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COmment trAiter de la mémoirE collEctive ? Le dossier de www.laligue.org avril/mai 2012

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Le dossier de www.laligue.orgavril/mai 2012

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IntroductIon/enjeux PoInts de vue rePères QuIzzsommaire

Introduction/enjeux ...................................................................... 3

Points de vueLa République face au retour de la mémoireDeux décennies de débats et de polémiques ..................................... 5

Les Sudètes : une mémoire en fautePar Richard Robert................................................................................ 8

Mythologies espagnolesPar Richard Robert................................................................................ 14

L’historien face à la guerre des mémoiresEntretien avec Pierre Nora ................................................................... 19

De l’utilité des polémiquesEntretien avec Geoffrey Grandjean..................................................... 22

La transmission à l’épreuveEntretien avec Philippe Joutard .......................................................... 25

Repères ............................................................................................... 28

Quizz ..................................................................................................... 30

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Points de vue RePèRes QuizzintRoduction/enjeux

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Aurions-nous un problème avec la mémoire ? Il y a quelques décennies, la grande angoisse était l’oubli. L’accélération technologique déjà perceptible, les consé-quences de l’exode rural d’après-guerre, le règne de la télévision et de l’événe-ment permanent suggéraient une fuite en avant et la disparition irrémédiable du monde qui avait précédé. Aujourd’hui, alors que le XXIe siècle est déjà entré dans sa deuxième décennie, la mémoire n’en finit pas de nous revenir. Jusqu’à étouf-fer le présent ?

Les premières lois de mémoire sont nées pour conjurer le risque de l’oubli, pour lutter contre ceux qui misaient sur cet oubli pour restaurer des idéologies meur-trières. Mais très vite le mouvement s’est emballé et notre pays s’est engagé dans une entreprise collective de commémoration, qu’on pourrait aussi bien qualifier de restauration.

Victimes oubliées, faits historiques occultés ou en risque de l’être, injustices pas-sées à réparer, la mémoire officielle, longtemps défaillante et volontiers sélective, s’est mise au fil des ans à raccommoder le tissu déchiré d’une histoire collective trouée par des drames, des tensions, des violences. Le placard de la République était plein de cadavres, et il n’est sans doute pas mauvais d’avoir enfin ouvert la porte.

Au défaut des mythes du progrès triomphant, de la République unie, de l’élan confiant vers l’avenir, on a redécouvert les massacres des Vendéens, le silence des poilus de 14, l’injustice faite aux harkis, les blessures enfouies des descen-dants d’Arméniens – et la responsabilité des autorités françaises dans la Shoah. Toutes sortes de secrets de famille, en quelque sorte, qui n’étaient pas vraiment secrets mais qui ont pris, d’un seul coup, beaucoup de place dans l’espace public.

Les lois de mémoire apparaissent a posteriori comme une tentative maladroite et surtout terriblement française (légiférer, cette passion hexagonale !) d’accompa-gner ce grand retour de la mémoire.

Pourquoi pas, après tout ? Mais il faut bien l’admettre : nous nous sommes pris les pieds dans le tapis. De l’affaire Pétré-Grenouilleau en 2005 jusqu’aux récentes ten-sions diplomatiques avec la Turquie, les limites des lois mémorielles et les excès auxquels elles pouvaient donner lieu sont apparus avec évidence. Respecter le passé et faire vivre la mémoire, oui ; pétrifier le présent dans des drames dont les acteurs principaux sont morts depuis plusieurs générations, non. C’est une ques-tion de bon sens.

Toute la question aujourd’hui est que si chacun conviendra sans peine que nous sommes allés trop loin dans la passion commémorante, il est difficile de revenir en arrière. Et que ces mémoires à vif qui donnent de la voix et encombrent aujourd’hui l’espace public, on ne peut espérer les faire rentrer dans le silence si accommo-dant de l’oubli collectif.

Comment faire ? Une piste serait peut-être d’interroger le fonctionnement de la mémoire collective, ce jeu complexe de souvenir et d’oubli, où chaque génération

IntRoDuctIon/enjeux

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réinvente une part de l’histoire qui lui est confiée. Où chaque génération passe quelque chose à la suivante et accepte implicitement de perdre la mémoire. Au sens propre du terme : car transmettre une mémoire, c’est s’en défaire. Au risque de l’oubli, mais l’oubli est aussi l’une des conditions de la vie.

Les lois mémorielles ont immobilisé cette transmission. Il en va de notre passion de la mémoire comme des communautés de souffrance qui sont proposées aux victimes du « harcèlement moral » : le risque existe de s’y laisser enfermer, d’en faire une identité et de s’y barricader. Alors que l’enjeu est sans doute de briser le cercle, de retrouver le monde commun. Celui des vivants ; celui, aussi, qu’on appelle la République.

C’est précisément l’un des paradoxes des porteurs de mémoires qui ont réussi à investir le champ politique et à les faire graver dans le marbre de la loi. Ils se retrouvent, d’une certaine façon, tout seuls. Défendues par le mur des lois, les mémoires qu’ils défendent n’investissent pas l’identité républicaine, mais restent paradoxalement le lot des minorités et des communautés qui en ont hérité. Ce ne sont plus des mémoires qu’on partage ou qu’on transmet, mais des mémoires qu’on oppose – des mémoires réduites à quelques lignes opposables devant un prétoire. Triste succès.

L’expérience des Allemands, des Espagnols, qui portent eux aussi le poids d’un lourd passé, offre à cet égard de précieuses leçons. À ceux qui se sont érigés en gardiens du temple de la mémoire, qui ont barricadé ce temple et s’y sont enfer-més vivants, il faut ouvrir la porte. La mémoire, ce n’est pas quelque chose qu’on défend contre les autres, c’est quelque chose qu’on partage et qu’on transmet. Ce que nous pouvons faire ? Presque rien : les écouter.

Retrouvez la vidéo introductive sur le site www.laligue.org

IntRoDuctIon/enjeux

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La République face au retour de la mémoire

Deux décennies de débats et de polémiques

Si la République française a longtemps mobilisé une histoire officielle, ensei-gnée à l’école et occultant délibérément certains traits pour en grossir d’autres, depuis une vingtaine d’années son rapport à la mémoire et à la responsabilité historique a beaucoup évolué. Les attaques des négationnistes puis les logiques de commémoration et de repentance suscitent des réponses politiques qui font elles-mêmes débat.

Les années 1980 et le négationnisme

Les années 1970 et surtout 1980 voient l’émergence puis la montée en puis-sance d’un courant historique qui se dit « révisionniste », mais dont la com-munauté scientifique pointe vite le véri-table objectif, négationniste.

Officiellement, l’enjeu de ces cher-cheurs parmi lesquels se détachent Robert Faurisson et Henri Roques est de soumettre les faits historiques à examen, ce qui est au cœur de la méthode scientifique. Ils considèrent que la période de la Deuxième Guerre mondiale, en particulier, a fait l’ob-jet de représentations plus ou moins mythiques, qui demandent à être démêlées. Jusque-là, tout va bien… mais il s’avère très vite que le principal enjeu pour eux est la question du géno-cide des Juifs par les nazis, et que leur démarche n’est pas marquée par une volonté de neutralité, mais bien par une idéologie d’extrême droite fortement teintée d’antisémitisme. En témoignent notamment les organes de presse et

les réseaux auxquels ils appartiennent. Plus grave, leurs travaux contiennent des contre-vérités et des falsifications. Ils mettent en doute la véracité des témoignages, occultent des faits, et au total visent à mettre en doute l’exis-tence du génocide (que l’on appelle alors l’holocauste et que l’on désignera ensuite du nom de Shoah).

La médiatisation de leurs thèses et la réprobation de la communauté scien-tifique (sauf dans quelques universités comme Lyon 3, très marquées à droite) constituent pendant les années 1980 une polémique récurrente, et c’est dans ce contexte qu’est adoptée en 1990 la loi Gayssot, dont l’article 9, qui qualifie de délit la négation ou la contestation des crimes contre l’humanité, vise à offrir une base juridique pour condam-ner leurs propos.

À l’époque, nombre d’hommes et de femmes politiques issus principale-ment de la droite modérée s’élèvent contre cette loi, qui en réinventant le délit d’opinion n’est pas libérale au sens politique du terme. Ils sont rejoints

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PoIntS De Vue

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par des historiens réputés, qui consi-dèrent pour leur part que l’histoire ne peut se voir dicter sa vérité par la repré-sentation nationale.

L’emballement mémoriel des années 2000

À vrai dire, les débats qui entourent la loi Gayssot ne sont pas vraiment des polémiques. Celles-ci commencent dans le contexte de la première pré-sidence Chirac, marquée par plu-sieurs actes symboliques forts : recon-naissance de la responsabilité de la France dans la déportation et le géno-cide (commémoration de la Rafle du Vel’d’Hiv’, 16 juillet 1995). « Assez de repentance », dira plus tard Nicolas Sarkozy. De fait, on compte aujourd’hui douze journées de commémoration, dont une moitié instaurée sous Chirac : célébration de l’abolition de l’escla-vage (10 mai), hommage aux morts d’Indochine (8 juin), hommage aux Justes de France (16 juillet), aux harkis (25 septembre) et aux morts d’Algérie (5 décembre). La commission dirigée par André Kaspi (2008) rendra à l’issue de cette période un rapport dénonçant le doublement du nombre de commé-morations. « Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts com-munautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale, sus-citer d’autres demandes et diluer la portée de commémorations. » Mais le président Sarkozy, soucieux de s’ins-crire en rupture, suivra les traces de son prédécesseur en proposant que chaque écolier français « adopte » l’un des enfants juifs disparus lors de la Shoah, puis en contribuant à l’adop-tion de la loi de 2011 punissant le géno-

cide arménien (censurée par le Conseil constitutionnel en février 2012).

Aux journées commémorat ives s’ajoutent au demeurant plusieurs lois votées et par la gauche (2001) et par la droite (2005). La pertinence de ces lois est interrogée publiquement, d’au-cuns s’inquiétant de la captation de la mémoire collective par des groupes ou des communautés, d’autres regrettant la tendance générale à la contrition. L’affaire Pétré-Grenouilleau, en 2005-2006, vient donner un tour plus concret au débat – dans un contexte marqué à la fois par les émeutes urbaines et par le vote controversé de la loi du 23 février 2005 (dont l’article 4 évoque le « rôle positif de la colonisation »).

L’affaire Pétré-Grenouilleau

Tout commence en juin 2005, lorsque l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l’Université de Bretagne Sud, se voit remettre le prix du Sénat du Livre d’histoire pour un livre paru l’année précédente aux éditions Gal-limard : Les Traites négrières. Essai d’histoire globale. Interviewé quelques jours plus tard, il pointe que l’Afrique noire a été auteur et non pas seulement victime de la traite. Il critique la loi Tau-bira de 2001, qui « considère la traite des Noirs par les Européens comme un crime contre l’humanité, incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides. La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur mar-chande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus dif-férents. Il n’y a pas d’échelle de Rich-ter des souffrances. » Il dénonce aussi

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PoIntS De Vue

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l’antisémitisme du comique Dieudonné, faisant le lien avec une tendance à l’an-tisémitisme au sein de la communauté noire américaine. Il affirme enfin que se dire descendant d’esclave « renvoie à un choix identitaire, pas à la réalité […] c’est choisir parmi ses ancêtres. »

Ces propos font du bruit, et après une réaction publique le 13 juin 2005, accu-sant l’historien de racisme, de falsifica-tion et lui reprochant à son tour de com-parer ce qui ne l’est pas (l’esclavage en Orient du VIIe siècle et le « crime raciste organisé des Lumières »), un « collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais » porte plainte contre Olivier Pétré-Gre-nouilleau en septembre.

La polémique n’agite pas que la « com-munauté » noire et antillaise. Elle gagne le monde des historiens, Louis Sala-Molins s’étonnant que Pétré-Grenouil-leau n’évoque pas le tristement célèbre Code noir, Pétré-Grenouilleau appelant pour sa part à ne pas confondre devoir de mémoire et nécessité d’examen.

Le 12 décembre 2005, un groupe d’his-toriens de renom rend publique une « Pétition des 19 ». Jean-Pierre Azé-ma, Élisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Mau-rice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock s’inquiètent des procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs et demandent l’abolition de l’ensemble des lois mémorielles à

partir de la loi Gayssot.

Mais une autre pétition, le 20 décembre 2005, s’oppose à la première… et au total les historiens sont divisés, même si une très large majorité considère que les attaques contre leur collègue sont abusives. Celles-ci seront bientôt abandonnées. La question se déplace plutôt vers la pertinence des lois de mémoire.

Beaucoup de chercheurs et d’ensei-gnants s’inquiètent du risque de voir s’établir une « histoire officielle », un argument qui avait déjà été développé par la droite modérée au moment de la loi Gayssot. L’emballement législatif ne risque-t-il pas de paralyser la recherche ou de détourner les chercheurs de champs qu’il est pourtant essentiel d’explorer ?

Des intellectuels de tous bords s’alar-ment enfin des dérives mémorielles, soit pour accuser la façon dont les lois de mémoire avivent encore les sensi-bilités, soit pour pointer l’existence de profondes fractures au sein de la socié-té française, soit pour s’inquiéter d’une tendance à relire l’histoire (et le présent) du point de vue exclusif des victimes.

Au total la question porte donc à la fois sur l’exercice de la recherche his-torique, sur l’encadrement de l’his-toire par la loi et la dérive législative qui amène à légiférer sur tout, et sur les dérives mémorielles qui attestent les tensions traversant une société fran-çaise travaillée par le communauta-risme et la victimisation.

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PoIntS De Vue

En 2002, à la faveur des élections alle-mandes et des négociations en vue de l’élargissement, la question des Sudètes est revenue au premier plan de la vie politique de l’Allemagne et de la Tchéquie. Non qu’il soit vraiment question d’un quelconque retour pour ces Allemands expulsés de Tchécos-lovaquie en 1945 : différentes études ont montré que d’un point de vue juri-dique, la question était close. Si une polémique a enflammé chacun des deux pays jusqu’à refroidir quelque peu leurs relations, c’est qu’autour de cette querelle de mémoire, chacun des deux peuples s’affronte à la part la plus dou-loureuse et la plus secrète de sa propre identité.

100 ans de conflitsLa question remonte au démantèle-ment des empires centraux après la Première Guerre mondiale. Les Alle-mands des Sudètes avaient deman-dé leur rattachement à l’Allemagne

en 1919, sans succès : ils deviennent la plus importante minorité tchécos-lovaque. Hitler s’empare du thème, et dès 1933 est créé par Konrad Henlein un Parti allemand des Sudètes, d’ins-piration nazie, qui réunit rapidement la majorité des suffrages allemands. Les accords de Munich permettent au Reich d’annexer la région, et les ger-manophones obtiennent la pleine natio-nalité allemande ; jusqu’en 1945, c’est au tour des Tchèques de jouer le rôle de la minorité, dans un contexte poli-tique beaucoup plus dur. Au sortir de la guerre, sur un total de 15 millions d’ha-bitants, la Tchécoslovaquie reconsti-tuée compte un peu moins de 3,5 mil-lions d’Allemands, pour la plupart dans la région des Sudètes mais aussi dans le reste de la Bohême-Moravie et en Slovaquie. Quelques milliers sont exé-cutés, les autres endurent diverses vexations et sont dans leur immense majorité obligés de partir dans le cadre d’une véritable opération de « purifica-tion ethnique » : départ précipité quel-quefois accompagné de brutalités,

Les Sudètes : une mémoire en faute

Par Richard Robert

En Allemagne, les deux dernières décennies ont été marquées par des questions touchant à la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. Les polémiques avec la Pologne sur la Silésie, la question longtemps enfouie de la douleur allemande qui a refait surface avec le roman En crabe de Günter Grass, sont quelques-uns des points névralgiques d’une mémoire encore vivante, et qui continue à travail-ler la conscience allemande mais aussi les relations de la République fédérale avec certains de ses voisins. En cause : le passage des générations, la fin de la Guerre froide… mais aussi le resurgissement inévitable de questions longtemps refusées, qui finissent par trouver la faille. L’exemple des Sudètes est à cet égard éclairant.

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PoIntS De Vue

dans des camions et dans des trains, chaque réfugié n’ayant le droit d’em-porter que quelques dizaines de kilos de bagages. Beaucoup laissent une maison ; quelques-uns (entre quelques milliers et quelques dizaines de milliers, les chiffres varient et ne signifient pas forcément grand-chose) perdent la vie pendant le voyage.

Il reste aujourd’hui en Tchéquie un peu moins de 200 000 Allemands. En 1950, un recensement a fait appa-raître qu’1,9 million avaient rejoint l’Al-lemagne fédérale. D’autres ont choisi l’Autriche ou ce qu’on appelle encore « la zone soviétique ». Les survivants et leurs descendants n’ont de cesse, depuis, de dénoncer l’illégalité de ces expulsions. Cessant peu à peu de se prévaloir d’un droit au retour, ils réclament surtout, à présent, des compensations.

Sur le plan juridique, la République Tchèque reste fidèle à la ligne qui fut celle de la Tchécoslovaquie pendant quarante-cinq ans : les expulsions ont été décrétées dans des conditions légales par le président Beneš, dont les décrets pris à Londres ont été confir-més par la conférence de Postdam durant l’été 1945. Ce sont ces décrets dont les expulsés et leurs descen-dants dénoncent aujourd’hui encore l’illégalité.

Une convention signée en 1952 entre les deux pays entérine les expulsions, en prévoyant une compensation (alle-mande) pour les réfugiés. À l’époque pourtant, nombre d’Allemands des Sudètes croient encore à la possibili-té d’un retour ; c’est sur ce « mythe du retour » qu’ils construisent leur identité de citoyens allemands, notamment sur le plan politique. Nombre d’entre eux

ayant choisi la Bavière, ils vont consti-tuer le noyau dur de l’allié de la CDU dans le Land, la CSU, qui porte leurs revendications. Pendant des années, l’État fédéral a laissé s’exprimer ces revendications à un niveau local, sans qu’elles parviennent jamais à consti-tuer un thème politique crédible sur le plan national. Le temps passant, on pouvait penser qu’elles finiraient par se résorber ; or, chute du mur aidant, elles ont connu un regain de vigueur au cours des années 1990, jusqu’à être au centre d’une véritable crise en 2002.

Ni l’un ni l’autre des deux États n’a pourtant d’intérêt à laisser trop d’es-pace politique à la question : ses relec-tures récentes, tant qu’elles se sont situées à un niveau géopolitique, n’ont pas fait apparaître de conflit majeur. Elles n’en restent pas moins marquées par un certain nombre de contraintes. Norbert Weczoreck, le président de la commission des Affaires européennes du Bundestag, disait le 24 octobre 1996 : « La définition de la politique étrangère de l’Allemagne unie est sans doute l’œuvre la plus délicate qui soit, car elle implique une réflexion sur l’identité allemande, et plus précisé-ment sur l’histoire. » De fait, l’année 1996 a vu fleurir diverses controverses sur cette politique étrangère, autour de l’idée des intérêts allemands en parti-culier. Ces « intérêts », que l’Allemagne a mis près de cinquante ans à oser réaffirmer, jouent à la fois dans son rap-port à l’Union européenne (en termes de représentation politique et de contri-bution financière, notamment dans le contexte de la réunification) et dans ses relations avec ses voisins orientaux, et en premier lieu la Tchéquie. Or, dans ce cas précis, la géopolitique est indisso-ciable d’une approche économique qui impose l’idée d’un partenariat apaisé.

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PoIntS De Vue

Du point de vue de Prague, les choses sont encore plus claires, l’Allemagne étant de très loin le premier parte-naire commercial (plus de 30 % des échanges) et le principal investisseur. À cet égard, il convient de noter le ren-versement qui s’est opéré : même si depuis la signature d’un Traité d’amitié en 1973, la RFA était devenue le prin-cipal partenaire commercial occidental de la Tchécoslovaquie, les gouverne-ments communistes, jusqu’en 1989, ont constamment justifié l’adhésion au Pacte de Varsovie par la nécessité de se protéger de toute revendication alle-mande. Antonin Liehm remarquait en 1996 qu’une reconnaissance de la res-ponsabilité tchèque, pouvant débou-cher sur une remise en cause du bien-fondé de l’expropriation, aurait privé le régime communiste de sa légitimité d’« exécuteur de la justice historique », et donc d’une partie de sa justification morale ; autre explication du verrouil-lage de la question pendant cinquante ans (« Tourner la douloureuse page des Sudètes », Le Monde diplomatique, février 1996). Le non à l’Allemagne jus-tifiait le oui à Moscou, en somme.

Les intellectuels tchécoslovaques, notamment dans le mouvement de la Charte 77 dont l’un des animateurs était Vaclav Havel, ont donc dénon-cé cette collusion, réclamant de trai-ter enfin la question des Sudètes afin de lever une hypothèque qui bloquait toute évolution politique en Tchécoslo-vaquie. On comprend mieux ainsi pour-quoi le premier voyage officiel du pré-sident Vaclav Havel, le 2 janvier 1990, n’eut pas pour destination Bratislava (la jumelle slovaque de Prague) mais Munich, où il présenta des excuses pour l’injustice infligée aux Allemands par les Tchécoslovaques. Beau geste, stratégiquement bien placé – l’état de grâce, les bouleversements en cours

offraient une fenêtre de tir. Mais, vu l’isolement des intellectuels tchèques jusqu’en 1989, les débats sur la ques-tion avaient eu lieu à huis clos : ce voyage ne fut absolument pas compris en Tchécoslovaquie – d’autant que le choix de Munich renvoyait les compa-triotes de Vaclav Havel à des souvenirs pour le moins amers ! On conçoit dès lors à quel point la question avait pu être verrouillée, jusqu’à hypothéquer les relations avec le voisin de l’Ouest. À présent, même si les Tchèques conti-nuent à rester sur une position plutôt ferme, les relations avec l’Allemagne ont pris une importance si vitale pour le pays qu’il serait hors de propos de risquer un conflit.

Du strict point de vue des États, tant Berlin que Prague ont donc aujourd’hui intérêt à jouer l’apaisement. Les années 1990 ont permis l’émergence de discus-sions au plus haut niveau, notamment en 1995 entre Vaclav Havel et Antje Vol-lmer, la vice-présidente du Bundestag. Un certain nombre d’accords ont été signés : un nouveau traité d’amitié en 1992, et surtout la déclaration commune du 20 décembre 1996 (ratifiée en 1997 par les Parlements des deux pays), qui en deux pages évoque des « regrets » de part et d’autre et prévoit la créa-tion d’un « fonds pour l’avenir » appro-visionné par les deux gouvernements et devant servir à financer des projets d’intérêt commun, essentiellement au bénéfice des victimes du nazisme. Salué dans les chancelleries européennes, ce texte qui a fait l’objet de controverses à Prague a été donné par Helmut Kohl comme un geste pour briser le « cercle vicieux des reproches et accusations mutuelles » – mais le même Helmut Kohl avouait lors de la conférence de presse qui a suivi la signature de la déclaration que « la question des propriétés des Sudètes restait ouverte ».

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L’épineuse question des propriétésPropriété : le grand mot est lâché, et l’on tient assurément ici l’une des clés de cette réactivation du débat. Le tour-nant, ici, c’est 1992, l’année où les biens tchèques confisqués par les communistes en 1948 sont restitués aux familles qui en avaient été proprié-taires. Du côté des anciens réfugiés, l’espoir renaît. De fait, avec le recul du temps, on a un peu l’impression que l’État tchèque a ouvert la boîte de Pan-dore, même si les juristes de Prague font valoir la différence très nette qui sépare les confiscations de 1945 (déci-dées par un gouvernement légitime, entérinées par les Alliés au nom de l’ordre international et compensant les dommages subis par le peuple tchèque pendant la guerre) et celles de 1948 (qui du point de vue des Tchèques d’aujourd’hui n’avaient pas de légitimi-té, ni juridique, ni géopolitique).

La question des propriétés, sur laquelle se concentre l’essentiel du débat aujourd’hui, n’a jamais été réglée. Le lobby sudète réclame une com-pensation, les juristes tchèques font valoir que les expulsions étaient elles-mêmes une forme de compensation. Le problème particulier, très difficile à dénouer sur le plan juridique, est que les expulsés étaient des particuliers, qui portaient et ne portaient pas la res-ponsabilité des faits « réparés » par leur expulsion. Le peuple allemand dans son ensemble, par la voix de son État, a pu sans trop de difficultés renoncer à un territoire ; il en allait effectivement d’une responsabilité collective, à la fois devant le passé (réparation) et devant le futur (assurer la paix de la région). Les réfugiés, eux, participaient à divers titres de cette responsabilité collective, mais le prix particulier qu’ils ont dû

payer (une maison, un proche disparu) a quelque chose d’exorbitant, qui les a manifestement empêché de se situer sur un plan de responsabilité collective. Ils se perçoivent avant tout comme des victimes, et, même en tant que collec-tivité ou que communauté spécifique, ils n’ont jamais réussi à dépasser cette posture. Le prix de la réparation les autorise paradoxalement à faire l’im-passe totale sur la faute qu’ils ont eux-mêmes commise.

Ce déni de justice – car nul ordre inter-national, nulle légalité ne peut justifier qu’on vous prenne votre maison – sus-cite en retour un refus de mémoire. Crispés sur les événements de 1945, les anciens réfugiés minimisent leur responsabilité collective, en tant que communauté, dans l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1938, le déclen-chement de la Seconde Guerre mon-diale, et bien sûr les exactions dont ont été victimes les Tchèques des Sudètes – en tant que collectivité et qu’indivi-dus… – entre 1938 et 1945.

une situation régionale complexeDroit défaillant, mémoire défaillante : la question serait déjà suffisamment embrouillée si elle ne se compliquait d’une situation régionale pour le moins complexe, où sont parties prenantes des peuples n’ayant pas effectué le travail exemplaire des Allemands en termes de responsabilité collective. On pense en particulier à l’Autriche, où vit une minorité sudète que l’extrême droite locale caresse dans le sens du poil. Pour le coup, et sans doute parce que le risque politique est moindre, le lobby sudète est parvenu à faire entendre sa voix jusqu’au sommet de l’État, avec des interventions du chan-

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celier Wolfgang Schuessel. Un peu plus à l’Est, enfin, les Hongrois se sont mis de la partie, par la voix de leur Premier ministre, dans un contexte de concur-rence entre les deux pays : au motif que des Magyars ont également été dépor-tés en 1945, la Hongrie a demandé elle aussi l’abrogation des décrets Beneš.

En Allemagne même, les élections de 2002 ont mis le problème au premier plan, d’autant plus que le principal can-didat de l’opposition, Edmund Stoiber, est le Premier ministre de la Bavière. En mars, Gerhardt Schröder annule un voyage à Prague après que le Pre-mier ministre tchèque, Milos Zemen, a parlé des Allemands des Sudètes comme de « la cinquième colonne de Hitler ». Voyant la polémique enfler, le vice-premier ministre, Vladimir Spi-dla, explique que le transfert des Alle-mands a été une « source de paix » dans l’après-guerre. Ce qui ne fait que provoquer d’autres remous. Saisis-sant une occasion de marquer sa diffé-rence et de plaire à son électorat régio-nal, Edmund Stoiber « sort des clous » en mai 2002, en quittant le terrain de la déclaration de 1996 pour inviter les Tchèques, lors des journées sudéto-allemandes de Nuremberg, à l’abroga-tion des décrets. Il est immédiatement suivi par le ministre fédéral de l’Inté-rieur, Otto Schilly : pour la première fois, c’est au plus haut niveau que la revendication sudète trouve à se faire entendre. La réaction tchèque, tous partis confondus, est une fin de non-recevoir. L’été se passe un peu plus calmement, malgré diverses provo-cations ; le programme électoral de la CSU est finalement assez timoré sur le sujet, et la victoire de Gerhardt Schrö-der, suivie des dernières négociations sur l’élargissement, permettent de pas-ser à autre chose.

La crise semble passée, mais le pro-blème demeure. S’il risque fort de ne plus être abordé avant longtemps au niveau des États, il semble enraciné dans la société, et dans cette question de la réparation, à mi-chemin entre le particulier et le collectif.

La Tchéquie n’a ni l’envie, ni les moyens de payer. Quant aux propriétés elles-mêmes, on est loin à présent du flot-tement qui a rendu possible les resti-tutions de 1992. Mais l’Allemagne, à travers ses entreprises notamment, est confrontée à des actions en jus-tice qui comportent une part financière importante. Le passé n’en finit pas de revenir, et il est évident que depuis la Réunification, les Allemands aspirent à sortir de ce passé qu’ils paient, lit-téralement, depuis près de soixante ans. On comprend mieux alors le sens de cette mini-crise qui a enflammé les esprits : les réfugiés et leurs descen-dants, refusant d’admettre leur respon-sabilité propre, jouent sur l’échiquier historique de la région le rôle que les Allemands ne se sont jamais autorisés à jouer : celui de la victime. Qu’ils le jouent à tort importe peu, en un sens ; car il est moins question ici de respon-sabilité réelle, de droit, que de réparti-tion des rôles. Il existe, c’est évident, une douleur allemande, une aspiration allemande à voir reconnaître sa part de douleur. Mais l’Allemagne est le seul coupable officiel depuis cinquante ans. Fatiguée du rôle, n’osant l’avouer et se l’avouer, elle regarde avec fascination ces Allemands des Sudètes qui, eux, n’ont aucun problème à jouer les vic-times. Dans l’importance donnée tout à coup à ce lobby rétrograde obsédé par le passé, soutenu dans son obsession par des États qui ont eux-mêmes fait l’impasse sur leur propre responsabili-té, se dit maladroitement une aspiration

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inavouable et en même temps légitime. Les réfugiés, dans cette perspective, joueraient un rôle comparable à celui du bouc émissaire, à l’envers : dans un pays où tout le monde est coupable, ils incarnent l’innocence.

Le problème, dès lors, peut se lire en termes anthropologiques : il s’agit, sim-plement, de faire circuler un peu mieux les attributions symboliques du rôle de chacun. Entre les Allemands et ce double d’eux-mêmes, les réfugiés ; entre les Allemands et leurs voisins.

Toute la question se concentre sur un point : l’Allemagne doit pouvoir affir-mer qu’elle aussi a souffert. Ce qui sup-pose en retour que ses minorités, ses voisins germaniques et slaves, doivent apprendre à faire leur part de leur propre culpabilité. Il ne s’agit pas seu-lement, ici, de justice et de mémoire, mais d’équilibre régional. Car les pos-tures faussées que chacun a endos-sées il y a cinquante ans ont pu être salvatrices, elles n’en sont pas moins réductrices, et dès lors potentiellement explosives.

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Tout commence avec la « génération de 98 », cette jeunesse intellectuelle qui a vécu de plein fouet la perte des der-nières colonies et prend fait et cause pour la modernisation, désespérée du déclin de la péninsule et de son « divorce » (Juan Valera) d’avec l’Eu-rope. Ce déclin, à l’orée du XXe siècle, est une réalité tangible, qui donne lieu à deux lectures opposées.

L’une, conservatrice et tragique, insiste sur l’esprit du peuple, qui demeure par-delà les aléas de l’histoire, résiste patiemment à tout ce qui pourrait ten-ter de l’altérer, et attend l’occasion de se manifester de nouveau : c’est la lec-ture de Miguel de Unamuno. L’autre, libérale et progressiste, en appelle à l’énergie d’une « nouvelle Espagne », délivrée de l’ancienne, une Espagne moderne et européenne vouée, pour se trouver, à renoncer à son isolement. Ortega y Gasset donne de cette lec-ture libérale une formule qui restera célèbre, quand il affirme que l’Espagne est le problème et l’Europe la solution.

Ce qu’il nomme Europe, c’est davan-tage un fait culturel qu’une réalité poli-tique : l’Europe, c’est la science, mais c’est aussi une certaine façon de rêver le futur, c’est un appétit de l’histoire, par opposition à la résignation patiente d’une vieille Espagne ne rêvant que d’immobiliser le flux du temps. L’Eu-rope est aussi un espace, une série de capitales où envoyer des étudiants afin de leur inculquer le sens du moderne et les connaissances scientifiques qui font défaut dans les centres académiques de la péninsule. L’Europe, enfin, c’est une conception urbaine du monde, par opposition à l’Espagne des champs, où dans la passivité catholique d’une population abêtie se perpétue la farce monarchique.

En déplorant le conservatisme de cette Espagne du campo, Ortega y Gas-set ne fait d’ailleurs que renverser un argument de certains polémistes du XIXe siècle, comme Balmes, qui s’insur-geaient contre l’irruption néfaste d’une modernité étrangère à l’Espagne éter-

Mythologies espagnoles

Par Richard Robert

Depuis plus de trente ans, l’Espagne démocratique et son historiographie tra-vaillent à dénouer les mythologies tragiques du bien et du mal qui ont entretenu, au xxe siècle, une mémoire nationale largement fictive. Ce mouvement intellec-tuel indissociable de l’intégration européenne s’est traduit par la promotion d’une vision idéalisée de l’Andalousie médiévale, terre de coexistence pacifique entre les trois monothéismes. Le problème ; c’est que cette valorisation est aujourd’hui dénoncée comme une nouvelle mythologie… La question de la mémoire est donc réapparue avec violence dans le débat politique, et c’est dans ce contexte qu’ont été élaborées des lois mémorielles qui ont fait couler beaucoup d’encre.

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nelle. Le grand débat entre les amou-reux de l’avenir libéral et ceux du pas-sé monarchique, qui organise tout le XIXe siècle européen et se prolonge jusqu’au franquisme, prend ainsi en Espagne une forme géographique : l’ancienne et la nouvelle Espagne, pour les uns comme pour les autres, sont respectivement une Espagne péninsu-laire et une Espagne européenne. La modernité, pour ceux qui la refusent, c’est le parti de l’étranger. Conserva-teurs et libéraux se retrouvent pourtant dans cette représentation d’un pays divisé : à l’Espagne à deux vitesses des libéraux répond la vision conservatrice d’un pays authentique en proie à une tentation moderniste allogène.

Alors qu’une société nouvelle, animée précisément par des intellectuels et des universitaires formés à l’étranger, com-mence à émerger dans les premières décennies du XXe siècle, la guerre civile ampute le pays d’une part considérable de ses élites. Avec elles, c’est la lecture libérale de l’histoire qui sombre. L’avè-nement du franquisme voit le triomphe d’une lecture héroïque et tragique de la métaphore des deux Espagne.

À la version libérale d’une nation régé-nérée par la libération du peuple va se substituer une version anhistorique, métaphysique et religieuse : le destin inexorable, la lutte à mort entre deux principes éternels et exclusifs l’un de l’autre. Ce qui, à l’origine, avait été une figure de rhétorique destinée à invi-ter les nouvelles générations à monter dans le train de l’histoire, va devenir avec le franquisme un clivage fonda-mental entre l’erreur et la vérité. L’histo-rien Santos Juliá note d’ailleurs le ren-versement logique qui s’opère alors : la guerre civile a pour conséquence une division profonde de l’Espagne, et cette conséquence est donnée par

les historiens officiels comme la cause. C’est parce que l’Espagne était divisée qu’elle l’est devenue.

La version intellectuelle du franquisme va donc conduire à insister sur l’uni-té, sur la restauration d’une Espagne unique : les deux Espagne se conver-tissent en une nation authentique et une nation artificielle, nation de la moderni-té et de l’erreur. La révolution est assi-milée à l’hérésie : une « anti-nation » surgit dans les débats, désignant tout ce qui n’est pas catholique et monar-chique. Marxisme, anarchisme et libé-ralisme sont assimilés aux valeurs révo-lutionnaires et raccordés à la figure maudite de l’envahisseur par excel-lence, Napoléon. Et discrètement, sous les images de l’invasion moderne, sont réactivées celles d’une autre invasion, hérétique et étrangère elle aussi : l’is-lam. Les figures de la croisade, du mar-tyre, de la foi sont omniprésentes chez les voix officielles du franquisme : celui-ci est assimilé, dans son combat victo-rieux contre « los invadores », les héré-tiques étrangers, au mouvement de la Reconquista qui avait abouti à l’expul-sion des Arabes.

Cette confusion entre l’étranger et l’hé-résie, entre la modernité et l’altérité, cette exaspération des luttes politiques en combats de principes éternels, va donner corps à une imagerie métaphy-sico-religieuse : la lutte contre les idéo-logies matérialistes est celle de l’esprit contre la matière, de l’ange contre la bête, et du bien contre le mal. Com-bat éternel, qui donne sens à une his-toire conçue non comme un progrès, mais comme une lutte tragique pour la rédemption.

Il faut mesurer la force d’une telle lec-ture de l’histoire, dont les vertus ne sont pas encore épuisées. La droite espa-

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gnole d’aujourd’hui, malgré la profon-deur de son aggiornamento politique, reste marquée par cette vision dualiste du monde. Les considérations géopo-litiques et les équilibres entre nations européennes n’expliquent pas seuls l’engagement de José María Aznar au côté des États-Unis dans le conflit ira-kien, cet ultime avatar de la guerre du bien contre le mal. Ce sont des figures séculaires qui ont été réactivées dans la rhétorique du président américain, et il n’est pas indifférent qu’elles l’aient été face au monde arabe, ce personnage central de la grande geste tragique de l’Espagne éternelle.

Retour sur al-AndalusIl ne s’agit pas, bien sûr, de réduire ce choix politique à ses résonances cultu-relles, mais simplement de comprendre sur quelles bases imaginaires et intel-lectuelles se sont prises ces décisions. Il se trouve que dans les redéfinitions contemporaines de l’identité espa-gnole, l’islam et le monde arabe ont joué un rôle majeur, et que la fin de l’année 2004, peut-être à la faveur des tabous levés par la guerre d’Irak, a vu un regain de vigueur dans des débats entamés il y a une trentaine d’années.

L’historiographie post-franquiste, sou-cieuse de rompre avec la vision mani-chéenne et eschatologique de l’his-toire qui avait prévalu depuis la fin de la guerre civile, est revenue sur le thème de l’Espagne plurielle, avec une varia-tion nouvelle. Il ne s’agissait plus d’op-poser le passé à l’avenir, car la mytho-logie du progrès, à la mort de Franco, avait elle aussi du plomb dans l’aile ; de surcroît, l’heure était à la réconci-liation. Les deux Espagne d’Ortega y Gasset n’étaient plus à l’ordre du jour. Comment penser une réconciliation

sans reprendre le schéma franquiste de l’Espagne unie autour du trône et de l’autel ?

L’image d’al-Andalus s’est très vite imposée avec l’évidente clarté d’une solution : ce n’étaient plus deux Espagne, mais trois, dont on s’est mis à célébrer les vertus créatives et la place dans la mémoire nationale. Loin du face-à-face entre le vrai et le faux, l’Eglise et l’hérésie, le diable et le bon Dieu, l’Espagne arabe avait l’immense intérêt de proposer une configuration triangulaire, une figure de la diversité marquée par la circulation des idées et non par leur confrontation terme à terme. A la mythologie guerrière de la Reconquista réactivée par le fran-quisme, elle opposait les images har-monieuses de la paix, de la tolérance et de la culture. A l’Espagne des armées, elle opposait aussi, plus discrètement, celle des universités – et avec la figure d’Averroès (qui eut des disciples dans toute l’Europe) une incarnation exem-plaire de cette science qui avait été l’idéal de l’Espagne européenne des libéraux. Bref, l’image d’al-Andalus permettait de relancer un discours d’ouverture libérale sur l’autre et sur la science, sans reprendre les termes de l’ancienne polémique. Ajoutons que la promotion d’un monde tolérant envers les juifs permettait aussi de négocier discrètement une autre question de mémoire, l’alliance du franquisme et du nazisme.

L’intérêt politique et surtout culturel de la promotion d’al-Andalus était pro-fond : il s’agissait bien de recoudre une mémoire mise à mal par les lec-tures eschatologiques de l’histoire. L’Espagne des années 1980, celle de la movida madrilène, mais aussi de l’élan modernisateur d’un pays lancé dans l’aventure européenne, trouve

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l’un de ses ressorts dans cette mytho-logie nouvelle, infiniment plus sédui-sante et plus porteuse d’avenir que les tragédies épuisées du franquisme. Infiniment plus proche de la réalité his-torique, aussi, et les Francisco Code-ra, Julián Ribera, Miguel Asín Palacios qui ont promu cette vision, comme leur successeur Felipe Maíllo Salgado, sont des chercheurs reconnus sur le plan international. Ce qui n’empêche qu’on puisse reconnaître dans cette historio-graphie une manière de mythe.

C’est précisément ce mythe qui com-mence à être écorné aujourd’hui. Si certains historiens, comme María Rosa Menocal, perpétuent cette mémoire d’un monde de tolérance et de paix dans leurs ouvrages de vulgarisa-tion, c’est en y apportant des nuances importantes, rappelant au détour de certaines pages la part de fanatisme religieux. Chroniquant son dernier livre *, Maribel Fierro dénonce ainsi à la fois le fait que l’historienne use et abuse des clichés de l’Andalousie tolérante, et des imprécisions allant toutes dans le même sens : celle d’un oubli… des Arabes ! comme si l’Es-pagne médiévale idéale avait été « net-toyée » de sa part d’altérité.

Ainsi la mythologie connaît-el le quelques ratés. Mais c’est à une remise en cause infiniment plus sérieuse que se livre Serafín Fanjul dans un livre qui a fait polémique, La Chimère d’al-Anda-lus (La Quimera de al-Andalus, Siglo XXI, 2004) : à passer sans solution de continuité de la « nation impériale de carton-pâte » imaginée par la dictature à une autre vision dominée exclusive-ment par les tendances centrifuges et désagrégeantes, le monde intellectuel espagnol n’aurait fait que changer de mythe. À vrai dire, c’est avant tout aux problèmes posés par le régionalisme

que s’attaque Fanjul, mais il montre que la mythologie d’al-Andalus a aus-si servi à forger une identité fédéraliste bien éloignée d’avoir la même perfec-tion que son modèle imaginaire. Aux historiens qui l’ont précédé, il reproche d’avoir créé une Arcadie, une fiction dépourvue des conflits dont la mémoire historique doit aussi rendre compte ; et il leur fait aussi grief d’avoir « hispa-nisé » les Arabes, en gommant notam-ment certains aspects de leur culture comme le statut de la femme.

Dans le détail, les arguments de Fanjul ont pu être contestés par ses com-mentateurs et notamment ses pairs du monde académique. Mais on pour-rait dire que si ses attaques contre les historiens ne sont pas totalement crédibles, en revanche le fait culturel auquel il s’attaque est marqué en effet par des faiblesses et par des déforma-tions. Son livre a connu un certain suc-cès critique grâce aux polémiques qu’il a suscitées ; ce qui en ressort en défi-nitive, c’est moins la qualité d’un débat académique que sa résonance sociale. Quelles que soient ses qualités d’his-torien, Fanjul a su formuler les doutes d’une Espagne moins assurée qu’elle ne le fut de la pertinence de sa nouvelle mythologie. Un pays qui se pose à nou-veau la question de l’islam, non plus comme simple figure historique, mais comme une réalité politique et sociale.

Désormais pleinement européenne, l’Espagne est aussi devenue terre d’im-migration, une immigration encore mal acceptée et que l’attentat de Madrid en 2004 a contribué à associer aux figures du terrorisme et du mal. On peut dès lors choisir de voir la remise en cause du mythe d’al-Andalus comme un signe de maturité intellectuelle, ou comme une forme de régression poli-tique : les figures de la diversité rede-

* M. Fierro, « Idealización de al-Andalus », Revista de libros de la fundación Caja Madrid, 94, octobre 2004.

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viendraient, en somme, diaboliques et fallacieuses. Pour le moment, le tra-vail de Fanjul semble plutôt relever de la seconde hypothèse : les articles rageurs qu’il consacre à l’« euro-islam » ou l’amertume qu’il nourrit envers le monde académique signalent une posi-tion marginale, l’isolement d’un polé-miste qui enrage de n’être pas suivi.

Des polémiques intellectuelles aux lois de mémoire

Ultime rebondissement, le Parlement dominé par le PSOE (gauche) a fait adopter en octobre 2007 une loi « pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature, dont l’en-jeu est la reconnaissance des victimes du franquisme.

Si la loi prévoit expressément de recon-naître toutes les victimes de la Guerre civile espagnole (1936-1939), le fait qu’elle mentionne également la dicta-ture franquiste (1939-1975) a été perçu comme une provocation par la droite espagnole, qui a accusé le gouver-

nement Zapatero de vouloir ouvrir de vieilles plaies… et au final de prétendre « gagner la Guerre civile », rompant ainsi le consensus trouvé par la société espagnole au sortir du franquisme.

La « loi sur la mémoire historique », comme on l’appelle en Espagne, appa-raît en définitive comme un élément d’une séquence plus large, interro-geant, une génération plus tard, la solu-tion trouvée par la génération de la transition post-franquiste pour gérer la mémoire. Solution qui a fait la preuve de son efficacité : la démocratie espa-gnole fonctionne et n’est pas menacée, ni même remise en cause, sauf par une frange extrémiste très minoritaire au sein de la droite espagnole. Mais solu-tion qui n’apparaît que comme un com-promis incertain, provisoire, bancal, peu à même de résister à un examen approfondi.

Dès lors on peut prendre les polé-miques récentes comme un moment de remise en débat, qui attesterait moins la fragilité du compromis démo-cratique que la nécessité de débattre à nouveau, démocratiquement, de l’his-toire et de la mémoire commune. Que le débat ait pris une forme maladroite et polémique est un fait. Qu’il ait pu avoir lieu en est un autre.

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Vous êtes l’un des responsables de Liberté pour l’histoire, une associa-tion qui s’est constituée en 2005 dans le contexte de l’« affaire Pétré-Grenouilleau ». Pourriez-vous nous rappeler les conditions dans les-quelles un groupe d’historiens répu-tés a été amené à intervenir dans le débat public ?L’année 2005 avait été marquée par deux phénomènes : l’affaire que vous évoquez avait été précédée de la loi Mekachera, du nom du ministre délé-gué aux Anciens combattants, adop-tée en février. L’un des articles de cette loi stipulait que les manuels et les pro-grammes devaient faire à la colonisa-tion la place qu’elle mérite, en recon-naissant son « rôle positif ». Cette loi était notamment inspirée par des anciens d’Algérie et par des Harkis. L’un de ses enjeux était de faire pièce à la loi Taubira de 2001, qui reconnais-sait la traite et l’esclavage des Noirs comme des crimes contre l’humanité.

C’est dans ce contexte délétère que survient ce qu’il est convenu d’appe-ler « l’affaire Pétré-Grenouilleau ». Cet

universitaire avait publié l’année pré-cédente, dans la collection que je dirige chez Gallimard, un livre qui constituait une tentative d’histoire totale de l’es-clavage en Afrique, faisant la part, à côté du commerce triangulaire orga-nisé pendant près de quatre siècles par les Européens, à la traite intra-afri-caine et à celle menée par les Arabes. L’enjeu n’était pas de diluer les res-ponsabilités mais plutôt de remettre en perspective ; et le livre était dédié à la mémoire des esclaves déportés. Ce livre reçut le prix du Sénat, et au sortir de la cérémonie un collectif se présenta, sommant le jury de retirer le prix et posant au lauréat une batte-rie de questions qui formèrent la base d’une interview parue dans le Jour-nal du dimanche. Répondant à ces questions, Olivier Pétré-Grenouilleau précisa notamment que la traite des Noirs et le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ne pou-vaient être comparés, puisque dans un cas il y avait eu ambition d’extermi-nation et dans l’autre pas. Évoquant le mouvement des Indigènes de la Répu-blique, il expliqua qu’il s’agissait à ses

Historien et directeur de la « Bibliothèque des histoires » aux éditions Gallimard, Pierre Nora a dirigé les sept volumes des Lieux de mémoire (Gallimard, 1984-1992). Il a récemment publié Présent, nation, mémoire (Gallimard, 2011). Il est à l’origine, avec d’autres historiens, de l’association Liberté pour l’histoire.

L’historien face à la guerre des mémoires

Entretien avec Pierre Nora

En se laissant entraîner dans la surenchère des lois mémorielles, les politiques ont contribué à entretenir une « guerre des mémoires » qui focalise l’attention sur les victimes des grandes catastrophes historiques. Le travail des historiens les amène à s’intéresser à ces victimes, mais l’intrusion du politique et du juridique dans ce travail n’est guère compatible avec les exigences de l’histoire comme discipline ; et ce n’est pas non plus la meilleure façon de servir la mémoire.

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yeux d’une affiliation intellectuelle plu-tôt que d’une généalogie personnelle, car si parmi les gens qui se reconnais-saient dans ce mouvement il y avait des Antillais dont les ancêtres avaient sans doute été esclaves, il y avait aussi des Africains pour lesquels une telle affilia-tion était une vue de l’esprit. On connaît la suite : Pétré-Grenouilleau fut attaqué publiquement pour son racisme sup-posé, et une plainte fut déposée à son encontre pour négation de crime contre l’humanité.

C’est un moment particulier de notre histoire récente, car on a vu se maté-rialiser un risque depuis longtemps dénoncé. D’un seul coup, les dérives des lois mémorielles (de droite comme de gauche) devenaient tangibles.

Parmi les protestations, il y eut notam-ment celles de l’historien Gérard Noi-riel, qui fonda un Comité de vigilance contre les usages politiques de l’his-toire, et celles des « 19 » qui allaient fonder Liberté pour l’histoire, et récla-maient l’abrogation de toutes les lois mémorielles, y compris la loi Gays-sot. Certains des arguments invoqués n’étaient pas nouveaux : en 1990 déjà, Pierre Vidal-Naquet – pourtant peu suspect de complaisance vis-à-vis du nazisme et des négationnistes – s’était élevé contre le projet de loi Gayssot en expliquant qu’il ne fallait pas céder à des pressions et qu’il était périlleux de privilégier un groupe. Une autre historienne, Madeleine Rebérioux, qui avait été membre du PC et savait ce que peut signifier l’intrusion du poli-tique dans le travail des chercheurs, avait protesté elle aussi. Je m’étais moi aussi déclaré contre ce projet, avec l’idée que si l’on cédait à cette tenta-tion, d’autres groupes de pression se manifesteraient.

De fait, les deux lois de 2001 (sur le génocide arménien et sur la traite des Noirs) ont montré une tendance des principaux « groupes de mémoire » à réclamer et à obtenir la sanctua-risation de son passé. Et lorsque la polémique a éclaté en 2005 on s’est aperçu que d’autres lois étaient en pré-paration, portant sur la reconnaissance du « génocide vendéen » de 1793, la famine ukrainienne des années 1930, l’extermination des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi la Saint-Barthélémy…

La mobilisation des historiens porte dès lors sur les lois de mémoire dans leur ensemble. Ne devrait-on pas cependant distinguer entre celle de 1990 et les autres ?On peut en effet considérer que la loi Gayssot répondait à une menace précise (le négationnisme) et surtout qu’elle visait à faire reconnaître des faits établis par un tribunal, en l’occurrence celui de Nuremberg. Les autres lois présentent un caractère plus politique, moins solide juridiquement. En outre, elles posent un problème bien connu des historiens, qui est celui de l’ana-chronisme : quel que soit le jugement que l’on porte sur l’esclavage et la traite des Noirs, la qualifier de crime contre l’humanité pose problème, dans la mesure où la notion est largement pos-térieure (elle a été élaborée à Nurem-berg). Plus largement, les jugements moraux que nous pouvons porter sont issus de notre époque, et il est périlleux de les transposer sur une époque anté-rieure. En outre, si l’on cherche des hor-reurs, on en trouve, et toute l’histoire de France peut y passer !

Le travail de l’historien, dans la

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recherche comme dans l’enseigne-ment, consiste précisément à faire sen-tir la différence des temps, à éviter l’anachronisme, la condamnation de principe au nom de valeurs contem-poraines. Marc Bloch a écrit de belles pages sur ces points. La plupart des historiens hésitent d’ailleurs à utili-ser des notions comme « génocide » pour qualifier des faits antérieurs au XXe siècle, préférant parler de « mas-sacres de masse » et renoncer au rayonnement douteux de ce diamant noir de l’histoire humaine.

Bien sûr, nous sommes sensibles nous aussi aux injustices qui parsèment l’his-toire humaine, et je comprends parfai-tement qu’on soit tenté de réparer des injustices historiques – même s’il est évident que lorsqu’on parle des lois de mémoire la part des calculs politi-ciens à la petite semaine est évidente. Mais il me semble que si le sentiment spontané que j’éprouve en tant qu’être humain est de compatir et d’adhérer au projet de réparation, en tant qu’histo-rien je ne peux approuver ces lois, qui nous amènent à mettre le doigt dans l’engrenage de la guerre des mémoires. Cela a des conséquences néfastes sur la société actuelle. Et l’enjeu est aussi pour moi de préserver l’histoire de la contamination par l’émotion… et par le jugement politique. Il y a des lois de mémoire de droite, des lois de mémoire de gauche, là encore le mouvement peut s’emballer.

Après la crise de 2005, nous avons cru l’affaire en veilleuse, mais les politiques ont remis le couvert dès 2006 (avec une première tentative sur l’Arménie), et à l’initiative du président Chirac la Commission européenne a même ten-té de faire passer en 2007 une directive reprenant et élargissant la loi Gayssot. Et alors même qu’en France une com-mission parlementaire avait conclu à l’unanimité moins une voix, en 2008, qu’il valait mieux à l’avenir s’abstenir de toute forme de loi sur la qualifica-tion du passé, il y a eu, enfin, cette loi de 2011 qui non contente de pénaliser la contestation du génocide arménien ouvrait sur la possibilité de nouvelles lois… Le Conseil constitutionnel, saisi par 60 sénateurs, a censuré cette loi. Mais on peut s’inquiéter de la suite : les deux principaux candidats à l’élection présidentielle ont l’un et l’autre promis qu’ils proposeraient un nouveau texte.

Or il me semble qu’en donnant ain-si satisfaction à toutes ces mémoires douloureuses, on institue la division, la concurrence voire la guerre des mémoires. Ce n’est pas seulement l’histoire qu’il s’agit de défendre, mais bien notre société. Et l’histoire, qui exa-mine les faits avec méthode et d’une façon sinon neutre, en tout cas dépas-sionnée : la connaissance est com-mune, l’histoire ne doit pas diviser, elle doit réunir.

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La Belgique, comme d’autres pays en Europe, a mis en place à par-tir des années 1980 des lois enca-drant la parole publique sur des faits historiques. Quelles en ont été les motivations ?

Le cas belge permet de pointer le rôle essentiel du négationnisme dans la promulgation des lois de mémoire. Vu d’aujourd’hui, on pourrait croire que la vague de lois mémorielles en Europe répond surtout à une mobilisation des victimes, voire à une concurrence des mémoires. Mais les premières lois, dans les années 1980, ont surtout pour objet de fournir un instrument juridique pour s’attaquer à la parole négationniste sur la Shoah.

La loi du 23 mars 1995 s’inscrit dans un double contexte : une vague d’exclu-sion, de haine, de racisme et d’antisé-mitisme au début des années 1980, qui incite la classe politique à envoyer un signal fort ; mais aussi, et c’est le fac-teur déterminant, la diffusion des thèses négationnistes en Belgique, notamment du fait que les pays voisins ont légifé-ré sur le sujet et que les négationnistes profitent du vide juridique.

La question de l’élargissement de ces lois se pose aujourd’hui, comme ailleurs

en Europe, mais elle s’inscrit dans un contexte différent : on ne peut pas par-ler aujourd’hui d’une nouvelle offensive négationniste, ou d’une nouvelle vague de haine.

Comment la question du Congo et des atrocités commises au début du xxe siècle est-elle abordée ?Elle ne fait pas l’objet d’une négation, il semble plutôt en fait qu’on s’y intéresse peu – ce qui peut en soi être un pro-blème. Il existe en Belgique une impor-tante minorité congolaise pour laquelle il peut avoir du sens à donner plus de visibilité à cette question. Mais un siècle s’est écoulé, et on est déjà moins dans le domaine de la mémoire que dans celui de l’histoire. En outre, dans le cas particulier du Congo, la question de la responsabilité collective se pose diffé-remment : au moment des massacres, le Congo était, pour des raisons juri-diques remontant à plusieurs décen-nies, propriété personnelle du roi des Belges. La Belgique, en tant que pays, n’en a hérité qu’en 1908, et même si ce sont des soldats belges qui ont com-mis les massacres, la communauté nationale n’était pas directement déci-sionnaire. Cela peut apparaître comme des arguties juridiques, mais peut expli-

Docteur en sciences politiques et sociales, Geoffrey Grandjean est aspirant du Fonds national de la recherche scientifique (département de science politique de l’Université de Liège). Il a notamment publié La Concurrence mémorielle (codir. avec Jérôme Jamin, Armand Colin, 2011). En septembre 2012 paraîtra chez le même éditeur Polémiques à l’école. Perspectives internationales sur le lien social. Geoffrey Grandjean co-anime le blog Mémoire & politique (www.memoire-politique.net).

De l’utilité des polémiques

Entretien avec Geoffrey Grandjean

Le politique n’a pas vocation à légiférer sur tout, mais les lois mémorielles ont eu le mérite de mettre au premier plan du débat public des thèmes qui ne faisaient qu’affleurer, mais travaillaient sourdement la société. En démocratie, ne vaut-il pas mieux parler de tout ?

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quer ce relatif désintérêt. En tout cas les jeunes Belges d’aujourd’hui ne res-sentent pas un poids particulier du fait de ce passé – rien de comparable avec ce qui peut se jouer en Allemagne, en tout cas.

Le cas du Congo fait apparaître aussi la surimposition d’une nou-velle couche de mémoire, celle de la décolonisation, qui est encore bien vivante, elle.Elle est en effet plus présente dans la conscience collective, via une série de canaux de transmission : la famille, qu’il ne faut pas sous-estimer, mais aussi les Congolais eux-mêmes. D’un point de vue politique, on pouvait regretter que peu de chose soient faites pour éclairer ces questions (et notamment évaluer la responsabilité de la Belgique dans la mort de Patrice Lumumba, en 1961), mais au début des années 2000 le Parlement a publié une série d’ou-vrages. Enfin, les historiens continuent à travailler.

Il me semble en revanche que dans ces différents vecteurs de transmission, celui de l’école est sous-utilisé. On en parle peu, alors même qu’il y aurait un travail à mener – non pas pour culpabi-liser les enfants, mais pour les éclairer sur l’histoire de leur pays.

L’exemple de la France montre toute-fois que ce n’est pas simple…Il faudrait distinguer le travail néces-saire des professeurs et le cadre natio-nal donné à ce travail, avec les pro-grammes. Il me semble que c’était surtout sur ce deuxième aspect qu’on porté les polémiques récentes en France, sur le « rôle positif de la coloni-

sation » de la loi de 2005 et l’idée expri-mée en 2008 par le ministre de l’Édu-cation que les programmes d’histoire soient discutés au Parlement.

Je ne reviendrai pas sur les nombreux arguments opposés à cette idée, mais je voudrais ici défendre une position différente, qui est certes minoritaire. En démocratie, il est essentiel de pou-voir discuter de tout, et c’est même ce qui définit la démocratie : la mise en délibération publique des enjeux de la vie collective. Le Parlement est par excellence le lieu de cette délibération, même si on peut discuter de la vocation des lois à s’immiscer dans les détails de la vie – ou des programmes d’his-toire. Mais les discussions autour des lois de mémoire ou des programmes d’histoire (qui engagent la mémoire collective), sont en elles mêmes sou-haitables, et qu’elles soient tenues au centre de la vie publique ne me choque pas, au contraire. Y compris quand une polémique surgit, comme cela a été le cas : cette polémique permet de faire prendre conscience aux gens des enjeux, des acteurs impliqués, plus généralement du fonctionnement du système démocratique.

Il peut bien sûr y avoir des effets per-vers à légiférer sur le passé : on a ainsi évoqué les entraves au travail des cher-cheurs. Mais jusqu’ici, hormis les néga-tionnistes purs et durs, aucun cher-cheur n’a été réellement inquiété. Le seul exemple sérieux est celui d’Oli-vier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de la traite négrière et qui avait été atta-qué par un collectif des Antillais, Guya-nais, Réunionnais pour négation de crime contre l’humanité, après avoir déclaré que la traite des noirs ne pou-vait se comparer à la Shoah du fait qu’il n’y avait pas de volonté d’exter-mination. Les polémiques qui ont suivi

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étaient sans doute un peu confuses, mais elles ont fini par se dégonfler et si on a pu avoir l’impression que le col-lectif avait perdu la bataille au total le thème de la souffrance des esclaves et de la mémoire de cette souffrance a été renforcé et porté dans le débat public. Il y a eu des polémiques, des débats, des explications, des paroles échangées ; cela n’a pas toujours été très plaisant, mais cela a permis de repérer au sein de la société française des lignes de tension qui n’étaient pas visibles, ou qui

étaient confuses. Au total, même si l’on a pu s’interroger sur l’usage qui était fait des lois mémorielles, la démocra-tie a fonctionné : le débat a eu lieu. Et chacun a pu se faire une idée – confor-mément au modèle de sociétés auto-nomes et non plus hétéronomes, de sociétés modernes où les individus sont responsables d’eux-mêmes et se forgent leur opinion. L’existence des lois mémorielles n’a pas favorisé le silence, mais au contraire la discussion.

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L’émergence des questions de mémoire dans les années 1970-1980 semble renvoyer à une difficulté nouvelle avec la capacité à trans-mettre la mémoire, d’une génération à l’autre. Peut-on faire l’hypothèse d’une « panne » de la transmission ?On pourrait en effet repérer les élé-ments d’un problème, le « présen-tisme » imposé par le système média-tique, qui fait qu’un événement chasse l’autre, et des jeunes générations prises entre une absence de mémoire, l’im-possibilité d’articuler le passé et le présent et une focalisation sur des fragments de mémoire dramatisés par leur inscription dans le spectacle médiatique.

Mais, s’il y a bien un problème avec la transmission, je ne suis pas certain que ce soit d’une panne qu’il s’agit. En tout cas pas avec les groupes constitués, et c’est précisément l’une des données du problème. Si l’on prend l’exemple de la communauté juive, la première génération ne cherchait pas vraiment à transmettre : il était davantage question pour les survivants de se tourner vers l’avenir, de vivre. C’est la deuxième génération qui a bousculé la première et qui a pris le relais en cherchant à la faire sortir de son silence, ou à assu-rer la transmission d’une mémoire qui lui apparaissait fragile. Par exemple, l’Union des anciens combattants et

engagés volontaires juifs est devenue l’« Union des anciens combattants et engagés volontaires juifs – enfants et amis ». Prenons un autre exemple, sur lequel j’ai eu l’occasion de travail-ler, l’accueil des enfants juifs dans les Cévennes : jusque dans les années 1980, cela sortait assez peu, on n’en parlait pas beaucoup. C’est tardive-ment que s’est développé un intérêt sur cette expérience, notamment via ceux qui avaient été enfants là-bas, ou qui y étaient nés, ou chez leurs enfants.

De la même façon, chez les Harkis, ce sont les enfants qui ont pris en charge la question, alors que les parents se mobilisaient assez peu et que la plupart avaient préféré faire leur vie que s’ap-pesantir sur le passé.

La même chose pourrait être dite des Arméniens, où la mobilisation actuelle concerne des générations nées deux, trois voire quatre générations après les faits.

Si l’on prend le cas des Antillais et de la mémoire de l’esclavage, qui est une expérience encore plus lointaine, on a l’impression que la question mémorielle sert de moyen d’expression à des questions qui sont d’abord actuelles, comme la persistance de fortes inégalités socio-économiques.

Professeur d’université et ancien recteur, Philippe Joutard est historien. Il a notamment travaillé sur le fonctionnement de la mémoire collective (cas du protestantisme cévenol) et nationale.

La transmission à l’épreuve

Entretien avec Philippe Joutard

Les lois mémorielles posent la question de la transmission. Attestent-elles un problème, voire une panne de la transmission ? Et si, en voulant répondre à ce problème, elles l’aggravaient ?

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Oui, dans ce cas particulier la mobili-sation de la « mémoire », ou plutôt du passé, a une fonction dans la représen-tation des inégalités. Mais j’observerai que le Conseil représentatif des asso-ciations noires de France (CRAN, qui ne réunit d’ailleurs pas que des Antil-lais) est surtout constitué de personnes vivant en métropole et appartenant à des catégories socioprofessionnelles supérieures. On ne peut donc réduire la question de la mémoire à une lecture d’une situation socio-économique.

La question est bien plutôt la construc-tion des identités, et nous retrouvons ici la question de la transmission.

Car le phénomène majeur, celui dans lequel s’inscrivent les lois mémorielles, c’est bien l’« explosion » de la mémoire dans les années 1970-1980. Ce n’est pas une panne, mais plutôt un grand retour de choses qui étaient jusque-là enfouies, tues, écartées de la mémoire collective.

Cela ne porte pas forcément sur des souffrances enfouies, mais plus large-ment sur un monde qui a disparu. Pour exemple, j’en voudrais le succès du livre de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil, qui évoque la Bretagne d’hier, celle qui a été comme gommée par la francisation.

Cette resurgie ne s’inscrit-elle pas, alors, dans un affaissement des grands récits et notamment d’une histoire officielle, scolaire, républicaine ?Il est certain que cette histoire, dans sa version héroïque, commence alors à se fissurer. On commence alors à s’intéresser davantage aux petits, aux humbles, à ceux qui ont été brimés. Si

vous prenez la Première Guerre mon-diale par exemple, même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance du cou-rant Genevoix, Barbusse, de ceux qui ont mis en évidence l’horreur et la souf-france des tranchées, pendant long-temps le jeu des commémorations et de l’histoire officielle ne laisse guère d’espace pour dire la souffrance, la peur, la face sombre de la mémoire des soldats, qui ne se voient proposer que la version héroïque du souvenir.

Cette souffrance ne parvient à percer, elle n’apparaît véritablement dans l’es-pace public que bien plus tard. Et son émergence se mêle assez rapidement à ce que l’on pourrait appeler l’âge des victimes, un phénomène assez récent, qui remonte aux années 1980-1990 : un moment particulier de notre histoire sociale où la figure de la victime devient centrale – dans le monde du travail par exemple, avec les thèmes de la souf-france au travail et du harcèlement, mais aussi dans le champ historique, avec la mise en évidence et en valeur des figures collectives de la victime – les juifs, les esclaves, les colonisés, les peuples écrasés.

Il faut bien noter que la première explo-sion de la mémoire, dans les années 1970, c’est autre chose : Pierre-Jakez Hélias représente des hommes debout, des acteurs, des gens qui luttent et portent fièrement leur culture. C’est seulement dans un second temps que la vague de la mémoire se concentre sur les victimes.

C’est dans ce second moment qu’ap-paraissent les lois mémorielles, qui sont toutes centrées sur la mémoire des victimes.Oui, et on peut d’ailleurs y voir un aveu

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de faiblesse : on n’est plus capable de se défendre, on demande à l’autorité, à l’État, de se substituer. Pierre Vidal-Naquet, qui était opposé à la loi Gays-sot de 1990, fondait d’ailleurs sa posi-tion sur le refus de cette faiblesse. Ses parents avaient été exterminés à Aus-chwitz, lui-même s’était battu contre Robert Faurisson et les négationnistes, mais il considérait qu’il était dangereux de déléguer le combat à une autorité – c’est-à-dire, en un sens, de rendre les armes.

Cette position renvoie d’ailleurs à une réalité minorée par l’insistance sur les victimes : parmi elles, il y avait des gens qui se sont battus, ce ne sont pas que des victimes à pleurer, mais aussi des hommes et des femmes à admi-rer. C’est le sens du second opus de Claude Lanzmann, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures qui, en complément à Shoah sorti seize ans plus tôt, raconte une révolte menée par des détenus juifs dans un camp.

Ce déplacement en rejoint un autre : aujourd’hui, au sein de la commu-nauté juive, les jeunes générations insistent davantage sur la résistance. Le moment Shoah correspondait à une problématique de la reconnaissance,

nous sommes aujourd’hui dans une séquence un peu différente.

Cette nouvelle séquence correspond, en un sens, à une évolution des percep-tions sur l’utilité des lois de mémoire, au sein d’une partie de la communau-té juive. Il n’est bien sûr plus question aujourd’hui de remettre en cause la loi Gayssot, même si on peut considérer avec Vidal-Naquet que ce fut une erreur de l’adopter. Mais un certain nombre de gens se sont rendu compte du fait que l’unique célébration des victimes est un piège dans lequel il est dange-reux de se laisser enfermer. Il était sans doute essentiel de marquer symboli-quement la reconnaissance du statut de victimes, mais cela correspondait à un moment historique (la reconnais-sance succédant au silence, voire au déni dans le cas du négationnisme). La mémoire évolue, et la dimension géné-rationnelle est capitale dans la ques-tion de la transmission. Une génération donnée ne transmet pas exactement ce qu’elle a reçu. C’est cette mémoire vivante qu’il importe de faire vivre, une mémoire qui n’est pas forcément en opposition à l’histoire et que l’histoire au contraire peut aider à s’universaliser et à dépasser le cadre étroit du groupe.

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Les lois de mémoire françaisesLa position de la République par rapport à son histoire prend différentes formes : discours présidentiels (ainsi Jacques Chirac reconnaissant en 1995 la respon-sabilité de l’État français dans la Shoah), érection de monuments, création de musées ou d’institutions comme la Cité de l’histoire de l’immigration, mais aussi programmes scolaires. Les lois votées par le Parlement, du fait de leur caractère normatif, présentent des difficultés particulières. Mais au fait quelles sont les dif-férentes lois de mémoire et quels sont leurs enjeux ?

La loi du 13 juillet 1990Communément appelée loi Gayssot, elle crée un nouveau délit, la négation du génocide des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. S’inscrivant dans une séquence historique marquée par la montée en puissance du négationnisme, elle réprime spécifiquement une expression publique, notamment dans la presse. Les sanctions applicables par le juge sont inscrites dans un article 24 bis ajouté à la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.

La loi du 29 janvier 2001Composée d’un seul article, son seul objet est de reconnaître le génocide armé-nien de 1915.

La loi du 21 mai 2001Connue comme la loi Taubira, elle reconnaît la traite et l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité. Pratiquement, cette loi permet notamment aux asso-ciations de se porter partie civile dans des procès pour discrimination, diffama-tion ou injure.

La loi du 23 février 2005Elle fixe les droits des harkis, et leur offre notamment une base juridique pour se défendre dans le cadre des lois déjà en vigueur contre les injures ou diffama-tions commises à leur encontre. L’une des dispositions initiales de la loi, qui vise à exprimer la reconnaissance de la France envers les Français rapatriés d’Afrique du Nord et d’Indochine, établit que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence Outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette mention sera finalement supprimée en février 2006, suite à un avis du Conseil Constitutionnel.

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RePèReS

La loi du 22 décembre 2011 censurée par le conseil constitutionnelCe texte, sur le modèle de la loi Gayssot, pénalise la négation des génocides reconnus par la loi française. Son enjeu est en fait de donner un caractère opéra-tionnel à la loi du 29 janvier 2001, et ainsi de condamner ceux qui mettraient en doute le génocide subi par les Arméniens en Turquie en 1915. Fin février 2012, le Conseil constitutionnel a censuré la loi la jugeant contraire à la liberté d’expres-sion. La loi prévoyait de punir d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende toute négation publique d’un génocide reconnu par la loi française.

À lire

• Liberté pour l’histoire, Pierre Nora, François Chandernagor, cnrs éditions, 2008

• La mémoire en politique, Olivier Abel, 2010 : http://ehess.dynamiques.fr/usagesdupasse/74/

• L’histoire et la mémoire saisies par la loi, Guillaume Delmotte, sur cafebabel.com

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Questions

1/ Qu’est-ce qu’une loi mémorielle ?r A : Une loi interdisant à quiconque de discuter un fait historique sous peine de poursuites

r B : Une loi qui instaure les dates de commémorations et de fêtes nationales

r C : Une loi qui décide de la création de mémoriaux

2/ Le crime contre l’humanité devient « imprescriptible » par nature en ?r A : 1946

r B : 1958

r C : 1964

3/ Quelle est la date de la première loi destinée à combattre le racisme ?r A : 1962

r B : 1968

r C : 1972

4/ Parmi ces pays, lequel n’a pas reconnu le génocide arménien ?r A : Israël

r B : L’Uruguay

r C : Les Pays-Bas

5/ La France a reconnu deux géno-cides. Mais les nations unies en reconnaissent…r A : 3r B : 4r C : 6

6/ combien la France compte-t-elle de « lois mémorielles » ?r A : 3r B : 4r C : 5

7/ Quelle est la dernière journée nationale en date ?r A : La journée d’hommage aux Harkis

r B : La journée d’abolit ion de l’es clavage

r C : La journée du Beaujolais nouveau

8/ La lecture de la lettre de Guy Môquet a été remplacée par…r A : Une cérémonie dédiée à la mémoire d’un des 11 000 enfants déportés pendant l’occupation

r B : Une journée consacrée à la jeu-nesse résistante

r C : Une fête à la Mutualité

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avril/mai 2012 31

COmment trAiter de la mémoirE collEctive ?

Points de vue RePèRes QuizzintRoduction/enjeux

COmment trAiter de la mémoirE collEctive ?

30 avril/mai 2012

QuIzz

Réponses

1/ Réponse A. Cette expression est apparue au cours des débats sur l’ar-ticle 4 de la loi du 23 février 2005, qui introduisait une référence aux aspects positifs la colonisation.

2/ Réponse c. En 1964. Dans un article unique.

3/ Réponse c. La loi de juillet 1972 est la première loi spécifiquement destinée à combattre le racisme sous ses diffé-rentes formes.

4/ Réponse A. Israël comme le Royaume-Uni, par exemple, fait partie des pays qui ne considèrent pas que les atrocités commises répondent à la définition de génocide. L’Uruguay est le premier pays qui a reconnu le génocide arménien en 1965.

5/ Réponse B. Les Nations unies reconnaissent, en plus des génocides perpétrés contre les juifs et les armé-niens, celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1979 et celui des Tutsis, commis au Rwanda en 1994.

6/ Réponse B. La France compte 4 lois mémorielles (1990, dite « loi Gayssot », « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ». Deux lois en 2001, celle du 29 janvier « la France reconnaît publiquement le génocide

arménien de 1915 » ; celle du 21 mai, dite « loi Taubira », « tendant à la recon-naissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». La dernière est celle du 23 février 2005, dite « loi Mekachera » « portant recon-naissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapa-triés » d’Afrique du Nord et d’Indochine. La dernière loi, qui prévoyait de punir la négation du génocide arménien, a été censurée par le Conseil constitutionnel en février 2012.

7/ Réponse A. Le 31 mars 2003, Jacques Chirac promulgue un décret officialisant et instaurant une journée nationale d’hommage aux Harkis. La journée commémorative de l’abolition de l’esclavage, le 10 mai, résulte de la loi Taubira de 2001.

8/ Réponse B. En 2007, Nicolas Sarko-zy avait programmé pour le 22 octobre la lecture, dans les établissements sco-laires, de la lettre du jeune résistant Guy Môquet, écrite avant son exécu-tion. Face à la polémique, la journée sera finalement consacrée à la jeunesse résistante. Un an plus tard, il propo-sera que les enfants se voient confier la mémoire d’un des 11 000 enfants déportés pendant l’occupation. Une idée abandonnée également.

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Quelle politique de l’immigration ?Que faire de la dette ?Une politique du logement est-elle possible ?Internet : nouvel espace démocratique ?Nucléaire : peut-on faire autrement ?Comment répondre à l’angoisse scolaire ?Quelle place pour les aînés ?Comment réduire les inégalités Nord-Sud ?Nouveaux militants : la fin du politique ?Quel rythme de vie pour les élèves ?Le sport peut-il tenir ses promesses sociales ?Qu’attend-on de la prison ?Éducation au genre : l’école est-elle prête ?Quels territoires pour demain ?Le modèle associatif est-il viable ?Identité nationale : le débat démocratique est-il menacé ?Comment faire vivre la mixité à l’école ?Quel avenir pour le commerce équitable ?L’école peut-elle réaliser l’idéal républicain ?Quelle politique pour la jeunesse ?Hadopi : quelle économie pour la culture ?La justice des mineurs doit-elle changer ?

LeS DoSSIeRS De LA LIGue De L’enSeIGneMent

Directeur de la publication : Jean-Michel DucomteResponsable éditoriale : Nadia BellaouiRédacteurs en chef : Ariane Ioannides et Richard RobertPhoto : Patrick Touneboeuf/Tendance floueMaquettiste : Brigitte Le BerreN° ISSN : 2111-417X

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