjurer l’existence de certains
tabous dans une société donnée, pour déjouer certaines censures d’ordre moral, politique ou
juridique et ruser avec la loi du silence qui frappe d’interdits certains objets discursifs dans un
contexte social bien déterminé où certaines choses ne « se disent pas » – du moins directement.
L’implicite est aussi utilisée pour des raisons de bienséance et de convenance. Elle explique
qu’au lieu de parler explicitement de choses qui frappent et qui choquent, on peut avoir recours à
des stratégies de l’implicite telles que la métaphore, l’allégorie, la parabole, le trope fictionnel,
l’euphémisme, l’énigme, l’allusion, le langage chiffré, la litote, etc. De fait, Beyala, Devi et
Mokeddem utilisent l’implicite, car les répercussions sociales sont bien moindres et elles
parviennent ainsi à écrire et dire sans prendre les mêmes risques que comprend le discours
explicite. La nécessité de l’implicite est apparente pour Oswald Ducrot et il en donne deux
origines théoriques distinctes. La première :
1 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire: principes de sémantique linguistique (Paris : L’Harmattan, 1991), p. 6. 2 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite (Paris : Armand Colin, 1986).
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[…] tient d’abord au fait qu’il y a, dans toute collectivité, même dans la plus apparemment
libérale, voire libre, un ensemble non négligeable de tabous linguistiques. On n’entendra pas
seulement par là qu’il y a des mots- au sens lexicographique du terme- qui ne doivent par être
prononcés, ou qui ne le peuvent que dans certaines circonstances strictement définies. Ce qui
importe davantage, […] c’est qu’il a des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés
par une sorte de loi du silence (il y a des formes d’activités, des sentiments, des évènements
dont on ne parle pas). Bien plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation
particulière, différentes types d’informations qu’il n’a pas le droit de donner, non qu’elles
soient en elles mêmes objets d’une prohibition, mais parce que l’acte de les donner
constituerait une attitude considérée comme répréhensible. Pour telle personne, à tel moment,
dire telle chose, se serait se vanter, se plaindre, s’humilier, humilier l’interlocuteur, le blesser,
le provoquer, etc. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler
de ces choses, il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicite,
qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit1.
La seconde origine possible indique que toute affirmation explicite, destinée à la
transmission de l’information d’un individu à un autre devient, par cela même, un thème de
discussions possibles. Par définition en effet, toute information manifeste, une information qui se
donne comme telle, qui s’avoue, qui s’étale et qui est totalement dite peut être contredite. De
sorte qu’on ne saurait annoncer une opinion ou un désir, sans les désigner du même coup aux
objections et sanctions éventuelles des interlocuteurs, car selon Ducrot, la formulation d’une idée
est la première étape, et décisive vers sa mise en question. Il est donc nécessaire de trouver, si
l’idée s’exprime, un moyen d’expression qui n’en fera pas un objet assignable et donc
contestable. En effet, Kerbrat-Orecchioni avance que :
Ces sous-dires ou ces dires implicites « n’ont pas le même statut linguistique (donc juridique,
parfois) que les posés. Ils ne se prêtent pas aux mêmes types d’enchaînements (refutatifs, en
particulier) : plus enfouis, il n’est pas toujours nécessaire de les « relever ». Moins perceptibles,
moins « importants » (en apparence), plus discrets : ce sont bien des contenus implicites. Mais
cette discrétion en même temps fait leur force, et les dote d’un pouvoir manipulatoire qui n’est
1 Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 5-6.
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pas sans rappeler celui, redoutable comme l’on sait, des signes « subliminaux »1.
De nature explicite ou implicite, il reste que toute démarche énonciative commence par
une motivation et un « vouloir-dire » tout en manipulant un « savoir-faire » linguistique pour
pouvoir dire et s'investir proprement dans une intention. L’acte de prendre la parole n’est en
effet, au moins dans les formes de civilisation que nous connaissons, ni un acte libre ni un acte
gratuit. Il n’est pas libre, en ce sens que certaines conditions doivent être remplies pour qu’on ait
le droit de parler, et de parler de telle ou telle façon. Il n’est pas gratuit, en ce sens que toute
parole doit se présenter comme motivée, comme répondant à certains besoins ou visant à
certaines fins. Le locuteur a tendance à choisir les paroles qui promettent de produire les
conséquences qu’il désire, sauf que dans le discours implicite, cela n’est pas toujours apparent.
C’est alors qu’intervient l’analyse des prédicats sémantiques hiérarchisés, les opérateurs lexicaux
qui leur correspondent et les règles syntaxiques dans le but de déchiffrer le « vouloir-dire » du
locuteur pour en déceler l’« intenté ». Rappelons que pour Benveniste, l’intenté c’est ce que le
locuteur veut dire, c’est ce qui relève de l’actualisation de sa pensée. Il peut arriver que la
manoeuvre du locuteur soit pleinement réfléchie, entendant par là qu’il décide d’abord l’effet
qu’il veut obtenir chez le destinataire, et cherche ensuite les mots qui sont à même de le
déclencher. Dans un cas comme dans l’autre, à l’origine de l’énonciation, il y a toujours une
motivation guidée par une intention d’atteindre un but auprès de l’interlocuteur, ce, par le savoir,
le savoir-faire linguistique, le respect des usages et les connaissances rhétoriques. Nous parlons
de « savoir-faire » lorsqu’il s’agit de cette stratégie parce qu’
Elle englobe toutes les informations qui sont susceptibles d’être véhiculées par un énoncé
donné, mais dont l’actualisation reste tributaire de certains particularités du contexte énonciatif;
1 Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 23.
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valeurs instables, fluctuantes, neutralisantes, dont le décryptage implique un « calcul
interprétatif » toujours plus ou moins sujets à caution, et qui ne s’actualisent vraiment que dans
des circonstances déterminés, qu’il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de déterminer. Valeurs qui
sont toutefois pour nous véritablement inscrites dans l’énoncé (ce ne sont pas de purs « faits de
parole ») même si leur émergence exige l’intervention, en plus de sa compétence linguistique,
des compétences encyclopédique et/ou « rhétorico-pragmatique » du sujet décodeur1 .
Que l’implicite se situe au niveau de l’énoncé ou si elle se fonde sur l’énonciation, sa réussite
dans les relations auteur/lecteur nécessite toujours un codage du locuteur mais aussi, comme le
démontre Kerbrat-Orecchioni, un décodage, voire un savoir-faire de la part du lecteur. Se tisse
dès lors une étroite dépendance entre l’écrivaine et le lecteur, car c’est sur ce dernier que repose
la finalité et le décryptage du texte pour en faire ressortir les « inférences » que Kerbrat-
Orecchioni décrit de la façon suivante: « Nous appellerons « inférence » toute proposition
implicite que l’on peut extraire d’un énoncé et déduire de son contenu littéral ou combinant des
informations de statut variable (internes/externes)2 ». Le locuteur cherche à prendre le
destinataire à son propre jeu, à diriger à distance ses raisonnements. Pour cela, le locuteur fournit
au destinataire les données susceptibles de l’amener à telle ou telle conclusion alors que
l’auditeur est chargé de répertorier ces données afin de déceler la signification implicite qui s’y
cache. Comme le précise Kerbrat-Orecchioni au sujet de l’auditeur, « celui-ci est réputé la
constituer, par une sorte de raisonnement, à partir de l’interprétation littérale, interprétation dont
il tirerait ensuite, à ses risques et périls, les conséquences possibles3 ». Ce recours à l’implicite
qui met l’accent sur l’expression de l’intériorité souligne une solidarité certaine, sinon une
complicité avérée, entre l’écrivaine et ses lecteurs. Si, comme le dit Durcot, « On a bien
fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les
1 Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op. cit., p. 39-40. 2 Ibid., p. 24. 3 Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 12.
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avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse en refuser la responsabilité1 », il
apparaît désormais dans leur stratégie de l’implicite de dire autrement, de s'investir d'une autre
manière et de reconquérir la langue usurpée, afin de rompre son rapport avec la haine. Leurs
manoeuvres stylistiques agissent comme une tactique, qui cherche, par une sorte d’action
causale, à produire telle ou telle croyance chez l’auditeur. Comme le conclut Ducrot au sujet de
ces ruses:
Certes, elles permettent au locuteur de susciter certaines opinions chez le destinataire sans
prendre le risque de les formuler lui-même: elles permettent de faire croire sans avoir dit. Mais
on demande souvent à l’implicite de répondre à une exigence beaucoup plus forte. Il ne s’agit
pas seulement de faire croire, il s’agit de dire, sans avoir dit. Or dire quelque chose, ce n’est
pas seulement faire en sorte que le destinataire le pense, mais aussi faire en sorte qu’une de ses
raisons de le penser soit d’avoir reconnu que l’auditeur veut le lui faire penser. Et justement, il
peut arriver qu’on souhaite à la fois dire (en ce sens fort), sans accepter pour autant de
reconnaitre qu’on a voulu dire. En d’autres termes, il peut arriver que l’on veuille bénéficier à
la fois de l’espèce de complicité inhérente au dire, et rejeter en même temps les risques
attachés à ce dire2 .
Cette action intellectuelle désigne l’activité de l’écrivain et celle de son lecteur. C’est
justement là où résident la force et la tactique qu’utilisent Beyala, Devi et Mokeddem, car
écrivant dans un milieu où certains sujets leur sont refusés, voire interdits, elles comptent sur les
ambiguïtés, les nons-dit, et les sous-entendus du procès narratif afin de forcer le lecteur à
questionner les conventions sociales. Certes, elles comptent sur les efforts constructifs et
restitutifs du lecteur afin de faire sens des non-dits, des sous-entendus et des effets de ces
dispositifs dans le texte. Dans ce cadre, l’absence d’un message est à concevoir comme un
message en soi. De la réserve ou de la réticence, des omissions et des évasions sont des indices
d’une importance majeure et deviennent dès lors des signes aussi chargés que des mots. Nous
1 Ibid., p. 5. 2 Ibid., p. 15.
231
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voudrions souligner que les non-dits, les sous-entendus et le brouillage référentiel, bref, les traces
non-verbales de l’expression peuvent aussi être parlantes. C’est justement sur ces éléments que
nous nous attarderons dans cette partie, car nous tenterons de montrer que leurs interprétations
peuvent altérer la charge conceptuelle de cet art de parler et d’agir. En somme, nous insisterons
sur ces non-dits et ces sous-entendus qui ne doivent être entrevus que comme des vides ou des
trous anodins mais bien comme des lacunes d’informations manipulées par les romancières pour
remplir une fonction sociale et politique. À travers cette tactique discursive allant au-delà du
champ artistique, nous démontrerons comment Beyala, Devi et Mokeddem attestent d’une agilité
à reconceptualiser la relation entre le langage et les prérogatives patriarcales de façon à faire de
la subversion par le langage une stratégie qui pourrait finalement s’imposer. Pour rejoindre la
pensée de Ducrot, elles parviennent, « à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire
comme si [elles] ne les avaient pas dites1 », ce qui leur permet finalement une plus grande marge
de manoeuvre au sein d’un système qui tend à les réduire au silence.
Le discours de Beyala et de Devi est marqué de doutes et de sous-entendus surtout lorsqu’il
s’agit des relations incestueuses entre père et fille ainsi que de la nature des relations entre leurs
protagonistes féminins. En effet, Beyala et Devi restent très ambiguës lorsqu’il s’agit du viol que
Tanga dans Tu t’appelleras Tanga et La Mouna dans Moi, l’interdite subissent aux mains de
leurs pères. Le viol incestueux est une des formes de perversions sexuelles les plus dénoncées
dans les romans africains, mais il est raconté avec une certaine pudeur et contient peu de détails.
C’est le cas, par exemple, de l’allusion rapide qu’en font ces deux auteures. Dans Moi,
l’interdite, le viol, l’acte condamné dont on ne doit pas parler et qui synthétise un ensemble de
croyances fondamentales concernant la virilité est décrit non pas en insistant sur l’identité du
1 Ibid., p.5.
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violeur (le père), mais plutôt en le réduisant, comme le décrit Mouna, à « la main aux sources
brulantes qui fouille mes hontes la nuit-le jour1 ». Plus tard, quand Lisa lui demande de quelle
main veut-elle parler, Mouna précise : « celle qui vient dans le noir, tu sais, quand tout est
tranquille. Je n’entends plus rien, rien, c’est comme si le monde avait disparu […] Et puis la
porte s’entrouve […] Dans lequel il n’y a que lui et moi. Lui, et sa main tendue comme une
compagne de haine. Et, alors, Il commence son travail […] Je dois le laisser me vivre me ciseler
me marteler, la main est souveraine la nuit2 ». Il en est de même dans Tu t’appelleras Tanga, car
dans les deux cas, Mouna et Tanga n’articulent pas cet acte comme un viol. Hantée par des
cauchemars qui se rapprochent de la scène du viol, Tanga se met à élaborer sur ce sujet et à
parler de l’abus dont elle a souffert de son père. Pourtant, tout comme Mouna, la scène est
décrite de façon très ambiguë. Tanga raconte :
Ainsi que l’homme mon père, qui plus tard, non content d’amener ses maîtresses chez
nous, de les tripoter sous l’oeil dégouté de ma mère m’écartèlera les jambes au printemps de
mes douze ans […] cet homme, mon père qui m’engrossera et empoissonnera l’enfant, notre
enfant, son petit-fils, cet homme ne s’apercevra jamais de ma souffrance et pourtant cette
souffrance a duré jusqu’au jour de sa mort, jusqu’au jour de ma mort3.
Toutes deux insistent sur l’expérience qu’elles ont subie tout en élaborant sur les
circonstances qui entourent cette agression, mais jamais elles ne prononcent le mot « viol »
lorsqu’il s’agit de cet acte incestueux. Cette description ou cette approche du viol nous ramène à
l’évidence que culturellement, l’inceste persiste comme un sujet tabou qui a été et qui reste
historiquement nié et caché par la société. Ainsi, cela n’est guère surprenant que ces deux
protagonistes restent évasifs sur le sujet et des fois même le contournent carrément.
1 MI, p. 65. 2 MI, p. 83-84. 3 TTT, p. 46.
233
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Il en est de même lorsqu’il s’agit des relations entre femmes, car que ce soit dans Tu
t’appelleras Tanga où le doute persiste au sujet de la relation entre Tanga et Anna-Claude ou
encore dans C’est le soleil qui m’a brûlée dans lequel Ateba éprouve un amour démesuré pour la
femme, Beyala parvient, à travers des sous-entendus, à parsemer le doute ainsi qu’à reléguer la
nature des relations entre les membres de la gente féminine à l’imaginaire du lecteur. Le même
sous-entendu ou la même ambiguïté apparaît chez Devi dans Ève de ses décombres dans la
relation entre Ève et son amie Savita. L’ambiguïté est telle qu’il serait difficile d’identifier leur
relation comme « lesbienne » ou « amitié féminine ». Ces frontières sémantiques expriment dès
lors une tension idéologique et s’explique forcément à cause de la stigmatisation, le déni et le
dénigrement de toute relation non-hétérosexuelle tant sur le plan politique que social en Afrique1,
un continent où plusieurs pays ont criminalisé l’homosexualité et où elle est condamnée par
l’opinion publique. Par conséquent, l’acte de parler du lesbianisme ou de l’homosexualité dans
un milieu où l’hétérosexualité est obligatoire, surtout lorsqu’il s’agit de l’Algérie alors que l’île
Maurice interdit seulement certaines pratiques telle la sodomie, mène à ce que ce discours se
heurte contre la censure sociale et à être, de la sorte, relégué au domaine de l’interdit et du tabou.
C’est d’ailleurs ainsi que décrit Nathalie Etoke : « En Afrique, le désir lesbien est un désir mort-
né, un désir qui existe uniquement sous le mode de la négation et de la prohibition. Les
personnages féminins font le deuil d’un désir condamné à partir du moment où il est énoncé2 ».
Ce positionnement analytique se rapproche de celui de Butler à partir d’une étude des travaux de
Freud sur le deuil et la mélancolie, Butler développe une théorie sur la nature mélancolique du
désir homosexuel. Elle dit :
1 L’homosexualité est illégale dans tous les pays sauf dans ces pays suivants : Afrique du Sud, Bostwana, Burkina Faso, Cameroun, Congo Brazzaville, Centrafrique, Côte d'Ivoire, Eritrée, Gabon, Guinée Bissau, Lesotho, Madagascar, Mali, Niger, Rwanda, Tchad. Behind the Mask (2006), http://www.mask.ore.za/ 2 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, p. 145.
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234
Si nous acceptons la notion selon laquelle la prohibition de l’homosexualité s’opère à travers
une culture largement hétérosexuelle […] Si l’amour est dès le départ hors de question […] il
ne peut donc pas avoir lieu et s’il a lieu, il n’a certainement pas eu lieu. S’il a lieu, tout se passe
sous le signe officiel de son interdiction, on peut s’attendre à une prévalence culturelle d’une
forme de mélancolie…1
C’est ainsi que Devi et Beyala doivent négocier des frontières entre ce qu’elles peuvent
ouvertement dire et ce qui doit être nuancé ou déguisé. C’est à travers ces sous-entendus et ces
ambiguïtés qui interpellent le lecteur à la restitution en ayant recours à son imagination que ces
deux romancières parviennent à contourner la censure sociale et à proposer une avenue différente
pour une sexualité qui remet en question le discours social, qui préconise une hétérosexualité
obligatoire. En somme, à cause de l’environnement social, culturel et politique dans lequel se
déroule la narration, les sous-entendus et les ambiguïtés deviennent une stratégie littéraire qui
peut négocier un compromis entre le désir de dire et de vivre une sexualité autre face à
l’omniprésence oppressante de la matrice hétérosexuelle. Le doute que cela provoque, étant un
message en soi, camoufle non seulement un désir de vivre autrement, mais dissimule aussi une
rébellion face au patriarcat. Selon Nfah-Abbenyi, ces romancières « are creating a space for
themselves by questionning a combination of oppressive conditions that are both traditional and
specific to their colonial and postcolonial context2 ». Bien qu’elles entament le dévoilement d’un
certain désir lesbien, l’écart qui persiste entre la reconnaissance de l’homosexualité, étant bien
évidemment une pratique taboue et ainsi l’impossibilité de la vivre ouvertement démontre
clairement la situation contradictoire au sein de laquelle régissent les écrivaines. Car, comme le
propose Gloria Wekker, « Sexuality cannot be considered independently from the social order in
which it exists […] the biological basis of sexuality is always experienced and interpreted
1 Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., 139. 2 Nfah-Abbenyi, 1997, p. 30.
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according to cultural values1 ».
Incapable de prôner ouvertement le lesbianisme pour des raisons d’appartenance
culturelle et par peur de mise à l’index, Beyala et Devi mettent en place des subterfuges et des
ruses qui fonctionnent comme des stratégies de négociation. Si parler et écrire sur une sexualité
‘interdite’ par les romancières africaines ébranlent l’ordre pré-établi menant à une contre-attaque
violente, le domaine du non-dit et du sous-entendu devient ainsi la seule possibilité d’en parler.
Elles témoignent d’une démarche littéraire qui tente de composer avec le discours dominant tout
en reconnaissant et en dévoilant les contradictions, les incohérences et les fissures narratives qui
reflètent la difficulté voire l’impossibilité de tenir un discours ouvertement lesbien. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle, les personnages beyaliens et deviens abordent une sexualité qui
n’est ni exclusivement hétérosexuelle ni homosexuelle ni même bisexuelle. Bref, à travers ces
frontières sémantiques qui négocient une tension idéologique, elles présentent une sexualité
capable de plaisir et qui défie toutes catégorisations. Surtout si l’on pense aux deux romans
beyaliens, Tu t’appelleras Tanga et C’est le soleil qui m’a brûlée et au récit Ève de ses
décombres de Devi où les romancières dressent un tableau qui brouille l’opposition entre
l’hétérosexualité et l’homosexualité sans pourtant attester d’une préférence. Parfois même, ces
écrivaines semblent semer davantage le doute du fait que nous avons du mal à faire une
distinction entre une tendresse ou amitié que partagent certains personnages et une relation, dites,
lesbienne. Il semblerait qu’à défaut de parler explicitement de l’homosexualité, Devi et Beyala
utilisent plutôt cette thématique métaphoriquement. Cela explique d’ailleurs pourquoi l’on ne
retrouve pas, dans la narration de scènes sexuelles explicites chez ces deux auteures. Sauf dans
Femme nue, femme noire de Beyala où il n’est clairement pas question de tendresse ou d’amour
1 Gloria Wekker, “Mati-ism and Black Lesbianism: Two Idealtypical Expressions of Female Homosexuality in Black Communities of the Diaspora”. The Greatest Taboo, Homosexuality in Black Communities. Ed. Delroy Constantine-Simms (New York: Alyson, 2001), p. 156.
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entre Irène et Fatou mais de domination et de contrôle. D’une part, cette absence permet de
contourner la censure sociale qui n’autorise pas la description d’une scène d’amour entre deux
femmes et d’autre part, cette oscillation se doit d’être appréhendée comme une négociation entre
ce qui peut et ne peut pas être divulgué. De part et d’autre, leur démarche tente plutôt de
transcender cette définition de la sexualité féminine qui repose principalement sur le sexe pour
offrir un nouveau modèle, celui ou le corps réapprend la douceur, le plaisir et le jeu. En effet, à
travers ce discours fait de sous-entendus et d’ambiguïtés quant à la nature des relations entre les
personnages féminins, elles parviennent ainsi à s’éloigner de l’acte sexuel pour plutôt mettre
l’accent sur le partage et la communion entre deux personnages. Elles nous introduisent dans
l’univers de jeunes adolescentes, qui ont comme quêtes principales d’éveiller la conscience des
femmes de sorte à mettre sur pied une collectivité féminine et bien sûr de raccommoder et de
compléter leur identité de femme. Certes, que ce soit du côté de Beyala ou de Devi, leur romans
sont caractérisés par une abondance de protagonistes féminins qui entretiennent des relations
basées sur un sentiment d’appartenance à une communauté de femmes et sur la lutte pour les
droits de la femme.
Dans son article, « African Women, Culture and Another Development », Molara
Ogundipe-Leslie démontre que si la femme veut se défaire de ce défaitisme colonial ou
néocolonial qui la séquestre et qui la cloisonne, elle devra surmonter cinq étapes que la critique
catégorise ainsi : l’homme, le racisme, les structures traditionnelles phallocratiques, la faiblesse
et la soumission de la femme envers l’homme, et enfin, la femme elle-même. En plus d’être une
cible facile pour l’homme, la femme se retrouve aussi victime de la femme. En effet, cette
pression collective et la domination de l’homme peuvent aisément expliquer le fait que la femme
finit par s’objectiviser ou se chosifier elle-même et tenter à reproduire les mêmes conditions de
leur oppression. Molara Ogundipe-Leslie ajoute: « Women are shackled by their own negative
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self-image by centuries of the interiorization of the ideologies of patriarchy and gender
hierarchy. Their own reactions to objectivise problem therefore are often self-defeating and self-
crippling. Woman reacts with fear, dependency complexes and attitudes to please and cajole
where more self-assertiveness and action are needed1 ». Ainsi, elle propose de revoir la relation
aux hommes, à d’autres femmes mais aussi à elle-même.
D’après Augustine Asaah dans son article « Gender Concerns in Calixthe Beyala’s The
Sun Hath Looked upon Me », « Female-to-female dehumanization extends to self-mutilation as
women transform themselves into masochistic martyrs and sacrificial victims. Equally insidious
is women’s readiness to commodify themselves, ostensibly to lure men. This self-
commodification takes the form of prostitution and bleaching. In short, women duplicate,
facilitate and sometimes worsen patriarchal tyranny. Ada, Betty, Ekassi, Irène and many others
become the agents of their own death2 ». Pensons à Ada qui s’efforce d’élever Ateba dans un
environnement austère et stérile où règnent la violence et la domination masculine. Malgré
maints échecs amoureux, Ada continue à se persuader qu’il lui faut un homme à la maison pour
pouvoir mener à bien son existence et ainsi rétablir l’ordre phallocratique. Elle veut à tout prix
élever Ateba comme une bonne et vertueuse femme africaine. Elle lui apprend la servitude et le
ménage en la traitant de servante et elle lui apprend la virtuosité en lui faisant subir, aux yeux de
tout le monde, le rite de l’œuf. Dans la fiction beyalesque, la relation mère-fille se trouve très
souvent marquée d’incompréhension et aussi de violence. Comme le dit Gallimore,
De même que la mère constitue une barrière à l’épanouissement féminin, de même la tante, la
grand-mère, succédanés du maternel, constituant une catégorie d’anti-femmes, mères
patriarcales qui servent de point de repère à la société phallocratique. Celle-ci se sert d’elles
1 Ogundipe-Leslie Molara, “African Women, Culture and Another Development”. Journal of African Marxists 5 (1984): 89. 2 Augustine Asaah, “Gender Concerns in Calixthe Beyala’s The Sun Hath Looked Upon me”. Matatu 27-28 (2003): 515. p. 527.
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pour faire passer ses lois. Sous la pression de l’homme, ces femmes ont fini par rationaliser et
par accepter, consciemment ou inconsciemment, la prédominance du masculin sur le féminin.
Ce sont les femmes qui constituent un obstacle majeur à la libération féminine1.
Dans le but d’élaborer un nouveau rapport entre les membres de la gente féminine, Ateba utilise
le mot « femme » dans son sens générique et absolu :
Femme. Tu combles mon besoin d’amour. A toi seule, je peux dire certaines choses, n’être plus
moi, me fondre en toi, car je te les dis mieux à toi qu’à moi-même. J’aime à t’imaginer à mes
côtés, guidant mes pas et mes rêves, mes désirs enfouis dans le désert de ce monde incohérent.
Quelquefois, je te vois, ta coiffure, ton visage avili par des sollicitations quotidiennes et par de
menues bassesses, et tes déhanchements souples qui font lumière la vie. J’imagine ta nuit qui
cesse à tes yeux l’agitation triviale et qu’à ton visage transparaît la limpidité de tes eaux. Tu
m’as appris la passion, la joie de vivre. Sans toi, je serais l’ombre d’une vie qui s’excuse de
vivre. Quelquefois, je t’ai reproché ton désir de l’homme. Aujourd’hui, je cours vers lui avec la
flamme de tes yeux et j’apprends ainsi qu’à son contact mon amour pour toi se fait plus serein2.
Nous retrouvons le même phénomène dans Tu t’appelleras Tanga entre la protagoniste Tanga et
sa compagne de cellule, Anna-Claude. L’hypertrophie de l’agression masculine mène Tanga à se
faire incarcérer dans un lieu isolé, hors d’atteinte de tous, y compris sa mère, espace de réflexion
qui lui permettra de sortir de cet exil en soi pour aller à la conquête de sa liberté. Une liberté qui,
grâce à sa compagne de cellule, apparaît sous forme de l’élaboration d’un discours féminin et
d’une conquête de la parole. Gallimore note que dans ce roman, la libération du discours féminin
« s’effectue à travers la délivrance de la parole de l’africaine Tanga à la juive Anna- Claude3 ».
Pour la première fois, il s’instaure un échange libre de toute contrainte entre deux êtres :
Leurs corps s’enlacent. Anna-Claude pleure. Tanga trace sur son cou et sur son flanc des
sillons de tendresse. Elle lui dit de ne pas pleurer, qu’elles venaient de connaître le cauchemar
mais que le réel était l’étreinte. Elle lui dit qu’elles frotteront leur désespoir et que d’elles
1 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 82. 2 CSB, p. 55. 3 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, p. 123.
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jaillira le plus maternel des amours. Elle lui dit de sécher ses larmes, afin que, de la plaie du
malheur, tombe la croute. Elle la berce, elle la cajole, elle lui dit qu’il est temps de continuer
son histoire avant que le temps n’inaugure la cérémonie de sa mort. Elle ajoute : Ne l’oublie
pas femme, tu dois connaître la suite de ma vie pour la perpétuer1.
L’exigüité des lieux, la violente indifférence des gardes crée une complicité entre les deux
femmes. Petit à petit, Tanga se débarrasse de sa peur et Anna-Claude se fait une interlocutrice
attentive. Selon Cazenave,
L’acte de raconter est ici un acte imposé par l’urgence de la mort. Dire, parler, raconter sont
des actes de délivrance. Le silence qui est associé à la mort, peut seulement être brisé par
l’autre femme. Continuer l’histoire de la femme par et à travers la femme revient à mettre fin
au mutisme féminin2.
C’est bien ce désir qui est exprimé par Tanga à la fin du roman, elle veut faire connaître
son histoire, dénoncer les injustices de sa société : « Mon histoire sera le pain à pétrir pour
survivre. Laisse-moi la libérer pour construire le futur3 ». Le roman se termine ainsi sur « une
fusion de deux identités féminines » de deux races et cultures différentes, de sorte à témoigner
d’« un désir de vouloir parler au nom de toutes les femmes du monde4 ». Dans la même
perspective, Rich interprète la relation entre Tanga et d’Anna-Claude comme « un lesbianisme
allant au-delà des expériences sexuelles pour inclure tous les rapports d’échange, d’amitié, et de
solidarité, tous les liens féminins capables de créer une force de résistance contre la ‘tyrannie
mâle ’5». Dans l’espace de répression qu’est la prison, les deux femmes parviennent à se créer
leur propre discours, à transgresser le pouvoir hiérarchique masculin. Ces rapports d’échanges,
deviennent selon Nfah-Abbenyi,
1 TTT, p. 65. 2 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 126. 3 TTT, p. 39. 4 Gallimore, op. cit., p. 125. 5 Adrienne Rich, Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution (New York : Norton, 1977), p. 186.
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The medium through which both women explore and subvert the very prison walls
within which the experiences of their identities and sexualities have been confined for so long.
It becomes the route to self-liberation and the construction of agency, one that enables them to
bridge multiple differences of white/black, colonization/colonized, oppressor/oppressed1.
Ce dialogue ne tardera pas à prendre des aspects thérapeutiques pour Tanga, car en
racontant ses traumatismes antérieurs, elle extériorise son refoulé. Ainsi, cet exercice
mnémonique lui permet de parler librement, mais aussi de réalimenter ses perspectives par
rapport à son passé ; il lui permet de dénoncer sa mère dévoreuse en face de quelqu’un qui
incarne l’image d’une étrangère objective qui ne la jugera pas comme les autres membres de la
communauté d’Iningué. Tanga, pour la première fois dans ce roman, arrive à laisser libre cours à
sa pensée, à dire ce qu’elle ressent et à briser le silence. D’après Nfah-Abbenyi, « recounting her
story is the final step in her will to break the silence2 ». Le déluge d’histoires et d’émotions
auquel Tanga est sujette n’aurait pas été possible sans la présence d’Anna-Claude qui agit non
seulement comme interlocutrice attentionnée, mais aussi dans une certaine mesure comme
analyste sollicitant la parole de « sa » patiente :
Tu vas mourir. Je le sens, je le sais. Donne-moi ton histoire. Je suis ta délivrance. Il
faut assassiner ce silence que tu traînes comme une peau morte […].Je l’embellirai pour toi
[…] Donne-moi ton histoire. Je répandrai ton rêve3.
L’échange, entre elles, aura aussi permis à Anna-Claude de découvrir ses illusions, car ce
dialogue a pu mettre fin aux fantasmes qu’elle couvait sur l’Afrique et l’homme africain. Elle qui
a quitté la France pour trouver refuge dans un pays où elle pensait ne pas retrouver la
discrimination sexuelle ou le racisme, elle se voit incarcérée pour le motif d’être un « élément
1 Nfah-Abbenyi, op. cit., p. 91. 2 Ibid, p. 108. 3 TTT, p. 17.
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subversif et incontrôlable1 ». Comme le dit Brière, « À la place du mythe du bon nègre de la
négritude, elle trouve tout un peuple vivant dans la terreur de l’oppression postcoloniale. Ainsi
libérée de sa quête d’idéal, cette juive française aborde une société neuve et choquante, celle des
laissés pour compte de l’Afrique moderne2 ».
C’est le soleil qui m’a brûlée évoque aussi cette notion de lesbianisme décrite par
Adrienne Rich, cette même notion qui va au-delà des expériences sexuelles pour favoriser
l’échange, la tendresse et l’amitié entre femmes. En effet, ce roman pourrait être qualifié comme
ayant des caractéristiques lesbiennes du fait que les femmes sont des figures centrales, dictant les
faits et les gestes dans la narration mais aussi parce qu’elles entretiennent des rapports de nature
sentimentale entre elles. Certes, l’absence d’un contact sexuel, n’empêche en aucun cas Ateba de
proclamer son amour pour la femme. Cette thématique se répercute aussi sur le biais du refus du
mariage dans ce roman. Remarquons la scène entre Jean et Ateba, où celui-ci la demande en
mariage :
Je voudrais savoir si tu veux m’épouser. Non.
Pourquoi ? Parce que je suis déjà mariée. J’ai épousé les étoiles3.
Établissant un parallèle entre le soleil et les étoiles, celles-ci peuvent servir de métaphore pour la
femme. Nous sommes ainsi témoins de la dissolution totale de la représentation du couple
hétérosexuel. Ateba rejette le mariage pour s’adonner complètement à la femme. Poussant
l’analogie plus loin, nous remarquerons que le rejet de l’homme transparaît aussi à travers le
refus de la maternité, de sorte que toute fusion avec l’homme est niée sauf lors des relations
1 TTT, p. 12. 2 Brière, Le roman camerounais et ses discours, op. cit., p. 225. 3 CSB, p.109.
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sexuelles qui, se rapprochant presque du viol, sont toujours marquées de violence. Lorsqu’Irène
apprend à Ateba qu’elle est enceinte, Ateba n’a aucun doute et aucune réticence à encourager
l’avortement. Elle poursuit en disant qu’elle « voulait quelque chose de plus radical, qui
arracherait l’œuvre de l’homme de son amie1 ». Ce qui est nécessaire pour la protagoniste c’est
d’établir une séparation, distincte et distante avec l’homme afin que ce dernier ne puisse plus
jamais souiller, rabaisser, violenter et juger la femme. Voulant mettre une fin au monopole du
phallus, Ateba dit : « La femme devrait oublier l’homme et évoluer désormais dans trois vérités,
trois certitudes, trois résolutions […] revendiquer la lumière, retrouver la femme et abandoner
l’homme aux incuries humaines2 ».
Se pencher sur la sexualité féminine dans un texte est déjà en soi un acte de transgression,
d’autant que la sexualité féminine est férocement réprimandée et régulée dans les contextes
sociologiques indiens et indo-mauriciens évoqués dans les textes de Devi. Dans Ève de ses
décombres, la démarche de Devi est d’autant plus transgressive du fait qu’elle explore la
thématique du lesbianisme. En effet, Ève de ses décombres dépeint l’amour entre deux femmes,
Ève et Savita, à travers lequel le destin décousu d’Ève retrouve un sens. Le texte dit: « Ève peut
passer d'homme en homme, mais quand elle est avec Savita, c'est là qu'elle s'évade3 ». Dans ce
monde inébranlable de violence et de perdition qu’est Troumaron, seule Savita est source de joie
et lui donne un sentiment d’appartenance. À défaut de mettre l’accent sur un lesbianisme au
relent sexuel, Devi propose un lesbianisme ou une amitié féminine qui fait écho, tout comme
chez Beyala, à l’expérience féminine, voire sensuelle comme une modalité essentielle dans la
découverte de soi par la médiation de l’Autre. Dans ce cadre et surtout hors de l’emprise des
hommes, il apparaît une osmose entre Ève et Savita, qu’Ève définit comme de la poésie. Elle dit;
1 CSB, p. 116. 2 CSB, p.118. 3 ED, p. 80.
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La poésie des femmes, c’est quand Savita et moi, on marche ensemble en synchronisant nos
pas pour éviter les ornières. C’est quand on joue à être jumelles parce qu’on se ressemble.
Nous portons les mêmes vêtements, le même parfum. Nous avons l’air de danser. Nos boucles
d’oreilles tintent. Elle a une pierre minuscule à l’aile du nez, comme une étoile. La poésie des
femmes, c’est le rire, dans ce coin perdu, qui ouvre un bout de paradis pour ne pas nous laisser
nous noyer1.
En l’absence de Savita, Ève se détruit. Elle s’adonne à la prostitution dans les ruelles et les
chambrettes de Troumaron, faisant ainsi don de sa chair contre quelques cadeaux. La chair, le
corps mais non pas le cœur, car elle se garde bien de l’offrir à l’homme. Ce cœur est réservé à
Savita. En effet, ce n’est qu’à travers les scènes avec Savita que nous retrouvons une Ève dans
toute sa vulnérabilité, celle qui met de côté son bouclier corporel pour laisser paraître son être
profond. Face à toute cette violence qui l’entoure, Savita représente une certaine sagesse et une
certaine pureté, la main tendue qui pourrait sortir Ève de ses décombres. C’est uniquement dans
ces élans de tendresse avec Savita qu’Ève trouve soudain un sentiment d’apaisement et de
réconfort. D’ailleurs, dit Ève :
La seule chose qui me maintienne en vie, c’est Savita. Quand nous sortons ensemble, nous
avons des conversations si intimes que nous sentons l’haleine de l’autre ce que chacune a bu.
La bière Phoenix a une saveur douce. Une trace d’écume souligne le haut de ses lèvres
pourpres. Nos mains, lorsqu’elles se touchent, s’emboîtent parfaitement. Nous avons les
mêmes mouvements, le même rythme. Pas besoin de nous regarder pour savoir ce que l’autre
pense2.
Ensemble, elles incarnent une certaine pureté et honnêteté qui offrent un soulagement temporaire
face à leur enfer urbain. Devi établit une réelle distinction entre sexualité avec les divers amants
et l’intimité qui se développe avec Savita et cette dernière est d’ailleurs la seule qui puisse rentrer
1 ED, p. 30. 2 ED, p. 48.
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dans son intimité. De surcroît, c’est uniquement à travers cette tendresse que le corps reapprend
le plaisir par de simples gestes et d’échanges malgré l’absence d’actes sexuels.
Savita me chatouille les orteils, Je lui lèche la plante des pieds. Nous avons la même peau,
parfaitement lisse, sur laquelle la main s’évapore. La partie la plus douce est au creux du dos et
à l’intérieur de la cuisse. Quand on se caresse à ces endroits, le temps s’arrête. Je pose la tête
sur son ventre et j’écoute le chant de ses organes. Un grouillement de quelque chose, une faim,
une envie, je ne sais pas ou c’est simplement ses intestins qui font leur travail. Nous n’avons
pas tellement besoin de parler. Nous savons écouter nos silences1.
Cette amitié féminine est lourde de sens et capitale pour le fonctionnement du roman anandien,
car elle désigne, au-delà des violences verbales, l’indicible de la souffrance féminine ainsi que
l'élaboration d'un modèle utopique de relations entre les sexes. Dans les décombres des mots se
trouve le sens de ce périple douloureux de deux femmes qui se cherchent et qui veulent se
réconforter. Ce serait là la grande réussite du livre, cette caractéristique qui rend si particulière la
démarche de Dévi comme on a pu le lire dans Moi l’Interdite, Soupir ou Le long désir, une
écriture dans laquelle l’essentiel n’est pas tant dans les mots que dans leurs silences.
Si Beyala et Devi optent pour le doute et les sous-entendus, Malika Mokeddem opte pour
des vides et des non-dits qui, cependant, restent chargés de sens. Le silence, le vide ou le non-dit
sont une tactique récurrente chez Mokeddem car, elle atteste de la situation socio-culturelle et
politique à laquelle elle doit faire face. Certes, face à Beyala et Devi, le cas de Mokeddem est
d’autant plus sévère de par le contexte dans lequel elle écrit car son pouvoir de dire est limité par
un monde où la contrainte de mort est mise en avant par les intégristes pour instaurer leur mode
de vie et pour imposer leurs lois. Surtout si l’on se fie à l’article de Louissa Moussaoui, « Du dit
et de l’interdit dans le discours des femmes en Algérie », qui démontre quelques tactiques
1 ED, p. 62.
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langagières qui rompent avec la norme et avec la pudeur sociale. Selon Moussaoui, c’est
précisément parce que « le langage est lourd de l’interdit, de l’implicite au niveau du vouloir dire
[que] des procédés divers sont mis en œuvre pour dire autrement ce que l’on veut dire1 ». Si
toute oeuvre est immanquablement liée aux conditions socioculturelles qui l’ont vue naître,
l’expression créatrice de Mokeddem reflète, dès lors, la petite marge de manoeuvre qui lui est
attribuée. Cette vérité se concrétise dans son oeuvre par la présence du thème du non-dit et du
silence. Ce thème particulièrement omniprésent dans L’interdite (1993), troisième roman de
l’auteure rédigé en dix mois pendant la fameuse décennie noire, doit sa présence aux tragiques
événements qui ont fortement marqué la société durant cette période.
Cette stratégie discursive doit sa présence au sentiment d’interdit qui se dégage à travers
le roman. En effet, rien qu’une première lecture du roman nous oblige à émettre des hypothèses à
propos du titre. À première vue, la personne concernée par le titre L’interdite semble être
l’auteure elle-même, ce qui fait que le corpus que nous avons choisi est en partie
autobiographique. En effet, dans une société où la religion détermine les limites de l´intime et du
public, la pudeur dans la société musulmane est une valeur importante à respecter. La pudeur
sociale représente un élément constitutif de l’identité sociale et ne peut pas être trangréssée sans
répercussions. L’interdit, quant à lui, est un rempart contre lequel viennent buter les idées et les
personnes qui tentent de transgresser cette pudeur dans un monde où l’étalage de l’intime n’est
pas acceptable. L’interdit représente, de ce fait, un acte d’autorité, car il proscrit autant qu’il
prescrit et sa transgression condamne le transgresseur à vivre en huis clos et dans certain cas, la
transgression peut aboutir à la condamnation à mort. Ainsi, l’interdit précise des points à partir
desquels on signale sa soumission et son appartenance à un groupe. Toutes les institutions de la
1 L. Moussaoui, « Du dit et de l’interdit dans les discours des femmes en Algérie », dans Discours en/jeu(x): Intertextualité ou interaction des discours (Alger : OPU, 1986), p. 108-37.
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société et tous les espaces: espaces d’éducation, espaces familiaux sont porteurs d’interdits.
Mokeddem se targue, cependant, de transgresser ces interdits qui représentent les règles de
conduite imposées par l’Islam et dont le respect est le témoignage de la foi. Leur transgression
équivaut à un reniement de la religion et toutes les valeurs qui fondent la culture algérienne.
Comment ne pas interdire et punir quelqu’un qui renie sa religion, son algériannité et sa
maghrébinité, et qui plus est, fait de la culture de l’autre la sienne?
Après le titre, la dédicace laisse également supposer que l’ampleur de l’interdit
constituerait le principal thème de ce roman. La dédicace est un hommage rendu à la mémoire
d’une personne ou d’un groupe de personnes sous forme d’écrit occupant l’une des premières
pages du roman pour signaler le fait de partager avec les personnes citées les mêmes
préoccupations, le même idéal, les mêmes aspirations mais aussi le même risque. Dans ce cadre,
c’est justement ce sentiment de risque qui ressort.
A Tahar DJAOUT1, Interdit de vie à cause de ses écrits.
C’est à partir de cet écrit que Mokeddem dédie son roman d’abord à Tahar Djaout, pour faire
ressortir la lourde charge d’écrire et les conséqences qui en découlent et ce, à travers l’utilisation
du terme « interdit ». Comme elle le souligne, on peut y perdre la vie, tel Tahar Djaout qui est un
éminent écrivain algérien d’expression française né le 11 janvier 1954 à Oulkhou près
d’Azeffoun en Kabylie et dont le dernier roman Les Vigiles date de 1991. Mais cette dédicace
fait aussi ressortir les conséquences de rompre le silence et de libérer la parole, conséquence qui,
dans ce cas, s’est avérée être fatale. Ce mot est donc choisi à dessein du fait de sa polyvalence.
En effet, ce vocable possède dans ce roman plusieurs significations. Le premier sens de ce terme
1 Tahar Djaout, écrivain, journaliste et directeur de la rédaction de l'hebdomadaire Ruptures a été assasiné le 26 mai 1993 par une protestation de la part du GIA parce qu’il était communiste et avait une plume redoutable qui influençait les musulmans.
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renvoie, bien évidemment, au contexte religieux qui marque une injonction à caractère formel et
ne souffre point de discussion. Ici aussi, le mot ‘interdit’ résume en quoi consiste en grande
partie l’éducation qu’on inculque aux filles dans l’espace temporel des années qui ont connu une
nette propagation des interdits qui ont touché toutes les couches de la société. On fait allusion à
la somme des injonctions parentales d’ordre moral et aux directives divines, mais aussi et surtout
à celle émanant des intégristes. Ce n’est pas seulement cette phrase qui explique la redondance
du mot ‘interdit’ dans l’oeuvre de Malika Mokeddem, mais surtout une intention de l’auteure de
faire partager son horreur de tous les interdits qui ont obscurci son ciel et réduit son univers.
Face à un univers imprégné de tabous et de frustrations, bref d’interdits, Mokeddem choisit de
donner libre cours à l’imaginaire de son lecteur. En effet, quand Sala demande à Sultana
comment il doit interpréter ses silences, elle lui répond : « Comme des réponses. Comme des
défenses ouvertes ou fermés1 ». Comme en conclut plus tard Sala, le silence de Sultana est :
« calculé. Calibré […] des silences suffisants, des silences de nantie. Des silences pleins de
livres, de films, de pensées intelligentes, d’opulence, d’égoïsme…2 ».
Comme dans ses romans précédents, Des rêves et des assassins (1995) et L’Interdite
(1993) illustrent, une fois de plus, une capacité à subvertir un système social opprimant de
l’intérieur. Ces deux romans dépeignent une Algérie occupée par les intégristes des années 1980
et 1990, mais cependant à travers les non-dits, les protagonistes principales Sultana et Kenza
parviennent à manipuler l’hégémonie de l’intérieur. Elles ne sont pas les seules car comme le dit
Sultana à propos des femmes de son village : « Les femmes, ici, sont toutes des résistantes. Elles
savent, qu’elles ne peuvent s’attaquer, de front, à une société injuste dans sa quasi-totalité alors
1 LI, p. 47. 2 LI, p. 49.
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elles ont pris les maquis du savoir, du travail et de l’autonomie financière1 ». Notons d’ailleurs la
fin du récit, quand les femmes se rassemblent pour protester dans la rue contre de départ de
Sultana. Même si leur résistance se fait sur le mode du silence, il reste que cette protestation et
cette mobilisation s’accomplissent à travers d’un mouvement de masse corporelle. Malgré les
conditions non-verbales de cette opération, cette assemblée de femmes revendique leur droit de
comparaître et de prendre parti. D’autre part, son refus de dire se traduit dans Des rêves et des
assassins par le cri et le rire. Nous voyons comment Kenza met en oeuvre un langage
sensationnel propre à elle qui sable la syntaxe patriarcale et qui s’élève comme un cri de révolte
mais ce cri devient aussi un moyen de faire taire l’autre. Surtout quand l’on pense à sa réaction
face à son père. Kenza explique : « Je criais pour qu’il ne me considère pas comme ‘la bonne de
sa bonne’, le souffre-douleur de ses garçons. Je criais lorsque j'apercevais la convoitise dans ses
yeux attachés à mes jambes, à mon cou, à mes reins. Je criais par répulsion. Mes cris tenaient
l'horreur à distance2 ». Elle parvient aussi à contourner les critiques des autres à travers le rire.
Comme elle l’avance : « Mais dès que j'étais loin de lui [son père], il me prenait des fous rires
qui consternaient les autres. Des fous rires qui m'ébrouaient, cinglaient mes peurs. Peut-être en
avais-je abusé ? Les autres décrétèrent: ‘Elle est folle, celle-là’. Et j’ai eu la paix3 ». Ainsi, grâce
aux rires et aux cris, Kenza parvient à contourner le discours patriarcal et cette tactique provoque
un certain relâchement de la part de sa famille qui la croît folle. Elle s’octroie la possibilité
d’aller poursuivre ses études dans un internat, loin du cadre rigide de sa famille. Cette tactique
s’accroît lors de sa présence à l’internat, surtout après qu’elle apprend la mort de sa mère et
d’Alilou. Le cri et le rire permettent à Kenza de rejoindre ce dont parle Hélène Cixous dans Le
rire de la Méduse (1975) car son comportement semble se distancier du phallogocentrisme à
1 LI, p. 190. 2 Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins (Paris : Grasset, 1985), p. 18. 3 Ibid, p. 18.
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249
travers une récupération du langage qui tourne en dérision le discours hégémonique. Il est vrai
que Kenza ne s’attaque pas de front, mais elle utilise sa voix de façon à exprimer son outrage
face à son père, à sa famille et au système qui tend à la réduire au silence. Ce langage
‘sensationnel’ camoufle cependant une grande souffrance chez Kenza, une souffrance qu’elle ne
peut pas mettre en mots sans peur des répercussions.
Ce refus de dire se traduit ensuite par la thématique de l’anorexie. Nous retrouvons chez
Beyala, Devi et Mokeddem, une anorexie qui résulte de cette difficulté de dire. Le cas de ces
romancières apporte un éclairage nouveau sur la violence héritée du colonialisme, mais
également comme stratégie de protestation et de proclamation de liberté. En effet, les
romancières dont il est ici question utilisent l’anorexie à des fins bien distinctes. Élément de la
narration, figure de l’autobiographie ou thème principal d’un journal, la faim est au premier sens
du terme un vide à remplir. Ces auteurs usent de l’anorexie comme d’une métaphore, offrant un
regard critique sur certaines valeurs postcoloniales, en l’occurrence une intransigeance
exacerbée, où planent des restes de colonialisme et de mépris de l’Autre. La pathologie de
l’anorexie fait écho aux paroles de Frantz Fanon qui, dans Les Damnés de la terre (1961),
observait que « la masse colonisée » rejette les valeurs des colons et les « vomit à pleine
gorge1 ». L’anorexie, que Sultana dans L’interdite qualifie de « Koulchite2 », est symptomatique
des séismes et de la détresse au féminin dans un contexte socio-culturel particulier. Si
l’alimentation est une métaphore de l’assimilation où la nourriture joue un rôle symbolique, la
privation alimentaire ‘volontaire’, qui encourage l’effacement du sujet ou son retrait de la
communauté, doit être comprise comme une tentative d’exister autrement, en revendiquant sa
1 Frantz Fanon. Les damnés de la terre, op. cit., p. 11. 2 LI, p. 125.
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différence, en veillant à ne pas réduire cette proclamation de liberté à une rébellion contre la
gente masculine, mais contre un système. Dès lors, la mise en exergue de l’anorexie signe la
démission relationnelle, le non-rapport aux êtres et aux choses, le renoncement à la norme, la
désobéissance aux diktats. Loin d’être une négation de la vie, l’anorexie est plutôt un « refus
d’autrui » ou un « refus de l’avenir1 ». Cette notion de renonciation, nous la retrouvons aussi
chez Beyala et Devi, car leurs romans échappent à toute sorte de catégorisation ou d’étiquetage.
De savoir si Tanga, Ateba ou Eve est hétérosexuelle, bisexuelle ou homosexuelle s’avère
impossible mais aussi inutile. D’une part, parce qu’il semblerait que ces personnages se prêtent à
chaque catégorie et d’autre part, parce qu’il ressort de la volonté de Devi et Beyala de mettre fin
au monopole du phallus en se distançant de la sexualité pour mettre l’accent sur cette collectivité
de femme qui se forme en vue de leur libération et d’une nouvelle élaboration de structure
sociale épurée de l’oppression masculine. Ce brouillage référentiel lorsqu’il s’agit de la sexualité
de ses protagonistes témoignent d’une tactique discursive pour parler du lesbianisme dans une
société qui l’interdit. Il est vrai qu’elles soulèvent le voile de l’interdit en abordant le thème du
désir lesbien mais pourtant le tabou de l’acte persiste car ces auteures évitent tout de même de
s’attarder sur la narration explicite d’actes sexuels entre deux femmes.
Existe-t-il ainsi des limites de la capacité à dire chez ces trois écrivaines? La difficulté
d’une telle implication est démontrée par Beyala, Devi et Mokeddem dans cette partie en
négociant avec des contradictions et les impositions. Malgré les limites qui s'imposent à elles,
elles mettent en place des projets littéraires qui tentent de dépasser ces limites, au risque de
toucher à des sujets auxquels elles n'ont peut-être pas droit. Nous avons ainsi vu à travers les
1 Merleau-Ponty. La phénomenologie de la perception, op. cit., p. 191.
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sous-entendus que lorsqu’il s’agit du lesbianisme dans leurs romans, Devi et Beyala tentent
d’établir un nouveau rapport entre hommes et femmes et femmes et femmes. Certes, à travers
une nouvelle collectivité de femmes, elles soulignent le rôle de la femme comme véhicule
patriarcal potentiel et de ce fait, créent l’urgence de se défaire la relation de dépendance qui les
lie aux hommes. Comme le conclut Nathalie Etoke : « Le choix de l’homosexualité féminine
apparaitrait comme un rejet de l’hétérosexualité qui dans le texte est synonyme de passivité
féminine et de violence masculine1 ». Alors qu’à travers les non-dits, les silences et les vides,
Mokeddem met en place l’exercice de son droit de renoncer son appartenance à un système. Les
auteures prises en comptent dans cette étude optent à travers leur discours implicite pour des
figures de rhétorique qui ne disent pas mais qui font quand même en établissant une structure
cognitive essentielle qui aide le lecteur à penser et influence sa façon d'agir. Elles substituent à
l’éclatement des symboles d’un pays déchiré entre tradition et modernité une écriture sémiotique
et sensationnelle au sens où l’entend Kristeva, qui investit de nouveaux espaces et défriche le
champ des possibles, laissant entrevoir les espoirs et les rêves d’une altérité envisagée sous un
jour différent. Beyala, Devi et Mokeddem à travers les non-dits et les sous-entendus marquent un
désir de renoncer à ce système et devraient être compris comme la tentative de s’extraire d’un
schéma et de se réinventer suivant d’autres lignes de conduite. De fait, les tactiques discursives
dont font preuve Beyala, Devi et Mokeddem doivent se comprendre comme une démarche hors
du monde, une volonté de vivre en marge, dans un entre-deux, un espace-temps où tout serait à
inventer. Elles représentent une revendication d’altérité ou, énoncé autrement, elles relèvent
d’une volonté de se recréer différemment, parées d’une nouvelle identité. Ces procédés narratifs
qui mettent l’accent sur l’expression de l’intériorité soulignent une solidarité certaine, une
1 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 110.
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complicité avérée, entre l’écrivaine et ses protagonistes ainsi que le lecteur. Dans ces
circonstances, l’effet en est le même et nous sommes témoin d’un langage qui travaille sur le
mode « quand ne pas dire, c’est aussi faire ».
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5.5 Conclusion : Comment dire : entre le faire-dire du langage, le savoir-faire du sujet féminin et le vouloir-dire de l’auteur
Le quatrième chapitre s’est interrogé sur le défi et les enjeux de l'écriture de ces trois
femmes, une écriture de combat qui s'est élaborée depuis de nombreuses décennies dans la
marge, souvent sous le signe de l'oppression, rompant le silence, les valeurs pré-établies et le
non-dit du patriarcat. Nous avons tenté d’analyser les textes de ces femmes au carrefour de la
théorie postcoloniale et de la théorie féministe afin de rendre la voix à celles qui sont restées
dans l’invisibilité, de déconstruire l’autorité canonique qui a continué à percevoir les textes
postcoloniaux de femmes comme des faits anecdotiques, parfois simple assouvissement d’un
désir d’exotisme. En nous servant de la théorie postcoloniale et de la théorie feministe, notre but
a été de transformer la condition du colonisé ou de la femme du simple objet au statut de sujet à
part entière. Certes, nous avons essayé de mettre en place une clé de lecture pour permettre
d’ouvrir ces textes et d’en déceler les significations cachées, car pour comprendre, pour que soit
lisible, audible, ce que les femmes ont à dire, il faut sans cesse bouger ces grilles de lectures et
les remettre en question car la fixité ne donne jamais rien de bon. La mise en contexte établit
dans le troisième chapitre nous a permis de mieux comprendre le tableau socio-culturel dans
lequel évoluent ces trois romancières, de mieux comprendre la domination dont elles sont
sujettes et finalement, de mieux cerner les stratégies discursives qu’elles mettent en place pour
sortir de cette oppression. En effet, la réflexion entamée dans ce chapitre ne concerne pas
exclusivement la littérature mais se situe plutôt sur la ligne fragile du rapport entre l'écrivaine et
son contexte socio-culturel. Et surtout comment fait-elle pour naviguer entre les limites et la
censure qui lui sont imposées ? Si certaines écrivaines vivent et écrivent à propos de leur vie et
de leurs expériences et qu’elles transmettent à leurs lecteurs l'immédiateté de ce rapport, ainsi
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que sa profonde complexité, d’autres, telles les écrivaines francophones ne possèdent pas de telle
marge de liberté. En effet, pour elles, prendre la plume pour dire ‘je’ et assumer une posture
d’écrivaine est synonyme d’un acte politique et militant.
Écrire pour une femme ou un homme depuis le début des luttes pour l’indépendance était,
de fait, assumer une position engagée. Pour les femmes, cela s’est accru comme conséquence de
l’immense poids de la tradition et des préjugés religieux qui ont marqué leur existence. Ainsi
l'acte d'écrire est en lui-même un acte subversif mais aussi un acte d'engagement. Avec cet outil
qu’est la plume, elles gagnent accès aux domaines sociopolitique et culturel, ce qui les ramène à
égalité avec l’homme. L’écriture devient donc le lieu de résistance, de combat contre un discours
traditionnellement transmis par une culture et une tradition misogyne. Que ce soit dans un
contexte européen ou francophone, l’activité créatrice a été conçue comme libératrice, voire
dénonciatrice d’un espace privé réservé aux femmes face à l’espace public traditionnellement
réservé aux hommes et il se dégage justement chez les romancières un désir de combattre le
poids de la tradition. Ce faisant, elles sont devant l’opportunité de défier le patriarcat car prendre
le risque des mots, c'est faire acte. Chacune écrit et dit le monde à sa manière. Elles ne sont pas
seulement des écrivaines, elles sont aussi des voix autres, qui s'efforcent de faire entendre un
autre discours, une autre vision, la possibilité de choix autres. À travers cette hésitation face à
leur accès à l’écriture, elles se rendent compte du pouvoir de la langue, que les mots peuvent
faire saigner et faire ressentir, le plus fortement possible, la violence. Si elles l’utilisent, c’est
pour rendre son pouvoir à la langue et pour qu’elles puissent aboutir à provoquer un
questionnement. En remettant en question l’idéologie latente, elles dévoilent que les mots qui
prétendent être vérité sont souvent les plus mensongers et elles s’efforcent, dès lors, à travers la
fiction de leurs récits, de souligner ces mensonges qui habitent leur quotidien. Elles transforment
les mots en scalpel qu’elles tranchent dans la masse graisseuse de l’indifférence afin d’empêcher
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le lecteur de retrouver son confort aussitôt le livre refermé. Ce qu’elles recherchent, c’est de
provoquer une douleur empathique et une remise en question du monde chez le lecteur surtout si
le rôle indéniable de l’individu qui produit un énoncé est de véhiculer un projet ou une intention
signifiante.
Pourtant, écrire, c'est entrer dans un rapport au monde qui n'est pas sans danger, puisque
l'on ne peut jamais s’en dédouaner. Même si les romancières francophones, qu’elles soient
d’Afrique ou des Caraïbes, ont découvert que confronter le patriarcat et les systèmes
sociopolitiques dominants, implique un risque potentiel pouvant porter préjudice à leur bien-être,
elles attestent néanmoins que ce risque sur leur personne l’emporte sur l’alternative qu’est de
succomber au système oppressif en gardant le silence. Elles peuvent certainement louvoyer entre
les deux extrêmes mais elles finissent toujours par choisir. Il y a celles qui restent dans une
mesure purement formelle, circonscrites par les limites qu'elles s'imposent et qui s’imposent à
elles, et d'autres qui tentent de dépasser ces limites, au risque de toucher à des sujets auxquels
elles n'ont peut-être pas ‘droit’. Il s’en suit que briser le silence sur la condition féminine
comporte un prix à payer. Une évidence que l’on retrouve dans les romans de Devi, Beyala et de
Mokedem car dans la plupart des cas, l’acte de briser le silence détruit l’héroïne, soit à travers la
mort ou en la poussant dans un abyme de folie dont elle ne peut s’extraire. Certes, si les
protagonistes de Beyala finissent inévitablement par mourir, ceux de Mokeddem et de Devi sont
marqués par une névrose intrinsèque, une folie qui les repousse davantage en marge de la
société. Se pose dès lors une question à laquelle nous avons tenté de répondre. Quelles sont les
limites de leur capacité à dire? Là réside toute la difficulté d’une telle implication, car l'écrivaine
peut aller trop loin ou pas assez. Ainsi, leur tâche première est de trouver cet espace d’entre-deux
afin de dire, mais pas trop ni pas assez loin. « Dire trop » mènerait inéluctablement à se faire
refuter par la censure et la pudeur sociale et « dire pas assez » laisser le lecteur dans sa bulle, or
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dans l’indifférence. Dans un cas comme dans l’autre, leur projet littéraire encourt le risque d’être
annihilé.
Il a aussi été question dans ce chapitre d’analyser la place de l’Histoire dans la production
romanesque d’Ananda Devi, de Calixthe Beyala et de Malika Mokeddem et le rôle de l’écriture
pour poser des actes de dénonciation, dans un pays où la liberté d’expression reste théorique.
D’une part, nous avons vu que leurs projets littéraires n’emprunte pas, en général, les voies trop
directes du témoignage. D’autre part, beaucoup d’écrivaines renoncent aussi à utiliser le réalisme
ou du simple témoignage, et optent pour d’autres voies telles que l’implicite, la satire, la dérision
et les jeux sur la langue. Il est nécessaire de réaliser un travail sur la langue pour s’affranchir de
la censure, pour dire l’indicible et en particulier, l’indicible souffert par la femme. C’est cette
voie qui sera essentiellement privilégiée par ces trois écrivaines qui élaborent un travail de
recréation de la langue dans toute leur production romanesque et ce, à travers une
réinterprétation libérée de l’Histoire. Celles-ci retrouvent dans leurs romans une place de choix
puisque ce sont elles qui donnent véritablement tout le sens à la lettre du texte en prenant la force
du cri pour la liberté de toutes les femmes. Nous avons analysé ici certains de leurs romans vus
sous le crible d’une histoire libérée de ses limites.
Même si Beyala, Devi et Mokeddem ont étudié la littérature française dans des écoles
françaises, elles sont venues en France où elles ont pu échapper aux normes patriarcales. Même
quand elles tentent d'éradiquer les images colonialistes, elles ont parfois à composer avec des
contradictions, des ambiguïtés, car ces images font également partie de leurs identités passées et
présentes. Par ailleurs, il serait illusoire d'oublier les contraintes de l’écrivaine qui se fait donc le
porte-voix, réclamant sa liberté autant que celle de tous les êtres, indépendamment de leur sexe,
de leur race, de leur statut social ou ontologique. D’autant plus que l’activité de l’écrivain dans
un pays où la censure règne en maître et où la liberté d’expression reste théorique acquiert une
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valeur différente quand l’artiste met en danger sa propre vie pour transmettre au reste du monde
une parcelle des atrocités vécues au sein de son pays. L’écriture devient alors une force majeure
puisqu’elle constitue un moyen efficace de dénonciation en raison du fait qu’elle est capable de
nommer les injustices et de restituer les visages enfouis sous les cendres de l’oubli. L’acte
d’écriture se transforme, dans ces conditions, en un engagement pour lutter contre les limites
imposées par un pouvoir politique décidé à taire toutes les revendications, à faire fi de la liberté
personnelle pour imposer une dictature implacable. Les écrivaines telles que Beyala et
Mokeddem se sont retrouvées face à cette situation sociale et politique qui conditionne leur art et
rend impossible le développement de celui-ci sans une prise de position contre le pouvoir en
place. Ceux ou celles qui se risquent à le questionner payent souvent cette audace de leur vie ou,
du moins, de leur sécurité. Tel a d’ailleurs été le cas pour ces deux écrivaines qui ont du
s’expatrier en France et dont le retour au pays natal s’avère toujours problématique et conflictuel.
Elles ont même été confrontées à des accusations ou d’animosité pathologique par certains de
leurs détracteurs. En effet, dans la majorité des romans francophones contemporains, la distance
nécessaire à la création prend la forme de la distanciation géographique qu’est l’exil, ou
esthétique, la médiation symbolique.
Conscientes du poids des mots et du pouvoir qu’accorde l’écriture comme contrepoids à cet
héritage culturel, il a été intéressant de signaler le travail de réécriture du discours socio-culturel
et religieux entrepris par ces femmes. Ce chapitre montre comment Beyala, Devi et Mokeddem,
à travers un remaniement de la langue, négocient entre ces frontières de l’interdit et de l’indicible
pour mettre en avant leur plateforme. Face à un « comment dire l’indicible et formuler
l’informulable1 » dans des contextes à régime totalitaire où il est risqué d’aborder des sujets
1 Kerbrat-Orrechionni, L’implicite, op. cit., p. 278.
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compromettants, ce remaniement se fait par le biais de l’implicite, regroupant comme nous
l’avons vu non seulement un travail sur la langue, mais aussi des sous-entendus, des présupposés
et des non-dits. Il est clair que, dans le cas de nos romancières, elles utilisent cette ruse non pas
pour pouvoir nier leurs affirmations mais que le contexte ne les autorise pas d’en parler sans
repercussion. Le langage est ici le condensé d’un code à décrypter et non à subir. Ce qui en
ressort est tout un travail sur « comment-dire » à travers un savoir-faire linguistique de la part
des romancières.
Si la négation sociale de la femme se récupère à travers la pratique de l’écriture, et qu’ainsi
l’aspect vital de cet écriture comble les manques de l’individu, c’est la raison pour laquelle nous
nous sommes non seulement intéressée à la textualité des mots à travers de cette étude ainsi
qu’aux opérations énonciatives afin d’appréhender, dans toute sa complexité, le discours des
femmes. À travers ces stratégies discursives, Devi, Beyala et Mokeddem tentent d’énoncer et de
dénoncer la souffrance extrême, l’insupportable et l’indicible. Elles racontent le trauma dans
leurs textes et ce autour des évènements entourés de honte et de silence. Certes, parce que le
discours des femmes n’étant point dépourvu de leur aspect social et étant conscientes de leur
condition sociale, elles doivent mettre en place une stratégie discursive autour de l’indicible et de
la censure. Que ce soit par la répétition ou l’ironie, les mots-segments ou la substitution lexicale
et encore le registre du doute à travers les sous-entendus, elles négocient avec les limites de
l’interdit pour mettre en place le registre de l’implicite. L’expression créatrice de Calixthe
Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem reflète ces moments de vacillement, d’hésitation, de
transgression. Ces auteures substituent à l’éclatement des symboles d’un pays déchiré entre
tradition et modernité une écriture sémiotique et ‘sensationnelle’, qui investit de nouveaux
espaces et défriche le champ des possibles, laissant entrevoir les espoirs et les rêves d’une altérité
envisagée sous un jour différent. L’ambiguïté de l’écriture réside dans la difficile énonciation du
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paradoxe de la libération qui, tout en se débarrassant des chaînes coloniales du passé, consolide
néanmoins d’autres entraves que l’on espérait révolues. On s’accordera enfin à penser que la
mise en question à travers la répétition, les mots-valises et les sous-entendus et les non-dits par
Beyala, Devi et Mokeddem « n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est
pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme
absolue1 ». Ce que nous découvrons, c’est en fait des prises de position individuelles qui
illustrent un aspect inédit des écritures féminines, à savoir la revendication de la subjectivité tout
en ayant en connaissance de cause que si la subversion est possible, elle doit se faire dans les
termes de la loi, avec les possibilités qui s’ouvrent et apparaissent lorsque la loi se retrouve
contre elle-même en d’inattendues perturbations. Une telle négociation ne peut se faire et réussir
sans tenir compte de toute la complexité et de la subtilité de la loi, de revenir de l’illusion d’un
corps vrai au-délà de la loi, du sens de notre place dans le langage et du fait que nos mots fassent
ce que nous disons. Réaliser un tel déploiement engendre une merveilleuse invention de
l’écriture qui détruit le territoire dans lequel elle opérait auparavant, où l’imagination créatrice
porte l’impertinence jusqu’à ébranler les tabous et conférer le pouvoir à la langue. La création
d’un monde où la femme ne serait plus maintenue dans un statut social proche de celui de
l’enfant, du primitif ou du colonisé mais detentrice d’une langue, d’un langage et d’un discours
propre à elle.
1 Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 71.
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6 Conclusion : Schizophrénie : survivre ou savoir-vivre?
La violence est une caractéristique du roman francophone D’une violence coloniale des
années 1950 et 1960, imposée sous formes d’humiliations débouchant sur la violence physique
et à la torture pour ceux qui osaient résister au pouvoir colonial, nous retrouvons ensuite, dès le
début des années 1980, une violence qui n’est plus limitée au pouvoir colonial ou néocolonial.
En plus de nombreuses rivalités politiques débouchant parfois sur des crises sociales, on observe
que même la famille, la conjugalité et l’intimité ne sont pas épargnées par la brutalité. Cette
reformulation de la violence se démarque en devenant beaucoup plus explicite, portant le lecteur
aux limites du supportable. Elle devient le reflet de la désintégration des sociétés postcoloniales,
des familles et des structures communautaires. C’est ainsi que les textes du corpus sont marqués
par la corruption des institutions, la mise à mort de la famille et la dégénérescence de la société.
Une telle situation est analysée par Paul Ricoeur pour qui l’évocation du drame familial s’inscrit
en contrepoint de la tragédie sociale. En effet, pour Ricoeur, « Le lien avec les proches coupe
transversalement et électivement aussi bien les rapports de filiation et de conjugalité que les
rapports sociaux dispersés selon les formes multiples d’appartenance1». Ainsi, à travers un
tableau où la violence socioculturelle, politique et domestique est à son paroxysme, Calixthe
Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem confrontent le lecteur non seulement à une violence
postcoloniale en tant que continuation et reformulation de la violence coloniale et des pratiques
de domination, mais elles pointent aussi le doigt sur une violence qui s’est résorbée dans tous les
interstices de la société pour en constituer la structure. En examinant les effets de viol, de
1 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris : Seuil, 2000), p. 633
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violence sexuelle, d’abus physique et physiologique auxquelles sont sujettes les femmes
francophones, elles s’intéressent particulièrement à lever le voile sur des discours
traditionnellement muselés. Ce faisant, elles dégagent la violence intime de sa sphère privée et
domestique pour l'entremêler avec les discours publics. Elles finissent par montrer comment la
violence conjugale et familiale découle de la violence politique d’un système patriarcal. Donc, en
évoquant ces sites de violence dans leurs romans, ces auteures se soulèvent contre les entraves et
les contraintes qui font obstacle à la libération et à l’émancipation de la femme, prennent position
pour l’amélioration de la condition féminine dans la société postcoloniale.
C’est l’une des raisons pour laquelle Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem
comptent actuellement parmi les écrivaines francophones les plus controversées. En effet, elles
représentent les meilleures porte-paroles des femmes désirant s'affranchir de l'autorité et de
l'influence patriarcales. D’une part, en prônant une libération de la femme qui passe
essentiellement par une réappropriation de son corps, elles franchissent les limites des interdits à
travers l’exploration d’un corps abordé jusque-là avec délicatesse, pudeur et circonspection.
Elles parlent du corps, de ses parties les plus intimes, de ses fonctions, de ses laideurs et elles
présentent complaisamment des sexualités déviantes ou transgressives, interdites ou libérées.
C’est ainsi qu’elles violent les interdits et se délectent, pour ainsi dire, dans une écriture du corps
et dans un langage charnel. Ces auteures utilisent le comportement sexuel comme argument
politique, car pour arriver à une transformation de la société, il serait nécésaire de repenser les
structures de base. Dans leurs récits, la débauche sexuelle va de pair avec la débauche sociale et
à travers d’une écriture du corps et d’un langage charnel, elles exposent les laideurs du quotidien,
le désordre social, le malaise et le mal-être dans la société postcoloniale.
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Si nous en avons établi « la libération » comme enjeu dans cette thèse, c’est pour la
double raison que celle-ci est inhérente au projet émancipatoire de Beyala, de Devi et de
Mokeddem, et elle l’est davantage lorsqu’il s’agit des œuvres de celles qui partagent un passé
marqué, que ce soit au niveau personnel que collectif, par de multiples formes d’oppression.
Cette oppression et ses cortèges d’injustices dont elles sont sujettes affectent tous les domaines
de l’existence, qu’ils soient d’ordre social, politique, économique et même linguistique, pour ne
citer que quelques exemples. Leurs œuvres pourraient traduire leur désir de se libérer, de
dénoncer la domination masculine, de réclamer une égalité avec les hommes, et de réaliser
certaines aspirations personnelles. Parfois, cette expression va jusqu’à critiquer explicitement
l’ordre établi et le système politique, surtout lorsqu’on considère le militantisme de Beyala, ou
bien remettre implicitement ou métaphoriquement en question les valeurs de la société
patriarcale dans laquelle les femmes ne se trouvent pas seulement dominées mais aussi
opprimées. Le niveau de domination et le degré d’oppression sont relatifs au temps et à l’espace
aussi bien qu’au contexte culturel, historique, social, politique et, dans certains cas, religieux,
mais pourtant ce qui ne varie pas est que cette violence s’acharne toujours, d’une façon ou d’une
autre, contre le corps féminin. Certes, le corps féminin est la première cible qui se retrouve en
situation précaire et en attente de violence, et c’est ainsi par lui que commence le projet
libératoire ou émancipatoire. À ce titre, Ghizlaine Laghzaoui suggère que le projet de libération
entame une quête initiatique chez le sujet féminin puisque qu’elle apprend à connaître son corps
et son entourage. Cette quête, selon elle,
Donne lieu à une métamorphose du corps, une mutation autant physique que spirituelle, qui s’inscrit à la fois
dans le temps et dans l’espace. Elle définit le passage à l’âge adulte et prend pour témoin le corps de l’initié.
La place du corps dans le déroulement est donc prédominante. Il est le creuset dans lequel s’opère la
transformation, la forge - symbole de prédilection de l’initiation (…) dans lequel on brûlera les derniers résidus
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de l’enfance. Le corps devient alors le lieu de l’héroïsme et de l’expiation, le lieu de toutes les contradictions et
de toutes les fusions, de la souffrance et de la réconciliation1.
Dès lors, la libération du corps passe inévitablement par l'écriture de ce corps et à travers
lui, Beyala, Devi et Mokeddem accomplissent une réflexion profonde sur les mécanismes de
fonctionnement de la société, de l’interaction entre individus et structures de pouvoir. L’écriture
du corps se révèle provocatrice et subversive : non seulement elle dérange les habitudes, mais
elle participe à cette quête de liberté et à cette entreprise émancipatoire de la femme. En effet,
ces auteures brisent tous les tabous concernant le corps et la sexualité. Elles parlent de la chair et
la décrivent sans pudeur et sans honte. À travers des descriptions physiques, des portraits, et des
narrations de rapports sexuels, le corps chez ces dernières, est dévoilé, mis à nu et représenté
dans ses parties les plus intimes. Certes, ce qui ressort de ces trois romancières est de libérer la
femme des complexes et des impositions traditionnels et sociaux, des tabous et interdits sexuels
afin qu’elle puisse jouir, sans peur et sans complexe, de son corps et contrôler son plaisir sexuel,
à sa guise. Dans chaque roman, un personnage principal féminin se détache : une jeune femme
qui refuse d'admettre ce qu’on lui impose. Chacune des héroïnes redécouvre son propre corps,
les possibilités qu'elle peut en tirer, et acquiert une nouvelle relation à soi. Elle redécouvre tout
d'abord la sensualité et la sexualité si longtemps confisquées pour redevenir capable de plaisir.
Certes, la nomination du corps et de la sexualité n'a pas toujours une connotation négative chez
ces auteures. Elle permet, en effet, d'arracher le corps féminin au corps social. Avec Beyala, Devi
et Mokeddem, l’on passe d'un silence de la représentation, qui caractérise la littérature féminine
francophone antérieure, à une corporalité vécue.
1 Ghizlaine Laghzaoui, « L’initiation : Le corps dans tous ses états », Le corps dans les littératures francophones, Études françaises, vol. 41/ 2 (2005), p 26.
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Celle-ci, comme nous l’avons démontré lors de cette étude, est pourtant loin d’être
gratuite. Même si la question du corps et son rapport avec la sexualité sont abordés d’une
romancière à l’autre sous une perspective différente, il en ressort un point commun chez Beyala,
Devi et Mokeddem. En tant que faire valoir passif des hommes, la femme est cantonnée à un rôle
traditionnel que lui confère la société : mère, épouse ou prostituée qui vend son corps pour
survivre. Il s'agit d'un corps aliéné que la femme ne possède pas, propriété exclusive de la
collectivité. Notre propos a été justement d’étudier le fonctionnement des pertinences relatives
aux corps féminin telles qu’elles peuvent apparaître dans ces romans et de montrer à partir des
analyses précises, comment dans un roman donné, le corps est manifesté en divers de ses aspects
et comment comme tel, il sert à signifier autre chose que lui-même. Ce corps, comme nous
l’avons vu, est marqué, façonné par un milieu qui le tient sous sa tutelle. Stigmatisées, malades et
meurtries à la fin de leur quête, de par la réalisation des impositions ou systèmes d’oppression du
patriarcat, les personnages féminins de ce corpus en arrivent même à rejeter leur féminité, une
féminité qui dans ce contexte ne peut que jouer contre elles. Pour Gérard Étienne, « La
dégradation physique et mentale dérive d’un processus où la maladie apparaît comme l’ultime
recours à des tentatives de défoulement, comme une contestation de l’ordre féodal et de ses
valeurs ségrégationnistes. C’est pourquoi le corps de la femme (…) loin de se réduire à une
anatomie ou physiologie particulière doit être appréhendé comme une structure symbolique1 ».
Cette dimension est encore plus pertinente si l’on se fie à la psychanalyse qui met en exergue les
conséquences du refoulement sur le plan de la santé psychique et physique. Certes, pour Freud,
une maladie n’est pas simplement qu’une maladie, mais représente tout un système de signes, un
langage sur un malaise beaucoup plus profond en rapport avec la répression et l’oppression
1 Étienne, La femme noire dans le discours littéraire Haïtien, op. cit., p. 49.
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subies. Cette dégradation correspond à un désordre de l’organisation du corps féminin et
manifeste la révolte de la femme face à cette situation de soumission, de répression et
d’oppression. Pour Nathalie Etoke, « Le corps, synthétise un ensemble de croyances
fondamentales concernant la virilité1 ». Certes, l’accent mis sur le corps par Beyala, Devi et
Mokeddem ne fait que renforcer ce postulat et qu’illustrer que l’agencement du corps est tout un
programme politique précis : il est le reflet de l’exercice du pouvoir. Jouissance de l’annulation
de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Cette disparité de pouvoir atteint son
paroxysme à travers l’acte du viol qui apparaît fréquemment dans les textes littéraires de ces trois
romancières, et il symbolise une organisation politique par laquelle un sexe prend tous les droits
sur l’autre et le force à se sentir inférieur, coupable et dégradé. Prenant en charge l’expression du
conflit postcolonial tragique, le corps féminin selon Nathalie Etoke, « devient le champ discursif
sur lequel s’écrit la critique systématique d’un corps politique malade, un corps dont les
fonctions sont perturbées, un corps où siège la douleur endurée par des populations
impuissantes2 ». Cela permet à Etoke de conclure que « Le corps féminin est un corps souffrant,
un corps sur lequel s’écrivent la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial3 ».
Pour Michel Bernand, « Vivre son corps, ce n’est pas seulement s’assurer ou affirmer sa
puissance mais aussi découvrir sa servitude, reconnaître sa faiblesse (…)4 ». C’est pour cela que
ces auteures envisagent la liberté comme un processus de transformation continue, de
contestation permanente, de rejet ou de déstabilisation des catégories préétablies. C’est d’ailleurs
ainsi qu’elle est définie selon Sawicki : « La liberté ne réside pas fondamentalement dans la
1 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 55-56. 2 Ibid, p. 48. 3 Ibid., p. 34. 4 Michel Bernard, Le corps (Paris : Seuil, coll. « Essais », 1995), p. 7.
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découverte ou la capacité à déterminer qui nous sommes, mais dans l’acte de rébellion contre
ces manières d’être dans lesquelles nous sommes déjà définies, catégorisées, classifiées1 ». Dans
les textes étudiés ici, elle se manifeste à travers la création d’un corps en opposition, en rupture
et la création d’un langage poétique en lutte avec un ensemble de discours sociopolitiques
existants. Certes, il apparaît que cette libération n'est possible que par la mise en jeu de ces deux
composantes, celles du corps et du langage. Leurs récits explorent les relations douloureuses
entre le corps violé et la recherche d'une subjectivité féminine en considérant la capacité du corps
violé à témoigner de l'histoire de la violence quand les mots manquent. Ainsi, Beyala, Devi et
Mokeddem se concentrent sur le corps féminin non seulement comme un espace qui déchiffre le
langage de la violence et de la douleur, mais aussi comme un moyen de libérer les voix des
femmes qui ont été condamnées. Leur discours sur le corps de la femme se réfère à la volonté
féminine de se réapproprier un corps qui a été en quelque sorte démembré et décrit ainsi une
subjectivité dont le désir est avant tout la réunification de l’esprit et du corps.
En insistant sur le caractère social et discursif du corps, nous avons souligné une
sémiotique qui se crée au sein de ces discours et permet au langage de défier le sens, d’atteindre
d’autres limites et de posséder des pouvoirs autres que ceux qui lui sont déjà attribués. Nous
servant de la confrontation dialectique du Symbolique et du Sémiotique de Kristeva en tant que
modalités de la signifiance selon les limites du contexte social, nous avons analysé les
manifestations littéraires et les stratégies de mise en discours du langage asymétrique de la
femme dans les romans de ces trois écrivaines francophones. En conséquence, nous avons
montré les moyens de réappropriation mis en place par le sujet féminin et nous avons identifié
les modalités qui constituent la spécificité de son discours. Nous avons souligné les mécanismes
1 Sawicki, p. 27.
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rhétoriques tels les mots-composés, les répétitions, les sous-entendus et les non-dits, qu’utilise le
sujet féminin afin de sabler la syntaxe patriarcale et de contourner les impositions linguistiques
pour finalement l’employer à ses propres fins. En nous basant sur les théories de Kristeva, de
Rastier, de Kerbrat-Orecchioni et de Butler, nous nous sommes éloignée du Symbolique pour
favoriser le pré-signe et le pré-langage. Certes, face à ce langage qui structure le monde par des
significations distinctes et univoques, les personnages féminins que cette étude a analysés
abordent plutôt une réalité pulsionnelle ou pré-culturelle, en laissant émerger la multiplicité des
pulsions manifestes dans leur langage et certainement en résistant à toute signification univoque.
Par conséquent, les romans de Beyala, Devi et Mokeddem montrent l'importance du
discours féminin dans un processus de réhabilitation de la femme et de son corps face à cette
perception masculine qui fait de la femme une « femme-objet », qui ne sert que les désirs et
plaisirs de l'homme. Suivant l’interrogation du corps comme un marqueur d'identité stable qui a
été beaucoup remis en question dans les arguments épistémologiques de Butler, nous avons
voulu présenter une ontologie du corps médiatisé par la langue et le discours. Certes, nous avons
tenté de mettre fin à cette scission qui s’opère entre le corps et le langage pour proposer une
conception dans laquelle on ne sépare pas l'homme de son corps, comme l'envisage couramment
le sens commun occidental. C’est ainsi que Foucault souligne l’importance du discours dans la
formation du sujet, car pour ce dernier, le discours n'est pas seulement la langue, mais il porte en
lui plusieurs valences du pouvoir, d'interdisciplinarité, de régulation et d'idéalisation. Cela rejoint
l’argument central de Butler selon lequel le corps serait insaisissable en dehors des tropes
linguistiques qui le constituent et qui assurent sa survie. Elle insiste d’ailleurs pour que tous les
efforts d’analyser le corps sans prendre en considération le discours qui l’accompagne n’est rien
de plus que d'une ruse qui ne tient pas compte de la façon dont le corps se fige et se concrétise en
raison de son implication dans la langue. C’est de la sorte que le corps fonctionne comme
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incitateur au questionnement plutôt que de pourvoyeur de certitude et c’est ainsi que le « corps »
dans cette étude a été une direction de recherche. On n’oubliera pour pas autant l'ambiguïté et la
fugacité de cet objet, car le corps est ici le lieu et le temps où le sujet se concrétise, c'est-à-dire
acteur immergé dans la singularité de son histoire personnelle, dans un terreau social et culturel
où il puise sa relation aux autres et au monde. En effet, si le corps ne développe ses pouvoirs
sociaux, sa multi-dimensionnalité et sa polysémie qu’au sein de situations qui précisément le
constituent, on a tenté de soulever comment le corps devient support de ces pouvoirs et lieu
d’inscription de ces marques sociales. Et surtout, comment il se définit par les pratiques et les
discours qui constituent son environnement social.
La perception du corps ne peut donc se faire en dissociation de l’espace qu’il occupe et
peut en être le prolongement dans certains cas. Cette étude tient effectivement compte de cet
aspect et établit le lien entre le corps et l’espace dans lequel il se meut. Ce sont ces situations et
plus précisément leur mode d’action sur le corps qui a fourni ici notre mode d’analyse en nous
permettant finalement de mieux appréhender la thématique du corps du fait que désormais, l’on
se rend compte que c’est bien la société qui produit les corps et non les corps qui créent une
société. L’interrogation « quel corps par quelle société? » nous a amené à faire ressortir que les
sociétés postcoloniales sont marquées par une violence sociale et culturelle acerbe, une politique
schizophrénique et mutilante dans laquelle les femmes sont nées et ont grandi. Cela nous a
finalement permet de conclure qu’il n’est pas surprenant que cela produise des êtres
schizophréniques qui tentent tant bien que mal de survivre à ce malaise. Si le corps est le point
de rencontre des rapports du social, du spatial et du sujet, surtout comme le mentionne David Le
Breton, « Le corps produit continuellement du sens, il insère ainsi activement l’homme à
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l’intérieur d’un espace social et culturel donné 1», c’est la raison pour laquelle nous avons voulu
mettre en jeu la médiation d’un corps discursif, conscientisé, socialisé (la sexuation et le genre
participant de ces composantes) et spatialisé, dans le mouvement de son vécu et de son contexte.
Ce n’est qu’à travers cette médiation que les mots comme environnement, nature, lieu, culture
prennent sens. En effet, si le corps et le langage sont inextricablement liés, le corps se faisant le
médiateur ou le support du langage, comment cela affecte-t-il le langage quand le corps est
opprimé, violenté et blessé ?
L’émergence d’une pathologie est incontestablement liée au contexte socio-culturel
dans lequel elle apparaît. Puisque, selon Michel Foucault, la folie n’existe pas sans la société, il
s’en suit que la société produit ces pathologies et produit ainsi des individus pathologiques. Si la
politique est schizophrénique et que les femmes sont de fait scissionnées, surtout lorsqu’il s’agit
de rôles qu’elles doivent assumer, que ce soit à travers les dichotomies qui lui sont imposées
(fille/épouse, madone/prostituée, victime/oppresseur, sphère privée/sphère publique, liberté
individuelle/collective), il s’en suit qu’un tel système produise des êtres schizophréniques
comme l’énonce d’ailleurs Tanga dans Tu t’appelleras Tanga de Calixthe Beyala : « Dans ce
monde qui trottine la tête en bas, l’anxiété donne des trous de comportement2 ». C’est la raison
pour laquelle la schizophrénie se définit, dans cette étude, comme un malaise socio-culturel
plutôt qu’une aliénation mentale. Qu’elle ne serait qu'un effet de sexisme, de racisme,
d’homophobie et d’autres injustices sociales. Notre thèse a commencé en essayant de
comprendre cette scission qui s’opère chez la femme, en se demandant si cela favoriserait ou pas
des êtres révolutionnaires ou alors qu’elle produirait tout simplement des êtres qui se perdent
1 David Le Breton, La sociologie du corps (Paris: PUF, Coll. “Que sais-je?”, 1992), p.4. 2 TTT, p. 93
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dans leur propre folie. Pourtant, à travers l’agentivité du corps et du langage que mettent en place
les personnages, elles sont forcées d’assumer une posture schizophrénique mais que justement
cette agentivité, même si elle n’aboutit pas à une libération certaine et définitive, doit se
comprendre comme un processus de libération qui ne peut se faire qu’à travers une démarche
schizophrénique.
La schizophrénie figurée par ces auteures permet de réévaluer une pathologie réduite au
rang d’aliénation mentale qui s’inscrit dans un contexte socio-culturel particulier. Il s’agit ici
d’une stratégie pour surmonter les rapports de force, de conflits et de confrontations socio-
culturelles, politiques et historiques. Cette scission se produit au sein de l’individu dont les
identités multiples entrent dans un rapport de force. C'est une question de survie et d’une
meilleure compréhension de la réalité. À travers ce parcours, les protagonistes féminins
démontrent une meilleure emprise sur leur réalité, car elles se rendent compte qu’il ne s’agit pas
tout simplement d’apprentissage, mais aussi d’une adaptation habile. Vue sous cet angle, la
schizophrénie s’interprète comme une revendication d’altérité, composante essentielle de
l’identité, du savoir et d’un besoin de vivre. Elle devient l’amorce d’une transformation se
prolongeant chez ces auteures par un geste créateur. Cette schizophrénie pourrait se comprendre
comme le résultat de non seulement des êtres hybrides qui évoluent dans un univers hétérogène
mais aussi d’un savoir-vivre qui leur permet de survivre au sein d’une idéologie qui tend à les
supprimer. Bref, cette démarche se démarque comme un savoir-vivre ou encore, comme le
précise Ross Chambers1, une techné, qui leur permet de sortir du gouffre social. Cette
schizophrénie incarne certes la difficulté de vivre, mais nous nous rendons compte à la fin de
cette étude qu’il s’agit plutôt de survie de la part des protagonistes féminins. Faute d’autres
1 Chambers, Room for Manoeuver, op. cit., p.10.
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choix, Tanga affirme : « Révulsée de peur, j’hésite. Pourtant, je sais, moi, la femme-fillette, je
sais qu’il vaut mieux tracer les premières courbes de l’amitié en accueil à la survie. Je sais qu’il
me faut couler, adopter une fluidité sous peine de mort1 ».
Ce qu’on a voulu offrir est un discours contre la victimisation de la femme en faveur de
la survie féminine, un aspect qui caractérise une grande partie de l’appareillage théorique sur
l’expérience des femmes francophones. Situer ces romans sur la frontière entre la victime et la
survivante permet de conceptualiser un sujet violenté qui appartient à la fois deux catégories,
deux milieux, deux lieux à des moments différents ou simultanément. Si, comme le propose
Nathalie Etoke, « Le souffrir et le subir sont présentés comme les constituants essentiels de
l’identité féminine2 », ce que nous avons voulu proposer ici est un modèle qui permet à ces
deux constituants, soit la souffrance et la survie, de coexister, de se consolider et de s’unir
d’une manière qui reconnaît la situation unique et ambigüe des femmes francophones. Contre le
discours où les femmes devaient toujours être perçues ou décrites en termes de victimes, on a
tenté, malgré leur position de victime, d’insister sur leur capacité d’action. Celle-ci passe par le
langage, le plaisir qui émerge, ce qui finalement rend plus compte de la vulnérabilité de la
femme et de la victimisation de celle-ci.
Par ce titre, « Corps-traître : La schizophrénie féminine chez les romancières
francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokedem » nous avons tenté de montrer
que l’analyse du corps comme champ d’agentivité ne peut se comprendre qu’en corrélation avec
une analyse du langage. Que l’un n’est que représentation de l’autre. Les études sur le corps se
sont attardées jusqu’ici sur la problématique séparation entre celui-ci et le langage. C’est
1 TTT, p. 153. 2Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 69.
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d’ailleurs pour cela, et c’est justement ce que nous montrons, que le corps comme champ
d’analyse demeurait une relative impasse critique. Certes, nous avons essayé de souligner
l’inextricable lien entre corps et langage de sorte à les rendre finalement complémentaires. Qu’il
s’agisse de la partie méthodologique sur le corps où nous avons souligné son rapport à la langue
ou la partie sur le langage où le corps apparaît comme le moteur de déploiement de la langue,
l’un ne fonctionne pas sans l’autre. C’est bien l’apanage de ces deux aspects qui permet d’offrir
une meilleure réflexion sur la montée en puissance ou la capacité d’agir du sujet féminin en
donnant lieu à un « savoir-vivre » ou un « savoir-faire » de la part des protagonistes féminins.
Cet espace affectif est un lieu propice où se mêlent énonciation, identité, subjectivité et
agentivité. Il leur permet de dénouer le nœud du langage et finalement de dépasser l’état de
survie. Y réside en ce lieu une force ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se soustraire des
oppositions binaires d’une société postcoloniale.
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