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L'ÉVALUATION : UN NOUVEAU SCIENTISME Agnès Aflalo Presses Universitaires de France | « Cités » 2009/1 n° 37 | pages 79 à 89 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130572510 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Agnès Aflalo, « L'évaluation : un nouveau scientisme », Cités 2009/1 (n° 37), p. 79-89. DOI 10.3917/cite.037.0079 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.219.228.118 - 18/05/2015 03h15. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.219.228.118 - 18/05/2015 03h15. © Presses Universitaires de France

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L'ÉVALUATION : UN NOUVEAU SCIENTISMEAgnès Aflalo

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/1 n° 37 | pages 79 à 89 ISSN 1299-5495ISBN 9782130572510

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-79.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Agnès Aflalo, « L'évaluation : un nouveau scientisme », Cités 2009/1 (n° 37), p. 79-89.DOI 10.3917/cite.037.0079--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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L’évaluation : un nouveau scientismeAGNÈS AFLALO1

UN NOUVEAU CONTRÔLE

On doit sans doute admettre que le discours de l’évaluation vient del’intérêt de quelques hommes pour la production et son contrôle. Ce sonteux qui ont facilité l’implantation du discours de la science dans l’in-dustrie un peu avant et un peu après la Seconde Guerre mondiale.

C’est aux États-Unis, dans les années 1930, que Walter Shewhart2 ettrois autres scientifiques américains3 inventent la « Qualité » commenouvelle méthode de contrôle statistique de la fabrication industrielle. Ilsappliquent cette idée avec succès à la Western Electric de Chicago où ilstravaillent. Le contrôle qualité ne se limite pas à l’objet produit. Il s’étendd’emblée à l’ensemble des humains qui interviennent dans la production.La « qualité totale » est le nom qu’ils donnent à la généralisation de cecontrôle. À la même époque, cette usine a acquis une certaine notoriétégrâce aux enquêtes qu’Elton Mayo4 a consacrées à l’amélioration du

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L’évaluation :un nouveau scientisme

A. Aflalo

1. Voir Agnès Aflalo, L’assassinat manqué de la psychanalyse, à paraître (Éd. Cécile Defaut).2. Walter A. Shewhart, Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control, Graduate

School, Washington, US Department of Agriculture, 1939.3. William E. Deming, Joseph M. Juran et Armand V. Feigenbaum (cofondateur, avec Kaoru

Ishikawa, de l’Académie internationale pour la qualité en 1971).4. Elton Mayo, psychologue australien et professeur à la Harvard Business School.

Cités 37, Paris, PUF, 2009

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contrôle de la productivité des ouvriers. L’implantation réussie ducomportementalisme transforme l’usine en laboratoire et l’ouvrier encobaye. On assiste alors, pour la première fois, à la prise en compte des« ressources humaines », prise en compte qui est d’emblée justifiée par desimpératifs économiques. Variables calculables de la production, le travail-leur et ses qualités font l’objet de toutes sortes d’évaluations qui portent,en particulier, sur son bonheur à l’usine.

Cette variante humanisée des Temps modernes est portée par unevolonté d’appliquer les outils de la science à un champ qui n’est pas lesien : le comportement. Il s’agit de le contraindre à plus de rationalitépour améliorer le « producteur » et le produit. Le calcul précis du bonheurde l’ouvrier à l’usine donnerait sans doute l’impulsion salutaire à la misesous contrôle statistique de tout le système de production qui doit êtrestabilisé. Mais à cette époque l’économie industrielle américaine, floris-sante, reste insensible à tant de progrès. Il faudra attendre une grave criseéconomique sur un autre continent pour que la méthode s’exporte et sedéveloppe. L’après-guerre fournit cette occasion au Japon qui fait unaccueil triomphal au Total Quality Control (TQC) de William Deming.Dès 1950, Kenichi Koyanagi, fondateur de la JUSE (Union of JapaneseScientists and Engineers)1, l’invite à y faire ses conférences sur les statisti-ques comme outil de management tout au long de la chaîne industrielle,depuis la réception des matières premières jusqu’à l’accueil que le clientfait au produit.

Les deux hommes ont plus d’un point commun. Lorsque leurs paysrespectifs étaient ennemis, chacun d’eux a été conseiller scientifique àl’amélioration de la productivité et de la qualité de l’armement. Une foisleurs pays réconciliés, ils ont uni leurs efforts pour faire partager leur goûtcommun de cette nouvelle pratique du management aux membres duKeidanren2. Reprise et améliorée par de nombreux Japonais, elle ne cesseraplus de s’intégrer aux nouvelles techniques de contrôle qui ont fait larenommée internationale de l’industrie japonaise d’après guerre.

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Dossier :L’idéologiede l’évaluation

1. Fondée en 1946, la JUSE a pour but d’étudier les applications industrielles de la statistique.2. Le Keidanren ( « fédération économique des nouveaux dirigeants de l’industrie japonaise » )

fut présidé de 1946 à 1968 par Ichiro Ishikawa. Son fils, Kaoru Ishikawa, chimiste et professeur àl’Université de Tokyo, a travaillé chez Nissan et à la JUSE (contrôle qualité).

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LA TYRANNIE DE LA SANTÉ MENTALE

Dans l’industrie, les questionnaires censés évaluer la qualité d’unproduit, par exemple un moteur, sont décomposés en quelques itemssimples. À chacun d’eux correspond une série de cases à cocher pour unecotation sommaire allant, le plus souvent, de un à cinq, de telle sorte que« bien », « mieux », « excellent », etc., correspondent à « 1 », « 2 »,« 3 », etc. La qualité est alors transformée en quantité chiffrée. Elle entredans toutes sortes de calculs, puis elle est consignée dans ce que les indus-triels ont appelé le « carnet de santé » du moteur. Remarquons que lestests psys que proposent les magazines féminins pour mieux se connaîtresoi-même ou connaître l’autre utilisent ce même procédé. Ce savoirfabriqué à coup de questionnaires, voilà ce que les adeptes des thérapiescognitivo-comportementales (TCC) qualifient de « science psy ».

En effet, les cognitivo-comportementalistes ont repris la méthode del’industrie pour l’appliquer au contrôle des humains. Afin de le généra-liser, l’idée leur est venue de fabriquer un « carnet de santé psychique »analogue au « carnet de santé du moteur ». Ils prétendent ainsi évaluer lebonheur et faire de ce dernier la définition de la « santé mentale », à partirde l’idée préconçue de ce en quoi il doit consister selon eux. Ainsi, parexemple, être marié, fidèle, de la nationalité du pays où l’on réside, avoirdeux enfants, un travail salarié, etc., sont des critères de bonheur. Lamoyenne, au milieu de l’échelle statistique, est nommée « normementale » et ce qui est situé aux extrêmes de l’échelle est affublé del’expression « maladie mentale ».

Depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté l’éva-luation statistique du bonheur comme définition de la santé mentaleen 1978, le diktat de la norme s’impose partout. Celui qui s’en écartedevient un malade à traiter. Hier, c’étaient les homosexualités. Les lobbieshomosexuels ont réussi à les faire retirer des manuels de psychiatrie. Onne peut que s’en réjouir, mais pourquoi y avoir alors laissé la référence auxhétérosexualités ? Les échelles d’évaluation servent au classement des« populations à risque », aussi les discours racialistes n’en sont-ils jamaistrès loin. L’argument quantitatif pour définir la pathologie du symptômelaisse peu de place à la critique du malaise organisé par le discours domi-nant. Avec de tels critères, comment aurait-on jugé l’homme qui a dit« non » un 18 juin ? La question mérite d’être posée.

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Depuis Freud, nous savons que le symptôme psy affecte chaquehumain. Il est à la fois une vérité en souffrance et une source de satisfac-tion paradoxale. La tyrannie de la « santé mentale » sert à le transformeren un trouble monstrueux, réservé aux seuls « malades mentaux », dont lacatégorie est fabriquée à dessein pour servir le juteux marché des traite-ments. La prévention sert en réalité à détecter les classes dangereuses leplus tôt possible : dans le ventre même de la future maman (même si l’eu-génisme n’a pas encore repris) ; les bébés « voleurs de cube » à la crèche ;les élèves bagarreurs à l’école primaire qu’il est désormais possible de fairepasser devant le juge et placer dans des institutions spécialisées dès l’âge de11 ans. Puis le collégien à l’agitation persistante peut entrer dans la caté-gorie française du « psychopathe ». Les échecs des traitements (médica-ments et TCC) sont imputés à l’hérédité des malheureux récalcitrants,moins bien supportés que les « dépressifs ». La catégorie du « criminel né »ouvre la voie à la possibilité d’être jugé sur des intentions et non plus surdes actes. Le film Minority Report n’est plus une fiction. D’expertise enexpertise, le savoir de l’évaluation, jamais remis en question, gangrène lesinstitutions les plus vénérables et sape les fondements de l’État de droit.

Combien faudra-t-il de victimes de suicides en prison et ailleurs, et demeurtres comme à Virginia Tech et autre Colombine pour saisir que lepassage à l’acte suicidaire ou agressif n’est pas inéluctable ? La psychana-lyse d’orientation lacanienne, qui a éclairé sa logique, permet le plussouvent de le prévenir ou de le désamorcer. Réduire l’humain à unechaîne de neurones génétiquement programmés, c’est organiser la traqueméthodique de la jouissance parfois perçue comme monstrueuse et pour-tant singulière à chaque sujet et rétive aux calculs. Chacun jouit à safaçon ; aussi, s’agissant de la jouissance, l’exception est-elle la règle. L’éva-luation n’hésite pourtant pas à classer et à compter pour exclure toujoursplus. Les charniers de l’histoire l’attestent cependant : la traque de la jouis-sance ne cesse qu’avec celle du vivant qui la porte.

L’IMPOSTURE

Confondre l’ouvrier et le moteur, c’est déjà négliger la différence dumort et du vif. Ce qui est évalué ne doit pourtant pas masquer que l’éva-luation consiste toujours en une substitution de la quantité à la qualité.L’évaluation TCC fait croire que tout est objectivable et mesurable sans

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reste. Les calculs maquillent ensuite cette croyance en la parant indûmentdu label de « science ». La machine évaluatrice tente d’effacer ce fait : c’esttoujours le sujet qui évalue ; aussi ses jugements et ses croyances, toujourssubjectifs, sont-ils inéliminables des échelles d’évaluation. Par ailleurs,franchir la frontière qui va de la qualité à la quantité, du sensible au mesu-rable, c’est aller à rebours du discours de la science. Car cette substitutionquantité/qualité prétend réintégrer ce que la science moderne a rejetédepuis son avènement et qui est impossible à inclure dans son champ.Faire comme si le savoir était totalisable sans qu’aucun impossible ne luiimpose de limite fait donc le ressort du scientisme.

La science moderne n’a pu s’établir que lorsqu’elle a renoncé à saisir lesdonnées sensibles de la qualité. La physique qui valait depuis Aristote aainsi été invalidée. Une fois sortie du monde de la qualité, la physique estentrée dans celui des mathématiques. Le discours de la science a accomplicette séparation de la quantité et de la qualité parce qu’il utilise des lettresdépourvues de qualité telles ; par exemple : « a », « b », « c » , etc. Depuisl’avènement de la science, ce sont les mêmes lois qui s’exercent sur laTerre et dans les cieux. Ce qui n’en relève pas, ce qui fait obstacle à l’idéede rationalité absolue, c’est la qualité de l’être et de son réel. Le quanti-fiable, donnée physique, est logé dans le discours de la science. La qualité,attribut de l’être et du réel, se loge dans la métaphysique.

Autrement dit, l’avènement de la science a introduit une nouvellephysique mathématique. Et l’événement Freud1 qui lui répond a boule-versé la métaphysique. Le discours du psychanalyste s’est constitué lorsquele désir d’un homme a fait sa place à l’opacité du symptôme psy que lascience a rejetée de son domaine, car il est une qualité de l’être et de sonréel, et non pas une quantité en excès comme le voudraient les adeptes del’évaluation TCC. De plus, le symptôme comporte un réel irréductible :dans l’inconscient, il n’y a pas en effet de mots qui répondent à la ques-tion : « Qui suis-je ? » Il n’y a pas de savoir qui dise ce qu’est l’être commevivant et sexué. Lacan l’a montré : au niveau du langage, il manque lerapport signifiant qui écrirait l’être homme et l’être femme. Au niveau dela libido, seule expression du vivant, la jouissance échappe en outre auxmots et aux nombres. Elle ne peut donc pas être capturée par le signifiant.

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1. L’invention du discours psychanalytique est une réponse aux effets produits par le discoursde la science.

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Le symptôme est la réponse singulière à la question que chacun se pose surson être. Cette réponse qui recèle un impossible à formuler se manifestede travers, de façon nécessairement symptomatique.

L’évaluation prétend pourtant coloniser entièrement cet impossibleavec ses questionnaires qualité. L’imposture consiste à installer la substitu-tion quantité/qualité en vue de faire oublier que le « contrôle qualité »porte toujours sur l’être humain. Mais l’abjection, c’est d’obtenir sonconsentement à se faire réduire à l’état d’être sans qualité, chiffrable etmesurable comme un objet. La jouissance mobilisée par l’évaluation divisele sujet1. Aussi, quel que soit le mode employé – évaluer, se faire évaluerou s’évaluer soi-même –, il s’agit pour l’évaluateur – fût-il aussi l’évalué –de soutirer le consentement du sujet à se faire traiter comme un objet. Decela, l’évaluateur retire une satisfaction perverse. Au lieu de saisir l’occa-sion de s’affranchir des lois de la science en faisant sa place à ce qui n’enrelève pas, les obscurantistes cherchent ici d’autres lois, introuvables,asservissant davantage.

MALAISE ET SYMPTÔMES

L’évaluation s’est répandue comme une traînée de poudre dans desrégions du monde qui ont au moins deux traits communs : ce sont desdémocraties et elles sont dominées par le capitalisme et la science.Formons l’hypothèse que, dans ces pays, l’évaluation a séduit le maîtreparce qu’elle prétend remédier au déclin de l’autorité et au débordementde jouissance qui s’ensuit.

L’atteinte de l’autorité est en effet sensible à tous les niveaux de lasociété. Du « chef de famille » jusqu’à celle du chef de l’État, en passantpar le médecin, le professeur, le maire et le prêtre, etc., il n’est pas unministère qui n’en soit affecté. Ce déclin de l’autorité n’est pas un phéno-mène contingent de la fin des années 1960 en France, il exprime lemalaise contemporain. Le capitalisme et la science conjugués ont accéléréle déclin de l’autorité au point que l’usure de la trame signifiante laisseapparaître que l’Autre n’existe pas2. Or remédier à ce problème par la créa-

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Dossier :L’idéologiede l’évaluation

1. Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.2. Jacques-Alain Miller, Éric Laurent, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Le

cours d’orientation lacanienne, 1996-1997, inédit.

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tion d’une « haute autorité » (pour la santé, pour la justice, pour lesfinances, etc.) renforce le symptôme qu’elle prétend traiter. Car, loin derestaurer l’autorité – ce qui est impossible –, elle en accentue le mirage eninstallant l’évaluation comme nouveau mode de gouvernance.

La science et le capitalisme rejettent la qualité de l’être car elle estimpossible à mesurer. Aussi l’impossible à mesurer fait-il retour sousforme d’impératifs loufoques de mesures. Ces discours dominants univer-sels produisent les symptômes parce qu’ils rejettent la jouissance singulièrede leur champ. L’évaluation, dont le « contrôle qualité totale » s’assignepour but de localiser la jouissance, propose aussi de la traiter avec un autrediscours universel. Elle renforce ainsi le malaise et produit des nouveauxsymptômes qui nourrissent les sentiments de persécution et qui peuventproduire des états dépressifs pouvant aller jusqu’au suicide. Le nombre devictimes grandit de façon proportionnelle à la pénétration de l’évaluationdans les lieux de socialisation obligatoire tels que l’école pour les enfantsou le monde du travail pour les adultes, d’abord dans l’industrie automo-bile, puis dans la grande distribution, l’administration, la prison, la police,à l’hôpital – bref, partout où l’organisation administrative favorise lepouvoir laïcisé du bureaucrate évaluateur.

DE L’HOMME DE QUALITÉ À L’HOMME SANS QUALITÉ

Le discours de l’évaluation, nous l’avons dit, naît aux États-Unis avantguerre de la volonté de supprimer les défauts des produits trop chers àtrier. La dérive scientiste préoccupée de rationaliser la production seheurte alors au refus de l’autorité qui gouverne l’usine. L’organisationhiérarchique du taylorisme est maintenue1. Pendant la guerre, la produc-tion industrielle a gagné en qualité, y compris quand le produit d’uneusine est la mort. La Shoah a sans doute fait pâlir l’autorité de Dieuimpuissant à empêcher sa survenue. Les monothéismes et leurs Églises en

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L’évaluation :un nouveau scientisme

A. Aflalo

1. Frederick Winslow Taylor (The Principles of Scientific Management (La direction des ateliers,1912) met au point une organisation scientifique du travail (OST). Sa méthode de managementhiérarchisé laisse peu de place à l’être humain : il a observé les ouvriers, décomposé leurs gestes etles a chronométrés afin de trouver comment réduire leurs mouvements au minimum. Les gains deproductivité augmentent de façon spectaculaire et la main-d’œuvre s’en trouve considérablementréduite.

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portent encore aujourd’hui les stigmates. Parmi ces multiples consé-quences, notons-en une : la modification du régime de jouissance quiavait cours jusque-là dans les démocraties. Science et capitalisme, alliéspour une production inédite de la mort en série, ont montré plus de puis-sance qu’aucun dieu. À faire ainsi décliner son autorité, ils ont périmé lepuritanisme victorien et produit un nouveau type de sujet un peu moinspudique. C’est au point que Lacan a pu le qualifier, ce sujet, d’éhonté1.L’affranchissement de la pudeur qualifie encore aujourd’hui le mondeoccidental.

Les pays d’Asie, une fois pénétrés par le capitalisme et la science,n’échappent pas au déclin de l’autorité qui affecte les démocraties occi-dentales. Certains de ces pays sont des théocraties. Cette forme de pouvoira longtemps fait obstacle à la pénétration ou au développement de lascience2. Elle a aussi sans doute empêché l’essor du capitalisme qui s’ac-commode mal d’un pouvoir centralisé fort. Le pouvoir du maître absolu,empereur ou tsar, est généralement lié à une bureaucratie performante.C’est pourquoi, une fois laïcisées, les théocraties ont plutôt favorisé l’ins-tallation de régimes bureaucratiques. La reprise en main par un sauveur,comme ce fut le cas en Chine et en Russie, a retardé d’un demi-siècle ledéveloppement conjoint de la science et du capitalisme.

S’il est certain que l’attaque nucléaire contre le Japon y a fait pâlir l’au-torité de Dieu, la question demeure de savoir pourquoi c’est dans ce paysque le discours de l’évaluation a trouvé le lieu de son expansion. Nousavançons l’hypothèse que cela tenait aux singularités du régime théocra-tique du Japon3. Avant guerre, le pouvoir de l’empereur, maître de droitdivin, était essentiellement relayé par les chefs militaires enracinés dans latradition du gentilhomme et qui pouvaient aussi constituer un contre-pouvoir. Contrairement aux autres théocraties d’Asie, au Japon, lepouvoir ne pouvait pas prendre appui sur le savoir des castes religieuses

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Dossier :L’idéologiede l’évaluation

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII : L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, LeSeuil, 1991, p. 220.

2. Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1977.3. Les remarques sur les théocraties d’Asie, et leurs différences, prennent appui sur les études

de : Max Weber, Hindouisme et bouddhisme (1913), Paris, Flammarion, 2003 ; Confucianisme ettaoïsme (1915), Paris, Gallimard, 1989 ; Sociologie de la religion, Paris, Flammarion, 2006, qui,quoique antérieures à la période que nous traitons ici, éclairent notre propos. Nous y renvoyons lelecteur.

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qui n’étaient pas assez puissantes. Mais, après Hiroshima et la capitula-tion, l’empereur a été contraint à abdiquer, et le désarmement a défait latradition militaire et ses castes qui faisaient jusque-là contre-pouvoir.Ainsi, la pénétration des discours de la science et du capitalisme a été faci-litée par ces deux éléments : d’une part, le maître impérial a été impuissantà parer à ces défaites ; d’autre part, le savoir des doctes – religieux en parti-culier – a fait défaut ou, ce qui revient au même, n’a pas pu s’organiser encontre-pouvoir.

Une fois le pays désarmé, la tradition militaire du gentleman– l’homme de qualité – se transporte dans l’organisation de la vie poli-tique du pays et dans celles des entreprises. La dérive scientiste des savantsaméricains pétris des idéaux démocratiques s’est facilement coulée dans lefonctionnement de l’usine. C’est là, en effet, que se produit la rencontrede la rationalité américaine et de la tradition ascétique bien vivante dubouddhisme et du shintô. Cette rencontre a favorisé l’implantation dudiscours de l’évaluation1. Car la réglementation religieuse rationnelle dubouddhisme et du shintô, de toujours organisée selon un modèle démocra-tique, organise aussi la vie à l’usine. Elle accorde une priorité accrue augroupe et à la solidarité, et favorise le contrôle mutuel généralisé. Aussi, cecontrôle qui s’est exercé au service du bien commun a servi l’évaluation etson régime de jouissance. En effet, ce contrôle a conféré à chacun le rôlede bureaucrate, mais tout en le faisant participer à l’idéal traditionneljaponais de l’homme de qualité. L’appel aux suggestions, rémunérées, valo-rise chaque travailleur. Ce dernier livre son savoir-faire consigné dans lesquestionnaires d’évaluation et à l’aune desquels il est ensuite lui-mêmejugé.

Le contrôle TQC définit ainsi une nouvelle politique économique indus-trielle présentée comme horizontale : la démocratie participative et rému-nérée qui rend obsolète le modèle paternaliste et autoritaire du taylorisme.Ce qui passe inaperçu, c’est l’avènement de l’évaluateur. Il est d’autantmoins perceptible que l’exercice de son pouvoir implique de se comportercomme un animateur de groupe pour obtenir la confiance de chacun. Lesavoir qui assiste cette politique est établi à partir d’une transformationcontinue de toute information en calcul, y compris concernant les déci-

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L’évaluation :un nouveau scientisme

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1. Max Weber a montré que le capitalisme est né de la religiosité ascétique du protestantismequi a donné naissance au rationalisme économique (voir L’éthique protestante et l’esprit du capita-lisme, Paris, Flammarion, 2000).

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sions à prendre à chaque étape de la production pour pouvoir prétendre àla dignité d’un savoir scientifique. Il masque la prise du pouvoir par l’éva-luateur. Dès lors, l’usage des calculs ne cessera plus d’effacer l’idéal del’homme de qualité au profit des calculs de l’homme sans qualité.

Selon le goût de chacun, le contrôle TQC de la production est plus oumoins agrémenté du culte de la performance1. Par exemple, ShigeoShingo2, obsédé de la panne, réduit le temps de réparation, alors queTaïchi Ohno3, intéressé par le flux tendu, met au point le juste-à-temps.Une fois le produit amélioré par les techniques scientifiques, le seulproblème qualité à résoudre est celui du service, c’est-à-dire le contrôle dufacteur humain. Les cognitivo-comportementalistes se chargent d’enaméliorer l’évaluation pour tendre toujours plus vers le zéro défaut. DuTotal Quality Control aux cercles qualité, le kaizen4 invite au contrôlepermanent de la qualité humaine. La traque du défaut humain estd’emblée installée au cœur de l’évaluation.

La guerre des dieux n’a pas eu lieu au Japon parce que ce jardinenchanté ne disposait pas d’une classe de lettrés assez organisée pourfreiner la volonté d’installation du Total Quality Control (TQC) et quiaurait pu tempérer le zèle de tous ceux qui l’ont accueilli avec ferveur.

UNE NOUVELLE POLITIQUE

La politique de l’évaluation met au point le contrôle préventif pouraméliorer la productivité. Le concept de qualité a sans doute séduit parce

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Dossier :L’idéologiede l’évaluation

1. Le qualimètre et autre benchmarking ne cesseront plus de l’évaluer.2. Shigeo Shingo était ingénieur japonais. Moins connu que Deming ou Shewhart, il fut l’un

des plus importants dans le domaine des systèmes de qualité. Maître japonais du kaban (méthodede « productique »), il a aussi inventé, lorsqu’il était chez Toyota, le système SMED (Single MinuteExchange of Die) qui a permis de réduire de façon spectaculaire les arrêts machine pour effectuerdes changements d’outils : de plusieurs heures à quelques minutes seulement.

3. Taïchi Ohno était un ingénieur industriel japonais. Il est considéré comme le père dusystème de production de Toyota (toyotisme) dont le principal concept est le « juste-à-temps » ouJAT.

4. Kaizen : de kai ( « améliorer » ) et de zen. Il correspond, aux États-Unis, au Lean Thinking(cinq principes énoncés par les Américains Jim Womack et Dan Jones dans leur livre The Machinethat changed the World permettant d’organiser de manière structurée l’élimination du gaspillage etl’amélioration des performances) et, au Québec, à la PVA (la production à valeur ajoutée est uneapproche globale de fabrication qui permet de produire à moindre coût et plus rapidement tout enassurant une meilleure qualité).

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qu’il semble d’abord faire sa place à un défaut premier, défaut originairede l’homme qui ne fonctionne pas comme une machine, mais auquel ilserait possible de remédier totalement grâce au contrôle qualité. La qualitéest en effet vendue comme un plus-de-valeur à capturer coûte que coûtepour majorer le prix du produit ou du service. Le « label qualité » certifieque le défaut humain a été traqué avec tous les moyens techniques dispo-nibles du moment. Le « zéro défaut » qui est au cœur de cette stratégie dudiscours de l’évaluation vise, nous l’avons dit, la jouissance qui faittoujours symptôme. Ainsi, le degré zéro de la jouissance, c’est l’inanimé,c’est-à-dire, pour l’humain, la mort. La part élaborable de la jouissanceentrant dans la logique du discours ne peut se manifester qu’avec deuxsignes : le plus ou le moins, mais jamais le zéro. On saisit alors que cetteforgerie de mâle confond le zéro et le moins un.

Le miracle économique du Japon, qui a inondé le monde de ses gadgetsprêts à jouir universels, a suffisamment marqué les esprits pour que sesméthodes soient largement exportées. Après guerre, l’évaluation a d’abordfait retour aux États-Unis et au Canada qui servaient alors d’arsenal aumonde. L’accueil bienveillant des communautés religieuses à sensibilitédémocratique a ensuite renforcé son autonomisation et sa diffusion avantqu’elle n’arrive dans les démocraties européennes. Elle n’entend pas selimiter à la seule mise au pas des sujets éhontés. D’emblée, l’évaluationprivilégie le savoir-faire au détriment des savoirs jugés stériles pour laproduction et inutilement dangereux pour l’entreprise. L’évaluationrejette ainsi activement la république des lettrés et la psychanalyse de cefait. Elle n’a de cesse de renforcer son organisation bureaucratique pourassurer la promotion du bureaucrate évaluateur.

Le discours de l’évaluation contribue ainsi à imposer la gestion desÉtats comme s’ils étaient des entreprises. Cette idéologie a fait passer l’in-dustrie de l’ère du tri à celle du contrôle et de la prévention, puis à celle dela stratégie. Les maîtres mots de l’évaluation ont pénétré la vie quoti-dienne. Ainsi, le Toyota way tend à remplacer l’American way of life quinous gouverne pour mieux servir la logique de l’État stratège. Dans cecontexte, la psychanalyse est plus que jamais indispensable pour accueillirles symptômes et analyser le malaise contemporain produit par ce discoursde l’évaluation. Car la psychanalyse ne s’adresse aux sujets que pris un parun et fait ainsi sa place à la singularité de ceux qui désirent s’orienter dansce qui fait l’opacité de leur symptôme.

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