CIEL2000-2003la Metaphore Dudisc Gen Aux Disc Specialises

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Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 Colette Corts (d.) L A MTAPHORED U DISCOURS GNRALAUX DISCOURS SPCIALISS Contributions de Colette CORTS Daniel OSKUI Patricia S CHULZ Jean-Franois SABLAYROLLES Hyunjoo LEE Soumaya LADHARI Elisabeth RAEHM Anthony SABER John HUMBLEY

Centre interlangue dtudes en lexicologie EA 1984 Universit Paris 7 Denis Diderot (UFR E.I.L.A.)

Centre Interlangue dEtudes en Lexicologie

Cahier du C.I.E.L. 2000-2003

Colette Corts (d.)

LA MTAPHOREDU DISCOURS GNRAL AUX DISCOURS SPCIALISS

Centre Interlangue d'tudes en Lexicologie EA 1984 Recueil publi avec le concours du Conseil Scientifique de lUniversit de Paris 7 Denis Diderot

LA MTAPHOREDU DISCOURS GNRAL AUX DISCOURS SPCIALISSColette CORTS Introduction Rsums Colette CORTS (C.I.E.L., Universit Paris 7) Le cheminement pluriel de la mtaphore, entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours Daniel OSKUI (C.I.E.L., Universit Paris 7) Le texte comme milieu naturel de la mtaphore ou pourquoi un lion nest pas toujours courageux Patricia SCHULZ (EHESS) Saussure et le sens figur Jean-Franois SABLAYROLLES (C.I.E.L., Universit Paris 7) Mtaphore et volution du sens des lexies Hyunjoo L EE (C.I.E.L., Universit Paris 7) La mtaphore dans le processus de dnomination, dans le domaine de la photographie Soumaya LADHARI (C.I.E.L., Universit Paris 7) La metaphore de la mise en lumiere dans le langage courant: Et si on tirait a au clair ? Elisabeth RAEHM (C.I.E.L., ENS Cachan) Analyse mtaphorique du discours parlementaire britannique sur Gibraltar : personnification, infantilisation et colonialisme Anthony SABER (C.I.E.L., ENS Cachan) Mtaphore et culture professionnelle chez les militaires amricains John HUMBLEY (C.I.E.L., Universit Paris 7) Metaphor and Secondary Term Formation 5 11

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Comit de lecture : Colette Corts (UFR E.I.L.A. Paris 7), Maria Marta Garcia Negroni (UFR E.I.L.A. Paris 7), Brigitte Handwerker (Universit Humboldt, Berlin), Klaus Hlker (Universit de Hanovre), John Humbley (UFR E.I.L.A. Paris 7).

INTRODUCTIONCet ouvrage sur la mtaphore dans le discours gnral et dans les discours spcialiss reprend, pour l'essentiel, les contributions prsentes lors d'une journe d'tude sur la mtaphore dans le discours gnral et les discours spcialiss qui a eu lieu l'ENS de Cachan le 10 Octobre 2003. Il s'agissait de la premire journe d'tude organise par le Centre Interlangue d'tude en lexicologie (C.I.E.L.), et le Dpartement des Langues de l'Ecole Normale Suprieure de Cachan, dans le cadre de leur convention de recherche. La mtaphore n'est pas un sujet qui s'est impos par hasard. Il accompagne les travaux du C.I.E.L. depuis plus de dix ans (Voir le Cahier de C.I.E.L. 1994-1995) et actuellement un grand nombre d'enseignantschercheurs ou doctorants de Paris 7 ou de Cachan, travaillent sur cette question qui permet d'aborder de nombreux phnomnes relevant de la lexicologie comme : - les processus de nomination et de catgorisation, - la crativit nologique en terminologie et en traduction, en phrasologie, - ou la manire dont les textes vhiculent un ensemble d'images qui peuvent aller jusqu' forger une idologie interdiscursive cohrente. C'est essentiellement de ce travail de longue haleine que cet ouvrage entend tmoigner, ainsi que de la conviction que les analyses minutieuses du matriau linguistique sont une contribution indispensable aux discussions thoriques les plus abstraites. La mtaphore est un phnomne complexe, qui ncessite une linguistique ouverte sur le sujet parlant et sur son apprhension du monde. L'approche linguistique du phnomne mtaphorique est ncessairement pluridisciplinaire ; elle doit combiner les approches smantique, pragmatique, textuelle et cognitive. Si l'ouvrage ne tranche pas le dbat entre thses rfrentialistes (Kleiber) et thses " indexico-instructionnelles " (Nmo, Nemo et Cadiot, Ducrot Anscombre), ni entre la position du " tout est mtaphore " et celle, tout aussi extrme, du " rien n'est mtaphore ", les contributeurs partagent tout de mme quelques convictions sur le plan thorique :

- (i) La mtaphore repose sur un processus cognitif, qui relie deux domaines de connaissance trangers l'un l'autre et on peut la dfinir avec Lakoff comme la projection d'une Gestalt propre un domaine source sur un domaine cible, les deux domaines (source et cible) tant ncessairement en relation d'allotopie. - (ii) Le processus mtaphorique repose sur un quilibre fragile entre le potentiel thoriquement illimit de la structuration d'un domaine de connaissance partir de la projection d'une Gestalt qui lui est trangre d'une part et la ncessit pour le locuteur d'tre compris d'autre part, c'est-dire de respecter les balises cognitives qui guident l'interprtation de la mtaphore au moins dans un domaine culturel bien circonscrit . - (iii) La lexicalisation de la mtaphore est le rsultat de la routinisation d'un emploi ou d'une srie cohrente d'emplois en discours. C'est donc un phnomne secondaire par rapport au fonds lexical d'une langue donne, dont elle utilise les donnes, mais auquel elle reste toujours trangre. - (iv) Fondamentalement, c'est bien le mme mcanisme qui est l'origine des mtaphores vives et des catachrses mtaphoriques, ce qui a des consquences trs importantes sur la lecture de la prdication dans les noncs mtaphoriques et sur la conception et la prsentation de certaines donnes dictionnairiques. - (v) Le discours gnral et les discours spcialiss sont concerns au mme degr par les mcanismes de la mtaphore, et ils sont galement susceptibles de nous renseigner sur les modes de construction du sens qui sous-tendent l'interdiscours (jusqu'aux clichs et strotypes) ou qui expliquent certaines volutions du sens lexical . Le Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 se divise en deux parties (la premire plus thorique et la seconde plus applique) qui se nourrissent mutuellement, s'illustrent et se compltent. Dans les exposs thoriques, l'ancrage cognitif et textuel est considr comme le fondement essentiel du processus mtaphorique qui reprsente un compromis entre les audaces de la mtacatgorisation allotopique et l'efficacit de la communication, selon des repres placs dans le texte ou prsent dans l'interdiscours d'une communaut culturelle donne. Colette Corts insiste sur cette dualit du processus mtaphorique " entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours ", l'interdiscours mobilis dans la construction et l'interprtation du processus mtaphorique reposant sur le savoir encyclopdique et linguistique des locuteurs. Le travail de Colette Corts donne des pistes pour une tude linguistique de la mtaphore tous les niveaux de la construction langagire (nonc, texte, clichs et strotypes), mettant au centre de l'tude une schme mtaphorique de la forme : Ceci n'est pas un relev de notes, c'est un gruyre, dont les caractristiques formelles et

smantiques (absence de liens parataxiques, absence de certains jugements autonymiques) permettent de redfinir la mtacatgorisation allotopique comme la conjonction d'une opration de dcatgorisation puis d'une opration de recatgorisation. L'analyse en contexte d'un grand nombre d'exemples permet d'envisager diffrentes directions que devrait prendre la mtaphorologie linguistique. Daniel Oskui plaide trs clairement pour une recontextualistation de la mtaphore, condamnant sans appel toute tude du phnomne sur des exemples isols ; il montre qu'un tel rsultat est non seulement conforme aux travaux rcents les plus prometteurs sur la mtaphore mais qu'il s'inscrit dans la ligne des travaux d'Aristote, pour peu que l'on en fasse une lecture approfondie, dont il nous fournit les cls. Cette thse contextualiste est passe au crible de la philosophie et de la smantique et pragmatique linguistiques et Daniel Oskui construit sous les yeux de son lecteur le cadre thorique indispensable l'tude de la " textualit " de la mtaphore. Ces rsultats ne sont pas en contradiction avec l'article de Patricia Schulz qui considre, juste titre, que le sens construit mtaphoriquement ne saurait s'inscrire dans le rseau des relations rciproques qui opposent une unit de langue aux autres units du systme dans le modle de Ferdinand de Saussure. Le processus mtaphorique ne perd jamais sa nature fondamentalement discursive et cognitive provenant de la projection d'une Gestalt d'un domaine source sur un domaine cible, les domaines source et cible tant ncessairement allotopes. C'est pourquoi il convient de reconsidrer ce que l'on appelle traditionnellement " l'opposition entre sens propre et sens figur ". Il ne s'agit pas d'opposition au sens saussurien du terme, mais d'un dcalage entre le substrat lexical qui s'ancre bien, lui, dans des oppositions saussuriennes en synchronie et les oprations de mtacatgorisation qui utilisent le substrat lexical pour crer des modes de pense et de catgorisation orignaux, dont le contenu reste, mme en cas de figement, irrductible au fonctionnement du substrat lexical de base et qui passent ncessairement par le discours et l'interdiscours. Jean-Franois Sablayrolles est donc fond analyser de prs l'emploi que les lexicologues et lexicographes font de la notion de sens (propre ou figur) et rappeler que la construction de la signification s'ancre dans l'interrelation entre les utilisateurs de la langue, qui intgrent ncessairement leur apprhension du monde et de leur ralit sociale leur pratique discursive. Les quatre articles thoriques dont nous venons de rappeler quelques tendances sont suivis de cinq communications qui relvent de la mtaphorologie applique au discours gnral et aux discours spcialiss. Les articles de Hyunjoo Lee et Soumaya Ladhari portent sur l'analyse du processus de dnomination en langue spcialise pour l'une et en langue

gnrale pour l'autre. Dans son travail sur la terminologie de la photographie, Hyunjoo Lee montre que non seulement certains concepts de base sont structurs mtaphoriquement, mais aussi qu'il existe entre ces concepts des relations qui sont apprhendes mtaphoriquement et qui peuvent structurer tout un pan du vocabulaire d'un domaine selon une structure mtaphorique cohrente de la conceptualisation. Le travail de Hyunjoo Lee montre aussi que la structuration mtaphorique du vocabulaire a des consquences non seulement sur la crations de termes nominaux, mais aussi sur le fonctionnement syntaxique des collocataires et notamment qu'elle peut modifier la valence structurale et smantique des verbes. Soumaya Ladhari s'intresse l'tude d'une projection mtaphorique trs rpandue en franais gnral qui part du domaine source de la (mise en) lumire pour caractriser le domaine cible de l'intellection. Elle reconstitue patiemment tout une srie de mtaphores (primaires ou secondaires), ainsi que leurs interrelations, confirmant ainsi que le cheminement mtaphorique se laisse reconstruire, mme lorsqu'il semble trs largement lexicalis. Les deux articles suivants, d'Elisabeth Raehm et d'Anthony Saber, portent sur l'tude de discours politique et socioprofessionnel et montrent comment l'appartenance un groupe est marqu par le partage de rseaux mtaphoriques communs. Elisabeth Raehm analyse une reprsentation mtaphorique de la GrandeBretagne et de Gibraltar dans le discours parlementaire britannique (19972002) : celle de relation entre la mre et l'enfant. Elle montre que, dans son analyse des dbats parlementaires, qui sinscrit dans la ligne des tudes cognitivistes inspires par George Lakoff, "se dessine tout un rseau mtaphorique autour de la relation maternelle trs forte qui unit la GrandeBretagne et Gibraltar et que, " inversement, lEspagne apparat comme un danger pour lenfant, pre abusif ou tranger menaant ". Elle fait ainsi non seulement ressortir les rapports ambigus des tats avec l'histoire du colonialisme, mais aussi la part de contenu inconscient qui peut tre vhicul par le discours mtaphorique. Dans " Mtaphore et culture professionnelle chez les militaires amricains ", Anthony Saber, montre le rle de ciment social que jouent de nombreux rseaux mtaphoriques utiliss dans l'exercice d'une profession haut risque. Enfin, dans un travail trilingue (franais, anglais, allemand), John Humbley aborde le problme de la traduction des rseaux mtaphoriques propos des virus informatiques. Dans ce cas prcis, l'ensemble du domaine est structur de faon identique dans chacune des trois langues, paralllement au processus d'infection en mdecine. Cela constitue une aide considrable la traduction puisque le locuteur peut puiser sa traduction directement dans le

domaine mdical de sa propre langue. Sur le plan terminologique, le processus mtaphorique constitue ici le moteur de la cration lexicale dans chacune des trois langues tudies, fournissant la fois des termes appropris (virus), des collocations (le virus contamine un ordinateur), mais aussi des strotypes, des "prts penser" le fonctionnement du virus informatique (qui, aprs un temps d'incubation, mute, se reproduit, provoque une pidmie, voire une pandmie...). Cet ouvrage tmoigne de la puissance du processus mtaphorique tous les niveaux de la construction langagire, tant sur le plan thorique que sur celui de ses applications. Il est donc considrer plutt comme une ouverture programmatique que comme un aboutissement.

Colette Corts Directeur scientifique du C.I.E.L. (E.A. 1984) Centre Interlangue d'tudes en Lexicologie 25 Dcembre 2004

RSUMS DES ARTICLES CONTENUS DANS CE VOLUMEColette Corts

Le cheminement pluriel de la mtaphore, mtacatgorisation allotopique et interdiscours

entre

Que peut faire le linguiste devant un phnomne comme la mtaphore, qui n'a pas de marquages linguistiques spcifiques? En effet, dans l'nonc, la mtaphore utilise la construction prdicative ou la forme de l'apposition et elle s'inscrit dans une isotopie textuelle sans se diffrencier formellement d'une expression non mtaphorique ; elle intervient dans la cration lexicale sans ajouter de suffixe ou de prfixe et pourtant on parle de cration, mme si l'on prcise : crationsmantique. Comment rendre compte de cette intuition du locuteur qu'il y a cration sans changement reprable formellement? L'article explore tout d'abord le mode de catgorisation spcifique de la mtaphore et montre qu'il convient de poser comme structure sous-jacente un schme mtaphorique, form d'une prdication ngative qui correspond une opration de dcatgorisation et d'une prdication positive qui correspond une opration de recatgorisation (selon l'exemple : Ceci n'est pas un relev de notes, c'est un gruyre.). Entre les deux prdications, l'absence de marquage coordinatif ou concessif est prcisment un marquage spcifique. Mais cela constitue bien peu d'indices pour assurer l'interprtation d'une structure aussi complexe. Le locuteur invit interprter une mtaphore a recours tout son savoir sur le monde et sur le langage, qui comprend aussi l'apport du contexte et les traces des multiples discours ambiants, savoir que nous rsumons dans le terme d'interdiscours. Le travail du linguiste consiste ds lors retracer le cheminement pluriel de la mtaphore, entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours. On trouve des traces de ce cheminement au niveau de la construction de l'nonc et notamment de la prdication allotopique ; la marque la plus visible est une certaine incongruence lexicale issue du rapprochement inattendu de deux domaines allotopiques. Au niveau du texte, la mtaphore file tisse sa propre isotopie, qui ressort par contraste avec l'isotopie principale du texte, ces deux

Cahier du CIEL 2000-2003isotopies relevant ncessairement de deux domaines allotopiques. La mtaphore est galement cratrice de clichs, de "prts penser de l'esprit", spcifiques d'une communaut culturelle, la rptition de ces moules penser dans lesquels se coulent des strotypes crateurs d'idologie refaonnant constamment l'interdiscours ambiant, selon des rgles que le travail du linguiste peut contribuer dcouvrir. Enfin, il est trs intressant pour le linguiste d'tudier comment le processus mtaphorique se lexicalise, se fige, et surtout comment, dans un contexte appropri, le dfigement intervient, permettant la remotivation de l'expression et la reconstitution du processus mtaphorique sous-jacent. Le cheminement de la mtaphore s'analyse comme un jeu de contrastes subtil et un ajustement permanent entre les audaces de la mtacatgorisation allotopique et les balises fournies par l'interdiscours ambiant.

Daniel Oskui

Le texte comme milieu naturel de la mtaphore ou pourquoi un lion n'est pas toujours courageux.Dans la mesure o la mtaphore, du moins la mtaphore vive , figure parmi les phnomnes linguistiques les plus cratifs, toute tentative de dcrire smantiquement sa crativit se retrouve aux limites de la thorie linguistique. Car comment dterminer la structure smantique de ce qui apparat comme la dformation d'un signifi structural ? N'est-ce pas une entreprise contradictoire que de vouloir fixer les rgles de la crativit du sens ? Le phnomnologue Maurice Merleau-Ponty (1969) a nomm le caractre de la pratique langagire qui rsiste la thorie linguistique paradoxe de lexpression . Pour nous, il sagit de montrer que le paradoxe de la mtaphore se rsout dans le texte o elle apparat. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la conception dAristote pour mettre en avant, contre laspect prdicatif (lepiphora), laspect textuel de la mtaphore (laret de la lexis) : aux yeux dAristote, lnigme mtaphorique na de vertu , nest significative et instructive que si elle sera resitue dans son texte attest (pome dramatique, discours oratoire) et dans sa situation discursive originale. Dans un deuxime temps, nous analyserons quatre conceptions de la mtaphore, dont deux de type smantique et deux de type pragmatique. Cette analyse sappuiera sur la distinction prcise par Prandi (1992) entre le niveau structural de la signification (o sarticule le contenu contradictoire de la mtaphore) et le niveau discursif du sens (o la contradiction mtaphorique acquiert une valeur significative). Il savre alors que ces conceptions rduisent la textualit de la mtaphore de deux faons complmentaires : soit selon

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RSUMS limmanentisme smantique, qui projette sur le plan structural ce qui relve du plan discursif, rduisant le sens la signification (la smantique gnrative, la nouvelle rhtorique du Groupe , Le Guern 1973) ; soit selon le contextualisme pragmatique, qui formule des rgles pragmatiques de linterprtation, escamotant ainsi la signification linguistique de la mtaphore et traitant son interprtation comme un pur calcul infrentiel indpendant du contexte textuel. (Black 1954, Searle 1979, Rcanati 2004). On ne stonne alors gure que la pragmatique radicale de Davidson (1978) ne reconnat ni lexistence de la signification mtaphorique (sur le plan structural), ni la possibilit de prdire leffet de sens de la mtaphore (sur le plan discursif). Dans un troisime temps, nous partons du constat quun prsuppos fondateur est partag par les deux types dapproches rductrices (immanentistes ou contextualistes), savoir lhypothse selon laquelle on peut localiser le processus mtaphorique dans des units linguistiques isoles : dans le mot ou dans lnonc-phrase. Nous constaterons quil ne suffit pas de se situer au niveau de la phrase pour rsoudre les difficults souleves par le modle de la substitution et du double sens : Searle ne substitue certes plus les mots, mais il continue substituer les propositions. Dans cette situation, il nous semble souhaitable de retrouver lobjet empirique et intgral de la thorie du sens, littral ou figur. Cest le texte et son entour, que nous avons entrevu chez Aristote tudiant laret de la lexis. Considrer le mot comme unit premire, pour ensuite composer la phrase et, ventuellement, le texte, cest conduire aux apories de limmanentisme et du contextualisme. Au lieu dadopter la logique de la compositionnalit suivant Frege, il convient donc de concevoir demble le texte comme objet fondamental. Avec Rastier (1999, III.5), nous plaidons pour une refondation hermneutique de la smantique : cest le global (le texte) qui dtermine le local (le mot ou la phrase). Cest linteraction des signes au sein dun texte qui, dune part, dtermine la valeur significative de ses composants lexicaux, phrastiques, etc. et qui, dautre part, cre le rapport aux ples extrinsques du texte : lunivers de discours, la situation pratique et aux interlocuteurs. Bref, cest le sens textuel qui dtermine la signification des units linguistique et leur rfrence au monde. Pour la question de la crativit mtaphorique, il en rsulte deux choses : (i) beaucoup dexemples donns par les thoriciens de la mtaphore savrent artificiels car non attests dans un texte ; leur interprtation est par consquent soit impossible soit banale (impliquant un contexte habituel pauvre). (ii) En partant dun exemple attest, on constate que le sens de la mtaphore nat des smes affrents, grce la poly-isotopie labore textuellement. Limaginaire ouvert par la mtaphore crative dpend ds lors moins de limagination des interlocuteurs que de son laboration textuelle.

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Cahier du CIEL 2000-2003Patricia Schulz

Saussure et le sens figurL'article remet en cause la pertinence du concept de mtaphore pour la description smantique par le biais d'une analyse de certaines rflexions du linguiste suisse Ferdinand de Saussure. Tout d'abord, d'un point de vue mthodologique, la mtaphore repose sur le choix de critres non scientifiques et alatoires. De plus, le rapport de substitution qu'elle instaure ncessairement amne un rang de prminence entre expressions que Saussure refuse. Mais l'argument principal du suisse contre le sens figur concerne l'ide d'un "sens positif" des mots : En effet, la mtaphore se construit fondamentalement sur l'hypothse d'une valeur absolue des termes, qui se fonde sur un rapport ncessaire entre les mots et les objets du monde. Une telle hypothse ne saurait tre maintenue qu' l'encontre des principes saussuriens d'une langue autonome et systmatiquement organise.

Jean-Franois Sablayrolles

Mtaphore et volution du sens des lexiesAlors que la mtaphore est la mode (elle a le vent en poupe) et quelle est souvent prsente comme un des principaux moteurs des volutions smantiques dans le lexique, je voudrais relativiser son poids dans le domaine. On a en effet trop tendance oublier dautres mcanismes de nologie smantique, en particulier lextension et la restriction de sens, rendues possibles par ce que Meillet a appel la discontinuit de la transmission du sens . Par ailleurs une enqute sur le sentiment nologique a rvl que cest l le lieu dune des plus grandes discordances danalyse : certains attribuent linnovation la mtaphore l o dautres reconnaissent une innovation dans la combinatoire syntaxique. La place accorde la mtaphore dans lvolution des sens dpend en fait de conceptions sous-jacentes sur le fonctionnement de la langue et donc sur la manire de dcrire les faits de langue observables dans lutilisation quotidienne de celle-ci, et, en particulier, de ses units lexicales. On peut, en simplifiant, opposer deux types de conception.

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RSUMS

Hyunjoo LEE

La mtaphore dans le processus de dnomination dans le domaine de la photographieLe travail a pour but de dmontrer que la dnomination terminologique n'est pas toujours une consquence mais un acte procdural, qui, non seulement, voque un concept spcifique mais aussi, reflte la conceptualisation autour de ce concept. L'existence de la mtaphore, plus exactement, du processus mtaphorique en terminologie corrobore cette ide de l'interrelation entre unit conceptuelle et unit terminologique. La mtaphorisation et l'acte de dnomination en terminologie possdent en commun deux prsupposs, qui sont : i) la base de donnes lexicales dj prsente dans nos esprits et, ii) la part de cognition dans le processus de lexicalisation, voire de terminologisation. Nous concevons la mtaphore en tant que modle cognitif mis au jour par G. Lakoff & M. Johnson, en admettant que ce jeu de la mtaphore ne reste pas limit la vie quotidienne. Le systme conceptuel mtaphoriquement structur s'imprgne et se renouvelle aussi bien dans les expressions de la langue gnrale que dans celles de la langue spcialise. Nous verrons ici, travers le corpus du domaine de la photographie, que non seulement il y a des concepts-bases qui sont structurs mtaphoriquement, mais aussi qu'il y a des relations entre ces concepts qui sont apprhendes mtaphoriquement. De plus, les diffrentes faons dont le sujet-nonciateur (le photographe ou le critique de photographie) conceptualise ces concepts se prsentent avec une certaine cohrence structurale mtaphorique. Le processus tant en question, il est indispensable d'introduire dans notre corpus les phrasologismes que nous appellerons les "units terminologiques phrasologiques (UTP)", celles-ci, s'opposant aux "units terminologiques simples (UTS)". Une analyse syntaxique effectue sur les UTP montrera aussi que le processus dnominatoire se rvle tre le support de la conceptualisation mtaphorique.

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Cahier du CIEL 2000-2003Soumaya LADHARI

La mtaphore de la mise en lumire dans le langage courant : Et si on tirait a au clair ?L'article sinterroge sur la faon dont le domaine de la lumire est exploit mtaphoriquement pour structurer le domaine de lintellection et notamment de la facilit ou la difficult de comprhension. Ltude part la fois de vocables dont le sens premier appartient aux champs lexicaux de la lumire et de lobscurit (lumire, ombre, clart, etc.,) ainsi que de vocables dont lorigine tymologique rvle un lien avec ces mmes domaines (lucidit, perspicacit, etc.). On se propose ici de mettre en vidence le cheminement mtaphorique qui sous-tend lvolution smantique de ces diffrents termes. Alors que nous nous attendions voir surgir une mtaphore du type , nous avons fini par dcouvrir toute une panoplie de projections mtaphoriques et mtonymiques qui esquissent la structure composite des diffrentes relations entre les domaines Source(s) et Cible(s). Ces projections mtaphoriques font aussi appel des mtaphores primaires, telle que la mtaphore spatiale, et constituent une illustration de plus dautres mtaphores dj tablies dans la littrature, telle que .

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RSUMS

Elisabeth RAEHM

Analyse mtaphorique du discours parlementaire britannique sur Gibraltar : personnification, infantilisation et colonialismeLa situation de Gibraltar est extrmement originale au regard de celle des autres possessions britanniques : dune part, Gibraltar reste la dernire colonie dun pays europen sur le sol europen. Dautre part, la situation ne met pas comme c'est le cas traditionnellement deux pays aux prises (un pays colonisateur et un pays colonis), mais trois partenaires, ou plutt deux pays (la Grande-Bretagne et lEspagne) et un peuple (les habitants de Gibraltar), do le caractre relativement inextricable de la situation. Il faut enfin remarquer que les Gibraltariens ont dvelopp un trs fort sentiment national, voire nationaliste, que lon pourrait nommer hyper-britannicit , paralllement une opposition viscrale lEspagne. Une question fondamentale se pose : comment se fait-il que le problme de Gibraltar reste un problme colonial non rsolu, voire, comme la affirm lancien premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un anachronisme historique ? Notre hypothse est la suivante : laspect colonial est ni par la majorit des hommes politiques britanniques, en particulier depuis la reprise des ngociations entre Londres et Madrid et le risque grandissant de rtrocession du Rocher. La question de Gibraltar est loccasion de prsenter la Grande-Bretagne non comme une puissance colonisatrice et imprialiste, mais comme un pays soucieux de faire respecter le droit des peuples disposer deux-mmes et de dfendre les populations colonises. Lanalyse de ces dbats parlementaires sinscrit dans la ligne des tudes cognitivistes inspires par George Lakoff. Au-del de la personnification des tats ( ), caractristique du discours politique, se dessine tout un rseau mtaphorique autour de la relation maternelle trs forte qui unit la Grande-Bretagne et Gibraltar. Inversement, lEspagne apparat comme un danger pour lenfant, pre abusif ou tranger menaant. Pourtant ce rseau mtaphorique nest pas rellement nouveau ; sil cherche masquer la nature coloniale de Gibraltar, il nest que le digne hritier du colonialisme, entendu comme la justification [a posteriori] du fait colonial .

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Cahier du CIEL 2000-2003Antony Saber

Mtaphore et culture professionnelle chez les militaires amricainsComme d'autres discours spcialiss, le discours militaire amricain, dans ses diffrentes manifestations (crits doctrinaux, terminologie tactique, jargons propres une arme ou une unit, brevity codes mobiliss pour les changes radiotlphoniques sur le champ de bataille), est parcouru de nombreux rseaux mtaphoriques, dont nous dcrirons certains exemples. Cependant, aux fonctions traditionnelles de la mtaphore (comblement d'un vide lexical, concision, pouvoir heuristique ou ornemental) s'ajoute ici un rle "groupal". Ce trope semble en effet constituer le champ de projection privilgi d'une culture professionnelle composite, au coeur de laquelle se dploie l'thos militaire amricain. Nous nous interrogerons sur la faon dont la saisie mtaphorique de la ralit cimente l'identit et la cohsion des milieux militaires amricains par la projection d'un imaginaire partag.

John Humbley

Metaphor and secondary term formationMtaphore et cration terminologique secondaire La cration terminologique secondaire est la transposition dans une autre langue dune dnomination terminologique qui existe dj dans une langue donne. Dans le prsent article le rle de la mtaphore est examin en tant qulment qui facilite ce processus. Il savre que les mtaphores qui constituent un scnario explicatif ( mapping ) se prtent particulirement bien ce genre de transposition, contrairement aux mtaphores isoles qui puisent dans le fonds culturel des communauts linguistiques concernes. A partir dun corpus de textes en anglais, en franais et en allemand sur lhistoire des virus informatiques, on constate sans difficult que les mme mtaphores sont dveloppes, quoique sous des formes diffrentes, dans les trois langues.

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LE CHEMINEMENT PLURIEL DE LA MTAPHORE, ENTRE MTACATGORISATION ALLOTOPIQUE ET INTERDISCOURSColette CORTS C.I.E.L. Universit Paris 7

La mtaphore traverse tous les niveaux de la construction langagire, ce qui voue l'chec toute tentative d'une dfinition simple et monolithique du phnomne. Entre code linguistique, culture et connaissances encyclopdiques partags, la mtaphore vive est un lieu de crativit de modes de pense autant que de leur expression, en fonction des besoins de la communication. Il ne faut jamais oublier ces deux pans de l'activit langagire, ces deux soucis du locuteur : trouver le mode d'expression le plus percutant et se fairecomprendre le mieux possible de son interlocuteur. Utiliser une mtaphore vive, c'est communiquer son interlocuteur la ncessit, pour la qualit de l'expression, de recourir un mode dcal, non conventionnel, non compositionnel de construction du sens, et, paralllement, de mettre en place les balises dont l'interlocuteur a besoin pour accder l'intention de communication. Cet article sera consacr la recherche de ces balises, qui se situent dans les choix lexicaux et syntaxiques, la structuration de l'nonc et la dynamique du texte en construction, mais aussi l'ensemble des connaissances qu'est cens possder l'interlocuteur (auquel s'adresse le texte) sur les domaines source et cible mis en oeuvre par la construction mtaphorique. La construction mtaphorique n'est pas seulement une forme originale de mise en discours mobilisant des domaines htrognes ; elle mobilise aussi d'autres discours propos de ces domaines, un "interdiscours", introduisant dans le discours du locuteur une plurivocit, une forme d'allognie discursive dont nous verrons de nombreux

Cahier du CIEL 2000-2003exemples. Le discours mtaphorique, enrichi de tous les recours ncessaires aux interdiscours plus ou moins partags, propose des modes de dnomination et de catgorisation qui ne se confondent jamais avec ceux qui caractrisent le fonds lexical d'une langue. Nous tudierons la nature de ces diffrences de catgorisation qui, loin de nous ramener l'opposition traditionnelle entre sens propre et sens figur, met en vidence un processus complexe de "mtacatgorisation" qui se fonde sur le rapprochement de deux domaines htrognes ("allotopes") selon un principe d'analogie, lu par les cognitivistes comme la projection d'une "Gestalt" commune. Le phnomne mtaphorique a t un objet d'tude privilgi de la rhtorique et des tudes littraires, et les sciences cognitives contribuent de faon dcisive nous le faire comprendre. Mais quel peut tre l'apport du linguiste, dont l'objectif doit tre avant tout de combler un dficit de description des moyens langagiers mobiliss dans le cadre du processus mtaphorique? Cet article essaiera prcisment de mesurer l'apport de la description des phnomnes linguistiques tangibles dans les oprations de construction de la mtaphore et proposera des pistes de recherche tenant compte de toute la complexit du phnomne. Dans cet article, nous montrerons tout d'abord que les deux supports essentiels de la construction du sens mtaphorique sont, d'une part, la mise en oeuvre d'une procdure de recomposition du sens qui relve de la comptence cognitive du locuteur percevoir des rapprochements possibles au-del des frontires de domaines, et, d'autre part, un recours constant l'interdiscours. Nous nous appuierons sur l'observation de ce cheminement pluriel de la mtaphore dans la presse la plus quotidienne, pour laborer un programme de recherches linguistiques raliste et non rducteur. Le travail prsent ici abordera la question de la mtacatgorisation qui est au coeur du processus mtaphorique (chapitre 1), puis du rapport entre processus mtaphorique et interdiscours (chapitre 2), et on se demandera enfin quel peut tre l'apport de la recherche linguistique l'analyse du cheminement pluriel de la mtaphore travers l'ensemble des strates de la construction langagire (chapitre 3).

1. M TACATGORISATION ALLOTOPIQUENous allons montrer que l'opration de catgorisation est au centre du processus mtaphorique. Jusqu' prsent, cette observation a surtout t exploite dans une optique cognitiviste. Nous rappelons ici l'importance de cette prise de position dans la perspective praxmatique adopte par Catherine Dtrie (2001) tout d'abord, puis dans la description du "mcanisme cognitif" sous-jacent la mtaphore conu par George Lakoff, avant d'en proposer une analyse linguistique en termes de (mta)prdication.

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours Pour Catherine Dtrie (2001), "la mtaphore inscrite dans un discours conclut une opration catgorisatrice, vhiculant un point de vue sur le monde, point de vue en tension avec les catgorisations plus conventionnelles, et donc avec la parole d'autrui" (Dtrie (2001, 250)). Elle justifie ainsi l'existence de ce processus de catgorisation particulier : "Il s'agit, avant tout, de faire partager autrui sa propre comprhension des vnements du monde. La mtaphore rsulte alors d'un travail de catgorisation, accompli pour autrui, effectu partir d'un "sentir", d'une "communication vitale avec le monde". C'est cette dernire qui confre " l'objet peru et au sujet percevant (...) leur paisseur". Le "sentir" est donc "le tissu intentionnel que l'effort de connaissance cherchera dcomposer" (Merleau Ponty 1996, 64-65) : cette exprience sensorielle est la base de ce qu'on a appel un rapport praxique". (Dtrie (2001, 251)) Cette approche cognitive de la mtaphore s'appuie sur les travaux de George Lakoff, qui dfinit ainsi ce qu'il appelle la "mtaphorisation conceptuelle" : "C'est un mcanisme cognitif qui a rapport aux concepts et non pas seulement aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La mtaphorisation conceptuelle opre une projection entre domaines conceptuels. Elle conserve la structure infrentielle du raisonnement jusqu' ce que j'appelle la rcriture par le domaine cible (exemple : donner une ide qui ne suppose pas que l'on ait perdu cette ide)". Lakoff (1997, 165) Rappelons "les quatre grandes caractristiques de la mtaphorisation" (Lakoff, 1997, 167) : - Premirement, la mtaphore n'est pas seulement conceptuelle, elle est incarne, elle a rapport nos expriences incarnes. Elle a rapport l'habitus et les universaux mtaphoriques ont rapport aux universaux de l'Habitus. - Deuximement, les mtaphores se produisent parce que nos cerveaux sont structurs d'une certaine manire : certaines parties du cerveau sont plus proches des nos expriences sensibles et d'autres parties se servent de ces parties comme input. - Ensuite le contenu particulier des mtaphores est li la constitution de corrlations dans notre exprience quotidienne. Elles ne sont pas arbitraires, parce qu'elles ont rapport l'exprience quotidienne la plus communment rpandue. - Quatrimement, la mtaphore conserve le raisonnement et l'infrence : elle n'a pas seulement affaire au langage mais au raisonnement." Pour rendre compte de la complexit du processus mtaphorique, il faut prendre en considration, au del de la capacit catgorisatrice du cerveau, toute la complexit de la construction du sens dans l'interlocution comme fait social et dans la relation du sujet parlant au monde qui l'entoure ("La praxis linguistique relve de l'interaction constante entre langue et parole d'une part, 21

Cahier du CIEL 2000-2003de l'interaction verbale d'autre part (dialogisme interdiscursif et interpersonnel)", Dtrie 2001, 159). Ainsi se trouve mis au centre du dispositif mtaphorique "le rle du sujet parlant et du cadre nonciatif dans l'acte de rfrenciation, et son corollaire, l'acte de nomination mtaphorique." (C Dtrie 2001, 159) Il tait indispensable de rappeler ici ces observations sur la catgorisation mtaphorique, incarne dans l'exprience humaine et l'interlocution, qui dpassent le cadre de l'tude linguistique, car ces considrations cognitives ont fait faire des progrs considrables l'tude de la mtaphore, mais elles laissent nanmoins une large place au travail du linguiste. Ce dernier se doit d'analyser toutes les traces du phnomne mtaphorique, qui ne saurait se rduire une interprtation compositionnelle du sens et qui cre les conditions d'un processus complmentaire d'interprtation prenant en compte toute la complexit de l'exprience humaine et de l'interlocution dans la situation hic et nunc. L'objectif de la premire partie de cet article est d'laborer un programme de recherche des indices linguistiques vhiculant la catgorisation mtaphorique, ainsi que des schmas infrentiels qu'elle implique. L'tude de la prdication mtaphorique, qui s'est rvle de plus en plus centrale au fur et mesure de l'avancement du travail de recherche pralable, servira de fil conducteur cette prsentation.

1.1. Construction des oprations prdication allotopique

de

(mta)-

L'ouvrage de Marc Bonhomme (1987) : "Linguistique de la mtonymie", montre que la mtonymie et la mtaphore reposent sur une transgression des frontires isotopiques, la mtaphore mettant en jeu deux domaines parfaitement htrognes (relation "d'allotopie"), et la mtonymie restant dans les limites d'une "cotopie". M. Bonhomme dfinit les concepts de cotopie et d'allotopie en distinguant trois types de prdications qu'il appelle un peu abusivement "dnotations" : "la dnotation ponctuelle, la dnotation linaire et la dnotation synthtique". Il dfinit la "dnotation tropique ou synthtique" de la faon suivante :La dnotation synthtique consiste en l'application un objet d'un ple rfrentiel qui lui est tranger. Alors que la dnotation ponctuelle fonctionnait sous le statut de l'galit (=) et la dnotation linaire sous celui de l'inclusion (), la dnotation synthtique provient d'une relation de contradiction ()entre le rfrent et la polarit dnotative qui le vise. Avec la dnotation synthtique commence le vaste univers des tropes qui se dfinissent comme des anomalies dnotatives dues des amalgames entre notions htrognes. Mais l'analyse attentive des occurrences nous rvle dj deux grands types de dnotations synthtiques ou tropiques : les unes se dveloppent dans un mme ensemble rfrentiel, les autres gnrent des

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscoursjonctions entre les domaines rfrentiels les plus htroclites. Lorsqu'on (...) identifie la pape "Rome" (a), on se contente d'oprer des transferts rfrentiels l'intrieur du champ dnotatif de celui-ci, (...) qui habite Rome. Par contre, quand on voit dans le pape un "moufti" (b), un "lion" (c) ou un "phare" (d), les polarits sollicites n'appartiennent pas du tout au mme domaine thmatique, ce qui rend ces assimilations d'autant plus saisissantes. Avec les transferts rfrentiels internes au champ dnotatif, on entre dans le cadre de la mtonymie. Quant aux jonctions entre champs, elles engendrent la structure de la mtaphore. (a) Le pape est Rome (b) Le pape est un moufti (c) Le pape est un lion (d) Le pape est un phare. Bonhomme (1987, 38-39).

Prcisons tout de suite que, si nous retenons les notions d'allotopie et de cotopie qui ont un pouvoir explicatif trs fort pour rendre compte du processus mtaphorique et mtonymique, nous prenons nos distances par rapport la notion de dnotation : nous considrons en effet que le processus mtaphorique repose avant tout sur un phnomne discursif qui tablit entre "plan de l'expression et plan du contenu" (Hjelmslev) une relation de "solidarit, de prsupposition rciproque" (Hbert (2001, 68)) inscrite dans la construction du discours. C'est pourquoi nous ne parlerons plus dsormais de "dnotation allotopique", mais, en revanche, nous ferons de l'tude de la prdication allotopique l'un des axes essentiels de ce travail. Prcisons galement notre position par rapport la "puissance infinie de la mtaphore" postule par Marc Bonhomme : La mtaphore [se fonde] sur la rupture cotopique - ou sur la jonction allotopique- source de fortes incompatibilits dans le ple tropique. (...) (Elle) se manifeste comme un trope transitif reliant une quantit de cotopies grce son oprateur que l'on peut qualifier d'oprateur ESSE et qui tablit les quivalences les plus inattendues entre les cotopies les plus diverses. Quand la puissance de la mtonymie est freine par le cadre cotopique, celle de la mtaphore est infinie, du fait que les circuits allotopiques sont inpuisables. Bonhomme (1987, 50).1 Pour notre part, nous considrons que la mtaphore, qui prsuppose les limites des champs de l'isotopie et de la cotopie pour les transgresser et pour relier entre eux deux domaines htrognes, a bien potentiellement une "puissance infinie", comme l'crit Bonhomme 1987, mais il convient de distinguer ici comptence et performance : si la mtaphore ouvre bien potentiellement (en comptence) le champ illimit des ruptures allotopiques, son emploi (en performance) respecte un corps de rgles cognitives et1 On pourrait reprendre l'analyse de Marc Bonhomme en termes de "frame" ou "scnario", les relations mtonymiques restant dans le cadre d'un "scnario", alors que la mtaphore transgresse la frontires de ce cadre (cf. galement Croft, 1993)

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Cahier du CIEL 2000-2003culturelles, pas toujours utilises de manire consciente, mais indispensables pour que l'interprtation reste dans des limites prvisibles, en phase avec l'intention communicative du locuteur. Nous dvelopperons ce point au chapitre 2, consacr la notion d'interdiscours. Pour l'instant, nous allons approfondir l'tude de la prdication allotopique, que nous analyserons comme la trace linguistique d'un processus de catgorisation complexe. Nous consacrerons le sous-chapitre suivant (1.2.) l'tude de la prdication allotopique, que nous dfinissons comme la principale expression linguistique de l'application au domaine B d'une Gestalt spcifique du domaine A, les deux domaines A (domaine source) et B (domaine cible) tant htrognes l'un l'autre, interprts par les locuteurs comme distincts, sans relation de contigut.

1.2. tude des marquages linguistiques de la mtaprdication allotopique.Les tudes empiriques sur la mtaphore en langue gnrale et en langues spcialises confirment l'intuition de Dumarsais, selon lequel "il se fait plus de figures en un seul jour de march la halle qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assembles acadmiques". Dans les circonstances de notre vie d'enseignants, un jury d'examen peut tre le lieu d'actualisation d'une mtaphore comme la phrase atteste (1). Cet exemple nous en dit long sur la structure sous-jacente la mtaphore, tant donn qu'il est possible de paraphraser toute prdication mtaphorique selon le modle de l'nonc (1). Intressante pour son caractre explicite, la structure de cet nonc s'est rvle fondamentale pour notre analyse de la prdication mtaphorique, et elle servira de point de dpart la procdure heuristique qui va structurer tout l'article.(1) En jury de diplme, un collgue regarde les notes d'un tudiant au parcours fragmentaire et s'exclame : "Ceci n'est pas un relev de notes, c'est un gruyre." (29 / 09 / 2003)

Malgr sa banalit, cet exemple est extrmement complexe. Avec : "Ce n'est pas un relev de notes", le locuteur cre tout d'abord un cadre qui consiste nier l'vidence : tous les participants au jury (= les interlocuteurs) savent que ce dont ils ont dbattre est bien un relev de notes, mais ils reoivent la ngation comme le signal d'une demande de connivence et la mise en place d'un processus d'interprtation particulier. Les sourires entendus ou mme les "oui, tu as raison" qui rpondirent cette double assertion montrent que l'objectif du locuteur a t atteint : crer un sentiment bienfaisant d'appartenance un groupe et, par consquent, dtendre l'atmosphre. Le second nonc contient un jugement prdicatif positif : "c'est un gruyre", qui ne peut s'interprter qu'en fonction de conventions culturelles bien tablies pour une communaut linguistique donne. Le fromage appel gruyre,

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours fabriqu en France, notamment en Franche-Comt et en Savoie, est, comme l'emmenthal, un fromage trous (alors que le Gruyre suisse n'a pas de trous). Pour un auditoire franais, le mot dsignant le gruyre, prototype du fromage trous, est couramment utilis dans un domaine abstrait, o il devient l'image prototypique d'une ralit lacunaire (cf. 2.2.). Cet exemple montre que le processus mtaphorique s'appuie sur un interdiscours propre une communaut linguistique qui vhicule ou sert de substrat des images prototypiques spcifiques (thse qui sera dveloppe au chapitre 2), et ces images prototypiques peuvent s'imposer dans un nonc prdicatif qui propose une forme de catgorisation alternative. Dans cette premire partie du travail, nous utiliserons cet exemple comme un rvlateur sur le plan de l'analyse de l'nonc prdicatif mtaphorique. En effet, l'nonc contenu dans l'exemple 1 comporte deux prdications indissociables : celle qui s'exprime dans l'nonc ngatif et que l'on peut considrer comme la phase de dcatgorisation (Ce relev de notes n'est pas un relev de notes) et celle qui s'exprime dans l'nonc positif et que l'on peut considrer comme la phase de recatgorisation (Ce X, auquel est dni le droit de s'appeler : "relev de notes", est un gruyre.). tant donn que, assertes sparment, les deux parties de l'exemple (1) seraient aussi absurdes l'une que l'autre, il convient de considrer dsormais que c'est l'ensemble de ces deux noncs assertifs complmentaires qui marque l'opration de mtacatgorisation et qui s'actualise dans la structure nonciative que nous appelons mtaprdication. Pour caractriser l'opration de mtacatgorisation que nous postulons, il convient de nous interroger tout d'abord sur la nature de la ngation mise en oeuvre. Au sens de Ducrot, le premier nonc, ngatif, correspond non pas une "ngation mtalinguistique" (= "une ngation qui contredit les termes mmes d'une parole effective laquelle elle s'oppose. L'nonc ngatif s'en prend alors un locuteur qui a nonc son correspondant positif" (Ducrot, 1984, p. 217)), mais une ngation "polmique", avec laquelle "le locuteur, en s'assimilant l'nonciateur du refus, s'oppose non pas un locuteur, mais un nonciateur E1 qu'il met en scne dans son discours mme et qui peut n'tre assimil l'auteur d'aucun discours effectif. L'attitude positive laquelle le locuteur s'oppose est interne au discours dans lequel elle est conteste. Cette ngation polmique a toujours un effet abaissant et maintient les prsupposs" (Ducrot, 1984, 217-218). La ngation polmique marque un changement de point de vue, sans lequel la dcatgorisation ne serait pas possible, car un locuteur ne peut, normalement, nier l'vidence sans se contredire et sans courir le risque de voir s'interrompre toute communication. Or, pour la mtaphore, cette dcatgorisation a une fonction essentielle : elle pose un cadre paradoxal de l'change, qui peut alors continuer sur de nouvelles bases. Le locuteur engage un coup de force, russi dans le cas o 25

Cahier du CIEL 2000-2003l'interlocuteur continue couter et surtout mettre en jeu le travail supplmentaire d'interprtation qui est exig de lui. A ce propos, C. Dtrie crit : "Qui impose sa mtaphore impose sa vision du monde. Parce qu'elle vhicule un point de vue sur le monde tout en gommant le je qui la sous-tend (l'nonc mtaphorique est le plus souvent un nonc en non-personne), elle se prsente sous une forme assertorique, qui fait d'elle un instrument idologique". (Dtrie 2001, 135). Le cadre paradoxal tant pos, il devient possible alors d'appliquer l'lment ainsi dcatgoris une nouvelle catgorisation emprunte un domaine allotope. Autrement dit, cette premire tape de dcatgorisation, implicite dans tout processus de catgorisation mtaphorique, prpare le terrain un deuxime coup de force qui consiste appliquer une Gestalt importe d'un domaine non contigu. Nous avons ainsi montr que la mtacatgorisation mtaphorique se caractrise comme une opration complexe qui implique une dcatgorisation et une recatgorisation, ce que le rcepteur interprte ncessairement comme un dcalage de point de vue de la part de l'nonciateur. Sur le plan linguistique, l'tude de la structure prdicative est fondamentale, car la prdication est la forme usuelle utilise dans le langage pour toutes les oprations de catgorisation explicite. Or ici, nous avons affaire une double prdication, l'une positive, l'autre ngative. Pour analyser la double structure prdicative caractristique de la mtaphore, atteste en (1), il convient de l'opposer d'autres doubles structures prdicatives attestes en franais en (2), avec un schme de corrlation coordinative en (2a) et un schme de corrlation concessive en (2b) .(1) Ceci n'est pas un relev de notes, c'est un gruyre. (2a) Le Prsident n'est pas un simple fonceur, c'est un organisateur minutieux, infatigable. (2b) Certes, le Prsident n'est pas un fonceur, mais c'est un organisateur minutieux, infatigable.

Dans les trois exemples (1), (2a) et (2b), la ngation se trouve prise dans trois structures prdicatives diffrentes : - en (2a), il s'agit d'une ngation partielle, qui porte sur l'adjectif simple et qui relativise la premire prdication asserte non exclusive pour introduire une seconde prdication complmentaire. Cette combinaison de marquages aboutit un schme de corrlation coordinative, qui permet de coordonner deux prdications s'appliquant un mme argument (= En plus d'tre un fonceur, le Prsident est un organisateur minutieux, infatigable.). Le caractre coordinatif de cette relation est confirm par deux tests : la possibilit d'introduire le marqueur aussi dans la seconde prdication en (2a). (= Le Prsident n'est PAS UN SIMPLE fonceur, c'est AUSSI un organisateur minutieux, infatigable) et l'impossibilit de

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours relier les deux prdications par un mais de contraste (= *Le Prsident n'est pas un simple un fonceur, *MAIS c'est un organisateur minutieux, infatigable). - en (2b), nous avons affaire une ngation globale, mtalinguistique (ce que confirme le marqueur d'assertion certes), de la premire prdication, qui est ensuite corrige par la seconde prdication introduite par un mais contrastif. Contrairement aux schmes l'oeuvre en (1) et en (2a), le schme concessif [certes PREDICATION A, mais PREDICATION B] repose sur une opposition entre A et B : la seconde prdication, la seule qui soit valide par le locuteur, exclut la premire (= A la qualit de fonceur, que le sujet n'a pas, s'oppose celle d'organisateur minutieux, infatigable, caractristique du sujet.). Dans le schme concessif, la prsence d'un mais contrastif est indispensable, alors que celle d'un aussi de coordination est exclue ( = * le Prsident n'est pas un fonceur, mais c'est *AUSSI un organisateur minutieux, infatigable.) - en (1), nous avons affaire une ngation polmique, cratrice de point de vue : en niant une vidence, le locuteur cre un cadre nouveau pour l'change discursif. La mtaphore fait clater l'enchanement discursif pour placer l'change sur un autre plan, celui de la relation entre deux domaines cognitifs allotopes. On obtient un rsultat parfaitement logique sur le plan linguistique : il est impossible de relier les deux prdications coordonnes dans le schme de prdication mtaphorique par un connecteur corrlatif comme aussi ou par un connecteur contrastif comme mais.(1') Ceci n'est pas un [*SIMPLE] relev de note, c'est [*AUSSI] un gruyre. (1") [*CERTES,] ceci n'est pas un relev de note, [*MAIS] c'est un gruyre.

Le tableau suivant rsume les rsultats de l'tude des schmes de corrlation coordinative, concessive et mtaphorique.(2a) (2b) (1) Articulation par CERTES neg A, MAIS B + Articulation par AUSSI neg + simple A , aussi B + -

La mtaprdication mtaphorique se caractrise prcisment par l'absence de connecteurs entre la prdication ngative A et la prdication positive B qui se succdent dans le schme mtaphorique illustr par l'exemple (1). La prdication ngative A est contra-rfrentielle et elle fait place une autre prdication (B) dont les conditions d'interprtation sont chercher dans un ailleurs cognitif, balis par le discours. Les connecteurs coordinatifs, qui servent relier deux groupes syntaxiques en les regroupant dans une "instance 27

Cahier du CIEL 2000-2003commune" (selon la formule fameuse de Ewald Lang (1977) qui parle de : Einordnung in eine gemeinsame Instanz), n'ont absolument pas leur place dans le schme mtaphorique, puisqu'il n'y a justement aucune "instance commune" entre les prdications A et B du schme mtaphorique. Quant au connecteur contrastif mais du schme concessif, il ne peut tablir de contraste qu'entre deux lments relevant du mme domaine de rfrence et non entre deux domaines allotopiques distincts. Le fait que l'absence de connecteurs entre la prdication ngative A et la prdication positive B qui se succdent dans le schme mtaphorique soit la caractristique mme sur le plan linguistique de la mtaprdication mtaphorique, ce fait s'explique parfaitement sur le plan cognitif si l'on considre que, comme cela a dj t dit, la mtacatgorisation allotopique se compose d'une opration de dcatgorisation suivie d'une opration de recatgorisation. Ces deux oprations, qui ne sauraient tre mises sur le mme plan dans une structure coordinative, ni en opposition dans une structure concessive, se juxtaposent pour constituer ensemble une seule opration, la mtacatgorisation allotopique. Si l'on cherche caractriser positivement cette opration complexe de mtacatgorisation allotopique, il convient de chercher sa spcificit dans le contenu smantique des prdications A et B (NEG Relev de notes / gruyre), qui sont contra-rfrentielles et qui, hors du contexte mtaphorique, seraient absolument incompatibles et inanalysables. De nombreux linguistes ont remarqu que, dans un schme mtaphorique, on observe une "incongruence" (Georges Ldi (1973)), un "conflit conceptuel" (C. Dtrie (2001)) entre deux lments coprsents dans la mme construction syntagmatique. Ainsi, par exemple, dans l'nonc : Le pape est un phare pour l'humanit, le conflit sous-catgorisationnel entre Pape [+ humain] et Phare [- humain] qui soustend la prdication Le pape est un phare, se retrouve galement dans l'incongruence de la combinatoire syntagmatique au sein du groupe nominal : phare pour l'humanit. Or c'est cette "incongruence" mme entre la prdication A et la prdication B qui est la marque spcifique positive de la mtacatgorisationallotopique. Elle est galement le signal de la mise en oeuvre de l'investissement supplmentaire que ncessite la construction, puis l'interprtation mtaphoriques de l'nonc. Aprs avoir essay de caractriser le schme mtaphorique en 1.2., nous allons, en 1.3., tudier un marquage spcifique de la catgorisation, l'emploi de l'adjectif vrai / vritable, dans le domaine mtaphorique et le domaine non mtaphorique.

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours

1.3. tude de marquages linguistiques de la mtacatgorisation allotopiqueL'tude de la catgorisation dans le cadre de la thorie du prototype a conduit de nombreux linguistes s'intresser certains marqueurs ngligs jusque l, qui confirment l'intuition selon laquelle tout jugement d'appartenance une catgorie impliqu par la dnomination est graduable : si le locuteur estime qu'il a affaire un prototype de la catgorie en question, il peut employer l'adjectif vrai/ vritable (exemple (3)), mais s'il considre que sa dnomination se situe plutt la priphrie de la catgorie, il pourra l'indiquer l'aide du marqueur : C'est une sorte de X, c'est un X en quelque sorte (exemple (4)). Il s'agit de deux marquages autonymiques que l'on pourrait paraphraser par proprement parler pour parler par approximation. Nous allons voir que ces deux marquages autonymiques sont parfaitement attests dans le cadre de la catgorisation non mtaphorique (1.3.1.), alors que seul l'adjectif vrai/ vritable est attest dans le cadre de la mtacatgorisation mtaphorique (1.3.2.).

1.3.1. Exemples de catgorisation non mtaphorique avec vrai/ vritable sorte de /en quelque sorteL'emploi de l'adjectif vrai/ vritable antpos, valeur autonymique, permet au locuteur d'indiquer qu'il juge optimale l'opration de catgorisation qu'actualise la prdication. Ainsi, dans les exemples de catgorisation non mtaphorique (3) et (4), en disant : "C'est un vrai/ vritable Z" , le locuteur situe l'objet de la prdication parmi les lments prototypiques de la classe des Z (= On peut vraiment dire que ce sont des Z).(3) Les agences de coopration gouvernementales, lorsqu'elles existent, sont de vrais organismes de formation et de recrutement pour les organisations internationales. Le Monde 5 janvier 2001, page 15 (4) En 2000, une opration portes ouvertes, fantastique, avait runi plus de 700 personnes. Il s'agissait de mettre en musique et en danse dix rcits de vie rdigs par des gens du quartier. Un trs fort moment entre des gens qui ne se rencontraient plus. Dans ce genre de projet, je me sens tout fait ma place d'artiste. On n'est pas dans le socioculturel. Pas du tout. C'tait un vrai spectacle. Les mots sortaient. Une parole vive qu'on ne pouvait plus arrter. Le Monde 3 dcembre 2001, page 27 (4') Ceci n'est pas un projet socioculturel, mais c'est un (vrai) projet artistique.

L'exemple (4) est plus complexe que l'exemple (3), puisque s'y succdent deux prdications, l'une ngative et l'autre positive. Or nous obtenons ici un effet tout fait diffrent de ce que nous obtenons en (1) : on ne saurait parler ici de dcatgorisation. En effet, en (4), nous avons affaire un ajustement du dire, partir d'expressions qui appartiennent au mme paradigme, la mme 29

Cahier du CIEL 2000-2003isotopie textuelle : projet socioculturel / projet artistique. L'ajustement catgorisationnel propos n'est pas ici prcd d'une dcatgorisation. Ceci peut tre dmontr l'aide du test de la coordination par mais (4'). En (4), le locuteur ne nie nullement l'vidence, mais il vient au-devant d'une ventuelle mprise sur l'extension du terme qu'il emploie. L'nonc ngatif constitue, comme les expressions : vrai/ vritable et en quelque sorte, une "glose autonymique" (J Authier, 1995) permettant un ajustement du dire, sans que l'interprtant ne soit invit transgresser les frontires du "frame" de dpart. Le mais contrastif est en (4') parfaitement sa place, puisque les deux prdicats relis appartiennent au mme domaine encyclopdique, alors que, comme nous l'avons vu en 1.2., il ne saurait tre employ dans un contexte mtaphorique. L'expression sorte de, que l'on trouve dans exemple (5), propose un jugement de catgorisation approximative, priphrique : l'hydrospeed n'appartient que marginalement la catgorie : luge, mais, dans un texte de vulgarisation, ce raccourci permet une visualisation commode d'une ralit a priori inconnue du lecteur. L'expression autonymique sorte de peut tre ici glose par : On peut dire (en quelque sorte) que l'hydrospeed est un lment priphrique de la catgorie : luge.(5) Mike Horn. Instructeur au centre de sports extrmes No Limits des Marecottes, ses spcialit - splologie, escalade, orientation et hydrospeed (sorte de luge place sous la poitrine pour dvaler les torrents et rivires) - sont propices l'aventure : descente en parapente puis en raft du Huascaran (6 768 mtres) au Prou ; " premires " en hydrospeed dans le Colca Canyon (Prou) et sur le Pacuare (Costa Rica). Le Monde 30 juin 2000, page 26

Rappelons pour conclure que, sur le plan cognitif, toute dnomination correspond un dcoupage catgoriel arbitraire ; la question de l'appartenance une catgorie fait l'objet d'un jugement du locuteur, qui est la plupart du temps non marqu, mais qui peut tre, comme nous venons de le voir, marqu par une glose autonymique, soit quand le jugement est considr comme particulirement adquat, soit, au contraire, quand il est approximatif. Toute langue dveloppe des gloses de ce type, que les cognitivistes amricains ont appel hedges, faisant ainsi allusion la structure htrogne de la catgorie, qui comporte en son centre les lments prototypiques et sa priphrie des lments non prototypiques. Nous allons voir maintenant qu'un seul de ces marqueurs autonymiques, l'adjectif vrai/ vritable antpos, est attest dans le schme mtaphorique, ce qui nous permettra de prciser encore les critres de distinction entre le processus de catgorisation non mtaphorique et la mtacatgorisation mtaphorique.

1.3.2. Exemples de mtacatgorisation30

mtaphorique

Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours

avec vrai/ vritableSi les adjectifs vrai/ vritable s'emploient comme marquage autonymique la fois de la catgorisation non mtaphorique et de la catgorisation mtaphorique, il n'en est pas de mme de l'expression : une sorte de, en quelque sorte. La variante (1"') avec vrai/ vritable de l'exemple (1) est possible (une structure comparable est d'ailleurs atteste en (15)), mais la variante (1"") avec sorte de, en quelque sorte, semble inacceptable(1"') Ceci n'est pas un relev de notes, c'est un vrai / vritable gruyre." (1"") *Ceci n'est pas un relev de notes, c'est *une sorte de gruyre / *en quelque sorte un gruyre."

Il y a donc une diffrence fondamentale entre la catgorisation mtaphorique et la catgorisation non mtaphorique. Si le jugement d'appartenance catgorielle est modulable, graduable, dans le cadre non mtaphorique, il ne l'est pas en revanche dans le cadre mtaphorique, o le locuteur semble ne pouvoir que marquer la pleine adquation de l'expression qu'il a choisie. Appliquons les tests de mtacatgorisation (emploi des adjectifs vrai/ vritable et de l'expression : une sorte de, en quelque sorte) ainsi que les tests de mtaprdication (insertion de (certes) mais et aussi) aux exemples (6) et (7) contenant des mtaphores lexicalises et aux exemples (8) et (9) qui sont un peu plus complexes. Considrant que la structure de l'exemple (1) est la structure sous-jacente tout schme mtaphorique, nous reconstituons ce schme pour les exemples (6) (9) avant d'appliquer les tests prcits.(6) Mon fils n'tait pas agressif. Il tait influenable, c'tait un vrai mouton. Le Monde 27 dcembre 2001, page 4 (6') Mon fils, ce n'tait pas un homme, c'tait un vrai mouton. (6") *Mon fils, ce n'tait pas un homme, c'tait *en quelque sorte un mouton. (6"') *Mon fils, ce n'tait pas seulement un homme, c'tait aussi un mouton. (6"") *Mon fils, ce n'tait (certes) pas un homme, mais c'tait un mouton. (7) L'industrie du jouet compte sur ses valeurs sres, comme Barbie. Ce sont de vritables vaches lait, qui ne doivent leur succs qu' un marketing efficace, mais peu innovant. Le Monde 17 dcembre 2001, page 24 (7') Ceci n'est pas une Barbie, c'est une vritable vache lait. (7") * Ceci n'est pas une Barbie, c'est *une sorte de vache lait. (7"') * Ceci n'est pas seulement une Barbie, c'est aussi une vache lait. (7"") * Ceci n'est (certes) pas une Barbie, mais c'est une vache lait. (8) La Cour suprme se replace en premire ligne pour arbitrer le duel prsidentiel

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Cahier du CIEL 2000-2003amricain (...) Il y a un mois, quatre jours et quelques heures, les lecteurs amricains votaient. Et depuis un mois, quatre jours et quelques heures, ils attendent le rsultat des rsultats. (...) Car tout de mme, la procdure, les procdures plutt, pchent un peu par leur sophistication. Ce qu'un juge dit, un autre juge le ddit. Ce qu'une cour ordonne, une autre cour l'interdit. Ce qu'une Cour suprme accommode la sauce floridienne, une autre Cour suprme le corrige la sauce fdrale. Un vrai et interminable banquet judiciaire. Recours contre recours. Action contre action. Avocats contre avocats. Et magistrats contre magistrats. Le Monde, 12 dcembre 2000, page 38 (8') Ceci n'est plus de la justice, c'est un vrai banquet. (8")* Ceci n'est plus de la justice, c'est *une sorte de banquet. (8"') *Ceci n'est plus simplement de la justice, c'est aussi un banquet. (8"") * Ceci n'est (certes) plus de la justice, mais c'est un banquet. (9) Jean-Pierre Chevnement soigne sa sortie. Populaire comme jamais - 84 % des Franais estiment qu'il a eu raison d'exprimer son dsaccord sur la Corse, selon un sondage CSA ralis pour Le Parisien du vendredi 1er septembre -, l'ancien ministre de l'intrieur tire un vritable feu d'artifice mdiatique : entretien dans L'Est rpublicain et sur RTL vendredi, dans Libration samedi et dans Marianne lundi, sans oublier le plateau de France-2 samedi, au soir de la premire des deux journes de l'universit d't du Mouvement des citoyens (MDC), Grasse. Le Monde 2 septembre 2000, page 8 (9') Ceci n'est plus de la popularit dans les mdia, c'est un vritable feu d'artifice (mdiatique). (9") * Ceci n'est plus de la popularit dans les mdia, c'est *une sorte de feu d'artifice. (9"') * Ceci n'est plus seulement de la popularit dans les mdia, c'est aussi un feu d'artifice. (9"") * Ceci n'est (certes) plus de la popularit dans les mdia, mais c'est un feu d'artifice.

Les tests confirment les rsultats obtenus en 1.2. et ils montrent clairement que le jugement d'approximation ne s'applique pas au schme mtaphorique. Cela s'explique facilement si l'on se souvient que la mtacatgorisation mtaphorique est un processus cognitif complexe combinant une opration de dcatgorisation et une opration de recatgorisation : en effet, l'opration de dcatgorisation ne peut tre que radicale et l'opration de recatgorisation dans un domaine allotope ne saurait souffrir d'approximation. Le jugement autonymique port sur la mtacatgorisation mtaphorique est ncessairement un jugement absolu, la mtaphore s'imposant au locuteur comme l'expression la plus adquate pour son propos.

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours Cette observation permet en outre d'offrir un nouvel clairage sur la notion d'incongruence et de conflit conceptuel, comme par exemple dans la combinaison : banquetjudiciaire en (8) ou tirer un vritable feu d'artifice mdiatique en (9). Dans un cas de ce genre, il convient de souligner que l'incongruence ne repose pas tant sur l'incompatibilit entre deux concepts que sur le dcalage de point de vue caractristique des mta-oprations de dcatgorisation et de recatgorisation. En effet, l'incompatibilit apparente de deux units de langue relies syntaxiquement ne suffit pas pour parler d'incongruence mtaphorique. Ainsi, dans l'exemple (10), l'expression symphonie urbaine serait, dans un autre contexte, un excellent candidat pour une interprtation mtaphorique reposant sur une incongruence. Mais la thmatique textuelle est prcisment : la musique (symphonie) dans la rue (urbaine). Nous n'avons pas ici de rupture allotopique entre deux domaines, mais la combinaison de deux thmatiques relies pour parler de la fte de la musique dans les rues de Paris. L'expression symphonie urbaine en (10) ne repose pas sur la succession des mta-oprations de dcatgorisation et de recatgorisation, mais sur une double isotopie textuelle. Ce qui manque, pour faire de l'expression symphonie urbaine une mtaphore, c'est prcisment l'opration de dcatgorisation , sur laquelle peut se construire la recatgorisation mtaphorique.(10) La symphonie urbaine Quel joyeux foutoir que cette Fte de la musique qui envahit les rues, les cours, les monuments et les places, qui fait se mler amateurs et professionnels, concerts spontans et grandes scnes sonorises partout en France et en Europe. (...) On n'coute rien, mais l'on est heureux de se balader ainsi, de picorer guid par les sons, cras par la chaleur qui monte du goudron, de recomposer pour soi-mme une symphonie polytonale, polyrythmique, acoustique, lectronique, vocale, puisante suivre mais si belle, urbaine tout point de vue.(...) La Fte de la musique est un capharnam musical joyeux, une faon pour la France de se retrouver dtendue, insouciante, multiple et colore dans la rue. Le Monde 24 juin 2002, page 30

Il est donc justifi d'affirmer que c'est le cadre paradoxal de la dcatgorisation suivie de la recatgorisation mtaphoriques (et le dcalage de point de vue qui en dcoule) qui constitue l'essence de la mtacatgorisation mtaphorique. Car, si l'on compare les exemples de prdication non mtaphorique en 1.3.1. et les exemples de prdication mtaphorique en 1.3.2., on constate que, si l'on a bien affaire la mme forme de prdication dans les deux cas, la mta-opration l'oeuvre n'est pas du tout la mme. Le fait que la langue utilise la mme structure nonciative dans les deux cas a dj t soulign par I Tamba (1981) qui considre que la mtaprdication allotopique "se coule dans des oprations nonciatives ordinaires. (...) Construite l'aide des systmes nonciatifs prdicatifs rguliers, une telle reprsentation sera dchiffre tout naturellement, ainsi que l'avait remarqu 33

Cahier du CIEL 2000-2003Dumarsais. Mais comme elle va l'encontre de ce qu'on sait par ailleurs de cet objet, elle sera mise au compte personnel de l'nonciateur." L'interlocuteur, qui a compris la ncessit d'interprter le dcalage de point de vue comme un signal qui lui demande un investissement supplmentaire d'interprtation, accepte de sortir des sentiers battus de l'interprtation compositionnelle du discours et de se mettre en qute d'un nouveau cheminement interprtatif, la recherche de ce que I. Tamba (1981) appelle un construit nonciatif qui n'est plus la somme de ses lments constitutifs, mais un "produit smantique de synthse, dot de proprits que ne possde aucun de ses termes."

1.4. Conclusion sur les caractristiques de la mtacatgorisation allotopiqueNous avons montr que la mtacatgorisationallotopique est analyser comme la combinaison d'une opration de dcatgorisation et d'une opration de recatgorisation, qui utilisent partiellement les mmes marquages linguistiques que les autres oprations de catgorisation, comme la prdication et un ventuel jugement d'adquation optimale avec les adjectifs vrai et vritable, mais qu'elles s'en distinguent par le mode de relation original entre la prdication ngative A et la prdication positive B. En effet, avec la dcatgorisation mtaphorique (qui serait la ngation de l'vidence si elle n'ouvrait un nouvel ventail de recatgorisations possibles), le locuteur fait clater les frontires de la catgorisation (frontires entre domaines de structuration taxinomique, frontires entre champs associatifs) pour tablir des liens de similarit structurale entre des domaines allognes. Mais avec la dcatgorisation mtaphorique, le locuteur fait galement clater les frontires de la construction du discours. On ne trouve en effet l'opration de dcatgorisation ni dans le discours construit sur une isotopie ordinaire (exemples (2) (5)), ni dans le discours associatif construit sur une mtonymie dans le cadre d'une cotopie (L'emploi de voile pour dsigner un bateau voile ne saurait impliquer un jugement de dcatgorisation et recatgorisation (* Ce n'est pas un bateau, c'est une voile), car cela reviendrait nier la relation partie-tout caractristique de la mtonymie). On peut donc considrer que c'est l'opration de dcatgorisation qui est fondatrice de la mtaphore. Cette opration, qui consiste apparemment nier l'vidence, constitue le coup de force par lequel le locuteur oblige son interlocuteur faire clater le cadre de l'change discursif pour pouvoir mobiliser les moyens ncessaires au surplus d'interprtation qu'implique toute mtaphore. Si l'interlocuteur accepte ce coup de force, alors, pour interprter la proposition de recatgorisation qui suit, il sort de la convention discursive

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours habituelle et se place sur un autre plan, dans un autre espace discursif, o la construction compositionnelle cde la place un autre mode de construction discursive qui repose sur d'autres rgles de constitution d'un "produit smantique de synthse, dot de proprits que ne possde aucun de ses termes" (Tamba (1981)). Une telle analyse de la mtacatgorisation allotopique a pour corollaire le fait que la relation entre sens compositionnel d'un nonc non mtaphorique et sens non compositionnel d'un nonc mtaphorique ne saurait s'analyser en termes d'opposition de valeur. La construction du sens mtaphorique prsuppose une matrise totale de la construction du sens compositionnel. Le sens mtaphorique est un construit nonciatif complexe qui mobilise de la part des interlocuteurs des connaissances sur le monde, sur le rapport du locuteur ce qu'il entend transmettre et ses interlocuteurs, ainsi que tout ce qu'il sait sur le plan linguistique, y compris sur le sens des units lexicales dans tous leurs emplois, c'est--dire avec tous leurs effets de sens en fonction du contexte. Ces connaissances du matriau lexical et de ses emplois reposent sur la connaissance des textes que le locuteur a entendus et analyss et qui l'influencent dans ses choix d'expression. Nous appellerons ce type de comptence l'accs l'interdiscours. Le chapitre 2 de ce travail sera consacr l'tude de l'interdiscours mobilis dans la construction du processus mtaphorique et du balisage qui permet une interprtation satisfaisante de la mtaphore.

2. PROCESSUSINTERDISCOURS

MTAPHORIQUE

ET

La mtacatgorisationmtaphorique, qui fait clater la cadre de la catgorisation et du discours, et qui rapproche deux domaines htrognes, projetant sur l'un une Gestalt expriencielle valide pour l'autre, offre au locuteur une puissance d'expression apparemment illimite, qui en explique sans doute le succs. Mais cette puissance infinie s'accompagne aussi du risque de ne pas tre compris, dans des proportions tout aussi vertigineuses ; le locuteur se voit donc dans l'obligation de limiter le risque et de poser des balises permettant de prvoir l'interprtation. Ces balises se situent bien sr dans le contexte d'apparition de la mtaphore, dans le texte qui la produit. Ainsi, la fameuse faucille d'or dans le champ des toiles de la "Lgende des sicles" de Victor Hugo est amene par toute une description d'une journe de moisson, puis par le passage de la description de la terre celle du ciel qui ouvre sur l'infinit du divin (Et Ruth se demandait (...) Quel Dieu, quel moissonneur de l'ternel t, Avait en s'en 35

Cahier du CIEL 2000-2003allant ngligemment jet Cette faucille d'or dans le champ des toiles ). Mais d'autres balises se situent aussi dans le savoir des locuteurs propos de l'emploi de leur langue ; ce savoir vient de la pratique langagire et des connaissances acquises sur l'ancrage des units de langue dans leurs contextes les plus significatifs. Cette comptence des locuteurs sur la mise en textes du matriau linguistique est ce que nous appellerons l'interdiscours.

2.1. Rle de l'interdiscours construction de la mtaphore

dans

la

La mtacatgorisationmtaphorique relie deux domaines htrognes, comme nous l'avons vu en 1. Les connaissances textuelles sollicites par la construction du sens mtaphorique sont ncessairement multiples, puisque l'interlocuteur doit tre capable de reprer le passage d'un domaine l'autre dans la construction du texte, tant donn que la mtaphore importe l'unit lexicale dans un contexte discursif auquel il est tranger (Cf. exemple (1) o un fromage s'invite un jury d'examen). Dans l'approche dialogique de Bakhtine, chaque unit lexicale se caractrise la fois par son contenu, mais aussi par les traces qu'elle conserve des multiples discours auxquels elle est associe. "Pour Bakhtine, le mot/discours (le mot russe slovo recouvre ces deux potentialits) est une arne (image agonale s'il en est), au carrefour du subjectif et de l'objectif, de l'activit mentale (qu'il concrtise dans le discours) et du monde extrieur bruissant de la voix des autres". (Dtrie (2001) 146) Connatre une unit lexicale, c'est connatre ses contextes d'emploi dans les changes entre les locuteurs. "Le mot n'est pas une chose mais le milieu toujours dynamique, toujours changeant, dans lequel s'effectue l'change dialogique. Il ne se satisfait jamais d'une seule conscience, d'une seule voix. Le vie du mot, c'est son passage d'un locuteur un autre. Et le mot n'oublie jamais son trajet, ne peut se dbarrasser entirement de l'emprise des contextes concrets dont il fait partie". (Bakhtine (1970, 263). Tout emploi mtaphorique garde lui aussi la trace du ou des texte(s) qui l'a/ont produit, de son interdiscours qui devient de plus en plus complexe au fur et mesure que les emplois se diversifient (voir exemples (11) (16) de la mtaphore du gruyre ci-dessous). L'interdiscours mtaphorique est compos de l'ensemble des connaissances des locuteurs sur l'ancrage d'une mtaphore dans des textes et dans une culture. Les travaux de smantique cognitive et de sociolinguistique ont montr que ces connaissances composaient des rseaux de strotypes et clichs propres une communaut culturelle donne. Ainsi la rupture allotopique constitutive de la mtaphore est compense par le recours

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours l'interdiscours, offrant des voies prtraces pour l'interprtation d'une expression qui semblait avoir perdu tout contact avec le code linguistique. Nous allons voir sur un exemple que l'interdiscours ne dbouche pas sur un encodage trs strict, mais qu'il s'agit plutt d'un instrument trs souple et adaptable, permettant de guider l'interprtation, et non de la contraindre.

2.2. L'exemple du gruyreNous allons montrer qu'un exemple aussi banal que celui des emplois mtaphoriques de gruyre (que chaque locuteur croit connatre et associe ncessairement l'image de trous dans une masse) laisse nanmoins une trs grande place l'interprtation du locuteur en fonction des isotopies auxquelles ils s'intgrent. La mtaphore du gruyre, pour un locuteur franais, est lie l'image de trous dans une matire homogne. L'tude d'un corpus tir du journal Le Monde 2000-2001 nous amnera distinguer les mtaphores du gruyre qui font allusion des trous concrets, des cavits, notamment dans le domaine de la gologie ((11), ( 12)), puis celles o les trous reprsentent l'abstraction du manque (13), (14) et enfin celles o les trous peuvent servir de cachettes qui, relies entre elles, reprsentent des chappatoires (14), (15); enfin le trou du gruyre peut renvoyer l'immatrialit, l'inconsistance et mme l'inefficacit (16). On trouve la mtaphore du gruyre pour dsigner un lieu perc de trous bien concrets comme un sous-sol perc de carrires et de souterrains. Ces exemples apparaissent dans des textes construits sur l'isotopie de la gologie (sous-sol, couches, souterrains, creuser, caves, cavits, excavations, galeries, carrires, percement de tunnels, etc. ) Dans certains cas, ces trous communiquent entre eux en un "gruyre labyrinthique" (12).(11) Le " gruyre " du sous-sol parisien sous haute surveillance (...) Toutes les galeries hrites du pass, le percement des tunnels pour le mtro, les gouts, donnent aujourd'hui au sous-sol parisien son aspect de " gruyre " souterrain. Mais, selon l'IGC, ce " gruyre " n'est pas si fragile. Le Monde 2 juin 2001, page 13 (12) Lorsque, au Moyen Age, Paris se dote de Notre-Dame et du rempart difi par Philippe Auguste, les couches calcaires facilement accessibles sont vite puises. Sont alors creuses des carrires souterraines, dont les galeries transformeront le sous-sol de la capitale en un gigantesque gruyre labyrinthique. Le Monde 15 novembre 2000, page 29

Dans la mtaphore du gruyre, les trous peuvent reprsenter l'abstraction du manque (Par exemple les trous dans un journal dcoup (13) sont l'image d'un manque d'information). Dans ce cas , la mtaphore est associe l'isotopie du manque et de la suppression (expurger, s'vanouir, tre en lambeaux, se rsumer quelques instantans, la plus grande partie chappe, 37

Cahier du CIEL 2000-2003laisser sur sa faim, s'vaporer dans nature (13), (14))(13) Chre publicit (...) Une lectrice de Chteauroux, F. Merlaud, m'a renvoy il y a quelques jours un exemplaire du journal en lambeaux - un vrai gruyre - aprs l'avoir " expurg de la publicit ". Elle commente : " Si je comprends parfaitement qu'un quotidien ait besoin de publicit pour survivre dans ce monde pourri par la consommation, je refuse de payer 7,90 francs - l'un des tarifs les plus hauts de la presse quotidienne - pour voir plus de 25 % du texte s'vanouir au profit d'annonceurs que vous aurez du mal contrler un jour ou l'autre. " Le Monde 3 dcembre 2001, page 21 (14) La Bosnie, base arrire d'Oussama Ben Laden (...) " Le problme, ajoute Kemal Muftic, c'est que la Bosnie est un gruyre scuritaire et lgislatif. " (...) " En l'an 2000, 25 000 ressortissants trangers enregistrs l'aroport de Sarajevo se sont vapors dans la nature. Officiellement, ils sont entrs mais pas ressortis ", illustre Stefo Lehman, porte-parole du haut reprsentant de l'ONU en Bosnie. " Le Monde 23 octobre 2001, page 17

Notons qu'en (14), les trous dissimulent et cachent : ils sont entrs mais pas ressortis Cette ide de dissimulation est prsente galement dans l'exemple (15), o l'ensemble des trous dissimulateurs constituent un labyrinthe de galeries o tout disparat ; l, la mtaphore du gruyre rejoint celle de la passoire.(15) Anvers, plaque tournante pour les diamants des mouvements islamistes. (...) Dernire tape sur la route africaine du diamant et la porte d'entre de la bijouterie, la cit de Rubens est un vritable gruyre. " Vendre ces diamants vols est un jeu d'enfant. Les courtiers prfrent les espces. Remonter la filire, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin ", assure-t-on dans une banque diamantaire. Le Monde 27 juin 2002, page 3

Enfin, de l'image de la passoire, on arrive l'ide abstraite du manque de contrle, de l'inefficacit (16).(16) MM. Blair et Bush se sont avant tout entretenus de la situation en Irak. Ils ont rpt leur dsir d'imposer des sanctions qui fonctionnent - et non " cribles de trous comme le gruyre " selon " W " - ". Le Monde 26 fvrier 2001, page 3

Ces exemples montrent que la varit de l'utilisation d'une mme image prtendument inscrite dans le code linguistique, cognitif et culturel, qui, ce titre, pourrait tre rpertorie dans des relevs phrasologiques, laisse une grande part de jeu l'interprtation de l'interlocuteur, notamment en fonction de l'isotopie textuelle qui correspond au domaine cible, et une grande place la construction de la connivence entre les interlocuteurs, depuis l'interprtation de l'image la plus concrte jusqu' la plus abstraite. Lakoff (1997, 165) affirme : "La mtaphorisation conceptuelle (...) conserve la structure infrentielle du raisonnement jusqu' ce que j'appelle la rcriture par le domaine cible." Avec ces exemples attests de la mtaphore du gruyre, on a une bonne illustration

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours de ce que Lakoff appelle "la rcriture par le domaine cible". Le texte dans lequel s'inscrit la mtaphore porte certaines informations permettant l'interprtation de la mtaphore et de l'intention communicative qui la soustend. Mais au-del du (con)texte immdiat, c'est l'ensemble des discours dans lesquels une mtaphore apparat et qui laissent une trace dans la mmoire d'une communaut linguistique (ce que nous appelons interdiscours) qui guide l'interprtation : ce n'est nullement un hasard si les personnes les plus capables d'interprter les mtaphores les plus complexes sont les plus cultives, c'est--dire celles qui ont lu le plus de textes et qui ont prsent l'esprit l'interdiscours le plus riche.

2.3. ConclusionLors de la cration d'une mtaphore, au moins trois types d'interdiscours sont mobiliss : - l'interdiscours li au domaine source (aspect du gruyre en (11), le "gruyre cribl de trous" en (16)), - l'interdiscours li au domaine cible (le domaine de la gologie en (11) et (12), celui du manque en (14) et (15) et celui de l'inefficacit en (16)). - l'interdiscours de la Gestalt mtaphorique elle-mme qui volue elle aussi au fur et mesure de ses emplois (Pour la mtaphore du gruyre, sur l'image d'un fromage trous se greffent d'autres images comme celles du labyrinthe, de la passoire, du manque ou du vide). L'interdiscours est un ensemble de connaissances textuelles jamais fini, qui n'est connu de chaque locuteur que partiellement et qui volue avec la fcondit d'emplois des units linguistiques, en fonction de leur contexte. La fonction de l'interdiscours serait tudier avant tout d'un point de vue sociolinguistique : l'interdiscours conserve la trace et restitue selon les besoins des modes de raisonnement et des prts penser comme les clichs et les strotypes spcifiques d'un groupe social (Amossy / Herschberg 2004). Il pourrait tre intressant d'tudier le type de mtaphore le plus frquent en fonction du groupe social auquel le locuteur appartient. Les mtaphores des mdecins ne sont pas celles des architectes ou des chimistes, par exemple, car chacun est influenc par l'interdiscours de son mtier. Comme le montrent les exemples (11) (16), le cheminement mtaphorique travers l'interdiscours ambiant met en place des "prts penser de l'esprit" (Amossy, 1991) qui sont (re)faonns par le groupe qui les utilise en fonction de ses besoins d'expression. Le processus mtaphorique a t dfini dans les deux premiers chapitres de ce travail comme l'expression d'un phnomne de mtacatgorisation qui franchit les frontires de domaines et trouve dans l'interdiscours des "prts 39

Cahier du CIEL 2000-2003penser" qui guident l'interprtation. Nous allons voir maintenant (chapitre 3) comment peut se dlimiter le travail du linguiste entre ces deux ples indispensables l'interprtation du phnomne mtaphorique.

3. ANALYSE LINGUISTIQUE DU CHEMINEMENTPLURIEL DE LA MTAPHORENous partirons de quelques exemples tirs d'un corpus de presse pour montrer que la mtaphore traverse tous les niveaux de la construction langagire, depuis le choix des formes prdicatives et des units lexicales dans l'nonc, jusqu' la construction de la cohrence textuelle, y compris dans sa dimension argumentative et mtalinguistique. Les effets d'une expression mtaphorique peuvent tre reprs tous les niveaux de construction de l'acte de parole : - au niveau des oprations de mtacatgorisation, sur le plan du choix des units lexicales et de leur extension smantique (lexicalisation), sur le plan de la construction des phrases et en particulier des oprations de prdication et mtaprdication, - sur le plan de la construction du texte, o une isotopie particulire peut constituer le support d'une mtaphore isole ou d'une mtaphore file et o les mtaphores peuvent avoir de nombreuses fonctions, - au niveau de la construction d'une idologie, les prfabriqus de l'esprit sur substrat mtaphorique pouvant aller jusqu' exercer une action directe sur le monde (exemple 26). Ce chapitre 3 sera consacr l'analyse du cheminement pluriel de la mtaphore d'un point de vue linguistique. Nous tudierons des exemples de mtaphores : - dans la construction de la prdication (3.1.), - dans la construction du texte et de l'isotopie (3.2.), - dans la construction d'une idologie et de clichs (3.3.), - dans le processus de nomination (catachrse, sries catachrtiques, patterns) (3.4.).

3.1. Le cheminement pluriel de la mtaphore au niveau de la prdication dans l'noncDe nombreuses prdications mtaphoriques sont attestes dans les noncs sous forme d'expressions copules avec les verbes tre ((17 (c)), devenir (20), former (17 (b)) ou sous la forme d'appositions ((17(a)), (18),

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Colette CORTS - Entre mtacatgorisation allotopique et interdiscours (19), (21)). L'exemple (17) montre que la co-prsence de trois prdications mtaphoriques n'implique pas ncessairement une relation entre les trois mtaph