295
Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem by Yushna Saddul A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy « Graduate Department of French» University of Toronto © Copyright by Yushna Saddul 2015

Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi

et Malika Mokeddem

by

Yushna Saddul

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy

« Graduate Department of French» University of Toronto

© Copyright by Yushna Saddul 2015

Page 2: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

ii

ii

Corps-traître : La schizophrénie féminine chez les romancières

francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika

Mokeddem.

Yushna Saddul

Doctor of Philosophy

Department of French Studies University of Toronto

2015

Abstract Iconoclastic authors Calixthe Beyala, Ananda Devi, and Malika Mokeddem have generated a

great deal of discourse on their radical feminist views through their Manichean portrayal of

postcolonial societies. Relying on the female image as eroded, smothered, and dissipated, a

figure gagged both by society and by her own helplessness, they describe postcolonial societies

as patriarchal, corrupted, and apathetic as well as guilty of rejecting cultural recollection. In their

novels, the symbolic authority held by the female body is conditional upon the desire, the gaze,

the violence and the marginalized practices of the Other. The body in this case is uncoupled from

the mind and experienced by the subject as an incoherent whole, which brings about the

presentiment of a transfigured existence. Despite the scars this rupture produces, the female

protagonists still manage to redeem themselves, often by engaging in personal rebellions.

Moreover, by disregarding the social torment they are forced to endure, women are able to

reclaim the right to speak, to live, and to be free. This thesis advances the theory that most

female protagonists are prone to schizophrenic behaviours as a means of survival. Marred by

violence, anorexia, dissociation, withdrawal, anxiety, shame, self-mutilation, suicidal thoughts,

Page 3: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

iii

iii

sexual dysfunctions, amnesia or fragmented memory of traumatizing events, the female character

has to negotiate her self-preservation. This work thus shows how such social torment is survived

by resolving the affliction of physical and psychological trauma in the literary terms of

schizophrenia. Consequently, this study analyses the literary manifestations of this affliction in

Beyala, Devi, and Mokeddem’s novels through the explosion of the corporal and the discursive

modes of the female subject. By understanding survival as a “savoir-faire”, we are thus able to

restore an affective and powerful force to language, which ultimately allows for the

reappropriation of the body to take place.

Page 4: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

iv

iv

Remerciements Une thèse, c’est avant tout un morceau de vie…

Cette section de remerciements est à mon avis la plus satisfaisante à écrire de toute ma

thèse parce qu’elle signifie l’achèvement d’un long projet. Il est naturel de remercier à la fin d’un

tel travail tous ceux qui, de loin ou de près, ont contribué à le rendre possible. C’est avec un

enthousiasme certain que je profite de ces quelques lignes pour rendre hommage aux personnes

qui m’ont soutenu dans la réalisation de ce travail.

Mes premiers remerciements vont naturellement à mon directeur de thèse, Prof. Alexie

Tcheuyap, qui à travers mon parcours a toujours fait preuve de bienveillance à mon égard. Sa

compétence, sa rigueur et sa clairvoyance mêlées d’une gentillesse extraordinaire font du Prof.

Tcheuyap la clef de voûte de cette réalisation. Ses conseils avisés ont fait légion durant cette

entreprise, et m’ont permis de découvrir les fabuleux plaisirs de la recherche sous ses apparences

les plus diverses. Je n’oublierai jamais son soutien et sa disponibilité dans les moments de doute.

Ma considération est inestimable.

J’exprime tous mes remerciements à l’ensemble des membres de mon comité, Prof.

Pascal Riendeau, Prof. Neil Kortenaar et Prof. Crosta pour le temps qu’ils ont accordé à la

lecture de cette thèse et à l’élaboration de son rapport. Je les remercie d’avoir accepté cette

charge et je leur suis redevable du temps qu’ils m’ont aloué. C’est avec reconnaissance que je les

remercie également pour leurs multiples conseils ainsi que pour leur intérêt.

Je tiens spécialement à remercier Prof. Sada Niang pour avoir cru en mes capacités, pour

le temps et la patience qu’il m’a accordés tout au long de ces années tout en me fournissant

d’excellents conseils. Ses remarques et critiques pertinentes m’ont conduit vers la bonne voie et

m’ont permis de poursuivre toujours plus loin mes travaux. Je garderai toujours dans mon coeur

sa générosité, sa sagesse, sa compréhension et son efficacité. Pour tout ce qu’il m’a donné, je le

remercie très sincèrement et j'espère que cette thèse sera un remerciement suffisant au soutien et

à la confiance sans cesse renouvelée dont il a fait preuve à mon égard.

Soyez assurés, chers professeurs, de mon estime et de ma profonde gratitude.

Page 5: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

v

v

Mention spéciale à Dre Ritu Bhatnagar, Dre Ruth-Ellen St.Onge, Dr Yves Bourque, Lara

Popic et Vincent Manuele pour leur présence, leur écoute et leur complicité quotidienne. Ils ont

été présents pour écarter les doutes, soigner les blessures, partager les joies et sans lesquels

j'aurais eu du mal à garder l'équilibre. Très humblement, je voudrais leur dire merci pour leur

soutien pendant mes périodes de doutes et pour leurs multiples encouragements répétés. Nous

nous suivons depuis bien des années et les obstacles franchis ensemble, ne se comptent plus.

C’est avec plaisir qu’une fois de plus, je les retrouve à mes côtés pour un moment fort de ma vie.

À toutes ces femmes qui ont traversé ma vie, Dweena Saddul, Prajna Saddul, Kaline

Rault, Clare Metzger, Tracey Mann, Marika Gething, Anne Tranquille, Cristina Italia, Alexandra

Saldini… et à tous ces hommes, Dr Ajay Kapur, Dr Paul Deratnay, Andreas Bjorlow, Pascal

D’Août et Frédéric Genoud. Je vous dois les réflexions prises en comptent dans cette étude car à

travers de nos échanges, vous avez su mettre en musique les paroles de ma composition littéraire.

Enfin, les mots les plus simples étant les plus forts, j’adresse toute mon affection à mes

parents sans qui l’enfant que j’étais ne serait pas devenue la femme que je suis. À mon père qui

m’a donné un magnifique modèle de labeur et de perséverance et en particulier à ma mère qui

veille sur moi depuis toujours, qui m'a fait confiance, qui m'a soutenue sans faille dans tous mes

projets et qui a toujours accepté mes choix sans pour autant forcément les comprendre. Je leur

suis redevable d’une éducation dont je suis fière.

Tant de chemin parcouru ayant mené à la réalisation de cette thèse de doctorat. Un

chemin façonné tantôt par les découragements face aux obstacles, tantôt par le bonheur de les

avoir surmontés. Les regards en arrière qui nous demandent si nous avons pris la bonne

direction. Ceux portés vers l’avant qui nous confirment la voie choisie. Un chemin

incroyablement enrichissant sur le plan littéraire mais aussi humain. Dans plusieurs années, je

repenserai sûrement avec un brin de nostalgie à cette époque heureuse et révolue, que furent les

dernières années de ma vie étudiante. Sans savoir de quoi sera fait l'avenir, je sais qu'une page est

désormais tournée. Il ne tient qu'à nous d'écrire la suite...

Page 6: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

vi

vi

Sommaire

Contenu  

Remerciements ............................................................................................................................... iv  

Sommaire ....................................................................................................................................... vi  

1   Introduction générale ..................................................................................................................1  

2   Le corps-traître ..........................................................................................................................16  

2.1   La littérature nationale et l’écriture des femmes: Cameroun, île Maurice et Algérie ........24  

2.1.1   De la littérature nationale à la littérature postcoloniale .........................................24  

2.1.2   L’écriture des femmes ............................................................................................35  

2.1.3   Beyala, Devi et Mokeddem : leurs projets littéraires .............................................38  

2.2   Le corps féminin francophone ou une chair mise à nu ......................................................43  

2.2.1   Le corps féminin francophone ...............................................................................43  

2.2.2   L’écriture du corps ou l’écriture impudique ..........................................................48  

2.3   Conclusion : La thématique du corps ou la double métaphore ..........................................57  

3   Entre un terrorisme de la chair et une révolte du corps .............................................................60  

3.1   Introduction ........................................................................................................................60  

3.2   Violence et sexe ou ce corps colonisé ................................................................................67  

3.3   Violence et corps ou ce corps déchiré ................................................................................82  

3.4   Violence et soi-même ou ce corps exilé ..........................................................................103  

3.5   Conclusion : Corps révolutionnaire ou corps-anthropophage .........................................130  

4   La traîtrise de la langue ...........................................................................................................136  

4.1   Introduction ......................................................................................................................136  

4.2   Énonciation et postcolonialisme ou la situation du tragique ...........................................142  

4.2.1   L’interpellation ou la langue du mépris ...............................................................151  

Page 7: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

vii

vii

4.2.2   Le discours impudique ou les injures d’ordre génital ..........................................162  

4.2.3   La menace de mort ou le faire-dire du langage ....................................................176  

4.3   Conclusion .......................................................................................................................183  

5   Le langage hors-norme ou la narration du corps traumatisé ...................................................187  

5.1   Introduction ......................................................................................................................187  

5.2   La répétition ironique chez Beyala et Devi ......................................................................195  

5.3   Les mots-composés chez Beyala et Devi .........................................................................212  

5.4   La nébuleuse du non-dit et des sous-entendus chez Beyala, Devi et Mokeddem ............223  

5.5   Conclusion : Comment dire : entre le faire-dire du langage, le savoir-faire du sujet féminin et le vouloir-dire de l’auteur ...............................................................................253  

6   Conclusion : Schizophrénie : survivre ou savoir-vivre? .........................................................260  

7   Bibliographie ...........................................................................................................................273  

Page 8: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

viii

viii

ABBREVIATIONS

CSB C’est le soleil qui m’a brûlée. Calixthe Beyala.

TTT Tu t’appelleras Tanga. Calixthe Beyala

FN Femme nue, femme noire. Calixthe Beyala

ED Ève de ses décombres. Ananda Devi

RP Rue la Poudrière. Ananda Devi

ML Moi, l’interdite. Ananda Devi

LI L’interdite. Malika Mokeddem

DR Des rêves et des assassins. Malika Mokeddem

DS Le siècle des sauterelles. Malika Mokeddem

Page 9: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

ix

ix

À la mémoire de

Sahodree Imrith Goburdhun,

Koshilah Teelock Saddul

Page 10: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

1

1

1 Introduction générale

Les études sur la violence physique dont est victime la femme francophone ont été

nombreuses ces vingt dernières années. Il faudrait citer, en autres, les critiques comme Odile

Cazenave, Rangira Gallimore et Éloïse Brière qui ont servi de piliers lorsqu’il s’agit de penser le

corps féminin au sein de la société postcoloniale. Ces critiques ont proposé une base théorique

pour l’étude du corps féminin où elles illustrent comment ce corps vit une expérience tragique.

Leurs propos montrent qu’étant continuellement pris en ôtage par les régimes politiques dans

lesquels il évolue, ce corps devient la surface sur laquelle s’inscrivent et se perpétuent des

rapports de force inégaux. Représentant cet objet à conquérir, il est à la fois lieu de pouvoir et

d’impouvoir, d’affirmation et de négation. « Corps-machine » ou « corps-cible », le corps

féminin doit faire face à une perpétuelle situation de violence, synonyme d’une maladie qui

gangrène le corps de la société et le transforme en un corps souffrant autour duquel rôdent

l’affadissement et la mort. Cette violence quotidienne, qu’elle soit sous forme de viol,

d’excision, d’inceste ou de prostitution, entraîne la désintégration, le morcellement et même le

rejet du corps féminin. Bien évidemment, cette violence physique a des conséquences directes et

souvent fatales sur le corps et de la sorte, c’est l’image d’un corps asymétrique, souffrant et

malmené qui est véhiculée dans la littérature francophone. En somme, le corps se fait tabernacle,

marqué au fer rouge et demeure malgré lui, une impasse critique. C’est la raison pour laquelle

Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une

part, parce que c’est sur lui que la société s’acharne par diverses pratiques discursives, sociales et

1 Marta Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb (Paris : L’Harmattan, 1997), p. 63.

Page 11: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

2

2

culturelles et d’autre part, du fait qu’il finit par se retourner contre le sujet féminin en se

détériorant et en s’auto-détruisant.

C’est à partir de cette expression que s’articule le titre de cette étude, « corps-traître: La

schizophrénie féminine chez Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem ». En effet, le

positionnant comme signifiant fondamental dans les oeuvres de ces trois romancières qui ont

transformé les écritures féminines en Afrique, nous voudrions montrer que cette traîtrise se

transforme en stratégie de survie si l’analyse du corps se fait en accord avec d’autres facteurs. À

lui seul, ce corps, investi, violenté et subjugué par les désirs ou le regard masculins et par une

« politique du ventre1», possède des limites socioculturelles et discursives à prendre en compte,

surtout lorsqu’il s’agit d’une libéralisation agencée par le corps. Pourtant, considéré en parallèle

avec d’autres facteurs, tel le langage, il devient un lieu de significations multiples chez des

protagonistes. Cette traîtrise dont il semble ainsi faire preuve serait plutôt le résultat de son

évolution ou de sa « mise en procès » dans son contexte sociohistorique et culturel respectif.

Certes, si ce corps subit une mutation, se transforme, se déchire, se mutile ou encore se

camoufle, c’est qu’il tente de survivre avec les limites qui lui sont imposées. Nous verrons, par la

suite, comment cette traîtrise contribue à la réalisation que le corps n’est jamais libre et devient

synonyme d’un mode de survie, et dont le parcours débouche sur une sorte de schizophrénie.

Comme le précise Jean-Michel Berthelot dans son article « Corps et société », « le corps

apparaîtrait comme lieu privilégié où se nouent les rapports anthropologiques fondamentaux:

nature/culture, individu/ société, individu/ pouvoir 2». Ce que cela implique est que l’on ne peut

1 J.F Bayart, Le Politique par le bas en Afrique Noire (Paris : Karthala, 1992), p. 257- 265. 2 J.M Berthelot, « Corps et société : Problèmes méthodologiques posés pour une approche sociologique du corps ». Cahiers Internationaux de Sociologie, Nouvelles Séries. Vol 74, Sociologies des Quotidiennetés, (Jan-Juin 1983), p. 119-131, p. 12.

Page 12: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

3

3

donc pas saisir le corps dans toute sa complexité si l’on l’examine séparément du contexte

socioculturel et discursif qui le constitue et qui le soutient.

Pourtant, les études sur le corps n’ont été jusqu’ici qu’unidimensionnelle du fait qu’elles

se sont attardées uniquement sur le corps, ou disons, qu’elles ont établi une séparation entre le

corps et le langage en faveur du premier. Notons par ailleurs que l’une des causes de cette

réduction biologique du corps féminin fut sa séparation radicale de l’esprit. Cette vision fut

exploitée par l’idéologie patriarcale, hégémonique en Occident, afin de masculiniser à outrance

l’esprit, la pensée et la raison érigés en valeurs universelles. Le corps frappé du sceau de la

féminité est, quant à lui, affligé de tous les stigmates de l’impureté et de cette capacité émotive

jusqu’à l’hystérie mais passive dont on affable couramment et négativement le genre féminin.

C’est, selon nous, la raison pour laquelle le corps, comme champ d’analyse, demeure dans une

sorte d’impasse critique. Étant, selon Maurice Merleau-Ponty1, ce point d’ancrage de notre

expérience du monde en tant qu’espace expressif originaire et réceptable de toutes les sensations,

le corps est à la source de notre perception et de notre prise d’information sur le monde, nous

voudrions présenter une approche du corps dans sa réalité sociale, c’est-à-dire, à la fois dans sa

multidimensionnalité, son polymorphisme, son univers discursif et son insertion/immersion dans

un système sociopolitique, socio-économique, socio-symbolique déterminé. Tous ces éléments,

et surtout le langage qui a souvent été négligé, contribuent à la production du corps et doivent,

dès lors, être pris en compte pour aboutir à une meilleure analyse de celui-ci. Ce n’est donc que

par la médiation d’un corps conscientisé, socialisé et parlant, dans le mouvement de son vécu,

que le projet d’agentivité et de libération prendrait sens. Certes, nous essayerons de souligner

1 M Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945).

Page 13: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

4

4

l’inextricable lien entre corps et langage de sorte à les rendre finalement complémentaires, car

l’un devient finalement l’expression de l’autre.

Le corps des autres nous en apprend beaucoup sur leur condition sociale. Comme

l’observe Georges Vigarello, « Le corps est le premier lieu où la main de l’adulte marque

l’enfant. Il est le premier espace où s’imposent les limites sociales et psychologiques données à

la conduite. Il est l’emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons1 ».

Pourtant, nous avons affaire, dans ce corpus, à un corps qui s’auto-détruit et dont les fonctions

biologiques se détériorent. Ainsi, ce malaise qui s’opère tant au niveau du corps que du langage

du sujet féminin inscrit un important paradigme, évoquant un lieu de contradictions puis de

souffrance dans les littératures francophones. À travers une mise en scène du corps féminin

socialement malade et stigmatisé, un corps sans valeur positive, voire un corps marqué parce que

puni, les textes de Calixthe Beyala, d’Ananda Devi et de Malika Mokeddem dénoncent divers

disfonctionnements sociaux dans une critique socio-politique acerbe. On y décèle une véritable

mise à nu de la violence vécue, évoquée non seulement à travers le récit des témoignages, mais

relatée dans une écriture poétiquement travaillée. Notons que la violence qui fonde la société

postcoloniale s’inscrit sur une double échelle, individuelle et collective et marque ainsi les

formes de sociabilité générale, se répercutant inéluctablement sur le corps de la femme pour en

faire la victime en attente par excellence. C’est justement le constat de cette généralisation de la

violence, apparaissant sous de multiples facettes dans une société postcoloniale, qui a donné lieu

aux interrogations posées dans ce travail. Violence que l’on inflige au corps social, violence du

code de conduite et du comportement, violence domestique et sexuelle, violence de la

reformulation des liens sociopolitiques ou encore violence institutionnelle, cette violence

1 Georges Vigarello, Le Corps redressé (Paris : Armand Colin, 2004).

Page 14: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

5

5

corrosive, que l’on subit et que l’on fait subir, s’insinue dans les moindres interstices de la

société présentée par Beyala, Devi et Mokeddem. Elle circule là où les paroles se sont tues, faute

de pouvoir s’entendre. Si cette violence fait à ce point partie du quotidien des femmes, les

questions qui se greffent à ce constat sont les suivantes. Comment cette violence affecte-t-elle le

corps féminin ainsi que son discours ? Si elle affecte la perception et la reformulation du corps et

du langage, par quels moyens ces enjeux se traduisent-ils dans les textes de Beyala, Devi et

Mokeddem? Et finalement, quelles sont les stratégies de rébellion mises en place par ces trois

romancières afin de « survivre »? Pour cela, il nous faudra d’abord définir le corps féminin et la

place qui lui est accordée et ensuite, analyser le discours féminin et les limites qui lui sont

imposées dans son contexte historique et sociopolitique précis. Ainsi se résument les points

centraux de l’étude que nous mènerons dans cette thèse.

La lecture des romans choisis dans ce travail nous permettra justement, de suivre ce

parcours ou cette « mise en procès » du sujet féminin vers une émancipation et de déceler des

formes de transgressions tant au niveau de la thématique du corps qu’au niveau du langage. Par

le biais du corps et du discours féminin, nous proposons de montrer par quels moyens ces

romancières remettent en cause les schémas de la tradition patriarcale dans son rapport avec les

codes socio-culturels, politiques et religieux. Nous étayerons cet aspect par des exemples tirés

des textes en vue de montrer les techniques littéraires mises en place par Beyala, Devi et

Mokeddem pour s’opposer aux lois qui affectent le devenir des femmes. Leurs procédés

littéraires, comme le montrent les romans retenus, servent, dans une première enquête, à analyser

les lieux et circonstances où se manifeste la violence, à comprendre ce qui s’y cache derrière, ce

qui la provoque et ce qui l’atténue, pour finalement donner lieu à une stratégie qui permettrait à

ces romancières d’avoir accès à un imaginaire débordant qui comblerait les manques et nourrirait

le rêve. C’est ainsi que toutes brimées, opprimées, vendues et stigmatisées, les femmes dans

Page 15: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

6

6

leurs récits tentent de briser le carcan de la féminité, souvent en utilisant cette féminité même

afin de défier les hommes et la société régie par les lois du patriarcat. Cantonnées aux rôles

secondaires de fille, épouse, mère et grand-mère et devant obéir aux hommes de la famille, ces

femmes revendiquent leur droits dans les récits de Beyala, Devi et Mokeddem à travers deux

modalités principales: le corps et le langage. Pour ce faire, ces romancières mettent en place des

protagonistes femmes qui défient le système de claustration en envisageant une libération sous

ces deux perspectives: corporelle et linguistique.

Nous focaliserons notre travail sur ces deux sièges de rébellion: celui du corps en tant

qu’instrument de résistance et la reformulation de celui-ci qui s’en suit et celui du langage qui est

retravaillé pour devenir un lieu de survie, bref, de subjectivité et d’agentivité. Cette technique

littéraire qui se soucie du mot a également pour tâche de transcender ce rôle de miroir de la

société pour mieux comprendre et mieux appréhender les bouleversements sociaux. C’est ce qui

sera analysé sur le plan linguistique dans les oeuvres de Beyala, Devi et Mokeddem, car elles en

font surgir des images fortes qui rendent compte de la réalité sociale afin de mieux interroger le

vécu des femmes, et ainsi, mieux le comprendre. À ce titre, en plus de traduire fidèlement

l’image de la société et des femmes, leur littérature permet de dépasser le cadre d’enfermement

lié aux souffrances vécues qu’imposent les us et coutumes, la longue tradition patriarcale et les

lois du pouvoir en place. Dans cette perspective, nous utiliserons les théories pertinentes aux

deux formes de rebellions afin de montrer comment Beyala, Devi et Mokeddem donnent à leurs

protagonistes féminins les outils de rejeter la société qui les étouffe.

Ce travail se compose de deux parties et s’articule autour de quatre chapitres, dont deux

porteront sur le corps social du sujet féminin et deux autres sur le langage. Chaque siège de

rébellion aura un chapitre méthodologique suivi d’un chapitre visant à analyser les textes de

Page 16: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

7

7

notre corpus. À travers cette mise en contexte, notre démarche consistera donc à expliquer

comment ces romancières mettent en place linguistiquement et thématiquement un nouvel espace

pour s’élever contre l’archaïsme séculaire et l’atavisme connu des sociétés de tradition

patriarcale; ces mêmes sociétés où l’accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à

la peur de la punition. Sortir de toute cage a toujours été accompagné de sanctions brutales. En

dépit de cet environnement de violence et de peur, ce qui apparaît aussi bien chez Beyala,

Mokeddem que chez Devi est que toutes les trois rompent avec l’identité héritée de modèles

politiques, patriarcaux et religieux pour négocier une nouvelle identité qui transcende le présent

et envisage un futur.

Le deuxième chapitre s'efforcera, dans un premier temps, de dresser un tableau socio-

historique de ces trois pays postcoloniaux pour montrer comment le discours postcolonial a

façonné le corps de la femme. Prenant en compte l'ère coloniale et postcoloniale, il tentera de

faire ressortir les dialectiques de pouvoir pendant et après cette période de domination afin de

mieux comprendre la nature des rapports sociaux qui en résultent. Suivant la pensée de Fanon, de

Mbembe et de Butler, nous entreprendrons de mettre en lumière les dialectiques de pouvoir qui

existaient autrefois entre colonisateurs et colonisés et comment ce bagage historique fait que

cette dynamique persiste entre riches et pauvres, hommes et femmes, adultes et enfants, voire

nature et culture, malgré les indépendances. Enfin, cela nous ramènera à la nécessité de revenir

sur la notion de postcolonialisme et de faire ressortir ses failles en tant qu'idéologie sexiste et

porteuse de fanatismes. De fait, le postcolonialisme est loin d'être neutre et nous nous

efforcerons de faire ressortir le discours social, le refoulement colonial, et surtout l’oppression de

la femme et de son corps. Ce premier chapitre tentera, par la suite, de contextualiser le corps de

la femme dans les trois pays mentionnés plus haut. S'appuyant sur les textes d’Isaac Bazié,

Page 17: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

8

8

Marta Segarra, Malek Chebel, Khal Tourabally et Nathalie Etoke, nous tenterons de mieux

cerner l'identité sexuelle et sexuée de la femme et la façon dont elle nuit à son émancipation. Or,

comment ce corps a-t-il évolué depuis la période coloniale et après les indépendances et

comment est-il perçu par autrui ainsi que par la femme ? Quelles sont les raisons pour lesquelles

il persiste toujours comme cible nommée d’office à travers laquelle la société se réalise ? Nous

tenterons de montrer comment le corps féminin devient un lieu de tension et espace symbolique

à l'intérieur duquel se déploie la tragédie postcoloniale. « Objet de violence, source de

souffrance1 », sa représentation au sein de notre corpus s’opère toujours en termes de conflit tant

bien avec l’autre qu’avec soi.

Après avoir positionné le corps social de la femme au sein d’une société aux contours

postcoloniaux, nous aborderons dans le troisième chapitre le culte de la violence en vue d’offrir

une réflexion sur la complexité de ce phénomène à la fois individuelle et collective, du fait que

cette violence mène à une reformulation de la perception du corps féminin par la société et par la

femme elle-même, ce qui aboutit finalement à une nouvelle réalité sociale du corps ou encore

une nouvelle doxa corporelle. Certes, nous insisterons sur la problématique de l'articulation entre

violence des femmes et sur les femmes, qu'elle soit politique, économique ou sexuelle qui infiltre

toute la société postcoloniale jusqu'à en faire un des piliers du fonctionnement de celle-ci.

Véritablement, nous tenterons, suivant la logique de Mbembe et de Fanon, de montrer comment

les personnages féminins de ce corpus sont tissés dans l'engrenage d'une société que Mbembe

caractérise de « régime de violence par excellence2 ». Violentées ou violentes, cela provoque de

la sorte une négociation permanente entre la femme et son corps. Certes, à cause de sa seule

1 Isaac Bazié, « Les Corps dans les littératures francophones ». Études françaises 41:2 (2005) : p. 81 2 Achille Mbembe, De la postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 140.

Page 18: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

9

9

féminité, elle en devient la victime nommée d’office et le moyen de passage qui unit la société et

la violence, permettant de la sorte aux groupes majoritaires de se défouler. Marquant les formes

de sociabilité générale, cette violence qui se répercute avec virulence sur la gente féminine nous

aidera à mieux comprendre le dismorphisme social et sexuel dont la femme fait l’objet. Le corps

étant l’entité sur laquelle la société exerce son contrôle et son pouvoir, les personnages féminins

de ce corpus tenteront de se le réapproprier selon les possibilités qui s’offrent à elles. Violence

comme représailles, comme vengeance ou comme taux de change, cette notion fonde les œuvres

des trois romancières. De plus, le processus d’acquisition de la liberté et celui de l’agentivité sont

deux notions capitales dans leurs écritures. Elles passent inévitablement par le corps de la

femme, car c’est à travers lui, ce qu’elles considèrent dans un premier temps comme un corps-

agent, que les personnages féminins tentent d’en acquérir de plus en plus, que ce soit dans la

façon d’en disposer que dans le domaine de l’expression. Nous examinerons par la suite les

moyens que certaines des protagonistes mettent en place pour survivre et pour défier les pôles

d'influences sociales et les valeurs traditionnelles qui les encadrent et ainsi à vaincre cette

hiérarchisation sexuelle qui fonctionne à leur détriment. Nous basant sur Foucault, Irigaray et

Butler, nous voudrons voir où mène cet affranchissement sexuel et dans quelle mesure elle

aboutit à une certaine libéralisation ou dans le cas contraire en quoi consisterait l'échec de cette

entreprise. Comment en ressortent les protagonistes et surtout dans quelle mesure cette

réappropriation de leur sexualité modifie-t-elle leur relation au corps ?

Si la violence doit également être débusquée dans les ressorts profonds des rapports

sociaux et culturels et que l’on se doit d’être capable de l’appréhender dans ses couches moins

accessibles, moins immédiates, moins visibles, nous voudrions nous attarder, dans le troisième

chapitre, sur la violence qui habite le langage et y soulever trois grands mécanismes

d’assujettissement telles l’interpellation injurieuse, l’insulte et la menace de mort dont sont sujets

Page 19: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

10

10

les personnages féminins. Suivant l’allocution de Toni Morrison donnée à l’occasion de la

remise du prix Nobel de la littérature en 1993, qui souligne explicitement que « le langage de

l’oppression fait plus que représenter la violence; il est violence1 », nous tenterons de montrer

que la violence linguistique est aussi un outil par lequel on peut « dévitaliser », « désactiver »

ceux que l’on accuse de mettre en péril l’ordre établi, ce en instaurant un ordre binaire et ceux ou

celles qui ne se conforment pas, n’ont aucune place dans ce système. Ce type de discours de

haine ne reflète pas simplement une relation sociale de domination, il décrète la domination et

devient ainsi le moyen par lequel la structure sociale est établie et maintenue. C’est dire alors que

le langage ne peut être soutenu que dans la mesure où il bénéficie du soutien du pouvoir existant

et qu’à travers lui, sont ainsi représentées les institutions générales qui constituent le fondement

et le fonctionnement d’une société. En somme, il semble alors y avoir une relation de

dépendance entre le langage et la société du fait qu’ils partagent les mêmes systèmes de valeurs,

de normes, d’us et de coutumes en vigueur dans la pratique sociale quotidienne et assimilé par

l’individu comme mode de pensée et de comportement.

C’est dire aussi que cette volonté de dominer et de faire accepter à l’autre l’acte de

domination se manifeste dans la quotidienneté des rapports entre individus, à travers la figure

performative du langage. Le quatrième chapitre portera sur trois instances précises où

apparaissent cette performativité du langage ; l’interpellation, les injures et la menace de mort du

fait que l’univers présenté dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem est marqué par la

domination et la servitude, l’oppression et la violence. Ces instances performatives sont d'autant

plus prononcées dans cette étude du fait que le discours postcolonial est hanté par la violence et

la domination. Certes, les protagonistes au sein de ce corpus sont soumis à un discours de haine,

1 Toni Morrison, The Nobel Lecture in Literature (New York : Knopf, 1993), p. 16. [ ma trad.]

Page 20: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

11

11

dont le rituel, rappelons-le, est celui de la subordination à travers le déploiement de toute une

panoplie de menaces, allant jusqu’à la menace de mort. Véritablement, le discours de la haine

rejoint aussi ce qu’Austin caractérise d' « actes performatifs illocutoires1 », c'est-à-dire des actes

qui en disant quelque chose le font et qui deviennent dès lors, eux-mêmes la chose qu'ils

effectuent. C'est ainsi que leur force est accentuée, car comme le soutient Butler : « Que l'acte du

discours soit un acte du corps signifie que l'acte est redoublé au moment du discours: il y a ce qui

est dit, et il y a une sorte de dire que l'instrument corporel de l'énonciation accomplit2 ». En effet,

notre but sera justement de souligner ce « reste énergétique3 » que comprend le discours

postcolonial et ce chapitre établira que la violence ne va pas sans discours et que c’est par le biais

du discours postcolonial qu’on essayera, pour reprendre les mots de Foucault dans L’Ordre du

discours, de la lire et de l’interpréter, c’est-à-dire de reconstruire la logique qui préside à son

expression et à son organisation ainsi que de reconnaître sa modulation historique4. Il s’agira

d’abord de faire l’inventaire de tout ce en quoi consiste le discours postcolonial et de la façon

dont il se démarque, surtout lorsqu’il s’agit de la violence. Certes, cette partie s'efforcera de

restituer au langage sa puissance d'agir afin de réinscrire la violence des mots au sein même de la

brutalité qui s'impose sur la gente féminine pour la limiter et la renvoyer dans un état second ou

encore traumatique. Il s'élèvera donc l'urgence de voir l'effet de ces interpellations injurieuses, de

ces injures et de ces menaces sur la condition féminine. Quelles sont les situations qui les

provoquent, de quelles manières sont-elles déployées ? Comment s'en sortent les protagonistes

féminins qui vivent perpétuellement sous ces ordres et dans quelle mesure modifient-ils par la

1 J.L Austin, Quand dire, c’est faire (Paris : Seuil, 1970), p. 115. 2 Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit de l’anglais (Excitable Speech, Routledge, 1997) par Charlotte Nordmann (Paris : Editions Amsterdam, 2004), p. 31. 3 Soshana Felman, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou la séduction en deux langues (Paris : Seuil, 1980), p. 106. 4 Michel Foucault, L’Ordre du discours (Paris : Seuil, 1971), p. 52.

Page 21: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

12

12

suite leur comportement? En somme, avec les approches de Kerbrat-Orecchioni, de Maingeneau

et d’Austin, nous tenterons de faire ressortir les lieux où réside cette violence réprobatoire et la

raison qui l’habite. Tout cela nous permettra de mieux appréhender les enjeux du discours de

haine et faire l’inventaire de tous les éléments nécessaires à la compréhension de la situation de

violence dans laquelle évolue du sujet féminin.

Le cinquième chapitre se penchera sur les perturbations linguistiques des protagonistes

féminins qui apparaissent en raison du discours de haine. En nous basant sur les théories de Leo

Hoek, Julia Kristeva, Judith Butler, Alice Jardine et Kerbrat-Orecchioni, nous aborderons les

dimensions narratologiques et discursives des personnages féminins chez ces trois romancières

afin de contourner la syntaxe patriarcale: celles qui utilisent le Sémiotique lié, « au pulsionnel, à

l’archaïque, aux pratiques langagières de la prime enfance ou de la schizophrénie1 » comme

appareil de survie. Nous servant comme arrière-plan de la confrontation dialectique du

Symbolique et du Sémiotique de Kristeva en tant que modalités de la signifiance, nous

analyserons les manifestations littéraires et les stratégies de mise en discours du langage du sujet

féminin. Or, face à ce langage qui structure le monde par des significations distinctes et

univoques, les personnages féminins de ce corpus abordent plutôt une réalité pré-culturelle, en

laissant émerger la multiplicité des pulsions manifestes dans leur langage et certainement en

résistant à toute signification finie et univoque. Subséquemment, nous ressortirons les

mécanismes rhétoriques tels les contradictions, les répétitions, les métaphores, les sous-entendus

et les non-dits, qu’utilise le sujet féminin dans le but de subvertir le discours patriarcal.

Grâce à l'approche de Kristeva, Butler, Duchet et de Hoek, nous tenterons de remettre en

1 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique. L’Avant- garde à la fin du XIXe siècle, Lautréamont et Mallarmé (Paris : Seuil, 1974), p. 28.

Page 22: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

13

13

cause la conception monosémantique et monologique du texte et nous pencher plutôt sur l'idée

que le sens est pluriel et construit. Certes, il nous faudrait prendre en compte que le sujet

intervient à l’encodage, dans la construction du sens, en mobilisant l’ensemble de ses

compétences linguistique, culturelle, idéologique. Mécanismes subversifs, car au lieu de ré-

utiliser les mêmes clichés, elles les critiquent et leur donnent d’autres possibilités de signification

et marquent ainsi le déploiement linguistique pour contrer la réification du corps ou des blessures

linguistiques. Avec l’aide de Butler et de Kristeva, nous tenterons d’analyser le discours affectif

du sujet féminin et de mettre en lumière les rapports dialectiques existants entre le sujet parlant et

son énoncé pour y laisser émerger la création d’un lieu où une parole qui rejette, qui refuse est

possible et ainsi libérer la parole prisonnière ainsi que les blessures linguistiques. Cette

perturbation linguistique du départ deviendrait alors lieu de création. Ce lieu sera lieu d’enquête

pour mieux comprendre comment la femme réagit à la violence ou en fonction de la violence

ainsi qu’à sa réceptivité. Cet espace affectif, lieu propice où se mêle énonciation, identité,

subjectivité et agentivité, lui permettrait de défaire le noeud du langage et finalement de dépasser

l’état de survie. Y réside en ce lieu une force ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se

soustraire des oppositions binaires d’une société postcoloniale. Or, nous voudrions proposer une

approche qui vise à revoir la question du langage dans sa relation à la violence dans le but de

mieux saisir l’identité blessée du sujet féminin.

En guise de conclusion, cette recherche aura comme objectif de montrer les enjeux du

pouvoir et ses impositions sur le personnage féminin afin de mieux appréhender son quotidien et

l’affadissement ou le silence qui force à faire disparaître le sujet féminin. Cette approche nous

permettra de faire face aux spectres ou héritages socioculturels sans pour autant basculer dans le

locatif exclusif et réducteur du phallocentrisme pour parvenir finalement à accéder à une montée

de puissance (empowerment). Notre objectif sera donc de définir ce travail de création sur la

Page 23: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

14

14

langue comme un mécanisme de survie et de démontrer comment à travers la répétition, les

mots-composés et les sous-entendus et les non-dits, Beyala, Devi et Mokeddem mettent sur pied

un univers cohérent en se servant des déficiences de leurs personnages pour construire leur

monde littéraire, un monde érigé autour des questions de l'altérité, des composantes de l'être et de

ses perceptions tout en s'évadant de l'imposition binaire du langage. Cette recherche tentera alors

de démontrer que la « folie » qu’on attribue au personnage féminin n’est qu’apparente, signe

d’une marginalisation ayant trait à son identité sexuelle et sexuée. Bien au contraire, cette

extravagance qui la caractérise serait liée à un malaise socioculturel et politique qu’on établira

comme de la schizophrénie. Il nous paraît fort clair que la femme dans ces romans se pousse

volontairement à l’éclatement, du langage ainsi que du corps afin d’en apporter un sens nouveau,

un espace affectif propre à elle. Nous allons montrer comment le souffrir et le subir sont présents

comme les constituants essentiels de l’identité féminine, et ensuite comment les protagonistes de

ces romans se situent sur cette frontière entre le statut de victime et celui de survivante. En effet,

comment ces sujets féminins appartiennent aux deux catégories et comment elles font

l’expérience de chacune à des moments différents ou parfois même, simultanément. Ce modèle

de schizophrénie serait, selon nous, un meilleur représentatif du sujet violenté, puisqu’il permet

au souffrir et à la survie de coexister, d’entrer en conflit et de s’unir de sorte à reconnaître

l’identité du sujet féminin et de l’appréhender comme « survivante» plutôt que « victime ».

Notons pour clore cette introduction que nous entamons l’étude des romancières Calixthe

Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem dans une perspective où leurs messages se

complètent, plutôt que d’y voir une approche comparative. Autrement dit, lorsque nous relevons

les thèmes qui se recoupent, c’est pour mieux cerner la perspective de chaque romancière devant

tel fait social, culturel ou politique. Les trois romancières présentent un tableau dans lequel la

Page 24: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

15

15

femme est avant tout définie par sa sexualité procréative. Toutes les trois explorent la situation

sociale à travers une mise en scène du corps féminin comme un outil essentiel de la résistance

nationale et à travers lui, elles tentent de donner lieu à une expression de résistance. Cette

expression de résistance apparaît sous diverses formes et stratégies propres à chaque romancière.

Malgré lES différences d’origines, de contextes culturels et les distances géographiques, la

divergence des procédés romanesques qui les séparent, les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem

semblent avoir une finalité similaire que nous tenterons de souligner dans cette étude. Ces

romancières utilisent l’écriture comme « arme » de combat contre l’oppression et les injustices

sociales dont sont victimes les femmes en général et, d’autre part, comme domaine imaginaire et

créateur où s’exprime leur désir de se libérer du joug patriarcal, pour accéder à un lieu où se

mêlent agentivité, identité et subjectivité.

Page 25: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

16

16

2 Le corps-traître

Si la décolonisation ou encore l’indépendance se déclare par la signature d’un traité, la

libération psychologique des anciens colonisés nécessite beaucoup plus de travail et de temps

afin de surmonter le processus de décervelage et de deshumanisation auxquels ils ont dû faire

face. D’emblée, se signale l’urgence de conceptualiser ces littératures dites postcoloniales afin

d’y inclure des apports culturels différents, c’est-à-dire la littérature et son contexte socio-

culturel et aussi de mettre en relation les facteurs internes, plus précisément la structure et

l’organisation de ces sociétés et les facteurs externes communs que constitue l’ère de la

colonisation. Le rapport entre facteurs externes et internes dans l'approche des littératures

francophones et postcoloniales nous paraît essentiel dans le but d’une meilleure appréhension de

leur « réalité », car comme nous le suggère Michel Beniamino dans La francophonie littéraire,

« Si la littérature comme polysystème varie, la variation s'explique par des facteurs internes

(endogènes) et externes (exogènes)1 ». Surtout si l’on prend en compte que la question de la

littérature postcoloniale ne se pose pas de la même façon pour ce qui est des vieilles colonies

telles que la Réunion ou l’île Maurice ou encore une colonie de peuplement telle que l’Algérie. Il

faut reconnaître que ces diverses sociétés n’évoluent pas selon une temporalité globale et

homogène face aux problématiques diverses et conflictuelles de leur patrie respective, mais

pourtant, elles partagent certaines problématiques qui leur sont communes. C’est bien dans cet

esprit que la partie suivante entreprendra de faire le bilan socio-historique et littéraire de

l’Algérie, de l'île Maurice et du Cameroun, préambule qui tiendra lieu de cadre à notre propos.

En effet, nous établirons une corrélation entre l’histoire coloniale de l’Algérie, du Cameroun et

1 Michel Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie (Paris : L’Harmattan, 1999), p. 132.

Page 26: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

17

17

de l’île Maurice, et les productions littéraires de ces pays afin de mettre en exergue les stratégies

littéraires que partagent Beyala, Devi et Mokeddem. Ces stratégies tendent à se définir non

seulement comme une stratégie postcoloniale de décentrage littéraire par rapport à la référence

convenue mais aussi à donner naissance à une nouvelle thématique de leur engagement.

Apparue en réponse au démantèlement du système colonial, l’ère postcoloniale est loin

de signifier « liberté ». En effet, elle n’a fait que perpétuer, voire aggraver l’oppression à travers

la répression et d’autres formes d’injustices constituant ainsi le cercle vicieux du sous-

développement. Désignés par Françoise Lionnet comme des « geographies of pain », ces trois

pays partagent à différents degrés une histoire dominée par la violence, le colonialisme,

l’esclavage et le néocolonialisme. En conséquence, l’oppression qui a accompagné la

colonisation et la période de décolonisation s’est fait sentir à travers tous les domaines de

l’existence, et a contribué à des conséquences telles que l’aliénation, l’exil, le déracinement, le

déchirement culturel, aboutissant à la crise identitaire, comme en témoignent, généralement, la

réalité vécue et les littératures dites postcoloniales. Tout est à refaire, à reconstruire, car comme

le soutient Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, « la situation coloniale arrête dans sa

quasi-totalité, la culture nationale. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, de culture nationale, de vie

culturelle nationale, d’inventions culturelles ou de transformations culturelles nationales dans le

cadre d’une domination coloniale1 ». Suite à une période de questionnement en ce qui concerne

le no man’s land dans lequel a été projeté les anciennes colonies récemment émancipées, Fabien

P. Nkot et Joseph Paré concluent dans leur ouvrage, La francophonie en Afrique subsaharienne :

« Qu’est-ce donc, pour un Africain, d’être décolonisé culturellement si ce n’est de se

1 Frantz Fanon, Les Damnées de la terre ( Paris : Seuil, 1961), p. 167.

Page 27: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

18

18

réapproprier ses valeurs, ses langues et sa culture.1 ». En effet, face à cette perte identitaire

qu’endure l’ex-colonisé et à l’état de déchirement et de déculturation dans lequel il évolue, c’est

tout d’abord à travers la femme et son corps qu’il va tenter de se réapproprier son pays, son

identité, ses valeurs et sa culture. Véritablement, ce qu’il y a de commun entre le corps féminin

noir et le continent africain, c’est qu’ils ont tous les deux souffert de la brutalité (du viol) et de la

domination (l’impérialisme/le colonialisme) de l’homme blanc. En s’appropriant le corps

féminin, c’est leur terre qu’ils tentent de reconquérir.

C’est dire que la femme africaine va servir de tremplin dans la recréation de son monde et

d’avant-propos dans la reconstruction de la vie et de l’identité nationales. Si la femme colonisée

est la victime nommée d’office, celle qui est, pour reprendre Gérard Etienne, « le lieu par

excellence de cristallisation des préjugés2 », il sera de même après la décolonisation. C’est sur

elle que reposera désormais le maintien de la société, celle qui à travers sa pureté et sa chasteté

permettra de renouer avec la patrie de la pré-colonisation. Une évidence que l’on retrouve à

travers la description que font les poètes de la Négritude à son égard, tel le poème senghorien

intitulé Femme Noire (1945), poème qui célèbre le corps-objet de la femme africaine,

représentant l’érotisme, la beauté et la fécondité, tenant l’avant-scène de la littérature masculine

africaine depuis les premiers poètes des années 1930. Suivant le postulat de James Arnold, il en

est de même pour les mouvements de la créolité et de l’antillanité qui sont tout autant marqués

par leur posture sexiste qui marginalise les femmes. Certes, l’image de la femme chez Senghor

représente en quelque sorte une allégorie du pouvoir patriarcal, une poétisation ou une

métaphorisation du portrait idéalisé de la femme africaine à travers les yeux de l’homme. Il

1 Fabien P. Nkot et Joseph Paret, La Francophonie en Afrique subsaharienne (Québec : CIDEF-AFI, 2001), p. 106. 2 Gérard Étienne, La Femme noire dans le discours littéraire haïtien (Montréal : Éditions Balzac, 1998), p. 50.

Page 28: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

19

19

faudrait de la sorte insister sur l’analogie qu’établissent ces poètes entre la patrie et la femme, du

fait que la survie du pays dépend du maintien et du contrôle de celle-ci. Ce qui explique

l’extrême rigidité imposée à la femme, quant à son comportement, sa mobilité et bien

évidemment, son expression. La femme et son corps semble tantôt incarner l’ancre qui soude le

bon fonctionnement, assurant la préservation de la société postcoloniale, tantôt l’objet sacrificiel

au nom de la survie de celle-ci. Ce qui explique pourquoi elle est mise sous haute surveillance,

façonnée et contrôlée, sujette à une violence intrépide, car comme le dit René Girard : « La

violence fondatrice constitue réellement l’origine de tout ce que les hommes ont de plus précieux

et tiennent le plus à préserver1  ».

D’autant plus que cette violence qui structure et régit le quotidien de la société

postcoloniale fait partie intégrante de celle-ci; société que Mbembe caractérise comme un

« régime de violence par excellence2 ». À l’instar de Foucault qui théorise l’imposition de la

productivité corporelle, le contrôle et le maintien sur la vie en Occident, Mbembe s’efforce de

soulever la singularité du régime postcolonial qui s’impose en tant que violence. Dans son

œuvre, il dit :

Il ne s’agit plus à proprement parler, ni de rendre les corps dociles, ni de produire l’ordre. Ici, il

n’est plus seulement question du fouet et des bastonnades dont on sait qu’ils rythment la vie

des pénitenciers, des commissariats de police et d’autres maisons d’arrêt où se pratique la

détention administrative illimitée. Il s’agit simplement d’administrer une violence lapidaire et

improductive, dans le but de prélever et d’extorquer3.

D’emblée, cela signale l’urgence de souligner cette violence, qu’elle soit politique,

économique ou socioculturelle, qui fonde la société postcoloniale jusqu'à en faire un des piliers

1 René Girard, La Violence et le sacré (Paris : Grasset, 1972), p. 141. 2 Achille Mbembe. De la postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 110 3 Ibid, p. 172.

Page 29: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

20

20

qui assure le fonctionnement de celle-ci. Une violence qui, malgré l’indépendance acquise, loin

de se dissiper faute de trouver un exutoire, se traduit en différentes formes et se poursuit même

après l’ère coloniale pour s’infiltrer dans la vie nationale et postcoloniale. En effet, conclut

Fanon dans Les damnés de la terre : « L’apothéose de l’Indépendance se transforme en

malédiction de l’Indépendance1 ». La violence et la peur qu’elle engendre, faute de promouvoir

un homme nouveau, comme le souligne Sartre dans la préface de ce même texte, génèrent « des

effritements de personnalité, des dédoublements, des dissolutions2 ». Au-delà de

l’assujettissement, cette violence avait comme but d’accréditer le pouvoir administratif agissant

en tant que normatif et légitime et à travers son déploiement, elle y parviendra car ceux et celles

qui ne se conforment pas, n’ont aucune place dans ce système quasi souverain et payeront

l’outrage éventuel par leurs vies. Bref, nous sommes témoins d’un héritage de violence prenant

source de la période coloniale qui, faute de pouvoir s’épuiser, explose aux visages des opprimés

eux-mêmes et finit par marquer toutes les formes de sociabilité pour en faire partie de la société;

une violence qui se réoriente dans une nouvelle dialectique qui sera malheureusement pas de

meilleure augure. Est-ce là une spécificité de la violence, car si elle est facile à déclencher, elle

est d’autant plus difficile à apaiser? Certes, la dialectique de pouvoir autrefois dispersée entre

colon/colonisé se reformule entre homme et femme, de sorte que l’homme incarne le bourreau et

la femme, bien évidemment, la victime. Étant la victime par excellence évoluant au sein de ce

« régime de violence par excellence », il va sans dire qu’elle se répercutera sur la femme et sur

son corps pour en faire un être circonscrit par son sexe et paralysé par la peur. Son pureté, sa

chasteté et sa fertilité seront représentatifs du pays auquel elle appartient.

1 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 88. 2 Ibid, p. 131-132.

Page 30: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

21

21

Appartenant à une génération extrêmement politisée qui exprime sa colère contre la

corruption des hommes politiques, dénonce le poids des traditions, vilipende une société

incapable de se défaire du passé, Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem montrent

toute une panoplie de séquelles et de difficultés à se libérer de l’arsenal complexe de la

colonisation. À travers son engagement, cette génération s’efforce d’exprimer le mal africain et

de dénoncer l’incurie et le chaos postcolonial. Pour se faire, le projet littéraire de ces trois

romancières d’expression française réside dans le fait commun qu’elles utilisent comme motif le

corps féminin qu’elles placent au centre de leur contestation des stéréotypes sexistes, racistes et

langagiers et c’est à travers lui qu’elle tentent de remettre en cause les valeurs sociales, les idées

arrêtées et préconçues qui fondent les préjugés postcoloniaux. Investi, violenté et subjugué par le

regard ou les désirs masculins et par une « politique du ventre1 », ce corps se révèle comme une

métaphore de la société postcoloniale et devient ainsi lieu de significations multiples chez des

protagonistes dont le parcours débouche sur une sorte de somatisation du malaise postcolonial.

En d’autres termes, le corps de la femme nous permet d’entrer de plain-pied dans le champ du

manichéisme qui fonde la société postcoloniale, car ces écrivaines y établissent un parallèle ou

une équivalence entre oppression sociale et oppression sexuelle de la femme. Il devient la

surface sur laquelle s’inscrit et se perpétue des rapports de force inégaux étant à la fois lieu de

pouvoir et d’impouvoir, d’affirmation et de négation.

Oscillant entre « corps-machine » et « corps-cible », « corps-docile » et « corps-

résistant », le corps féminin doit faire face à une perpétuelle situation de violence, synonyme

d’une maladie qui gangrène le corps sociétal et le transforme en un corps souffrant autour duquel

rodent l’affadissement et la mort. Ce paradigme critique et outil idéologique que représente le

1 J.F Bayart, Le Politique par le bas en Afrique Noire (Paris : Karthala, 1992), p. 257- 265.

Page 31: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

22

22

corps chez Beyala, Devi et Mokeddem revêt une fonction capitale, car comme le suggère Isaac

Bazié, « ce que ce corps sous-tend, c’est aussi ce qu’il entraine à sa suite dans le cadre de

l’œuvre littéraire convoque ou renvoie plus ou moins explicitement à un contexte social, culturel,

à des pratiques et des perceptions diverses et particulières à la fois1 ». Le corps de la femme ne

peut se comprendre que dans le contexte d’étroite imbrication des destinées politiques,

économiques et socio-culturelles et devient dès lors le point de départ pour souligner la

dépravation de la condition féminine en Afrique sub-saharienne, au Maghreb et à Maurice.

Le corps de la fille est en attente de violence du fait que c’est sur lui que la société

s’acharne par diverses pratiques discursives, politiques, sociales et culturelles pour finalement le

transformer, contre son gré, en véhicule hétéropatriarcal à partir duquel et à travers lequel la

société se réalise. Notre propos sera de démontrer que malgré la tentative de réappropriation du

corps visant à transformer ce « corps-cible » en « corps-agent », il finit par être doublement

traître, en ce sens où le corps nouvellement conquis se transforme en « corps-anthropophage ». Il

se retourne inéluctablement contre les protagonistes de Beyala, Devi et Mokeddem et les pousse

davantage en marge de la société sinon à la mort. Ce corps, au lieu de permettre une plus grande

marge de manœuvre dans la quête de liberté et d’agentivité, représenterait plus un labyrinthe, un

monde souterrain à travers lequel les protagonistes ne cessent de s’enfoncer et où la seule issue

semble être la mort. Il exprimerait un drame existentiel enraciné dans la structure patriarcale et

l’échec de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet à part

entière. Ainsi, à travers une perspective sociohistorique et littéraire, notre propos dans ce premier

chapitre sera d’étudier le fonctionnement du corps féminin dans son incohérence du fait de son

rôle non-évolutif ou plutôt contre-évolutif. Certes, si comme le propose David Le Breton, « Tout

1 Isaac, Bazié (dir). « Le Corps dans les littératures francophones », Études françaises 41:2 (2005): p. 5-147.

Page 32: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

23

23

questionnement sur le corps exige au préalable une construction de son objet, une élucidation de

ce qu’il sous-tend1 », que représente le corps féminin dans un contexte postcolonial ? Quelles

seraient les modalités littéraires qui traduisent la fragmentation ou la dissolution de l’instance

symbolique qu’est le corps de la femme dans les romans de Beyala, Devi et de Mokeddem et

quels outils expressifs servent à le styliser dans leurs romans ?

1 David Le Breton. La sociologie du corps (Paris : PUF, coll. « Que sais-je?», 1992), p. 26.

Page 33: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

24

24

2.1 La littérature nationale et l’écriture des femmes: Cameroun, île Maurice et Algérie

2.1.1 De la littérature nationale à la littérature postcoloniale

Dans ces pays fragmentés que sont l’Algérie et le Cameroun, apparaît une production

littéraire tout aussi fractionnée. Dans un premier lieu, prend essor dans les années 1950 un

discours nationaliste, anticolonial et contestataire, véhiculé principalement par la gente

masculine, qui a eu l’effet d’un véritable coup de fouet pour cette scène littéraire, émergeant au

moment où la production littéraire manifestait des signes d’essoufflement. Cette littérature

souvent caractérisée « de survie », arborant un discours marqué par la violence colonisatrice,

s’efforçait de se réconcilier avec le patrimoine algérien et camerounais afin de se redéfinir selon

sa propre identité sans s’accoler à la raison colonisatrice. Ce discours qui ne peut se comprendre

qu’en relation avec les enjeux politiques pendant cette période de lutte pour les indépendances,

épouse volontiers cette thématique de faire revivre les anciennes valeurs et de redéfinir son

peuple selon sa propre identité sans avoir à s’accoler à une emprise coloniale. Comme le dit

Bayart au sujet de cette littérature nationaliste dans Le Politique par le bas en Afrique Noire,

« La vie du discours nationaliste, l’être vif de son langage semblent obéir à l’existence de ce

registre [la notion d’indépendance], à sa continuité et à sa disparition. C’est au sort fait à cette

notion que semblent obéir les continuités et les discontinuités que révèle ce tissu discursif1 ».

Certes, aux prises avec les réalités sociales et politiques, cette production littéraire est

dénonciatrice et combative, mais malheureusement, ce mouvement nationaliste sera suivi d’un

certain désenchantement de l’effort postcolonial. En effet, cette période de désillusion sera

1 J.F, Bayart et T. Mbembé, Le Politique par le bas en Afrique Noire : Contribution à une problématique de la démocratie (Paris : Karthala, 1992), p. 162.

Page 34: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

25

25

marquée par les espoirs déçus de la population en ce qui concerne la gestion de l’administration

postcoloniale. Ayant mis tout l’espoir du pays entre les mains de cette nouvelle administration, la

petite oligarchie responsable de la gérance et du bien-être de ces deux pays a précipité, à travers

les abus de pouvoir et une corruption généralisée, l’effondrement du système socioéconomique.

Au lieu de se battre pour la liberté du peuple et la croissance socio-économique de ces pays, ces

hommes ont mis en place « une politique du ventre1 », que Bayart définit comme une politique

visant à affamer tout le pays au profit d’une infime minorité. Beaucoup d’amertume découle de

la notion d’indépendance qui aurait dû promouvoir la liberté, la dignité et l’identité des sociétés

algérienne et camerounaise post-indépendantes. Et pour cause! L’indépendance dans ces sociétés

s’est avérée être un autre apanage de domination et d’oppression. Cette même classe d’élite qui

repose fondamentalement sur deux piliers, la religion et l’argent, a perpétué le règne oppressif

des colonisateurs et s’est gavée au détriment des groupes minoritaires. Le peuple était encore une

fois relégué à l’arrière-plan, au point où leur destin frisait en permanence la tragédie. Ainsi, cette

période sera marquée par un recul de la réflexion au profit du combat pour la survie quotidienne.

En raison de cela, il émerge un nouvel énoncé discursif contestataire contre cette

dictature de simulacre et de violence, marquant un renouveau dans la littérature. Ainsi dans, cette

atmosphère anthropophage, l’émergence d’une guérilla linguistique a tenté de braquer l’éclairage

sur la faillite postcoloniale et de dénoncer les lourdes conséquences de détérritorialisation,

d’acculturation, d’oppression et des conflits intérieurs dans une société à dominance arabo-

islamique en ce qui concerne l’Algérie. Souvent caractérisée de littérature de combat, la

production littéraire camerounaise et algérienne d’expression française après les années 1950 va

1 Bayart, J.-F. et T. Mbembé, La politique par le bas en Afrique Noire, op. cit., p. 257-265.

Page 35: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

26

26

prendre une dimension de témoignage pour soulever les effets de la décolonisation et la

décrépitude qui s’en sont suivis. En effet, la société dépeinte dans les œuvres de Mokeddem et de

Beyala est à l’apogée de la corruption et de la déchéance, une société où la démence meurtrière

accède à l’ordinaire et certainement où la vie humaine vaut moins que les intérêts personnels et

matériels de certains. Les promesses qu’annonçait la libération du pays s’avéreront être des

leurres et au lieu de permettre l’épanouissement du corps social, elles se sont réfugiées sous le

couvert de la foi pour instaurer un terrorisme religieux. La dynamique de pouvoir autrefois

dispersée entre colonisateurs/colonisés se reformule après l’Indépendance en une adversité

féroce entre riches/pauvres, hommes/femmes voire arabisant/francisant en ce qui concerne

l’Algérie. Tout est à redéfinir et à reconstruire chez les peuples algérien et camerounais, à

commencer par leur existence et leur imaginaire collectifs et individuels tout comme leur identité

nationale ainsi que littéraire. C’est la raison pour laquelle Abdelkebir Khatibi, dans son ouvrage

critique Le roman maghrébin, recense les thèmes majeurs de la littérature maghrébine

d’expression française de la façon suivante : « Déchirement, perte de son identité, déculturation,

tels sont les thèmes auxquels se réfèrent volontiers les écrivains d’expression française quand ils

analysent leur propre situation1 ».

L’émergence de la littérature d’expression française d’Algérie est d’autant plus

compliquée que celle du Cameroun et de l’île Maurice du fait qu’elle se crée dans une adversité

linguistique face à l’arabe. Nous l’avons bien compris, à cause de la rivalité qui persiste entre la

vision arabophone et francophone depuis la colonisation, même si la langue arabe avait été

totalement marginalisée jusqu’en 1970, écrire en français est un choix qui porte en lui des

répercussions de grande envergure. Écrire dans la langue du colonisateur, cette langue de

1 Abdelkebir Khatibi, Le roman maghrébin: Essai (Paris : Françoise Maspero, 1968), p. 39.

Page 36: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

27

27

l’ennemi suscite beaucoup d’animosité et d’agressivité du côté des nationalistes arabophones qui

n’hésitent pas à entrevoir les écrivains algériens francophones comme des traîtres de l’État

algérien et de les taxer du « Parti de la France ». Même si ces écrivains ont revendiqué leur droit

à la langue française, leur « butin de guerre » pour reprendre l’expression de Kateb Yacine, le

rapport à la langue « marâtre » reste tout de même conflictuel et difficile pour la plupart d’entre

eux. Au fils des années, surtout face aux pressions psychologiques et politiques des intégristes,

certains se sont tus ou exilés et d’autres s’en sont servis comme arme pour défier, blâmer et

dénoncer une culture de violence, héritée de la guerre d’Indépendance, culture entretenue aussi

bien par le terrorisme de l’État que par le terrorisme intégriste.

C’est ce qui explique la forte baisse de sa production dans les années 1963-1965 suite à

cette tension entre arabisants et francisants. L’animosité face à la langue française et la

subversion qu’elle représente est une des problématiques fondamentales quand il s’agit de penser

la littérature d’expression française algérienne dans la manière où elle rompt avec les idéaux

post-indépendants tout en étant un héritage de la colonisation. Le moins que l’on puisse dire est

que pour l’Algérie, la francophonie est vécue comme un drame et cela explique ainsi ce retard au

niveau de la production d’une littérature d’expression française. Si pour l’Algérie, la langue

française persiste comme langue colonisatrice qui l’a déracinée et aliénée culturellement,

provoquant des perturbations psychologiques et une crise identitaire, c’est le contraire pour le

Cameroun. Cette « langue de prestige », comme la décrit Senghor, ou « langue de liberté », sera

continuellement valorisée et administrée à tous les niveaux de la société de sorte à ce qu’elle

intègre la réalité linguistique et socio-culturelle camerounaise. Dans son article intitulé « Le

français, langue de culture », Senghor tente d’expliquer que selon lui, il s’est opéré une complète

Page 37: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

28

28

« dissociation de la politique et de la culture française1 » qui résulte du fait que, pour la plupart

des ex-colonies françaises en Afrique sortant de l’ère coloniale, « le français n’y a rien perdu de

son prestige2 ». L’une des raisons étant, selon lui, la douce transition dans laquelle se sont

réalisées les indépendances des pays africains (sauf l’Algérie) et l’autre, le fait que la langue

française persiste comme un outil de grande valeur et de prépondérance pour l’élite qui va diriger

les nouveaux pays africains.

La littérature nationaliste de l’île Maurice diffère de celle de l’Afrique subsaharienne et

du Maghreb. D’une part, parce que Maurice a connu une colonisation atypique du fait que l’île

était inhabitée avant l’arrivée des Français et par la suite, peuplée par une population

« déplacée ». D’autre part, parce que ce mouvement littéraire nationaliste se verra naître sous la

plume d’une petite oligarchie, représentée majoritairement par les descendants de l’ancienne

colonie française. En effet, structurée par la succession de deux régimes coloniaux européens – la

colonisation française jusqu’en 1810-1814 et la colonisation britannique jusqu’aux années 1960

– la démographie de l’île se constitue de peuples venant de différentes parties du monde, se

composant avant tout d’aventuriers, de commerçants, de colons, d’esclaves et, pour finir, de

travailleurs engagés qui arrivent pendant l’ère coloniale britannique. Les autochtones en

l’Algérie et au Cameroun ont été les premières cibles et victimes de la mission civilisatrice à

travers les processus d’acculturation ou encore de déterritorisation qui les ont rejetés dans un état

inférieur sur leur propre territoire. Par contre, ce qui sera la cause de la complexité des rapports

sociaux dans l’espace insulaire de Maurice sera l’échiquier ou la pyramide ethno-socio-

économique constituée de différentes communautés avec en tête de liste les administrateurs

anglais suivis de près par la couche dominante franco-mauricienne, celle qui constitue d’ailleurs

1 Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture ». Esprit, 311, nov.(1962): p. 838. 2 Ibid, p. 837

Page 38: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

29

29

l’oligarchie terrienne pour ensuite retrouver les travailleurs engagés et en dernier lieu l’ancienne

population servile. Ce qui sera la cause de la complexité des rapports sociaux dans l’espace

insulaire de Maurice sera l’échiquier ou la pyramide ethno-socio-économique constituée de

différentes communautés avec en tête de liste les administrateurs anglais suivis de près par la

couche dominante franco-mauricienne, celle qui constitue d’ailleurs l’oligarchie terrienne pour

ensuite retrouver les travailleurs engagés et en dernier lieu l’ancienne population servile. Or, ce

tableau sociétal rompt avec le schéma binaire du maître-esclave proposé par Hegel, pour mettre

en évidence une relation triangulaire : maître-engagé-esclave, une relation complexe tant au

niveau de la dynamique de pouvoir et des rapports sociaux qu’au niveau de la concrétisation

identitaire. Malgré ce métissage et ce côtoiement, s’élève un monde « métis » qui s’assume mal

et où les valeurs liées à la blancheur ont longtemps gardé leur suprématie. Il va sans dire que les

nombreuses migrations, ainsi que l'esclavage, ont engendré des conflits et des violences qui ont

marqué l'inconscient collectif de ce petit pays désormais démocratique. Aujourd’hui, l’île semble

sortir de ses très grandes difficultés économiques et sociales, mais l’équilibre reste délicat : de

grandes tensions subsistent entre les communautés.

Bien que l’histoire littéraire mauricienne débute il y a un peu moins de deux siècles et

demi, avec deux ouvrages signés par le voyageur français Bernardin de Saint-Pierre1, il nous

faudra attendre les années 1940 pour voir apparaître ce que Joubert appelle « la littérature des

insulaires », celle qui revendique « l’île comme lieu d’origine et comme destination de leur

projet littéraire et ensuite la littérature des exilés, c’est-à-dire celle des insulaires devenus

1 Voyage à l’Isle de France (1773) et Paul et Virginie (1788), deux œuvres marquant la première apparition de l’expression littéraire de l’Océan Indien, soit la littérature exotique des voyageurs européens.

Page 39: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

30

30

écrivains français, sans oublier leur pays natal1 ». Parmi ceux qui ont contribué à faire connaître

cette littérature indianocéanique, figurent des écrivains tels que Malcom de Chazal, Jean Marie

Le Clézio, Carl de Souza, Marcel Cabon, tous des descendants des colons français, qui

apparaissent sur la scène littéraire à partir des années 1940. Connue tout d’abord comme une

littérature de la périphérie du fait que la circulation des œuvres mauricienness hors de l’Océan

Indien était très limitée faute de maisons d’édition, elle a pris du temps avant de faire son entrée

dans le monde littéraire francophone. Par ailleurs, même si cette île de l’Océan Indien est une

mosaïque de langues et d’influences culturelles (l'anglais, le français, le hindi, l'urdu, l'arabe, le

hakka, le mandarin) et un imbroglio linguistique où le créole, l’anglais et le français se côtoient

au quotidien, la littérature est majoritairement francophone. Il est important de souligner que

c’est sous la colonisation britannique que la littérature de langue française s’est développée à

Maurice, surtout à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècles. De toutes les aires

géographiques où l’on évoque une littérature de langue française, l’île Maurice et le Québec sont

les seuls paysages littéraires où cette littérature s’est développée sous la colonisation britannique.

Par conséquent, les écrivains de langue française à Maurice ont été pendant longtemps des

écrivains colonisés.

Ce n’est qu’avec l’implantation de quelques maisons d’éditions locales qui accompagnent

l’indépendance, qu’émerge une littérature mauricienne qui rassemble d’autres groupes

communautaires tels l’ancienne population servile et les ex-engagés. Ces derniers tentent de

contrecarrer un héritage littéraire qui se voulait, au départ, une extension de la littérature

française hors de France, produite par les descendants des colons qui avaient le français comme

1 Jean-Louis Joubert, Histoire littéraire de la francophonie. Littératures de l’Océan Indien. Avec la collaboration de Jean-Irenée Ramiandrasoa. Vanves : Edicef/ Aupelf. « Universités francophones, UREF », 1991, p. 11-12.

Page 40: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

31

31

langue première et comme langue de culture. Certes, ces écrivains contemporains ont eu comme

enjeu de rompre avec cette tradition de littérature fondée sur l’imitation de la métropole pour

favoriser une perspective interculturelle en vue de produire un texte « métis » ou « métissé »,

lequel traduit au mieux leur identité. Pour se faire, ils vont commencer par désamorcer l’attitude

paternaliste et moqueuse jusque-là affichée à l’égard du créole et l’intégrer, tout comme d’autres

langues vernaculaires, dans leur écriture de manière à se distinguer de la France. En effet, il

émerge une certaine conscience francophone qui vise à utiliser une langue autre que celle de

l’ancien colonisateur et de la sorte, mener à une renaissance de la littérature à Maurice surtout si

l’on considère le créole comme une langue neuve dont la tradition littéraire reste encore à établir.

C’est dans ces circonstances que nous retrouvons l’écrivaine Ananda Devi qui fait son

apparition, peu après Marie-Thérèse Humbert, sur la scène mauricienne en publiant son premier

recueil, Le poids des êtres, en 1987. L’écriture de cette dernière affiche, de ce fait, une pratique

discursive particulière et incorpore des bribes de phrases en hindi et en créole en vue de célébrer

les interactions et les métissages linguistiques qui ont existé à travers la colonisation, l’esclavage

et l’engagisme. Outre le remaniement de la langue française, on retrouve parmi les thèmes

majeurs de cette nouvelle génération d’insulaires ceux de l’exil et de l’isolement aussi bien sur

l’île qu’en métropole ou ailleurs. Un autre thème récurrent est la quête d’une identité insulaire et

hybride. À force d’avoir été bafoués d’une colonisation à une autre, d’un pouvoir politique à un

autre et laissés pour compte, la quête de l’identité et de légitimation est d’autant plus importante

pour ces insulaires, car on notera que, tout comme au Cameroun, la domination a rejeté l’engagé

qui se trouve malgré lui dans un statut de « coolitude » ou encore « négritude à l’indienne ». Le

néologisme de « coolitude », dérivé du mot ‘coolie’ ou ‘kuli’, habitant de Kula en région Indo-

Gangétique, doit son apparition au poète mauricien Khal Torabully à travers son œuvre Cale

Page 41: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

32

32

d’étoiles1. Référence intertextuelle à la négritude césarienne sans pour autant en être un

prolongement, cette notion prône non seulement la commémoration, mais la diversité culturelle

des travailleurs indiens, ceux qui ont été mis en relation avec d’autres espaces culturels comme

tel a été le cas pour les engagés immigrés à Maurice. Loin de tout essentialisme, cet outil

conceptuel refuse tout enfermement sur la couleur de peau et de lieu mais, bien au contraire, vise

à faire l’éloge des échanges transculturels dans l’élaboration des sociétés plurielles et

coralliennes. Dans une interview accordée à Khal Torubally,  ce dernier s’explique sur le sujet :

Le statut du coolie permet donc d’agir comme une « case vide » qui permet à toute personne

ayant été migrant, contractuel ou non (car le coolie avait un contrat et il est l’ancêtre des

migrants embauchés d’un pays à l’autre avec un contrat, c’est ce que les anglais appelaient la

Grande Expérience après l’abolition de l’esclavage, car de là dépendait l’avenir du travail

salarié après l’esclavage). Celui-ci peut être breton, lorrain, chinois, japonais, portugais,

mozambicain, malgache, indien… Il est vrai que la plupart des engagés furent indiens, et cela

je ne peux le nier. Mais, je garde la poétique ouverte sur l’altérité2.

L’idée prédominante de cette nouvelle production littéraire mauricienne est donc l’altérité, la

célébration de la diversité, la conjonction et non la concurrence des mémoires dans une société

pourtant multiculturelle, mais où le métissage nuit à la généalogie, invoquant si l’on peut dire

une gêne pathologique. Cette nouvelle littérature sera un moyen de conscientisation pour lutter

contre les communautarismes et la violence qui en découle.

En effet, qu’il s’agisse de l’Algérie, du Cameroun et de l’île Maurice, la langue n’a pas

été le seul héritage de l’administration coloniale, car dans le domaine littéraire, elle dicta la

notion même du roman comme modèle à imiter dans une région où la tradition orale se trouve à

la source même de la société et du patrimoine. Apparaît ainsi dans les années soixante-dix et

1 Khal Torabully, Cale d’étoiles-Coolitude (La Réunion: Éditions Azalées, 1990). 2 La coolitude; interview de Khal TORABULLY par Patricia Laranco : Khal Torabully, http://patrimages.over-blog.com/article-la-coolitude-interview-de-khal-torabully-par-patricia-laranco-51695363.html

Page 42: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

33

33

quatre-vingt, une renaissance de l’écriture engagée qui vise à rompre avec la visée hégémonique

de la littérature française des colonies pour s’orienter vers un langage littéraire plus proche de

leur tradition et qui va de la sorte, progressivement, s’autonomiser vers un statut de littérature.

Comme l’avance Charles Bonn, « L’année 1965 marque en effet une sorte de renversement

brutal des perspectives, qu’on pourrait peut-être, avec le recul qui est à présent le nôtre,

considérer comme la véritable entrée dans le post-colonialisme1 ». Certes, la décolonisation

littéraire consistera de sortir de cette impasse et de s’approprier cet outil politique linguistique

qui a contribué à leur propre aliénation, les maintenant dans l’univers du relatif et de l’a-

normatif. En se défendant le plus possible d’être la copie conforme de la littéraire française,

chose qui leur a été pendant longtemps imposée, ces écrivains postcoloniaux vont non seulement

intégrer l’oralité associée à leur culture de sorte à créer un nouveau roman, une écriture « Autre »

d’expression française qui reflète sous une meilleure lumière, l’entre-deux de leur identité pour

créer un univers littéraire qui leur est propre. Reléguée comme étant « mineure» au sens où

l’entendent Deleuze et Guattari2, face à la norme centralisée, cette littérature de la périphérie

s’est, par la suite, forgée son identité dans la marge pour donner lieu à une poétique

« décentralisée » qui se définit, dans une certaine mesure, par l’imposition de la langue de

l’Autre. Décentralisée, du fait qu’elle abordera la langue maternelle, la langue de l’« Autre », en

y incluant, consciemment ou pas, son propre patrimoine et sa propre écriture, un procédé que

Marc Gontard, s’inspirant des écrits de Roland Barthes, définit comme une « violence du

texte3 ». Une violence, du fait que, comme poursuit ce dernier, « L’intervention d’un texte […]

ne se mesure ni à la popularité de son audience ni à la fidélité du reflet économico-social qui s’y

1 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme (dir), Littérature Francophone : Le Roman (Paris : Hatier - AUPELF/UREF, 1997), p. 29. 2 Deleuze et Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure (Paris : Minuit, 1975). 3 Marc Gontard, Violence du texte: La littérature marocaine de langue française (Paris : Harmattan, 1981), p. 138.

Page 43: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

34

34

inscrit ou qu’il projette vers quelques sociologues avides de l’y recueillir, mais plutôt à la

violence qui lui permet d’excéder les lois qu’une société, une idéologie, une philosophie se

donnent pour s’accorder à elles-mêmes dans un beau mouvement d’intelligible historique. Cet

excès a un nom : écriture. Cette ‘violence du texte’ était notre propos1 ».

D’autre part, apparaît une écriture et une esthétique de violence, de décentrement, de

rupture, voire de transgression et de questionnement qui deviennent non seulement une arme de

combat contre l’oppression et les injustices sociales dont ils ont été victimes, mais aussi un lieu

imaginaire de re-création. Il est évident que la thématique de la violence est un prédicat du

roman francophone depuis longtemps, pourtant nous serons témoins ici d’un renouveau au

niveau de ses formes et de ses tonalités. À l’instar des années menant aux indépendances où la

violence est un répondant à la violence coloniale, prenant les formes diverses allant de

l’humiliation et du dénigrement à la violence physique et même de la torture de ceux qui

résistent au pouvoir colonial, il apparaît dans les années 1980 une violence qui ne se limite plus

au cadre colonial, voire néocolonial, mais dépeint plutôt les conséquences du pouvoir

nationaliste en soulignant les rivalités et les tensions ethniques et culturelles qui s’en sont

découlées. En positionnant les femmes et les enfants comme ses premières victimes, la violence

se verra beaucoup plus explicite et poussera le lecteur aux limites du supportable. Si la violence

postcoloniale peut s’expliquer comme étant une continuation de la domination coloniale, cette

violence abjecte devra se comprendre comme une manifestation d’une dislocation et d’une

destruction de la société, de la famille et d’emblée des structures communautaires. Cette violence

extrême qui épouse les contours d’une constante quotidienne devient dès lors une synecdoque

d’un malaise qui ronge la société de l’intérieur.

1Ibid, p. 138.

Page 44: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

35

35

2.1.2 L’écriture des femmes

C’est sous cette trempe que les premières femmes africaines font réellement leur entrée

sur la scène littéraire. Doublement marginalisées en tant que femmes et appartenant à des

groupes minoritaires, elles qui ont été historiquement muselées par un canon littéraire qui ne leur

laissait pas de place autre que dans le monde de l’oraliture, osent désormais faire leur entrée dans

le monde de la littérature car comme le dit Rangira Gallimore : « Jusqu’aux années 1970, la

femme africaine n’était donc écrite ni pour elle-même ni par elle-même1 ». C’est en effet dans

les années 1980, ceci avec le soutien des grandes maisons d’éditions qui se sont mises à publier

les romancières africaines, qu’une écriture féminine, écriture qui privilégie le roman

autobiographique abordant des thèmes qui se rapportent à leur vie personnelle sans pour autant

bousculer les conventions littéraires établies selon lesquelles la sexualité féminine devait rester

occultée. Comme le précise Brière dans Le Roman camerounais et ses discours, « l’idéalisme

proposé par ces premières écrivaines est moins une manifestation de la recherche inassouvie du

bonheur féminin, qu’une construction didactique visant à offrir des modèles de comportement à

la femme moderne2 ».

À en croire Cazenave, ce n’est qu’à partir des années 1990 que naît une écriture de « la

nouvelle génération », l’écriture de celle qui découvre « le corps comme érogène, zone de plaisir,

mais aussi lieu de souffrance et de connaissance privilégié de soi3 ». En effet, ce deuxième

souffle littéraire représente une rupture radicale avec la société et avec le type de féminisme qui

1 Rangira Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : Le Renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne (Paris : L’Harmattan, 1997), p. 12. 2 Brière Eloïse, Le roman camerounais et ses discours (France : Éditions Nouvelles du Sud, 1993), p. 218. 3 Odile Cazenave, Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman africain au féminin (Paris : L’Harmattan, 1996), p. 13.

Page 45: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

36

36

se faisait entendre avant qu’il n’émerge. À l’instar de leurs prédécesseurs féminins, cette

nouvelle génération d’écrivaines fera preuve d’une absence de moralisme ou de didactisme vis-à-

vis de leurs lecteurs et sans mâcher leurs mots, tenteront de remplir les non-dits du discours

féminin. Elles n’hésiteront pas à mettre de côté le ton conciliant de leurs ainées en faveur d’un

« mécanisme de rébellion1 » et d’une approche plus violente et intransigeante, lesquels

bousculeront la zone taboue qui était jusqu’alors la sexualité féminine. Pour ces écrivaines,

poursuit Cazenave, la rébellion s’inscrit « dans une provocation systématique […] à travers le

choix de protagonistes féminins en marge de leurs sociétés et l’exploration de zones culturelles

taboues ou taxées jusqu’ici d’insignifiantes2 » comme le corps et la sexualité féminine. Ce

deuxième mouvement dénonce ainsi cette référentialité collective qui s’accolait à l’écriture

féminine offrant une vision négative de ce corps. C’est de la sorte l’analyse Segarra, « Les

personnages féminins ont intériorisé l’idée masculine du corps féminin ‘ impur’ et réagissent en

le transformant en un corps-forteresse qui résiste aux attaques des hommes souvent

exclusivement scopiques3 ». Or, une vision où le corps apparaît sous son aspect le plus

dramatique et embarrassant surtout en ce qui concerne la sexualité et la maternité symbolisant,

sans aucune contestation, des instruments légaux et sociaux de la domination masculine.

C’est ainsi que ces écrivaines, comme nous le souligne Cazenave, dans son chapitre

intitulé « Le Corps et la sexualité », vont « utilise[r] le comportement sexuel comme argument

politique : pour arriver à un changement de la société en profondeur, ce sont des structures et des

données de base qu’il faut réviser/repenser4 ». Le combat que mènent ces auteures tente de

1 Ibid, p. 14. 2 Ibid, P.14. 3 Segarra, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, p. 78. 4 Cazenave, op. cit., p. 332.

Page 46: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

37

37

montrer que derrière ce contrôle qu’impose le patriarcat sur la sexualité féminine se cache une

volonté de réprimer la subjectivité féminine. Pour ce faire, elles proposent une vision de la

sexualité féminine où la féminité ne se détermine plus par la maternité, un acte qui se lira dans

leurs œuvres comme étant désormais un choix conscient et non plus une imposition. En somme,

la spécificité de cette deuxième génération réside dans le fait qu’elle s’acharne à subvertir

l’expérience féminine de sorte à ce que l’identité et la sexualité féminine repose sur la subversion

de l’expérience féminine : le sexe et la maternité. À travers ce processus de réécriture et

d’émancipation du corps, leurs œuvres maintiennent un corps en pleine transformation, qu’elle

soit psychologique ou physique, mentale ou sensuelle, bref, un corps qui essaie de se réinventer,

de se reconstruire et de se reconstituer.

Page 47: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

38

38

2.1.3 Beyala, Devi et Mokeddem : leurs projets littéraires

Malgré la différence de leurs origines, des contextes culturels et des distances

géographiques qui les séparent, la divergence des procédés artistiques et les techniques

romanesques, les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem concourent à la même finalité et

semblent avoir une visée similaire. D’une part, ces auteures utilisent l’écriture comme « arme »

de combat contre l’oppression et les injustices sociales dont sont victimes les femmes en général

et, d’autre part, comme domaine imaginaire où s’exprime leur désir de se libérer du joug

patriarcal, et de réaliser certaines aspirations personnelles. Appartenant toutes à la deuxième

génération d’écrivaines francophones, leur écriture est plus audacieuse, agressive et

revendicatrice, marquant à travers une rébellion ouverte, un engagement d’un autre ordre.

Plaçant le corps féminin au cœur de leurs préoccupations romanesques, Devi, Beyala et

Mokeddem veulent rompre avec les silences qui entravent la voix féminine en soulignant la

souffrance qui habite son corps. Pour se faire, leur rébellion s’inscrit dans le fait qu’elles

favorisent à dessein certains types de protagonistes féminins en marge de la société, ces mêmes

protagonistes qui incarnent tantôt le rôle de la victime tantôt celui du bourreau. Leur choix

s’explique du fait que n’obéissant à aucun ordre et n’appartenant à aucun groupe, leurs

personnages parviennent à brouiller les frontières entre les dualismes: victime/oppresseur, sphère

privée/sphère publique, liberté individuelle/ liberté collective. Par ce biais, elles se créent un

espace et un regard privilégiés favorisant non seulement une exploration audacieuse des zones

culturelles tabous telles le corps et la sexualité féminine, mais aussi une plus grande marge

d’expression et de critique de leur société. En établissant clairement une hiérarchie du sexe,

Beyala, Devi et Mokeddem s’efforcent de souligner que l’existence de la femme est non

Page 48: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

39

39

seulement circonscrite mais aussi limitée par le même facteur : son corps. S’appuyant sur

l’image de cette femme marginalisée, celle qui doit faire face à une hypertrophie d’agression

extérieure, Beyala, Devi et Mokeddem mettent en place un mécanisme de resistance pour

contredire les exigences orthodoxes et les traditions patrilinéaires qui méprisent la femme : un

monde corrompu où elle est en situation de perpétuelle aliénation, vivant dans une situation de

peur permanente sous la menace de la violence. Cette peur est le résultat de la volonté d’un

système de la réduire à un corps. En termes d’espace, elles montrent que la femme vit dans un

monde clos prédéfini par des normes socioculturelles imposées par le patriarcat et les traditions

anachroniques. Dans le cas où la femme ose défier ces barrières culturelles pour pénétrer dans

l’espace public réservé à l’homme, elle se verra étiquetée de monstre menaçant qui vient

bousculer l’ordre phallocratique. Or, soulignant cet effet paralysant qui résulte de ces prisons

mentale et spatiale, ces trois romancières retracent le parcours de la femme et montrent comment

elle devient inévitablement victime d’un autre, n’ayant de choix que de subir ou de résister

contre l’hégémonie de l’homme.

De cette violence imposée, leurs personnages féminins réagiront par le même moyen : la

violence. Dans une tentative de reposséder leur corps de façon à ce que ce corps n’appartienne

plus aux autres, ces dernières utiliseront de la violence qu’elle soit une violence active,

langagière, épistolaire ou dissimulée sous forme d’automutilation de sorte pour marquer une

rupture irréversible avec l’oppresseur. Cette violente contre-attaque dans leur projet d’écriture

semble essentielle à la configuration d’une nouvelle identité féminine, car comme l’a soutenu

Hannah Arendt, « le besoin de violence si caractéristique aujourd’hui de certains des meilleurs

créateurs, artistes, penseurs, humanistes et artisans, est une réaction naturelle de ceux à qui la

Page 49: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

40

40

société a tenté de dérober leur force1 ». Certes, Beyala, Devi et Mokeddem dressent un tableau

où émerge un autre type de femme, la femme rebelle qui tente à travers une violence invétérée de

se libérer du carcan patriarcal. Leurs romans présentent des personnages féminins appartenant à

différentes générations mais toutes étouffées, suffoquées, bâillonnées et émiettées tant par la

société que par leur désarroi quotidien. Jeunes, elles sont victimes de leur corps, de leur pauvreté

et de leur famille. Vieilles, elles se voient reléguées à l’ombre et sujettes au dénuement le plus

abject. Cependant, cette meurtrissure généralisée du sexe féminin n’empêche nullement un salut

exprimé, la plupart du temps, sous forme de rébellion. Une fois débarrassées de la torpeur sociale

qui les frappe, elles s’approprient le droit à la parole, à la vie, à la liberté. Par ailleurs bien que

meurtris, les personnages féminins dans les textes de Beyala, Devi et Mokeddem dictent le

regard du lecteur sur les faits, lieux et conflits qui les assaillent.

Leurs protagonistes se démarquent de telle façon qu’ils osent rejeter cette peur et s’ériger

contre une vie d’effroi, d’alarme et de dépression. Elles subissent certes, mais contrairement à

d’autres femmes, elles osent remettre en question l’idéologie de violence latente et le

déterminisme sexuel qui règnent autour d’elles. De part et d’autre, leur conscience de la

condition des femmes et leur tentative de s’y opposer se fondera sur une colère intransigeante et

des procès sans appel contre un système dictatorial et patriarcal. Le corps étant l’entité sur lequel

la société exerce son contrôle et son pouvoir, les personnages féminins de ce corpus tenteront de

se le réapproprier selon les possibilités qui s’offrent à elles. Violence comme représailles,

comme vengeance ou comme défoulement, cette notion fonde les œuvres des trois romancières.

D’emblée, le processus d’acquisition de la liberté et de l’agentivité sont deux notions capitales

dans leurs projets littéraires, et le corps en devient le premier agent à travers duquel les

1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad., Georges Fradier (Paris : Calmann-Levy, coll. « Agora », 1983), p. 264.

Page 50: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

41

41

personnages féminins tentent de se libérer, que ce soit dans la façon d’en disposer que dans le

domaine de la mobilité et de l’expression.

Ceci explique la présence prépondérante de la thématique du corps féminin chez ces trois

romancières, car faisant de lui un lieu d’articulation et de contestation, il produit continuellement

du sens en devenant un terrain discursif sur lequel se rencontrent et se confrontent différents

discours sur les pratiques sociopolitiques et culturelles. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un corps

féminin souffrant, un corps qui évoque la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial. Nous

tenterons ainsi d’interpréter le sens qu’insufflent Beyala, Devi et Mokeddem au corps féminin à

travers leurs diverses représentations, car il n’en demeure pas moins que ces romancières traitent

le corps différemment. Si Beyala opte pour le morcellement du corps comme symptomatique du

mal-être féminin, Devi offre comme motif un riche éventail de corps monstrueux ou animalisé,

correspondant à un désordre du corps humain pour marquer l’oppression et la violence que subit

la femme dans une société à structure rigide où chacun a sa place dans sa communauté, au sein

d’une religion ou d’une culture. Mokeddem, quant à elle, choisit de se concentrer sur le corps en

fuite ou exilé pour contrecarrer le corps féminin algérien cloîtré, voilé et muselé, ce corps de la

fatalité qui doit rester l’ombre de lui-même. C’est en juxtaposant le corps exilé et mobile avec le

corps « immobilisé » de l’Algérienne traditionnelle qu’elle tente de rendre manifeste la totale

abnégation de l’existence de la femme. Le discours féministe de Beyala, Dévi et Mokkedem sera

non seulement libérateur, mais aussi dénonciateur d’une idéologie masculine meurtrière,

oppressive et réificatrice. Ce qui ressort de ces trames romanesques c’est bien la mobilisation des

femmes malgré leurs ethnicités et leurs bagages culturels différents, contre le silence et le

système patriarcal. En présentant une image de la réalité sociale dans laquelle la femme est avant

tout définie par sa sexualité procréative, leurs œuvres tentent de modifier la situation sociale en

Page 51: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

42

42

representant le corps féminin comme un outil essentiel de résistance nationale et à travers lui,

elles tentent de donner lieu à une expression à la résistance.

Page 52: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

43

43

2.2 Le corps féminin francophone ou une chair mise à nu

2.2.1 Le corps féminin francophone

Selon Gallimore,

Le corps féminin est continuellement soumis à des manipulations d’ordre social. C’est

à travers le corps de la femme que la société se maintient et se perpétue, ainsi le corps

doit être façonné, contrôlé et marqué. Le contrôle du corps se traduit à travers les

injonctions verbales concernant la façon de tenir son corps, régie par un code de bonne

ou de mauvaise conduite. 1

À cause de son caractère provocant surtout parce que le corps de la fille est un corps doublement

menaçant: il est menaçant à l’honneur de la famille ainsi qu’à l’ordre établi. Il est donc

nécessaire de lui imposer certaines restrictions. Si le corps de la petite fille en tant que future

femme ne peut occuper qu’un espace « pré-investi et préformé2 » par la société patriarcale, ce

corps culturellement produit, de par les exigences qu’on lui impose, est donc un corps

d’interdictions dans la mesure où il se définit par rapport à ce qu’il ne peut et ne doit pas faire. Il

ne peut pas et ne doit pas imiter ce que fait le corps masculin, corps libre. Certes, contrairement à

ce corps-libre masculin, le sien représente plus un corps-prison, prédisposé à respecter la place et

l’espace qui lui sont attribués et à se soumettre dès sa naissance aux règles sociales qui sont en

vigueur. Nous verrons que dans la société dépeinte par ces trois romancières, Beyala et

Mokeddem dressent un tableau à dominance musulmane et arabo-musulmane alors que Dévi

nous immerge dans la culture hindoue et créole, la fille, celle qui « n’est que des soucis défoncés

1 Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 15. 2 Malek Chebel, Le corps en Islam (Paris : PUF, 1999), p. 47.

Page 53: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

44

44

de soucis 1», est mise à l’écart dès sa naissance ; elle a un tout autre sort que celui du garçon.

Véritablement, il y a une barrière qui est placée dès l’enfance entre le sexe féminin et le sexe

masculin ; disons que la marginalisation du sexe féminin commence dès la naissance en mettant

sans contrainte le garçon sur un piédestal et la fille tout au bas de l’échelle sociale, en la classant,

selon Gérard Étienne, comme « le dernier point du classement morphologique du système

esclavagiste2 ». Cette différence englobe aussi le système d’éducation. S’il y en a une pour la

femme, elle ne ressemble guère à celle de l’homme, car contrairement à ce dernier, son éducation

englobe principalement les tâches ménagères et l’accomplissement de son rôle de femme en tant

que future épouse ou procréatrice ; bref, une préparation afin de quitter la tutelle familiale pour la

tutelle maritale. Les valeurs qui lui sont inculquées sont le respect, la pudeur, la patience et

finalement, de toujours garder les yeux baissés, une évidence qu’on retrouve dans le roman Tu

T’appelleras Tanga, de Calixthe Beyala : « Une enfant doit garder les yeux baissés3 ». En effet,

le corps de la fille, soutient Chebel, « doit être exemplaire de rigidité et de tenant. Ce qui est

valable durant la petite enfance va malheureusement se solidifier et se cristalliser dans une

identité perceptive qui la poursuivra jusqu’à la mort et même après, dans ce prolongement de

l’image de soi qu’est l’éducation de sa propre progéniture4 ». Face à cette tragique destinée, Nina

Bouraoui n’hésite pas à dépeindre le corps de la fille « traître »5, car « il évolue sans tenir compte

de la volonté de l’intéressée, vers un corps de femme, la faisant entrer contre son gré dans le

monde de la féminité adulte6 » : un monde où les lois et impositions se dédoublent et se

resserrent. Une évolution que l’on retrouvera dans notre corpus, car cet enjambement rapide dans

1 Malika Mokeddem, L’interdite (Paris : Grasset, 1993), p. 139. 2 Étienne Gérard, La femme noire dans le discours littéraire Haïtien (Montréal : Balzac-Le Griot, 1998), p. 36. 3 Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga (Paris : Stock, 1988), p. 20. 4 Chebel, Malek. Le corps en Islam, op. cit., p. 47. 5 Marta Segarra, Leur pesant de poudre, op. cit., p. 63. 6 Ibid., p. 63

Page 54: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

45

45

ce rôle de femme précipite chez nos personnages un déclin psychique et physique du fait que le

statut de femme entraîne réifications et violences, transformant ces sujets en victimes

potentielles. Elles sortent de l’enfance pour tomber dans le piège de la féminité et au lieu de

s’épanouir à travers cet apprentissage de la vie de femme, ces jeunes adolescentes se sentent

déchirées, vidées et rejetées. Certes, à cause de son sexe, le sujet féminin en devient la victime

nommée d’office et le dépotoir où se vide la violence et la colère de la société, permettant de la

sorte aux groupes majoritaires de se défouler. Elle s’inscrit dès lors dans un paradigme qu’elle

tentera tant bien que mal d’en sortir, celui de bourreau/victime.

Ce paradigme est d’autant plus compliqué du fait que ces sociétés patriarcales contrôlent,

utilisent et monopolisent le corps de la femme de sorte à ce qu’il devient un objet sur lequel la

femme n’exerce aucun pouvoir et aucune expression, se retrouvant parmi les exclus et les sans-

paroles au point où comme le dit Gérard Étienne, « on a l’impression qu’elle n’est pas un sujet

socio-historique, qu’elle n’a pas de milieux institutionnels, bref qu’elle est privée de psychologie

sociale parce que non intégrée aux institutions qui représentent la nation1 ». Ne pouvant se faire

en dissociation de l’espace dans lequel il se meut et en étant même le prolongement dans certains

cas, la description du corps est celle d’un corps absurdement martyrisé et marginalisé, se

définissant uniquement à travers son rôle biologique. Ce qui domine, c’est bien évidemment le

primat du corps procréateur sur le corps érotique. Le plaisir étant qu’un effet collatéral à l’acte de

reproduction, il s’en suivra une desérotisation du corps à travers des mécanismes comme

l’excision et les divers rites qu’on lui inflige tout au long de sa vie pour s’assurer de sa chasteté.

S’y inscrit, à travers ces mécanismes, une tentative de priver la femme de plaisir, de sorte,

1 Étienne Gérard, 1998, p. 80.

Page 55: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

46

46

comme le propose Pierre Henry dans L’Érotisme en Afrique Noire : « [qu’] il lui faut passer

d’une sexualité libidineuse à une sexualité socialisée et clanique1 ».

L’anthropologue camerounais Jean-Pierre Ombolo soutient le même postulat dans Sexe et

société en Afrique Noire au sujet du déni de plaisir imposé à la femme à travers le rite de

l’excision. L’excision, dit-il,

Se rencontre très couramment en Afrique noire, elle soulage et limite les appétits

sexuels de la femme. Cette explication (proprement sexuelle) repose sur un fondement

anatomo-physiologique à savoir la présence, dans l’appareil génital féminin du clitoris, organe

sans rôle utilitaire dans le mécanisme de la fécondité, et dont la seule fonction semble donc de

procurer le plaisir érotique. Les sociétés africaines semblent être émues devant ce phénomène ;

aussi certaines d’entre elles se sont avisées de supprimer chez la femme cet organe du plaisir

stérile, donc asocial, pour ne laisser que le vagin, organe du pouvoir fécondant donc social2.

Socialement construite de par son sexe, la femme devient un « corps-producteur » ou alors un

« corps-produit », objet de la société, tel le cas de Tanga dans Tu t’appelleras Tanga et

d’ailleurs, comme elle le souligne, elle n’a aucun pouvoir parce que son sexe l’annule : « Pauvre

mortelle et femme de surcroît. Je ne peux ni interdire ni permettre3 ». Pour Romuald Fonkoua,

sans la présence d’un homme à ses côtés, la femme est vue telle « une figure difforme tandis que

l’homme occupe une place importante qui lui donne un pouvoir démesuré sur le devenir des

individus4 ». La subordination et l’infantilisation de la femme sont très présentes dans ces textes

que ce soit à travers les divers rites qu’on lui inflige tout au long de sa vie ou encore le fait qu’on

lui enlève le droit sur le corps et la possibilité de choisir son époux, poussant de ce fait

1 Pierre Henry, L’Érotisme en Afrique noire : Comportement sexuel des adolescents guinéens (Paris : Payot, 1960), p. 167. 2 Jean-Pierre Ombolo, Sexe et société en Afrique noire (Paris : L’Harmattan, 1980), p. 167. 3 TTT, p. 6. 4 Romuald Blaise Fonkoua, « Écritures romanesques féminines. L’art et la lois des pères ». Notre Librairie Nouvelles Écritures Féminines 117 (1994) : 112-125.

Page 56: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

47

47

l’abnégation et le cloisonnement de la femme à son paroxysme. Ainsi, ce « produit culturel1 »

que représente le corps féminin, comme le décrit Chebel, ne se conçoit pas comme autonome

mais comme un prolongement du corps de l’homme qui y investit sans pudeur, sa propre

sexualité et ses lois. Au point où le corps féminin dans ce contexte postcolonial représente un

véhicule hétéropatriarcal servant de point de repère à la société phallocratique. Dans son article,

« African Women, Culture and Another Development », Molara Ogundipe-Leslie montre que

Women are shackled by their own negative self-image by centuries of the interiorization of the

ideologies of patriarchy and gender hierarchy. Their own reactions to objectivize problem

therefore are often self-defeating and self-crippling. Woman reacts with fear, dependency

complexes and attitudes to please and cajole where more self-assertiveness and action are

needed2.

En effet, cette pression collective et la domination virulente de la société phallocratique peuvent

aisément expliquer le fait que la femme finit par s’objectiviser ou se chosifier elle-même et tenter

à reproduire les mêmes conditions de leur oppression, car ceci étant le seul moyen pouvant lui

permettre d’acquérir un semblant de pouvoir et d’autorité. En somme, nous retrouvons dans ce

cadre un corps féminin desérotisé, infantilisé, dénigré, séquestré qui se définit par l’homme, à

travers l’homme et appartenant à l’homme. Cette problématique devient un lieu commun chez

Beyala, Devi et Mokeddem. C’est par le biais du corps qu’elles remettent en cause les valeurs

sociales, les idées arrêtées et préconçues qui finalement construisent leur réalité romanesque.

1 Malek Chebel, Le corps en Islam, op. cit, p. 47. 2 Ogundipe- Leslie Molara, “African Women, Culture and another Development.” Journal of African Marxists 5 (1984): 89.

Page 57: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

48

48

2.2.2 L’écriture du corps ou l’écriture impudique

Dans un premier temps, le fait d’assumer la posture d’écrivaine dans un contexte

postcolonial et patriarcal est synonyme d’un acte politique et subversif, car comme le suggère

Gallimore, la femme qui écrit

[…] force son entrée dans un locatif qui lui était préalablement interdit, elle s’élève à un rang

supérieur et se place en dehors de la structure sociale qui lui était réservée. Par ce mouvement

subversif, elle enfreint les règles préétablies par la tradition et la coutume et se marginalise

inéluctablement. Pour la femme africaine, écrire, c’est se placer volontairement en marge de la

société1.

Nous comprenons donc que pour la femme, l’acte d’écrire sur le corps est un acte

doublement subversif, d’une part, parce qu’elle s’arroge la prérogative de l’homme qu’est

l’écriture et d’autre part, parce qu’elle ose lever le voile sur cette zone interdite et tabou que

représente le corps de la femme. Cette nécessité d’écrire est donc synonyme d’une double

subversion autant par le choix des thèmes francophones que par la manière de les aborder.

Beyala, Devi et Mokeddem font parties des écrivains de la nouvelle génération, ceux qui ne

veulent plus se taire ni se cacher derrière les mots. Libérés et très critiques, ces écrivains de la

nouvelle génération parlent ouvertement, insolemment de ce corps, qui habituellement et par

décence, est réservé, tenu secret, caché, interdit au risque de déranger l’ordre des choses et la

bienséance. Certes, le corps est aujourd’hui partout : il est mis à nu, dévoilé, exhibé ; il est mis en

scène sur la scène des textes romanesques qu’il articule et dynamise.

Cette deuxième vague d’écrivains a mis de côté le ton conciliant de leurs prédécesseurs

en faveur d’une approche plus violente et intransigeante, pour affirmer dans un acte politique, un

« je » actif et individuel. Ce « je » que l’on retrouve dans leurs romans aspire à se faire entendre,

1 Gallimore, op. cit., p. 15.

Page 58: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

49

49

à entrer en existence et à se définir selon sa propre individualité, en s’inventant de nouveaux

codes de conduite y compris l’exploration de leur corps et de leur sexualité. Un des traits des

plus remarquables des nouvelles écritures romanesques francophones est, sans conteste, cette

tendance excessive à la transgression des tabous et des interdits. La débauche sexuelle, comme la

débauche sociale, est exposée, étalée, pourrait-on dire, en public, insolemment, comme par défi

ou par provocation, avec une volonté manifeste de choquer, de restituer le vécu quotidien, les

laideurs de la société dans toute leur verdeur, sans jouer hypocritement avec ou sur les mots, par

conformisme ou par convenance. Tels des obsédés textuels, des romanciers comme Jean-Marie

Adiaffi, Sony Labou Tansi, Maurice Bandaman, Baenga Bolya, Giselle Aka, Alain Mabanckou,

Sami Tchak, pour ne citer que quelques-uns, violent les interdits et se délectent, pour ainsi dire,

dans une écriture osée du corps et dans une langue fortement charnelle, volontairement

choquante. Ils parlent du corps et du sexe, sans retenue aucune, les décrivent crûment,

dépeignent avec force, détails et sans maquillage, des scènes érotiques ou pornographiques, des

séances d’orgies sexuelles ; ils présentent complaisamment des sexualités déviantes, interdites,

transgressives, désordonnées, débridées ou libérées.

Tâche d’autant plus difficile pour la femme dans un milieu où écrire équivaut à « se

mettre à nue », elle se positionne dès lors comme « imposteur ». D’emblée, elle aura la double

tâche de non seulement se mettre « à nue » en prenant la plume, acceptant les risques que cet acte

comporte au niveau de la provocation générée, mais aussi de dévoiler un corps féminin jusque-là

voilé, caché et infantilisé. Elles ne mâchent plus leurs mots ; elles crachent des grossièretés,

décrivent crûment les vices sexuels, les laideurs sociales et mettent devant nos yeux et devant

nos responsabilités ce que la société hypocrite cache habituellement par fausse pudibonderie.

Avec elles, la parole est libérée pour dire enfin ce qui est. Ainsi, la crudité des mots et le

dévergondage textuel veulent, sans euphémisme ni fausse pudibonderie, dévoiler et dire à la fois

Page 59: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

50

50

la débauche sexuelle et le désordre social ainsi que le malaise et le mal-être d’une société

moderne, déboussolée, sans repère et sans ordre. À travers une réflexion profonde sur des

mécanismes de fonctionnement de la société, elles nous proposent une littérature de l’urgence et

de la subversion par rapport aux questions socio-culturelles abordées. Cette littérature est

subversive, selon les principes de définition de Kristeva du fait que cette nouvelle écriture

s’ouvre sur la possibilité de significations multiples, on retrouve le leitmotiv du corps féminin

pour contrer une certaine idéologie politique, culturelle et philosophique mise en place par la

société phallocentrique. Complexe et en devenir, cette nouvelle écriture du corps sert à signifier

autre chose que lui-même et témoigne tout d’abord d’un désir de rupture et de transformation

vers l’émancipation féminine en dressant un tableau de la situation sociale et politique dans

laquelle les romancières évoluent.

De plus, les trames romanesques de Beyala, Devi et Mokeddem prennent en charge un

discours exhibitionniste et une écriture impudique qui s’obstinent à mettre à nu le corps féminin.

Comme nous l’annonce La Mouna dans Moi, l’Interdite, « Cette violence n’est pas celle que l’on

voit en soulevant un rideau : c’est celle d’une chair mise à nu1 ». D’une part, cette écriture qui

dénude se révèle comme une stratégie efficace pour pointer du doigt la société postcoloniale dans

toute sa nudité, cet univers de laideur qui se cache derrière maints tabous afin de perpétuer son

règne de violence et dans lequel le corps social est affecté de maladies, mutilations et

déformations. D’autre part, en laissant tomber le voile qui représente conformisme, oppression et

tradition, le corps féminin dans sa nudité représente désormais un canevas qui permet à ces

romancières une réécriture du sujet féminin. C’est d’ailleurs ainsi que le souligne Augustine

1 ML, p. 7.

Page 60: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

51

51

Asaah, dans son étude intitulée « Entre Femme noire de Senghor et Femme nue, femme noire de

Beyala : réseau intertextuel de subversion et d’échos1 »:

Le déshabillement devient absence d’interdits et de complexes, en rupture de ban. Bref, la

dénudation qui est véhiculée […] s’avère un acte politique visant les codes socio-culturels

constitutifs des lois du père. […] Il s’agit en effet, de déconstruire et de décentrer le déjà-dit

[…] afin de dévoiler le non-dit et de recentrer la vue sur le corps dans tous ses états de

jouissance, d’aliénation et de souffrance. Bref, la dénudation se veut la démystification de la

femme mystifiée2.

Débarrassées des interdits et complexes accolés aux vêtements, Beyala, Devi et Mokeddem

initient leur personnages à des rôles peu conformes et par là, elles parviennent plus facilement à

rejeter les pratiques et institutions traditionnellement privilégiées comme le mariage, la maternité

ou encore l’hétérosexualité en faveur d’autres expériences. À la place de la pudeur qu’on

reconnaissait à la première génération d’écrivaines, ces trois romancières arborent une écriture

non-conformiste se voulant un contre-discours face à l’Histoire coloniale et postcoloniale où le

sujet féminin évolue non plus comme l’objet de l’Histoire mais plutôt comme « créatrice

d’histoires, initiatrice de discours et utilisatrice du langage3 ».

Par ailleurs, cette « chair mise à nue » est essentielle dans le projet de faire éclater en plein

jour les violences faites à son corps et de dévoiler, comme le mentionne Nathalie Etoke dans

Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, à quel

point « Le souffrir et le subir sont présentés comme les constituants essentiels de l’identité

féminine4 » et le corps en portent les traces. Face à cette nudité, nous n’avons pas d’autre choix

1 Augustine Asaah, « Entre femme noire de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : Réseau intertextuel de subversion et d’échos. » French Forum, Volume 32, no 3, Fall (2007):107-122. 2 Ibid, p. 115. 3 Ibid, p. 112. 4 Nathalie Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara (Paris : L’Harmattan, 2010), p. 69.

Page 61: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

52

52

que d’attester, dans la splendeur ou dans l’horreur, de l’état de meurtrissure dans lequel se trouve

le corps individuel et social. Il est intéressant de noter que ce ne sont pas seulement certains

personnages qui sont mutilés, déformés ou malades, mais cette dégénérescence revient comme

leitmotiv dans leurs œuvres. Le degré de mutilation ou de maladie ne fait que symboliser

l’intensité de leur malheur, de leur mal-être, de leur désespoir, voire une vie au relent tragique.

Qu’il soit animalisé, mutilé, morcelé ou vidé, c’est un corps dont les fonctions biologiques sont

perturbées et d’autant plus affectées par des dysfonctionnements psychosomatiques. Tous les

non-dits et la pudeur autrefois associés au corps de la femme seront épargnés en faveur d’un

discours exhibitionniste du corps. Il s’agit alors ici d’interroger la visibilité du corps féminin

dans toute sa détresse afin de déloger et de dénoncer avec preuve à l’appui cette suprématie

mâle.

Si le « statut du corps » comme le souligne Baudrillard est « un fait de culture », c’est à

travers lui que la société se donne une image d’elle-même puisque « le mode d’organisation de la

relation au corps reflète le mode d’organisation de la relation aux choses et celui des relations

sociales1 », nous verrons que contrairement à un ensemble bien organisé à l’image d’une

architecture parfaite dont parle la Genèse, Beyala, Devi et Mokeddem introduisent des

personnages féminins qui brillent par leur dismorphisme tant physique que psychique,

reproduisant un discours problématique en présentant au niveau romanesque une image de la

réalité sociale dans laquelle la femme est avant tout définie par son corps et par la dimension

psychologique du non-développement. En effet, cette quête initiatique de la liberté et de

l’agentivité par la réappropriation du corps donnera lieu, volontairement ou involontairement, à

des métamorphoses de celui-ci, une mutation autant morphologique qu’ontologique. Ces

1 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort (Paris : Gallimard, 1976), p. 200.

Page 62: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

53

53

métamorphoses sont des techniques de camouflage pour se conserver et survivre, changer de

peau, devenir caméléon, afin de riposter aux agressions de la vie en société dirigée, car l’on se

rend compte qu’elles intègrent progressivement l’idée que leurs corps peuvent servir à autre

chose qu’à jouer des rôles sociaux secondaires. Toujours est-il que de telles situations se vivent

dans un profond malaise et forcent la femme à vivre son corps d’abord comme une arme, mais

finalement comme un handicap. À travers leur parcours contestateur, subversif, transgressif,

aucune négociation ne semble possible, repoussant les protagonistes davantage en marge de la

société et dans certains cas au seuil de la folie et de la mort. La réalisation de ce corps qui leur

échappe, provoquera chez la femme une destruction mentale ou un dysfonctionnement psychique

au relent psychosomatique et même suicidaire.

Cette négociation permanente entre le physiologique et le psychologique correspond au

concept de pathologie psychosomatique que Fanon définit comme étant :

L’ensemble des désordres organiques dont l’éclosion est favorisée par une situation

conflictuelle. Psychosomatique car le déterminisme est d’origine psychique. Cette pathologie

est considérée comme une façon pour l’organisme de répondre, c'est-à-dire de s’adapter au

conflit auquel il est confronté, le trouble étant à la fois symptôme et guérison1.

Ces métamorphoses et transformations de nature différentes chez les trois écrivaines

seront le résultat du dimorphisme social et sexuel dont la femme fait l’objet. Symptomatiques de

maladies, ces corps souffrants ou changeants seront appréhendés dans cette étude comme un

système de signes d’un langage sur un malaise profond en rapport avec la répression et

l’oppression qui s’exercent sur les protagonistes prises en comptent dans cette étude. Prenons par

exemple les cas de La Mouna dans Moi, l’Interdite qui se transforme en loup-garou, Tanga dans

Tu t’appelleras Tanga dont le corps se transforme en un corps de pierre ou encore Sultana dans

1 Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 346.

Page 63: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

54

54

L’Interdite qui se désintégre « en plusieurs moi1 ». Véritablement, la désintégration,

l’animalisation et le morcellement qui s’y opèrent au niveau de la morphologie et de la

perception du corps soulignent un important paradigme, évoquant un lieu de contradictions puis

de souffrance dans les littératures francophones. Ce corps fracturé et asymétrique décrit

désormais l’échec des indépendances tant que le sujet féminin postcolonial, c’est-à-dire une

personne « récemment sortie de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci devant être

considérée comme une relation de violence par excellence, de servitude et de domination2 » : une

expérience dont les séquelles se font encore sentir. En écho à Achille Mbembé, Cazenave

propose que « la détérioration physique est une progression continue, apparition extérieure d’un

conflit intérieur non résolu3 ». Un « conflit » qu’elle semble incapable de résoudre. Surface

propice à des manifestations psychosomatiques ou à des psychoses réactionnelles, ce corps

fragmenté va de pair avec l’émiettement du discours féminin. Lieu de controverses et de

contradictions, ce corps est un corps qui parle, qui (d)énonce et qui joue à la fois le rôle du

souffre-douleur et celui du porte-parole de la femme. Faute de pouvoir prendre elles-mêmes la

parole et s’ériger contre cette dictature de violence, c’est le corps des personnages, qui à travers

leurs transformations ou métamorphoses font preuve de témoignage. Il faudrait mentionner le

constat de Nathalie Etoke, selon lequel « Le corps féminin stellaire qui s’auto-détruit se veut

allégorique du destin contrarié d’une Afrique désormais revêtue des oripeaux de la fatalité et du

non avenir4 ». Cela exprime un drame existentiel enraciné dans la structure patriarcale et l’échec

de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet à part entière. De ce

fait, le corps souffrant féminin reflète non seulement la condition de la femme au sein d’une

1 LI, p. 140. 2 Mbembe, De la postcolonie, op. cit., p. 139. 3 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p. 181. 4 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 40.

Page 64: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

55

55

société postcoloniale mais agit aussi en tant que métaphore de celle-ci. Comme le conclut

Nathalie Etoke : « La situation où la récurrence du thème de la maladie confond le destin

tragique du personnage et le destin national. Le corps féminin devient le champ discursif sur

lequel s’écrit la critique systématique d’un corps politique malade, un corps dont les fonctions

sont perturbées, un corps où siège la douleur endurée par des populations impuissantes1 ».

L’écriture du corps se révèle provocateur et subversif : non seulement il dérange les

habitudes et la décence, mais il participe à cette quête de liberté et à cette entreprise de libération

de la femme. Libérer la femme des complexes traditionnellement et socialement admis ; libérer

la femme des tabous et interdits sexuels et démystifier le corps afin qu’elle puisse en jouir, sans

peur et sans complexe et gérer son plaisir sexuel, à sa guise, en toute conscience et

responsabilité. Les valeurs humaines sont renversées, piétinées, bafouées et il est tout à fait

normal que cela s’en ressente dans le langage, un langage qui colle à la réalité et la restitue telle

qu’elle est. La vulgarité du langage et le dévergondage textuel sont aussi une manière de faire

vrai. Il s’agit, en effet de rompre avec le mensonge social, la supercherie collective, les

convenances hypocrites pour dévoiler, sans détour et sans faux-fuyant, la superficialité de

l’homme et l’avilissement dont il peut faire preuve. Il s’agit de traduire, telle quelle, la réalité

sociale sans masquer la vérité indécente. On comprend alors que le débridement des instincts et

l’usage forcené du langage grossier et vulgaire ne sont pas gratuits ou simplement provocateurs :

ils sont porteurs de la signification des textes romanesques. Au-delà des grossièretés et des

obscénités, par-delà les considérations morales, les répugnances, les transgressions expressément

outrancières et provocatrices, l’écriture du corps, le discours charnel ou la débauche textuelle

sont à l’image de la débauche sociale. On l’aura compris : derrière la violence et la crudité des

1 Ibid, p. 48.

Page 65: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

56

56

mots, derrière le langage corporel, vulgaire, obscène, se dissimule une violente satire de la

société où les valeurs sont sens dessus dessous, un monde où les injures et les insultes sont des

plus banals, tant la perversion a franchi depuis longtemps les limites du supportable. C’est le

sens du combat de Beyala, Devi et Mokeddem.

Page 66: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

57

57

2.3 Conclusion : La thématique du corps ou la double métaphore

En accordance avec Ghizlaine Laghzaoui, qui, dans son article « L’initiation : le corps

dans tous ses états », soutient que « Le corps dans la littérature initiatique en général et dans la

littérature africaine en particulier occupe une place prépondérante que l’on peut ignorer […] Le

corps est le théâtre de l’initiation, l’acteur principal et le spectateur, il est sur tous les fronts : il

en constitue le point de départ et la finalité1 », la thématique du corps « in-forme » également les

œuvres de notre corpus. Elle constitue le point de repère pour dénoncer la marginalisation de la

femme dans les sociétés francophones. En définitive, le corps devient une métaphore de la

souffrance et de l’abnégation sociale de la femme et ces trois romancières, Calixthe Beyala,

Ananda Devi et Malika Mokeddem, choisissent à travers son dévoilement et son déploiement de

dénoncer le patriarcat et de mettre le mâle (et le mal) à l’index. De fait, la représentation du corps

chez ces trois romancières comporte une double connotation. Étant à la fois, corps et discours,

agissant comme « pré-texte2 » et « avant-texte3 » il porte en lui les marques de l’Histoire. Certes,

à la fois social et romanesque, il « apparaît comme un lieu par excellence de l’inscription

d’expériences complexes – esclavage, colonisation, métissage, tensions politiques et sociales

[…] et devient ensuite un lieu idéal de figuration de divers conflits4 ». En effet, dans cette

guérilla littéraire que proposent Beyala, Devi et Mokkedem, le corps féminin devient un lieu de

tension et un espace symbolique à l’intérieur duquel se déploie la tragédie postcoloniale. Investi,

violenté et subjugué par le regard ou les désirs masculins, ce corps se révèle comme une

1 Ghizlaine Laghzaoui, « L’initiation:le corps dans tous ses états ». Études Françaises, 41:2 (2005) :25. 2 Isaac Bazié (dir), « Corps perçu et corps figuré ». Études françaises. 41:2 (2005) : 13. 3 Ibid, p. 13. 4 Ibid, p. 7.

Page 67: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

58

58

allégorie de la société postcoloniale et ainsi lieu de significations multiples chez des

protagonistes dont le parcours débouche sur une sorte de somatisation du malaise postcolonial.

Le corps devient la surface sur laquelle s’inscrivent et se perpétuent des rapports de force

inégaux. Il est à la fois lieu de pouvoir et d’impouvoir, d’affirmation et de négation. « Corps-

machine » ou « corps-cible », le corps féminin doit faire face à une perpétuelle situation de

violence, synonyme d’une maladie qui gangrène le corps de la société et le transforme en un

corps souffrant autour duquel rodent l’affadissement et la mort. Violence que l’on inflige au

corps individuel et social, violence du code de conduite et du comportement, violence de la

reformulation des liens sociopolitiques ou encore violence institutionnelle, cette violence

lapidaire, que l’on subit et que l’on fait subir, s’insinue dans les moindres interstices de la

société. Véritablement, la violence qui fonde la société postcoloniale s’inscrit sur un double écru,

individuel et collectif, et marque ainsi les formes de sociabilité générale, se répercutant sur le

corps de la femme pour en faire la victime par excellence. Chez Devi et Beyala, il persiste une

animalisation et une hypersexualisation du corps féminin, accompagnées d'une violence

lapidaire, que ce soit sous la forme de sévices sexuels, de mutilations et d’auto-mutilations. Alors

que chez Mokeddem, il en ressort plutôt un corps injurié et habité par la peur, un corps affaibli

végétant dans un état de somnambulisme permanent. Certes, un corps qui se vide, « qui fait

grève de tout1 » et qui vit dans « un isolement blindé de silence2 ». Animalisé, meurtri,

désérotisé et réduit à son usage de procréation, le corps féminin contient en lui seul toute

l’injustice faite à la gente féminine car c’est un corps aux prises avec l’héritage colonial et la

violence postcoloniale qui nous est présenté dans cette étude. Comme le dit Ève dans Ève de ses

décombres d’Ananda Devi, « Je suis en négociation permanente. Mon corps est une escale. Des

1 LI, p. 109. 2 LI, p. 106.

Page 68: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

59

59

pans entiers sont navigués. Avec le temps ils fleurissent de brûlures, de gerçures, Chacun y laisse

sa marque, délimite son territoire1 » ou encore Sultana qui conclut que « Malgré mes fonctions

[de médecin] et mon apparence, mon corps appartient à la confrérie des candidates à la

boursoufflure du ventre, aux fidèles du culte de la matrice2 ». Objet de violence, source de

souffrance, sa représentation au sein de notre corpus s’opère toujours en termes de conflit avec

l’autre et soi-même. Certes, comme l’affirme Nathalie Etoke : « Un constat s’impose : le corps

féminin se retrouve prisonnier d’un dualisme opposant collectivité et individu. Il représente au

niveau littéraire les aspirations politiques d’un peuple en quête de liberté ou les aspirations d’un

sujet féminin qui tente de s’affranchir des structures hétéropatriarcales3 ». En somme, le corps

individuel devient le corps social et prend en charge l’expression du conflit postcolonial tragique.

Celui-ci s’exprime par une poétique charnelle. Il s’agit de dire par le corps, par des images de

corps, par un ressenti physique. Il y a comme un processus d’incarnation de la parole, une

incarnation de l’inarticulable qui parvient à se transmettre.

1 Ananda Devi, Ève de ses décombres (Paris : Gallimard, 2006), p. 20. (ED) 2 LI, p. 126. 3 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 148.

Page 69: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

60

60

3 Entre un terrorisme de la chair et une révolte du corps

3.1 Introduction

Maintenant que le terrain a été relativement déblayé, qu’on est plus ou moins sensibilisé

au drame existentiel de la femme après avoir positionné son corps au sein d’une société aux

contours postcoloniaux, nous aborderons dans cette partie le culte et le déploiement de la

violence. Nous retrouvons chez Beyala, Devi et Mokeddem une violence assourdie que l'on

inflige au corps social et individuel, une violence du code de conduite et institutionnelle, une

violence que l'on subit et que l'on fait subir et qui s'infiltre dans les moindres interstices de la

société. Nous retrouvons chez ces romancières une violence qui circule là où les paroles se sont

tues et qui fonde les modes comportementaux du groupe, car nul n’ose la remettre en question.

Elles insistent sur cette violence en vue d’offrir une réflexion sur la complexité de ce phénomène

individuel et collectif, du fait qu’elle mène à une reformulation de la perception du corps

féminin, par la société et par la femme elle-même. Ce qui aboutit finalement à une nouvelle

réalité sociale du corps ou encore une nouvelle doxa corporelle. Évoluant de sa position initiale

de corps-objet, étant l’image d’un corps véhiculée par la culture patriarcale à laquelle la femme

doit se conformer, nous verrons comment à travers sa quête de réappropriation du corps, celui-ci

se transforme, à travers l’expérience de la violence qui marque le corps tant que la mémoire, en

corps-vécu. Certes, nous serons témoin de l’évolution d’un corps qui se construit dans l’usage,

dans l’apprentissage et dans l’espace-temps. D’emblée, nous voudrions voir à quoi donne lieu

cette transformation.

En raison de sa présence étouffante qui imprègne nos textes, la violence et son impact sur

le corps a agit comme ligne directrice de la lecture et nous nous sommes intéréssé aussi bien à sa

diffusion qu’à sa réception et ses effets. Comme le propose René Girard, dans La violence et le

Page 70: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

61

61

sacré, « La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. À

la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier

à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée1 ».

Étant la victime nommée d’office par la société, il n’est pas surprenant que cette violence se

traduise en différentes formes (physique, économique, psychologique, linguistique, sociale,

politique) et faute de trouver sa cible, se répercutera sur la femme. Dans une société où on les

accuse de mettre en péril l’ordre établi parce qu’en marge de celle-ci et où elles sont perçues

comme prostituées, criminelles, folles ou encore ennemies, les atrocités dont font face les

personnages féminins pris en compte dans cette étude, sont parfois indescriptibles. Dans ce

contexte de violence et d’horreur constituant un univers chaotique, seuls deux choix leur sont

possibles : préserver le sentiment de continuité et de subjectivité de leur propre existence en

résistant à cette violence ou renoncer à leur identité à travers l’assujettissement. Si elles optent

pour la préservation et la subjectivité, comment alors s’affranchir de cette terreur omniprésente si

ce n’est par une contre-violence d’autant plus terrible surtout si, comme le mentionne Sartre au

sujet de la violence des colonisés dans la préface de l’ouvrage de Fanon, Les damnés de la terre,

« Il faut rester terrifié ou devenir terrible2 ».

Faute de pouvoir la contenir, la violence des opprimées éclate en plein jour, qu’elle soit

contre les autres ou contre elles-mêmes, et nous sommes témoins durant des pénibles parcours

des protagonistes féminins tels Tanga dans Tu t’appelleras Tanga3 ou Ève dans Ève de ses

décombres4, de gestes criminels, mutilatoires, auto-mutilatoires, de stratégies narratives aussi

déroutantes que subversives et qui détruisent tout sur leur passage. Bref, il apparaît une violence

1 Girard, La violence et le sacré, op. cit., 1972, p. 11. 2 Fanon, op. cit., p. 20 3 TTT. 4 ED.

Page 71: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

62

62

intrépide qui se traduit comme une conséquence directe à la nature violente de l’oppression

qu’elles subissent et qui provoque une stupeur d’autant plus odieuse qu’elle provienne de la

femme. Si, comme nous l’avons montré, la violence de cette dictature avérée se répercute tout

d’abord sur le corps de la femme, comment réagit-elle face à cette violence et quelles en sont les

conséquences ? Par la suite, comment prend-elle position contre cette violence de sorte à sortir

de sa position de victime latente pour devenir une force de frappe au sein de ce système séculaire

et terroriste ? Les romans que nous étudions décrivent divers actes et sites de violence

spécifiques à la femme et examinent les effets de viol et d’autres violences sexuelles, d’abus

physiques et psychologiques qui se répercutent sur elle. La partie suivante examinera donc les

différents types de violence et les personnages féminins violentés et violents dans ce corpus dans

le but d’illustrer par quels moyens tentent-elles de se dégager de cette dynamique oppositionnelle

que représente finalement la violence du genre.

La première analyse intitulée « Violence et corps ou ce corps colonisé » s’efforce

d’illustrer l’impasse socio-culturelle dans laquelle se trouve la femme et se concentre sur la

tentative de réécriture du sujet féminin et de revenir sur les bons nombres de vérités et de non-

dits que véhiculent l’Histoire dans Femme nue, femme noire1 de Beyala et Ève de ses décombres

d’Ananda Devi. Le projet de ces deux romancières se place sous le double signe de la

dénonciation à travers une remise en cause du fondement inégalitaire des rapports entre hommes

et femmes. Voulant ébranler cette image féminine fondée sur une vision du corps féminin passif,

sans autonomie et sans expression, elles mettent en scène deux adolescentes hypersexualisées qui

se transforment en machine de guerre. Usant du sexe comme terrain de combat et du corps

comme arme, Irène et Ève dénoncent ce simulacre de dictature et contrecarrent chaque attribut

1 FN.

Page 72: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

63

63

du sexe masculin jusqu'à l’incarner. À la place d’une femme circonscrite par son sexe, l’on

retrouve, dans ces deux textes, une femme qui fait preuve de « domination sur l’autre1 » au point

de pouvoir arracher à l’homme sa virilité. En définitive, elles ne font même plus la distinction de

sexe : à leurs yeux, un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer. Assumant le rôle

de guerrière, faisant preuve d’une sexualité meurtrière et jurant avec les notions stéréotypées de

la femme, qu’en est-il de leur rébellion ? L’enjeu sera d’étudier la sexualité comme expression

d’une résistance et surtout de souligner les finalités de cette quête. En effet, nous voudrions voir

ce à quoi aboutit la tentative d’Irène et d’Ève d’usurper le rôle traditionnellement attribué à

l’homme : rôle sexuel, autoritaire, actif.

Nous examinerons dans la deuxième analyse « Violence et sexe ou ce corps déchiré »,

encore une fois, le domaine de la sexualité mais cette fois-ci sous une autre perspective, celle de

la prostituée. Contrairement à Irène et Ève qui font preuve de domination sur l’autre, Beyala et

Devi dépeignent dans Tu t’appelleras Tanga et Rue de la Poudrière2 des prostituées comme

jeunes filles qui souffrent entre les mains de leurs clients. Nous retrouvons encore dans ce cadre

l’inéluctable lien que partagent le sexe et la violence. Certes, comme le précise Girard, il apparaît

une sexualité qui « est en continuité avec la violence ; elle constitue donc à la fois le dernier

masque dont se recouvre celle-ci et le début de sa révélation3 ». Lui fournissant mille occasions

de se déchaîner, passant par le viol, les sévices sexuels, l'inceste, ou encore le déni du plaisir,

nous tenterons de relever les moyens que certains des protagonistes mettront en place pour,

survivre à ce dénigrement du corps. Les stratégies diverses que ces protagonistes parviennent à

mettre en place à travers du déploiement de ce corps pour défier les pôles d'influences sociales,

1 FN, p. 100. 2 RP. 3 Girard, La violence et le sacré, op. cit., p. 177.

Page 73: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

64

64

les valeurs traditionnelles qui les encadrent qui fonctionne à leur détriment ont ceci de commun

du fait qu’elles sont animées par un élan libérateur-destructeur. Insistant autant sur l’aspect

libérateur que destructeur du fait que leur projet de libéralisation entame leur propre destruction,

nous voudrions voir où mène cet affranchissement sexuel. S’il y a lieu, dans quelle mesure

aboutit-il à une certaine expression de résistance et à une libéralisation ? Dans le cas contraire, en

quoi consiste l'échec de cette entreprise ? Comment en ressortent les protagonistes et surtout

dans quelle mesure cette tentative de réappropriation de leur sexualité de leur corps modife-t-elle

leur relation à leur corps ?

Dans la troisième partie, intitulée « Violence et soi-même ou ce corps exilé », nous

voudrions nous attarder sur la perception et la relation de la femme avec son corps. Dans une

société qui « inflige, sans vergogne, son masculin pluriel et son apartheid féminin1 », et où elles

sont constamment aliénées et muselées par les rationalités masculines phallocentriques et

postcoloniales, comment se traduisent alors leur abnégation et leur exclusion sur le plan

corporel ? Leur marginalisation causée par leur apparence corporelle les mène à rejeter leur

féminité et surtout provoque des gestes d’une violence extrême allant jusqu’à la dégradation et la

modification de la régularité biologique du corps humain chez Mokeddem et Devi. Certes, par la

violence qui s’impose à travers l’exclusion, le corps finit par opter pour « un coin privilégié de

l’exil2 », synonyme d’évasion et seul moyen de se libérer de toute attache et de s’éloigner de

toutes structures au profit d’une vie ascétique. Nous voudrions, dans cette partie, voir comment

se traduit la colère et la frustration qui résultent de la marginalisation et de l’aliénation dont

souffrent les personnages féminins et qui se répercutent sur leurs corps. Comment cette violence

faute de trouver de cible se redirige-t-elle finalement vers la femme elle-même de sorte qu’elle

1 LI, p. 17. 2 LI, p. 12.

Page 74: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

65

65

s’automarginalise et s’autodétruise ?

Pour cela, nous prendrons en compte les romancières de notre corpus pour examiner les

modalités discursives qu'elles utilisent pour décrire le corps féminin. Quelles sont les stratégies

que Beyala, Devi et Mokeddem utilisent pour mettre en exergue la marginalisation de la femme

du fait de son sexe ? À travers les analyses textuelles, nous voudrions, premièrement, soulever

les mutilations et sevices sexuels. Passant par le viol précédant dans souvent des cas la mort,

l'excision, l'inceste, les divers rites de passage au nom de la tradition ou de la religion, ou encore

le deni du plaisir à travers la honte et la séquestration qui persistent au sein de ces sociétés. Ceci

explique la présence prépondérante de la thématique du corps féminin chez ces trois

romancières, car faisant de lui un lieu d’articulation et de contestation, il produit continuellement

du sens en devenant un terrain discursif sur lequel se rencontrent et se confrontent différents

discours sur les pratiques sociopolitiques et culturelles. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un corps

féminin souffrant, un corps qui évoque la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial. Nous

tenterons ainsi d’interpréter le sens qu’insufflent Beyala, Devi et Mokeddem au corps féminin à

travers leurs diverses représentations du corps. Si Beyala opte pour l’hypersexualisation et le

morcellement du corps comme symptomatique du mal-être féminin, Devi offre comme motif une

riche éventail de corps monstrueux ou animalisé, correspondant à un désordre du corps humain

pour marquer l’oppression et la violence que subit la femme dans une société à structure rigide

où chacun a sa place dans sa communauté, au sein d’une religion ou d’une culture. Mokeddem

quant à elle choisit de se concentrer sur le corps en fuite ou exilé pour contrecarrer le corps

féminin cloitré entre quatre murs. Voilé et muselé, ce corps doit rester l’ombre de lui-même. Ce

corps, non seulement nomade mais à travers l’anorexie, c’est un corps qui se vide et qui renonce

à son entourage. À travers, l’exil, l’absence et l’anorexie qui affecte le corps féminin, Mokeddem

Page 75: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

66

66

tente de rendre manifeste la totale abnégation de l’existence de la femme dans une société où on

ne cesse « de tuer l’Algérie à petit feu, femme par femme1 ».

1 LI, p. 72.

Page 76: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

67

67

3.2 Violence et sexe ou ce corps colonisé

Même si l’intertextualité est plutôt suggeré n’ayant pas de référence explicite de la

Genèse, Ève de ses décombres (2006) de Devi partage beaucoup de similarités avec le roman

Femme nue, femme noire (2003) de Beyala, car s’y inscrit une tentative de décolonisation du

corps de la femme. Cette tentative s’opère, d’une part, à travers le clin d’œil ironique à la

référence biblique de « la femme fautive » et d’autre part, à travers le choix de revenir sur

l’image de la femme que propose le poème Femme nue de Senghor. Nous y voyons une volonté

de la part de Devi et de Beyala de faire un retour sur l’Histoire, dont le but débouche sur une

tentative de réécriture du sujet féminin. Cette tendance inscrit leurs textes dans un réseau

discursif avec le déjà-écrit et les discours à (re)construire. Théorisant l’importance des titres,

Duchet1 affirme que ceux-ci se donnent la vocation de frapper l’attention, de donner une idée du

contenu, de stimuler la curiosité et d’ajouter un effet esthétique pour parfaire la séduction,

révélant ainsi les fonctions déterminantes qu’ils assument : « Fonction référentielle (centrée sur

l’objet), fonction conative (centrée sur le destinataire), fonction poétique (centrée sur le

message) 2». De plus, Duchet fait remarquer que : « Manipulé par le langage, conditionné par

ses supports, travaillé du dedans par un énoncé fictionnel, il [le titre] cherche […] un équilibre

entre les lois du marché et le vouloir-dire de l’écrivain3 ». Propos qui renforcent l’idée qu’il n’y a

rien d’anodin dans la motivation des titres que choisissent ces deux auteures.

Dans l’espace érotique ou pornographique de Femme nue, femme noire, Beyala dépeint

un personnage féminin qui tentera par tous les moyens d’usurper les pouvoirs privilégiés de

1 Claude Duchet, « La fille abandonnée et la Bête humaine. Éléments de titrologie romanesque », Littérature 12 (Codes littéraires et codes sociaux), 1973 : 49-73. 2 Ibid, p. 49. 3 Ibid, p. 51.

Page 77: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

68

68

l’homme africain. Dans ce roman, le personnage principal, Irène, est semblable à une débauchée

qui erre les rues en quête de sensation forte. Après l’incident du cadavre du bébé qui sert de

préambule au roman, elle est accueillie chez Ousmane et Fatou, lesquels ne tardent pas à

transformer son corps en vache laitière. Là, elle se laisse aller « à la débauche des sens1 » et ne

fait rien d’autre que de donner son corps et du plaisir aux autres. Elle est mise à profit pour ses

talents de guérisseuse et devient un objet de réconfort pour l’homme. Elle a comme rôle de

satisfaire les besoins du corps d’autrui d’une manière ou d’une autre. Son surnom « Fofo »

dérivé des mots folle et folie, fait référence au fait que dans sa société, une rumeur prétend que

les jeunes filles folles avaient le pouvoir de guérir les maladies d’autrui à travers les relations

sexuelles. Mais la folie d’Irène n’est qu’apparente, signe d’une marginalisation due à sa

différence sexuelle et instituée en justification odieuse d’un viol collectif. Consciente de son sort,

Irène remarque : « Ces hommes m’avaient baisée parce qu’ils me croyaient folle! Oui, mais une

folle capable de changer leur destin2 ». Acceptant de se prêter au jeu des vainqueurs, elle

interprète des rôles différents pour des publics différents composés de son entourage et qu’elle

entend mener selon ses désirs, car comme elle le dit : « Soit on est victime, soit on ordonne3 ».

Dans le geste de s’exhiber, de mettre son corps à profit pour le voyeurisme, elle trouve le moyen

de faire main basse sur le microcosme qui se crée au sein de la maison conjugale de Fatou et

d’Ousmane. Elle s’y fait même octroyer le statut de « grande prêtresse4 ».

Ce n’est pas anodin qu’à travers son roman Femme nue, femme noire, Beyala se livre à

une déconstruction du poème de Senghor intitulé Femme Noire écrit dans les années 1940,

1 FN, p. 51 2 FN, p. 90. 3 FN, p. 50. 4 FN, p. 100.

Page 78: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

69

69

poème qui célèbre le corps-objet de la femme africaine, représentant l’érotisme, la beauté et la

fécondité, tenant l’avant-scène de la littérature masculine africaine depuis les premiers poètes des

années 1930. Le poète de la négritude vante une représentation de la femme physiquement belle,

soumise et silencieuse, celle qui incarne plus une statue faite de pierres qu’un être vivant. À ce

titre, Asaah avance dans son analyse de Femme nue, femme noire : « Il s’agit de déconstruire par

le biais de mots crus, l’image réduisant de la femme africaine tracée par les poètes de la

Négritude1 ». La réécriture de Beyala semble ébranler cette image féminine fondée sur une

vision du corps féminin passif, sans autonomie et sans expression. Certes, l’image de la femme

chez Senghor représente en quelque sorte une allégorie du pouvoir patriarcal, une poétisation ou

métaphorisation du portrait idéalisé de la femme africaine à travers les yeux de l’homme. Beyala

fait justement le contraire et Irène le souligne dès le début du récit : « Ces vers [de Senghor] ne

font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez, mes mots à moi tressautent et

cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent,

dissèquent, torturent !2 ». À travers Irène, Beyala démontre que cette « terre promise » qu’est la

femme chez Senghor n’est valorisée que par sa beauté physique. Beyala tente d’individualiser la

femme, de montrer son rôle actif et sa force en tant qu’être à part entière. Par ce processus de

dépoétisation, Beyala dépeint une femme qui contrecarre chaque attribut du sexe masculin

jusqu'à l’incarner. À la place d’une femme circonscrite par son sexe, l’on retrouve dans ce texte

une femme qui exerce une « domination sur l’autre3 » au point de pouvoir arracher à l’homme sa

virilité. Dans ce microcosme qui se forme chez Fatou et Ousmane, Irène adopte une attitude

manichéenne et parvient à se créer à travers son discours, un univers propre à elle afin de

1 Augustine Asaah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré ». Nouvelles Études Francophones 21.1 (2006) : 27. 2 FN, p. 11. 3 FN, p. 100.

Page 79: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

70

70

retrouver une « sensation infinie de liberté1 ». En définitive, elle ne fait même plus la distinction

de sexe : à ses yeux un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer, quel qu’il soit.

C’est ainsi que lors d’une scène sexuelle, elle avoue, « Je ne veux pas me laisser dominer par le

corps. Je ne veux pas attendre qu’il décide seul d’en finir avec moi 2». Malgré sa position de

femme, elle arrive à prendre le dessus sur ces échanges violents et à chaque reprise, elle se

montre plus avide de sexe et assume le rôle sexué prescrit à l’homme. En dehors de cette scène,

chaque fois qu’elle se retrouve dans une situation qu’elle ne maîtrise pas tout à fait, elle réajuste

le cadran en usant de sa force et de son appétit sexuel. Rappelons les scènes avec Fatou où le

calme et la bienveillance de cette dernière échappaient à son contrôle ainsi qu’à sa

compréhension :

Sans lui laisser le temps de prononcer une autre phrase qui souffle toujours dans le bon sens, je

la plaque contre le mur, fais mine de l’étrangler […]. J’écrase ma bouche contre ses lèvres

tandis que mon pouce glisse entre ses cuisses avant de s’enfoncer dans son sexe (…) je la

pousse vers la chambre et lui demande de s’allonger3.

Pour reprendre rapidement le contrôle, Irène exercera « sa suprématie sexuelle4 ». Ce qu’elle

recherche c’est une gratification constante qui la met dans une position de force, lui permettant

de se sentir vivre. Citons le texte :

Mais aussi que j’ai un corps aux possibilités insoupçonnées que désormais il faut compter avec

ses gestes. J’ai un sentiment de puissance sans fin. Je suis Alpha et Oméga, le début et la fin de

toute chose. Je fais mine de lui prodiguer une caresse palatale. La bouche en cœur, j’envoie sur

sa turgescence des souffles chauds qui le mettent en panique5.

1 FN, p. 113. 2 FN, p. 90. 3 FN, p. 40. 4 FN, p. 23. 5 FN, p. 48.

Page 80: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

71

71

Irène laisse derrière elle un monde qui la fige dans une position de victime latente pour

prendre les rênes de son destin. Elle dit : « Il y a du feu en moi, de la joie, du triomphe. Je

domine les évènements, l’espace, le monde, les rancœurs, les larmes. Je les canalise, je les

ordonne, je les transfigure1 ». Dans cet univers, elle prend possession de son corps en osant les

variations sexuelles et en s’octroyant le droit de regarder. Lorsqu’elle lève le regard, elle annonce

une rébellion contre cette subordination face au père, aux amants, à ses frères. Elle adopte un

regard agressif mâle, lequel réduit au silence ses bourreaux quotidiens. Irène franchira l’étape

suivante en alliant usurpation du regard et prise de parole contre les hommes. C’est ainsi qu’elle

se surprend à crier à tue-tête :

Ces fesses, dis-je, sont capables de renverser le gouvernement de n’importe quelle République.

Elles me permettent de faire des trouées dans le ciel et de faire tomber la pluie si je le désire !

Elles sont capables de commander au soleil et aux astres ! C’est ça, une vraie femme vous

pigez ? Elles délivrent le monde des grandes calamités2.

De part et d’autre, le recouvrement du droit au regard s’accompagne d’une provocation et

d’une invective directe à l’homme : les rôles se renversent. Certes, ce voyeurisme lui permet de

s’investir un pouvoir réservé aux hommes et à travers son exhibitionnisme, de susciter le regard

inquisiteur et déstabilisant de l’autre. Par cette stratégie, elle arrive à « libérer le corps de la

femme du regard réifiant de l’homme et finit justement par assassiner le flagellateur gynophobe,

représentant de la phallocratie oppressante aux contours divins3 ». Surgit chez ce protagoniste

une insaisissable envie de ne jamais baisser les yeux. Là, elle arrive à « se laisser aller à l’ivresse

des sens4 », à échapper à la conformité étouffante et à acquérir une autorité qui lui aurait été

1 FN, p. 198. 2 FN, p. 34. 3 Asaah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré », Nouvelles Études Francophones 21.1 (2006) : 21-40, p. 21. 4 FN, p. 136.

Page 81: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

72

72

refusée autrement. Dans cet état d’euphorie et d’extase, Irène parvient à acquérir un pouvoir

démesuré sur son entourage. L’objectification de l’homme qui en résulte lui permet alors de

« franchir espaces et temps1 » jadis proscrits aux femmes du seul fait de leur genre sexuel. Le

regard, la parole et le corps nouvellement conquis lui servent d’arme ou de subterfuge pour

rompre « la hiérarchisation des rôles sexuels2 », assujettir l’homme et de ce fait, déséquilibrer un

ordre social meurtrier pour la femme.

Ève de ses décombres (2006) d’Ananda Dévi figure parmi ses romans les plus récents.

Représentant un hymne à la femme, l’histoire est bien ancrée dans le microcosme mauricien.

L’attache viscérale qui amène la narratrice éponyme à s’apitoyer sur la triste condition des

femmes, tout en analysant les structures étouffantes de la société est un des traits pertinents de

ce roman. Dans ce récit, aussi bouleversant et martyrisant que le dernier, Moi l’Interdite, la

romancière nous transporte dans son décor lugubre et étouffant où la trame narrative prend en

charge, dévoile et dénonce la rude réalité « grisâtre » de sa « maati », sa terre, son pays natal,

l’île Maurice, éclairant ainsi les zones d’ombre, traduisant ses mutismes, respectant son charroi,

sa complexité, son opacité. Ève de ses décombres partage beaucoup de similarités avec le roman

précédent de Beyala, car s’y inscrit aussi une tentative de décolonisation du corps de la femme.

La fonction indicative et identificatrice du nom propre « Ève » a une importance capitale, car

elle véhicule bon nombre de vérités et de non-dits. Certes, l’analyse titrologique de ce roman se

révèle d’emblée comme problématique, car portant le nom archétype de la femme et de la

féminité, il s’agit ici d’une fille-femme qui renaît de ses décombres et qui affirme qu’elle « ne

1 FN, p. 125. 2 FN, p. 22.

Page 82: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

73

73

ressemble pas à une femme. Seulement au reflet d’une femme. Seulement à l’écho d’une

femme. Seulement à l’idée déformée que l’on se fait d’une femme 1».

Évoluant dans un cadre citadin, plus précisément à Troumaron, un quartier malfamé de la

banlieue de la capitale, Port-Louis, Ève fait partie de cette communauté qui sombre dans la

misère, la drogue, l’alcool et la violence. Comme le dit Sad, compagnon d’école et amoureux

d’Ève : « Troumaron, c’est une sorte d’entonnoir ; le dernier goulet où viennent se déverser les

eaux usées de tout un pays. Ici, on recase les réfugiés des cyclones, ceux qui n’ont pas trouvé à

se loger après une tempête tropicale et qui, deux ou cinq ou dix ou vingt ans après, ont toujours

les orteils à l’eau et les yeux pâles de pluie2 ». Dans cette atmosphère de débauche et de

décrépitude, nul espoir ne semble possible, encore moins pour la femme qui doit se résoudre aux

exigences des durs labeurs des usines et du mari alcoolique. Tout comme Irène, Ève refuse

d’appartenir à la classe de mères qui « s’est délibérément insonorisée la chair pour ne pas avoir à

ressentir la vie », celles qui « accouchent dans le besoin3 » et qui « oublient d’être femmes4 ». Et

c’est par le biais de son corps qu’elle considèrera comme monnaie d’échange qu’elle tentera de

contourner ce destin de fatalité. Si son cartable était autrefois toujours vide, qu’elle n’avait rien à

offrir ni à recevoir, elle se rend compte qu’en devenant femme, elle possède désormais quelque

chose de prisé, de désirable bref quelque chose qui lui permettrait de faire des trocs.

Véritablement, dit-elle : « Pour la première fois, mon cartable n’était pas vide. J’avais une

monnaie d’échange : moi. Je pouvais acheter. Échanger ce dont j’avais besoin contre moi-

même5 ». Se rendant compte que ce corps pouvait la sortir de sa misère, elle fera le choix

1 ED, p. 60. 2 ED, p. 13. 3 ED, p. 41. 4 ED, p. 42. 5 ED, p. 20.

Page 83: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

74

74

conscient de le commercer en échange « des livres, des calculatrices, des disques1 ». Avec ce

corps, dit-elle, « j’achète mon avenir 2». De cette nouvelle utilité, Ève s’en trouvera transformer

et plus rien ne l’arrêtera dans sa (con)quête. Armée de solitude qu’elle considère comme une

nécessité du fait que plus personne ne pourra l’atteindre ou la « lire » et de son corps, elle marche

« seule et droite » et comme elle le dit « à chaque pas naît un monstre, pleinement formé3 ».

C’est elle désormais qui se fait loi en affirmant : « Nul besoin de me juger. Je suis ma propre

loi4 ».

Comme Irène, Ève prend les rênes de son destin en main en adoptant une attitude de

défiance sans égale. Elle renonce à la peur et renverse les rôles stéréotypés en affirmant dès le

début du récit : « Je n’ai peur de personne. Ce sont eux qui ont peur de moi, de l’inexploré qu’ils

devinent sous ma peau5 ». Certes, à travers la progression du roman, nous sommes témoins des

gestes d’une femme qui contrecarre tous les attributs féminins et qui fait preuve de domination

au lieu de soumission. Ève n’attend pas qu’on l’agresse. Tout comme Irène, elle est habitée par

une violence latente à laquelle elle n’a pas peur d’avoir recours. D’ailleurs, elle sait qu’il n’y

aura pas d’autre moyen de sortie sauf par la violence. « Je m’échapperai par la violence », dit-

elle, « Il n’y a pas d’autre issue6 ». Conquérante ou bourreau, car si elle se prostitue ce n’est pas

faute de choix ou qu’elle se considère comme victime, mais que son corps lui importe peu. Tout

au plus, il devient pour elle un moyen de sortir des cadres rigides de sa société où les femmes

1 ED, p. 20. 2 ED, p. 21. 3 ED, p. 9. 4 ED, p. 49. 5 ED, p. 21. 6 ED, p. 145.

Page 84: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

75

75

appartiennent seulement à deux catégories : « fille à marier » et « fille à prendre et à jeter1 ». Sa

démarche de rébellion réside dans le fait qu’elle veuille incontestablement appartenir ni à l’une

ni à l’autre mais plutôt à cet état de « l’inexpliqué [qui] les effraie2 ». Pour ce faire, elle semble

entretenir un rapport complètement détaché avec son corps. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de

s’adapter, de se plier, de changer de forme et de s’échapper, car dit-elle : « Moi, je ne ressentais

rien. J’existais en dehors de mon corps. Je n’avais rien à voir avec lui3 ». En fait, elle nous

apparaît comme détachée de tout au niveau familial, social ou encore naturel. Réclamant le

champ de violence directe pour elle-même, Ève défie rigoureusement tout ce qui pourrait

impliquer la notion de femme. Loin d’être celle qui subit, l’auteure présente une jeune fille qui

revendique son droit au choix et son droit de vivre. Elle affirme : « Je ne subis pas. J’ai choisi ma

vie4 ».

Si Irène dans Femme nue, femme noire adopte une attitude de plaisir envers le sexe, un

plaisir qui semble momentanément déguiser sa souffrance, Ève, quant à elle, pratique le sabotage

total de son corps afin de ne plus rien ressentir. Le choix qu’opère cette dernière lui permet de

faire face au mal-être quotidien et de retrouver un sentiment de supériorité. En effet, Ève n’a pas

de corporalité fixe et il semble qu’au cours du récit, elle change sans cesse de formes, tantôt une

lionne tantôt un corps dit sculpté comme une roche basaltique. Ce besoin de se soustraire de sa

propre corporalité lui permet de défier et d’échapper à l’archétype de la femme, victime et

prisonnière de son corps. Ce qu’elle donne aux autres, ce sont « des morceaux, des parcelles.

[Ses] pièces détachées » ou encore « l’ombre d’un corps5 ». En se détachant de son corps, elle

1 ED, p. 21. 2 ED, p. 21. 3 ED, p. 19. 4 ED, p. 49. 5 ED, p. 20.

Page 85: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

76

76

arrête la souffrance, inverse les rapports traditionnels de sexe afin de pouvoir renverser tout

comme Irène, « l’héritage des sexes1 ». Ceci lui permet de sortir de sa position de victime et

d’appréhender son quotidien en tant que conquérante. Commercer son corps, fait tout

simplement partie « du donnant-donnant » et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle entrevoit sa relation

avec son professeur. En échange de ce corps, ce dernier lui offre des livres, lui donne des cours

de soutien et corrige avec plus d’attention ses dissertations. Ce même professeur, symbole de

l’autorité, se verra assassiné par Ève lorsque cette dernière apprendra qu’il a tué Savita, son

amie, la seule personne qui avait le pouvoir de sauver Ève de ses décombres. Ce corps qu’elle

donne au plus offrant ne lui sert plus d’entrave et comme elle l’affirme : « On m’emmène, on me

ramène. Parfois on me malmène. Ça ne me fait rien. Ce n’est qu’un corps. Ça se répare, c’est fait

pour2 ». Certes, il semble qu’elle se résout à penser que son corps est bien le seul moyen qui

puisse lui permettre, à tout moment de troquer sa réalité pour son rêve.

Pour se frayer un chemin vers des objectifs précis, Irène et Ève utilisent leurs atouts

majeurs : leur apparence physique et leur force sexuelle. Synonyme d’« une lutte entre les corps

qui se solde par la violence ou la défaite, la rébellion ou la soumission3 », le sexe devient pour

elles un outil pour affirmer leur pouvoir sur la gente masculine, pour défier et détruire les pôles

d’influences sociales et les valeurs traditionnelles qui les encadrent. Cependant, comme

l’affirme Sami Tchak dans La sexualité Féminine en Afrique, « En Afrique le célibat est une

situation provisoire - une femme célibataire d’un certain âge est facilement confondue avec une

dévergondée. Elle incarne un problème social4 ». Irène et Ève, toutes deux célibataires,

1 ED, p. 79. 2 ED, p. 22. 3 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., 106. 4 Sami Tchak, La sexualité féminine en Afrique (Paris : L’Harmattan, 1999), p. 103.

Page 86: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

77

77

n’affichent aucun indice de conformité sociale. Ce sont de grandes adeptes de l’errance sexuelle

et elles font toutes les deux, à des degrés différents, preuve d’une sexualité débordante dans un

milieu où la femme n’a pas sa place en tant qu’être sexué et encore moins comme hédoniste. En

définitive, certains échanges sexuels, pour ces personnages, ressemblent à un acte criminel, car

à leurs yeux un corps ne pourra être autre chose qu’un objet à dominer. C’est ainsi que lors d’un

ébat sexuel, Irène Fofo, personnage cleptomane et nymphomane de Beyala, avoue: « Je ne veux

pas me laisser dominer par le corps. Je ne veux pas attendre qu’il décide seul d’en finir avec

moi1 » ou encore Ève qui s’exclame : « Je sais me protéger des hommes. Le prédateur. C’est

moi 2». Agissant comme une stratégie de revendication, dans une certaine mesure, Irène et Ève

ne démontrent pas pour autant la maîtrise de leur corps. En ce qui concerne Irène, son corps

appartient à Ousmane qui gère la façon dont cette dernière en disposera ; c’est encore lui qui

organise les journées de sa prisonnière et qui récolte les profits. Ainsi, le corps hypersexué

d’Irène devient le symbole par excellence d’un objet étranger, objet appartenant à l’Autre, objet

à dominer ou éliminer à tout prix. Se rendant compte de son échec, Irène s’avoue vaincue :

« Tout dans notre vie est sexuel, sauf le sexe lui-même qui n’est qu’une métaphore de ce qui ne

l’est point 3». Après l’échec du couple idéalisé et la mort de Fatou, Irène repart en quête d’une

vie moins excessive : « Dorénavant maman, je mesurerai mes faims. Je ne serai plus vorace. Je

ne mordrai plus dans la vie telle une affamée qui a sauté plusieurs repas4 ». Selon A. Asaah,

« C’est dire que la rébellion, la confusion et le tumulte associés à l’adolescence cèdent le pas au

1 FN, p. 90. 2 ED, p. 22. 3 FN, p. 156. 4 FN, p. 223.

Page 87: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

78

78

gré du développement psychosexuel et physique de Fofo, à la sobriété naissante de l’âge adulte

dont les lois se font impérativement sentir1 ».

Quant à Ève, ce rapport de commerce qu’elle entretient avec son corps l’a poussée à se

déconstruire et à effectuer une sorte de déféminisation à l’extrême. Vraisemblablement l’acte

sexuel dans Ève de ses décombres se révèle comme une autopsie où Ève joue le rôle de la morte

en plaçant son corps sur la table de biologie et le professeur interprète celui du docteur. Après cet

acte, dit-elle, « je me lèverai […] mes vêtements bafouillés, mes cheveux humides, ma bouche

desséchée, mon corps évidé, mon esprit éliminé, mes souvenirs crasseux, mes jours achetés, ma

fierté éventrée, mon sexe désengorgé. Sur la paillasse de la salle de biologie, il a disséqué un

corps humain, voilà tout2 ». Le sexe, se voulant être le lieu de l’émancipation féminine s’affiche

de plus en plus comme un espace de perdition pour Ève. De ce troc, elle avoue qu’elle en est

morte : « En réalité, je suis morte. En réalité, j’ai disparu sous le linceul3 ». Celle qui débute le

récit en se comparant à une lionne dont la crinière symbolisait sa faim, celle dont la quête devait

aboutir à ce à quoi elle ressemble :

Une tête lionnesque que personne n’osera regarder de face, qu’on n’osera pas toucher

parce que toucher une lionne, c’est aller au-devant de sa morsure. Toucher une lionne, c’est

sentir ses dents qui se plantent dans la chair, des dents pointues et broyeuses, des dents qui se

teindront de sang. Et après, digérant au soleil, elle les lèchera doucement pour les laver […].

C’est beau une lionne qui digère, riche de ses dorures4.

Elle se compare à la fin à un animal en cage. Au lieu d’acquérir plus de liberté et de pouvoir, elle

se voit métamorphosée en « une lionne famélique d’un zoo paumé plutôt qu’une reine des

1 Assah, « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du sacré », op. cit., p. 27. 2 ED, p. 94-95. 3 ED, p. 109. 4 ED, p. 100.

Page 88: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

79

79

savanes1 ». Utilisant le sexe comme terrain de combat pour réapproprier son corps à provoquer

davantage l’aliénation de celle-ci, pour ne pas dire une mort symbolique. Même si cette facilité

qu’elle a à s’en dédommager jure avec les notions stéréotypées de la femme, il n’en reste pas

moins que quand Savita lui demande ce qui lui reste après tous ces trocs, au lieu de retrouver un

corps dans toute sa splendeur et sa liberté, elle lui répond qu’il persiste tout au plus « une surface

métallique2 ».

À travers ces constructions sexuelles qu’Irène désigne de l’expression « danse des

anges3 » et Ève de « danse d’évasion4 », elles parviennent à atteindre un bonheur éphémère, bien

qu’incomplet. Elles assouvissent partiellement leurs désirs et ambitions sans pour autant parfaire

une communion entre « corps et âme », entre la femme et son entourage. Celles qui débutent

comme conquérantes ou bourreaux finissent comme des victimes. Qu’elles optent pour vivre à

l’excès pour se laisser aller « à la débauche des sens5 » telle Irène, ou Ève qui optent pour

l’absence des sens, en abordant « un corps transi de l’absence de vie6 », le résultat en est le

même. Certes, dans les deux cas, ce qui commence comme une conquête aboutit plutôt à « une

résistance des désespérées7 ». Elles ne tardent pas à arriver à la triste conclusion que le corps

féminin y persiste en tant que victime en attente de violence, de maladies et d’insuffisances. En

essayant de libérer le corps de l’emprise du pouvoir postcolonial, elles ont orchestré et répété,

dans une première enquête, les mécanismes masculins, reproduisent le modèle patriarcal en

exportant le sexe vers le terrain de combat, ceci au nom « d’une morale de l’excès, de la luxure

1 ED, p. 132. 2 ED, p. 50. 3 FN, p. 14. 4 ED, p. 22. 5 FN, p. 51. 6 ED, p. 75. 7 ED, p. 48.

Page 89: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

80

80

et de la débauche1 ». Ainsi, elles réinscrivent le corps dans une politique de pouvoir et

d’opposition, au point de mimer et faire prospérer les rationalités masculines phallocentriques et

postcoloniales. Si cela semblait essentiel de reprendre le concept de Fanon dans leur projet de

libération, le résultat de l’initiative reste néanmoins ambigu. Au lieu de voir renaître une femme

libre et nouvelle, nous avons plutôt affaire à celle qui s’investie et qui se perd dans la violence et

dans l’autodestruction.

Elles se rendent compte que malgré leur acharnement à libérer le corps, elles n’en restent

pas moins des victimes latentes dans une société où comme le dit Ève : « l’héritage des sexes

n’est pas le même. Nous [les femmes] ne naissons pas avec la même charge2 ». En effet, loin de

se situer dans l’acte sexuel, leur sexualité, dit Irène, « se réalisait pendant que je remplissais des

papiers à la mairie où quand je cuisinais3 » ou encore Ève qui arrive à l’inévitable conclusion

« qu’ [elle n’est] rien. Un accident de parcours. Une chose gaspillée. Singulière, unitaire, radiée.

Je ne sais pas pourquoi mon corps continue de faire semblant » dit-elle, « alors qu’il aurait mieux

fait d’abandonner4 ». Force est de constater que ce corps machine de guerre « l’emprisonne dans

un discours et une lutte idéologique qui, tout en lui donnant sur le plan politique lui retire sa

subjectivité, sa liberté5 ». Il ne pouvait pas en être autrement, car elles évoluent au sein d’une

société phallocentrique; dans une société où elles sont perçues comme prostituées, criminelles et

folles; dans une structure de refus qui s’octroie le droit de dénoncer « une parole comme n’étant

pas langage, un geste comme n’étant pas œuvre, une figure comme n’ayant pas droit à prendre

1 FN, p. 22. 2 ED, p. 79. 3 FN, p. 157. 4 ED, p. 110. 5 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara., op. cit., p. 30.

Page 90: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

81

81

place dans l’Histoire1 ». Cette même structure de refus, qui a le droit de mort sur ceux ou celles

qui portent atteinte à sa sûreté et à son bon fonctionnement, est le reflet d’une société où comme

le décrit Ève, « Les mains des hommes prennent possession de vous avant même de vous avoir

touchée. Dès que leurs pensées se dirigent vers vous, ils vous ont déjà possédée. Dire non est une

insulte, puisque vous leur enlever ce qu’ils ont déjà pris2 ».

1 Michel Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975 (Paris : Gallimard, 2001), p. 191. 2 ED, p. 51.

Page 91: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

82

82

3.3 Violence et corps ou ce corps déchiré

À travers Beyala et Devi, nous rencontrons une autre figure de la femme dans Tu

t’appelleras Tanga (1987) et Rue la Poudrière (1997), celle de la jeune fille prostituée qui erre

dans les rues urbaines, décor où la pauvreté et la violence sont à leur paroxysme. En explorant

l’urbanité que ce soit à Iningué ou à Port-Louis et ses séquelles tels que la prostitution, l’alcool,

la pauvreté consumées dans une léthargie quasi-permanente, Beyala et Devi nous donnent à voir

dans ces deux romans une société anthropophage et primitive. Certes, comme le dit Tanga :

« Dans mon pays, la montre s’est arrêtée là où commence la culture1 » ou encore Paule :

« J’habite le faubourg d’un faubourg, dans la marginalité des plus marginales, à l’extrémité

même, aux commissures mêmes de ce que nous appelons « la civilisation2 ». De fait, nous

sommes en face d’une société hors-norme, car les institutions qui fondent ordinairement son bon

fonctionnement, telle la famille, sont ébranlées ici en faveur d’une société où émerge la mère-

dévorante, le père-incestueux et l’enfant-martyrisé. Que ce soit Marie, la mère de Paule ou « la

vieille la mère » chez Tanga, la figure maternelle dans ces deux textes se rapproche de celle de

l’ogresse ou de la sorcière, celle qui n’hésite pas à entraver le bien-être de son enfant pour son

propre profit. Loin d’être indestructible, « le lien de sang »3 ou « le lien affectif4 » réunissant la

mère et son enfant n’existe pas dans ce contexte. Tout au plus, la mère fait figure de réceptacle,

prêtant tout simplement son ventre à l’éclosion d’une « une gerbe incertaine qui n’aurait besoin

de rien, qui serait née sans père ni mère ni enfance5 ». Dans les deux cas, ces mères « qui

1 TTT, p. 22. 2 RP, p. 60. 3 TTT, p. 59. 4 RP, p. 160. 5 RP, p. 13.

Page 92: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

83

83

désagrègent l’homme1 », sont les représentantes de l’autorité, et elles sont consumées par le bien

matériel au point où l’argent devient pour elles, leur seule prérogative. Au lieu de protéger leurs

progénitures, c’est plutôt l’argent « qu’elles surveillaient avec une vigilance de louve2 ». C’est

d’ailleurs ainsi que Tanga décrit sa mère : « Seul l’argent la protège de la décrépitude et repousse

la mort3 ». En effet, elles sont dépeintes à travers ces romans comme des « démons4 », des

agentes de « destruction5 » dont l’existence reflète « une constante trahison de leur maternité6 ».

Les pères, livrés à l’alcool, aux jeux et de surcroît sans emploi, sont « décimé[s] par

[leur] instinct de perdant7 ». Jouant des rôles fantômes, ils sont pratiquement absents du schéma

narratif, mais ils contribuent cependant au projet de victimisation de l’enfant, car comme l’atteste

Tanga : « dans mon monde, la mère et le père acceptent qu’il [Hassan] m’assiège et me

boursoufle pourvu qu’il y ait le gain8 ». En effet, ces romans présentent une mise à mort de

l’enfance, celle qui est assassinée de maintes façons au profit des exigences des adultes ainsi

qu’une tragique destinée où naître « femme » est davantage une malédiction. Si l’enfant est

fréquemment le bouc émissaire par excellence des adultes frustrés et aigris qui lui inflinge une

violence invétérée, physique et verbale, le sort des petites filles telles Tanga et Paule semble être

d’autant plus tourmenté puisqu’elles représentent « des destinées maudites d’avance9 ». De fait,

leur marginalisation s’opère dès l’enfance. N’étant pas le garçon que leurs parents espéraient,

elles incarnent des fardeaux sociaux étant « [des] filles déjà à moitié ténèbres, [des] femmes en

1 RP, p. 155 2 RP, p. 18 3 TTT, p. 36 4 RP, p. 13 5 RP, p. 11 6 RP, p. 15 7 RP, p. 51 8 TTT, p. 31 9 RP, p. 3.

Page 93: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

84

84

attente1 » et doivent se résoudre à l’évidence, plus précisément à « comprendre que la vie [qui les

attend] est une malédiction2 ». Une évidence que l’on retrouve d’ailleurs chez Tanga ; « Moi, je

suis morte à ma naissance3 ». On entend le même son de cloche chez Paule qui tient des propos

très durs au sujet de ses parents ; « Les sales bêtes n’avaient que faire de leur fille qui aurait dû

être un garçon. Et tout doucement, dès le début de ma vie, ils se sont mis à me détruire4 ».

Évoluant dans des sociétés qui semblent avoir des normes arbitraires, apparaissent deux

adolescentes, toutes deux au seuil de l’âge adulte, qui partagent beaucoup de similarités mise à

part la véritable mise en accusation de l’exploitation de l’enfant et de la figure maternelle.

Certes, dans les deux cas, c’est bien la mère qui les initie à la prostitution. À la mort du père de

Tanga, dit celle-ci, « la vieille la mère a eu l’idée de me faire partir par les routes, trouver

d’autres rêves. J’arpentais les rues, je sillonnais les marchés5 ». Paule, en évoquant sa relation

avec sa mère, avoue que « c’était elle qui m’avait conduite sur cette voie […] c’était elle qui

avait réveillé en moi le culte de la chair6 ». Contrairement à Ève et à Irène, Paule et Tanga ne

font pas le choix conscient de s’adonner à la prostitution, mais y sont forcées par leurs propres

parents afin de les transformer en « sécurité vieillesse7 ». Cela rejoint le postulat de Cazenave

selon lequel : « La femme prostituée constitue une voix symbolique de la condition de la femme,

de son exploitation par l’homme […] de façon plus radicale, l’exploitation par la famille et

surtout la mère8 ». Dans la société d’Iningué où vit Tanga, elle est perçue comme une enfant-

esclave qui a non seulement la responsabilité d’obéir aux parents mais aussi de subvenir aux

1 RP, p. 2. 2 RP, p. 10. 3 TTT, p. 74. 4 RP, p. 7. 5 TTT, p. 15. 6 RP, p. 54. 7 TTT, p. 82. 8 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p. 24.

Page 94: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

85

85

besoins de ces derniers. Dans son pays, nous dit Tanga, « l’enfant naît adulte, responsable de ses

parents1 ». Ainsi, afin de vivre de sa chair, sa mère l’a poussée à la prostitution et son père l’a

non seulement violée mais l’a mise enceinte sous l’œil approbateur et silencieux de celle-ci. Le

fruit de cette union sera par la suite empoisonné par le père. Et pour enfoncer davantage le clou,

Paule est vendue par son père, Edouard, à un proxénète contre une topette de rhum pour le

« salut » de ce dernier: « Donne-moi ta fille » dira Mallacre, « je te sauve de tout2 ». Paule est

donc vendue à ce maquereau et devient une des filles prostituées de la capitale de Port-Louis

sans que sa mère ne s’y oppose. Résidant désormais dans une sorte de maison close gérée par

Mallacre, ce dernier la piégera lorsqu’elle lui avoue son désir d’arrêter de commercer son corps,

de sorte qu’elle aura comme dernier client son propre père. Malgré l’obscurité de sa chambre,

Paule avoue qu’elle « a reconnu l’homme qui lui a fait l’amour, ce soir. [Elle] l’a reconnu3 » et

ce fait la poussera au bord du suicide. Rejetées, violées, vendues au plus offrant et traitées

comme des enfant-esclaves, voilà quelques obscures expériences auxquelles ont dû faire face

Tanga la « femme-fillette4 » et Paule la « fille-femme5 ».

Tout au long de leur parcours, ces deux personnages se retrouvent devant la possibilité de

laisser derrière elles le commerce de la chair. Paule rencontre Tapsy qui lui offre son amour

inconditionnel au point de vouloir lui faire un enfant. Tanga quant-à-elle, rencontre Cul-de-jatte

qui désire faire d’elle la reine du « Royaume de Chien-Cul-de-jatte6 » et manifeste l’envie de lui

faire un enfant. Ces personnages masculins, tous les deux frappés d’une difformité à la jambe,

l’un boitant et l’autre se servant de béquilles, leur offrent une sécurité et une normalité qu’elles

1 TTT, p. 60. 2 RP, p. 94. 3 RP, p. 179. 4 TTT, p. 26. 5 RP, p. 79. 6 TTT, p. 153.

Page 95: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

86

86

recherchaient tant. Mais pourtant, la rencontre avec ces deux personnages se rapproche plus

d’une scène d’étranglement ou d’enchaînement que de celle d’une union harmonieuse. Tant

Paule que Tanga la décrivent comme un meurtre symbolique. Tanga se réveille après une nuit

d’amour avec Cul-de-jatte pour se retrouver comme elle le décrit, « Quand je me réveille le

lendemain, j’ai une corde attachée au cou. Pourquoi ce nœud de haine ? Pourquoi me mettre dans

un cercueil, la rose à la main alors que cette nuit encore, il m’a parlé vie longue et m’a dit tout ce

qu’un homme peut dire à une femme ?1 ». Il en est de même pour Paule qui conclut : « Lorsqu’il

a bien noué autour de moi ses cordes et ses rets, lorsqu’il m’a eue toute à lui, le regard plein

d’aveux, la moindre pensée affleurant mon visage à son approche, le cœur vitrifié, à ce moment-

là, il a pu me lancer sans crainte, me laisser aller vers d’autres corps moins puissants et moins

tumultueux, devenue une banalité de plus dans son torride commerce2 ». Certes, il apparaît de

leur part, une volonté de dénoncer la relation vampirique qu’entretiennent « les fesses

coutumières » avec les hommes, soit comme le dit Cazenave ; « [ ces femmes qui] se nourrissent

de l’homme, [celles] qui ne vi[vent] et n’agi[ssent] que pour et par l’homme, en d’autres termes,

qu’en dehors de lui, elle[s] n’existe[nt] pas3 », nous sommes témoins d’un fort besoin d’exister

chez Tanga et Paule. D’ailleurs, la vue de ces femmes éveille en Tanga « le désir de couper [ses]

seins, d’embrigader [ses] fesses, de trancher des nœuds gordiens4 ». Ce moment représente un

point de rupture important chez ces personnages, car elles qui n’ont pas de statut social et qui

n’ont jamais eu de choix autre que d’obéir, se retrouvent, pour la première fois, devant

l’opportunité de s’arroger le droit de dire ‘non’, et de refuser une normalité opprimante ainsi que

cette domination masculine.

1 TTT, p. 160. 2 RP, p. 156. 3 Cazenave, Femmes, rebelles, op. cit., p. 212. 4 TTT, p. 83.

Page 96: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

87

87

Se rendant compte de l’emprisonnement qui les attendent, Tanga réagit et s’exclame à

son réveil : « Je ne veux pas remonter le fil de sa nuit. À petits pas, reculer. Lentement sans rien

briser. Loin de moi le chaos du monde, son ordre. Je suis au royaume de moi, à l’assaut de

moi1 ». Paule, à l’instar de Tanga, refuse d’appartenir à qui que ce soit. Elle avoue : « je me

réservais, moi, pour d’autres mystères, refusant de me mélanger à lui et me perdre ainsi

irrémédiablement, cesser d’être Paule-unique pour être Paule-Tapsy ou Tapsy-Paule. Je ne l’ai

pas fait pour Mallacre, pourquoi le ferais-je pour Tapsy qui ne promettait rien qu’une affection

simple, sans fards et sans questions ?2 ». De fait, elles abandonnent quelconque notion de couple

et renoncent à la maternité, à devenir « des pondeuses », à se résoudre à être des « prisonnières

dans les barbelés des traditions3 ». Afin d’éviter « la vertigineuse trappe de féminité4 », elles

envisagent une autre destinée, laquelle se démarque le plus possible de celle de leur mères dont

« le destin surgit du néant allant vers le vide5 ». Comme le dit Paule :

Il y avait une plus grande part de femme en moi qu’il ne le croyait, qu’il ne pouvait le

voir. Pas une femme comme Marie, énorme et plantureuse divinité de cauchemar, marâtre-

justiciaire, non. La féminité qui cherche la puissance à travers la sexualité ou la maternité

n’était pas pour moi. Ce n’étaient pas des choses avec lesquelles on pouvait jouer. Je ne

possédais pas des choses avec lesquelles on pouvait jouer. Je ne possédais ni pouvoir ni d’autre

richesse que la liberté de me donner et le désir de créer6.

Ou encore Tanga :

Mais, moi la femme-fillette, je sais soudain que je sais. Longtemps, j’ai ignoré que je

savais et la devant l’évidence, je sais que j’ai toujours su : je ne veux pas nettoyer le paysage,

je ne veux pas me multiplier. C’est le rôle du vent, de la pluie. Il appartient à l’un de déblayer,

1 TTT, p. 160. 2 RP, p. 144. 3 TTT, p. 126. 4 RP, p. 65. 5 TTT, p. 36. 6 RP, p. 140.

Page 97: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

88

88

à l’autre d’ensemencer, de nourrir la terre. Tant d’enfants trainent par la ville ! Je ne veux pas

alimenter les statistiques1.

À travers le personnage de Tanga, Beyala dénonce l’imposition de la maternité qui règne

dans ces sociétés patriarcales. Il est important de noter que pour Tanga, la maternité doit se

fonder sur un choix libre, dans des conditions favorables et non émaner d’un devoir ou d’une

obligation. Elle dénonce cette interprétation de la maternité omniprésente qui enchaîne et qui

emprisonne les femmes : « À Iningué, la femme a oublié l’enfant, le geste qui donne l’amour,

pour devenir une pondeuse2 ». Elle présente une véritable dénonciation de la mère qui selon

Tanga a trouvé en la maternité le seul acte qui lui permet d’être une « héroïne grâce aux actes de

la vie quotidienne3 ». Quand elle rencontre Cul-de-jatte, son refus de procréer est renforcé pour

devenir même irrévocable, malgré le rêve illusoire de la maison avec la pie au bout du pré.

L’errance sexuelle permet à Tanga de s’évader, de nourrir tant son corps que son esprit. Ce

contact avec l’homme lui permet de « retrouver la femme à défaut de l’enfant4 » même si cela

veut dire, qu’elle devra l’espace d’un instant, se peindre en blonde avec une physionomie

différente. Certes, grâce au sexe, elle parvient à laisser derrière elle son étiquette de « l’enfant-

parent de ses parents5 » pour rentrer pleinement dans son « existence de femme6 ». « Son corps

de fuite7 » est le seul agent, autre que le rêve qui lui permet de dépasser sa condition, de fuir la

réalité ambiante et d’incarner l’autre dont elle a tellement envie. « C’est ainsi que pétrie

d’illusions », dit-elle, « je me laisse culbuter avec la complaisance de mon imagination8 ».

1 TTT, p. 166. 2 TTT, p. 36. 3 TTT, p. 90. 4 TTT, p. 30. 5 TTT, p. 31. 6 TTT, p. 31. 7 TTT, p. 57. 8 TTT, p. 55.

Page 98: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

89

89

Pour Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, dans leur livre, Fonction et Représentation de

la femme mauricienne dans le discours littéraire, publié en 2000, l’image de la femme

mauricienne dans le discours littéraire apparaît comme « déformée »1, pour reprendre

l’expression de Roland Barthes ; une image esquissée par la main patriarcale.

En effet, il se trouve que dans la quasi-totalité des fictions mauriciennes, il n’est

jamais question de dépeindre la femme dans un contexte où elle n’existerait que pour elle-

même. Au lieu de cela, la femme est continuellement incrustée dans une relation hétérosexuelle

ou son autonomie découle de l’autorité du patriarcat. Aussi l’homme étant à la limite son

propre ennemi, toutes les créatures ont leurs prédateurs, et les femmes n’y échappent pas2.

Pourtant, c’est à travers la prostitution et le nouveau rapport que Paule entretient avec son

corps que cette dernière réussit à se défendre contre son statut de dominée, car elle a su faire de

cet enchaînement une source de plaisir, un moment d’amour face au vide qu’elle a connu depuis

sa naissance. Se faisant aucune illusion, car « peu importe l’amour, la mutualité de l’amour ;

d’ailleurs cela n’existe pas, je le sais3 », ce que Paule désirait, c’était connaître les moments

intimes du corps et aller à la rencontre de l’autre. « Je devais », dit-elle, « me sentir possédée et

désirée après tant d’années où je m’étais habituée à être un fardeau trainé de recoin en recoin, de

jour gris en jour gris […] Enfin, quelqu’un me touchait pour moi-même, quelqu’un dormait

comme un enfant à mes côtés, un genou contre mon flanc, pour une heure où rien d’autre au

monde n’était plus pressant que d’être là. C’était la première fois4 ». En effet, de cet

asservissement, elle en a fait « une exaltation5 ». Offerte comme objet de désir, sous la

domination patriarcale d’Edouard, Paule recourt à une tactique qui consiste à jouer avec le

1 Roland Barthes, Mythologies (Paris : Seuil, 1957), p. 229. 2 Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Fonction et représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire (Île Maurice : Mauritius Printing Specialists, Stanley, Rose Hill, 2000), p.53. 3 RP, p. 91. 4 RP, p. 90. 5 RP, p. 91.

Page 99: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

90

90

terrain qui lui est imposé. Certes, face aux habitants de Port-Louis et surtout aux jeunes

prostituées qui acceptent leur sort, Paule avoue que « c’était une autre vie qu’il fallait choisir et

[elle] était prête à tout, rejouant pour le profit d’une destinée hilare l’éternel jeu de perdition, où

la fille-femme se laisse entraîner pour un moment d’extase1 ». Se constituant dès lors comme une

menace au regard patriarcal, elle incarnera non seulement une jeune prostituée, mais une femme

qui commence à aimer son corps, qui comprend l’envergure de sa féminité, qui s’admire, qui

s’aime : « Je m’échappe de la carcasse inanimée qui contient mon moi précèdent, ma

métamorphose s’accomplit tout doucement, et je m’extirpe de l’enveloppe déjà un peu morte, je

déchire mes coutures, une autre moi se lève […]. La nouvelle moi est devenue, elle est, elle s’est

formée, plus vaste que l’autre, plus aguerrie et plus puissante2 ».

En effet, elle renverse le stéréotype de la mauricienne sexuellement passive pour assumer

pleinement sa féminité. Loin d’incarner une simple prostituée, elle se métamorphose en femme

mauricienne libre qui aime faire l’amour, qui commence à comprendre ses clients, qui rejette le

destin passif et approprié par d’anciennes traditions patriarcales. Paule parvient à utiliser son rôle

de prostituée pour gagner sa propre féminité et retrouver une identité active. Pour ce personnage,

cette attitude représente « une défense, une manière d’être soi alors que tout s’y oppose3 ». Tout

comme Tanga, Paule refuse de se résigner à l’esprit désespéré de la femme prostituée et voit

dans ce « commerce de féminité4 » une certaine liberté d’être et certainement la liberté de

disposer de son corps comme elle le désire. Alors que Tapsy ne comprend pas son choix de

marchander son corps, elle avoue : « Tu ne me comprends pas Tapsy, je peux vendre mon corps,

1 RP, p. 90. 2 RP, p. 30. 3 RP, p. 21. 4 RP, p. 141.

Page 100: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

91

91

mais je préserve néanmoins quelque liberté, quelque fierté dans mon esprit mais si je travaillais

comme servante, j’y perdrais vraiment toute dignité, il ne me resterait rien1 ». De surcroît, elle

confirme le pouvoir du choix féminin : « J’ai toujours eu l’impression d’avoir un choix, de

pouvoir éventuellement partir, si je le désirais parce que j’ai été vendue, je ne me suis pas

vendue2 ». En devenant une femme qui a le droit aux choix, elle affirme ; « Tant que je n’aurai

pas décidé de survivre en suivant ma propre route, je serai toujours une esclave3 ». Ainsi, Paule

renverse les anciens mythes de sa profession et l’identité passive de la femme mauricienne.

Objet de plaisir ou source d’évasion, ces filles-prostituées doivent satisfaire les exigences

du client. Changeant sitôt d’apparence et de personnalité, elles abandonnent donc cette facette

passive, reproductrice et domestique de la femme, et adoptent plutôt le culte de la chair, celui qui

propose « l’image d’une femme belle, maquillée et qui sent bon, quelqu’un à qui l’on veut

ressembler4 ». Ce qui explique d’ailleurs ces deux personnages c’est que, malgré qu’elles y aient

été forcées, elles ne vivent pas la prostitution en tant que victimes mais considèrent cette avenue

comme un soulagement de leurs charges domestiques et sociales. La figure de la prostituée, selon

Cazenave, « apparaît comme une figure positive grâce à sa fonction subversive. Elle peut

exploiter sa situation marginale à son profit, refuser l’asservissement et se libérer de l’emprise

sexuelle. Cette position lui permet d’ébranler la structure matrimoniale et de conquérir plus de

droits que la femme mariée ou traditionnelle5 ». En effet, ces romancières démontrent l’existence

de deux jeunes adolescentes qui, selon Cazenave, « ébranle[nt] la norme du foyer et

1 RP, p.151. 2 RP, p.136. 3 RP, p. 85. 4 Cazenave, Femmes rebelles, op. cit., p.82. 5 Ibid., p. 88.

Page 101: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

92

92

conquièr[ent] ainsi plus de droits que la femme mère1 ». À travers ce métier, Tanga parvient à

délimiter l’espace qui lui est proscrit et à contourner l’inévitable destin des « pondeuses2 » ou

encore des « femmes bâillonnées3 » et de conclure : « Si je ne suis pas l’épouse, si je viens de

plus loin qu’elle, j’arrive à l’égaler4 ». Faute de ressembler à ces vies échouées des femmes

pondeuses, un échec voulu et planifié par la société et les hommes, du fait que toutes leurs vies

sont organisées pour satisfaire la vie des autres, Tanga et Paule prennent les rênes de leur destin

en main en s’accaparant le devenir de leur corps et de vivre une expérience différente de celle de

la femme traditionnelle. Poussant l’analogie plus loin, il semblerait qu’elles s’essaient à l’idée

que leur corps n’est qu’une esquisse leur permettant de transgresser les lois phallocratiques et les

exigences orthodoxes. Bref, le corps se transforme en corps-outil pour la manipulation des autres

dans le but de subvertir leur environnement et les ancrages traditionnels qui s’y attachent. Certes,

comme le dit Tanga, « Avec des trucages dans mes calculs, je me retrouve dans le bilan de ma

vie5 ».

Cependant, ce choix de secouer le système patriarcal par le ‘trucage’ de leur corps,

devenu l’instant d’un moment un instrument de contrôle, n’est pas sans conséquence. Si, comme

nous le dit Tanga, « Pour ne pas prendre en héritage la haine et la violence, il est nécessaire de

transformer le corps en machine6 » ou encore, comme le demande Paule, « Et comment s’en

défendre ? C’est la seule lutte possible. Pour survivre, il faut s’allier à cette terreur7 », la

transformation de leur corps-cage en corps-machine se fait par le biais d’une scission entre le

1 Ibid., p .87. 2 TTT, p. 83. 3 TTT, P. 83 4 TTT, p. 23. 5 TTT, p. 17. 6 TTT, p. 64. 7 RP, p. 19.

Page 102: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

93

93

corps et l’esprit. Cette scission, mécanisme peut-être de défense mais certainement de survie

semble essentielle afin de pouvoir, comme nous le dit Paule, « mettre un prix à son corps, de

façon détachée et indifférente1 » et d’affirmer un pouvoir qui provient du « détachement du

marchandage2 » afin que l’acte de se prostituer devienne tout simplement une transaction comme

tant d’autres. En effet, l’écart qui se creuse entre le corps et l’esprit chez ces deux personnages,

lequel leur permet de s’échapper de leur réalité ambiante et de la douleur faites aux corps,

s’accroit de façon significative de sorte à ce que leurs corps deviennent pour elles des objets

externes complètement dissociables de leurs personnes. Selon Adrienne Rich3, ce procédé leur

permet dans une certaine mesure de voir leur corps comme ‘l’autre’ qu’elles peuvent disposer à

leur guise et non pas un élément complémentaire de leur identité. Incarnant ‘l’autre’, cette entité

ne pouvait de la sorte plus les atteindre. Pour ces deux jeunes femmes, le corps semble, dans une

première enquête, passer au second plan, car comme nous le dit Tanga, « Le corps ne m’exalte

plus. Seul compte l’esprit4 » et il en est de même pour Paule, chez qui « Le corps disparaît pour

laisser place à un esprit5 ».

Mais il se trouve qu’à travers leur cheminement, elles ne tardent pas à arriver à la triste

conclusion que l’esprit et le corps sont indissociables et que le bien-être de l’un dépende de

l’autre et que de ce fait, l’usage qu’elles font de leur corps comporte des répercussions qui

s’avèreront être fatales tant au niveau physique et psychique. Ce que confirme d’autant plus

Paule lorsqu’elle admet : « Je n’ai pas senti tout de suite la terrible dégradation de cet acte, je me

1 RP, p. 123. 2 RP, p. 122. 3 Adrienne Rich, Of Woman born, Motherhood as Experience and Institution (New-York : Norton, 1976) 4 TTT, p. 57. 5 RP, p. 126.

Page 103: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

94

94

suis simplement dit, en touchant mes vilains billets sales- comme c’est facile !1 ». Plus tard,

même si comme le conclut Paule,

De nuit en nuit, cela devient plus facile […] l’esprit se fait réfractaire, l’esprit pose des

questions, des conditions. Moi qui suis si peu esprit, j’ai tout de même eu conscience de cet

espace récalcitrant en moi et, pour facile que cela demeure, cela m’empêche pas moins le

ventre d’éclater de douleur et de révolte et la face glabre du miroir de devenir ennemie, regard

implacable et froid, et la bouche prise au piège de grimacer, envenimée2.

Malgré les divers mécanismes de survie mis en place par Tanga et Paule, la douleur

corporelle est à son paroxysme dans ces deux romans et cette douleur physique entraîne

beaucoup de souffrance morale. Le même sentiment de douleur apparaît aussi chez Tanga, au fur

et à mesure de sa quête, de sorte à ce qu’elle avoue : « Le silence s’est engouffré en moi. Je suis

l’ombre d’une vie qui a perdu le cheminement, moi le corps flétri de souffrance. Je ne dois rien

dire, puisqu’il n’y a plus rien à rejoindre, plus rien à enjamber pour rejoindre la naissance. À

seize ans, j’ai habité tant de lits, jour après jours, avec des hommes de tous les pays3 ».

Ces deux personnages qui ont enjambé l’étape de l’enfance sans avoir jamais eu le droit à

l’innocence et à l’insouciance de cet âge, laissent place à des femmes désabusées qui ont vieilli

trop vite, celles qui ont assouvi partiellement leurs désirs et ambitions sans pour autant etre en

communion avec entourage social. Elles se font prendre à leur propre jeu d’évasion, car sans

cesse ballotées par le conflit permanent entre le corps et l’esprit, Tanga et Paule donnent

l’impression de se résoudre à ne pas pouvoir se défaire de cette carcasse réductrice. Comme le

dit d’ailleurs Paule : « Je pèlerais ma peau et la jetterais en épluchures dans la Grande Rivière

Nord-Ouest parmi les canards blancs et les feuilles d’aloès pourries et les déchets d’usine. Mais à

1 RP, p. 157. 2 RP, p. 158. 3 RP, p. 151.

Page 104: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

95

95

quoi bon ? Elle repousserait, se reformerait, cellule par cellule, jusqu’à compléter son piège

autour de moi. Je ne pourrais pas m’en défaire1 ». Au lieu de pouvoir s’en défaire ou encore de le

mettre à leur service, le corps apparaît néanmoins, dans ce corpus, comme « agonisant2 », « veuf

de joie3 », « disloqué4 », « torturé5 » ou encore comme « rompu6 ». Certes, le corps féminin

persiste, tout de même, comme victime en attente de violence, de maladies et d’insuffisances, et

continue d’être une source de douleur qu’elles commencent progressivement à haïr du fait qu’il

n’est pas, comme elles l’avaient auparavant pensé, dispensable.

À travers leur tentative d’utiliser leur corps comme agent subversif pour combattre

l’oppression masculine et les vicissitudes de la vie, il en résulte d’un côté comme de l’autre un

corps féminin déchiré, blessé et indigné. Leur « leçon de femme7 » leur a appris que leur corps

n’a été et n’est qu’un dépotoir où a été déversé la hargne masculine sans pour autant se

préoccuper de l’occupant dudit corps car comme le formule d’ailleurs Paule, « Les autres ne sont

que vents de passage affleurant aux lisières de ma vie, ils torchent mon corps sans même prendre

conscience qu’il existe au fond de la carcasse Paule, une petite créature frémissante et inviolée,

retranchée derrière un rempart de silence8 ». Évoluant dans un contexte où sexe et violence sont

inéluctablement liés et où comme le propose Nathalie Etoke « La sexualité est une lutte entre les

corps qui se solde par la violence ou la défaite, la rébellion ou la soumission9 », le corps de la

prostituée est d’autant plus marqué par la soumission aux désirs d’autrui et par la défaite, car il

1 RP, p. 27. 2 TTT, p. 92. 3 TTT, p. 141. 4 TTT, p. 99. 5 TTT, p. 155. 6 RP, p. 126. 7 RP, p. 91. 8 RP, p. 122. 9 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 70.

Page 105: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

96

96

ne transparaît aucune possibilité d’intégration sociale, mais bien le contraire. Se rendant compte

que leur corps persiste en tant que véhicule hétéropatriarcal à partir duquel et à travers lequel

l’homme-client se réalise, elles iront même jusqu’à tenter d’opérer une désérotisation à travers la

mutilation sexuelle. Afin que son corps ne soit plus convoité et destiné à la procréation, Tanga

commence par se mutiler sexuellement : « Je m’accroupis, je ramasse une motte d’argile

incrustée de pierres, je l’enfouis dans mon sexe. Le visage de la vieille la mère surgit. Mon

cerveau s’égoutte. Au revoir Mâ. Je reviendrai. M’entrainer à la malédiction pour qu’aucun saut

périlleux ne m’échappe. J’enfouis une vipère dans mon sexe. Il distillera le poison. Il envenimera

quiconque s’y perdra1 », de sorte que plus aucun homme ne puisse plus la convoiter. S’il est vrai

que comme l’affirme Ong dans le recueil de Brière, le vagin est « le lieu où la force mâle,

potentiellement meurtrière, est transformée en vie2 », le geste d’enfouir son sexe de boue serait

alors une métaphore du refus de la maternité aussi bien que celle de la vie de l’homme, d’arrêter

sa croissance et de mettre fin à son devenir. Plus loin dans le récit, on apprend qu’elle envisage

de se couper les seins et les fesses, c'est-à-dire, ces parties mêmes auxquelles son identité avait

été réduite. De ce fait, Tanga ne veut plus répondre aux critères de la beauté féminine, ni être la

cible du regard mâle, ni être l’objet de sa convoitise ou une conquête potentielle pour lui. Son

désir de devenir asexuée rejoint aisément l’idée du renversement de genre, ou plutôt du non-lieu

du genre car sans les attributs sexuels féminins, elle n’appartiendra plus à la catégorie du sexe

faible. Certes, il nous semble que son corps devient un fardeau trop lourd à porter.

Paule, quant à elle, entrevoit finalement sa féminité comme un piège ou comme elle le

précise « la trappe de la naissance, la trappe de la puberté, la trappe de l’homme- celle-ci est la

1 TTT, p. 142. 2 Brière, Le roman camerounais et ses discours, op. cit., p. 239.

Page 106: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

97

97

condamnation finale, à perpétuité, celle dont on ne ressort pas1 ». Certes, sa vie en tant que

prostituée l’a forcée à exister seulement pour le plaisir de l’homme-client, à continuellement

mettre en relief sa féminité. Sa vie en tant que prostituée ne lui laisse aucun choix valable, sa

« personnalité est sans aspérité2 ». Elle ne tarde pas à rejoindre la horde des filles ou comme le

précise le texte : « toutes ces filles de Port-Louis. Filles créoles, filles mixtes, filles indéfinies.

Toutes sans but et sans enfance. Elles n’ont pas de passé. Elles vivent pour le présent. Elles n’ont

pas de futur3 ». Ces mêmes filles qui n’ont pas d’autres choix que de suivre « une éternelle loi de

survivance qui ne leur faisant ni dons, ni cadeaux4 ». Plus précisément, une vie où « le souffrir et

le subir sont présents comme les constituants essentiels de l’identité féminine5 ». Cette « prison-

féminité6 » représente pour Paule « la constante, haineuse trahison de la femme en soi7 » et cela

explique son désir d’amputer de son corps les traces de féminité. Elle le dit clairement : « J’y ai

vécu ma vie d’enfant, ma vie de fille, ma vie de femme ! Non je préfère exciser ce nom de mon

corps. J’ai amputé de mon corps les traces de la féminité. Ce n’est pas facile !8 ». La tentative de

posséder leur corps se fonde dans une violence implicite dans l’idée même de morcellement de

soi. Ce corps tant convoité n’appartiendra pas plus aux autres qu’à elles. Le discours qui

accompagne leur résolution s’annonce comme une automutilation pour établir une rupture

irréversible entre oppresseur et opprimé.

Loin de jouer en leur faveur et malgré tous leurs efforts de transformer leur corps en

agent ou en machine, ce corps-prison se maintient comme la cause de leur perdition. D’une part,

1 RP, p. 72. 2 RP, p. 89. 3 RP, p. 106. 4 RP, p. 128. 5 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 69. 6 RP, p. 54. 7 RP, p. 27. 8 RP, p. 27.

Page 107: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

98

98

le corps de ces femmes est un corps encombrant et il représente leur plus grande menace, étant

l’objet de convoitise que tout le monde tente de dépouiller, d’opprimer et de contrôler pour son

propre confort. D’autre part, l’écart qu’elles ont creusé entre le corps et l’esprit n’a fait que

provoquer davantage la déchéance physique et psychique. De ce fait, Tanga et Paule établiront

une relation de violence et finiront par en éprouver que du dégoût et de la haine et Tanga le dit

clairement :

Comment expliquer aux autres que je me hais ? Certains matins, après une nuit passée

à négocier avec la nuit pour que gagne le sommeil, entortillée dans un pagne défraichi, je

prétexte une migraine. Je m’enferme dans la salle d’eau. J’attrape un miroir. Je regarde. Je me

regarde jusqu’à me brouiller la vue. Le nez plat. La bouche lourde. Les seins maigres. Je

m’asperge d’eau, de bassines d’eau pour retrouver les vertus de l’abysse natal. Rien ne change,

rien ne doit bouger. Je suis née d’une déchéance1.

Quant à Paule, elle se compare à un monstre lorsqu’elle se regarde dans un miroir : « Que

suis-je devenue ? Qu’elle est cette chose usée et lésionnée qui me regarde ? Quelle est cette tare,

cette plaie ouverte qui ne demande qu’à saigner, et qui bée sur la surface éclatée du miroir. Quel

est ce monstre ?2 ». Assailli de toutes parts, ce corps finit par devenir un handicap et une honte

pour ces protagonistes féminins et ces dernières finiront par mettre en place une relation

contradictoire avec lui. Par conséquent, dans l’impossibilité de s’en défaire, cela provoque chez

ces personnages une tendance à décortiquer cet objet conflictuel afin de retrouver une liberté

même illusoire, elles le morcellent pour échapper à la douleur mentale et physique de leur

aliénation. Cela semble être leur seule issue, car comme dit Paule, « Je me suis mise en pièces, à

essayer de vivre par moi-même, il n’y a pas d’autre issue dans le labyrinthe où je me trouve,

toutes les portes sont fausses, et s’ouvrent soit sur des murailles, soit sur des miroirs ou le visage

1 TTT, p. 22. 2 RP, p. 126.

Page 108: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

99

99

fracassé d’une femme me regarde1 ». Il s’ensuit alors une fragmentation corporelle très marquée

du fait que ce corps ne représente plus un ‘tout’ mais plutôt ‘une fesse’ ou ‘un sein’. Elles

l’émiettent afin d’en perdre le sens et la sensation initiale jusqu’à ce que comme le dit Paule :

« L’inexistence est complète et parachevée, Paule n’est plus qu’une carcasse, une coquille

vide2 ». Grâce à ce même procédé, Tanga n’éprouve plus rien : « Je ne sentais rien, je

n’éprouvais rien. Mon corps s’était transformé en chair de pierre3 ».

Tout fragmenté qu’il soit, ce corps est un adversaire omniprésent qui nuit à une

construction identitaire car selon Segarra, c’est ce corps fragmenté qui nuit au recouvrement de

l’identité de l’individu. Il signifie une attaque à son intégrité psychique et parfois même

physique. Il n’est guère surprenant que dans Tu t’appelleras Tanga, tout comme dans Rue la

Poudrière, le corps réifié et fragmenté finisse, aux yeux des protagonistes, par être perçu comme

« un objet étranger à la propre identité, qui n’a rien à voir avec le moi véritable de la personne

emprisonnée dans cette enveloppe charnelle, inadéquate et encombrante. C’est un corps-cage,

qui empêche l’être de s’épanouir librement et qu’il doit traîner partout sans arriver à se le

concilier4 ». En effet, face à « cette apparence physique », comme le postule Paule, « qui ne veut

rien dire véritablement, qui est le plus gros de mes mensonges, et le plus contradictoire de mes

aspects5 », s’y installe une rivalité entre ces personnages et leurs corps. Comme dit Tanga : « Je

veux assister à la mise en péril du corps par le corps. Détruire. Saccager. J’invoque la

déflagration qui va apporter l’anéantissement. Tout piétiner pour n’avoir de la vie que son

1 RP, p. 178. 2 RP, p. 118. 3 TTT, p. 115. 4 Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, op. cit., p. 63. 5 RP, p. 73.

Page 109: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

100

100

idée1 ». Au travers de l’histoire, c’est en vain qu’elles tenteront de s’accommoder de cette

fragmentation, de se faire à l’idée qu’elles ne sont autres que porteuses du plaisir ou du réconfort

de l’Autre et que finalement, à cause de ce corps, elles persistent malgré tout comme « le bouc

émissaire attitré2 ». Le morcellement du corps qui s’opère chez Tanga et chez Paule aboutit donc

à l’émiettement de leur état mental, annonçant inévitablement un trouble identitaire qu’elles

tenteront de démêler jusqu’à la fin du roman. Il en résulte que ce processus provoque chez elles

un trouble ou une perte identitaire. « Je ne suis plus moi, un meurtre a été perpétué sur ma

personne3 », avoue Paule et similairement Tanga conclut : « Je perds ma personne4 » et « J’ai

perdu l’art de me déterminer5 ». Au lieu de se retrouver, de s’affirmer et de rentrer en existence,

leur projet de libéralisation à travers le corps s’est prouvé un échec. Paule le confirme : « À

présent mon corps est vraiment inutile »6.

« Traînasser son ennui est toujours une bonne chose7 » comme l’affirme Tanga au début

du roman, puisque « cela nous amène à agir, même si tout acte est vain, par exemple apporter

son ventre au ballet des corps. Oui, traîner est utile même si l’on devient l’ombre d’un corps

soumis aux vices aimables, parce qu’il arrive au moins qu’on finisse par servir à quelque chose,

alors qu’on n’aurait jamais servi si l’on avait commencé par penser que traînasser est inutile8 »,

cela n’a été qu’à leur détriment et servant qu’à leur propre destruction. En effet, comme en

conclut Paule : « Le vide éternel…Oui, je comprends ça, aujourd’hui que je suis vide,

aujourd’hui que j’attends une fin apocalyptique dans mon enfer de tôle et de rouille. Aujourd’hui

1 TTT, p. 131. 2 RP, p. 178. 3 RP, p. 182. 4 TTT, p. 99. 5 TTT, p. 150. 6 RP, p. 161. 7 TTT, p. 18. 8 TTT, p. 18.

Page 110: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

101

101

où je me rends enfin compte que j’ai trop couru de toute ma vie, couru sans but, sans poursuite et

finalement sans véritable espoir. J’ai cru que la nuit m’était attitrée, mais au milieu de la nuit la

plus dense s’éveille toujours un clair-de-regard, l’œil fureteur d’une conscience1 ». Elles

découvrent la lourde charge que comporte leur féminité. Tanga s’en rend compte dès le debut du

récit et avoue : « Pauvre mortelle et femme de surcroît. Je ne peux interdire ni permettre2 » ou

encore Paule « Je n’ai aucun pouvoir, aucune liberté. Je suis enchainée…irrémédiablement

entravée3 ». Cette réalisation donne lieu à une deuxième, celle qui témoigne de leur propre

contribution à leur échec. « À part tout ce qui, à l’intérieur de moi, aurait pu avoir nom d’espoir.

Je me suis peut-être détruite moi-même4 ».

Autrefois objet subversif dans la manipulation des autres, le corps se révèle comme leur

pire ennemi et traître, agissant d’une façon ou de l’autre à leur détriment. Malgré leur

acharnement a libéré leur corps, Tanga admet : « l’inutilité de [sa] révolte. Il n’y a rien à dire,

rien à faire, rien à transmettre5 » ou encore comme le conclut Paule : « J’y suis quand même

tombée, dans la vertigineuse trappe de féminité. Et de toute façon, où aurais-je pu fuir ? Y avait-

il eu d’alternatives pour moi ? Mon destin a bien fini par me communiquer cette claustrophobie

qui me presse des quatre côtés, pour m’engloutir de force dans la seule solution possible6 ». Elles

n’en restent pas moins des victimes camouflées et elles en ressortent doublement victimes, d’une

part du jugement et du rejet de l’Autre et d’autre part à travers la réalisation que leur agentivité

sexuelle les a réduites à être non seulement victimes mais tout aussi complices dans la

1 RP, p. 155. 2 TTT, p. 6. 3 RP, p. 163. 4 RP, p. 189. 5 TTT, p. 155. 6 RP, p. 65

Page 111: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

102

102

perpétuation du pouvoir phallocentrique. N’adhérant plus aux normes pré-établies par la force

oppressive, ces personnages qui ont osé soulever le voile de l’aveuglement du quotidien seront

conséquemment marginalisés et traités de ‘folles’ selon les bases de détermination d’une société

normative. S’il est vrai que leur acharnement a marqué une agentivité à travers le corps, cette

prise de conscience ou d’action les a pourtant poussées davantage en marge de la société.

D’autant plus stigmatisées et meurtries à la fin de leur quête, Tanga et Paule marquent à travers

la mort corporelle et discursive le dernier signe du corps. Ce dernier geste corporel se présente

comme « une infime délivrance1 » puisqu’il permet de se débarrasser d’un « corps prison ». « Si

vivre c’est se souvenir du corps et des autres, si le corps et les autres entravent la quête

fondamentale, seul le retour en soi (la maladie, le délire) puis la mort pourront clôre la boucle et

achever le voyage de la vie avant qu’il ne commence2 ». Comme le suggère Plaza, la mort

apparaît ainsi comme un dénouement final pour mettre fin à cet esclavagisme du corps et

l’imposition de la ‘folie’.

1 RP, p. 85. 2 Monique Plaza, L’écriture et la folie (Paris: Presses Universitaires de France, 1986), p. 192.

Page 112: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

103

103

3.4 Violence et soi-même ou ce corps exilé

Le projet de déchiffrer et d’exprimer le corps dans sa capacité à souffrir dans la maladie

ou dans la torture, c’est là une des démarches maintes fois prises et reprises dans les ouvrages de

Dévi et de Mokeddem. Rattaché aux images archétypales qui portent l’idée de la nature, et aux

troubles qu’elle engendre, le corps a rarement possédé une présence littéraire aussi obsédante. En

étudiant l’œuvre de Dévi et de Mokeddem, nous assistons à la mise en relief du corps comme

lieu de manifestations de troubles, de cicatrices, de moments traumatiques amarrés dans la

conscience des personnages. Ce corps-objet témoigne de la souffrance et de l’histoire

personnelle de la myriade de personnages féminins évoluant dans leurs romans. Ces écrivaines

de l’urgence s’acharnent à la description psychologique et traumatique des héroïnes secouées par

des vagues de mémoire, des souvenirs traumatisants ou aliénants, qui les emportent à la

recherche identitaire par le biais du rapport corps-monde. Le corps meurtri, blasé, secoué par les

séquelles morales et physiques, voilà le lot des femmes dans l’univers mauricien et algérien. En

définitive, le corps devient une allégorie de l’aliénation et de l’abnégation sociales de la femme

et ces deux romancières Ananda Devi et Malika Mokeddem choisissent à travers son

dévoilement et son déploiement de mettre le pouvoir phallocratique et le mâle (et le mal) en

exergue.

Dans cette troisième et dernière partie, nous avons choisi de faire une analyse du roman

d’Ananda Devi Moi, l’Interdite (2000) et celui de Malika Mokeddem, L’interdite (1993) du fait

que ces deux textes proposent des témoignages sociohistoriques et culturels sur les riches et

complexes patrimoines d’un imaginaire collectif hanté par des paysages d’interdictions et de

violence. Dans les deux cas, nous retrouvons des titres symboliques, constituant le fil conducteur

du roman, et qui sont fondés sur la notion d’interdiction, de transgression et d’exclusion

Page 113: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

104

104

exprimée au féminin. Nous verrons, à travers le parcours des différents personnages que Devi et

Mokeddem nous présentent, un univers fragmenté, morcelé où l’aliénation et la violence sont à

leur paroxysme. Les relations entre les êtres sont teintées tantôt d’une violence sourde, tantôt

d’une violence déclarée. L’insécurité et la peur se trouvent partout où se trouve l’homme, et elles

sont engendrées par une violence cynique et un sadisme cruel. De ce fait, face à cette situation

humiliante que créent l’aliénation et la violence prégnantes dans l’univers de ces deux textes,

c’est à travers la représentation d’un corps monstrueux, malade et poussé à l’épuisement que se

manifestera tant la marginalisation que la révolte de la femme.

En effet, dans ces deux romans, c’est la visibilité du corps des deux personnages féminins

Sultana et La Mouna, qui traduit pour leurs sociétés leur différence et qui contribue davantage à

leur aliénation. Une différence qui fait d’elles des interdites. Dans un premier temps, chez

Sultana dans L’interdite, l’étrangeté ou la monstruosité est inscrite génétiquement dans son corps

de par les origines lointaines de sa mère, accentuant cette altérité sociale et culturelle alors que

chez La Mouna dans Moi, l’interdite, elle y est inscrite physiquement en raison de son bec-de-

lièvre, une malédiction qui, comme elle dit, l’ « a excisée de toute humanité1 ». Victimes d’un

entourage bardé de préjugés, ce qui les pousse davantage à l’exil et à l’effacement, les héroïnes

de ces deux romans digèrent mal leur quotidien. Mises au ban de la société et marginalisées dans

leurs êtres, Sultana et La Mouna n’ont d’autre choix que de s’exiler de toute vie sociale. Que ce

soit le personnage de La Mouna, qui retrouve refuge dans un univers de semi-animalité dans un

four à chaux, après une quête acharnée d’amour chez les hommes, ou Sultana qui se trouve

caractérisée d’ « étrangère » et de ce fait rejetée de toute vie sociale lors de son retour à Ain

Nekhla après une période d’exil volontaire en France, toutes deux sont à la quête de leur « moi ».

1 MI, p. 102.

Page 114: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

105

105

Une quête qui, faute d’oublier les blessures faites aux corps, donnera lieu à des métamorphoses

physiques pour l’une comme pour l’autre.

Dans son troisième roman, L’Interdite, Mokeddem tire la sonnette d’alarme contre

l’obscurantisme qui menace l’Algérie depuis les années 1980. La situation politique précaire

engendrée par la guerre civile et la violence menées par les intégristes du Front Islamique du

Salut, surtout contre les femmes algériennes rebelles à leur dogmatisme, se traduit en un univers

de menace, d’angoisse et de peur pour celles-ci. Dans cette Algérie des années 1980 à 1990, celle

qui « inflige, sans vergogne, son masculin pluriel et son apartheid féminin1 » et où arabisation et

islamisation sont indissociables, les clivages qui existent dans cette société entre « femme » et

« homme », entre « tradition » et « modernité », entre « arabophones » et « francophones »

véhiculent des visions et des rapports tant conflictuels qu’agressifs, où l’on sort d’une violence

pour tomber dans une autre. En effet, nous retrouvons chez Mokeddem une violence assourdie

que l'on inflige au corps social et individuel, une violence du code de conduite et institutionnelle,

une violence que l'on subit et que l'on fait subir et qui s'infiltre dans les moindres interstices de la

société. Véritablement, nous retrouvons chez cette romancière une violence qui fonde les modes

comportementaux du groupe et qui circule là où les paroles se sont tues, car nul n’ose la remettre

en question.

Malgré la révolution scolaire lors de la montée de l’intégrisme qui va permettre aux

jeunes algériennes de faire leur entrée sur le marché du travail, elles seront limitées aux sphères

de l’enseignement, de la magistrature et dans le domaine de la santé publique. Quoi qu’il en soit,

leur apparition dans l’espace public ne va pas pour autant diminuer la disparité des genres et les

femmes algériennes seront toujours considérées, aux yeux de la loi, comme « mineures », vivant

1 LI, p. 17.

Page 115: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

106

106

sous l’autorité du chef de famille « sous tutelle » du père ou du mari, chef de famille, celui-ci

pouvant être la figure du père, du frère ou du mari. Malgré les maintes luttes engagées au nom

des droits de la femme, le Code de la famille proclamé en 1984 seconde celui prescrit par le droit

islamique, la charia, maintenant le statut légal de la femme comme inférieure ou secondaire.

C’est clair que comme le souligne si bien Holter dans La francophonie : une introduction

critique, « la femme reste encore « mineure », [à tel point] qu’elle ne peut pas décider seule de se

marier; qu’elle peut être répudiée par son mari; qu’en cas de divorce (si elle l’obtient), elle perd

la garde des enfants; qu’elle ne peut pas se marier avec un non-musulman, que ses droits à

l’héritage ne sont pas les mêmes que pour les hommes1 ». Malgré leur active participation dans

la lutte de la décolonisation ainsi que contre les islamistes en 1991, les femmes se maintiennent

comme les premières cibles et victimes de ces sales guerres et jusqu’à nos jours, elles attendent

toujours une situation socio-politique qui les définit comme des citoyennes à part entière, égales

aux hommes.

Masqué ainsi sous l’étreinte de la religion, l’État a étouffé et contrôlé la femme et son

corps, de sorte qu’elle représente un élément subversif soumis à des manipulations d’ordre

social; élément qu’il fallait à tout prix façonner et marquer. La femme, celle qui a été si « utile et

courageuse, celle qui a fait des opérations mémorables2 » au cours de cette guerre pénible de

l’indépendance, se voit dès lors reléguée, d’une manière ou d’une autre, au rôle d’objet de la

société. Au lieu d’être la représentante de l’avenir et du devenir de leur communauté, d’être la

médiatrice des valeurs et de la langue maternelle, Moha dans Moha le fou, Moha le sage de

Tahar Ben Jelloun, les décrit comme étant « insatisfaites, cultivées, labourées par des siècles de

1 Karin Holter, La francophonie : Une introduction critique. (Eds) Sanaker John Kristian, Ingse Skattum (Oslo : Oslo Academic Press, 2006), p. 123. 2 Tahar Ben Jelloun, Moha le fou, Moha le sage (Paris : Seuil, 1980), p. 47. (MH)

Page 116: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

107

107

silence et de brutalités légalisé par l’Autorité suprême 1». Dès lors, on constatera qu’en Algérie

des années 1990, les formes de violence, diverses et aussi subtiles qu’elles soient, imposées aux

femmes telles l’imposition du voile, leur cloisonnement dans la sphère privée et leur exclusion

du marché du travail seront le reflet d’une société qui s’acharne à préserver une suprématie

masculine traditionnelle et à renforcer une identité nationale face aux influences occidentales. De

part et d’autre, le sort de la fille est une lourde charge à porter.

Le corps de la femme dans ces sociétés à dominance arabo-musulmanes réside au sein

d’une double contradiction qui fait de lui un objet extrêmement conflictuel. Dans une première

enquête, même si, comme le suggère, Achour dans « Algérienne dans la lutte : Images de

femmes dans les écrits féminins », le corps de la femme est vu comme « un microcosme de

l’œuvre magistrale de Dieu2 » car il assure la filiation et la perpétuation de la communauté, il est

considéré, malgré tout, comme foncièrement impur de par son pouvoir de manipuler cette même

généalogie. Source de jouissance tant que source de souillure, cette enveloppe charnelle est

considérée par la doctrine islamique comme un des pires dangers pour l’esprit et doit, de ce fait,

rester cloisonnée entre quatre murs afin d’assurer sa sureté et sa pureté. Ayant cette capacité à

humilier l’homme, le corps de la femme est considéré dès lors comme la possession de ce

dernier. L’énorme investissement symbolique et l’extrême vigilance associée au corps de la

femme et de la façon dont cette dernière peut ou ne peut pas en disposer, explique Chebel, est

parce que le corps de la fille est un corps doublement menaçant: il est menaçant à l’honneur de la

famille ainsi qu’à l’ordre établi; il est donc nécessaire de lui imposer certaines restrictions. Si le

corps de la petite fille en tant que future femme ne peut occuper qu’un espace « pré-investi et

1 MH, p. 47. 2 Ch. Achour, « Algérienne dans la lutte: Images de femmes dans les écrits féminins ». Plurial 2, 1991: 93-105.

Page 117: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

108

108

préformé1 » par la société patriarcale, ce corps culturellement produit, de par les exigences qu’on

lui impose, est donc un corps d’interdictions dans la mesure où il se définit par rapport à ce qu’il

ne peut pas et ne doit pas faire. Il ne peut pas et ne doit pas imiter ce que fait le corps masculin,

corps libre. En effet, le corps de la fille, soutient Chebel, « doit être exemplaire de rigidité et de

tenant. Ce qui est valable durant la petite enfance va malheureusement se solidifier et se

cristalliser dans une identité perceptive qui la poursuivra jusqu’à la mort et même après, dans ce

prolongement de l’image de soi qu’est l’éducation de sa propre progéniture2 ». Certes,

contrairement au corps-libre masculin, le sien représente plus un corps-prison, prédisposé à

respecter le rôle et l’espace qui lui sont attribués et à se soumettre dès sa naissance aux règles

sociétales qui sont en vigueur. Deuxièmement, ce corps privé et voilé est, malgré lui, un bien

public, allant du maintien de sa virginité qui devient la charge de toute une communauté à la

vérification du sang lors de la nuit de noce. Cela est dû justement à cette capacité qu’elle possède

d’assurer la survie de la lignée et ainsi de la communauté tout comme le pouvoir de soulever une

épidémie sociale en brouillant les origines généalogiques. Parce que son corps est avant tout

sexuel, elle est donc réduite à son seul rôle, celui de procréer et ceci sous une vigilance virulente

et c’est pour cela que le corps de la femme arabo-musulmane traditionnelle doit rester un corps

caché, voilé et même façonné.

Dans une société où « La mise au ban de tous ceux qui sortent du conformisme est rapide,

radicale et définitive3 », il n’est alors guère étonnant que le retour de Sultana, à la mort de son

ami Yascine, provoque une hostilité virulente de la part des citoyens d’Ain Nekhla, petit village

dans le Sud de l’Algérie. Autre que sa généalogie qui fait d’elle une ‘étrangère’, le retour de

1 Chebel, Le corps en Islam, op. cit., p. 47. 2 Ibid., p. 47. 3 LI, p. 80.

Page 118: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

109

109

Sultana est d’autant plus problématique, non seulement parce qu’elle retourne au village après

des années d’exil volontaire en France, mais elle y retourne en tant que femme libre et femme

médecin. Nous comprenons le rejet viscéral et la menace constante dont elle est sujette parce

qu’elle incarne tout ce que la femme algérienne traditionnelle ne doit pas être. Cette femme qui

vient d’ailleurs est vue comme doublement étrangère, car elle personnifie une féminité, une

sexualité et une mobilité qui n’ont pas leur place au sein de ce diktat intégriste. Face au

confinement auquel la femme traditionnelle est sujette et à la règle de base selon laquelle elle ne

devrait pas être vue ni entendue, nous retrouvons ici une femme en mouvement, qui voyage

seule, n’ayant pas d’homme à ses côtés et qui d’ailleurs, a usurpé le métier de ses confrères.

Certes, contrairement aux corps féminins « absents, « esquivés » ou simplement « esquissés »

que connait la littérature algérienne jusqu’à Djebar, nous retrouvons dans ce roman un corps

pleinement présent, même si, comme le postule Segarra, « il s’agit d’une présence dérangeante et

même nuisible pour la femme1 ». Ainsi, le corps « étranger » de Sultana qui traduit son non-

appartenance et son incompatibilité avec le reste du clan devient, dès lors, un corps stigmatisé.

Dès son arrivée sur le sol algérien, Sultana embarque dans un rapport de pouvoir avec le

chauffeur de taxi de l’aéroport. Quand elle lui demande de l’emmener à Ain Nekhla, ce dernier

rétorque avec une autre question qui devrait lui assurer son droit de passage ; « Tu es la fille de

qui ?2 » à laquelle elle répond « De personne3 ». Le chauffeur la dévisage et lui fait sentir

immédiatement sa transgression et qu’elle n’est ainsi pas la bienvenue. Il n’hésitera d’ailleurs pas

à avoir recours aux menaces et à la violence afin qu’elle le sache : « L’homme m’observe dans

le rétroviseur avec des yeux satisfaits. Nos regards s’accrochent, se mesurent, s’affrontent. Le

1 Segarra, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, op. cit., p. 57. 2 LI, p. 12. 3 LI, p. 12.

Page 119: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

110

110

mien le nargue, lui dit sa vilenie. Il baisse les yeux le premier. Je sais qu’il m’en voudra de cet

affront1 ». La guerre est dès lors déclarée et cette violence qui éclate la ramène dans le passé, lui

rappelant les raisons pour lesquelles elle avait choisi de fuir en France. En effet, face à cette

Algérie où « les menaces et les interdits […] [lui] sont devenus une telle épouvante2 », elle a

préféré opter pour ce « coin privilégié de l’exil3 », synonyme d’évasion et seul moyen de se

déshériter de toute attache et de s’éloigner de toute structure au profit d’une vie ascétique

essentielle à sa survivance. Certes, comme elle l’affirme; « l’anonymat des grandes villes

étrangères a émoussé mes colères, modéré mes ripostes4 ». Cet exil volontaire en France se

rapproche, dès lors, du concept de la déterritorialisation défini par Deleuze et Guattari dans Mille

Plateaux comme une « rupture asignifiante5 » qui assure une cassure avec les anciens repères et

une liberté à l’égard des origines. Cette renaissance du sujet à travers l’acte de déterritorialisation

se refait comme « des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter

un monde » afin de construire « un nouveau type de réalité6 ». Libre d’explorer de nouvelles

possibilités, c’est un espace nomade sans limites et sans frontières et une zone fertile qui s’offre

au sujet déterritorialisé. Ceci devait permettre à Sultana d’entrevoir d’autres possibilités et

d’atteindre une nouvelle expression féminine. « L’exil », dit-elle, « m’a assouplie. L’exil est

l’aire de l’insaisissable, de l’indifférence réfractaire, du regard en déshérence7 ». Cette rupture

devait donner lieu à une recréation du sujet à travers l’adoption de nouvelles bases.

1 LI, p. 19. 2 LI, p. 65. 3 LI, p. 12. 4 LI, p. 21 5 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux : Capitalisme et schizophrénie (Paris : Minuit, 1987), p. 16. 6 Ibid., p. 363. 7 LI, p. 19.

Page 120: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

111

111

Pourtant, malgré le temps passé en France, le retour dans son village natal la replonge

dans un état d’angoisse, de peur et presque de somnambulisme quand elle se rend compte qu’une

partie d’elle ne l’avait jamais quitté. Certes, confrontée au manque de possibilité et d’avenir, à

l’omniprésence de la violence et à l’atmosphère de menaces lors de son retour, elle doit faire face

à une évidence, ce qui la pousse à remettre en question la notion d’exil qui jusqu’à lors a été sa

porte de secours. Comme elle le dit : « Je n’aurais jamais cru pouvoir revenir dans cette région.

Et pourtant, je n’en suis jamais vraiment partie. J’ai seulement incorporé le désert et

l’inconsolable dans mon corps déplacé. Ils m’ont scindée1 ». Elle se rend compte qu’elle n’a

réellement jamais laissé derrière elle la souffrance causée par l’Algérie, que la seule partie d’elle

à l’avoir quittée, a été, « son corps déplacé ». Se produit alors chez ce personnage un certain

sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’exil, car il se rend compte que cela n’a rien réglé à

ses traumatismes antérieurs et que l’attrait majeur de l’exil réside dans l’éloignement et dans la

nostalgie. Elle le souligne d’ailleurs : « J’ignorais encore alors, la pire des ambiguïtés, la

nostalgie, la pire des violations, l’inexorable marche du temps qui vous égrène et vous disperse,

repères vivant d’un Petit Poucet cynique, tyrannique2 ». Revenir, c’est faire face à un entourage

d’autant plus féroce et intransigeant face à ce « défi3 » que représente Sultana, car comme on lui

rappelle que « Les mentalités n’ont pas évolué. Au contraire, elles se sont embourbées. Une

femme comme vous est, ici, encore plus en danger qu’auparavant4 ». Revenir, c’est faire face à

tout ce qu’elle pensait avoir oublié et faire face à l’autre partie d’elle qu’elle pensait avoir

bannie. Revenir, c’est finalement reconnaître l’impossibilité de se retérritorialiser dans un unique

1 LI, p. 11. 2 LI, p. 174. 3 LI, p. 93. 4 MI, p. 186.

Page 121: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

112

112

système, dans un seul monde. Revenir, nous dit-elle finalement, « c’est tuer la nostalgie pour ne

laisser que l’exil, nu. C’est devenir, soi-même, cet exil-là, déshérité de toute attache1 ».

C’est dire alors, qu’une fois revenue sur le sol algérien, elle entreprend une remise en

question de l’exil qui, selon elle, contribue davantage à son malaise existentiel. Le poids pesant

de l’exil spatial, social et culturel n’a fait qu’accentuer son exil intérieur au point d’en faire « un

être de rupture2 », car comme elle le souligne : « Je suis plutôt dans l’entre-deux, sur une ligne de

fracture, dans toutes les ruptures3 ». En effet, tiraillée entre l’Algérie et la France sans être

capable de trouver la paix ni dans l’un ni dans l’autre pays, elle se retrouve dans un état qui frise

la psychose. Elle affirme dès lors : « Je ne flâne plus. Je fends une masse d’yeux. Et pourtant, je

n’ai plus de corps. Je ne suis qu’une tension qui s’égare entre passé et présent, un souvenir

hagard qui ne se reconnaît aucun repère4 ». Cet exil salvateur ou cette « richesse tourmentée5 »

tel qu’elle le décrit, finit par ressembler à « un arrachement grisé par la découverte et la liberté et

qui ne peut pas s’empêcher de cultiver ses pertes6 ». Il s’agit donc d’un état précaire auquel l’on

peut difficilement s’habituer surtout si comme le définit Edward Saïd dans Reflections on Exile

and Other Essays, « L’exil est la vie en marge de l’ordre habituel. Il est nomade, décentré,

contrapuntique; et dès que l’on s’y habitue, ses forces déstabilisatrices émergent de nouveau7 ».

L’exil et sa vie nomade la condamnent pour toujours à une position de marginalisée et

provoquent chez elle une suite de pertes : perte d’appartenance, perte de racines et de culture,

perte de liens familiaux et finalement une perte identitaire. Comme le conclut Sultana : « À force

1 LI, p. 115. 2 LI, p. 70. 3 LI, p. 65. 4 LI, p. 118. 5 LI, p. 253. 6 LI, p. 253. 7 Edward Said, Reflections on Exile and other Essays (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2000), p. 186 (ma trad)

Page 122: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

113

113

de partir, vous vous déshabituez de vous-même, vous vous déshabitez. Vous n’êtes plus qu’un

étranger partout. Impossible arrêt et encore plus impossible retour1 ». La tourmente de

l’étrangeté est le prix à payer pour sa liberté en exil et Julia Kristeva le remarque dans son étude

Étrangers à nous-mêmes (1988), c’est « l’absolu de cette liberté » qui « s’appelle pourtant

solitude2 ». Une solitude accompagnée de lassitude.

Traquée comme une bête sauvage et dans l’impossibilité de se soustraire de ce guet-

apens, celle dont « la survivance n’est que dans le déplacement, dans la migration3 » opte pour

une autre forme d’exil, l’anorexie. Elle en établit d’ailleurs un parallèle lors d’une conversation

avec Vincent : « Mais y a-t-il une différence entre vous et moi ? Entre l’absence en soi et

l’absence de soi ?4 ». Certes, il s’agit chez Sultana d’un reflet de l’exil pour contrer la violence

dont elle est sujette en devenant insaisissable car comme elle l’avance, « qu’ils plantent donc leur

regard jusqu’à la garde, qu’ils zieutent comme dit Dalida, qu’ils condamnent, vocifèrent ou

insultent, ils ne pourront jamais atteindre que le vide en moi5 ». Cette révolte de la chair doit se

comprendre non seulement comme une stratégie de protestation face à l’absurdité de l’existence,

mais également comme une revendication d’altérité. Elle signe la démission relationnelle, le non-

rapport aux êtres et aux choses, le renoncement à la norme et la désobéissance aux diktats.

Certes, dans la difficulté de vivre sa différence, Sultana choisit de s’effacer petit à petit à travers

la privation alimentaire et par là, marque son retrait d’une communauté qui tend à la

dépersonnaliser. Tributaire d’une pathologie qui rejoint le registre des maladies mentales,

l’anorexie doit tout d’abord se comprendre comme une tentative d’exister autrement au sein d’un

1 LI, p. 151. 2 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (Paris : Fayard, 1988), p. 23. 3 LI, p. 234. 4 LI, p. 149. 5 LI, p. 148.

Page 123: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

114

114

contexte socio-culturel particulier. Répertoriée par Richard Gordon dans son étude Anorexie et

boulimie – Anatomie d’une épidémie sociale comme un « syndrome lié à la culture1 »,

l’abstinence alimentaire amorce une sorte de négativisme social, une rébellion non exprimée

contre les attentes culturelles dominantes.

Dans une société où le silence n’est pas un choix mais une imposition, le processus de

musellement amène nécessairement la femme à utiliser divers types de systèmes de

revendication lui permettant de s’exprimer et de contester ce contexte arabo-musulman, allant,

comme l’a énoncé Fanon, jusqu’à retourner la violence engrangée contre elle-même, faute de

trouver un exutoire à la rage et à la frustration contenues. Ceci la mène à provoquer des gestes

d’une violence extrême et nous sommes témoins, dans ce cadre, de la dégradation et la

modification de la régularité biologique du corps humain. Chez Sultana, cette violence s’impose

ainsi à travers l’anorexie, montrant « un corps qui fait grève de tout2 » ou encore un corps qui

« persiste dans le vide3 », synonyme d’une tentative de se soustraire d’un schéma carcéral et de

se réinventer suivant d’autres lignes de conduite. Quoi qu’il en soit, l’anorexie ou l’exil mental

ne constitue qu’une infime consolation face à la violence et l’exclusion qu’elle subit. En effet,

nous verrons à travers Mokeddem, que le corps finit par se vider pour devenir insaisissable et

opter pour l’exil, ce que Sultana décrit comme une « richesse tourmentée », la pousse à devenir

étrangère à elle-même. À la lumière de ces propos, on comprend que l’anorexique lutte contre un

système auquel il est impensable et impossible d’adhérer. Ainsi, même si Sultana a trouvé le

moyen d’échapper à un sombre destin tracé d’avance, cet acharnement à se protéger du monde

alentour peut aussi se traduire par une réclusion nocive, laquelle tourne aux obsessions

1 R. Gordon, Anorexie et boulimie – Anatomie d’une épidémie sociale, trad., Isabelle Morel (Paris : Stock, 1992), p.183. 2 LI, p. 109. 3 LI, p. 115.

Page 124: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

115

115

pathologiques individuelles s’apparentant à ce que Mokeddem appelle, « la Koulchite », c’est-à-

dire une « pathologie féminine symptomatique des séismes et de la détresse au féminin1 ». Ce

que confirme d’ailleurs Sultana quand elle avoue : « je n’ai pu être qu’un moi malade, empêtré

par un corps devenu traître et exsangue2 ». C’est dire que la mise en exergue de ce processus

anorexique qui relève de l’érection des barrières de protection pour se prémunir de tout contact et

préserver son intégrité, finit par se retourner contre le sujet lui-même et aboutit à un corps

malade, épuisé et effacé. Ce retour dans son village natal se traduit selon Sultana comme « un

pèlerinage fatal3 », car désormais, dit-elle, « ce flottement, en moi, me laisse sans ancrage dans la

réalité. Comme si la prise de conscience de l’impossibilité d’un véritable retour avait consumé

mes autres envies, m’avait désincarnée4 ». Malgré les moyens de protestation que met en place

Sultana, ce récit se termine sur un sentiment de défaite. Non seulement Sultana décide-t-elle de

renoncer à son poste de médecin et de repartir vers la France, ne pouvant s’opposer aux pouvoirs

phallocratiques mais sa quête identitaire se trouve d’autant plus entravée car elle finit par lutter

contre une partie d’elle-même, celle qui lui rappelle l’Algérie et qui lui est finalement

inconciliable. À la fin, elle conclut : « Je n’aurais jamais dû revisiter les lieux du passé. La petite

fille que j’ai été est toujours là avec les ombres d’autres enfants de sort similaire5 ». Cette

réalisation fait qu’elle doit dès lors faire face à une évidence : « Les médicaments ne pouvaient

rien pour moi, rien contre l’anorexie mentale et les maux de la solitude6 ».

1 LI, p. 125. 2 LI, p. 149. 3 LI, p. 118. 4 LI, p. 193. 5 LI, p. 34. 6 LI, p. 60.

Page 125: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

116

116

Moi l’Interdite évoque aussi le cri désespéré d’une interdite, frappée d’une malformation,

signe d’une malédiction antérieure dans la société rurale où elle évolue. En effet, comme elle le

souligne dès le début du récit, « Je suis née avec un bec-de-lièvre. Dans les villages, ils

n’appellent pas cela une difformité ; ils l’appellent une malédiction1 ». Signe d’une malédiction

non seulement pour celle qui porte la marque de cette difformité, ce « visage de malchance2 »

sera la cause de son aliénation et de son rejet. La superstition voulait que cette malédiction

s’affale aussi sur toute la communauté environnante, faisant d’elle, comme elle le souligne, tant

« la Cause » de tous leurs problèmes qu’une « source à leur honte3 ». Exemptée de nom, battue,

séquestrée, violée, c’est à travers des monologues aux accents incisifs que l’envol de l’esprit

s’accomplit au-delà du corps-prison pour échafauder une nouvelle identité. Ce roman est un

vibrant cri de désespoir où le personnage, seule dans l’obscurité vertigineuse de son âme, en

éternelle perdition, cherche refuge. Le souffle poétique accordé à La Mouna, redonne à Devi la

chance de faire la satire de la société rurale mauricienne. Célébrée comme lieu de brassage entre

les cultures et les langues, l’échiquier ou la pyramide « ethno-socio-économique » de l’île

Maurice dépeint un tableau passablement compliqué. En effet, malgré ce métissage et le

côtoiement de l’ancienne population servile, des créoles, des Blancs et des engagés indiens,

s’élève un monde « métis » qui s’assume mal et où les valeurs liées à la blancheur ont longtemps

gardé leur suprématie. Il va sans dire que les nombreuses migrations, ainsi que l'esclavage, ont

engendré des conflits et des violences qui ont marqué l'inconscient collectif de ce petit pays. En

somme, dans cette société pourtant multiculturelle, le métissage est perçu comme nuisible à la

généalogie invoquant si l’on peut dire une gêne pathologique. Poussant l’analyse plus loin, nous

1 ML, p. 9. 2 ML, p. 13. 3 ML, p. 17.

Page 126: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

117

117

sommes témoins ici de la peur de la différence et l’intolérance que cela suscite, qui transparait à

l’intérieur d’une même communauté. En juxtaposant animalité et humanité, Devi tentera de

braquer l’éclairage sur une communauté qui inflige sans vergogne son refus de la différence, une

différence tant génétique que physique. En effet, en dotant La Mouna d’une légère déformation,

ce qui l’excise d’office de toute humanité et la projette dans l’animalité, elle met en évidence la

monstruosité cachée derrière le visage parfaitement humain et semblable de la société. En effet,

comme le constate La Mouna; « Les gens ont honte de la difformité des autres. Le plus curieux

est qu’ils ne voient pas la leur1 ». Certes, comme fait ressortir Devi, cette atmosphère de cancans,

de palabres et d’espionnage est un espace unique, car derrière la nonchalance des villageois se

cachent une réelle méchanceté et de mauvaises intentions. C’est un lieu qui pullule de préjugés et

d’intolérances, comme le laisse entendre La Mouna : « Tant de colère, tant de rancune. Mais

vous ne connaissez pas la malédiction des campagnes. Tout se sait, tout se tait. On ensevelit ce

qui n’est pas pareil à soi. On le brûle à la chaux vive. On refuse de voir au-delà de l’apparence.

Les petites tracasseries du quotidien prennent une ampleur démesurée2 ». En raison de l’entaille

qu’elle porte au visage la réaction des villageois est telle qu’ils prétendent, « qu’ [elle] porte le

signe de Shehtan. Ils détournent les yeux ou prononcent des mots d’exorcisme3».

Exempté de nom, le personnage accumule d’odieuses appellations de la société telles que

La Mouna, la guenon, Shehtan ou Raskhas, véhiculant toutes des connotations péjoratives en

raison de son bec-de-lièvre. Différente de par le stigmate qu’elle porte au visage, à la vue de tout

le monde, elle sera rejetée dans les soubassements de la communauté, enfouie dans un lieu qui la

prive de tout contact humain. Au lieu de vendre sa fille comme l’a fait Edouard dans Rue de la

1 ML, p. 56. 2 ML, p. 35. 3 ML, p. 9.

Page 127: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

118

118

Poudrière, le père de La Mouna l’abandonne derrière la cheminée de leur maison alors que ses

deux autres filles, belles, sont autorisées à habiter avec leurs parents dans la maison. La Mouna

est marginalisée par la société, non comme prostituée, mais à cause de cette « tare1 » qu’elle

porte au visage. Son sort est encore pire que celui de Paule, car La Mouna sera rejetée de toute

humanité et traitée comme une bête sauvage que sa famille ligotera dans un four à chaux. En

effet, dit-elle : « Doucement écartée comme une chose malsaine. À l’arrière de la maison, il y

avait un four à chaux […] Ainsi emmurée, je devenais invisible. Ils m’annihilaient2 ». Le rejet

qu’elle subit et le dégoût et la peur qu’elle suscite auprès de son entourage serait le résultat,

d’une marque, d’un stigmate, « pour ce qui allait [lui] arriver plus tard, quand [elle] quittera la

race humaine pour faire partie d’autre chose […]3 ».

Le rejet par la communauté, mais surtout par sa mère, provoque en La Mouna un

effritement identitaire. D’autant plus que la quête identitaire telle qu’elle se caractérise dans dans

Moi, L’Interdite est marquée par le non-développement psychologique de l’individu selon la

notion lacanienne de l’image spéculaire, ce que Lacan intitule ‘le stade du miroir’. Cette théorie,

élaborée au cours des années trente, tente d’expliquer l’acquisition de subjectivité, ou le concept

du ‘moi’ et de ‘l’autre’ chez l’individu en développement. Bien qu’elle s’applique au

développement psychologique de l’enfant (le stade du miroir se manifeste généralement chez

l’enfant ayant entre 6 et 18 mois), les principes de base de cette théorie semblent se manifester

symboliquement dans Moi, L’interdite et mettent l’accent sur la problématique identitaire qui

marque la réalité féminine de Devi. D’abord faudrait-il définir les notions de l’image spéculaire

et du stade du miroir afin de démontrer la manière dont elles peuvent être appliquées à ce roman

1 ML, p. 30. 2 ML, p. 31-2. 3 ML, p. 30.

Page 128: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

119

119

afin d’analyser le déroulement de la recherche identitaire du personnage féminin La Mouna.

Dans son discours sur ‘Le stade du miroir’, publié dans Écrits I, Lacan explique que

Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que

l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume

une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage,

dans la théorie, du terme antique d’imago1.

L’identification à cette image « spéculaire2 » est essentiellement la reconnaissance de sa propre

réflexion, dont le résultat est la manifestation embryonnaire du « je ». Dans le cadre de cette

étude, il est essentiel de préciser que cette image spéculaire peut être aussi une identification à

une image quelconque, pourvu qu’elle se manifeste en tant qu’un représentant de la même

espèce (Lacan en parle brièvement dans Écrits I, en s’appuyant sur quelques expériences sur des

animaux et des insectes, etc.). À cet égard, Lacan continue en proposant que

L’assomption jubilatoire de son image spéculaire […] nous paraîtra dès lors manifester en une

situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale.

Cette forme serait […] aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons

sous ce terme les fonction de normalisation libidinale […] cette forme situe l’instance du moi,

dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul

individu, – ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le

succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec

sa propre réalité.3

Il suffit donc de résumer le stade du miroir comme une identification à une image

« spéculaire », et donc la naissance, en quelque sorte, du sujet (le ‘je’). Il est à partir de cette

naissance du sujet que l’identité commence à se construire, et nous pouvons percevoir une

1 Lacan, p. 90. 2 Lacan, p. 91. 3 Lacan, p. 91.

Page 129: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

120

120

application possible de cette théorie lacanienne à l’œuvre de Devi, surtout à l’égard du non-rôle

que joue l’image spéculaire dans la formation de l’identité de l’héroïne La Mouna. En effet, loin

de se trouver en face d’une image à laquelle elle s’associe et appartient, la première image étant

celle de la mère, elle devra faire face, comme elle le dit, « au miroir vide où mon visage, avec

mes yeux de soufre et mon bec de lièvre, n’apparaissait jamais1 ». Et si jamais elle apparaît, c’est

une image avec laquelle elle a du mal à s’identifier. Face au dégout qu’éprouve sa propre mère

envers elle, La Mouna avoue que « Ce ne sont pas des mystères auxquels les enfants s’habituent.

Il faut déjà leur tendre le miroir. Et même là, il n’est pas sûr qu’ils reconnaissent l’image qui leur

est renvoyée2 ». Différente et n’ayant ainsi aucune appartenance auprès de sa famille, le

processus d’identification et le devenir de La Mouna seront d’autant plus compliqués et

douloureux. Comme elle le souligne : « Moi, née, avec une…l’appellerais-tu une tare, toi,

homme de tous mes jours ? Ou était-ce un signe que la destinée m’avait pris en charge dès le

départ, allait me lancer sur mon chemin de devenir, allait sculpter en moi à coups de burin le sens

de chaque seconde, la mémoire de chaque souffle, la lourdeur de chaque instant ?3 ».

Dès sa naissance, il y a une prédilection à l’animalité associée à La Mouna, nom qui

signifie ‘guenon’ en hindi. Devi l’abrège au monde de l’animal et cela commence au moment

même où sa mère accouche d’elle : « Le ventre de la mère s’aplatit d’un coup. L’outre se

dégonfle, se vide, se dessèche tout de suite. Et puis. Il en sort. Une sorte de monstre. Une fille.

Mais est-ce bien une fille ? Grise, cheveux hérissés, mains griffues – une mouna ! S’écrie-t-on,

c’est une mouna ! Et puis, stupeur ! Sa bouche n’est pas une bouche !4 ». S’associant dès lors au

1 ML, p. 15. 2 ML, p. 8. 3 ML, p. 30. 4 ML, p. 30.

Page 130: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

121

121

monde animal de par sa différence physique, cet « enfant-monstre1 » deviendra la cible de

maintes persécutions et d’« élan de rages2 ». En effet, en plus d’être rejetée, séquestrée et traitée

comme une bête, elle se fera violée toutes les nuits sans qu’elle puisse en dénoncer l’abuseur, lui

aussi exempté de nom. La Mouna se réfère à lui par l’appellation de « LA main3 ». Ceci renforce

l’idée de l’aliénation de ce protagoniste car face au rempart de refus dressé par sa famille et par

sa communauté, « Mon seul recours », nous dit-elle, « était celui de disparaître et de me rendre

invisible4 ». D’ailleurs, la possibilité de briser le silence ne s’offre pas à elle car elle fait partie de

ceux qui ne peuvent pas se plaindre. Comme elle nous le confirme, « C’est ainsi. Les aliénés ne

peuvent pas se plaindre, il n’y a personne pour les écouter5 ». À partir de là, les atrocités dont

souffre La Mouna n’auront pas de limites et n’ayant aucun auditoire auprès de qui dénoncer les

crimes dont elle est le réceptacle, elle devient « la pâte à modeler6 » de toute une communauté

qui rejette sur elle sa frustration, sa colère et son intolérance.

L’impact de ce rejet dont elle est sujette se répercute directement sur son corps au point

où comme elle le dit, « J’ai cessé de grandir. Pour racheter les prix de ses cannes, pour expier la

sècheresse ou les cyclones qui chaque année détruisait ses espoirs de réussite, je suis restée

maigre et froide comme une lézarde7 ». Face à son impuissance, il semble que La Mouna se

résigne à son sort car comme elle l’avance; « Je n’avais aucun pouvoir8 ». De toute évidence,

après le viol répété de chaque soir, nous constatons chez La Mouna ce que Bataille appelle

« l’absence de l’esprit », c’est-à-dire qu’elle s’éloigne le plus possible de tout pragmatisme et se

1 ML, p. 37. 2 ML, p. 114. 3 ML, p. 62. 4 ML, p. 12. 5 ML, p. 20. 6 ML, p. 83. 7 ML, p. 16. 8 ML, p. 15.

Page 131: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

122

122

laisse faire tranquillement devant l’inévitable, devant « la mise à mort répétée de chaque nuit1 ».

C’est à travers ce processus qu’elle trouve refuge car comme elle le dit, « Ses gestes et sa

violence n’ont pas de limites. Mais je parviens encore une fois à m’échapper, à m’éloigner de

tout cela. Je suis partie dans un coin de ma mémoire2 ». Certes, elle opte pour la seule voie

possible qui s’offre à elle car il suffisait, comme elle le dit « [d’un] tout petit pas hors de moi3 »

pour ne laisser derrière elle qu’un « corps balbutié4 » ou encore « un corps dévasté5 ». Ce retrait

nous rappelle l’exil en soi de Sultana car tout comme chez Sultana, cela s’avère la seule issue

possible. En effet, souligne La Mouna; « sans cela, les murs capitonnés ne cesseraient pas de se

renfermer sur nous6 » et s’en suit d’ailleurs quelques stratégies de résistance similaires.

L’effacement et la résignation de toute vie sociale vont de pair dans ces romans avec

l’effacement du corps. Pour marquer son retrait de la communauté et son éloignement des

expériences humaines, La Mouna souligne que ; « Le froid, la faim, les besoins immédiats et

furieux du corps, tout cela ne me disait plus rien7 ». Intériorisant la volonté de la communauté et

de sa famille à la faire disparaitre, c’est à travers du corps de La Mouna que l’effacement a lieu

car comme elle l’avance; « Je maigrissais doucement8 ».

Révélateur d’une pathologie qui marque une certaine réclusion et renonciation à une

société qui comme chez Sultana, tend à la dépersonnaliser, le trouble alimentaire devient, dès

lors, un symbole de revendication tant chez Sultana que chez La Mouna. Si Sultana s’abstient de

toute nourriture, celle qui a été abandonnée à sa faim, ne mange pas pour assouvir sa faim mais,

1 ML, p. 22. 2 ML, p. 20. 3 ML, p. 33. 4 ML, p. 20. 5 ML, p. 27. 6 ML, p. 21. 7 ML, p. 85. 8 ML, p. 69.

Page 132: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

123

123

comme le dit La Mouna, pour usurper l’identité des autres : « J’ai appris seulement à voler la

nourriture des autres et à flairer les restes encore juteux des poubelles non par faim, mais pour

usurper une part de ce qui faisaient d’eux des êtres ordinaires1 ». Comme Sultana, La Mouna

opte pour une stratégie de défiance passive. L’alimentation, métaphore de l’assimilation

coloniale, pour rejoindre la pensée de Fanon, devient un motif qui rejoint l’autorité familiale et

au-delà de cela, la société patriarcale et néocoloniale dans laquelle évolue nos protagonistes et

dans laquelle, elles sont bien évidemment marginalisées. En effet, si Franz Fanon dans Les

damnés de la terre (1961) compare l’imposition coloniale comme un gavage des colonisés en les

forçant à assimiler leurs valeurs culturelles et sociales, le fait de renoncer à ces valeurs ou encore

pour reprendre les mots de Fanon, de les vomir à pleine gorge, signifie un acte de rébellion et

d’individualisation de la part de La Mouna et de Sultana. Dans une deuxième enquête, l’anorexie

nerveuse contribue à la transformation physique du personnage. Certes, tout comme chez

Sultana, ce trouble alimentaire entraîne une déféminisation du corps, réduisant ainsi l’attrait

sexuel et érotique qu’il pouvait autrefois susciter auprès du regard masculin. En somme, cette

revendication d’altérité entreprise dans un contexte d’oppressions multiples marque par là une

volonté de se recréer et reconfigurer différemment afin d’exister autrement.

De plus, l’anorexie amorce une autre métamorphose chez La Mouna. Il va sans dire que

dans cet espace insulaire et rural où elle évolue, nous retrouvons le goût prononcé pour le

mysticisme qui est présent à l’île Maurice et qui agit comme leitmotiv dans toutes les œuvres de

Devi. De surcroît, l’écrivaine crée un monde littéraire où le surnaturel, les préjudices sociaux et

la violence abondent et se mélangent tout naturellement avec le récit sans créer d’élément de

surprise ou de gêne. Tout au long du récit, on constate une isotopie liée à l’animalité. Des bribes

1 ML, p. 16.

Page 133: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

124

124

de phrases telles que « lécher ces corps qui portaient toute ma tendresse, toute ma dévastation1 ».

Devi prépare ainsi le lecteur à la transformation progressive qui va s’opérer en La Mouna

lorsqu’elle va rencontrer le chien qui sera son seul compagnon. En effet, oubliée dans le four à

chaux, La Mouna se transforme graduellement en chien et dévoile l’animal que les autres ont

toujours vu en elle : « Finalement à quatre pattes, je lui ressemblais […] il m’est poussé sur la

peau une sorte de duvet brunâtre et doux qu’il aimait caresser2 ». La transformation se poursuit

même jusqu’à la reconfiguration sexuelle chez La Mouna : « J’ai acquis au niveau du ventre et

de la nuque de délicieuses zones érogènes3 ». L’auteure utilise le thériomorphisme afin de

donner une certaine véracité à la mutation de La Mouna. Le thériomorphisme ou la zoanthropie

est la transformation de l’être humain en animal ou le délire d’être possédé par un animal.

L’humain se croit métamorphosé en animal et miraculeusement des transformations physiques

s’opèrent. Ce délire est considéré comme un trouble psychiatrique et affecte les gens qui ont été

tourmentés par les autres. Ce délire est aussi rattaché au syndrome de Cotard, délire de négation

mis en place par Jules Cotard et qui met en avant l’abnégation totale de son propre corps, de son

existence, des objets et exprime le : « non-être généralisé et représente le point culminant du

délire mélancolique4 ». La Mouna semble être atteinte du syndrome de Cotard car on perçoit

chez elle, une totale abnégation de son existence auprès des humains. C’est plutôt dans

l’animalité que la construction identitaire est entamée.

Vu qu’elle est restée si longtemps loin des êtres humains, elle ne s’identifie plus à eux et

d’ailleurs sa reconfiguration ne peut se produire dans un espace-temps loin des siens.

Premièrement, elle devient mère nourricière des parasites puis elle perd tout semblant

1 ML, p. 15. 2 ML, p. 87. 3 ML, p. 82. 4 Jean Thuillier, La Folie – Histoire et Dictionnaire (Paris : Robert Laffont, 1996), p. 753.

Page 134: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

125

125

d’humanité en intégrant le monde du chien. Cette transformation vers l’animal devait lui

permettre non seulement de couper les liens avec sa famille mais aussi d’oublier, de laisser

derrière la souffrance causée par les siens pour échafauder une nouvelle identité. Elle en établit

d’ailleurs une comparaison entre la douleur que cause les parasites qui lui rongent les orteils et

celle causée par les hommes : « Ils les ont grignotés jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Cette

douleur était tellement molle et intangible que j’en riais. Cela n’avait rien à voir avec les

douleurs que les hommes peuvent causées, à la fois dans le corps et dans la tête1 ». Telle qu’elle

la décrit, la transformation suggère une sorte d’affranchissement et de dénouement des liens

familiaux et sociétaux. Certes, nous dit-elle, « Il [le chien] m’a libérée du reste de mes liens de

quelques coups de patte2 ». Ce passage à l’animalité est essentiel à la recréation de La Mouna,

car il permet d’interrompre la mémoire au profit de l’instinct, une mémoire qui la maintient

comme « une erreur, un accident, une perversité du destin3 ».

Dans ce monde animal, elle ne portait plus « les signes de la monstruosité4 ». Tout au

contraire, pour la première fois, dit-elle, « Je devins une bête avec grâce et grandeur5 ». La

Mouna devient un chien mais c’est finalement la mise à mort d’une vie prisonnière et le

commencement de l’acceptation de soi. Devenir une bête est le début d’une nouvelle identité

active pour le personnage, la célébration de l’individu-femme qui garde ses droits et son identité

à choisir son propre chemin. La Mouna se reconstruit hors du regard et des attentes masculins,

ceux du père et de la société. Elle avance, « Libérée de mes vêtements et de l’incontournable

position debout j’acquis une allure de reine. Mes bras et mes jambes se mouraient avec une

1 ML, p. 44. 2 ML, p. 72. 3 ML, p. 34. 4 ML, p. 17. 5 ML, p. 96.

Page 135: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

126

126

coordination nouvelle, une grâce qu’ils ne se connaissaient pas. Je compris que cette position

m’était naturelle et que nos sens étaient faits pour être proches de la terre et en absorber les

énergies exhumées1 ». À la fin, les rôles se renversent, à travers la métamorphose animale et le

parcours de La Mouna, c’est l’homme qui endosse une connotation péjorative, voire monstrueuse

car c’est ainsi qu’elle décrit sa « famille-monstre2 » alors que l’animal, possédait en lui « la

véritable pureté3 ».

Chez Devi, le corps malade a une fonction symbolique car le corps souffrant fonctionne

chez elle tout d’abord comme un langage que le lecteur considère comme une construction de

sens. Dans son œuvre, le concept corporel subit la marque profonde des hommes bestialisés dans

tous les comportements. Il symbolise marchandise, objet de plaisir, de fécondité mais à aucun

moment ce corps est l’unique propriété des protagonistes féminins. Le personnage de La Mouna

dans Moi, l’interdite évoque un rapport d’aliénation vis-à-vis de ce corps qu’elle contemple avec

étrangeté, un corps dont la signification lui échappe. Malgré tout, c’est un lieu d’identité pour

appréhender son entourage. Le voyage imaginaire qu’elle entreprend grâce à un monologue aux

accents fantastiques l’emmène au-delà du corps-prison. Elle devient animale ou asociale afin de

voguer dans l’oubli pour ériger sa propre humanité. Pour la narratrice dans Moi l’interdite, le

corps apparaît comme un lieu par excellence d’une prise de conscience, une armature redoutable,

un espace prison-refuge qui agit comme catalyseur d’une réflexion féminine. L’image féminine

est teintée d’une subjectivité particulière. La femme atteste une farouche volonté d’adhésion à

ses principes, bref, elle adhère à un culte de la différence. Le corps apparaît donc sous le signe de

1 ML, p. 95. 2 ML, p. 96. 3 Ibid.

Page 136: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

127

127

la torture. Ainsi ce démembrement est perçu avant toute chose comme un sacrifice qui donne lieu

par la suite à une création; le sacrifice de soi pour pouvoir avancer et évoluer.

Mais pourtant, tout comme Sultana, ce projet de recréation et de redécouverte reste

néanmoins ambigu et projette La Mouna dans un espace d’entre-deux, entre le monde animal et

celui des humains. À un tel point où elle postule, « Les morceaux de mon corps ne se

reconnaissent pas entre eux1 » pour finalement se demander ; « Qu’étais-je donc ? Quelle

créature étais-je devenue ?2 ». Si la métamorphose ontologique est révélatrice de ce que sera la

femme après la révolution, que peut-on en dire de l’aboutissement identitaire de Sultana et de La

Mouna ? À quoi ce geste créateur aboutit-il, surtout si comme nous le propose La Mouna ;

Malgré mes transformations, il restait en moi quelque chose d’humain. Notre

appréhension des choses n’était pas la même. Je pouvais, moi, penser au passé, me représenter

le visage de ma famille meurtrière, entendre la voix de ma grand-mère grenier et imaginer un

futur qui n’avait plus aucun sens ni aucune mesure. Je me recroquevillais d’angoisse, tentais de

me cacher ou de dissoudre dans la grisaille, dans les pluies ou les vents qui nous souffletaient,

rêvais d’en finir avec moi-même parce que j’étais devenue mon propre enfer3.

La transformation en animal devait opérer en elle une perte de mémoire afin de se

reconstruire : « Nous sommes partis. Nous nous sommes éloignés de toute vie humaine. Cela me

faisait trop mal. Il le savait, et il m’a appris progressivement à interrompre ma mémoire. À

penser comme lui, uniquement avec la certitude de l’instinct. À interdire toute question. À

devenir4 ». Cette capacité que possède l’animal à se défaire du passé était primordiale à la

reconfiguration de La Mouna, mais vers la fin du récit, elle s’avoue vaincue : « Je me souviens

de tout. Tout est inscrit là, au milieu de ma tête et sur les espaces vides de ma peau…Les espaces

1 ML, p. 49. 2 ML, p. 102. 3 ML, p. 88 4 ML, p. 94.

Page 137: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

128

128

vides qu’à laisser la main1 ». Elle témoigne d’un corps qui refuse d’oublier ses blessures et qui,

malgré la métamorphose, fonctionne à son détriment en la rejetant dans un ‘no (wo) man’s land’.

Elle conclut : « Je me rendais compte que je n’avais aucun lieu propre, sauf ici, où je m’offrais,

où j’étais absorbée où j’étais transformée2 ». Se greffe dès lors une question; de quel lieu parle-t-

elle ? Est-ce le même lieu dont parle Sultana dans L’Interdite?

D’un côté ou de l’autre, l’aliénation ou l’exil les projette dans un espace d’entre-deux. Si

Sultana s’en réfère comme une « richesse tourmentée3 », La Mouna le décrit comme « un lieu de

tourmente4 ». Qu’elle représente « un défi5 » comme Sultana ou « une mise en garde6 » comme

La Mouna, le résultat en est le même car la rétribution est définitive. En effet, conclut La Mouna,

« Ma solitude à moi était définitive7 ». Loin d’être un espace-temps où tout serait à inventer, cet

« entre-deux8 » tel que le décrit Sultana ou encore cet « entre-monde9 » selon La Mouna, les

projette davantage dans la marge. C’est ainsi que le précise La Mouna, « Mais maintenant je suis

loin de chez moi. Je suis dans un lieu de tourmente où on me fait payer les dettes accumulées10 ».

Leur capacité de révolte et ce désir de trouver la liberté « hors du corps, hors du temps11 » pour

Sultana et dans un « tout petit pas hors de moi12 » pour La Mouna aboutit à une désintégration

psychique menant à une folie furieuse qui explose aux visages des opprimées elles-mêmes. Face

1 ML, p. 82. 2 ML, p. 69. 3 LI, p. 253. 4 ML, p. 18. 5 LI, p. 93. 6 ML, p. 9. 7 M, p. 117. 8 LI, p. 65. 9 ML, p. 117. 10 ML, p. 18 11 LI, p. 149. 12 ML, p. 33.

Page 138: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

129

129

à cette évidence, ces deux protagonistes se retrouvent « si loin dans l’insolite et le diffèrent, si

seule dans le manque1 » : évidence qui en entraîne une autre, comme le conclut La Mouna :

Ce n’était pas la tristesse d’avant, faite de rire et de révolte. À présent, c’était quelque chose de

plus lent et de plus mystérieux, une tristesse adulte et sans issue, une ombre de la terre montée

comme une suée pour m’envahir, une ombre définitive et abominable qui gagnait petit à petit

les moindres recoins de mon être. Je perdais conscience de la vie diffuse autour de moi, sauf en

ces occasions où j’avais la nausée, où la tête me tournait, où un mal imprécis s’éveillait dans

mon corps2.

1 LI, p. 93. 2 ML, p. 115.

Page 139: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

130

130

3.5 Conclusion : Corps révolutionnaire ou corps-anthropophage

Le rapport entre violence et féminité structure et définit les œuvres de Devi, Beyala et

Mokeddem. Ces auteures travaillent avec des notions stéréotypées de la femme dans sa

complicité tant concrète que mystique pour ensuite déconstruire le cliché afin d’aboutir à la

libération du corps féminin à travers la violence sous ses diverses formes. En effet, l’archétype

de la femme se trouve ici en déconstruction car elles aspirent toutes à une vie différente et à une

expression féminine qui tentent de se soustraire des lois phallocratiques. Ainsi, comme nous

avons démontré que la violence de cette dictature avérée se répercute tout d’abord sur le corps de

la femme, nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : comment réagit-elle face à

cette violence ? Quelles en sont les conséquences et par la suite, comment prend-elle position

contre cette violence de sorte à sortir de sa position de victime latente et de se dégager de cette

dynamique oppositionnelle que représente finalement la violence du genre ? À travers d’un

agencement du corps, parvient-elle à devenir une force de frappe au sein de ce système séculaire

et terroriste ?

Nous sommes témoins que Beyala, Devi et Mokeddem engagent le corps féminin sur la

voie d’une libération qui se fait sur le mode de la violence, de la provocation et de la

transgression. Même si la violence commence en étant une préserve féminine, elle ne tarde pas à

devenir réactionnelle et révolutionnaire. Certes, c’est une violence qui s’articule autour de celle

de l’homme comme conséquence directe, lui répond, et d’une certaine manière le remet en cause,

permettant ainsi au sujet femini de renverser les rôles de victimes et de bourreaux. Animée par

un élan libérateur-destructeur, il convient de constater qu’à travers le déploiement de la violence,

s’y inscrit dans cette démarche une lutte révolutionnaire pour la survie et la liberté de la femme

afin de produire, pour reprendre les mots de Fanon, une femme nouvelle et libre. En effet, au lieu

Page 140: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

131

131

d’avoir en face de nous la femme qui ne se perçoit et ne se conçoit qu’à travers les discours

phallocratiques générés par la société ; celle au foyer, pourvoyeuse d’enfants et confinées aux

tâches subalternes, nous avons été témoins d’un autre type de femme, la femme rebelle, celle qui

ose et qui transgresse. Beyala, Devi et Mokeddem dépeignent des personnages féminins qui

tenteront par tous les moyens d’usurper les pouvoirs privilégiés de l’homme. Dès lors, dans une

tentative permanente de repousser la peur, la femme-guérilla dans notre corpus a réagi avec

colère et intransigeance dans sa mise à l’index de l’idéologie et des pratiques masculines de

domination ambiante. Cela lui permet de contester la réification de son corps, sa réduction à un

simple usage sexuel et, finalement, de mettre fin au régime du silence. Les protagonistes

féminins, sur lesquels nous nous sommes attardés, décident de secouer le système patriarcal par

l’usage de leur corps qu’elles transforment en instruments de contrôle. Ce corps nouvellement

conquis devait leur servir d’armes ou de subterfuges pour rompre « la hiérarchisation des rôles

sexuels1 », contester la réification de leur corps, leur réduction à un simple usage sexuel et de ce

fait, déséquilibrer un ordre social meurtrier pour la femme.

Pourtant, malgré les divers moyens déployés pour contester la réification du corps

féminin, il en ressort, à travers cette violence engendrée et intériorisée, presque toujours une

fragmentation ou une dissolution corporelle. Il en résulte que chez Devi et Beyala, il apparaît une

animalisation et une hyper sexualisation du corps féminin, accompagnées d'une violence

invétérée, que ce soit sous la forme de sévices sexuels, de mutilations et d’auto-mutilations, alors

que chez Mokeddem, il en ressort plutôt un corps injurié, inhabité par la peur aboutissant à

l’affadissement du corps de la femme jusqu’à vivre dans un état de somnambulisme permanent.

Certes, un corps qui se vide, « qui fait grève de tout1 » et qui vit dans « un isolement blindé de

1 LI, p. 109.

Page 141: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

132

132

silence1 ». Au lieu de permettre une plus grande marge de manœuvre dans la quête de liberté et

d’agentivité, ce corps représente plus un labyrinthe, un monde souterrain à travers lequel les

protagonistes ne cessent de s’enfoncer et où la seule issue de sortie semble être la mort. Reflétant

la condition de la femme, le corps exprime un drame existentiel enraciné dans la structure

patriarcale et l’échec de l’État postcolonial, un état où la femme n’a pas sa place en tant que sujet

à part entière. Animalisé, meurtri, désérotisé et réduite à son usage de procréation, c’est un corps

aux prises avec la violence postcoloniale où seule la mort semble porteuse de délivrance. Il en

résulte un corps sans valeur positive, voire un corps marqué parce que puni. Nous en déduisons

que l'affranchissement ou encore la réappropriation de ce corps va de pair avec une représailles

sociale violente et intrépide et dès lors, nous avons entrepris de faire le lien entre cette quête de

réappropriation de la femme et le morcellement du corps féminin qui en découle. Si la

métamorphose ontologique est révélatrice de ce que sera la femme après la révolution, que peut-

on dire des personnages pris en compte dans cette étude ? À quoi aboutit ce geste créateur ?

Pour reprendre le postulat de Baudrillard, selon lequel, le statut du corps est un fait de

culture, et que c’est à travers lui que la société se donne une image d’elle-même puisque « le

mode d’organisation de la relation au corps reflète le mode d’organisation de la relation aux

choses et celui des relations sociales2 ». C’est dire que le corps a toujours eu une fonction

normative et reflète les schémas sociaux et les modes d’organisation du réel. Lieu d’articulation

de diverses convoitises, le corps renvoit, comme le soutient Isaac Bazié : « à un contexte social,

culturel, à des pratiques et des perceptions diverses et particulières à la fois3 ». C’est aussi par le

biais du corps que l’individu perçoit la réalité extérieure et définit sa relation et son être au

1 LI, p. 106. 2 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort (Paris : Gallimard, 1976), p. 200. 3 Bazié, « Le corps dans les littérature francophones », art. cit., p. 11.

Page 142: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

133

133

monde. C’est en effet par le corps que les sujets féminins sentent, désirent, agissent, et créent.

Bref, elles vivent leur corps. Le traitement du corps dans ces textes bouscule les perceptions que

l’on a de celui-ci. Beyala, Devi et Mokedem présente un corps féminin complexe et

insaississable, un corps en devenir qui témoigne d’un désir de rupture et de transformation aux

prises avec les limites sociales, politiques et culturelles dans lesquelles il évolue. Dès lors, le

corps de la femme reflète l’espace qu’elle habite et il n’est pas étonnant que ce corps subisse des

métamorphoses, des mutations autant morphologiques qu’ontologiques. À travers une image de

la réalité sociale dans laquelle la femme est avant tout définie par son corps et par la dimension

psychologique du non développement, le corps nous place de plain-pied dans le champ du

manichéisme humain. Par lui, la femme se rend compte des limites de son existence, la

souffrance, la maladie et la mort qui en découlent. En somme, la gestion du corps dans cette

étude est quasiment un art de survie.

Ces métamorphoses sont d’une part, des techniques de camouflage pour se conserver et

survivre, changer de peau, se faire caméléon si besoin est, afin de riposter aux agressions de la

vie en société dirigée, car l’on se rend compte qu’elles intègrent progressivement l’idée que leurs

corps ne peuvent servir qu’à jouer des rôles sociaux secondaires. La quête de réappropritaion du

corps devient révélatrice d’un idéal perdu ou d’une quête inachevable à travers la réalisation du

corps ne pouvant jamais être totalement libre. Toujours est-il que de telles situations se vivent

dans un profond malaise et forcent la femme à vivre son corps d’abord comme une arme mais

finalement comme un handicap. Malgré de s’investir à travers une série d’initiatives

individuelles et collectives, l’acte de résistance s’avère néanmoins ambïgue car l’auto-

destruction et la violence envers soi-même semble être la norme. À travers leur parcours

contestateur, subversif, transgressif, aucune négociation ne semble possible, repoussant les

protagonistes davantage en marge de la société et, dans certains cas, au seuil de la folie. La

Page 143: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

134

134

réalisation de ce corps qui leur échappe, finalement ennemi ou traître, aboutira à leur destruction

mentale ou à un dysfonctionnement psychique aux relents psychosomatiques et même

suicidaires. Évoluant de sa position initiale de corps-objet, plus précisément l’image du corps

véhiculée par la culture patriarcale à laquelle la femme doit se conformer, nous sommes témoins,

comment à travers leur quête de réappropriation, celui-ci se transforme, à travers l’expérience de

la violence qui marque le corps tant que la mémoire, en corps-vécu, or, l’image d’un corps qui se

construit dans l’usage, dans l’apprentissage et dans l’espace-temps, bref dans l’expérience de

l’échec. Notre objectif a été de démontrer que malgré la tentative de réappropriation du corps

visant à transformer ce « corps-prison » en « corps-agent », il finit par être doublement traître en

ce sens où le corps se retourne contre les protagonistes.

Arrivée à la fin de ce premier chapitre, nous espérerons avoir montré que le corps de la

femme comporte des failles et des pièges et que la libération de celle-ci à travers le corps aboutit

à une impasse critique, puisque ce corps persiste non seulement comme victime et cible, mais

comme un objet externe, un ennemi à éliminer. Son émancipation ou réappropriation contribue à

son objectification, à sa destruction et à sa marginalisation. Traître, parce que tout d’abord

entrevu comme une arme de subjugation qui malgré tout fini par faire plus de mal que de bien

aux protagonistes, car il se maintient en tant qu’entité qui les condamne d’office. Elles en

ressortent brutalisées et bien évidemment meurtries; le corps entaillé, gercé, morcelé et

fragmenté. L’émancipation à travers le corps, marquant inévitablement leur agentivité, les a

repoussées davantage en marge de la société, pour ne pas dire au bord d’un précipice. Au lieu

d’être un site de libération, ce corps-traître, entité purement sociale les fait basculer de façon

décisive dans une marginalisation qui s’avérera être fatale. Faisant ainsi l’objet d’une sanction

d’exclusion dans une société où l’éthique de la santé mentale est masculine, leur agentivité se

traduira par un discours du manque et d’absence. Loin de démystifier « les arrangements de la

Page 144: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

135

135

comédie humaine1 », les protagonistes féminins ont été engloutis par le narcissisme masculin qui

les a « réduit[s] en spectacle, voire en objet[s] que l’on croit de la sorte pouvoir connaître et

posséder 2». À travers l’échec de cette stratégie de résistance par le corps, Beyala, Devi et

Mokeddem semblent postuler que malgré la résistance qu’opposent leurs protagonistes, elles ne

seront jamais en mesure de s’octroyer le même pouvoir attribué à l’homme et de ce fait semblent

indiquer que l’ultime libération ne se fera pas tant que le patriarcat ne sera pas détruit. Ce même

patriarcat qui maintient « la femme [comme] soumise dans la théorie au concept de la

masculinité, [qu’] est vue par l’homme comme son autre, négatif ou positif, et non pas, en son

droit, comme différente, autre-en-soi, l’Autre3 ». Malgré cet échec du corps, nous nous

efforcerons de trouver un autre lieu où la quête de liberté des protagonistes se matérialisera et

c'est vers le monde du langage que cette recherche se dirigera dans le troisième chapitre.

1 FN, p. 20. 2 Soshana Felman, La folie et la chose littéraire (Paris : Seuil, 1978), p. 148. 3 Ibid., p.139.

Page 145: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

136

136

4 La traîtrise de la langue

4.1 Introduction

Nous voudrions désormais nous attarder, dans ce chapitre, sur la violence linguistique

dont sont sujets les personnages féminins pris en compte dans ce corpus. Nous tenterons de

montrer que la violence discursive que subit le sujet féminin, loin d’être un substitut à la

violence, est en fait une violence en soi et qu’elle contribue, tout comme la violence physique, à

une reconfiguration de l’existence du sujet féminin. Pour cela, il nous faudra souligner comment

la violence verbale, qu’elle soit sous forme de menaces, d’injures ou simplement d’interpellation,

constitue une adresse injurieuse et, à travers son déploiement, amorce une blessure linguistique

du fait qu’elle injure et subordonne son destinataire. Il s’agira, tout d’abord, de définir ce que

signifie une blessure linguistique et à ce titre, Butler avance, dans son œuvre Le Pouvoir des

mots : Discours de haine et politique du performatif (2004), qu’

[ê]tre blessé par un discours, c’est souffrir d’une absence de contexte, c’est ne pas savoir où

l’on est. Il se pourrait même que la blessure du discours réside dans le caractère non anticipé de

l’acte du discours injurieux, son pouvoir de mettre son destinataire hors de contrôle. La

capacité à délimiter la situation de l’acte de discours est compromise au moment de l’adresse

injurieuse. Lorsque quelqu’un s’adresse à nous de façon injurieuse, non seulement nous

sommes ouverts à un futur inconnu, mais nous souffrons encore de ne pas connaître le lieu et

l’heure de l’injure : nous subissons, du fait de ce discours, une désorientation. […] nous

pouvons être « remis à notre place » par un tel discours, mais cette place peut aussi être une

absence de place1.

Outre cet effet de « désorientation » du destinataire, il semblerait que la blessure qu’occasionne

le discours a tout aussi des répercussions directes sur le corps. D’une part, si l’on croit Charles R.

Lawrence III, qui considère les discours racistes comme des « violences verbales » [verbal

1 Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif (Paris : Éditions Amsterdam, 2004), p. 23-24.

Page 146: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

137

137

assault], l’effet des invectives racistes est subi « comme une gifle1 ». Ce dernier précise qu’à

travers ces invectives racistes, la blessure est instantanée, similaire à une gifle qui surprend, qui

désoriente et qui a, finalement, le pouvoir de mettre son destinataire hors de son propre contrôle.

Certaines invectives, poursuit-il, « produisent des symptômes physiques qui paralysent pour un

temps la victime », suggérant, dès lors, que le mécanisme de la blessure linguistique est

semblable à celui de la blessure physique. L’expression « les mots blessent » de Richard Delgado

et de Mari J. Matsuda2 dans la même étude, Words that Wound : Critical Race Theory,

Assaultive Speech, and the First Amendment (1993), montre que cette blessure linguistique que

provoque le discours injurieux, peut ainsi être aisément comparable à une blessure physique.

Notons d’ailleurs l’usage du verbe « blesser » qui semble suggérer que le langage peut avoir des

effets similaires à la douleur et à la blessure physique. Ce lien inextricable est expliqué par

Butler, du fait que la blessure linguistique n’est représentable qu’à travers un lexique corporel à

défaut d’avoir un lexique propre à elle. Si l’on s’en tient à Butler, il semblerait qu’il n’existe pas

de vocabulaire spécifique au domaine de la blessure linguistique ; il est nécessaire, pour

l’évoquer, de recourir au vocabulaire de la blessure corporelle. En ce sens, dit-elle, « le lien

métaphorique entre vulnérabilité physique et vulnérabilité linguistique semble essentiel à la

description de la vulnérabilité linguistique elle-même3 ».

Si, selon Butler, il n’existe pas de langage propre à décrire les conséquences des blessures

linguistiques et qu’à défaut, elles ne s’expriment, sans pour autant y parvenir, qu’en fonction

d’un vocabulaire corporel, il faudrait alors reconnaître que ce manque de vocabulaire propre à

1 Mari J. Matsuda, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado, Kimberle Williams Crenshaw (dir), Words that Wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the First Amendment (Boulder : Westview Press. 1993), p.68. 2 Matsuda parle ainsi de la « violence mortelle qui accompagne l’humiliation verbale continuelle des victimes de la subordination », et remarque ensuite que « Les messages de haine raciste, les menaces, les insultes, les épithètes mérpisantes rapent aux tripes le groupe qu’ils visent » (ibid., p. 23). 3 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 24.

Page 147: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

138

138

désigner la blessure linguistique rend plus difficile l’identification de sa spécificité. En d’autres

termes, le fait qu’on ait constamment recours aux métaphores physiques pour décrire la blessure

linguistique, même si cela suggère que cette dimension somatique est nécessaire à sa

compréhension, a le désavantage d’être limitatif, parce que la douleur est irreprésentable dans le

langage. En effet, selon Elaine Scarry dans The Body in Pain : The Making and Unmaking of the

World (1985), la douleur corporelle ne peut être exprimée dans toute sa vivacité à travers le

langage et qu’en fait le caractère spécifique de la douleur réside dans le fait qu’elle détruit et

qu’elle éclate le langage. Toujours d’après Scarry, si le langage peut contrer la douleur, il ne peut

cependant pas la saisir sans manquer à son authenticité et ainsi à son apaisement. Le cri et même

le rire, dans certains cas, seraient deux exemples pour contrer la douleur, mais encore une fois, le

cri serait ce pré-langage qui rejoint le Sémiotique dont traite Kristeva, notion sur laquelle nous

reviendrons plus tard. D’où, en fait, la force et l’efficacité de la torture, car l’une de ses marques

serait de supprimer son propre témoin car ce dernier, faute d’avoir les mots adéquats pour rendre

justice à sa douleur, perd la capacité de témoigner de la torture qu’il a vécu.

Selon Butler, « Si certaines formes de violence neutralisent le langage, comment rendre

compte du type spécifique de blessure que le langage peut infliger ?1 ». C’est ce qui amène

Butler à poursuivre son analyse en s’interrogeant, dans la deuxième partie, sur les blessures que

la violence du langage peut infliger et de la façon dont elles sont exprimées dans le langage.

Comme Butler, nous voudrions justement nous diriger vers le domaine la violence linguistique et

analyser comment elle s’exprime et comment elle est subie par le sujet féminin de notre corpus.

En effet, les sujets féminins pris en comte dans cette étude sont continuellement assénées par un

discours violent, qu’il soit sous forme de menaces, d’interrogatoires, d’injures et encore plus

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 26.

Page 148: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

139

139

d’une violence qui tient sa force dans cet effet de surprise ou « non anticipé », pour reprendre

l’expression de Butler. Dès lors, nous commencerons par identifier les sites où s’occasionnent

cette violence et les formes à travers desquelles elle apparaît. Ensuite, nous poursuivrons

l’analyse du côté du destinataire, du blessé en montrant qu’elle est finalement subie et ressentie

comme une métaphore du corps qui existe en raison de l’impossibilité de se définir hors du

champ sémantique corporel. S’il existe un lien incontournable entre blessure linguistique et

blessure physique, quel serait l’impact de l’adresse injurieuse sur leur corps et enfin quels sont

les mécanismes qu’elles mettront en place pour contrer la douleur afin d’exister au sein d’un tel

discours. En effet, face à ce langage violent qui subordonne, qui agresse et qui désoriente, nous

montrerons, malgré les conséquences et les effets qui s’abattent sur elles, comment elles le

remanient afin que le langage devienne, finalement, le « lieu d’une forme de survie1 ». Celui-ci

sera lieu d’enquête pour comprendre quelles sont leurs stratégies discursives mises en place pour

circonscrire ces discours qui blessent, qui menacent et qui offensent. Cet espace affectif, lieu

propice où se mêlent énonciation, identité, subjectivité et agentivité, leur permettrait de dénouer

le nœud du langage et de finalement dépasser l’état de subordination. En ce lieu réside une force

ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se soustraire des oppositions binaires d’une société

postcoloniale. En somme, nous voudrions proposer une approche qui vise à revoir la question du

langage dans sa relation à la violence afin de mieux saisir l’identité blessée du sujet féminin.

Pour cela, ce chapitre se penchera, en premier lieu, sur l’énonciation performative et les

perturbations linguistiques que cela provoque chez nos protagonistes féminins de sorte à mettre

en relief les rapports dialectiques entre l’énoncé et l’énonciation. Felman explique : « Le référent

analytique ou performatif se réfère à la réalité matérielle du dialogue : celle de l’énonciation (du

1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 24.

Page 149: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

140

140

‘discours analytique’ ou bien de la ‘performance’ de langage, dont le référent est, littéralement,

l’acte même de l’énonciation), c’est en tant que l’énonciation est toujours, irréductiblement, en

excès sur son énoncé1 ». Or notre but ne sera pas uniquement de braquer l’éclairage sur l’énoncé,

celui qui se heurte inévitablement contre une politique d’opposition binaire et arbitraire du

langage, mais plutôt sur l’analyse de l’énonciation, de l’excès référentiel, de sa force

pulsionnelle, de ce qui est indescriptible et de ce qui n’est pas récupérable dans le langage, mais

qui persiste comme une sorte de « reste énergétique2 ». Cette disparité entre l’énoncé et

l’énonciation est d’autant plus prononcée dans notre corpus, car les instances énonciatives ne

sont plus seulement prises dans le jeu réglé de l’individuel et du social mais, étant traversées par

des faits historiques sanglants et coloniaux, elles sont toujours soumises à la violence et à la

domination et agissent en tant que répliques à celles-ci.

Ayant établi la particularité des modalités énonciatives de la société postcoloniale, nous

ferons ressortir, avec l'approche de Butler, d'Austin et de Soshana Felman, l'impact de la

violence langagière sur le corps et les modifications que cela entraîne, mais aussi de la

participation du corps dans le langage. Plus précisément, dans quelle mesure le discours

injurieux affecte-t-il ses allocutaires qui ne sont autres que les protagonistes féminins et de quelle

façon réagiront-elles face à cette violence ? En effet, nous voudrions établir un parallèle entre

violence corporelle et violence linguistique et à proprement dire, montrer la façon dont la

violence linguistique est sous-estimée ou invalidée en faveur d'une violence corporelle alors que

des mots injurieux peuvent blesser tout comme des coups et créer même dans certains cas des

blessures psychosomatiques. Nous essayerons de comprendre de quelle façon la violence

1 Soshana Felman, Le scandale du corps parlant: Don Juan avec Austin ou la seduction en deux langues (Paris : Seuil, 1980), p. 105. 2 Ibid, p. 106.

Page 150: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

141

141

linguistique désoriente son destinataire jusqu’à mettre en péril son bien-être. Surtout si l’on se fie

à Felman, pour qui la violence linguistique et la participation du corps dans le langage sont

inextricablement liées. Véritablement, le discours injurieux rejoint aussi ce qu’Austin caractérise

d’ « actes performatifs illocutoires », c'est-à-dire des actes qui en disant quelque chose le font et

qui deviennent dès lors, eux-mêmes la chose qu'ils effectuent. L’exemple approprié serait la

peine de mort proclamée par le souverain. C'est ainsi que la force du discours performatif est

accentuée, du fait que comme le soutient Butler : « Que l'acte du discours soit un acte du corps

signifie que l'acte est redoublé au moment du discours: il y a ce qui est dit, et il y a une sorte de

dire que l'instrument corporel de l'énonciation accomplit1 ». Cette partie s'efforcera alors de

restituer au langage sa capacité d'agir [agency] afin de réinscrire la violence des mots au sein

même de la brutalité qui s'impose sur la femme pour l'incapaciter et la renvoyer dans un état

second et traumatique.

1 Butler, 2004, p. 31.

Page 151: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

142

142

4.2 Énonciation et postcolonialisme ou la situation du tragique

L’univers postcolonial présenté dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem est un

univers de laideur et d’intolérance, de servitude et de domination, d’oppression et de violence

tant linguistique que physique. En effet, cet espace abject où évolue la femme beyalienne,

dévienne et mokeddienne est caractérisé par des décors nauséabonds, de fornication effrénée et

de viol, de violences familiales et de délinquance, de régimes dictatoriaux marqués de menaces

et d’insultes. Ce tableau de la société postcoloniale rejoint ce que Mbembe caractérise de

« régime de violence par excellence1 ». Il n’est guère étonnant alors que, dans un tel cadre, la

dimension lexicale ajoute un retentissement encore plus audible à la violence, et joue un tout

aussi grand rôle dans le maintien du « commandement » afin de réserver l’ordre et le

compartimentage social. Ce terme qu’utilise Mbembe pour désigner le régime postcolonial

dérive du mot « commander », évoquant dès lors un état dictatorial ou souverain où les ordres

sont émis et respectés sans possibilité de partage, de consensus et de contestation. Selon

Mbembe, le terme « commandement » englobe « les structures de pouvoir et de coerticion, les

instruments et les agents de leur mise en œuvre, un style de rapport entre ceux qui émettent des

ordres et ceux qui sont supposés obéir, sans naturellement les discuter2 ». C’est dire que cette

volonté de dominer et de faire accepter à l’autre l’acte de domination se manifeste dans la

quotidienneté des rapports entre individus, de toute évidence à travers la figure performative du

langage. L’accent mis sur le performatif, dont le terme est employé pour décrire ces énoncés qui

en disant quelque chose l’accomplissent, apparaît sous l’adage d’ordres et de menaces. Ce

1 Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris : Karthala, 2000), p. 140. 2 Ibid, p. 141.

Page 152: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

143

143

discours a le potentiel de mettre en brânle la résurrection du pouvoir souverain dans le langage,

car c’est un langage qui nous ordonne, qui nous assujetti, qui nous puni et qui nous remet à la

place qui nous est convenue au sein d’une communauté. En effet, comme nous le rappelle Butler,

« le performatif réside dans cette apparente coïncidence entre signifier et agir1 ». Le pouvoir

incontestable du souverain, dont l’exemple par excellence est la peine de mort où ce dernier avait

le pouvoir de soustraire la vie des sujets qui mettaient en péril sa propre personne et son règne,

plus précisément une politique fondée sur « le droit de faire mourir ou de laisser vivre2 » se

déplace dans la société postcoloniale pour être attribuer à quiconque qui est en mesure de

prononcer un discours de haine – restituant ainsi sa puissance d’agir. Car tout comme le

souverain, nous dit Butler, « celui qui prononce le discours de haine exerce un pouvoir par lequel

il rend effective la subordination, aussi ‘déguisé’ que soit ce performatif3 ». En conséquence, les

guerres autrefois lancées pour préserver le souverain se font désormais au nom de la survie du

« commandement » dont parle Mbembe. Ceci amène Butler à conclure que « Le langage devient

ainsi le site déplacé de la politique et ce déplacement apparaît mû par le désir de retrouver une

cartographie du pouvoir plus simple et plus rassurante, dans laquelle le postulat de la

souveraineté serait préservé4 ». Ce type de discours ne reflète pas simplement une relation

sociale de domination, il décrète la domination et devient ainsi le moyen par lequel la structure

sociale est établie et maintenue.

Tantôt instrument de communication et de dialogue, tantôt instrument idéologique, de

contrôle et de répression, le langage est utilisé par la société postcoloniale afin de générer et de

maintenir des modes de comportements tout en légitimant des catégories et des hiérarchies

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 72. 2 Michel Foucault, Histoire de la sexualité I: La volonté de savoir (Paris : Gallimard, 1984), p. 178. 3 Butler, Judith. Le pouvoir des mots, op. cit., p. 119. 4 Ibid, p. 115.

Page 153: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

144

144

sociales. Elle émet un langage qui favorise la construction de phénomènes sociaux remarquables

tels la subordination, l’assujettissement, l’humiliation ou encore la marginalisation. S’il devient

évident que dans les actes de parler, une société codifie les modes de comportements que tous

acceptent ou feignent d’accepter en fonction des intérêts de chaque individu dans la stratification

sociale, tout cela permet, comme le postule Michel de Certeau, de mettre en place « une manière

de penser investie dans une manière d’agir, d’un art de combiner indissociable d’un art

d’utiliser1 ». Toute expression linguistique au sein de ce « commandement » serait alors, par

conséquent, porteuse de valeurs implicites, prescrivant un mode de comportement et une

obéissance sans contestation. Pour Michel Foucault, « Le langage réel n’est pas un ensemble de

signes indépendants, uniformes et lisses où les choses viendraient se refléter comme dans un

miroir pour y énoncer une à une leur vérité singulière2 ». Bien au contraire, s’y cache tous les

modes du dire, du penser, une manière de voir, une manière de nommer et une technologie de

décrire l’Autre dans toute son incongruité sociale supposée. Certes, le langage, pour reprendre

les concepts élaborés par Benveniste dans Problèmes de linguistique générale3, aurait des

caractères communs à une société, car tout comme il y a un système de la société, il y a aussi un

système de la langue qui mène, l’un comme chez l’autre, à un procès de construction sociale

dans un rapport interprétant/interprété. Y travaille dans le langage, un système qui agirait en

accordance avec le pouvoir social existant et qui viendrait soutenir l’organisation et l’idéologie

de cette société.

C’est dire alors que le langage ne peut être soutenu que dans la mesure où il bénéficie du

soutien du pouvoir existant et qu’à travers lui, sont ainsi représentées les institutions générales

1 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Vol.1. Arts de faire (Paris : Union générale d’éditions. 1980), XLI. 2 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (Paris : Gallimard, 1969), p. 49. 3 Émile Benveniste, Problème de linguistique générale (Paris : 1966, 1974).

Page 154: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

145

145

qui constituent le fondement et le fonctionnement d’une société. En somme, il semble alors y

avoir une relation d’inclusion et de dépendance entre le langage et la société du fait qu’ils

partagent la même idéologie, c’est-à-dire, un système de valeurs, de normes, d’us et de coutumes

en vigueur dans la pratique sociale quotidienne et assimilé par l’individu comme mode de pensée

et de comportement pour devenir un sujet responsable. C’est dans ce contexte que doit se

comprendre la célèbre citation d’Althusser, « l’idéologie interpelle les individus en sujets1 ».

Selon Jean Baechler, l’idéologie « est un noyau non verbal dont le mode d’existence est

verbal2 ». Ce que souligne d’ailleurs Phillipe Hamon au sujet de ce consensus. Dans son ouvrage,

Texte et idéologie, il affirme en effet « qu’un texte- énoncé et énonciation confondus, est un

produit ancré dans l’idéologie, qu’il ne se borne pas à être mais qu’il sert à quelque chose ; qu’il

produit- et est produit par- l’idéologie3 ». Ce qui en ressort du discours oral et écrit serait alors

les manifestations de l’idéologie latente au sein d’une société.

Dans Le Pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif, Butler insiste

sur la dépendance et la complémentarité de ces deux systèmes, c’est-à-dire le langage et la

société, en postulant que toute adresse injurieuse, qu’elle soit raciste ou sexiste ne commence ni

s’achève avec le sujet qui parle et encore moins avec le nom spécifique utilisé. Elle admet qu’il

est clair que ce discours requiert un sujet pour être prononcé et circulé même si poursuit Butler,

ce sujet est rarement l’initiateur du discours de haine. Cette dernière pousse l’analogie plus loin

en admettant que la responsabilité du locuteur réside dans le renouvèlement « des valeurs

linguistiques d’une communauté en réémettant et en ranimant le discours. La responsabilité est

1 Louis Althusser, Positions (Paris : Editions Sociales, 1976), p.110. 2 Jean Baechler, Qu’est-ce que l’idéologie ? (Paris : Gallimard, 1976), p. 18-19. 3 Philippe Hamon, Texte et idéologie (Paris : PUF, 1984), p. 6.

Page 155: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

146

146

donc liée au discours non en tant qu’origine mais en tant que répétition1 ». N’étant pas

l’initiateur, c’est dire alors que derrière l’adresse injurieuse se cache un dispositif de pouvoir qui

accrédite et qui consolide ce discours de haine : un pouvoir qui devient difficile à identifier et à

localiser du fait qu’à travers ses maintes formes de diffusions, il ne s’identifie plus forcément à

une institution ni à une structure mais à « une situation stratégie complexe2 ». L’on peut conclure

que la force du discours de haine réside dans son caractère citationnel, car c’est à travers la

répétition et le renouvèlement qu’est remise en scène l’injure, pour se traduire par la suite en

traumatisme social. Il faudrait ainsi souligner que les diverses insultes, épithètes et formes

d’invectives qui circulent au sein de la société ne pourraient pas exister sans la ratification et la

légitimation de l’État du simple fait que le langage ne fait que représenter les conditions

institutionnelles plus générales qui lui donnent sa force. C’est d’ailleurs ainsi que nous le

démontre Butler à travers l’exemple du racisme ;

En d’autres termes, les épithètes racistes ne relaieraient pas simplement un message

d’infériorité raciale : en le « relayant », elles institutionnaliseraient verbalement cette relation

de subordination. Ainsi les discours de haine ne se contenteraient pas de communiquer une

idée ou un ensemble d’idées offensantes mais ils réaliseraient [enact] en outre le message

qu’ils communiquent. La communication serait ainsi en elle-même une forme de conduite3.

Que dire alors de ces sociétés postcoloniales qui font preuve d’un langage violent, qui ordonne,

qui agresse, qui subjugue et qui dénigre ? Cet élément culturel qu’est le langage au sein d’un

contexte postcolonial est d’autant plus problématique qu’il est obstrué par l’horreur, l’effroi et la

violence qui s’installent dans son espace locutionnaire et se traduisent, par la suite, par une

rhétoricité violente et oppressante. La violence linguistique est d’autant plus prononcée dans le

cadre de notre corpus, car les instances énonciatives ne sont plus seulement prises dans le jeu

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 62. 2 Ibid., p. 58. 3 Ibid., p. 108.

Page 156: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

147

147

réglé de l’individuel et du social mais, étant traversées par des faits historiques sanglants et

coloniaux, elles sont toujours soumises à la violence et à la domination et agissent en tant que

répliques à celle-ci. Dans son article intitulé « Structure de la langue et structure de la société »,

Benveniste écrit : « en dehors des échanges violents produits par les guerres, les conquêtes, le

système de la langue ne change que très lentement et sous la pression des nécessités internes de

sorte que – c’est là une condition qu’il faut souligner […]1 ». En accord avec les travaux ce

dernier qui peuvent être considérés comme le socle théorique de la critique linguistique textuelle,

c’est justement ce que nous nous proposons d’interroger, surtout lorsqu’il s’agit de penser aux

textes francophones. D’emblée, en quoi consisterait ces changements dans le système de la

langue pour ces sociétés habitées par un passé marqué des guerres et des conquêtes sinon en un

système de langue marqué par la violence ?

En effet, ce qui diffère avec les sociétés postcoloniales, ce sont les instances énonciatives,

c’est-à-dire, la façon dont la situation dans laquelle les énoncés se produisent du fait que ces

sociétés sont présentées comme un univers où affleurent des insultes, des menaces, des ordres,

etc. Les discours que proposent ces « régimes de violence par excellence » sont, dès lors,

dictatoriaux et totalisants tant au niveau des énoncés qu’au niveau des instances énonciatives.

D’emblée, il nous faudrait revenir sur ce que signifie le mot « discours », car quand on emploie

ce terme dans le cadre des théories de l’énonciation, « ce n’est pas pour renvoyer à une unité de

dimension supérieure à la phrase, ni pour considérer les énoncés du point de vue de leurs

conditions de production socio-historiques, mais c’est pour rapporter l’énoncé à l’acte de

l’énonciation qui le supporte2 ». Nous comprenons par là que le discours se compose non

seulement de l’énoncé, c’est-à-dire, la phrase actualisée ou le produit de l’acte, mais aussi de

1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 146. 2 Dominique Maingueneau, L’énonciation en linguistique française (Paris : Hachette, 1994), p. 10.

Page 157: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

148

148

l’énonciation, qui est justement l’actualisation de la langue en parole. Face à l’énoncé qui est

toujours un produit linguistique stable, l’énonciation peut être définie comme un acte individuel

d’utilisation de la langue et qui finalement parvient à modifier la valeur de l’énoncé à travers son

déploiement. D’ailleurs, l’énonciation n’apparaît-elle pas comme ce qui rend possible l’énoncé

surtout si l’on se fie à Benveniste qui soutient : « [qu’] avant l’énonciation, la langue n’est que la

possibilité de la langue. Après l’énonciation, la langue est effectuée en une instance de discours,

qui émane d’un locuteur, forme sonore qui atteint un locuteur et qui suscite une autre énonciation

en retour1 ».

Même si, jusqu’au début des années 1960, on considérait uniquement l’énoncé au niveau

de l’analyse en laissant de côté l’énonciation, l’énoncé étant l’ensemble des données stables face

à l’infinité des actes d’énonciation, ces actes qui sont uniques et qui disparaissent au fur et à

mesure de leur productions pour ne laisser derrière eux que les énoncés, les linguistes ont peu à

peu remis en cause ce statut marginal laissé à l’énonciation afin de démontrer qu’elle pouvait

aussi être décrite en terme de système de langue : système ayant le pouvoir de modifier et

d’amplifier la réception et le sens de l’énoncé. Néanmoins, vu que l’énonciation est unique et

représente, comme le souligne Todorov : « L’archétype même de l’inconnaissable » car « nous

ne connaitrons jamais que des énonciations énoncées2 », les linguistes ont été obligés de se

rabattre encore une fois sur l’énoncé et à avoir recours au résultat de l’acte d’énonciation pour

retrouver les indices sur l’énonciation. En somme, vu que l’énonciation disparaît à travers son

engendrement, la linguistique de l’énonciation va observer l’énoncé même afin de rassembler les

éléments et les traces nécessaires pour mieux définir l’énonciation. Conçue extensivement, la

linguistique de l’énonciation aura alors pour but de décrire les relations qui se tissent entre

1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale, op. cit. 130. 2 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (Paris : Seuil, 1970), p. 3.

Page 158: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

149

149

l’énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir : les protagonistes du

discours (émetteur/destinataire), la situation de communication et les circonstances spatio-

temporelles et finalement, les conditions générales de production / réception du message qui

englobent la nature du canal, le contexte sociohistorique et les contraintes de l’univers du

discours. La démarche de la linguistique de l’énonciation est alors de restituer le texte dans son

contexte. Telle sera aussi notre problématique, car faute de pouvoir étudier directement

l’actualisation de la langue en parole, nous chercherons à identifier les traces de l’énonciation

dans le produit de l’acte, c’est-à-dire, les lieux d’inscription dans la trame énonciative des

différents constituants de cadre énonciatif. Comme l’avance Oswald Ducrot, voir en un texte

seulement un énoncé, c’est le considérer « comme une suite de phrases, [l’] identifier sans

référence à telle apparition particulière de ces phrases1 » tandis que prendre un texte pour une

énonciation, c’est chercher à le saisir en tant qu’ensemble de phrases qui « s’actualisent,

assumées par un locuteur particulier dans des circonstances spatiales et temporelles précises2 ».

De ce fait, se signale l'urgence d’inclure l’énonciation comme champ d’investigation dans

la détermination du sens global d'un énoncé comme le souligne Austin dans Quand dire c’est

faire3 : « La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des

mots, mais des circonstances précises dans lesquelles l’acte est effectué ». La pertinence de notre

investigation est également appuyée par les propos de Butler qui avance que : « La blessure que

peut occasionner le langage semble n’être pas simplement l’effet des mots utilisés pour

s’adresser à une personne donnée ; elle semble aussi résulter de la manière que l’on a de

s’adresser à elle, manière – disposition ou attitude conventionnelle – qui interpelle et constitue le

1 Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (Paris : Seuil, 1972), p.405. 2 Ibid, p. 405. 3 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire (Paris : Seuil ; 1970), p. 28.

Page 159: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

150

150

sujet1 ». Afin de ne pas céder à ce qu’Austin appelle « l’illusion descriptive », cette démarche qui

met l’accent sur les modalités même de leurs énonciations en reconstituant les conditions de

leurs réalisations, permettra d’une part, de mieux saisir le type de violence dont le discours

postcolonial se trouve être porteur et de l’autre, de dégager, à travers cette analyse inter-

discursive des œuvres, les manifestations des us et coutumes en tant que discours hégémonique.

Notre objectif sera donc d’étudier l’interdépendance du « verbal » et du para-verbal » et leur

interrelation chez les trois romancières étudiées, pour finalement nous sensibiliser à ce langage

du corps, porteur des valeurs proxémiques et kinésiques, lorsqu’il s’agit de l’analyser dans le

texte littéraire. L’articulation de cette problématique qui se fera à deux niveaux – axiologique

(langage des personnages) et praxéologique (actions des personnages dans ces récits

romanesques), nous permettra d’avancer que la communauté postcoloniale amorce une

énonciation de domination, à travers son vocabulaire social et ses modes de transmission, dont la

volonté est de chosifier, de dévaloriser et d’assujettir l’Autre. Si, selon Felman, la femme

représente, « l’Autre2 », nous nous efforcerons d’y prêter attention pour soulever la spécificité du

discours postcolonial et enfin, de comprendre l’ampleur de son effet sur les sujets féminins

surtout si dans les œuvres romanesques de Beyala, Devi et Mokeddem, elles sont perçues comme

prostituées, criminelles, folles, des ennemies internes de la société, pour reprendre cette

expression foucaldienne et deviennent ainsi d’autant plus des proies et des cibles en subissant ce

discours injurieux axé sur le maintien du « commandement ».

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 22. 2 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 139.

Page 160: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

151

151

4.2.1 L’interpellation ou la langue du mépris

Si à travers le langage, la société invente, créé et génère des modes de comportement qui

induisent l’assujettissement, le conformisme, la honte ou encore la violence afin d’insérer des

individus dans un réseau de pratiques et de places, nous verrons que l’un des premiers lieux où

s’occasionne cette énonciation de la volonté de dominer serait au moment même de

l’interpellation. Notre conception s’appuie en partie sur la notion d’interpellation telle qu’elle a

été définie par Louis Althusser, pour qui l’interpellation serait le processus de nommer un

individu et à travers duquel ce dernier en vient à exister en tant que sujet. C’est dire que le sujet

interpellé se constitue par l’adresse d’un allocuteur et il devient à exister que dans la mesure où

l’on lui donne un nom. Une interpellation instaure dès lors une relation entre celui ou celle qui

nomme et celui qui est nommé. Être interpellé, selon Althusser, c’est passer de l’individualité à

la subjectivité, et ce, parce que l’interpellation impose une identité à l’individu. C’est en étant

interpellé à travers les termes du langage qu’une certaine existence sociale devient possible.

Pour se produire, l’interpellation nécessite un émetteur ou un énonciateur, car cette

capacité d’énoncer ou de dénoncer ne peut exister sans l’intervention de cet agent, d’où sa

position privilégiée. D’une part, parce qu’au sein de cette interaction, l’émetteur, qui permet

l’existence sociale du locutaire en l’interpellant, reçoit une position sociale supérieure, ceci étant

un des critères qui assurent, comme le mentionne, J.L Austin « les conditions de réussite » de

l’interpellation. Pour expliquer cette notion dans la pratique du langage, Maingueneau affirme en

effet que « n’importe qui ne peut pas dire n’importe quoi en n’importe quelle circonstance1 »

avant de conclure qu’il fait partie de « cet ensemble de conditions rend l’acte du langage

1 Dominique Maingeneau, Pragmatique pour le discours littéraire (Paris : Bordas, 1990), p. 7.

Page 161: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

152

152

pertinent ou non, légitime ou non1 ». Nous verrons plus loin lors de l’analyse textuelle que la

hiérarchisation du personnel dans chaque roman de notre corpus concourt à l’institution des

conditions de légitimité énonciative. D’autre part, quand le locuteur parle, il parle au nom d’un

groupe en se faisant partisan de l’idéologie latente. Selon la définition de Fernand Dumont,

l’idéologie, « c’est la société tâchant de se définir dans les luttes et des contradictions2 », c’est-à-

dire dans des conflits de hiérarchisation de valeurs. Ainsi, tout ce que produit linguistiquement

l’énonciateur est soumis aux conventions ou contraintes déjà établies. En effet, les termes, rites

et conventions par lesquels un individu est interpellé n’ont souvent rien d’anodin mais rejoignent

l’idéologie à l’œuvre: une idéologie qui œuvre à assigner à chacun une place, un rôle, une

fonction dans lesquels le sujet se sait reconnu par lui-même et par les autres. Loin d’être un sujet

individuel et libre, ce qui est dit ce sont les habitudes culturelles et socio-politiques, bref un

ensemble idéologique à travers cet émetteur. En somme, le produit linguistique du locuteur est le

résultat d’une formation de groupe. C’est un individu non autonome dont le rôle indéniable est

de véhiculer un projet ou une intention signifiante. L’interpellation serait alors une métaphore de

l’idéologie, qui englobe, en autres, nos attitudes envers la race, la classe et le genre. C’est dire

encore que l’interpellation agit en tant que médiatrice entre l’idéologie et les individus afin

d’assurer l’homogénéité et de dénoncer le non-conformisme. Ainsi, l’interpellation comme rituel

social, qui obéit à des paramètres historiques, culturels et socio-politiques, pourrait tout aussi

signifier un assujettissement idéologique.

En d’autres termes, être interpellé implique que l’on a été reconnu mais aussi que l’on est

reconnaissable du fait que l’idéologie assure à la fois l’interpellation des individus en sujets et la

reconnaissance mutuelle entre sujets. Se retourner lorsque l’on entend un « hé vous là-bas ! »,

1 Ibid., p. 7. 2 Dumont, Les idéologies, p. 7-8.

Page 162: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

153

153

signifie que l’on a affaire à une soumission fondatrice et inaugurale. L’interpellation transforme

donc un individu en sujet dans la scène interpellative mais il devient aussi assujetti à une

idéologie qui soutient et qui renforce la scène de l’interpellation. Althusser considère, ce qu’on

pourrait appeler le processus interpellatif comme une adhésion du sujet, en jouant d’ailleurs sur

la polysémie du mot « sujet », qui se réfère, à la fois, à l’être pourvu de sa subjectivité et à l’être

assujetti : « l’individu est interpellé en sujet pour qu’il se soumette aux ordres du Sujet, donc

pour qu’il accepte son assujettissement1. ». C’est pour cela que l’interpellation peut être définie

comme un assujettissement idéologique du fait que comme le conclut Althusser : « L’idéologie

interpelle l’individu en sujet2 ». L’interpellation est le processus même de l’idéologie, définie

comme « une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles

d’existence3 », car c’est à travers l’interpellation que la reproduction sociale est élaborée et

maintenue. Comme le dit Althusser : « Toute formation sociale doit, en même temps qu’elle

produit, et pour pouvoir produire, reproduire les conditions de sa production4 ».

Dans Le Pouvoir des mots, Butler définit la « scène de l’interpellation » comme ceci:

[…] l’existence sociale du corps est d’abord rendue possible par son interpellation à l’intérieur

des termes du langage. Pour le comprendre, il nous faut imaginer une scène impossible, celle

d’un corps qui n’a pas encore été socialement défini, un corps auquel, à rigoureusement parler,

nous n’avons pas accès, et qui néanmoins devient accessible à l’occasion d’une adresse, d’un

appel, d’une interpellation qui ne le « découvre » pas, mais qui, fondamentalement, le

constitue5.

1 Althusser, Positions, op. cit., p.121. 2 Ibid, p.110. 3 Ibid, p.101. 4 Ibid, p.68. 5 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 26.

Page 163: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

154

154

En suivant l’interrogation d’Althusser pour qui la transformation des individus en sujets

s’accomplit, par l’interpellation, Butler conçoit l’interpellation comme une condition qui octroie

au sujet une existence sociale. Elle la définit de la façon suivante :

La marque de l’interpellation n’est pas descriptive mais inaugurale. Elle cherche à

introduire une réalité plutôt qu’à rendre compte d’une réalité existante ; et elle accomplit cette

introduction en citant une convention existante. L’Interpellation est un acte de discours dont le

« contenu » n’est ni vrai ni faux : décrire n’est pas son objectif premier. Son but est de désigner

et d’établir un sujet assujetti, de produire ses contours sociaux dans le temps et l’espace1.

Si, cette adresse est, pour Butler, ce qui constitue le sujet, il faudrait alors souligner que la

possibilité d’exister socialement repose fondamentalement sur la nécessité ou la dépendance de

cette adresse interpellative. Cette même interpellation a le pouvoir de constituer ou de

reconnaître un être à l’intérieur d’un circuit mais tout aussi de l’exclure de ce circuit pour le

projeter dans l’abjection. C’est dire alors que non seulement cette opération réitérative a pour

effet de constituer le sujet mais elle a le pouvoir de sédimenter le positionnement du sujet au

cours du temps. Pourtant, Butler démontre, contrairement à ce que proposait Althusser, que

l’acte de nommer excède l’existence de celui ou celle qui est nommé(e). On peut être nommé

sans nécessairement être présent au moment où l’on est nommé ou encore sans que l’on sache

que l’on est en train d’être nommé. De sorte que, l’existence sociale est préservée à travers cette

capacité constitutive de nommer, de désigner le sujet et que la constitution du sujet peut se faire

sans que ce dernier s’identifie aux termes par lesquels il est désigné.

Il faudrait resouligner le pouvoir d’assujettissement qui réside dans l’acte de donner un

nom. Si nous nous constituons par l’adresse de l’autre, nous existons dans la seule mesure où

l’on nous donne un nom, lequel peut être une injure, une insulte. Ces dernières nous constituent

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 56.

Page 164: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

155

155

en nous assignant une place que nous n’avons pas choisie. C’est dans cette optique que Butler

parle d’assujettion lorsqu’elle traite de l’interpellation, qu’elle soit injurieuse, valorisante ou

encore silencieuse. Certes, l’interpellation n’est pas occasionnée que par la conduite verbale, car

elle peut se faire avec ou sans paroles, avec ou sans conduite et en niant l’existence du sujet. En

effet, comme l’avance Butler, « On peut ainsi être interpelé, remis à sa place, par le silence, ce

qui devient douloureusement clair dans les situations où nous en venons à préférer être dépréciés

plutôt qu’ignorés1 ». De part et d’autres, c’est en ce sens, précise Butler, que « l’acte même de

l’interpellation nous inflige une « injure », puisqu’il interdit la possibilité de l’auto-génèse du

sujet2 ». Comme nous dit Butler, l’interpellation implique devenir sujet mais d’autre part, elle

signifie aussi que le sujet devient assujetti au pouvoir. Cette double subordination est un élément

central des conditions qui fondent les caractéristiques du sujet pour exister socialement, il devra

accepter ou se reconnaître à travers les termes par lesquels il a été adressé. Dès lors, le sujet subit

une première soumission du fait qu’il est reconnu à travers des catégories, termes et noms établis

par la concaténation des relations de pouvoir qui précèdent et excèdent son existence. Ainsi

interpelé, le sujet est condamné à exister au sein d’un discours qui le définit, qui le domine et qui

l’exclut. En somme, si le rituel de l’interpellation devient le seul moyen d’exister socialement,

force est de constater que cette existence ne peut se faire que dans l’assujettissement et comme le

conclut Butler : « within subjection, the price of existence is subordination3 ».

Si l’interpellation est toujours une insulte ou une injure du fait qu’elle impose une identité

au sujet, sa nature agressive est d’autant plus flagrante dans notre corpus. Agressive du fait qu’il

ne s’agit pas ici d’un nom banal comme « hé, vous là-bas ! » mais des adjectifs péjoratifs,

1 Judith Butler, Le pouvoir de mots, op. cit., p. 50. 2 Ibid, p. 49. 3 Judith Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., p. 20.

Page 165: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

156

156

offensants et dégradants. En effet, les termes dans lesquels sont interpelés les personnages

féminins chez Beyala, Devi et Mokeddem varient de « Putain !1 », « Garce2 », « Guenon3 », à

« une vient-me-baiser4 » pour en citer quelques-uns. Ce sont tous des noms qui attaquent

directement leur féminité et leur sexualité, rappelant ainsi leur infériorité sociale dans la

dialectique du genre et leur marginalisation au sein du groupe. L’opération interpellative met en

scène des séquences langagières qui sont subies comme des marqueurs d’identité par les

protagonistes féminins, car à travers des termes tels que « Sida ! Sida !5 » ou encore « Gono !

Gono !6 », un mot suffit à leur imposer une identité de prostituée et à les assujettir dans une

position inférieure. Dans Tu t’appelleras Tanga, la protagoniste éponyme est interpelée par celui

qui deviendra plus tard son amant par un « Combien ?7 » et à quoi elle répondra « Je ne suis pas

une pute8 ». Nous sommes témoins par la suite, de quelle façon ce simple mot provoque toute

une série d’émotions chez elle, car comme elle le souligne,

Au « combien? » lancé négligemment par Hassan, je sens cuire mes joues. La honte

me prend le cœur. […] Le seul mot qu’il a prononcé suffit à me marquer, à décortiquer toutes

les étreintes amoureuses où j’offre le corps pour nourrir la famille. Je refuse l’habit qu’il veut

me faire endosser. J’étouffe dans cette étoffe taillée dans le toujours par l’écho, une étoffe

portée au bilan par le comptable aveugle du monde, acharner à tour répertorier. Son tissu est

trop ajusté à mon corps. Il me faut plus d’ampleur. Je veux être autre, moi la femme allaitée

dans la force et le caractère.9

1 LI, p. 18. 2 ED, p. 37. 3 ML, p. 12. 4 FN, p. 29. 5 TTT, p. 54. 6 TTT, p. 54. 7 TTT, p. 21. 8 TTT, p. 21. 9 TTT, p.19-20.

Page 166: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

157

157

Il est vrai que l’interpellation injurieuse se constitue d’un emploi discursif particulier

d’axiologiques négatifs du lexique. Mais notons que l’injure peut tout aussi se passer au niveau

intonatif ainsi que syntaxique, car l’intonation, tout comme elle peut amoindrir l’effet d’une

insulte, peut inversement rendre injurieux un terme ordinairement neutre. Ceci est le cas dans

notre corpus puisque la scène d’interpellation apparaît souvent sous la forme d’accusations,

d’insultes et de menaces. Pour ce qui est de la syntaxe, on est loin de l’énoncé constatatif ici mais

en plein milieu de l’énoncé injurieux où l’injure ou le terme péjoratif est employé en fonction

vocative, avec des expressions telle que « espèce de (x) ». Une évidence que l’on retrouve dans

Femme nue femme noire de Beyala lorsque l’on interpelle Irène de la façon suivante : « Espèce

de folle! Va-t’en avant que je décide de te tuer !1 ». Dans cette séquence interpellative, il est

possible de dire que les trois marqueurs de l’injure (lexical, syntaxique et intonatif), ces mêmes

sont toutes trois présentes et fonctionnent ensemble pour accentuer la force illocutoire de

l’énoncé. En effet, le constat vire à l’accusation et à la menace. Tel n’est pas toujours le cas,

l’injure peut tout aussi fonctionner sans la co-présence de ces trois marqueurs du fait que la force

de l’un peut aisément compenser l’absence de l’autre.

Remarquons la séquence dans Moi, l’interdite de Devi où en voulant aider son père à

défraichir les champs de cannes, La Mouna y a mis le feu et en conséquence, toute la moisson

avait brûlé. Le père, furieux, blâme La Mouna pour cette perte : « Il a eu un geste envers moi.

Tout ça c’est de sa faute, a-t-il crié soudain. C’est une malédiction descendue sur nous !2 ».

Dans cette séquence interpellative, La Mouna est presentée comme la fautive des maux des

parents et comme une malédiction. Les marqueurs qui sont à l’œuvre sont les axiologiques

péjoratifs et l’intonation. Ils constituent à eux deux une interpellation agressive et injurieuse.

1 FN, p. 42. 2 ML, p. 16.

Page 167: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

158

158

Faudrait-il aussi mentionner que ces paroles violentes sont souvent accompagnées de gestes

brutaux. Assujettie, La Mouna avance : « Lorsqu’il a dit cela, je me suis arrêtée. J’ai cessé de

grandir. Pour racheter les prix de ses cannes […]1 ». Nous remarquons ici, que même si les trois

marqueurs ne sont pas co-présents et que les axiologiques utilisés ne sont pas des injures

proprement dites mais disons péjoratifs, l’effet que cette interpellation produit chez La Mouna

n’est pas amoindri. Tout au contraire, comme le propose Catherine Kerbrat-Orrechioni dans

L’énonciation : La Subjectivité dans le langage :

Les termes péjoratifs sont tous disposés à fonctionner comme des injures, et que les injures

relèvent de la pragmatique du langage : elles visent à mettre le récepteur, selon un mécanisme

de Stimulus-Réponse, dans une situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale

(d’en tirer la conclusion normale ») – par la « rogne » ou par la fuite2.

Il est vrai que l’acte même de l’interpellation provoque une injure du fait qu’elle nie l’auto-

génèse du sujet en imposant une identité autre que le sujet doit accepter au départ même si c’est

pour le réfuter par la suite, car c’est à l’occasion de l’énonciation que l’opération interpellative

peut être renouvelée. Mais nous sommes témoins, dans les exemples textuels cités plus haut, que

les termes utilisés pour interpeler les protagonistes féminins provoquent une blessure ou un mal

viscéral qui les prend au cœur et les amène ainsi à s’interroger à travers les mots ou le langage.

D’où tiennent-ils ce pouvoir de blesser ?

Ce qui reste à souligner au sujet de l’interpellation agressive, cette même interpellation

qui comprend des axiologiques, syntaxes et intonations injurieuses, c’est qu’elle fait figure de

détonateur illocutoire à effets immédiats et violents car elle injure celui ou celle qu’elle nomme

au moment même de l’acte de nommer. Illocutoire, du fait que c’est un acte qui en disant

1 ML, p. 17. 2 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. La subjectivité dans le langage (Paris : Armand Colin, 1980), p. 76.

Page 168: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

159

159

quelque chose le fait et qui devient dès lors, lui-même la chose qu’elle effectue. En effet, Butler

précise à ce titre : « Si l’on peut en ce sens dire qu’un mot ‘fait’ une chose, c’est donc que le mot

ne se contente pas de signifier une chose, mais que cette signification est aussi une réalisation de

la chose – interpellation – assujettion1 ». L’interpellation agressive étant un acte illocutoire,

apparaissant sous forme d’ordres ou de menaces entraîne, par la suite, des effets perlocutoires,

c’est-à-dire, les effets que ces actes produisent sur les sentiments, les pensées, bref, l’existence

du locutaire et même du locuteur. L’acte perlocutoire donne suite à certains effets qui ne doivent

pas se confondre avec l’acte de discours lui-même. Dans ce cas, l’injure est un acte perlocutoire-

un acte qui produit certains effets – un effet suit le fait de dire quelque chose. Toujours est-il

qu’elle possède le pouvoir de blesser à travers le choix lexical qu’elle utilise. En effet, nous

avions vu plus haut qu’une des « conditions de réussite » dont parle Austin était la place

privilégiée du locuteur et nous voudrions maintenant introduire un nouvel élément pour parfaire

ces conditions de réussite. Ceci étant un lexique commun entre le locuteur et locutaire, assurant

de la sorte le transfert et la compréhension du message et ainsi la réception de l’injure. Comme le

dit Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour que l’injure puisse fonctionner adéquatement (c’est-à-

dire que l’effet perlocutoire obtenu soit conforme à la valeur illocutoire prétendue par l’énoncé),

encore faut-il que [le locutaire] la perçoive comme telle, donc le partage avec le système

axiologique [du locuteur] ». Celle-ci signale encore au sujet de l’injure :

Que dans certaines sociétés et certaines circonstances, leur utilisation obéit à des règles si

strictes qu’elles semblent sortir tout droit d’un manuel du bon usage : ainsi chez les jeunes

Noirs américains dont Labov (1978) analyse le parler et qui usent d’un stock très limité

d’injures quasi rituelles, empruntant à un petit nombre de thèmes productifs ; ou encore, dans

1 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 72.

Page 169: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

160

160

l’univers carcéral chinois, où la pratique de l’épreuve consiste à déverser collectivement sur la

victime, afin d’obtenir son aveu.1

Tel est le cas dans cette étude, car les termes injurieux les plus fréquemment utilisés pour

interpeler la femme sont de nature sexiste et semblent être puisés du même dictionnaire. Les

termes comme « Putain » et « Garce » pour n’en nommer que deux, se retrouvent dans presque

tous les romans de Beyala, Devi et Mokeddem. En plus de ces noms communs, les autres termes

tels « une vient-me-baiser », « une fille à prendre et à jeter » véhiculent tous le même sentiment,

c’est-à-dire, un certain dégoût et un rejet de la sexualité de la femme et de son corps. S’attaquant

à cette partie tellement vulnérable de sa personne, celle-ci ne peut que ressentir de la honte à son

égard, contribuant ainsi à son aliénation. D’autre part, ces termes constituant quelques-uns des

plus vieilles insultes en ce qui concerne la femme, ils portent en eux, une lourde charge affective

et historique, les rendant de nature, d’autant plus, blessantes. Comme l’explique Butler,

Les noms injurieux ont une histoire, laquelle est invoquée et renforcée au moment de

leur énonciation, mais ce n’est pas explicitement formulée. Ce n’est pas seulement l’histoire de

leurs usages, de leurs contextes et de leurs buts: c’est la manière dont ces histoires se sont

inscrites et arrêtées dans le nom et par lui. Le nom a ainsi une historicité, laquelle peut être

comprise comme l’histoire devenue antérieure au nom, qui en est venue à constituer la

signification contemporaine du nom. La sédimentation de ses usages qui ont été assimilés par

le nom, une sédimentation, une répétition qui se fige et qui donne sa force au nom.2

En effet, c’est dans la répétition qu’ils puisent leur force injurieuse parce que c’est à

travers la remise en scène de l’injure que l’histoire et le traumatisme se répètent. Ainsi, conclut

Butler : « Si nous comprenons la force injurieuse comme un effet de son historicité, alors cette

force n’est pas le simple effet causal d’un coup infligé, mais elle fonctionne en partie grâce à une

1 Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 80. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59.

Page 170: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

161

161

mémoire chiffrée ou à un trauma, qui vit dans le langage et est véhiculé par lui1 ». Si le langage

est, comme le propose Althusser, l’une des pratiques par lesquelles l’idéologie s’adresse aux

individus, nous pouvons ainsi conclure que les termes injurieux utilisés dans le processus

interpellatif révèlent une pratique postcoloniale qui tente de chosifier et d’assassiner la femme,

en éradiquant sa sexualité à travers un langage de domination et de honte. C’est un traitement qui

utilise la puissance des mots pour toucher la sensibilité des protagonistes en les attaquant au plus

profond de leur être et qui les rappelle, sans cesse, à l’ordre avant même qu’elles n’aient eu le

temps de parler de leur rôle secondaire ou inférieur au sein de cette même société.

Véritablement, c’est un langage qui les subordonne et qui leur rappelle qu’être femme, ce n’est

pas forcément être sujet, mais c’est être sujet avec quelque chose en moins. Dans la partie

suivante, nous montrerons que toutes les insultes que subissent les femmes sont d’ordre génital.

De plus, nous y scruterons le déploiement discursif de ce langage impudique ainsi que son

objectif premier.

1 Ibid., p. 59.

Page 171: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

162

162

4.2.2 Le discours impudique ou les injures d’ordre génital

Dans les deux parties qui précèdent, nous avons tenté de souligner l’implication de la

langue inscrite dans la société en tant qu’elle agit comme système symbolique dans lequel se

reflètent les rapports sociaux. En effet, loin d’être neutre, elle se fait médiatrice entre les

individus et la société. La langue impose, à travers son déploiement, une idéologie dominante

concernant les paramètres tels la classe sociale, le groupe ethnique, l’âge, la profession et la

religion. Si le rapport de l’individu à la langue passe par son rapport à la société et si la relation

de l’individu à la société se fait à travers la langue, il n’est guère surprenant alors de retrouver les

mêmes liens conflictuels qui agissent au sein de la société et dans la langue. En somme, la langue

nous renvoie à une certaine image de la société et des dialectiques de force qui la régissent.

Certes, elle permet de faciliter la communication mais son premier dessein est de véhiculer une

idéologie et ainsi, en quelque sorte, d’endoctriner. Pour cela, elle peut aussi provoquer la

subjugation, la domination, l’oppression, la violence, le mépris, la révolte autant qu’elle peut

imposer ou exiger le silence. Si tant est le pouvoir de la langue.

Dans la deuxième partie, qui porte sur le procédé interpellatif, nous avons tenté de

souligner cette dialectique de pouvoir et le processus d’assujettion qui s’y retrouve, de par la

nature même de l’interpellation. La deuxième partie consiste aussi à montrer que ce « devenir-

sujet » et ce « devenir-assujettie » qu’engendre le procédé interpellatif est plus prononcé pour le

protagoniste féminin. C’est celle qui devient sujet, mais avec quelque chose en moins et

assujettie, mais avec quelque chose en plus. Se retrouvant dans une position socio-économique

inférieure, l’interpellation lui est d’autant plus injurieuse car le sujet féminin doit faire face à un

discours qui le domine et qui l’exclu. Comme l’avance Marina Yaguello, « La langue est aussi,

Page 172: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

163

163

dans une large mesure (par sa structure ou par le jeu des connotations ou de la métaphore), un

miroir culturel, qui fixe les représentations symboliques, et se fait l’écho des préjugés et des

stéréotypes, en même temps qu’il alimente et entretient ceux-ci1 ». En effet, elle est soumise à

être assujettie par une idéologie qui lui impose une structure et un rôle rigide et à respecter son

« infériorité ». Il nous conviendra maintenant de souligner la place qu’occupe la différenciation

sexuelle dans la langue et comment à travers elle, la guerre du genre se perpétue. C’est pour cela

que nous nous concentrerons dans cette partie sur les insultes que subissent les sujets féminins au

sein de notre corpus. Faisant un bilan des noms injurieux, majoritairement d’ordre génital ou

corporel, nous espérons répondre à une question. Que dit alors la langue sur la condition

féminine dans ce cadre postcolonial ?

Dans le premier chapitre sur le corps, nous avons souvent mis en évidence le parallélisme

qui existe entre toutes les formes d’oppression (classe dominante/classe dominée ;

blancs/hommes de couleur : peuple colonisateur/ peuple colonisée ; hommes/femmes) et pour

ensuite montrer que tous ces rapports conflictuels se retrouvent aussi dans le système de la

langue. Non seulement dans l’usage différentiel de celle-ci, mais au sein de sa structure même

surtout lorsqu’il s’agit du domaine lexical. Et si le système de la langue véhicule et obéit à une

idéologie, c’est qu’elle appartient aux plus forts, et ce au détriment des groupes minoritaires.

Cette dialectique du pouvoir est d’autant plus claire en ce qui concerne la problématique du

genre. D’un côté ou de l’autre, « grammatical » ou « naturel », il en ressort la primauté du

masculin. Ce que remarque Marina Yaguello quand elle avance,

Ce que révèle l’étude du genre, « grammatical » ou « naturel », et de ses valeurs symboliques,

de son fonctionnement (absorbation du féminin par le masculin), des dissymétries

1 Marina Yaguello, Les mots et les femmes : Essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine (Paris : Payot, 1979).

Page 173: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

164

164

(morphologiques : les noms d’agent, dénotatives, connotatives), de la langue du mépris (les

qualificatifs injurieux pour la femme réduite au choix entre le titre de Madone et celui de

Putain, l’argot sexuel et sexiste : c’est le même), de l’identité sociale des femmes (Elles sont

toujours définies par le père ou le mari), des dictionnaires enfin, qui sont des créations

idéologiques et dont les définitions reflètent souvent la mentalité attardée des usagers de la

langue1.

Il en est de même lorsqu’il s’agit de l’emploi de la langue. En effet, s’il y a un code grammatical

qui engloutit le féminin, il émerge tout autant un code linguistique masculin auquel la femme n’a

pas droit. En effet, l’usage langagier lui impose certaines restrictions et certains comportements

en vue de son conditionnement social. Ces différences comprennent non seulement le lexique

auquel elle a ou n’a pas droit, l’espace où elle peut ou ne peut pas parler, mais surtout d’autres

codes tels que la posture, le geste, l’expression faciale, la voix, le timbre, le débit, l’intonation

qu’elle doit respecter. Ces codes relèvent de la soumission et de la docilité et fonctionnent en tant

qu’un hommage au masculin. Ces différences ont comme visée de renforcer l’apprentissage des

rôles de chacun. Il y aurait donc un code linguistique masculin et un code linguistique féminin et

bien évidemment, la transgression est mal tolérée, car comme le souligne Felman : « Il est

évident que si une femme veut être saine, elle doit s’adapter aux normes de comportement de son

sexe et les accepter, même si ces types de comportements sont en général considérés comme

ayant un attrait moindre2 ». Ceci nous permet de voir que la différentiation sexuelle apparaît

donc avant tout comme un fait d’ordre socio-culturel qui se reflète dans la langue en tant que

système parmi d’autres.

Il nous faudrait aussi mentionner une autre différence, celle du logos qui appartiendrait à

l’homme. En effet, la femme est « folle » et « inintelligible ». L’homme, quant à lui, possède

1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 149. 2 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 138.

Page 174: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

165

165

tous les privilèges de la raison et du sens. À ce sujet, Felman ajoute : « L’oppression des femmes

se détecte non simplement dans les fonctionnements des structures sociales, médicales et

politiques mais dans les présupposés du raisonnement discursif lui-même, dans les mécanismes

subtils du procès même de la production des sens1 ». Cette folie ou non-raison attribuée à la

femme se répercute au niveau du discours et se heurte à la raison masculine pour tomber

inévitablement dans le non-sens. Faisant ainsi l’objet d’une exclusion dans une société où

l’éthique de la santé mentale est masculine, leur agentivité discursive se traduira par un discours

du manque et d’absence. En raison de quoi, c’est encore et toujours l’homme qui met en place la

division des rôles sexuels selon des paramètres masculins. Or, la femme a le choix entre

ressembler au masculin sans pour autant être son équivalent ou être l’Autre, objet de jugement et

de rejet. Tout cela pour conclure que la langue commune, la langue dominante, est avant tout

celle des hommes, ce qui explique que le langage des femmes soit perçu comme déviant ou

inintelligible par rapport à la ‘norme’ masculine. Cette langue essentiellement masculine

exprime, dans sa tentative de l’engloutir, le mépris de la femme car n’est-il possible d’établir un

parallélisme entre la place de la femme dans la langue et la place qu’elle occupe dans la société.

Nous nous concentrerons dans cette étude sur le lexique, tantôt lieu de refoulement, tantôt

lieu de défoulement ou exutoire, plus précisément sur les axiologiques négatifs ou dévalorisants

utilisés pour décrire le sujet féminin dans les œuvres de Beyala, Devi et Mokeddem. Nous

verrons, à travers la structuration lexicale, comment les femmes sont qualifiées et dénigrées mais

surtout comment leur corps devient un réservoir inépuisable d’injures. Et si le droit de nommer

est une prérogative du groupe dominant comme nous l’avons vu dans la partie précédente sur

l’Interpellation, ainsi les hommes ont-ils tout un répertoire de mots pour désigner les femmes

1 Ibid., p. 141.

Page 175: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

166

166

dont l’immense majorité est physiquement et sexuellement offensante et subie comme des

injures. Cette péjoration de la femme est quasiment omniprésente et commence dès sa naissance.

Dès l’enfance, elle apprend que les adjectifs ou termes qui la qualifient évoquent la faiblesse, la

docilité, la honte alors que pour le petit garçon, il en ressort des axiologiques qui sont évocateurs

de force, de fierté et d’honneur. Comme l’avance Marina Yaguello, « Le petit garçon se sent

conforté, soutenu, approuvé, dans ses aspirations de petit coq, ce qui le mènera tout droit au

gallismo (sexisme à l’italienne). La fille se sent très vite coincée dans son rôle de poule : poule

mouillée, poulette, poule caquetante, cocotte, poule de luxe, mère-poule ou poule-pondeuse.

Toutes les espèces femelles peuvent prendre un sens péjoratif1 ». Certes, il s’agira pour nous de

montrer que ces injures sont principalement associées au corps de la femme et ainsi, que ce

corps, à la fois matérialité humaine et champ lexical, est soumis à une vision socio-politique qui

vise à la diminuer, moralement et physiquement, ceci par une politique atroce.

Si les oiseaux et la volaille, en particulier, constituent la métaphore fondamentale de la

femme, il nous faudrait souligner cette comparaison qui a lieu chez Beyala et Devi. En effet,

nous retrouvons chez Beyala des termes comme « les pondeuses2 », ou « des oies3 », et notons la

scène « du rite de l’œuf » dans Tu t’appelleras Tanga où l’on vérifie sa virginité en lui

introduisant un œuf dans le vagin. Nous retrouvons le même champ lexical du côté de Devi qui

compare, elle aussi, la femme à « des poules prêtes à pondre4 ». Dans Rue de la Poudrière, elle

décrit Marie, la mère de Paule comme une « poule noire5 », synonyme de sorcière dans le jargon

mauricien. Nous voyons dès lors que ce lexique est majoritairement péjoratif lorsqu’il s’agit de

1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 150. 2 TTT, p. 83. 3 TTT, p. 83. 4 ML, p. 29. 5 RP, p. 105.

Page 176: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

167

167

la femme. Ce rapprochement établit entre la femme et la volaille évoque ces femmes qui se

complaisent dans leur rôle traditionnel et dont la seule fonction est la reproduction, bref, la

maternité.

Pourtant tel n’est pas le cas en ce qui concerne l’homme car autant la femme est cette

« poule prête à pondre1 », l’homme, quant à lui, est qualifié de « coq bagarreur2 » ou encore

d’« homme-coq3 ». En effet, il y a ici, comme nous le dit Marina Yaguello, « Deux poids, deux

mesures: ce qui est qualité chez l’un est défaut chez l’autre: un homme est un brillant causeur,

une femme est un moulin à paroles, une commère […] un homme est savant, une femme bas-

bleu, un homme est discret, une femme hypocrite; une femme hystérique, un homme conteste,

etc.4 ». Une évidence que l’on retrouve chez ces deux romancières, où la parole de la femme est

reçue comme des « caquètements5 ». Le lexique animal s’étend beaucoup plus loin que celui de

la volaille. Certainement cette dichotomie fort/faible ou homme/femme se traduit aussi par le

choix des animaux qui qualifie l’homme et la femme. De part et d’autres, l’homme est toujours

associé à un animal de prestige ou de force tel que le « loup6 » ou le « serpent7 ». Alors que pour

la femme, nous la retrouvons décrite comme « charogne8 », « femme-truie9 », « chienne

perdue10 », « bête de somme11 », « vermine12 », « brebis égarée13 », « guenon14 » et « souris1 »

1 ML, p. 29. 2 ML, p. 35. 3 RP, p. 88. 4 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p.150. 5 TTT, p. 83. 6 MI, p. 36. 7 ML, p. 105. 8 TTT, p. 90. 9 TTT, p. 58. 10 TTT, p. 90. 11 TTT, p. 94. 12 TTT, p. 31. 13 TTT, p. 39. 14 ML, p. 12.

Page 177: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

168

168

qui doit faire face aux pièges que mettent les hommes sur son chemin. De toute évidence, il

apparaît toujours que c’est « l’anaconda qui mange la poule2 ». En outre, si l’homme est décrit

comme un « loup » dans Moi l’Interdite, le protagoniste se voit qualifié, non pas de louve mais

de « loup-garou3 », suggérant alors un détournement de son sens d’origine. Le loup-garou étant

une créature de magie noire, suggère que La Mouna est déformée ou malformée, dépréciée et

connotée péjorativement. Ce que traduit ce choix lexical associé à la femme, c’est qu’elle est

dépréciée et dénigrée à travers des axiologiques à connotation haineuse évoquant la laideur, la

faiblesse et l’impuissance. En fait, nous nous rendons compte qu’elle est fondamentalement

laide, au physique comme au moral, ce qui est pour le moins contradictoire dans une société qui

enjouait aux femmes, avant tout, d’être belles.

Tant les désignatifs pour l’homme sont favorables, tant ils sont défavorables pour la

femme. En effet, il semblerait que presque tous les qualificatifs féminins ont le potentiel d’être

péjoratifs. Les axiologiques les plus innocents peuvent être détournés de leur sens propre et

remaniés afin de (dis) qualifier la femme. Qui plus est, il semble que le même qualificatif

comporte une connotation positive pour l’homme mais péjorative dans sa forme féminine.

Notons par exemple l’adjectif « vieux » qui réfère à un homme sage qui a gravi les échelons

sociaux alors que l’inverse n’est pas vrai. Le qualificatif « vieille » pour la femme évoque cette

notion d’infertilité, celle qui ne peut plus reproduire et de ce fait, inutile pour la société. D’autre

part, vieillir se résume à s’enlaidir dans une société où l’on exige de la femme d’être belle.

Perdant ses attraits majeurs, plus précisément son corps et sa capacité à reproduire, vieillir pour

1 ED, p. 51. 2 RP, p. 105. 3 ML, p. 98.

Page 178: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

169

169

la femme devient presqu’un acte impardonnable. Ce contraste se retrouve dans d’autres

qualificatifs et leurs contraires, tels maître/maîtresse ou encore amant/amante. Nous verrons

aussi que les qualificatifs reflètent le rôle de chacun dans la société, car si l’homme est décrit

comme un « bourreau1 » ou un « homme-boucher2 », ceux-là même qui ordonnent et tuent, la

femme est décrite par des qualificatifs qui la maintiennent dans un état de soumission. Certes,

elle est qualifiée comme « en attente », « patiente », « immobile », « monotone3 » ou encore

comme nous le dit Tanga, « nous les puces de leurs vestes de soies4 ».

Quel contraste là encore, entre les formes louangeuses, qui désignent le sexe masculin et

les formes injurieuses, ordurières, appliquées au sexe féminin. Le sexe masculin est décrit dans

toute sa gloire. Chez Beyala, nous retrouvons des qualificatifs tels que « harpon5 », « serpent6 »,

« baguette magique7 », « zénith8 », « fouet9 », évoquant par-là, tantôt sa capacité à tuer et à

punir, tantôt sa capacité à ensorceler et à enivrer. Alors que le sexe féminin est décrit dans toute

sa laideur et sa puanteur avec des qualificatifs tels « odeur de poisson pourrie10 », « sexe ridé11 »,

dans toute sa passivité sexuelle, leur sexe étant décrit souvent comme un « trou12 », « la vase

moite de la femme13 », « le vase à sexe14 », « grotte15 », « une gare où tous les bus s’arrêtent16 ».

1 ED, p. 97. 2 TTT, p. 95. 3 ED, p. 36. 4 TTT, p. 35. 5 TTT, p. 38 6 TTT, p. 41. 7 TTT, p. 102. 8 FN, p. 18. 9 FN, p. 42. 10 TTT, p. 42. 11 TTT, p. 99. 12 TTT, p. 72. 13 TTT, p. 36. 14 TTT, p. 110. 15 FN, p. 58. 16 ED, p. 37.

Page 179: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

170

170

De part et d’autres, le sexe féminin est vu avant tout comme un objet ou réceptacle sexuel.

Souvent qualifiée en termes de nourriture, la femme se réduit aussi à un produit à consommer.

C’est donc dans ce contexte plus large du vocabulaire de la sexualité et de l’érotisme

qu’il convient de replacer la femme. En effet, comme le souligne Marina Yaguello, « Le sexe de

la femme n’est que le lieu de la consommation de ce plaisir. Il se réduit donc à un con, c’est-à-

dire, toujours selon Miller, à rien. Sa spécificité, sa diversité est niée. Du même coup, c’est la

sexualité féminine qui est niée […]1 ». Ainsi, la femme est dénigrée, insultée, diminuée, non

seulement en tant que femme, elle l’est encore plus à travers ses organes sexuels, qui sont

systématiquement décrits comme sales, moches, honteux et passifs. D’ailleurs nous verrons que

les axiologiques utilisés pour décrire l’acte sexuel se résume à une « traque2 », « une

transaction3 », une « autopsie4 », « un assaut5 », un « ravissement6 » ou encore comme « un

meurtre7 ». Notons aussi les verbes qui traduisent l’acte sexuel tels « perdre8 », « ensevelir9 »,

« pétrir10 », « culbuter11 », « écarteler12 », « fendre13 », « déchirer14 », « fourrager15 ». Pour

l’homme, la consommation de la femme est associée à l’idée de performance et de conquête.

D’où l’angoisse fondamentale de celui qui désire ce qu’il a peur de ne pas savoir posséder. À

travers son expression, la langue se fait le reflet de cette guerre. Bien que sexuels, ces vocables

1 Yaguello, Les mots et les femmes, p. 159. 2 ED, p. 34. 3 ED, p. 34. 4 ED, p. 148. 5 FN, p. 71. 6 FN, p. 71. 7 ED, p. 152 8 TTT, p. 37. 9 TTT, p. 37. 10 TTT, p. 37. 11 TTT, p. 126. 12 TTT, p. 126. 13 TTT, p. 129. 14 TTT, p. 130. 15 FN, p. 71.

Page 180: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

171

171

structurant l’énergie intérieure du texte en accentuant cette dialectique de pouvoir entre

homme/femme traduisent plus l’idée d’une dictature du corps social qu’ils ne renvoient à un jeu

d’érotisme. Le lexique, en effet, résonne au son du contexte d’émergence de ces œuvres dans la

mesure où l’idée du corps féminin est systématiquement associée à celle de brutalité, de

contrainte et de mal-être.

Cette flagrante dissymétrie se poursuit aussi lorsqu’il s’agit des rôles qu’occupent l’un et

l’autre dans la société. Car autant l’homme peut tout faire, la femme n’a droit qu’à deux rôles :

soit la maman, femme « honnête », la pondeuse ou la prostituée et bien évidemment, elle ne peut

jouer que l’un de ces deux rôles. Comme le dit Ève dans Ève de ses décombres, « L’inexpliqué

les effraie. Ils veulent des cadres rigides. Fille à marier, fille à prendre et à jeter. Ce sont les deux

seules catégories qu’ils connaissent. Mais je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre. Cela les dépasse

et les exaspère1 ». Nous verrons que la quasi-totalité des descriptifs désignant la femme se

rapporte à ces deux modèles, la Vierge Marie, mère de Dieu ou alors Ève, source de tous

pêchés ; la seconde catégorie étant davantage représentée. Il est vrai que la figure de la prostituée

apparaît de temps en temps comme positive ayant cette capacité de faire rêver, mais pour la

plupart, elle reste péjorative. Des qualificatifs comme « salope2 », « putes3 », « enculée de

femme4 », « une vient-me-baiser5 », « garce6 » parsèment les textes de notre corpus pour décrire

ces femmes qui osent défier les attentes traditionnelles de la femme et celles qui osent la

variation sexuelle.

1 ED, p. 21. 2 TTT, p. 57. 3 TTT, p. 61. 4 TTT, p. 132. 5 FN, p. 29. 6 ED, p. 37.

Page 181: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

172

172

Tel est aussi le cas pour la figure de la mère qui, elle non plus, n’échappe pas à la

dévalorisation et à la dépréciation. Elle se voit traitée de « poule pondeuse » ou de « bonniche1 »,

vivant aux dépens de l’homme et toujours en attente de ce dernier. Les mots désignant la

grossesse et l’accouchement sont le plus souvent crus et déplaisants, et une fois maman, son

corps devient un objet de ridicule. En effet, après l’accouchement, on les qualifie de « sexe

ridé2 », de « poisson pourri3 » avec des « mamelles dégoulinantes4 », ou encore des « ventres

flaques d’eaux mortes5 ». Dans les deux cas, « mère » ou « putain », c’est le pôle négatif qui est

le mieux représenté de sorte que le personnage de la mère est tout aussi dénigré et dévalorisé que

le personnage de la prostituée. Comparée à une marchandise, une boîte de jouissance, une

machine à reproduire ou encore à une dépravée, la femme, mère ou pute, est de toute façon

définie par ses qualités physiques et morales. Dans les deux cas, les injures sont davantage au

niveau physique, surtout sexuel, s’attaquant à leur anatomie sexuelle pour l’accabler de honte et

pour refouler sa sexualié.

Nous avons vu plus tôt comment les qualificatifs féminins les plus innocents peuvent

aisément prendre un sens défavorable afin de qualifier la femme de prostituée. Non seulement les

mères sont tout autant injuriées et attaquées que les prostituées mais il semblerait que les mêmes

insultes servent à désigner ces deux catégories au point qu’il devient difficile de dissocier

l’image de la femme en général de celle de la prostituée. À travers ce langage, dit Girard, « il

apparaît que toute femme est une putain en puissance et à ce titre marquée de stigmates de la

1 FN, p. 76. 2 TTT, p. 99. 3 TTT, p. 42. 4 TTT, p. 42 5 TTT, p. 42.

Page 182: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

173

173

prostitution : laideur, puanteur, méchanceté, etc.1 ». Ce qui en ressort alors est qu’il y a une

osmose entre ces deux catégories au point où l’on ne peut pas différencier l’une de l’autre.

Comme le dit Marina Yaguello ; « On peut donc poser comme règle générale : Tout mot dont le

référent est de sexe féminin aussi innocent, aussi prestigieux, aussi favorable, peut servir à

désigner une prostituée. Inversement, tout synonyme de putain peut s’appliquer à la femme en

général. La femme n’est jamais qu’une putain en puissance2 ». Il existe une insulte récurrente qui

vient à l’appui de cet argument en montrant l’amalgame qui s’opère entre la mère et la

prostituée. En effet, les appellatifs tels que « fille de pute3 » ou « fils de pute4 » démontrent que

d’un côté ou de l’autre, la femme persiste en tant que « putain en puissance », pour reprendre

l’expression de Girard et doit, de ce fait, être façonnée, marquée et contrôlée. Il est d’autant plus

intéressant de noter que la femme et son sexe deviennent tout autant sources d’insultes pour

injurier l’honneur des hommes. Avec des appellatifs tels que « fils de pute5 », c’est l’homme que

l’on attaque, mais encore une fois par le biais de la femme. De plus, si les formes du masculin

l’emportent sur les formes féminines lorsqu’il s’agit de la grammaire et de la sémantique, dans le

domaine de l’injure, c’est bien souvent le féminin qui sert de forme de base. Non seulement un

grand nombre d’injures ayant pour référent la femme ou le sexe féminin sont applicables aux

hommes, mais de plus, le genre féminin sert à la formation de nombreuses injures. À titre

d’illustration, les suffixes « – ouille », « – aille » ou « – ure », génèrent respectivement des mots

tels que fripouille, canaille, ordure. L’injure étant une prérogative essentiellement masculine

1 Pierre Guiraud, Dictionnaire historique, stylistique, rhétorique, étymologique de la littérature érotique (Paris : Payot, 1978), p. 99. 2 Yaguello, Les mots et les femmes, 1979, p. 157. 3 RP, p. 131. 4 RP, p. 79. 5 RP, p. 79.

Page 183: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

174

174

dans ce corpus, il n’est pas étonnant que le sexe féminin dans les deux sens du terme, en fasse

toujours les frais.

Nous avions commencé cette partie en établissant deux catégories de femme, la « mère »

et la « putain », et en soulignant que les injures d’ordre génital signalent le mépris de la femme

dans une société où elle est condamnée d’office à être soit la « madone » ou la « pute ». L’une et

l’autre ont tout à y perdre car ces deux rôles extrêmes imposés à la femme ne laissent aucune

place pour le développement d’une personne à part entière. Certes, mère ou pute, la femme se

maintient comme « esclave de l’homme1 », « cadavre2 », « un corps de poupée3 ». En guise de

conclusion à cette partie, il nous apparaît que ces deux catégories sont en fait qu’une seule qu’on

pourrait désigner comme la « mère-pute ». En effet, parce que la sexualité de l’homme est

associée à l’idée de performance et de conquête et qu’ainsi la femme devient le témoin et le juge

par excellence, il en ressort de l’angoisse et de la peur de l’impuissance chez l’homme de ne pas

pouvoir être à la hauteur. D’où la nécessité pour l’homme d’attaquer le premier afin d’invalider

son témoin. Cela explique pourquoi la femme n’est qu’une pute, ou frigide, ou encore mal-

baisée. La langue, plus précisément le lexique, se fait le reflet de cette angoisse et il n’est ainsi

pas étonnant qu’à société dégradée, apparaît une parole débridée. L’usage de la débauche

textuelle ou l’écriture sans limite de la sexualité s’avèrent nécessaires pour dire le désordre

moral. Ces insultes s'inscrivent directement dans le registre de la grossièreté, de la malséance et

de l'obscénité, en raison de leur rapport au sexe feminin. Par cette analyse, nous avons tenté de

montrer que, la crudité des mots et le dévergondage textuel veulent, sans euphémisme ni fausse

1 ED, p. 54. 2 ED, p. 109. 3 ED, p. 113

Page 184: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

175

175

pudibonderie, dévoiler et dire à la fois le malaise et le mal-être d’une société déboussolée, sans

repère et sans ordre.

Page 185: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

176

176

4.2.3 La menace de mort ou le faire-dire du langage

Si, selon Benveniste, « L'énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un

acte individuel d'utilisation1 » et que pour Catherine Kerbrat-Orecchioni, « pratiquer la

linguistique de l’énonciation, c’est décrire le fonctionnement des énoncés à la lumière de certains

facteurs énonciatifs, et non décrire la situation et les actants de l’énonciation à la lumière de

l’énoncé2 », nous avons tenté de remettre en cause le schéma de communication traditionnelle en

incorporant l’analyse de l’énonciation à l’analyse de l’énoncé, c’est-à-dire, la génération même

des messages afin de ne pas céder à ce qu’Austin appelle « l’illusion descriptive ». Au long de ce

chapitre, nous avons tenté de mieux cerner les relations qui se tissent entre l’énoncé et les

différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir : les protagonistes du discours

(émetteur/récepteur), la situation de communication, les circonstances spatio-temporelles et

finalement, les conditions générales de production/ réception du message qui englobent le

contexte socio-historique et les contraintes de l’univers du discours. Cette démarche de la

linguistique de l’énonciation a été, autant que possible, de restituer le texte dans son contexte,

dans le but de mieux saisir le type de violence dont le discours postcolonial se trouve être porteur

et de dégager, à travers cette analyse inter-discursive des œuvres, les manifestations de

l’idéologie postcoloniale en tant que discours hégémonique. Cette démarche est encore plus

importante dans cette partie car comme nous l’avons vu, le discours que proposent ces « régimes

de violence par excellence » est de nature dictatoriale et totalisante tout autant au niveau des

énoncés qu’au niveau des instances énonciatives.

1 Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, op. cit., p.12. 2 Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 221.

Page 186: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

177

177

Ayant établi la particularité des modalités énonciatives de la société postcoloniale, nous

ferons ressortir, avec l'approche de Butler, d'Austin et de Soshana Felman, l'impact de la

violence langagière sur le corps et les modifications que cela entraîne, mais aussi de la

participation du corps dans le langage. Bref, nous tenterons d’analyser dans quelle mesure est-ce

qu’un discours injurieux affecte son allocutaire surtout s’il s’agit dans ce cadre de protagonistes

féminins qui sont sujets à un discours haineux, sexiste et raciste, et finalement la façon dont elles

réagiront face à cette violence. En effet, en établissant un parallèle entre violence corporelle et

violence linguistique, nous voulons faire ressortir comment la violence linguistique est sous-

estimée ou invalidée en faveur d'une violence corporelle alors que des mots injurieux peuvent

blesser autant que des coups physiques. Francoise Sironi, dans son étude, Bourreaux et Victimes:

Psychologie de la torture, avance que « Les cliniciens qui ont affaire à des victimes de torture se

disent toujours frappés par l’importance accordée par les patients aux paroles prononcées par

leurs tortionnaires1 ». Elle poursuit :

Ces paroles qui sont prononcées sous la torture [menace] et redoublées par des actes peuvent

n’avoir rien de térrifiant en soi quand elles sont entendues « hors contexte ». Mais quand elles

ont été prononçées sous la torture, elles restent gravées à jamais. Ces paroles ont littéralement

pénêtré leur être. […] Ces paroles vont pénêtrer le noyau de la personne torturée. Elles

pourront être « oubliées » à un niveau conscient, mais elles infilteront tout l’activité de pensée

et tous les actes […] On comprend dès lors pourquoi les patients se sentent bloqués, pourquoi

ils se plaignent de façon systématique de ne plus pouvoir penser, de ne plus rien mémoriser et

d’être inhibés chaque fois qu’ils veulent agir. Ces paroles sont aussi souvent vécuees comme

étant aussi destructrices que les tortures physiques2.

Véritablement, le discours injurieux rejoint aussi ce qu’Austin caractérise d' « actes performatifs

illocutoires », c'est-à-dire des actes qui en disant quelque chose le font et qui deviennent dès lors,

eux-mêmes la chose qu'ils effectuent. Cette partie s'efforcera justement de restituer au langage sa

1 Françoise Sironi, Bourreaux et Victimes: Psychologie de la torture (Paris : Editions Odile Jacob, 1999), p. 64. 2 Ibid, p. 65.

Page 187: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

178

178

capacité d'agir afin de réinscrire la violence des mots au sein même de la brutalité qui s'impose

sur les femmes pour les incapaciter et les renvoyer dans un état second et traumatique.

Notre objectif, dans cette partie, sera d’étudier l’interdépendance du « verbal » et du para-

verbal » et leur interrelation chez les trois romancières étudiées, nous sensibiliser à ce langage du

corps, porteur des valeurs proxémiques et kinésiques, lorsqu’il s’agit de l’analyser dans le texte

littéraire. L’articulation de cette problématique qui se fera à deux niveaux – axiologique (langage

des personnages) et praxéologique (actions des personnages dans ces récits romanesques), nous

permettra d’avancer que la communauté postcoloniale amorce une énonciation de domination, à

travers son vocabulaire social et ses modes de transmissions, dont la volonté est de chosifier, de

dévaloriser et d’assujettir l’Autre. En insistant sur les menaces et les ordres, nous montrerons que

les modalités énonciatives sont de nature performative. Comme le dit Ève dans Ève de ses

décombres, « Cela aussi, ils te le disent chaque fois. Agenouille-toi. Ouvre la bouche.

Reçois !1 ». Véritablement, le langage des hommes dans les textes de Devi, de Beyala et de

Mokeddem se résume à des verbes et il est formulé sous le mode de l’impératif qui signale

davantage la performativité du langage. Ces menaces et ces ordres s’accompagnent pour la

plupart de gestes brutaux qui accentuent, dès lors, l’acte du discours. Notons la scène dans Moi,

L’interdite où le père menace physiquement et moralement sa fille : « Il a eu un geste envers

moi. Tout ça c’est de sa faute, a-t-il crié soudain. C’est une malédiction descendue sur nous !

Lorsqu’il a dit cela, je me suis arrêtée. J’ai cessé de grandir. Pour racheter les prix de ses cannes

[…] 2». En somme, il s’agit ici d’un langage qui ordonne et qui génère de la peur, un langage

formulé par ceux qui occupent des positions de pouvoir au détriment des personnes

1 ED, p. 152. 2 ML, p. 16.

Page 188: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

179

179

subordonnées, et qui a pour effet de redoubler la subordination de ceux et celles auxquels il

s’adresse.

Lorsqu’il s’agit de l’énonciation performative, Felman explique : « Le référent analytique ou

performatif se réfère à la réalité matérielle du dialogue : celle de l’énonciation (du « discours

analytique » ou bien de la « performance » de langage, dont le référent est, littéralement, l’acte

même de l’énonciation), c’est en tant que l’énonciation est toujours, irréductiblement, en excès

sur son énoncé1 ». Cette disparité entre l’énoncé et l’énonciation est d’autant plus prononcée

dans le cadre de cette étude car l’énonciation est toujours soumise à la violence et à la

domination et agit en tant que réplique de celle-ci. Certes, les protagonistes au sein de notre

corpus sont soumis à un discours de haine, dont le rituel, rappelons-le, est celui de la

subordination à travers le déploiement de toute une panoplie d’ordres, de menaces et de violence.

Terme que Butler définit de la façon suivante: « La notion de menace contient implicitement

l’idée que ce qui est communiqué dans le langage préfigure peut-être ce que le corps va faire2 ».

En effet, nous serons témoins dans ce contexte de paroles qui s’accompagnent souvent de gestes

brutaux. Une évidence que l’on retrouve dans les œuvres devienne, beyalienne et mokeddienne.

Prenons le cas de Tanga qui écrouée à une prison, se retrouve à la merci des joailliers. Ces

derniers semblent pratiquement avoir un pouvoir de vie ou de mort sur elle, sans même

l’intervention du système juridique. Revoyons la scène :

Le kaki laisse la colère le creuser, s’enraciner en lui afin qu’éclosent en pétarade ses fleurs

gorgés de venin. Il crie, hurle des obscénités, l’écume aux lèvres. Il dit qu’il érodera son flac de

sa salive, qu’elle ne mérite que ça, réduite à la plus pure des déjections. Il dit qu’il ajustera les

trappes à sa grandeur et l’enfermera dans sa merde. Il dit qu’enfin, quand toutes les mouches de

1 Felman, Le scandale du corps parlant, op. cit., p.105. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 30.

Page 189: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

180

180

l’univers l’auront prise en tendresse, il se penchera vers elle, sa prisonnière, et dansera la ronde

hideuse de la mort1.

Lorsqu’il s’agit de la menace, il est nécessaire de souligner qu’elle constitue le sujet en lui

assignant une position doublement subordonnée. Ce discours de haine et d’oppression ne reflète

pas simplement une relation sociale de domination, il décrète la domination, et devient ainsi le

moyen par lequel la structure sociale est réétablie. Comme nous le dit Butler, « En vue de la

position sociale qu’il/elle occupe, l’auditeur (rice) est blessé(e) par cet énoncé. De plus, l’énoncé

enjoint l’auditeur d’occuper une position sociale subordonnée. De ce point de vue, un tel

discours réinvoque et réinscrit une relation structurelle de domination, et constitue l’occasion

linguistique de la reconstitution de cette domination structurelle2 ». Bien évidemment avec le

langage qui préfigure ce que le corps va faire et sa position subordonnée bien établie, Tanga sait

que le simple faux pas de sa part provoquerait la colère du gardien : colère qui pourrait mener à

sa propre mort. Le joaillier possède, ici, le même pouvoir que le souverain, c’est-à-dire qu’il

peut, sans crier gare, mettre sa menace en action. Tanga comprend et comme elle le dit : « Haine.

Insultes. Cris. Mes oreilles s’affolent. Mes sens s’emballent. Je trésaille. Je tremble. Je veux des

secours pour briser l’inconcevable spectacle mais ma bouche soumise au devoir […]3 ». Non

content de son silence, le gardien contre-attaque: « le silence décanté de la femme fait monter les

enchères de sa colère. Il la gifle. Il déchire sa robe. Il la laisse nue du monde, nue de lui et lui

ordonne de courir dans la pièce, habillée de sa seule peau4 ». Il semblerait alors qu’il n’y a pas de

sortie de secours ni de code de comportement pour éviter la préfiguration de la menace.

1 TTT, p. 62. 2 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 39. 3 TTT, p. 149. 4 TTT, p. 63.

Page 190: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

181

181

Véritablement le discours de haine ou encore les menaces rejoignent ce que Austin

caractérise d' « actes performatifs illocutoires », c'est-à-dire, des actes qui font immédiatement ce

qu’ils disent. Il semble alors que le principe de l’acte performatif réside dans cette apparente

coïncidence entre signifier et agir. En effet, ces mots ou axiologiques injurieux font figures de

détonateurs illocutoires à effets immanents et violents et comme le conclut Kerbrat-Orecchioni,

« Les termes péjoratifs sont tous disposés à fonctionner comme des injures, et que les injures

relèvent de la pragmatique du langage : elles visent à mettre le récepteur, selon un mécanisme de

Stimulus-Réponse, dans une situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale – par

la rogne ou par la fuite1 ». Face à ces menaces ou ces ordres, les personnages féminins

réagissent, d’un côté par la colère, ce qui provoque leur mise-à-mort et de l’autre, par la peur qui

finalement provoque tout aussi leur mort psychique. Vivant dans la peur d’être tuée par son père

incestueux, La Mouna évolue dans l’obscurité et le silence. Lorsqu’elle rencontre Lisa qui se

révolte contre sa situation, La Mouna s’écrie : « Surtout ne dis rien Lisa. La main reviendrait, et

elle m’étoufferait jusqu’à ce que je sois presque morte et me laisserait reprendre une goulée

d’air, rien qu’une, avant de m’étouffer de nouveau2 ». Ce qui en ressort, c’est que la menace

performative joue un rôle crucial dans la (non) formation du sujet. À ce titre, Butler avance que

« Le performatif n’est pas simplement une pratique rituelle ; c’est l’un des rituels majeurs par

lesquels les sujets sont formés et reformulés3 ». En effet, la menace engendre la peur de mourir

qui, par la suite, reformule l’identité du sujet féminin surtout s’il doit négocier son espace par

rapport aux coordonnées culturelles dominantes. Victime en attente de violence et de menace,

1 Kerbrat-Orecchioni, C. L’énonciation de la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 76. 2 ML, p. 84. 3 Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 210.

Page 191: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

182

182

«Et, incapable du regard […] réduite à la peur de ce qui ne se déclare pas1 », Tanga déclare :

« j’attends, la perplexité au corps, j’attends le nœud du mot qui va me briser et m’enkystrer dans

la chair2 ».

1 TTT, p. 153. 2 Ibid.

Page 192: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

183

183

4.3 Conclusion

Le rapport à la langue est l’un des traits caractéristiques de toute littérature émergente.

Lorsqu’on parle de la critique postcoloniale, la question de la langue se pose immédiatement et à

cause de la dimension historique qui l’habite, il est impossible de parler de langue neutre.

L’utilisation du langage par les représentants du pouvoir représente le premier rapport à la

langue, ce dont il est question dans le troisième chapitre de cette étude. Le chapitre précédent a

tenté de montrer comme ces utilisateurs rompent le langage, le maltraitent, le vident de son sens

et de son essence pour qu’il exprime le message qui sert leur idéologie. Surtout lorsqu’il s’agit

du contexte politique et socioculturel qui détruit toutes les structures de la société et atteint même

les bases du langage. Ce qui en découle est que ces bouleversements ébranlent les personnages

de ces romans puisqu’il y a une asymétrie profonde entre les événements de l’arrière-plan et les

personnages décrits au premier plan. La langue, qu’on le veuille ou non, est au service de la

société et dévéloppe des mécanismes ingénieux qui la reproduisent et la perpétuent. Si la

reproduction sociale correspond à une idéologie qui est maintenue et soutenue par le langage. En

effet, le langage se fait médiateur entre l’idéologie et les individus. En somme, le langage et les

différents aspects du parler qui en ressortent,

[…] sont marqués par les usages, ils présentent à l’analyse les empreintes d’actes ou de procès

d’énonciation; ils signifient les opérations dont ils ont été l’objet, opérations relatives à des

situations envisageables comme des modalisations conjonctuelles de l’énoncé ou de la

pratique; plus largement ils indiquent donc une historicité sociale dans laquelle les systèmes de

représentation ou les procédés de fabrication n’apparaissent pas seulement comme des cadres

normatifs mais comme des outils manipulés par des utilisateurs1.

1 Michel de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, op. cit., p. 38-40.

Page 193: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

184

184

Ainsi, le langage comme praxis social est soumis à des paramètres historiques, socio-

culturels, politico-économiques, bref idéologiques. Ce qui semble important ici est qu’il ne faut

pas seulement analyser cette manière d’écrire et de décrire comme une aberration, mais

l’appréhender plutôt dans sa valeur symbolique et surtout dans son pouvoir d’ordonner et de

donner du sens à ces paroles ou au comportement de la société dans sa globalité. De lui,

découlent la manière de « produire », « quadriller » et « imposer », mais aussi la capacité

« d’utiliser », « manipuler » et « détourner » les procédures stéréotypés reçues et reproduites par

un groupe, bref, ses « us et coutumes1 ». Dans ce troisième chapitre portant sur le discours

postcolonial, nous pensons avoir pu, avec des marqueurs discursifs dans la hiérarchie sociale,

saisir les contradictions internes de la société postcoloniale, les tensions sociales et les conflits

qui, par le langage, traversent, de manière verticale et horizontale, cette communauté. Il a été

question, en d’autres termes, de dégager les manifestations de l’idéologie à partir d’une analyse

intertextuelle ou interdiscursive des œuvres. D’abord, nous avons été témoin que dans une telle

communauté, on trouve une énonciation de la volonté de dominer et un langage qui consiste à

faire accepter à l’Autre une place et des pratiques. Ensuite, nous avons vu qu’il existe au sein du

discours postcolonial une analogie établie entre la situation marginale ou subordonnée de la

femme et celle du colonisé, faisant d’elle la cible d’une interpellation injurieuse. Elle devient un

site d’injure portant atteinte à sa sexualité, marginalisée non pas à cause de sa couleur mais de

son sexe. Elle doit aussi faire face à un discours performatif injurieux qui lui inflige un monde où

elle se sent menacée. Tout cela, comme nous l’avons vu, permet la mise en place d’une manière

de penser et d’agir au sein d’une communauté, assurant ainsi le bon déroulement de celle-ci.

Certes, le langage et son mode de transmission aux générations futures et les comportements

qu’il génère légitiment l’existence des catégories sociales et participent d’une manière ou d’une

1 De Certeau., 1998, p. 52.

Page 194: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

185

185

autre à leur perpétuation. La prise de conscience du poids de ces différents aspects du parler n’est

pas facile, car ils ont épousé le caractère d’une vérité avec leur quotidienneté, et le temps

historique les a validés. Marina Yaguello souligne que le rapport à la langue passe par son

rapport à la société:

La langue n’est pas faite uniquement pour faciliter la communication; elle permet aussi la

censure, le mensonge, la violence, le mépris, l’oppression, de même que le plaisir, la

jouissance, le jeu, le défi, la révolte. [...] La langue est un miroir culturel qui fixe les

représentations symboliques, et se fait l’écho des préjugés et des stéréotypes, en même temps

qu’il alimente et entretient ceux-ci1.

Cette rhétoricité violente ne reflète pas simplement une relation sociale de domination : elle

décrète la domination et devient ainsi le moyen par lequel la structure sociale est rétablie.

Comme le souligne Butler, « Le pouvoir n’est pas une institution, ni une structure : ce n’est pas

non plus une certaine force dont nous serions dotés; c’est le nom que l’on attribue à une situation

complexe dans une situation donnée […] Il fonctionne à la dissimulation; il apparaît comme

autre chose que lui-même, il apparaît comme un nom 2». À travers les trois dernières parties,

nous avons tenté de montrer les lieux où apparaît le pouvoir dans le langage et les formes sous

lesquelles il apparaît. Pour cela, nous avons dépeint un tableau assez sombre du premier rapport

au langage, celui des dominants.

Néanmoins, au-delà de la frustration ou de la vanité qu’il peut produire, l’utilisation

quotidienne de ce langage est, selon nous, porteur d’espoirs. Les codes de comportement et le

langage sont les catalyseurs des changements de la société. Si le langage nous renvoie une

certaine image de la société et s’il perpétue nos attitudes envers la race, la classe et le genre, il

faut également rappeler que nous nous situons dans un contexte culturel fortement marqué par

1 Yaguello, Les mots et les femmes, op. cit., p. 7-8. 2 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 58.

Page 195: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

186

186

l’autorité partriarcale soutenue par le discours religieux – les religions musulmane et hindoue-

par un remaniement de cette utilisation, on parviendrait à changer ces attitudes. Ce remaniement

se fera, dans le cadre de cette étude, à travers l’écriture. Les femmes sont conscientes du pouvoir

symbolique de l’écriture et des mots. L’espace de l’écriture deviendra l’agent qui permet de

déconstruire les structures qui agissent au stade du symbolique, pour reprendre cette

terminologie de Bourdieu1; qui qualifie de « violence symbolique» la domination masculine qui

est imposée et subie, soumission paradoxale, violence douce, insensible, invisible pour ses

victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la

communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la

reconnaissance ou, à la limite, du sentiment. Mais l’écriture deviendra également le lieu

permettant de reconstruire une identité marquée par le sexe et par un désir de représentation par

rapport à l’Autre.

1 Pierre Bourdieu, La domination masculine (Paris : Seuil, 1998), p. 12.

Page 196: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

187

187

5 Le langage hors-norme ou la narration du corps traumatisé

5.1 Introduction

Nous aborderons dans cette troisième partie les dimensions narratologiques et énonciatives

des personnages féminins pour contrer ce discours d’oppression auquel elles doivent faire face,

que ce soit au niveau de l’interpellation injurieuse, des insultes ou de la menace de mort qui

portent atteinte au corps. Nous servant de la confrontation dialectique du Symbolique et du

Sémiotique de Kristeva en tant que modalités de la signifiance selon les limites du contexte

social, nous analyserons les manifestations littéraires et les stratégies de mises en discours du

langage poétique du sujet féminin dans les romans de ces trois écrivaines francophones. En

conséquence, nous démontrerons les moyens de réappropriation mis en place par le sujet féminin

et identifierons les modalités qui constituent la spécificité de son discours. Il s’agira au premier

abord de mieux cerner le Symbolique en soulevant non seulement la répudiation du rapport au

corps maternel qui fonde cette modalité, mais en le définissant comme « une économie de la

signification auto-suffisante qui exerce son pouvoir en délimitant ce qui peut ou ne peut pas être

pensé dans le cadre de l’intelligibilité culturelle1 ». Or, face à ce langage qui structure le monde

en invalidant les significations plurielles et en les remplaçant par des significations univoques et

distinctes, les personnages féminins de ce corpus abordent plutôt une réalité pré-culturelle, en

laissant émerger la multiplicité des pulsions manifestes dans leur langage et certainement, en

résistant à toute signification finie et univoque. Comme le soutient Butler, en d’autres termes,

« le ‘corps maternel’ désigne un rapport de continuité plutôt qu’un sujet fini ou un objet de désir;

en réalité, il désigne la jouissance précédant le désir et la dichotomie sujet/objet que présuppose

1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 178.

Page 197: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

188

188

le désir. Alors que le Symbolique se fonde sur le rejet de la mère – le Sémiotique – à travers le

rythme, l’assonance, les intonations, le jeu sonore, et la répétition représente ou réhabilite le

corps maternel dans le langage poétique1 ».

Nous avons commencé le chapitre précédent en dénotant les moments où s’occasionnent

les blessures linguistiques causées par le discours de haine et qui mettent en question la survie

linguistique et corporelle du locutaire. Dans cette partie, nous tenterons de faire remarquer que

l’interpellation injurieuse, l’insulte et la menace de mort, qui constituent le discours de haine

peuvent, faute de n’être que blessure, initier une contre-mobilisation et un contre-discours.

Comme l’avance Butler, si « recevoir un nom est aussi l’une des conditions de la constitution

d’un sujet dans le langage2 », c’est que ce même sujet, une fois constitué, parvient à son tour à

devenir énonciateur et de pouvoir répondre, de réapproprier et de possiblement donner lieu à une

resignification. Un exemple que nous donne Butler serait le terme « queer » qui possédait une

connotation injurieuse et dérogatoire à l’origine, mais qu’à travers sa réappropriation par la

communauté gaie, ce terme a été transformé de sorte à ne plus représenter l’ « Autre » abject,

mais bien à mener à une identification positive. Il apparaît donc qu’à travers cette nature

polysémique de la langue une certaine résistance devient possible. Il faudrait néanmoins faire

remarquer que cette résistance ne se formule pas dans la recréation d’un sujet souverain, car

comme nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, le sujet n’est jamais complètement

libre ni autonome, mais que cette résistance se situe plutôt dans le contrôle et le remaniement de

la langue que peut opérer le locutaire.

1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 183. 2 Butler, Le pouvoir des mots, p. 22.

Page 198: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

189

189

Ainsi, ce qu’il y aurait d’intéressant au niveau de la résistance ou de l’agentivité, c’est que

celle-ci émerge, d’un premier abord, à travers une soumission au pouvoir. Certes, dans un

premier temps, nous sommes assujettis, c’est-à-dire que nous subissons la domination instituée

par l’acte interpellatif, mais par la suite, nous réalisons que notre existence en tant que sujets

découle de cette même domination. Voilà le paradoxe du pouvoir, car si nous nous opposons au

pouvoir, nous en dépendons tout autant pour exister. Comme le dit Butler :

Penser les normes qui nous définissent amène à reformuler la question de la

domination, pour la poser en termes de pouvoir. Le pouvoir ne réprime pas seulement, il fait

exister. Il produit autant qu’il interdit. L’assignation que nous endossons et reprenons à notre

compte est la condition paradoxale de notre capacité, voire de notre puissance d’agir1.

En d’autres mots, ce glissement paradoxal du pouvoir qui s’opère entre l’énonciateur qui

interpelle le sujet et qui, à son tour, a le pouvoir d’intervenir dans la réitération du pouvoir,

permet la constitution d’une certaine agentivité et d’une résistance. C’est dire que le sujet

interpelé devient ainsi le site primaire pour le renouvèlement du pouvoir et que la capacité d’agir

du sujet apparaît en raison de l’assujettion que l’on doit d’abord subir de sorte à pouvoir exister

socialement. Si le sujet se constitue à travers sa subordination au pouvoir et que c’est cette

subordination qui peut donner lieu à une agentivité ou encore à une capacité d’agir, il s’ensuit

alors que la résistance ou l’agentivité est intimement liée au processus d’assujettion. En effet,

c’est la possibilité de contrer le discours de haine, de le répéter et de le réinscrire dans d’autres

contextes, qui souligne le pouvoir de répondre, de réagir à travers le langage ; bref à une

agentivité linguistique aboutissant à d’autres avenues éthiques et sociopolitiques. C’est

effectivement à partir de la position assujettie du sujet féminin que nous tenterons de montrer

l’agentivité et la résistance à travers la survie linguistique qu’elle déploiera. Ce qu’offre ce

1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p.15.

Page 199: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

190

190

modèle est que l’on peut reprendre les termes interpellatifs injurieux et renommer ces mêmes

termes qui ont tenté de nous blesser afin de les reconfigurer positivement.

Selon Kristeva (1974), le processus producteur de sens dans le langage est composé de

deux éléments concourants, le Symbolique et le Sémiotique dans lequel le Symbolique reste

hégémonique alors que le Sémiotique est défini comme la multiplicité des pulsions manifestes

dans le langage. Or, si l’on s’en tient à l’idée que la culture et l’idéologie sont des structures

paternelles, il nous apparaît évident que le Symbolique est justement au service de l’idéologie et

la culture patriarcales. En effet, le Symbolique selon Kristeva, serait une loi paternelle qui

structure toute signification dans le langage. Cette loi supprime les significations plurielles en

faveur des significations univoques et clairement distinctes. Comme nous le dit Butler au sujet

du Symbolique,

Cette loi rend possible l’existence même d’un langage doté de sens, et, partant, d’une

expérience qui en a aussi, par le refoulement des pulsions libidinales primaires, y compris la

totale dépendance de l’enfant au corps maternel. C’est donc la répudiation du rapport primaire

au corps maternel qui rend possible le Symbolique. Le « sujet » qui émerge de ce refoulement

finit par porter et même promouvoir cette loi répressive1.

Quant à la deuxième modalité du langage qu’est le Sémiotique, Kristeva la définit comme

un lieu spécifiquement féminin où réside la multiplicité des pulsions manifestes dans le langage

et elle soutient que le Sémiotique est une dimension du langage que le corps maternel primaire

rend possible. Elle dit de lui qu’il existe avant le sens, comme lorsqu’un enfant commence à

vocaliser, ou après le sens, comme lorsqu’une personne psychotique n’emploie plus de mots

pour signifier. En d’autres termes, nous dit Butler, « Alors que le Symbolique se fonde sur le

rejet de la mère, le sémiotique- à travers le rythme, l’assonance, les intonations, le jeu sonore et

1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 179.

Page 200: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

191

191

la répétition – représente ou réhabilite le corps maternel dans le langage poétique1 ». Ainsi, si le

Symbolique est une loi paternelle, le Sémiotique, quant à lui, est une loi maternelle. C’est

justement ces pulsions primaires voire maternelles, non seulement celles de la mère mais celles

du petit enfant qui dépend de cette dernière, qui constituent le sémiotique que le Symbolique

tente de refouler. En somme, Kristeva définit ainsi la culture comme une structure paternelle et la

maternité comme une réalité essentiellement pré-culturelle.

Il est vrai que Kristeva conçoit le langage comme un système dans lequel le Symbolique

reste hégémonique. Certes, malgré le fait que le Sémiotique reste invariablement subordonné au

Symbolique, Kristeva décrit le Sémiotique comme ayant la capacité de détruire ou d’éroder le

Symbolique de l’intérieur et constitue ainsi un potentiel subversif du Symbolique. Ce sont

justement selon elle, à travers les pulsions telles que « l’élision, la répétition, le simple son et la

multiplication du sens par le biais d’images et de métaphores qui signifient à l’infini2 », étant une

possibilité du langage qui échappe à la loi paternelle que cela devient possible. Bien que le

Sémiotique garde un statut ontologique antérieur au langage lui-même de par sa nature pré-

discursive ou pré-culturelle, cette multiplicité de pulsions caractérisant le Sémiotique permettrait

de perturber et de subvertir le Symbolique. Traduite dans le langage, en particulier dans le

langage poétique, cette économie libidinale prédiscursive devient ainsi un lieu de subversion

culturelle, car elle défie les exigences univoques de la signification à l’intérieur même du

Symbolique. En réalité, le langage poétique, étant donné sa capacité à perturber, à subvertir et à

déstabiliser l’exercice de la loi paternelle, permet de recouvrir le corps maternel dans la langue.

Ce retour au « corps maternel » qui est en jeu avec le Sémiotique désigne un rapport de

continuité à travers le langage poétique où prévalent les significations plurielles et la non-clôture

1 Ibid, p.183. 2 Ibid, p.184.

Page 201: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

192

192

sémantique, plutôt qu’un sujet fini. Certes, le langage poétique a sa propre modalité de

signification non conforme aux exigences de la désignation univoque et fournirait ainsi, selon

Kristeva, une issue linguistique qui ouvrirait la possibilité de faire voler en éclats les termes

habituels, univoques du langage et de révéler l’irrépressible hétérogénéité des significations

multiples.

Les femmes ne peuvent pas être pensées comme ayant été exclues d’une manière ou d’une

autre du langage. Au contraire, s’élève l’urgence qu’elles y trouvent leur positionnement et

finalement qu’elles fassent preuve d’un remaniement du langage qui déstabiliserait le

Symbolique au profit d’une langue instinctive et pulsionnelle, ce par le biais d’une rhétoricité

investie d’images, de sons et de métaphores qui défierait le « sens » et signifierait comme le

souligne Butler « à l’infini1 ». Nous verrons comment elles font preuve de tactiques linguistiques

de façon à faire de la subversion une stratégie plus efficace. Au lieu d’attaquer de front le

Symbolique, ayant conscience de ne pas pouvoir s’en défaire, car étant encore et toujours en

dessous du territoire de cette loi et sans se soumettre aux stéréotypes coloniaux ni pour autant les

nier, elles optent plutôt pour une stratégie implicite, une stratégie, disons, de l’intérieur. Ces

tactiques leur permettent de s'investir à l'intérieur du champ de vision de l'ennemi et dans

l'espace contrôlé par lui. Cette oppositionalité qu’elles mettent en place à travers le langage

poétique laisse transparaître, comme l’indique Ross Chambers2, « ‘a savoir faire’, a ‘ knack’,

[…] an ‘art’, a techné 3». Car comme le conclut si bien Butler, « Il ne s’agit pas d’exercer une

1 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 184. 2 Ross Chambers, Room for Manoeuver: Reading (the) Oppositional (in) Narrative (Chicago : Chicago UP, 1991), p. 10. 3 Ibid.

Page 202: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

193

193

puissance d’agir à distance, mais précisément de lutter depuis l’intérieur des contraintes de la

coercition 1».

Ainsi à travers un langage poétique marqué par l’élision, la répétition, la multiplication du

sens par le biais d’images et de métaphores, ce même langage qui recourt au corps maternel dans

la langue et qui a la capacité de perturber, de subvertir et de déstabiliser l’exercice de loi

paternelle, les personnages féminins adoptent ainsi une survie linguistique et suppose dès lors

que le langage devient pour elles un « lieu de survie ». De fait, nous ressortirons les mécanismes

rhétoriques tels la multiplication du sens à travers les mots-segments ou les mots-carrefours, les

contradictions et les répétitions et finalement les non-dits et les sous-entendus qu’utilise le sujet

féminin afin de contourner le langage pour finalement mettre en place un contre-discours propre

à lui. Mécanisme de renversement et de reconfiguration car au lieu de ré-énoncer les mêmes

clichés, elle les critique et leur donne d’autres possibilités de signification, marquant ainsi un

déploiement linguistique pour contrer la réification du corps et des blessures linguistiques au

sens où l’entend Butler. Il nous paraît fort clair que les sujets féminins, dans les romans de notre

corpus, poussent volontairement à l’éclatement, le langage ainsi que le corps, déstabilisant le

Symbolique, afin d’y apporter un sens nouveau, un espace affectif propre à elles. Une sémiotique

qui permet au langage de défier le sens, d’atteindre d’autres limites et de posséder des pouvoirs

autres que ceux qui leur sont déjà attribués. Comme l’avance Kristeva dans son œuvre Polylogue

(1977), « C’est au prix du refoulement de la pulsion et du rapport continu à la mère que se

constitue le langage comme fonction symbolique. Ce sera au contraire, au prix de la réactivation

de ce refoulé personnel, maternel, que se soutiendra le sujet en procès du langage poétique pour

1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 60.

Page 203: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

194

194

lequel le mot n’est jamais uniquement signe1 ». En effet, dans ce discours qui les force à une

subordination sociale, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : comment réagissent-

elles en tant qu’énonciatrices face à ce discours de haine, ce langage qui dit et fait violence ?

Quelles sont leurs stratégies discursives qui leur permettent de contourner cette réalité discursive

oppressive et humiliante ? Et finalement, comment s’emparent-elles du langage pour créer leur

contre-discours ?

1 Julia Kristeva, « D’une identité à l’autre », in Polylogue (Paris : Seuil, 1977:149-172), p.162.

Page 204: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

195

195

5.2 La répétition ironique chez Beyala et Devi

Selon Butler, « le trauma social prend la forme non d’une structure qui se répète

mécaniquement, mais plutôt celle d’une sujétion continuelle, celle de la remise en scène de

l’injure par des signes qui à la fois oblitèrent et rejouent la scène1 ». Si la répétition peut être le

moyen par lequel le trauma est répété, il peut tout à la fois être le moyen par lequel il rompt avec

l’historicité dont il est prisonnier. Pour Butler, en effet, l’interpellation injurieuse ne serait pas

complètement négative dans la mesure où elle permettrait au sujet de se reconstituer en

répondant. Cette réponse est une inscription dans le langage, assurant sa subjectivité et la

possibilité de reconfiguration à travers le renouvèlement de l’opération interpellative. Un des

exemples qu’elle développe dans Le pouvoir des mots (2004) est l’inversion des valeurs des

interpellatifs à l’œuvre dans le processus de « resignification » par lequel les groupes

minoritaires humiliés se construisent des noms identitaires « récupérés » : c’est le cas du célèbre

nom de négritude, mais aussi de queer, anciennes insultes devenues étendard identitaire. De cette

violence, il n’est pas possible d’en faire l’économie, mais il faut cependant souligner que

l’injure, le nom que l’on nous donne, n’a pas que le pouvoir de nous paralyser, et de nous réduire

au silence. S’il nous interdit d’être des sujets souverains, il ouvre cependant l’espace d’une

capacité d’agir: nous sommes dépendants, pour exister, des noms que l’on nous donne, mais ces

noms, nous pouvons aussi les critiquer, ne serait-ce que parce qu’ils sont multiples, parce que le

nom que l’on nous donne n’est pas « propre » mais un nom parmi d’autres et il n’a pas qu’un

« sens » mais un sens parmi d’autres.

1Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59.

Page 205: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

196

196

Il est vrai que l’objectif du discours de la haine est de renforcer le pouvoir du locuteur et

de dévaloriser le locutaire mais comme l’argumente Butler, la réelle force du discours haineux

réside non pas dans ses effets performatifs mais plutôt dans le contexte dans lequel il est émis.

Ce que veut dire Butler, c’est donc que si les effets de ce discours et son contexte deviennent

séparables, il se pourrait alors que le succès des effets du discours haineux ne soit pas une

garantie. Ce que cela permet à Butler d’avancer est qu’un changement de contexte du discours de

la haine permettrait de diminuer ou désamorcer sa force injurieuse. En d’autres mots, reprendre

l’insulte, la répéter dans un nouveau contexte et elle cessera d’avoir une fonction dérogatoire. Ce

changement de contexte ne peut cependant pas se produire sans la répétition. Comme l’affirme

Butler,

D’une part, il est impossible de témoigner sans citer l’injure pour laquelle on demande

compensation, ainsi il doit citer les mots qui lui ont été adressés afin de manifester leur pouvoir

de blesser. Ces mots ne sont pas à l’origine « les siens » mais les citer constitue la condition de

possibilité de sa puissance d’agir dans le cadre de la justice- même si dans ce cas […] ils ont

été repris précisément pour disqualifier sa puissance d’agir. La citationalité du performatif rend

possible en même temps la puissance d’agir et l’expropriation1.

Ce que dit Butler est que, le langage qui s’efforce de contrer les injures du discours doit

inévitablement répéter ces injures, mais sans pourtant les rejouer et ce, en ouvrant de nouveaux

contextes, en parlant sur des modes qui n’ont jamais encore été validés et en produisant par

conséquent des formes de légitimation nouvelles et futures. Ce n’est qu’ainsi que la répétition

devient une reformulation et qu’une resignification est possible. C’est justement cette tendance

que nous retrouvons chez Devi et Beyala, car Ève de ses décombres2 et Femme nue femme noire3

s’investissent dans un réseau discursif avec le déjà-écrit, en reprenant, rien qu’à travers leurs

1Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p.126. 2ED. 3FN.

Page 206: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

197

197

titres, des discours historiques pour en faire des discours à (re)construire. Favorisant le dialogue

avec les textes antérieurs soit la Genèse pour Devi et celui du poète de la Négritude du côté de

Beyala, le projet de ces deux romancières se place sous le double signe de la dénonciation et de

la parenté, autrement dit sous le trait de l'héritage de Senghor et de la Genèse. Ce faisant, ces

deux romancières explorent la capacité de resignification en renversant le sens initial de ces deux

textes et en créant d’autres possibilités de discours. À travers cette stratégie, comme le précise

Butler, « Les mots sont énoncés et désavoués au moment même de leur énonciation et le discours

critique tenu à leur propos devient précisément l’instrument de leur répétition1 ».

L’instrumentalisation de la répétition est un enjeu capital dans Ève de ses décombres et

Femme nue, femme noire, et avec ce tour de force, ces deux romancières parviennent à mettre en

branle des jeux intertextuels entre les textes citants et les textes cités. À noter que l’écho de ces

rapports dialectiques s’amorce déjà à partir de leurs titres. Au sujet de l’importance du titre, Leo

H. Hoek rappèle que « le titre a la primauté sur tous les autres éléments composant le texte. Nous

parlons ici de primauté dans un double sens : le titre est non seulement cet élément du texte

qu’on perçoit le premier dans un livre mais aussi un élément autoritaire, programmant la lecture.

Cette suprématie de fait influence toute interprétation possible du texte2 ». L’importance du titre

est, dès lors, capitale, car non seulement il débute un texte en se constituant comme point de

départ, mais il se poursuit un rapport paradigmatique entre le titre et le texte qui n’est pas

négligeable. Bien au contraire, « Le titre constitue un résumé du texte, au moins partiel : primant

l’ensemble du texte, le titre demande à être rapproché de chaque phrase, de l’initiale à la finale.

1 Butler, Le pouvoir des mots. 2004, p. 61. 2 Leo. H Hoek, La marque du titre: Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle (Holland : Éditions Mouton, 1981), p. 1.

Page 207: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

198

198

C’est dans le titre que se manifeste déjà le sens du texte1 ». L’instrumentalisation de la répétition

du titre est récurrente chez Beyala. Elle cite, non seulement, dans C’est le soleil qui m’a brûlée

(1986) un vers des Cantiques de Salomon comme épigraphe, et elle recourt au poème de Senghor

pour constituer le titre et l’exergue de son douzième roman. Devi quant à elle, emprunte le nom

propre d’Ève, nom chargé de sens pour son protagoniste éponyme, car il retrace l’histoire de la

femme et qu'elle amalgame avec « décombres » pour imposer ainsi une ligne directrice en vue

de la lecture. Certes, comme l’explique Genette2, leur choix est loin d'être anodin, car le rôle de

la paratextualité englobant des éléments comme titres, sous-titres, intertitres, épigraphes,

préfaces, postfaces, illustrations et commentaires marginaux influence aussi bien la portée du

discours que la réception du texte par le lecteur. De tous ces éléments paratextuels mentionnés

ci-dessus, nous nous attarderons principalement sur la pertinence du titre dans le cadre de notre

analyse pour étudier les rapports entre les romans de ces dernières et les textes antérieurs

auxquels ils se réfèrent. Soulignant l’importance commerciale, artistique et légitimante des titres,

Duchet avance que, « ceux-ci se donnent la vocation de frapper l’attention, de donner une idée

du contenu, de stimuler la curiosité et d’ajouter un effet esthétique pour parfaire la séduction,

révélant ainsi les fonctions déterminantes qu’ils assument : fonction référentielle (centrée sur

l’objet), fonction conative (centrée sur le destinataire), fonction poétique (centrée sur le

message)3 ». De plus Duchet fait remarquer que, « manipulé par le langage, conditionné par ses

supports, travaillé du dedans par un énoncé fictionnel, il (le titre) cherche […] un équilibre entre

les lois du marché et le vouloir-dire de l'écrivain4 ». En somme, le titre est bien plus qu’un

agencement de mots. Non seulement il est un espace textuel, il devient aussi un espace social

1 Josette Rey-Debove, Lexique de sémiotique (Paris : PUF, 1979), p. 699. 2 Gérard Genette, Palimpsestes: La littérature au second degré (Paris : Seuil, coll. « Poétique », 1982), p. 155. 3 Claude Duchet, « La fille abandonnée et la Bête humaine. Éléments de titrologie romanesque ». Littérature 12 (1973):49-73, p. 49 4 Ibid, p. 51.

Page 208: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

199

199

surtout lorsque rentre en jeu une intertextualité qui permet de relier le titre à son environnement

historique, social et culturel. La reprise de ces titres par Beyala et Devi permet aussi de rendre

compte de l’évolution des titres et ainsi d’un indice temporel entre le texte citant et le texte cité.

Comme le souligne Leo. H Hock : « Le titre est un signe culturel parce que les usagers s’en

servent pour renvoyer à un monde possible (ou réel) par le biais du co-texte; ils utilisent ces

textes, et donc ces titres pour transformer la relation entre l’homme et la nature par réflexion,

spéculation action, etc1 ».

En outre, le titre peut renvoyer non seulement à son co-texte mais aussi à d’autres titres et

d’autres co-textes, dans ce cas, le titre remplit donc une double-fonction en renvoyant à son

propre co-texte et à un autre texte. Ainsi, il arrive que certains textes renvoient à des titres

connus, comme c’est le cas dans cette étude, et cela donne lieu à l’intertextualité. De l’intéraction

textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte, Kristeva affirme que « Pour le sujet

connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire

et s’insère en elle. Le mode concret de réalisation de l’intertextualité dans un texte précis

donnera la caractéristique majeure (sociale/esthétique) d’une structure textuelle 2». De plus, en

raison de l’exploitation systématique que les romans de Beyala et Devi font de l'oralité

(légendes, mythes, contes, chants, proverbes, dictons, idiome, entre autres), ils s’associent au

même phénomène de réseau discursif baptisé souvent de « dialogisme bakhtinien »

« intertextualité» ou « transtextualité ». Pour Kristeva « le mot (texte) est un croisement de mots

« textes) où on lit au moins un autre mot (texte) […] Tout texte se construit comme mosaïque de

citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion

d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins comme

1 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 28. 2 Kristeva, Séméiotikè : Recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, coll. « Poétique » 1969(a), p. 443.

Page 209: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

200

200

double1 ». Dans le prolongement des thèses de Bakhtine et de Kristeva, si l’on s’appuie sur la

théorisation de Genette2 d’après laquelle la relation unissant un texte antérieur à son imitation

relève de l’hypertextualité, on peut soutenir que Femme noire et la Genèse sont les hypotextes

dont dérivent les hypertextes, Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres. À la suite de

Genette, Wagner soutient que l’hypertextualité met en place « une dialectique de la fidélité et de

l’infidélité: fidélité dans l’infidélité, infidélité dans la fidélité3 ». Malgré le laps de temps qui

sépare l’hypotexte de l’hypertexte, il reste que les deux textes entretiennent un rapport dialogique

qui mérite l’investigation, impliquant un recul à faire et un discours à revisiter. C’est en effet

dans cette optique que l’intertextualité facilite l’appréhension des dissemblances et les

ressemblances entre l’hypotexte et l’hypertexte, car comme le souligne Genette

« l’hypertextualité a pour elle ce mérite significatif de relancer constamment les œuvres

anciennes dans un nouveau circuit de sens4 ». Avec cette tactique, nous tenterons de faire

ressortir le contre-discours de Beyala et de Devi qui émerge des hypertextes que représentent

Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres. D’emblée, c’est ce que cherchera à montrer la

présente analyse.

En ce qui concerne Beyala, on note que le titre, Femme nue, femme noire est une citation

directe du premier vers de Femme Noire (1940) de Senghor. Ce choix est d’autant plus

stratégique qu’elle profite de la notoriété de Senghor et de son poème, celui le plus cité de ce

dernier. Le roman s’ouvre sur ce poème de Senghor invoquant par conséquent l’image de femme

senghorienne, celle qui fait référence à cette « terre promise5 », à ce « fruit mûr à la chair

1Ibid., p. 84-5. 2 Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 11-2. 3 Frank Wagner, « Les Hypertextes en questions ». Études littéraires. 34.1-2(2002): 297-314, p. 301. 4 Ibid, p. 483. 5 Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre, 1945.

Page 210: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

201

201

ferme1 » et à ce « tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur2 ». Tous

les qualificatifs utilisés dans ce poème soit « ombre », « beauté», « gazelle », « délices »

introduisent l’idée d’une proie prête à être consommée. Mais voilà qu’au tout début du texte, la

narratrice en cite le premier vers, « Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie

[…] » à travers duquel Beyala entame une dépoétisation et une déconstruction du discours

réducteur de la Négritude au sujet de la femme africaine. C’est ainsi que sa protagoniste, Irène,

déclare : « Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez: mes mots à moi

tressautent et cliquettent comme des chaînes […], et encore moins ces approches rituelles de la

femme fatale, empruntées aux films ou à la télévision3 ». Désormais, elle utilise un langage

agressif et qui dérange pour décrire son projet romanesque. Elle dit que ses mots « tressautent et

cliquettent comme des chaînes » et « détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent,

torturent4 ». Face au langage pudibond que propose Senghor surtout lorsqu’il s’agit de parler de

la femme et de sa sexualité, Beyala recourt à un discours transgressif et brutalement obscène, qui

dénude et qui exhibe. Il s'agit, dès lors, d'établir un « arsenal linguistique » capable de conjurer

avec tous les systèmes phallocratiques qui réduisent la femme à son apparence extérieure et à sa

fonction reproductive, auquel fait allusion la négritude senghorienne. À la place du champ

lexical non grossier (beauté, douceur, pudeur, pureté, fragilité, simplicité) proposé par Senghor

lorsqu’il s’agit de dépeindre la femme noire africaine, Beyala nous offre un décor nauséabond

accompagné de termes contredisant ceux de Senghor. Irène se présente elle-même de la façon

suivante :

1 Ibid 2 Ibid 3 FN, p. 11. 4 FN, p. 11.

Page 211: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

202

202

Je m’appelle Irène. Irène Fofo. Je suis une voleuse, une kleptomane pour faire cultivé

[…] J’aime voler, piquer, dérober, chaparder, détrousser, subtiliser […] Quand je chaparde,

mes nerfs produisent une électricité qui se propage dans tout mon corps ! […] Il me vient des

sécrétions. Je suis en transe orgasmique ! Je jouis. D’ailleurs, en dehors du sexe, je ne connais

rien d’autre qui me procure autant de plaisir1.

Dans son introduction, elle désamorce le crédo senghorien en introduisant des

qualificatifs qui vont à l’encontre de ce dernier. Ici, la femme est voleuse, nymphomane et

surtout, elle ose admettre le plaisir qu’elle ressent en commettant ces actes. D’ailleurs, pour

Irène, l’acte du vol et l’acte sexuel lui procurent le même plaisir car à travers ces deux actes, elle

s’approprie ce qui lui est refusé. Dans ce manifeste anti-senghorien, nous sommes face à une

femme qui dicte non seulement ses faits et gestes mais ceux de son entourage et assume, dès lors,

une position centrale dans le texte. Surtout lorsqu’il s’agit de penser la sexualité, car si Irène vit

« sur une terre où l’on ne le nomme pas […]2 », elle mettra en scène tout au long du roman de

nombreuses scènes d’accouplement qui vont jusqu’à défier toutes notions de relations

hétérosexuelles. Certes, face à l’euphémisme dont fait preuve Senghor lorsqu’il s’agit de

nommer et de décrire l’acte sexuel, Beyala n’a pas peur des mots et opte plutôt pour une

approche pornographique si tant que le sexe devient le moyen de guérir les maux de l’Autre.

Face à ce sexe qui n’est pas nommé et qui est tabou, il n’en reste pas moins que Beyala opère

une véritable sacralisation de la sexualité en désignant Irène comme « la grande prêtresse3 » ou

encore « la déesse de l’amour4 », car comme le dit Irène, « le sexe est plus doux pour l’âme que

l’amour de Dieu5 ». Établissant une concrète opposition entre l’univers idéalisé et prude que

propose Senghor et celui de la laideur et de l’exhibitionnisme qu’elle dépeint, Beyala parvient, à

1 FN, p. 12. 2 FN, p. 12. 3 FN, p. 100. 4 FN, p. 30. 5 FN, p. 36.

Page 212: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

203

203

travers cette démarche, à dresser un bilan contradictoire du discours senghorien, à braquer

l’éclairage sur l’idéologie rétrograde de la Négritude et sur l’image d’une femme mystifiée et

poétisée qui sert de pilier à ce mouvement.

Épurée de la mémoire ancestrale des affectations propres aux femmes, Irène s’impose

ainsi : « Je suis là, en exploratrice, libérée des entraves et des obligations. J’erre sans autre

finalité que celle de satisfaire cette quête carnassière qui, chaque jour, m’incite à m’approprier

des choses qu’on ne me donne pas1 ». D’emblée, la narration de Femme nue, femme noire se

construit à partir d'un rejet de la notion de femme africaine dans les discours d'une société

phallocratique ou patriarcale. Dans une telle société, l'identité de la femme se réduit à deux

aspects de sa personne: son apparence physique et sa fonction reproductive. D'où la perspective

exprimée dans l'extrait du poème de Senghor qui sert d’épigraphe au roman de Beyala et qui lui

donne son titre. Non seulement la femme noire beyalesque se pose en insoumise et sexuellement

vorace, mais tout ce qui a trait à son apparence physique suggère la laideur, l’infertilité et

l’impureté. De plus, la narratrice rejette aussi l'image de sa consoeur occidentale: « Parce que,

ici, il n'y aura pas de soutien-gorge en dentelle, de bas résille, de petites culottes en soie à prix

excessif2 ». Il s’agit ici de reformuler une nouvelle image de la femme qui ne coïncide plus avec

l’image de Senghor ni avec l’image de la femme occidentale. La narratrice a pour objectif de

s'éloigner de toute manière de concevoir la féminité comme quelque chose de visible existant à

l'extérieur de la personne tout en étant l’objet du regard de l’homme. Si, chez Senghor, c’est

l’homme qui fait l’apologie de la femme à travers une perspective androcentrique, si c’est

toujours l’homme qui la décrit à travers le regard masculin, c’est une femme qui prend en charge

la narration chez Beyala. En effet, Irène assurant les fonctions de narratrice-protagoniste assume

1 FN, p. 14. 2 FN, p. 11.

Page 213: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

204

204

totalement sa subjectivité. En d’autres termes, ce n’est plus l’homme qui dicte les regards et les

faits et qui initie les rapports sexuels mais c’est la femme qui se fait sujet et agent de ses propres

histoires à elle tout en inventant celles de l’homme, ce qu’elle fait d’ailleurs dans le microcosme

qui se développe chez Fatou et Ousmane. De plus, face à la passivité sexuelle dont témoigne la

femme senghorienne, nous sommes ici en face d’une « mangeuse de sexe1 » qui se réalise à

travers les aventures sexuelles. Bref, la femme n’est plus l’objet d’histoire, de langage et de

discours mais plutôt créatrice d’histoires, initiatrice de discours et utilisatrice du langage.

Ce projet de dépoétisation et de démystification à travers la répétition se retrouve aussi

dans Ève de ses décombres même s’il s’agit d’un intertexte d’un autre ordre, plutôt suggéré

qu’explicite. Dans un premier temps, Ève de ses décombres partage une trame narrative similaire

à celle de la Genèse. Le récit de Devi est un récit polyphonique qui présente plusieurs

personnages qui prennent voix à tour de rôle. Comme dans un journal intime, ils témoignent de

leur vécu, de leur quotidien mais parlent surtout du personnage principal d’Ève. Certes, il

s’agirait plus précisément d’une trame métanarrative où l’on retrouve plusieurs petits récits mais

qui rejoingent l’histoire centrale, celle d’Ève qui se révèle au lecteur à travers les témoignages de

ces personnages choisis par Devi. D’autre part, le titre est évocateur rien que par le prénom du

protagoniste que choisit Devi. Si les noms propres comme titres « ont un contenu dénotatif qui

relève de la connaissance du monde et non pas de la compétence langagière2 », et si « pour

pouvoir employer un nom propre dans une situation de communication déterminée, il faut

connaître au moins une seule possibilité de référence pour le nom propre en question3 », ce

prénom nous ramène, de fait, au sort d’Ève, la première femme créée dans la Genèse. Celle qui a

1 FN, p. 30. 2 Josette Rey-Debove, Le métalangage: étude du discours sur le langage (Paris : Armand Colin, 1978), p. 271. 3 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 208.

Page 214: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

205

205

été créée d’une côte de l’homme dans le seul but de lui tenir compagnie. Selon le mythe de la

Genèse, Ève choisit délibérément de désobéir à Dieu en mangeant le fruit de l’arbre de la

connaissance du bien et du mal tout en influençant Adam à le goûter. Dupée par le serpent qui

prétend que goûter à ce fruit défendu fera d’eux des dieux qui connaîtront le bien et le mal sans

conséquences fatales, contrairement à ce qu’avait prétendu Dieu, cet écart aboutit à ce qu’ils

soient déchus du jardin d’Éden. Punie par Dieu pour cette transgression, elle sera condamnée par

ce dernier à vivre une existence de souffrance et de travail pour se racheter de sa faute. Que ce

soit à travers la maternité ou sa subordination envers l’homme, elle est destinée à une vie de

pénitence. L’idée qu’Ève, si l’on s’en tient à l’histoire de la Genèse, représente le prototype de la

femme déchue, est répandue et acceptée par les théologiens. Faudrait-il encore insister que cet

écart n’implique pas le fait qu’elle ait eu des relations sexuelles hors de l’institution du mariage

mais plutôt le fait qu’elle ait osé désobéir à Dieu et de transitionner d’un état de pure innocence à

celui de la connaissance. Certes, en goûtant à ce fruit défendu, Ève et par la suite Adam ont

perdu leur innocence et comprennent désormais qu’il existe des conséquences à leurs actions. Du

paradis, ils sont rejetés sur la terre. D’où l’expression de la femme « déchue », relevant du verbe

« déchoir », synonyme de descendre ou tomber dans un état inférieur.

À travers ce choix qui remonte à la Genèse, texte qui signifie en soi ‘origine’ et

‘commencement’, Devi remonte vers l’origine de la création- création du monde, de l’homme,

du bien et du mal. Elle retrace ainsi en quelque sorte la destinée de la femme depuis sa création.

Ce choix de prénom est d’autant plus pertinent, car comme le souligne Leo. H. Hoek :

« L’intitulation sous forme de nom de personne a un effet héroïsant. La mention d’un seul

prénom s’oppose comme une dénomination qui rapproche par l’expression de rapports de

Page 215: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

206

206

familiarité, de popularité, d’amicabilité ou d’intimité à celle du patronyme1 ». Celle qui a été la

cause de la perte de l’innocence de l’homme et de leur expulsion du jardin d’Éden est reprise ici

à travers le titre de son roman Ève de ses décombres. Certes, en amalgamant dans son titre le

nom d’Ève avec le vocable « décombres », elle tente de reprendre l’image de la femme déchue

qui vit dans un état inférieur après avoir été démolie ou après être tombée en ruines. Les

synonymes de « décombres » correspondent aux débris ou résidus d’une démolition ou encore

des vestiges d’un édifice qui a été détruit. Mais peut-être est-ce là le tour de force de Devi car si

« décombres » signifie les vestiges d’une démolition, peut-il encore donner lieu à une rénovation

et faire que Ève renaît de ses décombres en laissant derrière elle toutes les obligations de la

femme-victime ou de la femme-fautive. Ève se rend compte tout aussi de la nécessité de revenir

en arrière et de remonter vers l’origine car comme elle le dit: « Je continue d’avancer. Un pas

devant l’autre mais c’est toujours le même pas, refait à l’infini. Un piétinement sur place, sans

but autre que d’être sa propre contradiction2 ». Si avancer devient synonyme de piétiner, Devi

décide finalement, à travers son titre, de revenir sur l’histoire. Est-ce peut-être un moyen de

mieux concevoir ce que l’on reproche à Ève pour finalement mener à une libéralisation future.

Dès lors, Ève décide de changer de tactique et au lieu d’avancer et de piétiner, comme elle le dit,

« je marche à reculons sur les habitudes3 ». C’est bien de cette remise en question et de cette

transformation qu’il s’agit dans le roman de Devi, car la libéralisation du sujet féminin se fait ici

par le biais d’un retour sur l’histoire et de l’abandon de tout lien et charge sociaux.

Ève apparaît comme une fille détachée de tout. En effet, elle se défait de tout lien naturel

et social pour se livrer à un exercice d’auto-destruction afin de se reconstruire, littéralement, de

1 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 228. 2 ED, p. 77. 3 ED, p. 42.

Page 216: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

207

207

ses propres décombres. Quelque part, elle se rend compte que cette nécessité de se dissocier de

tout autour d’elle (société, famille, devoir, corps) lui permettra de poursuivre son chemin du

savoir et de la connaissance en tant qu’être autonome. Ce même désir de connaissance et du

savoir qui a été réprimandé chez la Ève de la Genèse devient la quête fondamentale du

protagoniste Ève car comme le dit cette dernière : « Je cherche à savoir où se trouve le fond de la

vie. De quelle couleur il est. À quoi ressemble le point de non-retour qui me dira enfin ce que je

suis1 ». Il semblerait que le domaine du savoir et de la connaissance est consacré à l’homme et

quand la femme veut se l’approprier, elle usurpe le terrain privilégié de l’homme. Certes, ici, Ève

répète mécaniquement la faute qu’elle a commise dans la Genèse, soit de succomber au désir de

la connaissance au prix de son innocence. Ce projet de la connaissance et du savoir contredit

encore une fois le rôle de la femme mais à l’instar de la Genèse, nous serons témoins, ici,

comment ce savoir deviendra un lieu d’agentivité même s’il est, comme le dit Ève : « Le savoir

[…] douloureux et chèrement acquis2 ». Pour cela, elle fera preuve de courage et d’héroïsme en

avançant seule, mais aussi en s’arrogant le droit de dire « ce mot essentiel: non3 ». Puisque « dire

non est une insulte » dit-elle, « puisque vous leur enlevez ce qu’ils ont déjà pris », Ève réclame le

droit de dire ‘non’ et ce à commencer par ses parents. Elle dit : « J’ai toujours dit non à mes

parents. C’est même le premier mot que j’ai prononcé. Tu ne sais pas dire oui? A demandé mon

père quand j’étais en âge de comprendre. Non, ai-je dit […]4 ». Ce mot « essentiel », pour

reprendre l’expression de ce personnage, domine son existence mais aussi sa réflexion. C’est

1 ED, p. 77. 2 ED, p. 51. 3 ED, p. 61. 4 ED, p. 60.

Page 217: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

208

208

d’ailleurs ainsi qu’elle décrit sa quête: « J’aurais voulu comprendre ce qui me guette, ce qui me

guide. L’origine de ce refus. Ce qui a enraciné en moi la négation1 ».

Pour cette soif de connaissance, elle ira au bout de son entreprise car il semblerait qu’elle

essaye de comprendre ce que représente le désir chez l’homme, mais aussi comment le

déclencher et comment l’amadouer afin de faire preuve de supériorité. Certes, ce savoir lui

permet de séduire l’homme, car selon Ève: « Je savais le faire. Je faisais couler dans mes yeux le

liquide d’une autre personne qui n’avait rien à voir avec mon corps squelettique […] 2». En ce

qui concerne ce personnage, son habileté à séduire résulte en une sorte de pouvoir/savoir parce

que grâce à cela, elle arrive à prendre le dessus sur les échanges qui s’imposent à elle. C'est sa

façon à elle de s'investir dans un milieu sans qu'on ne lui ferme pas tout de suite la porte au nez:

une oppositionalité sans que l'on s'oppose directement à elle. Ce « savoir-faire » lui permet,

surtout lorsqu’il s’agit de sa relation avec son professeur « de connaître de lui des choses qui le

disent en quelques mots et qui le détruisent3 ». Rejetant, une à une, toutes les obligations

imposées sur elle depuis la Genèse, or, depuis l’origine de la création, nous voyons un

personnage qui se relève progressivement de ses ruines en abandonnant les dépouilles de sa

chrysalide. De cette Ève qui a été créée pour tenir compagnie à l’homme et pour être à son

service, nous retrouvons à la fin de ce récit un personnage féminin qui renverse les rôles

traditionnels de genre en faisant agenouiller l’homme. Une femme qui n’a besoin de personne,

car comme elle dit à Sad: « Je n’ai pas besoin de toi […] Sinon cela n’aura servi à rien4 ». Mais,

1 ED, p. 78. 2 ED, p. 20. 3 ED, p. 58. 4 ED, p. 155.

Page 218: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

209

209

selon Ève, cela aurait servi à quelque chose, car à la toute fin, elle demande : « Quelle est la suite

de l’histoire?1 », suggérant que l’histoire reste encore à écrire.

Selon Leo Hoek, « En employant un titre, non seulement nous disons quelque chose,

nous faisons aussi quelque chose : par un acte de communication, nous participons à une

interaction sociale2 ». L’acte de titrer possède un caractère juridique qui réside dans l’intention

du locuteur d’établir un contrat avec son interlocuteur et de la sorte, il manifeste un aspect

illocutoire de l’énonciation d’un titre qui comprend l’offre d’un contrat, et un aspect perlocutoire

qui comprend l’acceptation ou le refus du contrat, ainsi que les conséquences qui pourraient en

résulter pour les interlocuteurs. Certes, conclut Leo Hoek : « En tant qu’énoncé intitulant, le titre

se présente comme un acte illocutionnaire : Le titre est le point d’accrochage ou l’attention du

récepteur d’un texte se dirige en premier lieu : la relation établie entre le locuteur (l’auteur) et

l’interlocuteur (le lecteur) est conventionelle tant par l’endroit où l’énoncé se manifeste

traditionnellement que par son contenu, son intention et son effet3 ». À travers l’intertextualité

mise en jeu à travers une perspective historique, Beyala et Devi vont justement tenter de défaire

et déformer et il ne tient qu’aux lecteurs de se prêter au jeu. Le titre par lequel nous pouvons

faire quelque chose est mis en œuvre ici pour défaire les chaînes historiques. Du titre jusqu’à la

fin de ces deux romans, Beyala et Devi ne font pas mystère de leur volonté satirique de déformer

ou défaire la thématique et la langue de leurs hypotextes en question. Dans cette même

perspective les titres de Femme nue, femme noire et Ève de ses décombres par leur longueur

spatiale se donnent à lire comme un prolongement et un développement de Femme nue et de la

Genèse. Beyala et Devi construisent dans leurs romans deux filles de 17 ans qui se veulent tout

1 ED, p. 153. 2 Hoek, La marque du titre, op. cit., p. 244. 3 Ibid., p. 247.

Page 219: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

210

210

sauf la femme stéréotypée, et dont la clé réside dans l’extrême déconstruction de l’image de la

femme victimaire pour aboutir à celle de l’anti-héroïne surtout si l’on s’en tient à la

représentation qu’Arendt se fait de l’héroïsme: « L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous

jugeons indispensable au héros, se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à parler, à

s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi, […] il y a déjà du courage, de la

hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer1 ».

Ces propos nous ont permis de nous questionner sur la démarche littéraire que mettent en

place Dévi et Beyala à travers la motivation de leur titre de Femme nue, femme noire et d’Ève de

ses décombres, surtout s’ils sont choisis en fonction de la lecture du texte qu’ils annoncent. En

effet, le discours de l’inversion et de la (re)construction identitaire qui s’opère chez Beyala et

Devi se fait à travers l’instrumentalisation de la répétition qui souligne au fil de cette

déconstruction sur les absurdités de la condition féminine. Dans la mesure où l’hypertexte a la

capacité de modifier et de redynamiser l’hypotexte, on conçoit que Femme nue, femme noire et

Ève de ses décombres apportent un nouveau sens tant à Femme noire de Senghor qu’à la Genèse

en relançant ces textes cités, comme le dit Genette « dans un nouveau circuit de sens2 ». En

d’autres termes, en récitant mais dans d’autres contextes, les romans de Devi et de Beyala

donnent un nouveau souffle aux textes cités et les font entrer dans un réseau intertextuel animé

par les dissonances, consonances et les nuances. C’est dans ce sens que Foucault affirme dans

L’Archéologie du savoir : « Il n’y a pas d’énoncé qui n’en suppose d’autres, il n’y a en a pas un

qui n’ait autour de soi un champ de coexistence, des effets de série et de succession, une

distribution de fonctions et de rôles3 ». Ainsi, la répétition a permis les jeux intertextuels entre les

1 Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 244-245. 2 Genette, Palimpsestes: La littérature au second degré, p.483. 3 Foucault, L’Archéologie du Savoir. Paris : Gallimard, 1969.

Page 220: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

211

211

textes citants de Devi et de Beyala et les textes cités, aboutissant à les placer sous un nouvel

éclairage en éclaircissant les nouveaux rapports dialectiques. Certes, à travers cette tactique, elles

sont parvenues à détourner l’image originale de la femme, or, ces figures tant vénérées comme

celle de la mère, de l’épouse et la matriarche pour apporter une toute autre configuration

féminine. La figure idéalisée et mystifiée par Senghor cède la place à une femme nymphomane

et cleptomane alors que chez Devi, la femme déchue condamnée à travers la maternité et la

subordination face à l’homme se traduit en une femme qui renaît de ses décombres. En optant

pour un discours exhibitionniste et non-conformiste face à la pudeur qu’exprime Senghor et la

Bible, Beyala et Devi tentent de pousser à l’éclatement cette image passive et soumise de la

femme et de démanteler la logique patriarcale. Ces auteures ont travaillé avec des notions

stéréotypées de la femme pour ensuite les déconstruire et aboutir à la libération du corps féminin.

Certes, le personnage d’Irène et d’Ève sont parvenues à contourner les idées préconçues de la

condition féminine, une d’entre elle étant, comme le souligne Soshana Felman « celle de servir la

figure autoritaire et centrale de l’homme: Être fille/mère/épouse1 ». En somme, « Pour être. Pour

devenir. Pour ne pas disparaitre […]2 » face à une société bornée par l’assignation d’un statut

(épouse) et d’un rôle (mère), la femme qui veut exister n’a qu’une solution : rompre avec

l’histoire et les origines castratrices.

1 Felman, La folie et la chose littéraire, op. cit., p. 139. 2 ED, p. 53.

Page 221: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

212

212

5.3 Les mots-composés chez Beyala et Devi

Nous avons été témoin jusqu’à maintenant du pouvoir qu’a le langage de subordonner et

d’exclure les femmes. Nous avons aussi été particulièrement sensibilisée au statut de l’agent qui

à travers sa puissance d’agir, est capable d’initier une transformation des rapports de domination

dans la société et ce, à travers le langage même. Si la première analyse traite de la répétition

comme stratégie pour subvertir le langage afin d’en faire un site de reconfiguration et de survie,

la présente analyse se concentrera sur l’usage des néologismes à travers l’intervention des mots-

composés qu’utilisent Beyala et Devi dans leurs écritures. En effet, la volonté de ces deux

romancières ne saurait s’accommoder d’une écriture respectueuse des normes littéraires. Elle

implique de nouvelles formes à travers l’invention de mots-composés qui permet un nombre

illimité de combinaisons, repoussant les limites des significations univoques et uniques tout en

explorant d’autres espaces et ainsi d’autres possibilités de lecture. Nous comprenons par « mot-

composé », la fusion de deux mots à l’aide d’un trait-d’union. Chez Beyala, les mots composés

tels que « femme-truie1 », « l’homme-boucher2 », « femme-fillette3 » parsèment ses textes. Et,

nous retrouvons la même stratégie du côté de Dévi avec des termes comme « fille-femme4 »,

« filles-vieilles5 », « Paule-libre6 », « Moi-asservie7 », « corps-sommeil8 », « l’homme-coq9 »,

« l’homme-sexe10 », « maison-prison1 », « maison-cerceuil2 », « Marie-Edouard3 », « Dieu-

1 TTT, p. 58. 2 TTT, p. 95. 3 TTT, p. 26. 4 RP, p. 90. 5 RP, p. 103. 6 RP, p. 94. 7 RP, p. 91. 8 RP, p. 90. 9 RP, p. 88. 10 RP, p. 88.

Page 222: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

213

213

Mallacre4 » pour n’en citer que quelques-uns. Ces mots composés sont trop nombreux et nous

poussent à réfléchir sur leur fonction dans le projet littéraire de Beyala et Devi surtout que nous

retrouvons les néologismes « fille-femme » chez Devi et « femme-fillette » du côté de Beyala.

C’est précisément sur l’amalgame de « fille » et de « femme » que nous nous attarderons dans

cette analyse. En quoi ces néologismes modifient-ils le discours de Beyala et de Devi? Pourquoi

ce choix de mots? Et surtout, quel est l’effet de lecture qui en résulte?

Pour Irigaray, seul un autre langage ou une autre économie de la signification offrirait la

possibilité d’échapper à la « marque » du genre, une marque qui, pour le féminin, n’implique

rien de moins que l’effacement phallocentrique du sexe féminin. En effet, afin de sortir de cette

économie masculiniste de la signification et de l’oppression du genre, il suffirait non seulement

de reconfigurer le corps de la femme et sa sexualité, ce que propose Irigaray, mais aussi, comme

le confirme Butler de reformuler la notion de ‘femme’ qui s’est imposée à travers les entreprises

féministes depuis les années soixante-dix. Un terme qui représente pour cette dernière une

catégorie normative et surtout exclusive, servant non pas à inclure les divers groupes minoritaires

mais à imiter la stratégie de l’oppresseur, c’est-à-dire, à mettre en place une politique d’exclusion

et de conformisation. En effet, soutient Butler, « à force d’insister sur la cohérence et l’unité de

la catégorie ‘femme’, on a fini par exclure les multiples intersections culturelles, sociales et

politiques où toutes sortes de « femmes» en chair et en os politiques sont construites5». Il

faudrait mettre un terme à cette nécessité de concevoir une définition précise et fermée de la

1 RP, p. 88. 2 RP, p. 89. 3 RP, p. 81. 4 RP, p. 99. 5 Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 80.

Page 223: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

214

214

femme pour faciliter davantage « un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et

divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions1».

Certes, conclut-elle, « supposer que l’incomplétude est une caractéristique essentielle de cette

catégorie permet d’en faire un site de significations toujours ouvert à la contestation. Ainsi

l’incomplétude définitionnelle de la catégorie pourrait servir d’idéal normatif, la contrainte en

moins 2». D’où l’usage des mots composés qui traduisent non seulement le malaise des

personnages physiquement et moralement diminués par une politique atroce, mais il apparaît que

la construction de « femme-fillette » crée un espace d’entre-deux et démantèle la conception

mythique du féminin pour laisser place à un espace ouvert aux multiples significations.

Ces jeux sur le langage à travers les collages de noms, les emboîtements lexicaux et les

amalgames rendent difficile l’appréhension du monde comme nous le connaissons. C’est de la

sorte que dans Force et signification, Jacques Derrida oppose-t-il longuement la « forme » et la

« force », suggérant que l’attention privilégiée accordée à la première lors de la période

structuraliste apparaît sans doute « comme une détente, sinon un lapsus, dans l’attention à la

force », puisque, « la forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son

dedans3 ». Vu le motif que cela crée, on est face à un carrefour symbolique et sémantique que

génère l’amalgame de ces deux mots autonomes. Cette nouvelle forme est censée rendre l’espace

illisible ou plutôt, annuler tout repère pour acquérir un nouveau centre – l’un comme l’autre le

sujet pénètre dans ces jeux de langage et en devient désorienté. Dès lors, il intervient un

sentiment de menace qui donne sens à l’aventure romanesque de Devi et de Beyala. Le langage

dans leurs œuvres relève, par conséquent, des structures inhabituelles ainsi que d’un travail plus

1 Ibid, p. 83. 2 Ibid, p. 81. 3 Jacques Derrida, Écriture et la différence (Paris : Seuil, 1967), p. 11.

Page 224: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

215

215

inventif sur la langue. Ce travail s’entend d’une entrée par effraction dans la syntaxe française et

d’un dérèglement de ses sens qui se manifeste par la récurrence de ces mots composés. À travers

la présence de ce procédé au sein de leurs œuvres, Beyala et Devi modifient le corps des mots

dont la composition mue au gré de l’imaginaire de l’écrivain. C’est un nouvel espace lexical que

Beyala et Devi voudraient comme un lieu de liberté où s’exprimeraient des individualités

créatrices. C’est un traitement qui utilise la puissance des mots pour toucher la sensibilité du

lecteur et l’amener à s’interroger à travers la magie des mots et du langage. Cette corporalité

mutante du langage que provoque le jeu de mots conduit à un glissement sémantique aboutissant

finalement à une désorientation ou à un dépaysement. Dans les deux cas, ce qui apparaît est une

aventure lexico-sémantique. Il y a ici un brouillage de la lisibilité langagière dans la mesure où

l’on passe d’un registre connu à un registre plutôt irréel, d’une acceptation de base à des

significations multiples, toutes issues d’un désir de provoquer un questionnement. Et c’est

exactement ce que recherchent Beyala et Dévi, car à travers le mot composé de « femme-fille »

ou « fille-femme », elles contestent le sens précis de « femme » pour en faire un site ouvert à une

multitude de reconfigurations.

En effet, si la place sociale et spatiale de la « femme » et de la « fille » est déjà bien établie,

soit sous la tutelle du mari et du père, il n’en est pas de même pour la « femme-fillette », celle

qui est dans l’entre-deux, n’étant ni la fille de quelqu’un ni la femme d’un autre. Qu’en est-il

alors de la place ou du statut de la femme-fillette qui rôde dans les rues et qui accumule les

amants ? Contrairement à la « femme » et à la « fille » qui ont une destinée déjà tracée, la

« femme-fillette », en n’ayant pas de place bien définie, désoriente le lecteur en provoquant une

remise en question tant au niveau du statut social et spatial qu’au niveau du corps de ce

personnage et ouvre la porte à une resignification et à une reconfiguration. La tentative de Beyala

et de Devi se fonde sur le besoin de démanteler cette notion d’identité en tant que construction

Page 225: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

216

216

purement sociale et historique. D’ailleurs, comme le propose Butler :

La possibilité de subvertir et déstabiliser ces notions naturalisées et réifiés du genre qui

étayent l’hégémonie et le pouvoir hétérosexistes, pour mieux perturber l’ordre du genre, non

par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en

faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du

genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité1.

De plus, la conceptualisation des mots composés « fille-femme » et « femme-fillette » prend

en compte et souligne les contours de violence sexuelle propre à chacun de ces termes

individuellement. Les deux termes sont ensuite reliés par un trait d’union qui suggèrerait que

chacun comporte ses propres limites et problématiques. En effet, loin d’être une marque

typographique largement dépourvue de sens, il atteste du glissement qui s’opère entre ces deux

modalités. Ce trait d’union relevant de l’ordre esthétique pourrait bien traduire l’ordre du social,

car il permettrait de mieux saisir la fonction et les enjeux du mot composé de « fille-femme ». De

plus, ce trait d’union semble suggérer qu’on peut être à la fois ‘fille’ et ‘femme’, qu’être l’une

n’empêche pas forcément d’être l’autre, qu’il existe une oscillation entre les deux modalités

même si l’on est, des fois, plus l’une que l’autre. En fait, l’agencement de ce mot composé nous

rappelle que la féminité ou le « devenir-femme » est un processus, que c’est un acte prolongé

plutôt qu’un acte accompli. En somme, ce qui en ressort est que la construction du sujet ou le

devenir du sujet est un processus de transformation élaboré et continu, de contestation

permanente, de rejet ou de déstabilisation des catégories préétablies qui insisterait plus sur

l’expérience du sujet et les ramifications que cela entraîne que sur une fin définitive.

Ce processus « en devenir » qu’interpelle le mot composé « fille-femme » rejoint ce

1 Butler, Trouble dans le genre, p. 110.

Page 226: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

217

217

qu’Alice Jardine appelle le « gynésis », plus précisément, la mise en discours de la femme

comme « processus » plutôt que comme une identité sexuelle. Les questions que pose Jardine

relèvent d’un souci des femmes en tant que sujets parlants et écrivants, d’une curiosité quant à

leur relation au langage et d’un désir de comprendre comment fonctionne la différence sexuelle à

un niveau linguistique dans un texte littéraire. Ainsi, le « gynésis » représente pour Jardine, la

valorisation du féminin ou de la femme comme intrinsèque au développement de nouveaux

modes postmodernes du parler et d’écrire à travers un nouveau langage. Dans la mesure où la

problématisation de la femme au cœur du gynésis est en rapport intime avec la rhétorique

(métaphore, métonymie, connotation), étant donné que le signe est plus puissant que le message,

un tel usage fait du mot-segment un objet textuel qui doit susciter une réflexion et une

interprétation, en même temps qu’il nous met en position de connaître les raisons de sa force et

de sa signification conventionnelle. Pour Jardine, ce que produit le gynésis est une gynéma

qu’elle définit de la façon suivante : « [c’] est un effet-de-lecture, une femme-en-effet qui n’est

jamais stable et ne possède aucune identité […] Cette déchirure du tissu produit chez le lecteur

un état d’incertitude et parfois de méfiance1 ». Ce qui en ressort de cette mise en discours ou de

ce processus est une « gynema », que Jardine décrit comme étant « […] ni une personne, ni une

chose, mais un horizon vers lequel tend le processus2 ». Cela permettrait une graduelle libération

du corps reproductif construit par la culture, non par un retour vers le passé « naturel » ou les

plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles. Ainsi, la

construction du mot composé « femme-fillette » provoque non seulement l’effondrement de la

métaphore paternelle mais déstabilise la dichotomie femme/homme. Il apparaît, dès lors, une

sorte de neutralisation de la différence sexuelle grâce à une nouvelle sorte d’attention au langage

1 Alice Jardine, Gynésis. Configurations de la femme et de la modernité (Paris : PUF, 1991), p. 24. 2 Ibid, p. 24.

Page 227: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

218

218

voulant avant tout élaborer une nouvelle théorie et une nouvelle pratique du sujet parlant.

En effet, Beyala et Devi construisent dans leurs romans des filles de 17 ans qui évoluent

dans un espace de l’entre-deux, car représentant la « femme-fille », leurs contours social et

corporel ne sont pas encore tout à fait déterminés. Tanga dit :

Et moi, je suis une femme-fillette du départ. Une histoire qui passe dans une vie, dans toutes

les vies ; pas de rêves, ni de mémoire, ni de maladies. Une cuisse, des seins, des fesses. Un

amas de chair déversé par les dieux pour annoncer la venue de la femme, une boursouflure de

chair qui ne se nommera pas.1

Les corps de Paule et Tanga, n’étant ni celui d’une femme ni de l’enfant, ressemblent

plus, dans un cas comme dans l’autre, à un « squelette » ou à un « amas de chair ». C’est ainsi

que Beyala et Devi parachèvent la déconstruction et la désintégration du corps féminin comme

un objet reproductif. De plus, malgré leur métier de prostituée, leurs personnages mènent une

vie sexuelle qui n’est pas menacée par la reproduction, elles sont ainsi libres de mener une

sexualité boulimique, voire déviante. Tu t’appelleras Tanga et Rue la Poudrière mettent en

avant un répertoire élargi de relations sexuelles dont le lesbianisme, la prostitution, la sodomie,

le voyeurisme, le viol, l’inceste. Dans les récits de Beyala et de Devi, les personnages possèdent

des désirs érotiques qui ne se limitent ni à une personne ou à un sexe, mais qui s'adressent aux

autres en général. Cela jure bien évidemment avec la façon dont on conçoit le désir sexuel dans

une société patriarcale, car selon Sami Tchak2, les us et coutumes du patriarcat dictent que le

désir sexuel devrait exister seulement dans le contexte du mariage, et le désir de chaque épouse

ne devrait s'adresser qu'à son conjoint. D’ailleurs, on exige que les femmes cachent toujours leur

plaisir, quelle que soit l'activité. Ainsi en décrivant en détail et sans honte le plaisir qu'elles

1 TTT, p. 26 2 Sami Tchak, La sexualité feminine en Afrique (Paris : L’Harmattan, 1999).

Page 228: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

219

219

éprouvent à faire l'amour, Paule et Tanga violent la loi du père qui interdit toute manifestation

du plaisir chez la femme. Il faudrait noter que dans Femme nue femme noire de Beyala, la

maternité se fait encore plus rare. Irène dit : « Je veux savoir comment les femmes font pour

être enceintes parce que chez nous certains mots n’existent pas1 ». Malgré les nombreuses

scènes d’orgies, la stérilité dans Femme nue femme noire est à son paroxysme. Irène, celle qui

se laisse aller à la « débauche des sens2 » ou encore qui pratique « la morale de l’excès3 » ne se

retrouve jamais enchainée à la maternité. Tout au long du roman, elle garde son autonomie ainsi

que son indépendance, car même la possibilité de tomber enceinte ne fait pas partie de sa réalité.

Une certaine stérilité réactive traverse ce roman, les femmes y font le seul choix que nul ne peut

leur retirer : celui d’enfanter ou pas. Notons d’ailleurs que dans Femme nue femme noire,

l’histoire d’Irène commence avec la mise à mort de l’enfance par le vol d’un sac contenant le

cadavre d’un bébé.

Le corps maternel, selon Kristeva échappe au contrôle de la femme. En effet, son corps

cesse peu à peu de lui appartenir pour représenter un espace ayant comme fonction principale la

création d’un autre être qui n’est pas elle. En accord avec Kristeva, Elizabeth Grosz soutient que

« While pregnancy is something that ‘happens’ to woman, it does not involve agency or identity.

If anything, it is their abandonment. The process of ‘becoming mother’ is distanced from

subjectivity and identity4 ». Ainsi, le processus de la maternité force le corps de la femme à se

diviser, à changer d’équilibre et à servir un autre qui n’est pas la mère en tant que sujet ; le corps

de la femme cesse de lui appartenir pour redevenir machine au service de l’autre. Répondre aux

besoins de l’enfant devient sa priorité immédiate et non la concrétisation de l’identité féminine.

1 FN, p. 12. 2 FN, p. 51. 3 FN, p. 22. 4 Elizabeth Grosz, Sexual Subversions: Three French Feminists (Australia : Allen &Unwin, 1989), p. 79.

Page 229: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

220

220

Son corps cesse d’être une entité autonome pour devenir un agent nourricier, par exemple, un

sein aux yeux du nourrisson. Selon Grosz,

Maternity is the splitting, fusing, merging, fragmenting of a series of bodily processes outside

the will or control of a subject. Woman, the woman-mother, does not find her feminity or

identity as a woman affirmed in maternity but, rather her corporeality, her animality, her

position on the threshold between nature and culture. Her ‘identity’ as a subject is betrayed by

pregnancy1.

La maternité devient donc un autre moyen de mettre la femme au profit par la société.

Sans qu’elle ne s’en rende compte, elle prête son corps à l’agencement de l’ordre symbolique du

patriarcat. Dans les deux cas, il semblerait que les femmes beyalienne et dévienne refusent la

maternité afin de ne plus perpétuer l’ordre phallocratique. Cet acte les place devant l’opportunité

de s’arroger le droit de dire ‘non’, et de rejeter une normalité qui ne ferait que solidifier la

dominance sociale mâle. Réfutant la pratique misogyne où la femme donne naissance dans le but

d’intégrer l’ordre social et d’obtenir quelques miettes de pouvoir, Paule et Tanga marquent par

ce choix une rupture biologique et sociale. C’est ainsi que Paule et Tanga défient rigoureusement

tout ce que pourrait impliquer la notion de maternité et tournent le dos aux pratiques/institutions

traditionnellement privilégiées comme le mariage, la reproduction et le foyer. Nous sommes

témoin de la femme en tant qu’objet qui devient sujet-maîtresse de son corps et de son discours.

Elles assument leur subjectivité, car de l’objet muet du regard masculin, elles se transforment en

sujets parlants. D’ailleurs, elles refusent de devenir la cible du regard de l’homme. Ève dans, Ève

de ses décombres, met en place une sorte de déféminisation à l’extrême à travers le sabotage

total de son corps qui ressemble d’ailleurs à un squelette. Elle se laisse dépérir, se rase la tête afin

de repousser le regard masculin et d’arrêter d’être une cible. À ce titre, Ève avance : « Comme

1 Ibid, p. 79.

Page 230: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

221

221

s’ils étaient la partie la plus forte de mon corps, la partie par où mon énergie pourrait être saisie

et aspirée. Parce que c’est la partie la plus visible de ma féminité, c’est aussi par là où l’on

commence, par là que l’on blesse 1 ».

Cette nouvelle inscription du corps visera à pointer du doigt l’imposition d’une

représentation de l’expérience féminine pré-établie par le phallocentrisme et qu’endosse

consciemment ou pas la gente féminine. Or, il apparaît un effort d’apporter un sens ou d’établir

un rapport nouveau entre la femme et son corps, la femme et ses plaisirs sans se contraindre des

limites, des interdits et des attentes du discours dominant. Il semblerait qu’à travers le

personnage de « femme-fille », de celle qui est épargnée par la reproduction, Beyala et Devi

parviennent à rompre la dichotomie madone/pute en montrant cette notion de l’identité comme

étant socialement construite. La tâche à laquelle Beyala et Devi se sont confrontées semble être

de forcer le néologisme de « fille-femme » à embrasser les expériences ou le devenir que le

terme « femme » exclut traditionnellement; tout en sachant que cela ne peut être facile parce que

ce ne peut qu`ébranler violemment les principes politiques qui les sous-tendent. Cette nouvelle

approche permet de rassembler les diverses expériences du sujet afin de former une mosaïque de

vie où il accède à une subjectivité. Ce n’est qu’en approchant cette tactique d’un œil innovateur

et critique, plus précisément à libérer la catégorie ‘femme’ de son cloisonnement sous une forme

unique qui mène à une fin définitive et tout en redésignant une nouvelle géographie du plaisir de

la femme, qu’elles sont parvenues, premièrement, à rompre avec cette sédimentation historique

de la sexualité de la femme comme manque et absence en proposant un modèle de la sexualité

féminine qui vise à la découverte du corps comme site de zones érogènes multiples. Épurée des

us et des coutumes, tels les condionnements et obligations associés à son genre, son corps et ses

1 ED, p. 131.

Page 231: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

222

222

désirs, la femme devient un canevas vide dont l’histoire reste à écrire.

Page 232: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

223

223

5.4 La nébuleuse du non-dit et des sous-entendus chez Beyala, Devi et Mokeddem

Nous avons jusqu’à lors été témoin du pouvoir de la langue, de sa capacité d’agir et de la

façon dont les protagonistes de Beyala et de Devi la remanient afin de proposer une prise de

parole qui soit autre chose que l’exercice d’un droit et d’un pouvoir, autre chose que la

production d’un contre-discours violent et agressif. La légitimation d’une telle prise de parole se

conçoit de sorte qu’elles n’attaquent pas de front la logique patriarcale mais plutôt par un

remaniement du Symbolique et du Sémiotique. Étant donné l’hégémonie, la permanence du

Symbolique et les prérogatives patriarcales qui s’imposent à elles, nous avons vu comment ces

auteures font preuve d’une tactique linguistique de façon à faire de la subversion une stratégie

plus efficace. Pour ce faire, elles prennent en charge les subtilités sociales qui se sont érigées en

sens, en discours normatif et en code de comportement qui participent à l'identification des

membres de la communauté dans une société où celui ou celle qui défie ces normes est, très

souvent, considéré(e) comme fou/folle. D'où cette forme de peur, qui habite les uns et les autres,

de contrarier la société en contestant son mode de fonctionnement et ses normes, car ce « contre-

discours » est automatiquement stigmatisé comme controversé et intelligible. Ayant conscience

de ne pas pouvoir s’affranchir sans le Symbolique, car étant encore et toujours en dessous du

territoire de cette loi et sans se soumettre aux stéréotypes coloniaux ni pour autant les nier, elles

optent, comme nous l’avons déjà mentionné, pour une stratégie implicite, une stratégie de

« l’intérieur ». Cette tactique, qu'elles utilisent leur permet de s'investir à l'intérieur du champ de

vision de l'ennemi et dans l'espace contrôlé par lui. Comme le conclut Butler : « Il ne s’agit pas

d’exercer une puissance d’agir à distance, mais précisément de lutter depuis l’intérieur des

Page 233: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

224

224

contraintes de la coercition1 ». Ou encore, comme le postule Kenneth Harrow dans son œuvre,

Less Than One and Double (2001): « If subversion is possible, it will be subversion from within

the terms of the law through the possibilities that emerge when the law turns against itself and

spawns unexpected permutations of itself. The culturally constructed body will then be liberated

neither to its ‘natural’ past nor to its original pleasures, but to an open future of cultural

possibilities2 ».

Dans les deux analyses qui précèdent, nous nous sommes intéressée aux tactiques qu’elles

mettent en place pour justement contourner sans pour autant défier la logique patriarcale, surtout

quand l’acte de rébellion les projette non seulement dans la marge de la société mais carrément

au bord d’un précipice. Dans certains cas, surtout si l’on prend compte du contexte de Malika

Mokeddem, cela devient presqu’un acte suicidaire. Certes, à travers la répétition et les mots-

segments, les récits de Beyala et Devi explicitent un profond tiraillement entre la réalité de la

langue- système de représentation verbale de l’objet et véhicule d’interlocution - et la loi du

silence qui frappe d’interdit des concepts, des images et des manifestations langagières. Si ce

langage poétique est celui des marginaux ou d'une minorité, nous nous sommes intéressée à

l’impact du sens de ces paroles et de leur subtilité qui ne peuvent être saisies qu’à travers une

analyse des sens figurés et du sens réel du langage. Se refuser d’interpréter ces façons de parler

et de dire dans toutes leurs dimensions équivaut à prendre le côté simplement cru et superficiel

de la métaphore. Le langage peut aussi être le domaine des tournures, des non-dits, du lapsus et

des présupposés, et c’est pour cette raison que la tactique en question ici émerge à travers les

non-dits et les sous-entendus dans les textes de Beyala, de Devi et de Mokeddem. Il ne s’agira

donc pas seulement de déterminer le sens des œuvres considérées mais surtout d’analyser leur

1 Butler, Le pouvoir des mots, p. 60. 2 Kenneth Harrow, Less Than One and Double: A Feminist Reading of African Women’s Writing (Portsmouth : Heinemann, 2002), p. 16.

Page 234: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

225

225

mécanisme de production de sens à partir d’un univers discursif constitué de vides, de non-dits et

de sous-entendus. Face à un univers de la performativité à travers un langage qui fait en même

temps qu’il dit, nous nous attarderons, dans cette analyse, sur une tactique linguistique

subversive dont font preuve Beyala, Devi et Mokeddem. Cette tactique de l’implicite étant une

prise de parole qui se fait sur le mode de « Quand ne pas dire, c’est aussi faire ».

La langue en tant qu’instrument de communication est une donne incontestable, mais il faut

aussi rappeler qu’elle est fondamentalement un moyen d’expression, de représentation verbale de

la pensée et possède donc tout un dispositif de fonctionnement qui assure des encodages,

destinées à l’allocutaire qui est censé les déchiffrer. Ces encodages se constituent également à

travers la problématique fort complexe de l’indicible, de l’inimaginable, de l’indescriptible, et de

l’invisible. Il amène aussi à une interrogation sur les limites du langage, de la perception et aussi

de l’au-delà du discours. Face à la violence linguistique, la censure ou la douleur, entre autres, le

langage traduit parfois l’impossibilité de mettre en mots des expériences limites, que celles-ci

soient d’ordre personnel ou collectif. À l’aide des dispositifs tels que l’implicite, les nons-dits et

les sous-entendus, les romancières empruntent une séries de voies detournées afin de négocier les

défaillances du langage et les impositions sociales. Les expressions porteuses de valeurs

implicites, des nons-dit et des sous-entendus s’expriment sur le mode du silence ou de

l’ambiguïté, du brouillage référentiel et des stratégies rhétoriques comme la litote, l’ironie, la

métaphore, etc. Dans le domaine littéraire, nous pouvons suivre les traces des non-dits et de

sous-entendus, exprimées sous diverses formes textuelles. Elles s’attachent à la textualité des

mots mais aussi sur le plan énonciatif aux différents phénomènes de la signification induits par le

texte et à tout ce que le texte ne dit pas et dont il appelle la restitution. Dans la mesure où le sujet

éprouve la nécessité impérieuse d’expliciter des évènements, des situations, des actions que les

circonstances sociales et culturelles particulières signalent comme réservés, tabous, voire non-

Page 235: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

226

226

dicibles, le langage met à la disposition du locuteur/écrivain des modes d’expression implicites

qui permettent de « laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit 1». Surtout si la

parole du sujet féminin dans le cadre de notre corpus est obstruée par l’horreur, l’effroi, la

censure politique ainsi que par la pudeur sociale et qui aboutit finalement à ce que le sujet ne

peut pas ou refuse de « dire ». Il advient ainsi qu’un vide communicationnel finisse par

s’installer dans son espace locutionnaire. Malgré tout, nous serons témoin de la manière par

laquelle le sujet féminin comblera ce vide en sachant actualiser les divers moyens verbaux et non

verbaux qui s’offrent à elle pour satisfaire cette nécessité impérieuse de dire les évènements et

les exigences que les circonstances répressives signalent comme tabous.

Catherine Kerbrat-Orecchioni énumère dans son œuvre L’implicite2 les raisons de cette

tactique. Selon elle, on a recours à la formule de l’implicite pour conjurer l’existence de certains

tabous dans une société donnée, pour déjouer certaines censures d’ordre moral, politique ou

juridique et ruser avec la loi du silence qui frappe d’interdits certains objets discursifs dans un

contexte social bien déterminé où certaines choses ne « se disent pas » – du moins directement.

L’implicite est aussi utilisée pour des raisons de bienséance et de convenance. Elle explique

qu’au lieu de parler explicitement de choses qui frappent et qui choquent, on peut avoir recours à

des stratégies de l’implicite telles que la métaphore, l’allégorie, la parabole, le trope fictionnel,

l’euphémisme, l’énigme, l’allusion, le langage chiffré, la litote, etc. De fait, Beyala, Devi et

Mokeddem utilisent l’implicite, car les répercussions sociales sont bien moindres et elles

parviennent ainsi à écrire et dire sans prendre les mêmes risques que comprend le discours

explicite. La nécessité de l’implicite est apparente pour Oswald Ducrot et il en donne deux

origines théoriques distinctes. La première :

1 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire: principes de sémantique linguistique (Paris : L’Harmattan, 1991), p. 6. 2 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite (Paris : Armand Colin, 1986).

Page 236: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

227

227

[…] tient d’abord au fait qu’il y a, dans toute collectivité, même dans la plus apparemment

libérale, voire libre, un ensemble non négligeable de tabous linguistiques. On n’entendra pas

seulement par là qu’il y a des mots- au sens lexicographique du terme- qui ne doivent par être

prononcés, ou qui ne le peuvent que dans certaines circonstances strictement définies. Ce qui

importe davantage, […] c’est qu’il a des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés

par une sorte de loi du silence (il y a des formes d’activités, des sentiments, des évènements

dont on ne parle pas). Bien plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation

particulière, différentes types d’informations qu’il n’a pas le droit de donner, non qu’elles

soient en elles mêmes objets d’une prohibition, mais parce que l’acte de les donner

constituerait une attitude considérée comme répréhensible. Pour telle personne, à tel moment,

dire telle chose, se serait se vanter, se plaindre, s’humilier, humilier l’interlocuteur, le blesser,

le provoquer, etc. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler

de ces choses, il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicite,

qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit1.

La seconde origine possible indique que toute affirmation explicite, destinée à la

transmission de l’information d’un individu à un autre devient, par cela même, un thème de

discussions possibles. Par définition en effet, toute information manifeste, une information qui se

donne comme telle, qui s’avoue, qui s’étale et qui est totalement dite peut être contredite. De

sorte qu’on ne saurait annoncer une opinion ou un désir, sans les désigner du même coup aux

objections et sanctions éventuelles des interlocuteurs, car selon Ducrot, la formulation d’une idée

est la première étape, et décisive vers sa mise en question. Il est donc nécessaire de trouver, si

l’idée s’exprime, un moyen d’expression qui n’en fera pas un objet assignable et donc

contestable. En effet, Kerbrat-Orecchioni avance que :

Ces sous-dires ou ces dires implicites « n’ont pas le même statut linguistique (donc juridique,

parfois) que les posés. Ils ne se prêtent pas aux mêmes types d’enchaînements (refutatifs, en

particulier) : plus enfouis, il n’est pas toujours nécessaire de les « relever ». Moins perceptibles,

moins « importants » (en apparence), plus discrets : ce sont bien des contenus implicites. Mais

cette discrétion en même temps fait leur force, et les dote d’un pouvoir manipulatoire qui n’est

1 Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 5-6.

Page 237: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

228

228

pas sans rappeler celui, redoutable comme l’on sait, des signes « subliminaux »1.

De nature explicite ou implicite, il reste que toute démarche énonciative commence par

une motivation et un « vouloir-dire » tout en manipulant un « savoir-faire » linguistique pour

pouvoir dire et s'investir proprement dans une intention. L’acte de prendre la parole n’est en

effet, au moins dans les formes de civilisation que nous connaissons, ni un acte libre ni un acte

gratuit. Il n’est pas libre, en ce sens que certaines conditions doivent être remplies pour qu’on ait

le droit de parler, et de parler de telle ou telle façon. Il n’est pas gratuit, en ce sens que toute

parole doit se présenter comme motivée, comme répondant à certains besoins ou visant à

certaines fins. Le locuteur a tendance à choisir les paroles qui promettent de produire les

conséquences qu’il désire, sauf que dans le discours implicite, cela n’est pas toujours apparent.

C’est alors qu’intervient l’analyse des prédicats sémantiques hiérarchisés, les opérateurs lexicaux

qui leur correspondent et les règles syntaxiques dans le but de déchiffrer le « vouloir-dire » du

locuteur pour en déceler l’« intenté ». Rappelons que pour Benveniste, l’intenté c’est ce que le

locuteur veut dire, c’est ce qui relève de l’actualisation de sa pensée. Il peut arriver que la

manoeuvre du locuteur soit pleinement réfléchie, entendant par là qu’il décide d’abord l’effet

qu’il veut obtenir chez le destinataire, et cherche ensuite les mots qui sont à même de le

déclencher. Dans un cas comme dans l’autre, à l’origine de l’énonciation, il y a toujours une

motivation guidée par une intention d’atteindre un but auprès de l’interlocuteur, ce, par le savoir,

le savoir-faire linguistique, le respect des usages et les connaissances rhétoriques. Nous parlons

de « savoir-faire » lorsqu’il s’agit de cette stratégie parce qu’

Elle englobe toutes les informations qui sont susceptibles d’être véhiculées par un énoncé

donné, mais dont l’actualisation reste tributaire de certains particularités du contexte énonciatif;

1 Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 23.

Page 238: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

229

229

valeurs instables, fluctuantes, neutralisantes, dont le décryptage implique un « calcul

interprétatif » toujours plus ou moins sujets à caution, et qui ne s’actualisent vraiment que dans

des circonstances déterminés, qu’il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de déterminer. Valeurs qui

sont toutefois pour nous véritablement inscrites dans l’énoncé (ce ne sont pas de purs « faits de

parole ») même si leur émergence exige l’intervention, en plus de sa compétence linguistique,

des compétences encyclopédique et/ou « rhétorico-pragmatique » du sujet décodeur1 .

Que l’implicite se situe au niveau de l’énoncé ou si elle se fonde sur l’énonciation, sa réussite

dans les relations auteur/lecteur nécessite toujours un codage du locuteur mais aussi, comme le

démontre Kerbrat-Orecchioni, un décodage, voire un savoir-faire de la part du lecteur. Se tisse

dès lors une étroite dépendance entre l’écrivaine et le lecteur, car c’est sur ce dernier que repose

la finalité et le décryptage du texte pour en faire ressortir les « inférences » que Kerbrat-

Orecchioni décrit de la façon suivante: « Nous appellerons « inférence » toute proposition

implicite que l’on peut extraire d’un énoncé et déduire de son contenu littéral ou combinant des

informations de statut variable (internes/externes)2 ». Le locuteur cherche à prendre le

destinataire à son propre jeu, à diriger à distance ses raisonnements. Pour cela, le locuteur fournit

au destinataire les données susceptibles de l’amener à telle ou telle conclusion alors que

l’auditeur est chargé de répertorier ces données afin de déceler la signification implicite qui s’y

cache. Comme le précise Kerbrat-Orecchioni au sujet de l’auditeur, « celui-ci est réputé la

constituer, par une sorte de raisonnement, à partir de l’interprétation littérale, interprétation dont

il tirerait ensuite, à ses risques et périls, les conséquences possibles3 ». Ce recours à l’implicite

qui met l’accent sur l’expression de l’intériorité souligne une solidarité certaine, sinon une

complicité avérée, entre l’écrivaine et ses lecteurs. Si, comme le dit Durcot, « On a bien

fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les

1 Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op. cit., p. 39-40. 2 Ibid., p. 24. 3 Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 12.

Page 239: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

230

230

avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse en refuser la responsabilité1 », il

apparaît désormais dans leur stratégie de l’implicite de dire autrement, de s'investir d'une autre

manière et de reconquérir la langue usurpée, afin de rompre son rapport avec la haine. Leurs

manoeuvres stylistiques agissent comme une tactique, qui cherche, par une sorte d’action

causale, à produire telle ou telle croyance chez l’auditeur. Comme le conclut Ducrot au sujet de

ces ruses:

Certes, elles permettent au locuteur de susciter certaines opinions chez le destinataire sans

prendre le risque de les formuler lui-même: elles permettent de faire croire sans avoir dit. Mais

on demande souvent à l’implicite de répondre à une exigence beaucoup plus forte. Il ne s’agit

pas seulement de faire croire, il s’agit de dire, sans avoir dit. Or dire quelque chose, ce n’est

pas seulement faire en sorte que le destinataire le pense, mais aussi faire en sorte qu’une de ses

raisons de le penser soit d’avoir reconnu que l’auditeur veut le lui faire penser. Et justement, il

peut arriver qu’on souhaite à la fois dire (en ce sens fort), sans accepter pour autant de

reconnaitre qu’on a voulu dire. En d’autres termes, il peut arriver que l’on veuille bénéficier à

la fois de l’espèce de complicité inhérente au dire, et rejeter en même temps les risques

attachés à ce dire2 .

Cette action intellectuelle désigne l’activité de l’écrivain et celle de son lecteur. C’est

justement là où résident la force et la tactique qu’utilisent Beyala, Devi et Mokeddem, car

écrivant dans un milieu où certains sujets leur sont refusés, voire interdits, elles comptent sur les

ambiguïtés, les nons-dit, et les sous-entendus du procès narratif afin de forcer le lecteur à

questionner les conventions sociales. Certes, elles comptent sur les efforts constructifs et

restitutifs du lecteur afin de faire sens des non-dits, des sous-entendus et des effets de ces

dispositifs dans le texte. Dans ce cadre, l’absence d’un message est à concevoir comme un

message en soi. De la réserve ou de la réticence, des omissions et des évasions sont des indices

d’une importance majeure et deviennent dès lors des signes aussi chargés que des mots. Nous

1 Ibid., p. 5. 2 Ibid., p. 15.

Page 240: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

231

231

voudrions souligner que les non-dits, les sous-entendus et le brouillage référentiel, bref, les traces

non-verbales de l’expression peuvent aussi être parlantes. C’est justement sur ces éléments que

nous nous attarderons dans cette partie, car nous tenterons de montrer que leurs interprétations

peuvent altérer la charge conceptuelle de cet art de parler et d’agir. En somme, nous insisterons

sur ces non-dits et ces sous-entendus qui ne doivent être entrevus que comme des vides ou des

trous anodins mais bien comme des lacunes d’informations manipulées par les romancières pour

remplir une fonction sociale et politique. À travers cette tactique discursive allant au-delà du

champ artistique, nous démontrerons comment Beyala, Devi et Mokeddem attestent d’une agilité

à reconceptualiser la relation entre le langage et les prérogatives patriarcales de façon à faire de

la subversion par le langage une stratégie qui pourrait finalement s’imposer. Pour rejoindre la

pensée de Ducrot, elles parviennent, « à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire

comme si [elles] ne les avaient pas dites1 », ce qui leur permet finalement une plus grande marge

de manoeuvre au sein d’un système qui tend à les réduire au silence.

Le discours de Beyala et de Devi est marqué de doutes et de sous-entendus surtout lorsqu’il

s’agit des relations incestueuses entre père et fille ainsi que de la nature des relations entre leurs

protagonistes féminins. En effet, Beyala et Devi restent très ambiguës lorsqu’il s’agit du viol que

Tanga dans Tu t’appelleras Tanga et La Mouna dans Moi, l’interdite subissent aux mains de

leurs pères. Le viol incestueux est une des formes de perversions sexuelles les plus dénoncées

dans les romans africains, mais il est raconté avec une certaine pudeur et contient peu de détails.

C’est le cas, par exemple, de l’allusion rapide qu’en font ces deux auteures. Dans Moi,

l’interdite, le viol, l’acte condamné dont on ne doit pas parler et qui synthétise un ensemble de

croyances fondamentales concernant la virilité est décrit non pas en insistant sur l’identité du

1 Ibid., p.5.

Page 241: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

232

232

violeur (le père), mais plutôt en le réduisant, comme le décrit Mouna, à « la main aux sources

brulantes qui fouille mes hontes la nuit-le jour1 ». Plus tard, quand Lisa lui demande de quelle

main veut-elle parler, Mouna précise : « celle qui vient dans le noir, tu sais, quand tout est

tranquille. Je n’entends plus rien, rien, c’est comme si le monde avait disparu […] Et puis la

porte s’entrouve […] Dans lequel il n’y a que lui et moi. Lui, et sa main tendue comme une

compagne de haine. Et, alors, Il commence son travail […] Je dois le laisser me vivre me ciseler

me marteler, la main est souveraine la nuit2 ». Il en est de même dans Tu t’appelleras Tanga, car

dans les deux cas, Mouna et Tanga n’articulent pas cet acte comme un viol. Hantée par des

cauchemars qui se rapprochent de la scène du viol, Tanga se met à élaborer sur ce sujet et à

parler de l’abus dont elle a souffert de son père. Pourtant, tout comme Mouna, la scène est

décrite de façon très ambiguë. Tanga raconte :

Ainsi que l’homme mon père, qui plus tard, non content d’amener ses maîtresses chez

nous, de les tripoter sous l’oeil dégouté de ma mère m’écartèlera les jambes au printemps de

mes douze ans […] cet homme, mon père qui m’engrossera et empoissonnera l’enfant, notre

enfant, son petit-fils, cet homme ne s’apercevra jamais de ma souffrance et pourtant cette

souffrance a duré jusqu’au jour de sa mort, jusqu’au jour de ma mort3.

Toutes deux insistent sur l’expérience qu’elles ont subie tout en élaborant sur les

circonstances qui entourent cette agression, mais jamais elles ne prononcent le mot « viol »

lorsqu’il s’agit de cet acte incestueux. Cette description ou cette approche du viol nous ramène à

l’évidence que culturellement, l’inceste persiste comme un sujet tabou qui a été et qui reste

historiquement nié et caché par la société. Ainsi, cela n’est guère surprenant que ces deux

protagonistes restent évasifs sur le sujet et des fois même le contournent carrément.

1 MI, p. 65. 2 MI, p. 83-84. 3 TTT, p. 46.

Page 242: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

233

233

Il en est de même lorsqu’il s’agit des relations entre femmes, car que ce soit dans Tu

t’appelleras Tanga où le doute persiste au sujet de la relation entre Tanga et Anna-Claude ou

encore dans C’est le soleil qui m’a brûlée dans lequel Ateba éprouve un amour démesuré pour la

femme, Beyala parvient, à travers des sous-entendus, à parsemer le doute ainsi qu’à reléguer la

nature des relations entre les membres de la gente féminine à l’imaginaire du lecteur. Le même

sous-entendu ou la même ambiguïté apparaît chez Devi dans Ève de ses décombres dans la

relation entre Ève et son amie Savita. L’ambiguïté est telle qu’il serait difficile d’identifier leur

relation comme « lesbienne » ou « amitié féminine ». Ces frontières sémantiques expriment dès

lors une tension idéologique et s’explique forcément à cause de la stigmatisation, le déni et le

dénigrement de toute relation non-hétérosexuelle tant sur le plan politique que social en Afrique1,

un continent où plusieurs pays ont criminalisé l’homosexualité et où elle est condamnée par

l’opinion publique. Par conséquent, l’acte de parler du lesbianisme ou de l’homosexualité dans

un milieu où l’hétérosexualité est obligatoire, surtout lorsqu’il s’agit de l’Algérie alors que l’île

Maurice interdit seulement certaines pratiques telle la sodomie, mène à ce que ce discours se

heurte contre la censure sociale et à être, de la sorte, relégué au domaine de l’interdit et du tabou.

C’est d’ailleurs ainsi que décrit Nathalie Etoke : « En Afrique, le désir lesbien est un désir mort-

né, un désir qui existe uniquement sous le mode de la négation et de la prohibition. Les

personnages féminins font le deuil d’un désir condamné à partir du moment où il est énoncé2 ».

Ce positionnement analytique se rapproche de celui de Butler à partir d’une étude des travaux de

Freud sur le deuil et la mélancolie, Butler développe une théorie sur la nature mélancolique du

désir homosexuel. Elle dit :

1  L’homosexualité est illégale dans tous les pays sauf dans ces pays suivants : Afrique du Sud, Bostwana, Burkina Faso, Cameroun, Congo Brazzaville, Centrafrique, Côte d'Ivoire, Eritrée, Gabon, Guinée Bissau, Lesotho, Madagascar, Mali, Niger, Rwanda, Tchad. Behind the Mask (2006), http://www.mask.ore.za/ 2 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, p. 145.

Page 243: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

234

234

Si nous acceptons la notion selon laquelle la prohibition de l’homosexualité s’opère à travers

une culture largement hétérosexuelle […] Si l’amour est dès le départ hors de question […] il

ne peut donc pas avoir lieu et s’il a lieu, il n’a certainement pas eu lieu. S’il a lieu, tout se passe

sous le signe officiel de son interdiction, on peut s’attendre à une prévalence culturelle d’une

forme de mélancolie…1

C’est ainsi que Devi et Beyala doivent négocier des frontières entre ce qu’elles peuvent

ouvertement dire et ce qui doit être nuancé ou déguisé. C’est à travers ces sous-entendus et ces

ambiguïtés qui interpellent le lecteur à la restitution en ayant recours à son imagination que ces

deux romancières parviennent à contourner la censure sociale et à proposer une avenue différente

pour une sexualité qui remet en question le discours social, qui préconise une hétérosexualité

obligatoire. En somme, à cause de l’environnement social, culturel et politique dans lequel se

déroule la narration, les sous-entendus et les ambiguïtés deviennent une stratégie littéraire qui

peut négocier un compromis entre le désir de dire et de vivre une sexualité autre face à

l’omniprésence oppressante de la matrice hétérosexuelle. Le doute que cela provoque, étant un

message en soi, camoufle non seulement un désir de vivre autrement, mais dissimule aussi une

rébellion face au patriarcat. Selon Nfah-Abbenyi, ces romancières « are creating a space for

themselves by questionning a combination of oppressive conditions that are both traditional and

specific to their colonial and postcolonial context2 ». Bien qu’elles entament le dévoilement d’un

certain désir lesbien, l’écart qui persiste entre la reconnaissance de l’homosexualité, étant bien

évidemment une pratique taboue et ainsi l’impossibilité de la vivre ouvertement démontre

clairement la situation contradictoire au sein de laquelle régissent les écrivaines. Car, comme le

propose Gloria Wekker, « Sexuality cannot be considered independently from the social order in

which it exists […] the biological basis of sexuality is always experienced and interpreted

1 Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., 139. 2 Nfah-Abbenyi, 1997, p. 30.

Page 244: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

235

235

according to cultural values1 ».

Incapable de prôner ouvertement le lesbianisme pour des raisons d’appartenance

culturelle et par peur de mise à l’index, Beyala et Devi mettent en place des subterfuges et des

ruses qui fonctionnent comme des stratégies de négociation. Si parler et écrire sur une sexualité

‘interdite’ par les romancières africaines ébranlent l’ordre pré-établi menant à une contre-attaque

violente, le domaine du non-dit et du sous-entendu devient ainsi la seule possibilité d’en parler.

Elles témoignent d’une démarche littéraire qui tente de composer avec le discours dominant tout

en reconnaissant et en dévoilant les contradictions, les incohérences et les fissures narratives qui

reflètent la difficulté voire l’impossibilité de tenir un discours ouvertement lesbien. C’est

d’ailleurs la raison pour laquelle, les personnages beyaliens et deviens abordent une sexualité qui

n’est ni exclusivement hétérosexuelle ni homosexuelle ni même bisexuelle. Bref, à travers ces

frontières sémantiques qui négocient une tension idéologique, elles présentent une sexualité

capable de plaisir et qui défie toutes catégorisations. Surtout si l’on pense aux deux romans

beyaliens, Tu t’appelleras Tanga et C’est le soleil qui m’a brûlée et au récit Ève de ses

décombres de Devi où les romancières dressent un tableau qui brouille l’opposition entre

l’hétérosexualité et l’homosexualité sans pourtant attester d’une préférence. Parfois même, ces

écrivaines semblent semer davantage le doute du fait que nous avons du mal à faire une

distinction entre une tendresse ou amitié que partagent certains personnages et une relation, dites,

lesbienne. Il semblerait qu’à défaut de parler explicitement de l’homosexualité, Devi et Beyala

utilisent plutôt cette thématique métaphoriquement. Cela explique d’ailleurs pourquoi l’on ne

retrouve pas, dans la narration de scènes sexuelles explicites chez ces deux auteures. Sauf dans

Femme nue, femme noire de Beyala où il n’est clairement pas question de tendresse ou d’amour

1 Gloria Wekker, “Mati-ism and Black Lesbianism: Two Idealtypical Expressions of Female Homosexuality in Black Communities of the Diaspora”. The Greatest Taboo, Homosexuality in Black Communities. Ed. Delroy Constantine-Simms (New York: Alyson, 2001), p. 156.

Page 245: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

236

236

entre Irène et Fatou mais de domination et de contrôle. D’une part, cette absence permet de

contourner la censure sociale qui n’autorise pas la description d’une scène d’amour entre deux

femmes et d’autre part, cette oscillation se doit d’être appréhendée comme une négociation entre

ce qui peut et ne peut pas être divulgué. De part et d’autre, leur démarche tente plutôt de

transcender cette définition de la sexualité féminine qui repose principalement sur le sexe pour

offrir un nouveau modèle, celui ou le corps réapprend la douceur, le plaisir et le jeu. En effet, à

travers ce discours fait de sous-entendus et d’ambiguïtés quant à la nature des relations entre les

personnages féminins, elles parviennent ainsi à s’éloigner de l’acte sexuel pour plutôt mettre

l’accent sur le partage et la communion entre deux personnages. Elles nous introduisent dans

l’univers de jeunes adolescentes, qui ont comme quêtes principales d’éveiller la conscience des

femmes de sorte à mettre sur pied une collectivité féminine et bien sûr de raccommoder et de

compléter leur identité de femme. Certes, que ce soit du côté de Beyala ou de Devi, leur romans

sont caractérisés par une abondance de protagonistes féminins qui entretiennent des relations

basées sur un sentiment d’appartenance à une communauté de femmes et sur la lutte pour les

droits de la femme.

Dans son article, « African Women, Culture and Another Development », Molara

Ogundipe-Leslie démontre que si la femme veut se défaire de ce défaitisme colonial ou

néocolonial qui la séquestre et qui la cloisonne, elle devra surmonter cinq étapes que la critique

catégorise ainsi : l’homme, le racisme, les structures traditionnelles phallocratiques, la faiblesse

et la soumission de la femme envers l’homme, et enfin, la femme elle-même. En plus d’être une

cible facile pour l’homme, la femme se retrouve aussi victime de la femme. En effet, cette

pression collective et la domination de l’homme peuvent aisément expliquer le fait que la femme

finit par s’objectiviser ou se chosifier elle-même et tenter à reproduire les mêmes conditions de

leur oppression. Molara Ogundipe-Leslie ajoute: « Women are shackled by their own negative

Page 246: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

237

237

self-image by centuries of the interiorization of the ideologies of patriarchy and gender

hierarchy. Their own reactions to objectivise problem therefore are often self-defeating and self-

crippling. Woman reacts with fear, dependency complexes and attitudes to please and cajole

where more self-assertiveness and action are needed1 ». Ainsi, elle propose de revoir la relation

aux hommes, à d’autres femmes mais aussi à elle-même.

D’après Augustine Asaah dans son article « Gender Concerns in Calixthe Beyala’s The

Sun Hath Looked upon Me », « Female-to-female dehumanization extends to self-mutilation as

women transform themselves into masochistic martyrs and sacrificial victims. Equally insidious

is women’s readiness to commodify themselves, ostensibly to lure men. This self-

commodification takes the form of prostitution and bleaching. In short, women duplicate,

facilitate and sometimes worsen patriarchal tyranny. Ada, Betty, Ekassi, Irène and many others

become the agents of their own death2 ». Pensons à Ada qui s’efforce d’élever Ateba dans un

environnement austère et stérile où règnent la violence et la domination masculine. Malgré

maints échecs amoureux, Ada continue à se persuader qu’il lui faut un homme à la maison pour

pouvoir mener à bien son existence et ainsi rétablir l’ordre phallocratique. Elle veut à tout prix

élever Ateba comme une bonne et vertueuse femme africaine. Elle lui apprend la servitude et le

ménage en la traitant de servante et elle lui apprend la virtuosité en lui faisant subir, aux yeux de

tout le monde, le rite de l’œuf. Dans la fiction beyalesque, la relation mère-fille se trouve très

souvent marquée d’incompréhension et aussi de violence. Comme le dit Gallimore,

De même que la mère constitue une barrière à l’épanouissement féminin, de même la tante, la

grand-mère, succédanés du maternel, constituant une catégorie d’anti-femmes, mères

patriarcales qui servent de point de repère à la société phallocratique. Celle-ci se sert d’elles

1 Ogundipe-Leslie Molara, “African Women, Culture and Another Development”. Journal of African Marxists 5 (1984): 89. 2 Augustine Asaah, “Gender Concerns in Calixthe Beyala’s The Sun Hath Looked Upon me”. Matatu 27-28 (2003): 515. p. 527.

Page 247: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

238

238

pour faire passer ses lois. Sous la pression de l’homme, ces femmes ont fini par rationaliser et

par accepter, consciemment ou inconsciemment, la prédominance du masculin sur le féminin.

Ce sont les femmes qui constituent un obstacle majeur à la libération féminine1.

Dans le but d’élaborer un nouveau rapport entre les membres de la gente féminine, Ateba utilise

le mot « femme » dans son sens générique et absolu :

Femme. Tu combles mon besoin d’amour. A toi seule, je peux dire certaines choses, n’être plus

moi, me fondre en toi, car je te les dis mieux à toi qu’à moi-même. J’aime à t’imaginer à mes

côtés, guidant mes pas et mes rêves, mes désirs enfouis dans le désert de ce monde incohérent.

Quelquefois, je te vois, ta coiffure, ton visage avili par des sollicitations quotidiennes et par de

menues bassesses, et tes déhanchements souples qui font lumière la vie. J’imagine ta nuit qui

cesse à tes yeux l’agitation triviale et qu’à ton visage transparaît la limpidité de tes eaux. Tu

m’as appris la passion, la joie de vivre. Sans toi, je serais l’ombre d’une vie qui s’excuse de

vivre. Quelquefois, je t’ai reproché ton désir de l’homme. Aujourd’hui, je cours vers lui avec la

flamme de tes yeux et j’apprends ainsi qu’à son contact mon amour pour toi se fait plus serein2.

Nous retrouvons le même phénomène dans Tu t’appelleras Tanga entre la protagoniste Tanga et

sa compagne de cellule, Anna-Claude. L’hypertrophie de l’agression masculine mène Tanga à se

faire incarcérer dans un lieu isolé, hors d’atteinte de tous, y compris sa mère, espace de réflexion

qui lui permettra de sortir de cet exil en soi pour aller à la conquête de sa liberté. Une liberté qui,

grâce à sa compagne de cellule, apparaît sous forme de l’élaboration d’un discours féminin et

d’une conquête de la parole. Gallimore note que dans ce roman, la libération du discours féminin

« s’effectue à travers la délivrance de la parole de l’africaine Tanga à la juive Anna- Claude3 ».

Pour la première fois, il s’instaure un échange libre de toute contrainte entre deux êtres :

Leurs corps s’enlacent. Anna-Claude pleure. Tanga trace sur son cou et sur son flanc des

sillons de tendresse. Elle lui dit de ne pas pleurer, qu’elles venaient de connaître le cauchemar

mais que le réel était l’étreinte. Elle lui dit qu’elles frotteront leur désespoir et que d’elles

1 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 82. 2 CSB, p. 55. 3 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, p. 123.

Page 248: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

239

239

jaillira le plus maternel des amours. Elle lui dit de sécher ses larmes, afin que, de la plaie du

malheur, tombe la croute. Elle la berce, elle la cajole, elle lui dit qu’il est temps de continuer

son histoire avant que le temps n’inaugure la cérémonie de sa mort. Elle ajoute : Ne l’oublie

pas femme, tu dois connaître la suite de ma vie pour la perpétuer1.

L’exigüité des lieux, la violente indifférence des gardes crée une complicité entre les deux

femmes. Petit à petit, Tanga se débarrasse de sa peur et Anna-Claude se fait une interlocutrice

attentive. Selon Cazenave,

L’acte de raconter est ici un acte imposé par l’urgence de la mort. Dire, parler, raconter sont

des actes de délivrance. Le silence qui est associé à la mort, peut seulement être brisé par

l’autre femme. Continuer l’histoire de la femme par et à travers la femme revient à mettre fin

au mutisme féminin2.

C’est bien ce désir qui est exprimé par Tanga à la fin du roman, elle veut faire connaître

son histoire, dénoncer les injustices de sa société : « Mon histoire sera le pain à pétrir pour

survivre. Laisse-moi la libérer pour construire le futur3 ». Le roman se termine ainsi sur « une

fusion de deux identités féminines » de deux races et cultures différentes, de sorte à témoigner

d’« un désir de vouloir parler au nom de toutes les femmes du monde4 ». Dans la même

perspective, Rich interprète la relation entre Tanga et d’Anna-Claude comme « un lesbianisme

allant au-delà des expériences sexuelles pour inclure tous les rapports d’échange, d’amitié, et de

solidarité, tous les liens féminins capables de créer une force de résistance contre la ‘tyrannie

mâle ’5». Dans l’espace de répression qu’est la prison, les deux femmes parviennent à se créer

leur propre discours, à transgresser le pouvoir hiérarchique masculin. Ces rapports d’échanges,

deviennent selon Nfah-Abbenyi,

1 TTT, p. 65. 2 Gallimore, L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala, op. cit., p. 126. 3 TTT, p. 39. 4 Gallimore, op. cit., p. 125. 5 Adrienne Rich, Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution (New York : Norton, 1977), p. 186.

Page 249: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

240

240

The medium through which both women explore and subvert the very prison walls

within which the experiences of their identities and sexualities have been confined for so long.

It becomes the route to self-liberation and the construction of agency, one that enables them to

bridge multiple differences of white/black, colonization/colonized, oppressor/oppressed1.

Ce dialogue ne tardera pas à prendre des aspects thérapeutiques pour Tanga, car en

racontant ses traumatismes antérieurs, elle extériorise son refoulé. Ainsi, cet exercice

mnémonique lui permet de parler librement, mais aussi de réalimenter ses perspectives par

rapport à son passé ; il lui permet de dénoncer sa mère dévoreuse en face de quelqu’un qui

incarne l’image d’une étrangère objective qui ne la jugera pas comme les autres membres de la

communauté d’Iningué. Tanga, pour la première fois dans ce roman, arrive à laisser libre cours à

sa pensée, à dire ce qu’elle ressent et à briser le silence. D’après Nfah-Abbenyi, « recounting her

story is the final step in her will to break the silence2 ». Le déluge d’histoires et d’émotions

auquel Tanga est sujette n’aurait pas été possible sans la présence d’Anna-Claude qui agit non

seulement comme interlocutrice attentionnée, mais aussi dans une certaine mesure comme

analyste sollicitant la parole de « sa » patiente :

Tu vas mourir. Je le sens, je le sais. Donne-moi ton histoire. Je suis ta délivrance. Il

faut assassiner ce silence que tu traînes comme une peau morte […].Je l’embellirai pour toi

[…] Donne-moi ton histoire. Je répandrai ton rêve3.

L’échange, entre elles, aura aussi permis à Anna-Claude de découvrir ses illusions, car ce

dialogue a pu mettre fin aux fantasmes qu’elle couvait sur l’Afrique et l’homme africain. Elle qui

a quitté la France pour trouver refuge dans un pays où elle pensait ne pas retrouver la

discrimination sexuelle ou le racisme, elle se voit incarcérée pour le motif d’être un « élément

1 Nfah-Abbenyi, op. cit., p. 91. 2 Ibid, p. 108. 3 TTT, p. 17.

Page 250: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

241

241

subversif et incontrôlable1 ». Comme le dit Brière, « À la place du mythe du bon nègre de la

négritude, elle trouve tout un peuple vivant dans la terreur de l’oppression postcoloniale. Ainsi

libérée de sa quête d’idéal, cette juive française aborde une société neuve et choquante, celle des

laissés pour compte de l’Afrique moderne2 ».

C’est le soleil qui m’a brûlée évoque aussi cette notion de lesbianisme décrite par

Adrienne Rich, cette même notion qui va au-delà des expériences sexuelles pour favoriser

l’échange, la tendresse et l’amitié entre femmes. En effet, ce roman pourrait être qualifié comme

ayant des caractéristiques lesbiennes du fait que les femmes sont des figures centrales, dictant les

faits et les gestes dans la narration mais aussi parce qu’elles entretiennent des rapports de nature

sentimentale entre elles. Certes, l’absence d’un contact sexuel, n’empêche en aucun cas Ateba de

proclamer son amour pour la femme. Cette thématique se répercute aussi sur le biais du refus du

mariage dans ce roman. Remarquons la scène entre Jean et Ateba, où celui-ci la demande en

mariage :

Je voudrais savoir si tu veux m’épouser. Non.

Pourquoi ? Parce que je suis déjà mariée. J’ai épousé les étoiles3.

Établissant un parallèle entre le soleil et les étoiles, celles-ci peuvent servir de métaphore pour la

femme. Nous sommes ainsi témoins de la dissolution totale de la représentation du couple

hétérosexuel. Ateba rejette le mariage pour s’adonner complètement à la femme. Poussant

l’analogie plus loin, nous remarquerons que le rejet de l’homme transparaît aussi à travers le

refus de la maternité, de sorte que toute fusion avec l’homme est niée sauf lors des relations

1 TTT, p. 12. 2 Brière, Le roman camerounais et ses discours, op. cit., p. 225. 3 CSB, p.109.

Page 251: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

242

242

sexuelles qui, se rapprochant presque du viol, sont toujours marquées de violence. Lorsqu’Irène

apprend à Ateba qu’elle est enceinte, Ateba n’a aucun doute et aucune réticence à encourager

l’avortement. Elle poursuit en disant qu’elle « voulait quelque chose de plus radical, qui

arracherait l’œuvre de l’homme de son amie1 ». Ce qui est nécessaire pour la protagoniste c’est

d’établir une séparation, distincte et distante avec l’homme afin que ce dernier ne puisse plus

jamais souiller, rabaisser, violenter et juger la femme. Voulant mettre une fin au monopole du

phallus, Ateba dit : « La femme devrait oublier l’homme et évoluer désormais dans trois vérités,

trois certitudes, trois résolutions […] revendiquer la lumière, retrouver la femme et abandoner

l’homme aux incuries humaines2 ».

Se pencher sur la sexualité féminine dans un texte est déjà en soi un acte de transgression,

d’autant que la sexualité féminine est férocement réprimandée et régulée dans les contextes

sociologiques indiens et indo-mauriciens évoqués dans les textes de Devi. Dans Ève de ses

décombres, la démarche de Devi est d’autant plus transgressive du fait qu’elle explore la

thématique du lesbianisme. En effet, Ève de ses décombres dépeint l’amour entre deux femmes,

Ève et Savita, à travers lequel le destin décousu d’Ève retrouve un sens. Le texte dit: « Ève peut

passer d'homme en homme, mais quand elle est avec Savita, c'est là qu'elle s'évade3 ». Dans ce

monde inébranlable de violence et de perdition qu’est Troumaron, seule Savita est source de joie

et lui donne un sentiment d’appartenance. À défaut de mettre l’accent sur un lesbianisme au

relent sexuel, Devi propose un lesbianisme ou une amitié féminine qui fait écho, tout comme

chez Beyala, à l’expérience féminine, voire sensuelle comme une modalité essentielle dans la

découverte de soi par la médiation de l’Autre. Dans ce cadre et surtout hors de l’emprise des

hommes, il apparaît une osmose entre Ève et Savita, qu’Ève définit comme de la poésie. Elle dit;

1 CSB, p. 116. 2 CSB, p.118. 3 ED, p. 80.

Page 252: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

243

243

La poésie des femmes, c’est quand Savita et moi, on marche ensemble en synchronisant nos

pas pour éviter les ornières. C’est quand on joue à être jumelles parce qu’on se ressemble.

Nous portons les mêmes vêtements, le même parfum. Nous avons l’air de danser. Nos boucles

d’oreilles tintent. Elle a une pierre minuscule à l’aile du nez, comme une étoile. La poésie des

femmes, c’est le rire, dans ce coin perdu, qui ouvre un bout de paradis pour ne pas nous laisser

nous noyer1.

En l’absence de Savita, Ève se détruit. Elle s’adonne à la prostitution dans les ruelles et les

chambrettes de Troumaron, faisant ainsi don de sa chair contre quelques cadeaux. La chair, le

corps mais non pas le cœur, car elle se garde bien de l’offrir à l’homme. Ce cœur est réservé à

Savita. En effet, ce n’est qu’à travers les scènes avec Savita que nous retrouvons une Ève dans

toute sa vulnérabilité, celle qui met de côté son bouclier corporel pour laisser paraître son être

profond. Face à toute cette violence qui l’entoure, Savita représente une certaine sagesse et une

certaine pureté, la main tendue qui pourrait sortir Ève de ses décombres. C’est uniquement dans

ces élans de tendresse avec Savita qu’Ève trouve soudain un sentiment d’apaisement et de

réconfort. D’ailleurs, dit Ève :

La seule chose qui me maintienne en vie, c’est Savita. Quand nous sortons ensemble, nous

avons des conversations si intimes que nous sentons l’haleine de l’autre ce que chacune a bu.

La bière Phoenix a une saveur douce. Une trace d’écume souligne le haut de ses lèvres

pourpres. Nos mains, lorsqu’elles se touchent, s’emboîtent parfaitement. Nous avons les

mêmes mouvements, le même rythme. Pas besoin de nous regarder pour savoir ce que l’autre

pense2.

Ensemble, elles incarnent une certaine pureté et honnêteté qui offrent un soulagement temporaire

face à leur enfer urbain. Devi établit une réelle distinction entre sexualité avec les divers amants

et l’intimité qui se développe avec Savita et cette dernière est d’ailleurs la seule qui puisse rentrer

1 ED, p. 30. 2 ED, p. 48.

Page 253: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

244

244

dans son intimité. De surcroît, c’est uniquement à travers cette tendresse que le corps reapprend

le plaisir par de simples gestes et d’échanges malgré l’absence d’actes sexuels.

Savita me chatouille les orteils, Je lui lèche la plante des pieds. Nous avons la même peau,

parfaitement lisse, sur laquelle la main s’évapore. La partie la plus douce est au creux du dos et

à l’intérieur de la cuisse. Quand on se caresse à ces endroits, le temps s’arrête. Je pose la tête

sur son ventre et j’écoute le chant de ses organes. Un grouillement de quelque chose, une faim,

une envie, je ne sais pas ou c’est simplement ses intestins qui font leur travail. Nous n’avons

pas tellement besoin de parler. Nous savons écouter nos silences1.

Cette amitié féminine est lourde de sens et capitale pour le fonctionnement du roman anandien,

car elle désigne, au-delà des violences verbales, l’indicible de la souffrance féminine ainsi que

l'élaboration d'un modèle utopique de relations entre les sexes. Dans les décombres des mots se

trouve le sens de ce périple douloureux de deux femmes qui se cherchent et qui veulent se

réconforter. Ce serait là la grande réussite du livre, cette caractéristique qui rend si particulière la

démarche de Dévi comme on a pu le lire dans Moi l’Interdite, Soupir ou Le long désir, une

écriture dans laquelle l’essentiel n’est pas tant dans les mots que dans leurs silences.

Si Beyala et Devi optent pour le doute et les sous-entendus, Malika Mokeddem opte pour

des vides et des non-dits qui, cependant, restent chargés de sens. Le silence, le vide ou le non-dit

sont une tactique récurrente chez Mokeddem car, elle atteste de la situation socio-culturelle et

politique à laquelle elle doit faire face. Certes, face à Beyala et Devi, le cas de Mokeddem est

d’autant plus sévère de par le contexte dans lequel elle écrit car son pouvoir de dire est limité par

un monde où la contrainte de mort est mise en avant par les intégristes pour instaurer leur mode

de vie et pour imposer leurs lois. Surtout si l’on se fie à l’article de Louissa Moussaoui, « Du dit

et de l’interdit dans le discours des femmes en Algérie », qui démontre quelques tactiques

1 ED, p. 62.

Page 254: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

245

245

langagières qui rompent avec la norme et avec la pudeur sociale. Selon Moussaoui, c’est

précisément parce que « le langage est lourd de l’interdit, de l’implicite au niveau du vouloir dire

[que] des procédés divers sont mis en œuvre pour dire autrement ce que l’on veut dire1 ». Si

toute oeuvre est immanquablement liée aux conditions socioculturelles qui l’ont vue naître,

l’expression créatrice de Mokeddem reflète, dès lors, la petite marge de manoeuvre qui lui est

attribuée. Cette vérité se concrétise dans son oeuvre par la présence du thème du non-dit et du

silence. Ce thème particulièrement omniprésent dans L’interdite (1993), troisième roman de

l’auteure rédigé en dix mois pendant la fameuse décennie noire, doit sa présence aux tragiques

événements qui ont fortement marqué la société durant cette période.

Cette stratégie discursive doit sa présence au sentiment d’interdit qui se dégage à travers

le roman. En effet, rien qu’une première lecture du roman nous oblige à émettre des hypothèses à

propos du titre. À première vue, la personne concernée par le titre L’interdite semble être

l’auteure elle-même, ce qui fait que le corpus que nous avons choisi est en partie

autobiographique. En effet, dans une société où la religion détermine les limites de l´intime et du

public, la pudeur dans la société musulmane est une valeur importante à respecter. La pudeur

sociale représente un élément constitutif de l’identité sociale et ne peut pas être trangréssée sans

répercussions. L’interdit, quant à lui, est un rempart contre lequel viennent buter les idées et les

personnes qui tentent de transgresser cette pudeur dans un monde où l’étalage de l’intime n’est

pas acceptable. L’interdit représente, de ce fait, un acte d’autorité, car il proscrit autant qu’il

prescrit et sa transgression condamne le transgresseur à vivre en huis clos et dans certain cas, la

transgression peut aboutir à la condamnation à mort. Ainsi, l’interdit précise des points à partir

desquels on signale sa soumission et son appartenance à un groupe. Toutes les institutions de la

1 L. Moussaoui, « Du dit et de l’interdit dans les discours des femmes en Algérie », dans Discours en/jeu(x): Intertextualité ou interaction des discours (Alger : OPU, 1986), p. 108-37.

Page 255: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

246

246

société et tous les espaces: espaces d’éducation, espaces familiaux sont porteurs d’interdits.

Mokeddem se targue, cependant, de transgresser ces interdits qui représentent les règles de

conduite imposées par l’Islam et dont le respect est le témoignage de la foi. Leur transgression

équivaut à un reniement de la religion et toutes les valeurs qui fondent la culture algérienne.

Comment ne pas interdire et punir quelqu’un qui renie sa religion, son algériannité et sa

maghrébinité, et qui plus est, fait de la culture de l’autre la sienne?

Après le titre, la dédicace laisse également supposer que l’ampleur de l’interdit

constituerait le principal thème de ce roman. La dédicace est un hommage rendu à la mémoire

d’une personne ou d’un groupe de personnes sous forme d’écrit occupant l’une des premières

pages du roman pour signaler le fait de partager avec les personnes citées les mêmes

préoccupations, le même idéal, les mêmes aspirations mais aussi le même risque. Dans ce cadre,

c’est justement ce sentiment de risque qui ressort.

A Tahar DJAOUT1, Interdit de vie à cause de ses écrits.

C’est à partir de cet écrit que Mokeddem dédie son roman d’abord à Tahar Djaout, pour faire

ressortir la lourde charge d’écrire et les conséqences qui en découlent et ce, à travers l’utilisation

du terme « interdit ». Comme elle le souligne, on peut y perdre la vie, tel Tahar Djaout qui est un

éminent écrivain algérien d’expression française né le 11 janvier 1954 à Oulkhou près

d’Azeffoun en Kabylie et dont le dernier roman Les Vigiles date de 1991. Mais cette dédicace

fait aussi ressortir les conséquences de rompre le silence et de libérer la parole, conséquence qui,

dans ce cas, s’est avérée être fatale. Ce mot est donc choisi à dessein du fait de sa polyvalence.

En effet, ce vocable possède dans ce roman plusieurs significations. Le premier sens de ce terme

1 Tahar Djaout, écrivain, journaliste et directeur de la rédaction de l'hebdomadaire Ruptures a été assasiné le 26 mai 1993 par une protestation de la part du GIA parce qu’il était communiste et avait une plume redoutable qui influençait les musulmans.

Page 256: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

247

247

renvoie, bien évidemment, au contexte religieux qui marque une injonction à caractère formel et

ne souffre point de discussion. Ici aussi, le mot ‘interdit’ résume en quoi consiste en grande

partie l’éducation qu’on inculque aux filles dans l’espace temporel des années qui ont connu une

nette propagation des interdits qui ont touché toutes les couches de la société. On fait allusion à

la somme des injonctions parentales d’ordre moral et aux directives divines, mais aussi et surtout

à celle émanant des intégristes. Ce n’est pas seulement cette phrase qui explique la redondance

du mot ‘interdit’ dans l’oeuvre de Malika Mokeddem, mais surtout une intention de l’auteure de

faire partager son horreur de tous les interdits qui ont obscurci son ciel et réduit son univers.

Face à un univers imprégné de tabous et de frustrations, bref d’interdits, Mokeddem choisit de

donner libre cours à l’imaginaire de son lecteur. En effet, quand Sala demande à Sultana

comment il doit interpréter ses silences, elle lui répond : « Comme des réponses. Comme des

défenses ouvertes ou fermés1 ». Comme en conclut plus tard Sala, le silence de Sultana est :

« calculé. Calibré […] des silences suffisants, des silences de nantie. Des silences pleins de

livres, de films, de pensées intelligentes, d’opulence, d’égoïsme…2 ».

Comme dans ses romans précédents, Des rêves et des assassins (1995) et L’Interdite

(1993) illustrent, une fois de plus, une capacité à subvertir un système social opprimant de

l’intérieur. Ces deux romans dépeignent une Algérie occupée par les intégristes des années 1980

et 1990, mais cependant à travers les non-dits, les protagonistes principales Sultana et Kenza

parviennent à manipuler l’hégémonie de l’intérieur. Elles ne sont pas les seules car comme le dit

Sultana à propos des femmes de son village : « Les femmes, ici, sont toutes des résistantes. Elles

savent, qu’elles ne peuvent s’attaquer, de front, à une société injuste dans sa quasi-totalité alors

1 LI, p. 47. 2 LI, p. 49.

Page 257: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

248

248

elles ont pris les maquis du savoir, du travail et de l’autonomie financière1 ». Notons d’ailleurs la

fin du récit, quand les femmes se rassemblent pour protester dans la rue contre de départ de

Sultana. Même si leur résistance se fait sur le mode du silence, il reste que cette protestation et

cette mobilisation s’accomplissent à travers d’un mouvement de masse corporelle. Malgré les

conditions non-verbales de cette opération, cette assemblée de femmes revendique leur droit de

comparaître et de prendre parti. D’autre part, son refus de dire se traduit dans Des rêves et des

assassins par le cri et le rire. Nous voyons comment Kenza met en oeuvre un langage

sensationnel propre à elle qui sable la syntaxe patriarcale et qui s’élève comme un cri de révolte

mais ce cri devient aussi un moyen de faire taire l’autre. Surtout quand l’on pense à sa réaction

face à son père. Kenza explique : « Je criais pour qu’il ne me considère pas comme ‘la bonne de

sa bonne’, le souffre-douleur de ses garçons. Je criais lorsque j'apercevais la convoitise dans ses

yeux attachés à mes jambes, à mon cou, à mes reins. Je criais par répulsion. Mes cris tenaient

l'horreur à distance2 ». Elle parvient aussi à contourner les critiques des autres à travers le rire.

Comme elle l’avance : « Mais dès que j'étais loin de lui [son père], il me prenait des fous rires

qui consternaient les autres. Des fous rires qui m'ébrouaient, cinglaient mes peurs. Peut-être en

avais-je abusé ? Les autres décrétèrent: ‘Elle est folle, celle-là’. Et j’ai eu la paix3 ». Ainsi, grâce

aux rires et aux cris, Kenza parvient à contourner le discours patriarcal et cette tactique provoque

un certain relâchement de la part de sa famille qui la croît folle. Elle s’octroie la possibilité

d’aller poursuivre ses études dans un internat, loin du cadre rigide de sa famille. Cette tactique

s’accroît lors de sa présence à l’internat, surtout après qu’elle apprend la mort de sa mère et

d’Alilou. Le cri et le rire permettent à Kenza de rejoindre ce dont parle Hélène Cixous dans Le

rire de la Méduse (1975) car son comportement semble se distancier du phallogocentrisme à

1 LI, p. 190. 2 Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins (Paris : Grasset, 1985), p. 18. 3 Ibid, p. 18.

Page 258: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

249

249

travers une récupération du langage qui tourne en dérision le discours hégémonique. Il est vrai

que Kenza ne s’attaque pas de front, mais elle utilise sa voix de façon à exprimer son outrage

face à son père, à sa famille et au système qui tend à la réduire au silence. Ce langage

‘sensationnel’ camoufle cependant une grande souffrance chez Kenza, une souffrance qu’elle ne

peut pas mettre en mots sans peur des répercussions.

Ce refus de dire se traduit ensuite par la thématique de l’anorexie. Nous retrouvons chez

Beyala, Devi et Mokeddem, une anorexie qui résulte de cette difficulté de dire. Le cas de ces

romancières apporte un éclairage nouveau sur la violence héritée du colonialisme, mais

également comme stratégie de protestation et de proclamation de liberté. En effet, les

romancières dont il est ici question utilisent l’anorexie à des fins bien distinctes. Élément de la

narration, figure de l’autobiographie ou thème principal d’un journal, la faim est au premier sens

du terme un vide à remplir. Ces auteurs usent de l’anorexie comme d’une métaphore, offrant un

regard critique sur certaines valeurs postcoloniales, en l’occurrence une intransigeance

exacerbée, où planent des restes de colonialisme et de mépris de l’Autre. La pathologie de

l’anorexie fait écho aux paroles de Frantz Fanon qui, dans Les Damnés de la terre (1961),

observait que « la masse colonisée » rejette les valeurs des colons et les « vomit à pleine

gorge1 ». L’anorexie, que Sultana dans L’interdite qualifie de « Koulchite2 », est symptomatique

des séismes et de la détresse au féminin dans un contexte socio-culturel particulier. Si

l’alimentation est une métaphore de l’assimilation où la nourriture joue un rôle symbolique, la

privation alimentaire ‘volontaire’, qui encourage l’effacement du sujet ou son retrait de la

communauté, doit être comprise comme une tentative d’exister autrement, en revendiquant sa

1 Frantz Fanon. Les damnés de la terre, op. cit., p. 11. 2 LI, p. 125.

Page 259: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

250

250

différence, en veillant à ne pas réduire cette proclamation de liberté à une rébellion contre la

gente masculine, mais contre un système. Dès lors, la mise en exergue de l’anorexie signe la

démission relationnelle, le non-rapport aux êtres et aux choses, le renoncement à la norme, la

désobéissance aux diktats. Loin d’être une négation de la vie, l’anorexie est plutôt un « refus

d’autrui » ou un « refus de l’avenir1 ». Cette notion de renonciation, nous la retrouvons aussi

chez Beyala et Devi, car leurs romans échappent à toute sorte de catégorisation ou d’étiquetage.

De savoir si Tanga, Ateba ou Eve est hétérosexuelle, bisexuelle ou homosexuelle s’avère

impossible mais aussi inutile. D’une part, parce qu’il semblerait que ces personnages se prêtent à

chaque catégorie et d’autre part, parce qu’il ressort de la volonté de Devi et Beyala de mettre fin

au monopole du phallus en se distançant de la sexualité pour mettre l’accent sur cette collectivité

de femme qui se forme en vue de leur libération et d’une nouvelle élaboration de structure

sociale épurée de l’oppression masculine. Ce brouillage référentiel lorsqu’il s’agit de la sexualité

de ses protagonistes témoignent d’une tactique discursive pour parler du lesbianisme dans une

société qui l’interdit. Il est vrai qu’elles soulèvent le voile de l’interdit en abordant le thème du

désir lesbien mais pourtant le tabou de l’acte persiste car ces auteures évitent tout de même de

s’attarder sur la narration explicite d’actes sexuels entre deux femmes.

Existe-t-il ainsi des limites de la capacité à dire chez ces trois écrivaines? La difficulté

d’une telle implication est démontrée par Beyala, Devi et Mokeddem dans cette partie en

négociant avec des contradictions et les impositions. Malgré les limites qui s'imposent à elles,

elles mettent en place des projets littéraires qui tentent de dépasser ces limites, au risque de

toucher à des sujets auxquels elles n'ont peut-être pas droit.  Nous avons ainsi vu à travers les

1 Merleau-Ponty. La phénomenologie de la perception, op. cit., p. 191.

Page 260: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

251

251

sous-entendus que lorsqu’il s’agit du lesbianisme dans leurs romans, Devi et Beyala tentent

d’établir un nouveau rapport entre hommes et femmes et femmes et femmes. Certes, à travers

une nouvelle collectivité de femmes, elles soulignent le rôle de la femme comme véhicule

patriarcal potentiel et de ce fait, créent l’urgence de se défaire la relation de dépendance qui les

lie aux hommes. Comme le conclut Nathalie Etoke : « Le choix de l’homosexualité féminine

apparaitrait comme un rejet de l’hétérosexualité qui dans le texte est synonyme de passivité

féminine et de violence masculine1 ». Alors qu’à travers les non-dits, les silences et les vides,

Mokeddem met en place l’exercice de son droit de renoncer son appartenance à un système. Les

auteures prises en comptent dans cette étude optent à travers leur discours implicite pour des

figures de rhétorique qui ne disent pas mais qui font quand même en établissant une structure

cognitive essentielle qui aide le lecteur à penser et influence sa façon d'agir. Elles substituent à

l’éclatement des symboles d’un pays déchiré entre tradition et modernité une écriture sémiotique

et sensationnelle au sens où l’entend Kristeva, qui investit de nouveaux espaces et défriche le

champ des possibles, laissant entrevoir les espoirs et les rêves d’une altérité envisagée sous un

jour différent. Beyala, Devi et Mokeddem à travers les non-dits et les sous-entendus marquent un

désir de renoncer à ce système et devraient être compris comme la tentative de s’extraire d’un

schéma et de se réinventer suivant d’autres lignes de conduite. De fait, les tactiques discursives

dont font preuve Beyala, Devi et Mokeddem doivent se comprendre comme une démarche hors

du monde, une volonté de vivre en marge, dans un entre-deux, un espace-temps où tout serait à

inventer. Elles représentent une revendication d’altérité ou, énoncé autrement, elles relèvent

d’une volonté de se recréer différemment, parées d’une nouvelle identité. Ces procédés narratifs

qui mettent l’accent sur l’expression de l’intériorité soulignent une solidarité certaine, une

1 Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 110.

Page 261: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

252

252

complicité avérée, entre l’écrivaine et ses protagonistes ainsi que le lecteur. Dans ces

circonstances, l’effet en est le même et nous sommes témoin d’un langage qui travaille sur le

mode « quand ne pas dire, c’est aussi faire ».

Page 262: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

253

253

5.5 Conclusion : Comment dire : entre le faire-dire du langage, le savoir-faire du sujet féminin et le vouloir-dire de l’auteur

Le quatrième chapitre s’est interrogé sur le défi et les enjeux de l'écriture de ces trois

femmes, une écriture de combat qui s'est élaborée depuis de nombreuses décennies dans la

marge, souvent sous le signe de l'oppression, rompant le silence, les valeurs pré-établies et le

non-dit du patriarcat. Nous avons tenté d’analyser les textes de ces femmes au carrefour de la

théorie postcoloniale et de la théorie féministe afin de rendre la voix à celles qui sont restées

dans l’invisibilité, de déconstruire l’autorité canonique qui a continué à percevoir les textes

postcoloniaux de femmes comme des faits anecdotiques, parfois simple assouvissement d’un

désir d’exotisme. En nous servant de la théorie postcoloniale et de la théorie feministe, notre but

a été de transformer la condition du colonisé ou de la femme du simple objet au statut de sujet à

part entière. Certes, nous avons essayé de mettre en place une clé de lecture pour permettre

d’ouvrir ces textes et d’en déceler les significations cachées, car pour comprendre, pour que soit

lisible, audible, ce que les femmes ont à dire, il faut sans cesse bouger ces grilles de lectures et

les remettre en question car la fixité ne donne jamais rien de bon. La mise en contexte établit

dans le troisième chapitre nous a permis de mieux comprendre le tableau socio-culturel dans

lequel évoluent ces trois romancières, de mieux comprendre la domination dont elles sont

sujettes et finalement, de mieux cerner les stratégies discursives qu’elles mettent en place pour

sortir de cette oppression. En effet, la réflexion entamée dans ce chapitre ne concerne pas

exclusivement la littérature mais se situe plutôt sur la ligne fragile du rapport entre l'écrivaine et

son contexte socio-culturel. Et surtout comment fait-elle pour naviguer entre les limites et la

censure qui lui sont imposées ? Si certaines écrivaines vivent et écrivent à propos de leur vie et

de leurs expériences et qu’elles transmettent à leurs lecteurs l'immédiateté de ce rapport, ainsi

Page 263: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

254

254

que sa profonde complexité, d’autres, telles les écrivaines francophones ne possèdent pas de telle

marge de liberté. En effet, pour elles, prendre la plume pour dire ‘je’ et assumer une posture

d’écrivaine est synonyme d’un acte politique et militant.

Écrire pour une femme ou un homme depuis le début des luttes pour l’indépendance était,

de fait, assumer une position engagée. Pour les femmes, cela s’est accru comme conséquence de

l’immense poids de la tradition et des préjugés religieux qui ont marqué leur existence. Ainsi

l'acte d'écrire est en lui-même un acte subversif mais aussi un acte d'engagement. Avec cet outil

qu’est la plume, elles gagnent accès aux domaines sociopolitique et culturel, ce qui les ramène à

égalité avec l’homme. L’écriture devient donc le lieu de résistance, de combat contre un discours

traditionnellement transmis par une culture et une tradition misogyne. Que ce soit dans un

contexte européen ou francophone, l’activité créatrice a été conçue comme libératrice, voire

dénonciatrice d’un espace privé réservé aux femmes face à l’espace public traditionnellement

réservé aux hommes et il se dégage justement chez les romancières un désir de combattre le

poids de la tradition. Ce faisant, elles sont devant l’opportunité de défier le patriarcat car prendre

le risque des mots, c'est faire acte. Chacune écrit et dit le monde à sa manière. Elles ne sont pas

seulement des écrivaines, elles sont aussi des voix autres, qui s'efforcent de faire entendre un

autre discours, une autre vision, la possibilité de choix autres. À travers cette hésitation face à

leur accès à l’écriture, elles se rendent compte du pouvoir de la langue, que les mots peuvent

faire saigner et faire ressentir, le plus fortement possible, la violence. Si elles l’utilisent, c’est

pour rendre son pouvoir à la langue et pour qu’elles puissent aboutir à provoquer un

questionnement. En remettant en question l’idéologie latente, elles dévoilent que les mots qui

prétendent être vérité sont souvent les plus mensongers et elles s’efforcent, dès lors, à travers la

fiction de leurs récits, de souligner ces mensonges qui habitent leur quotidien. Elles transforment

les mots en scalpel qu’elles tranchent dans la masse graisseuse de l’indifférence afin d’empêcher

Page 264: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

255

255

le lecteur de retrouver son confort aussitôt le livre refermé. Ce qu’elles recherchent, c’est de

provoquer une douleur empathique et une remise en question du monde chez le lecteur surtout si

le rôle indéniable de l’individu qui produit un énoncé est de véhiculer un projet ou une intention

signifiante.

Pourtant, écrire, c'est entrer dans un rapport au monde qui n'est pas sans danger, puisque

l'on ne peut jamais s’en dédouaner. Même si les romancières francophones, qu’elles soient

d’Afrique ou des Caraïbes, ont découvert que confronter le patriarcat et les systèmes

sociopolitiques dominants, implique un risque potentiel pouvant porter préjudice à leur bien-être,

elles attestent néanmoins que ce risque sur leur personne l’emporte sur l’alternative qu’est de

succomber au système oppressif en gardant le silence. Elles peuvent certainement louvoyer entre

les deux extrêmes mais elles finissent toujours par choisir. Il y a celles qui restent dans une

mesure purement formelle, circonscrites par les limites qu'elles s'imposent et qui s’imposent à

elles, et d'autres qui tentent de dépasser ces limites, au risque de toucher à des sujets auxquels

elles n'ont peut-être pas ‘droit’. Il s’en suit que briser le silence sur la condition féminine

comporte un prix à payer. Une évidence que l’on retrouve dans les romans de Devi, Beyala et de

Mokedem car dans la plupart des cas, l’acte de briser le silence détruit l’héroïne, soit à travers la

mort ou en la poussant dans un abyme de folie dont elle ne peut s’extraire. Certes, si les

protagonistes de Beyala finissent inévitablement par mourir, ceux de Mokeddem et de Devi sont

marqués par une névrose intrinsèque, une folie qui les repousse davantage en marge de la

société. Se pose dès lors une question à laquelle nous avons tenté de répondre. Quelles sont les

limites de leur capacité à dire? Là réside toute la difficulté d’une telle implication, car l'écrivaine

peut aller trop loin ou pas assez. Ainsi, leur tâche première est de trouver cet espace d’entre-deux

afin de dire, mais pas trop ni pas assez loin. « Dire trop » mènerait inéluctablement à se faire

refuter par la censure et la pudeur sociale et « dire pas assez » laisser le lecteur dans sa bulle, or

Page 265: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

256

256

dans l’indifférence. Dans un cas comme dans l’autre, leur projet littéraire encourt le risque d’être

annihilé.

Il a aussi été question dans ce chapitre d’analyser la place de l’Histoire dans la production

romanesque d’Ananda Devi, de Calixthe Beyala et de Malika Mokeddem et le rôle de l’écriture

pour poser des actes de dénonciation, dans un pays où la liberté d’expression reste théorique.

D’une part, nous avons vu que leurs projets littéraires n’emprunte pas, en général, les voies trop

directes du témoignage. D’autre part, beaucoup d’écrivaines renoncent aussi à utiliser le réalisme

ou du simple témoignage, et optent pour d’autres voies telles que l’implicite, la satire, la dérision

et les jeux sur la langue. Il est nécessaire de réaliser un travail sur la langue pour s’affranchir de

la censure, pour dire l’indicible et en particulier, l’indicible souffert par la femme. C’est cette

voie qui sera essentiellement privilégiée par ces trois écrivaines qui élaborent un travail de

recréation de la langue dans toute leur production romanesque et ce, à travers une

réinterprétation libérée de l’Histoire. Celles-ci retrouvent dans leurs romans une place de choix

puisque ce sont elles qui donnent véritablement tout le sens à la lettre du texte en prenant la force

du cri pour la liberté de toutes les femmes. Nous avons analysé ici certains de leurs romans vus

sous le crible d’une histoire libérée de ses limites.

Même si Beyala, Devi et Mokeddem ont étudié la littérature française dans des écoles

françaises, elles sont venues en France où elles ont pu échapper aux normes patriarcales. Même

quand elles tentent d'éradiquer les images colonialistes, elles ont parfois à composer avec des

contradictions, des ambiguïtés, car ces images font également partie de leurs identités passées et

présentes. Par ailleurs, il serait illusoire d'oublier les contraintes de l’écrivaine qui se fait donc le

porte-voix, réclamant sa liberté autant que celle de tous les êtres, indépendamment de leur sexe,

de leur race, de leur statut social ou ontologique. D’autant plus que l’activité de l’écrivain dans

un pays où la censure règne en maître et où la liberté d’expression reste théorique acquiert une

Page 266: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

257

257

valeur différente quand l’artiste met en danger sa propre vie pour transmettre au reste du monde

une parcelle des atrocités vécues au sein de son pays. L’écriture devient alors une force majeure

puisqu’elle constitue un moyen efficace de dénonciation en raison du fait qu’elle est capable de

nommer les injustices et de restituer les visages enfouis sous les cendres de l’oubli. L’acte

d’écriture se transforme, dans ces conditions, en un engagement pour lutter contre les limites

imposées par un pouvoir politique décidé à taire toutes les revendications, à faire fi de la liberté

personnelle pour imposer une dictature implacable. Les écrivaines telles que Beyala et

Mokeddem se sont retrouvées face à cette situation sociale et politique qui conditionne leur art et

rend impossible le développement de celui-ci sans une prise de position contre le pouvoir en

place. Ceux ou celles qui se risquent à le questionner payent souvent cette audace de leur vie ou,

du moins, de leur sécurité. Tel a d’ailleurs été le cas pour ces deux écrivaines qui ont du

s’expatrier en France et dont le retour au pays natal s’avère toujours problématique et conflictuel.

Elles ont même été confrontées à des accusations ou d’animosité pathologique par certains de

leurs détracteurs. En effet, dans la majorité des romans francophones contemporains, la distance

nécessaire à la création prend la forme de la distanciation géographique qu’est l’exil, ou

esthétique, la médiation symbolique.

Conscientes du poids des mots et du pouvoir qu’accorde l’écriture comme contrepoids à cet

héritage culturel, il a été intéressant de signaler le travail de réécriture du discours socio-culturel

et religieux entrepris par ces femmes. Ce chapitre montre comment Beyala, Devi et Mokeddem,

à travers un remaniement de la langue, négocient entre ces frontières de l’interdit et de l’indicible

pour mettre en avant leur plateforme. Face à un « comment dire l’indicible et formuler

l’informulable1 » dans des contextes à régime totalitaire où il est risqué d’aborder des sujets

1 Kerbrat-Orrechionni, L’implicite, op. cit., p. 278.

Page 267: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

258

258

compromettants, ce remaniement se fait par le biais de l’implicite, regroupant comme nous

l’avons vu non seulement un travail sur la langue, mais aussi des sous-entendus, des présupposés

et des non-dits. Il est clair que, dans le cas de nos romancières, elles utilisent cette ruse non pas

pour pouvoir nier leurs affirmations mais que le contexte ne les autorise pas d’en parler sans

repercussion. Le langage est ici le condensé d’un code à décrypter et non à subir. Ce qui en

ressort est tout un travail sur « comment-dire » à travers un savoir-faire linguistique de la part

des romancières.

Si la négation sociale de la femme se récupère à travers la pratique de l’écriture, et qu’ainsi

l’aspect vital de cet écriture comble les manques de l’individu, c’est la raison pour laquelle nous

nous sommes non seulement intéressée à la textualité des mots à travers de cette étude ainsi

qu’aux opérations énonciatives afin d’appréhender, dans toute sa complexité, le discours des

femmes. À travers ces stratégies discursives, Devi, Beyala et Mokeddem tentent d’énoncer et de

dénoncer la souffrance extrême, l’insupportable et l’indicible. Elles racontent le trauma dans

leurs textes et ce autour des évènements entourés de honte et de silence. Certes, parce que le

discours des femmes n’étant point dépourvu de leur aspect social et étant conscientes de leur

condition sociale, elles doivent mettre en place une stratégie discursive autour de l’indicible et de

la censure. Que ce soit par la répétition ou l’ironie, les mots-segments ou la substitution lexicale

et encore le registre du doute à travers les sous-entendus, elles négocient avec les limites de

l’interdit pour mettre en place le registre de l’implicite. L’expression créatrice de Calixthe

Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem reflète ces moments de vacillement, d’hésitation, de

transgression. Ces auteures substituent à l’éclatement des symboles d’un pays déchiré entre

tradition et modernité une écriture sémiotique et ‘sensationnelle’, qui investit de nouveaux

espaces et défriche le champ des possibles, laissant entrevoir les espoirs et les rêves d’une altérité

envisagée sous un jour différent. L’ambiguïté de l’écriture réside dans la difficile énonciation du

Page 268: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

259

259

paradoxe de la libération qui, tout en se débarrassant des chaînes coloniales du passé, consolide

néanmoins d’autres entraves que l’on espérait révolues. On s’accordera enfin à penser que la

mise en question à travers la répétition, les mots-valises et les sous-entendus et les non-dits par

Beyala, Devi et Mokeddem « n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est

pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme

absolue1 ». Ce que nous découvrons, c’est en fait des prises de position individuelles qui

illustrent un aspect inédit des écritures féminines, à savoir la revendication de la subjectivité tout

en ayant en connaissance de cause que si la subversion est possible, elle doit se faire dans les

termes de la loi, avec les possibilités qui s’ouvrent et apparaissent lorsque la loi se retrouve

contre elle-même en d’inattendues perturbations. Une telle négociation ne peut se faire et réussir

sans tenir compte de toute la complexité et de la subtilité de la loi, de revenir de l’illusion d’un

corps vrai au-délà de la loi, du sens de notre place dans le langage et du fait que nos mots fassent

ce que nous disons. Réaliser un tel déploiement engendre une merveilleuse invention de

l’écriture qui détruit le territoire dans lequel elle opérait auparavant, où l’imagination créatrice

porte l’impertinence jusqu’à ébranler les tabous et conférer le pouvoir à la langue. La création

d’un monde où la femme ne serait plus maintenue dans un statut social proche de celui de

l’enfant, du primitif ou du colonisé mais detentrice d’une langue, d’un langage et d’un discours

propre à elle.

1 Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 71.

Page 269: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

260

260

6 Conclusion : Schizophrénie : survivre ou savoir-vivre?

La violence est une caractéristique du roman francophone D’une violence coloniale des

années 1950 et 1960, imposée sous formes d’humiliations débouchant sur la violence physique

et à la torture pour ceux qui osaient résister au pouvoir colonial, nous retrouvons ensuite, dès le

début des années 1980, une violence qui n’est plus limitée au pouvoir colonial ou néocolonial.

En plus de nombreuses rivalités politiques débouchant parfois sur des crises sociales, on observe

que même la famille, la conjugalité et l’intimité ne sont pas épargnées par la brutalité. Cette

reformulation de la violence se démarque en devenant beaucoup plus explicite, portant le lecteur

aux limites du supportable. Elle devient le reflet de la désintégration des sociétés postcoloniales,

des familles et des structures communautaires. C’est ainsi que les textes du corpus sont marqués

par la corruption des institutions, la mise à mort de la famille et la dégénérescence de la société.

Une telle situation est analysée par Paul Ricoeur pour qui l’évocation du drame familial s’inscrit

en contrepoint de la tragédie sociale. En effet, pour Ricoeur, « Le lien avec les proches coupe

transversalement et électivement aussi bien les rapports de filiation et de conjugalité que les

rapports sociaux dispersés selon les formes multiples d’appartenance1». Ainsi, à travers un

tableau où la violence socioculturelle, politique et domestique est à son paroxysme, Calixthe

Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem confrontent le lecteur non seulement à une violence

postcoloniale en tant que continuation et reformulation de la violence coloniale et des pratiques

de domination, mais elles pointent aussi le doigt sur une violence qui s’est résorbée dans tous les

interstices de la société pour en constituer la structure. En examinant les effets de viol, de

1 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris : Seuil, 2000), p. 633

Page 270: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

261

261

violence sexuelle, d’abus physique et physiologique auxquelles sont sujettes les femmes

francophones, elles s’intéressent particulièrement à lever le voile sur des discours

traditionnellement muselés. Ce faisant, elles dégagent la violence intime de sa sphère privée et

domestique pour l'entremêler avec les discours publics. Elles finissent par montrer comment la

violence conjugale et familiale découle de la violence politique d’un système patriarcal. Donc, en

évoquant ces sites de violence dans leurs romans, ces auteures se soulèvent contre les entraves et

les contraintes qui font obstacle à la libération et à l’émancipation de la femme, prennent position

pour l’amélioration de la condition féminine dans la société postcoloniale.

C’est l’une des raisons pour laquelle Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokeddem

comptent actuellement parmi les écrivaines francophones les plus controversées. En effet, elles

représentent les meilleures porte-paroles des femmes désirant s'affranchir de l'autorité et de

l'influence patriarcales. D’une part, en prônant une libération de la femme qui passe

essentiellement par une réappropriation de son corps, elles franchissent les limites des interdits à

travers l’exploration d’un corps abordé jusque-là avec délicatesse, pudeur et circonspection.

Elles parlent du corps, de ses parties les plus intimes, de ses fonctions, de ses laideurs et elles

présentent complaisamment des sexualités déviantes ou transgressives, interdites ou libérées.

C’est ainsi qu’elles violent les interdits et se délectent, pour ainsi dire, dans une écriture du corps

et dans un langage charnel. Ces auteures utilisent le comportement sexuel comme argument

politique, car pour arriver à une transformation de la société, il serait nécésaire de repenser les

structures de base. Dans leurs récits, la débauche sexuelle va de pair avec la débauche sociale et

à travers d’une écriture du corps et d’un langage charnel, elles exposent les laideurs du quotidien,

le désordre social, le malaise et le mal-être dans la société postcoloniale.

Page 271: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

262

262

Si nous en avons établi « la libération » comme enjeu dans cette thèse, c’est pour la

double raison que celle-ci est inhérente au projet émancipatoire de Beyala, de Devi et de

Mokeddem, et elle l’est davantage lorsqu’il s’agit des œuvres de celles qui partagent un passé

marqué, que ce soit au niveau personnel que collectif, par de multiples formes d’oppression.

Cette oppression et ses cortèges d’injustices dont elles sont sujettes affectent tous les domaines

de l’existence, qu’ils soient d’ordre social, politique, économique et même linguistique, pour ne

citer que quelques exemples. Leurs œuvres pourraient traduire leur désir de se libérer, de

dénoncer la domination masculine, de réclamer une égalité avec les hommes, et de réaliser

certaines aspirations personnelles. Parfois, cette expression va jusqu’à critiquer explicitement

l’ordre établi et le système politique, surtout lorsqu’on considère le militantisme de Beyala, ou

bien remettre implicitement ou métaphoriquement en question les valeurs de la société

patriarcale dans laquelle les femmes ne se trouvent pas seulement dominées mais aussi

opprimées. Le niveau de domination et le degré d’oppression sont relatifs au temps et à l’espace

aussi bien qu’au contexte culturel, historique, social, politique et, dans certains cas, religieux,

mais pourtant ce qui ne varie pas est que cette violence s’acharne toujours, d’une façon ou d’une

autre, contre le corps féminin. Certes, le corps féminin est la première cible qui se retrouve en

situation précaire et en attente de violence, et c’est ainsi par lui que commence le projet

libératoire ou émancipatoire. À ce titre, Ghizlaine Laghzaoui suggère que le projet de libération

entame une quête initiatique chez le sujet féminin puisque qu’elle apprend à connaître son corps

et son entourage. Cette quête, selon elle,

Donne lieu à une métamorphose du corps, une mutation autant physique que spirituelle, qui s’inscrit à la fois

dans le temps et dans l’espace. Elle définit le passage à l’âge adulte et prend pour témoin le corps de l’initié.

La place du corps dans le déroulement est donc prédominante. Il est le creuset dans lequel s’opère la

transformation, la forge - symbole de prédilection de l’initiation (…) dans lequel on brûlera les derniers résidus

Page 272: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

263

263

de l’enfance. Le corps devient alors le lieu de l’héroïsme et de l’expiation, le lieu de toutes les contradictions et

de toutes les fusions, de la souffrance et de la réconciliation1.

Dès lors, la libération du corps passe inévitablement par l'écriture de ce corps et à travers

lui, Beyala, Devi et Mokeddem accomplissent une réflexion profonde sur les mécanismes de

fonctionnement de la société, de l’interaction entre individus et structures de pouvoir. L’écriture

du corps se révèle provocatrice et subversive : non seulement elle dérange les habitudes, mais

elle participe à cette quête de liberté et à cette entreprise émancipatoire de la femme. En effet,

ces auteures brisent tous les tabous concernant le corps et la sexualité. Elles parlent de la chair et

la décrivent sans pudeur et sans honte. À travers des descriptions physiques, des portraits, et des

narrations de rapports sexuels, le corps chez ces dernières, est dévoilé, mis à nu et représenté

dans ses parties les plus intimes. Certes, ce qui ressort de ces trois romancières est de libérer la

femme des complexes et des impositions traditionnels et sociaux, des tabous et interdits sexuels

afin qu’elle puisse jouir, sans peur et sans complexe, de son corps et contrôler son plaisir sexuel,

à sa guise. Dans chaque roman, un personnage principal féminin se détache : une jeune femme

qui refuse d'admettre ce qu’on lui impose. Chacune des héroïnes redécouvre son propre corps,

les possibilités qu'elle peut en tirer, et acquiert une nouvelle relation à soi. Elle redécouvre tout

d'abord la sensualité et la sexualité si longtemps confisquées pour redevenir capable de plaisir.

Certes, la nomination du corps et de la sexualité n'a pas toujours une connotation négative chez

ces auteures. Elle permet, en effet, d'arracher le corps féminin au corps social. Avec Beyala, Devi

et Mokeddem, l’on passe d'un silence de la représentation, qui caractérise la littérature féminine

francophone antérieure, à une corporalité vécue.

1 Ghizlaine Laghzaoui, « L’initiation : Le corps dans tous ses états », Le corps dans les littératures francophones, Études françaises, vol. 41/ 2 (2005), p 26.

Page 273: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

264

264

Celle-ci, comme nous l’avons démontré lors de cette étude, est pourtant loin d’être

gratuite. Même si la question du corps et son rapport avec la sexualité sont abordés d’une

romancière à l’autre sous une perspective différente, il en ressort un point commun chez Beyala,

Devi et Mokeddem. En tant que faire valoir passif des hommes, la femme est cantonnée à un rôle

traditionnel que lui confère la société : mère, épouse ou prostituée qui vend son corps pour

survivre. Il s'agit d'un corps aliéné que la femme ne possède pas, propriété exclusive de la

collectivité. Notre propos a été justement d’étudier le fonctionnement des pertinences relatives

aux corps féminin telles qu’elles peuvent apparaître dans ces romans et de montrer à partir des

analyses précises, comment dans un roman donné, le corps est manifesté en divers de ses aspects

et comment comme tel, il sert à signifier autre chose que lui-même. Ce corps, comme nous

l’avons vu, est marqué, façonné par un milieu qui le tient sous sa tutelle. Stigmatisées, malades et

meurtries à la fin de leur quête, de par la réalisation des impositions ou systèmes d’oppression du

patriarcat, les personnages féminins de ce corpus en arrivent même à rejeter leur féminité, une

féminité qui dans ce contexte ne peut que jouer contre elles. Pour Gérard Étienne, « La

dégradation physique et mentale dérive d’un processus où la maladie apparaît comme l’ultime

recours à des tentatives de défoulement, comme une contestation de l’ordre féodal et de ses

valeurs ségrégationnistes. C’est pourquoi le corps de la femme (…) loin de se réduire à une

anatomie ou physiologie particulière doit être appréhendé comme une structure symbolique1 ».

Cette dimension est encore plus pertinente si l’on se fie à la psychanalyse qui met en exergue les

conséquences du refoulement sur le plan de la santé psychique et physique. Certes, pour Freud,

une maladie n’est pas simplement qu’une maladie, mais représente tout un système de signes, un

langage sur un malaise beaucoup plus profond en rapport avec la répression et l’oppression

1 Étienne, La femme noire dans le discours littéraire Haïtien, op. cit., p. 49.

Page 274: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

265

265

subies. Cette dégradation correspond à un désordre de l’organisation du corps féminin et

manifeste la révolte de la femme face à cette situation de soumission, de répression et

d’oppression. Pour Nathalie Etoke, « Le corps, synthétise un ensemble de croyances

fondamentales concernant la virilité1 ». Certes, l’accent mis sur le corps par Beyala, Devi et

Mokeddem ne fait que renforcer ce postulat et qu’illustrer que l’agencement du corps est tout un

programme politique précis : il est le reflet de l’exercice du pouvoir. Jouissance de l’annulation

de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Cette disparité de pouvoir atteint son

paroxysme à travers l’acte du viol qui apparaît fréquemment dans les textes littéraires de ces trois

romancières, et il symbolise une organisation politique par laquelle un sexe prend tous les droits

sur l’autre et le force à se sentir inférieur, coupable et dégradé. Prenant en charge l’expression du

conflit postcolonial tragique, le corps féminin selon Nathalie Etoke, « devient le champ discursif

sur lequel s’écrit la critique systématique d’un corps politique malade, un corps dont les

fonctions sont perturbées, un corps où siège la douleur endurée par des populations

impuissantes2 ». Cela permet à Etoke de conclure que « Le corps féminin est un corps souffrant,

un corps sur lequel s’écrivent la maladie, le mal-être et l’échec postcolonial3 ».

Pour Michel Bernand, « Vivre son corps, ce n’est pas seulement s’assurer ou affirmer sa

puissance mais aussi découvrir sa servitude, reconnaître sa faiblesse (…)4 ». C’est pour cela que

ces auteures envisagent la liberté comme un processus de transformation continue, de

contestation permanente, de rejet ou de déstabilisation des catégories préétablies. C’est d’ailleurs

ainsi qu’elle est définie selon Sawicki : « La liberté ne réside pas fondamentalement dans la

1  Etoke,  Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 55-56.    2 Ibid, p. 48. 3 Ibid., p. 34. 4 Michel Bernard, Le corps (Paris : Seuil, coll. « Essais », 1995), p. 7.

Page 275: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

266

266

découverte ou la capacité à déterminer qui nous sommes, mais dans l’acte de rébellion contre

ces manières d’être dans lesquelles nous sommes déjà définies, catégorisées, classifiées1 ». Dans

les textes étudiés ici, elle se manifeste à travers la création d’un corps en opposition, en rupture

et la création d’un langage poétique en lutte avec un ensemble de discours sociopolitiques

existants. Certes, il apparaît que cette libération n'est possible que par la mise en jeu de ces deux

composantes, celles du corps et du langage. Leurs récits explorent les relations douloureuses

entre le corps violé et la recherche d'une subjectivité féminine en considérant la capacité du corps

violé à témoigner de l'histoire de la violence quand les mots manquent. Ainsi, Beyala, Devi et

Mokeddem se concentrent sur le corps féminin non seulement comme un espace qui déchiffre le

langage de la violence et de la douleur, mais aussi comme un moyen de libérer les voix des

femmes qui ont été condamnées. Leur discours sur le corps de la femme se réfère à la volonté

féminine de se réapproprier un corps qui a été en quelque sorte démembré et décrit ainsi une

subjectivité dont le désir est avant tout la réunification de l’esprit et du corps.

En insistant sur le caractère social et discursif du corps, nous avons souligné une

sémiotique qui se crée au sein de ces discours et permet au langage de défier le sens, d’atteindre

d’autres limites et de posséder des pouvoirs autres que ceux qui lui sont déjà attribués. Nous

servant de la confrontation dialectique du Symbolique et du Sémiotique de Kristeva en tant que

modalités de la signifiance selon les limites du contexte social, nous avons analysé les

manifestations littéraires et les stratégies de mise en discours du langage asymétrique de la

femme dans les romans de ces trois écrivaines francophones. En conséquence, nous avons

montré les moyens de réappropriation mis en place par le sujet féminin et nous avons identifié

les modalités qui constituent la spécificité de son discours. Nous avons souligné les mécanismes

1 Sawicki, p. 27.

Page 276: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

267

267

rhétoriques tels les mots-composés, les répétitions, les sous-entendus et les non-dits, qu’utilise le

sujet féminin afin de sabler la syntaxe patriarcale et de contourner les impositions linguistiques

pour finalement l’employer à ses propres fins. En nous basant sur les théories de Kristeva, de

Rastier, de Kerbrat-Orecchioni et de Butler, nous nous sommes éloignée du Symbolique pour

favoriser le pré-signe et le pré-langage. Certes, face à ce langage qui structure le monde par des

significations distinctes et univoques, les personnages féminins que cette étude a analysés

abordent plutôt une réalité pulsionnelle ou pré-culturelle, en laissant émerger la multiplicité des

pulsions manifestes dans leur langage et certainement en résistant à toute signification univoque.

Par conséquent, les romans de Beyala, Devi et Mokeddem montrent l'importance du

discours féminin dans un processus de réhabilitation de la femme et de son corps face à cette

perception masculine qui fait de la femme une « femme-objet », qui ne sert que les désirs et

plaisirs de l'homme. Suivant l’interrogation du corps comme un marqueur d'identité stable qui a

été beaucoup remis en question dans les arguments épistémologiques de Butler, nous avons

voulu présenter une ontologie du corps médiatisé par la langue et le discours. Certes, nous avons

tenté de mettre fin à cette scission qui s’opère entre le corps et le langage pour proposer une

conception dans laquelle on ne sépare pas l'homme de son corps, comme l'envisage couramment

le sens commun occidental. C’est ainsi que Foucault souligne l’importance du discours dans la

formation du sujet, car pour ce dernier, le discours n'est pas seulement la langue, mais il porte en

lui plusieurs valences du pouvoir, d'interdisciplinarité, de régulation et d'idéalisation. Cela rejoint

l’argument central de Butler selon lequel le corps serait insaisissable en dehors des tropes

linguistiques qui le constituent et qui assurent sa survie. Elle insiste d’ailleurs pour que tous les

efforts d’analyser le corps sans prendre en considération le discours qui l’accompagne n’est rien

de plus que d'une ruse qui ne tient pas compte de la façon dont le corps se fige et se concrétise en

raison de son implication dans la langue. C’est de la sorte que le corps fonctionne comme

Page 277: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

268

268

incitateur au questionnement plutôt que de pourvoyeur de certitude et c’est ainsi que le « corps »

dans cette étude a été une direction de recherche. On n’oubliera pour pas autant l'ambiguïté et la

fugacité de cet objet, car le corps est ici le lieu et le temps où le sujet se concrétise, c'est-à-dire

acteur immergé dans la singularité de son histoire personnelle, dans un terreau social et culturel

où il puise sa relation aux autres et au monde. En effet, si le corps ne développe ses pouvoirs

sociaux, sa multi-dimensionnalité et sa polysémie qu’au sein de situations qui précisément le

constituent, on a tenté de soulever comment le corps devient support de ces pouvoirs et lieu

d’inscription de ces marques sociales. Et surtout, comment il se définit par les pratiques et les

discours qui constituent son environnement social.

La perception du corps ne peut donc se faire en dissociation de l’espace qu’il occupe et

peut en être le prolongement dans certains cas. Cette étude tient effectivement compte de cet

aspect et établit le lien entre le corps et l’espace dans lequel il se meut. Ce sont ces situations et

plus précisément leur mode d’action sur le corps qui a fourni ici notre mode d’analyse en nous

permettant finalement de mieux appréhender la thématique du corps du fait que désormais, l’on

se rend compte que c’est bien la société qui produit les corps et non les corps qui créent une

société. L’interrogation « quel corps par quelle société? » nous a amené à faire ressortir que les

sociétés postcoloniales sont marquées par une violence sociale et culturelle acerbe, une politique

schizophrénique et mutilante dans laquelle les femmes sont nées et ont grandi. Cela nous a

finalement permet de conclure qu’il n’est pas surprenant que cela produise des êtres

schizophréniques qui tentent tant bien que mal de survivre à ce malaise. Si le corps est le point

de rencontre des rapports du social, du spatial et du sujet, surtout comme le mentionne David Le

Breton, « Le corps produit continuellement du sens, il insère ainsi activement l’homme à

Page 278: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

269

269

l’intérieur d’un espace social et culturel donné 1», c’est la raison pour laquelle nous avons voulu

mettre en jeu la médiation d’un corps discursif, conscientisé, socialisé (la sexuation et le genre

participant de ces composantes) et spatialisé, dans le mouvement de son vécu et de son contexte.

Ce n’est qu’à travers cette médiation que les mots comme environnement, nature, lieu, culture

prennent sens. En effet, si le corps et le langage sont inextricablement liés, le corps se faisant le

médiateur ou le support du langage, comment cela affecte-t-il le langage quand le corps est

opprimé, violenté et blessé ?

L’émergence d’une pathologie est incontestablement liée au contexte socio-culturel

dans lequel elle apparaît. Puisque, selon Michel Foucault, la folie n’existe pas sans la société, il

s’en suit que la société produit ces pathologies et produit ainsi des individus pathologiques. Si la

politique est schizophrénique et que les femmes sont de fait scissionnées, surtout lorsqu’il s’agit

de rôles qu’elles doivent assumer, que ce soit à travers les dichotomies qui lui sont imposées

(fille/épouse, madone/prostituée, victime/oppresseur, sphère privée/sphère publique, liberté

individuelle/collective), il s’en suit qu’un tel système produise des êtres schizophréniques

comme l’énonce d’ailleurs Tanga dans Tu t’appelleras Tanga de Calixthe Beyala : « Dans ce

monde qui trottine la tête en bas, l’anxiété donne des trous de comportement2 ». C’est la raison

pour laquelle la schizophrénie se définit, dans cette étude, comme un malaise socio-culturel

plutôt qu’une aliénation mentale. Qu’elle ne serait qu'un effet de sexisme, de racisme,

d’homophobie et d’autres injustices sociales. Notre thèse a commencé en essayant de

comprendre cette scission qui s’opère chez la femme, en se demandant si cela favoriserait ou pas

des êtres révolutionnaires ou alors qu’elle produirait tout simplement des êtres qui se perdent

1  David Le Breton, La sociologie du corps (Paris: PUF, Coll. “Que sais-je?”, 1992), p.4. 2 TTT, p. 93

Page 279: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

270

270

dans leur propre folie. Pourtant, à travers l’agentivité du corps et du langage que mettent en place

les personnages, elles sont forcées d’assumer une posture schizophrénique mais que justement

cette agentivité, même si elle n’aboutit pas à une libération certaine et définitive, doit se

comprendre comme un processus de libération qui ne peut se faire qu’à travers une démarche

schizophrénique.

La schizophrénie figurée par ces auteures permet de réévaluer une pathologie réduite au

rang d’aliénation mentale qui s’inscrit dans un contexte socio-culturel particulier. Il s’agit ici

d’une stratégie pour surmonter les rapports de force, de conflits et de confrontations socio-

culturelles, politiques et historiques. Cette scission se produit au sein de l’individu dont les

identités multiples entrent dans un rapport de force. C'est une question de survie et d’une

meilleure compréhension de la réalité. À travers ce parcours, les protagonistes féminins

démontrent une meilleure emprise sur leur réalité, car elles se rendent compte qu’il ne s’agit pas

tout simplement d’apprentissage, mais aussi d’une adaptation habile. Vue sous cet angle, la

schizophrénie s’interprète comme une revendication d’altérité, composante essentielle de

l’identité, du savoir et d’un besoin de vivre. Elle devient l’amorce d’une transformation se

prolongeant chez ces auteures par un geste créateur. Cette schizophrénie pourrait se comprendre

comme le résultat de non seulement des êtres hybrides qui évoluent dans un univers hétérogène

mais aussi d’un savoir-vivre qui leur permet de survivre au sein d’une idéologie qui tend à les

supprimer. Bref, cette démarche se démarque comme un savoir-vivre ou encore, comme le

précise Ross Chambers1, une techné, qui leur permet de sortir du gouffre social. Cette

schizophrénie incarne certes la difficulté de vivre, mais nous nous rendons compte à la fin de

cette étude qu’il s’agit plutôt de survie de la part des protagonistes féminins. Faute d’autres

1 Chambers, Room for Manoeuver, op. cit., p.10.

Page 280: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

271

271

choix, Tanga affirme : « Révulsée de peur, j’hésite. Pourtant, je sais, moi, la femme-fillette, je

sais qu’il vaut mieux tracer les premières courbes de l’amitié en accueil à la survie. Je sais qu’il

me faut couler, adopter une fluidité sous peine de mort1 ».

Ce qu’on a voulu offrir est un discours contre la victimisation de la femme en faveur de

la survie féminine, un aspect qui caractérise une grande partie de l’appareillage théorique sur

l’expérience des femmes francophones. Situer ces romans sur la frontière entre la victime et la

survivante permet de conceptualiser un sujet violenté qui appartient à la fois deux catégories,

deux milieux, deux lieux à des moments différents ou simultanément. Si, comme le propose

Nathalie Etoke, « Le souffrir et le subir sont présentés comme les constituants essentiels de

l’identité féminine2 », ce que nous avons voulu proposer ici est un modèle qui permet à ces

deux constituants, soit la souffrance et la survie, de coexister, de se consolider et de s’unir

d’une manière qui reconnaît la situation unique et ambigüe des femmes francophones. Contre le

discours où les femmes devaient toujours être perçues ou décrites en termes de victimes, on a

tenté, malgré leur position de victime, d’insister sur leur capacité d’action. Celle-ci passe par le

langage, le plaisir qui émerge, ce qui finalement rend plus compte de la vulnérabilité de la

femme et de la victimisation de celle-ci.

Par ce titre, « Corps-traître : La schizophrénie féminine chez les romancières

francophones Calixthe Beyala, Ananda Devi et Malika Mokedem » nous avons tenté de montrer

que l’analyse du corps comme champ d’agentivité ne peut se comprendre qu’en corrélation avec

une analyse du langage. Que l’un n’est que représentation de l’autre. Les études sur le corps se

sont attardées jusqu’ici sur la problématique séparation entre celui-ci et le langage. C’est

1 TTT, p. 153. 2Etoke, Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, op. cit., p. 69.

Page 281: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

272

272

d’ailleurs pour cela, et c’est justement ce que nous montrons, que le corps comme champ

d’analyse demeurait une relative impasse critique. Certes, nous avons essayé de souligner

l’inextricable lien entre corps et langage de sorte à les rendre finalement complémentaires. Qu’il

s’agisse de la partie méthodologique sur le corps où nous avons souligné son rapport à la langue

ou la partie sur le langage où le corps apparaît comme le moteur de déploiement de la langue,

l’un ne fonctionne pas sans l’autre. C’est bien l’apanage de ces deux aspects qui permet d’offrir

une meilleure réflexion sur la montée en puissance ou la capacité d’agir du sujet féminin en

donnant lieu à un « savoir-vivre » ou un « savoir-faire » de la part des protagonistes féminins.

Cet espace affectif est un lieu propice où se mêlent énonciation, identité, subjectivité et

agentivité. Il leur permet de dénouer le nœud du langage et finalement de dépasser l’état de

survie. Y réside en ce lieu une force ou agentivité qui parviendrait, finalement, à se soustraire des

oppositions binaires d’une société postcoloniale.

Page 282: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

273

273

7 Bibliographie

CORPUS LITTÉRAIRE

Beyala, Calixthe. C’est le soleil qui m’a brûlé. Paris : Éditions Stock, 1987.

——. Tu t’appelleras Tanga. Paris : Éditions Stock, 1988.

——. Femme nue, femme noire. Paris : Albin Michel, 2003.

Devi, Ananda. Rue la Poudrière. Port-Louis : Editions Le Printemps, 1988.

——. Moi, l’interdite. Paris : Éditions Drapper, 2000

——. Ève de ses décombres. Paris : Gallimard, 2006.

Mokeddem, Malika. L’interdite. Paris : Grasset, 1983.

——. Le siècle des sauterelles. Paris : Grasset, 1992.

Page 283: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

274

274

SOURCES THEORIQUES ET CRITIQUES

Ouvrages consultés :

Adam, J.-M. Éléments de linguistique textuelle. Théorie et pratique de l’analyse textuelle. Paris :

Mardaga, 1990.

Akinwande, Pierre. Négritude et francophonie : Paradoxes culturels et politiques. Paris :

L’Harmattan, 2011.

Althusser, Louis. Positions. Paris : Editions Sociales, 1976.

Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne. Trad. Georges Fradier. Paris : Calmann-Levy,

coll. « Agora », 1983.

Asgarally, Issa (ed.). Étude pluridisciplinaire sur l’exclusion à Maurice. Île Maurice :

Imprimerie du Gouvernement, 1997.

——. L’interculturel ou la guerre. Île Maurice : Presses du M.S.M. Ltd., 2005.

Aulagnier-Spairani, P., Clavreul, J., Perrier, F., Rosolato, G. Le Désir et la perversion. Paris :

Éditions du Seuil 1967.

Austin, J. L. Quand dire, c’est faire. Paris : Seuil, 1970.

Austin de Drouillard, J.R. Tournier ou, le retour au sens dans le roman moderne. New York :

Peter Lang, 1992.

Bachelard, Gaston. La poétique de l’espace. Paris : Presses Universitaires de France, 1958.

Baechler, Jean. Qu’est-ce que l’idéologie ? Paris: Gallimard, 1976.

Baggioni, Daniel et Didier de Robillard. Ile Maurice : une francophonie paradoxale. Paris :

L’Harmattan, 1990.

Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la

renaissance. Paris : Gallimard, 1970.

——. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978

——.Le principe dialogique. Paris : Seuil, c1981.

Page 284: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

275

275

Barrat, Jacques. Geopolitique de la Francophonie. PUF : Paris, 1997.

Barthes, Roland. Mythologies. Paris: Seuil, 1957, 229.

Bataille, George. L’érotisme. Paris : Minuit, 1957.

Baudrillard, Jean. L’échange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976.

Bayart, J.T, Mbembé, Toulabor. La politique par le bas en Afrique Noire. Paris : Éditions

Karthala, 1992.

Bazié, Isaac (dir). « Le corps dans les littératures francophones » (numéro spécial). Études

françaises. 41:2, 2005, 5-147.

Beniamino, M. La francophonie littéraire. Essai pour une théorie. Paris : L’Harmattan, 1999.

Ben Jelloun, Tahar. Moha le fou, Moha le sage. Paris : Seuil, 1980.

Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale I. Paris : Gallimard, 1966.

Bernard, M. Le corps. Paris : Seuil, coll. « Essais », 1995.

Berthelot, Francis. Le corps du héros. Pour une sémiologie de l’incarnation romanesque. Paris :

Nathan, 1997.

Bokiba, André-Patient. Écriture et identité dans la littérature Africaine. Montréal : L’Harmattan,

1999.

Bonn, Charles, Xavier Garnier et Jacques Lecarme (dir). Littérature Francophone. Paris : Hatier-

AUPELF/UREF, 1997.

Bourdieu, Pierre. La domination masculine. Paris : Seuil, 1998.

Brière, Eloïse. Le roman camerounais et ses discours. France : Éditions Nouvelles du Sud, 1993.

Butler, Judith. Bodies That Matter. On the Discursive Limits of “Sex”. New York : Routledge,

1993.

——. The Psychic Life of Power. Stanford : Stanford UP, 1997.

——. Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif. Paris : Editions

Amsterdam, 2004.

——. Undoing Gender. New York : Routledge, 2004 (a).

——. Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence. London : Verso, 2004 (b).

Page 285: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

276

276

——.Trouble dans le genre: Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : La Découverte,

2005.

Calle-Gruber, Mireille. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture ; Regards d’un écrivain

d’Algérie. Paris : Editions Maisonneuve et Larose, 2001.

Calvet, Jean-Louis. Linguistique et colonialisme. Paris : Payot, 1974.

Cazenave, Odile. Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman africain au féminin. Paris:

L’Harmattan, 1996.

Chambers, Ross. Room for Manoeuver: Reading (the) Oppositional (in) Narrative. Chicago :

University of Chicago Press, 1991.

Chaudenson, Robert. Mondialisation : La langue française a-t-elle encore un avenir ? Paris :

Didier Erudition , 2000.

Chebel, Malek. Le corps en Islam. Paris : PUF, 1999 [1984].

Chodorow, Nancy. The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of

Gender. Berkeley : California UP, 1978.

Combe, Dominique. Poétiques francophones. Paris : Hachette, 1995.

Cunniah, Bruno & Boolell, Shakuntala. Fonction et représentation de la Mauricienne dans le

discours littéraire. Ile Maurice : Mauritius Printing Specialists, Stanley, Rose Hill, 2000.

D'Almeida, Irène d'Assiba. Francophone Women Writers, Destroying the Emptiness of Silence.

Gainesville : UP of Florida, 1994.

Dauphin, C. et A. Farge. De la violence et des femmes. Paris : Albin Michel, 1997.

De Certeau, Michel. L'étranger ou l'union dans la différence. Paris : Seuil, c2005.

Dejeux, Jean. La littérature féminine de langue française au Maghreb. Paris : Éditions Karthala,

1994.

Deleuze, G, Guattari, F. L’Anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie. Paris : Éditions Minuit,

1972.

——. Mille Plateaux : capitalisme et schizophrénie. Paris : Minuit, 2006.

Deniau, Xavier. La francophonie. Paris : PUF, 1998.

Page 286: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

277

277

Derrida, Jacques. L’Écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967.

Didier, Béatrice. Écriture-femme 3rd ed. Paris : PUF, 1999.

Ducrot, Oswald. Dire et ne pas dire: principes de sémantique linguistique. Paris : L’Harmattan,

1991.

Ducrot, Oswald et Tzvetan Todorov. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,

Paris : Seuil, 1972.

Dukhita, Chit. History of Mauritius. Experiments in Democracy. Quatre-Bornes : Chit Dukhira,

2002.

Etienne, Gérard. La femme noire dans le discours littéraire Haïtien. Montréal : Balzac-Le Griot,

1998.

Etoke, Nathalie. Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du

Sahara. Paris : L’Harmattan, 2010.

Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil, 1952.

——. Les damnés de la terre. Paris : Librairie François Maspero, 1968.

Felman, Soshana. La folie et la chose littéraire. Paris : Seuil, 1978.

——. Le scandale du corps parlant: Don Juan avec Austin ou la séduction en deux langues.

Paris : Seuil, 1980.

——. What does a woman want? Reading of Sexual Difference. Baltimore, Maryland : John

Hopkins UP, 1993.

Foucault, Michel. L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard, 1969.

——. Histoire de la sexualité I; La volonté de Savoir. Paris : Gallimard, 1984.

——. Histoire de la sexualité II; L’usage des plaisirs. Paris : Gallimard, 1984.

——. Histoire de la sexualité III; Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1984.

——.Dits et écrits I, 1954-1975. Paris : Gallimard, 2001.

——. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972.

——. Surveiller et punir. Paris : Gallimard, 1975.

——. L’ordre du discours. Paris : Seuil, 1971.

Page 287: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

278

278

Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris : Nouvelle Revue Française,

1923.

Gallet, Dominque. Pour une ambition francophone. Paris : L’Harmattan, 1995.

Gallimore, Rangira B. L'Œuvre romanesque de Calixthe Beyala : Le Renouveau de l'écriture

féminine en Afrique francophone sub-saharienne. Paris : L'Harmattan, 1997.

Gallop, Jane. Thinking Through the Body. New York : Columbia UP, 1988.

Genette, Gérard. Palimpsestes: La Littérature au second degré. Paris : Seuil, coll. « Poétique »,

1982.

——. Seuils. Paris : Seuil, coll. « Poétique », 1987.

Gilroy, Paul. Postcolonial Melancholia. New York : Columbia UP, 2005.

Girard, René. Le sacrifice. Paris : Bibliothèque nationale de France, c2003

——. La violence et le sacré. Paris : Grasset, 1972.

Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996.

——. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1990.

Gontrand, Marc. Violence du texte : la littérature marocaine de langue française. Paris :

L’Harmattan, 1981.

Gordon, Richard. Anorexie et boulimie- Anatomie d’une épidémie sociale, trad. Isabelle Morel,

Paris : Stock, 1992.

Grandguillaume, Gilbert. « Les enjeux de la question des langues en Algerie », dans Les langues

de la Méditerranée, dir. Robert Bistolfi. Paris : L’Harmattan, 2002.

Greimas, A.J. Essais de sémiotique poétique. Paris : Larousse, 1972.

——. De la colère : étude de sémantique lexicale. Paris : Centre National de la Recherche

Scientifique, 1981.

Grosz, Elizabeth. Sexual Subversions: Three French Feminists. Australia : Allen & Unwin,

1989.

——. Volatile bodies: Toward a Corporeal Feminism. Bloomington : Indiana UP, 1994.

Page 288: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

279

279

——. Space, Time and Perversion: Essays on the Politics of the Bodies. New York : Routledge,

1995.

Guillaumin, Colette. Sexe, race et pratique du pouvoir. Paris : Cote-Femmes, 1972.

Guiraud, Pierre. Dictionnaire historique, stylistique, rhétorique, étymologique de la littérature

érotique. Paris : Payot, 1978, p. 99.

Hamon, Philippe. Texte et idéologie. Paris : PUF, 1984.

Harrow, Kenneth. W. Thresholds of Change in African Literature. The Emergence of Tradition.

Portsmouth, NH : Heinemann, 1994.

——. Less Than One and Double: A Feminist Reading of African Women’s Writing.

Portsmouth : Heinemann, 2002.

Henry, Pierre. L’érotisme en Afrique noire : Comportement sexuel des adolescents guinéens.

Paris : Payot, 1960.

Herzberger-Fofana, Pierrette. Littérature féminine francophone d'Afrique noire suivi d'Un

Dictionnaire des romancières. Paris/Montréal: L'Harmattan, coll. « Critiques littéraires »,

2000 .

Hoek, Leo.H. La marque du titre: Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle. Holland :

Éditions Mouton, 1981.

Holter, Karin. La francophonie : une introduction critique. (Eds) Sanaker John Kristian, Ingse

Skattum. Oslo : Oslo Academic Press, 2006.

Hookoomsing, Vinesh Y., et Kumari R. Issur, eds. L’océan Indien dans les littératures

francophones. Paris : Karthala, 2001.

hooks, bell. Yearning: Race, Gender and Cultural Politics. Boston : South end Press. 1990

Imbert, Jean. Cameroun. Paris : Presses Universitaires de France, 1973.

Irigaray, Luce. Ce sexe qui n’en est pas un. Paris : Editions De Minuit, 1977

——. Le temps de la différence. Paris : Librairie Générale Française, 1989.

Jardine, Alice A. Gynésis : Configurations de la femme et de la modernité. Paris : Presses

Universitaires de France, 1991.

Page 289: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

280

280

Joubert, Jean-Louis. Histoire littéraire de la francophonie. Littératures de l’Océan Indien. Avec

la collaboration de Jean-Irenee Ramiandrasoa. Vanves : Edicef/ Aupelf, coll. «

Universités francophones, UREF », 1991.

Kasende Lihaka A., Jean-Christophe. Le roman africain face aux discours hégémoniques : Etude

sur l’énonciation et l’idéologie dans l’œuvre de V.Y. Mudimbé. Paris : Harmattan, 2001.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. L’énonciation de la subjectivité dans le langage. Paris : Armand

Colin, 1980.

——. L’implicite. Paris : Armand Colin, 1986.

Khatibi, Abdelkebir. Le Roman maghrébin : essai. Paris : Françoise Maspero, 1968.

——.Maghreb pluriel. Paris : Denoël, 1983.

——. Penser le Maghreb. Rabat : Société Marocaine des Éditeurs Réunis, 1983.

——. La langue de l’autre. New-York-Tunis : Les Mains Société, 1999.

Klinkenberg, Jean-Marie. La langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue

française. Paris : Presses Universitaires de France, 2001.

Kristeva, Julia. Séméiotikè: Recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, coll. « Poétique »,

1969.

——. La révolution du langage poétique. Paris : Seuil, 1974.

——. « D’une identité à l’autre », dans Polylogue. Paris : Seuil, 1977, p.149-172.

——. Pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris : Seuil, 1980.

——. Soleil noir : Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard, 1987.

——. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Fayard, 1988.

——. The Sense and Nonsense of Revolt: The Power and Limits of Psychoanalysis. New York :

Columbia UP, 2000.

Lacan, Jacques. Écrits I. Paris : Seuil, 1966.

Le Breton, David. La sociologie du corps. Paris : PUF, coll. « Que sais-je?», 1992.

Lequin. Lucie et Catherine Mavrikakis, (dir.). La Francophonie sans Frontière. Une nouvelle

cartographie de l’imaginaire féminin. Paris : L’Harmattan, 2001.

Page 290: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

281

281

Levinas, Emmanuel. Totalité et infini. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961.

Maingueneau, Dominique. Approche de l'énonciation en linguistique française : embrayeurs,

temps, discours rapporté. Paris : Hachette, c1981.

——. Pragmatique pour le discours littéraire. Paris : Bordas, c1990.

——. L'énonciation en linguistique française. Paris : Hachette, c1994.

——. Eléments de linguistique pour le texte littéraire. 2e ed. Paris : Dunod, 1993.

——. L’analyse de discours. Paris : Hachette, 1997.

Martial, David. Identité et politique culturelle à l’Ile Maurice. Regards sur une société plurielle.

Paris : Karthala, 2002.

Matsuda, Mari J, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado, Kimberle Williams Crenshaw

Williams (dir.), Words that Wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the

First Amendment. Boulder : Westview Press. 1993.

Mbembé, Achille. De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique

contemporaine. Paris : Karthala, 2000.

Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945.

Minh-Ha, Trinh. Woman, Native, Other. Writing Postcoloniality and Feminism. Bloomington &

Indianapolis : Indiana UP, 1989.

Morrison, Toni. The Nobel Lecture in Literature, 1993. New York : Knopf, 1993.

Moudileno, Lydie. Littérature africaines francophones des années 1980 et 1990. Dakar :

Codestria, 2003.

Mouralis, Bernard. V.Y. Mudimbé ou le Discours, l’Ecart et l’Ecriture. Paris : Presence

Africaine, 1988.

Moussaoui, L. « Du dit et de l’interdit dans les discours des femmes en Algérie », dans Discours

en/jeu(x): Intertextualité ou interaction des discours. Alger : OPU, 1986

Mudimbe, V.Y. The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge .

Bloomington/Indianapolis : Indiana UP, 1988 .

Page 291: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

282

282

Nfah-Abbenyi, Juliana M. Gender in African Women’s Writing: Identity, Sexuality and

Difference. Indianapolis : Indiana UP, 1997.

——. “Calixthe Beyala’s ‘femme-fillette’: Womanhood and the Politics of (M)othering ”, in

Obioma Nnaemeka, (ed).The Politics of (M) Othering. Womanhood, Identity and

Resistance in African literature. New York : Routledge, 1997.

Nietzsche, F. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : La Flèche, 1983.

Nisbet, Anne-Marie. Le personnage féminin dans le roman Maghrébin de langue française. Des

indépendances à 1980. Représentations et fonctions. Québec : Editions Naaman, 1982.

Fabien P. Nkot et Joseph Paré. La francophonie en Afrique subsaharienne. Québec : CIDEF-

AFI, 2001.

Ogundipe Molara, Leslie. Re-creating Ourselves : African Women & Critical Transformation.

Trenton, New Jersey : Africa World Press, 1994.

Ombolo, Jean-Pierre. Sexe et société en Afrique noire. Paris : Harmattan, 1980.

——. Sexe et sexualité en Afrique: L'Anthropologie sexuelle Béti; essai analytique, critique et

comparatif. Paris : L'Harmattan, 1990.

Plaza, Monique. Écriture et folie. Paris: Presses Universitaires de France, 1986.

Rastier, François. Essais de sémiotique discursive. Tours : Mame, 1974.

——. Sémantique Interprétative. Paris : Presses Universitaires de France, 1987.

Rey-Debove, Josette. Le métalangage: étude du discours sur le langage. Paris : Armand Colin,

1978

——. Lexique de sémiotique. Paris : PUF, 1979.

Rich, Adrienne. Of Woman born, Motherhood as Experience and Institution. New York :

Norton, 1976.

Ricoeur, Paul. La métaphore vive. Paris : Seuil, 1975.

—— Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990.

—— « La mémoire, l’histoire, l’oubli » dans L’ordre philosophique. Paris : Seuil, 2000.

Page 292: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

283

283

Rughoonundon, Sheila. La femme indo-mauricienne son cheminement. Quatre Bornes : Éditions

Capucines, 2000.

Said, Edward. Reflections on Exile and other Essays. Cambridg, Mass : Harvard University

Press, 2000.

Sarfati, Georges, Elia. Eléments d’analyse du discours. Paris : Nathan Université, 1997.

Scarry, Elaine. The Body in Pain. The Making and Unmaking of the World. Oxford : Oxford UP,

1985.

Segarra, Marta. Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb. Paris :

L’Harmattan, 1997.

Senghor, Léopold Sédar. “Femme noire.” Poèmes. Ed. Léopold Sédar Senghor. Paris ; Seuil,

1964, p. 16–17.

——. Ce que je crois. Grasset : Paris, 1988.

Sironi, Françoise. Bourreaux et Victimes: Psychologie de la torture. Paris : Editions Odile Jacob,

1999.

Stora, Benjamin. Histoire de l’Algérie coloniale 1830-1854. Paris : La Découverte, coll.

« Repères », 1991.

——. Histoire de la guerre d’Algérie 1954-1962. Paris : La Découverte, coll. « Repères », 1993.

——. Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance. La Découverte « Repères » : Paris, 1994.

Tchak, Sami. La sexualité féminine en Afrique. Paris : L’Harmattan, 1999.

Tetu, Michel. Qu’est-ce que la francophonie ? Paris : Hachette, 1997.

Thuillier, Dr.Jean. La Folie – Histoire et Dictionnaire. Paris : Robert Laffont, 1996.

Todorov, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Seuil, 1970

Torabully, Khal. Cale d’etoiles – Coolitude. La Réunion : Editions Azalees, 1990.

Vigarello, Georges. Le corps redressé. Paris: Armand Collin, 2004.

Wekker, Gloria. “Mati-ism and Black Lesbianism: Two Idealtypical Expressions of Female

Homosexuality in Black Communities of the Diaspora”. The Greatest Taboo,

Page 293: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

284

284

Homosexuality in Black Communities. Ed. Delroy Constantine-Simms. New York:

Alyson, 2001.

Yaguello, Marina. Les mots et les femmes : Essai d’approche socio-linguistique de la condition

féminine. Paris : Payot, 1979.

Zabus, Chantal. The African Palimpsest. Indigenization of language in the West African Novel.

Rodopi : Amsterdam, 1991.

Articles consultés :

Achour, Ch. « Algérienne dans la lute: Images de femmes dans les écrits féminins », Plurial 2

(1991) : 93-105.

Adams, J.-M. « Le texte et ses composantes. Théorie d’ensemble des plans d’organisation »,

SEMEN 8 : 2-17.

Akinwande, Pierre. 2006. « La Négritude, le combat de toute une vie », Francophonies du Sud

344 (2006) : 8-9 .

Asaah, Augustine. « Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ou la fusion du profane et du

sacré », Nouvelles Etudes Francophones 21/1 (2006): 21-40.

——. “Gender Concerns in Calixthe Beyala’s The Sun Hath Looked Upon Me ”, Matatu 27-28

(2003): 515

——. « Entre « femme noire de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : réseau

intertextuel de subversion et d’échos », French Forum 32/3 (2007): 107-122.

Bazié, Isaac (dir). « Le corps dans les littératures francophones », Études françaises 41/2 (2005) :

5-147.

BBC. “Homosexuality in Africa” BBC NEWS Africa Live. 2002.

http://news.bbc.co.uk/l/hi/in_depth/africa/2002/africalive/2072057.stm.

http://postnewsline.com/2006/07/biya_fules_anti.

Berthelot, J.M. « Corps et société: Problèmes méthodologiques posés pour une approche

sociologique du corps », Cahiers Internationaux de Sociologie 74 (1983) :119-131.

Cazenave, Odile. « Inscription de la folie et de l’irrationnel dans les textes de femmes ». Revue

Francophone de Louisiane 7/2 (1992): 107- 129.

Page 294: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

285

285

Chanda, Tirthankar. « L'Écriture dans la peau : Entretien avec Calixthe Beyala », Notre

Librairie 151 (2003) : 40-44.

Chevrier, Jacques. « Pouvoir, sexualité et subversion dans les littératures du sud », Notre

Librairie 151(2003) : 88-93.

Coulibaly, Adama. « Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain », Présence

Francophone 65 (2005) : 212-219.

Diagne, Ibrahima. « Esthétique poétique et anthropologique interculturelle: Senghor ou les jalons

de la communication interculturelle » Ethiopiques 76 (2006): 1-20.

Duchet, Claude. « La fille abandonnée et la Bête humaine. Éléments de titrologie romanesque ».

Littérature 12 (1973):49-73.

Fonkoua, Romuald, Blaise. « Écritures romanesques féminines: L’art et la loi des pères », Notre

Libraire Nouvelles Écritures Féminines 117(1994): 112-125.

Laghzaoui, Ghizlaine. « L’initiation:le corps dans tous ses états », Études Françaises 41/2

(2005) :25-41.

Leger, Jean-Marc. « Une responsabilité commune », Esprit 311 (1962).

Martinek, Claudia. « Inventer jusqu’au délire la danse des anges? La sexualité dans Baise-moi

de Virginie Descentes et Femme nue femme noire de Calixthe Beyala ». Esprit Créateur

XLV.1 (2005): 48-57.

Mbembe, Achille. « Pouvoir des morts et langage des vivants, les errances de la mémoire

nationale au Cameroun », Politique Africaine 22 (1986).

Meuret, I. (2009) « L’anorexie : entre aliénation mentale et revendication d’altérite. Le cas des

écrivaines algériennes », International Journal of Francophone Studies 12/1 (2009) : 19-

35.

Molara Ogundipe, Leslie. “African Women, Culture and another Development”, Journal of

African Marxists 5 (1984): 89.

Moudileno, Lydie. « Femme nue femme noire : tribulations d’une Venus ». Presence

Francophone 66 (2006) : 147-161

——. « L’exposition coloniale », Présence Francophone, 66 (2006): 5-11.

Page 295: Corps-traître : la schizophrénie féminine chez les romancières ......Nina Bouraouï caractérise le corps féminin postcolonial comme le « pire des traîtres1», d’une part,

286

286

Ndiaye, Cheikh, « Voix d’une femme exilée: l’écriture de l’espace et de la mémoire chez

Calixthe Beyala », Francophonie 11 (2002): 135-43.

Senghor, Léopold Sédar. « Le français, langue de culture », Esprit, 311 (1962) : 838.

Rich, Adrienne. “Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence”, Signs: Journal of women

in culture and society 5/4 (1980).

Wagner, Frank. « Les Hypertextes en questions (Notes sur les implications théoriques de

l’hypertextualité », Études Littéraires 34.1–2 (2002): 297–314.