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Roger Chartier Éditions Payot/Rivages Du livre au lire In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290. Citer ce document / Cite this document : Chartier Roger, Éditions Payot/Rivages. Du livre au lire. In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_004357302_1997_mon_1_1_3842

CHARTIER, Roger - Du Livre Au Lire

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Roger ChartierÉditions Payot/Rivages

Du livre au lireIn: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290.

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Chartier Roger, Éditions Payot/Rivages. Du livre au lire. In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_004357302_1997_mon_1_1_3842

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DU LIVRE AU LIRE

Roger CHARTIER

© Éditions Payot/Rivages 1 985. Extrait du livre « Pratiques de lecture ». © Réseaux Reader CNET - 1997

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Ce texte voudrait, avant tout, interroger les conditions de possibilité d'une histoire des pratiques de lec

ture, rendue difficile à la fois par la rareté des traces directes et la complexité d'interprétation des indices indirects. Le point de départ d'une telle interrogation s'enracinera ici dans les acquis, et aussi les limites, de ce qu'a été jusqu'à aujourd'hui l'histoire et l'imprimé. Depuis une vingtaine d'années, en effet, les études d'histoire du livre ont multiplié, pour l'Ancien Régime français, les pesées de la production imprimée et les mesures de son inégale possession par les différents milieux sociaux. A l'inventaire idéal de tous les livres imprimés en un site et un temps donné (Paris au XVIIe siècle, le royaume tout entier au XVIIIe) a fait l'écho le repérage de la présence différentielle de l'imprimé, constatée généralement d'après la leçon des inventaires après décès. Les deux approches ont pu susciter la critique, parce que les livres publiés dans le royaume ne sont pas, tant s'en faut, les seuls qui y circulent en des siècles où sont fort actifs les éditeurs qui impriment en français hors des frontières, parce que la possession privée du livre non seulement n'est que lacunairement enregistrée par des inventaires incomplets et hâtifs, mais encore ne constitue pas le seul accès possible à l'imprimé, qui peut être consulté en bibliothèque ou dans un

net de lecture, loué à un libraire, emprunté à un ami, déchiffré en commun dans la rue ou l'atelier, lu à haute voix sur la place publique ou à la veillée.

Mais surtout les dénombrements des livres imprimés ou possédés manquent une question centrale, celle des usages, des maniements, des formes d'appropriation, et de lecture des matériaux imprimés. Or, il est clair que c'est des réponses à ce questionnaire neuf que dépend maintenant une nouvelle avancée d'une histoire de l'imprimé entendue comme histoire d'une pratique culturelle. Le construire suppose que soient réévaluées critiquement deux traditions qui pèsent implicitement ou explicitement sur la démarche historienne. La première est ancienne et lit les textes en ignorant leurs supports. Les textes anciens qui servent à écrire l'histoire sont considérés comme porteurs d'un sens indifférent à la matérialité de l'objet manuscrit ou imprimé à travers lequel il se donne, constitué une fois pour toutes, identifiable grâce au travail critique. Contre ce postulat, une histoire du lire affirmera que les significations des textes, quels qu'ils soient, sont construites différentiellement par les lectures qui s'en emparent. De là, une double conséquence. Tout d'abord, donner à la lecture le statut d'une pratique créatrice, inventive, productrice, et non pas l'annuler dans le texte lu comme si le sens voulu par son auteur devait s'inscrire en toute immédiateté et transparence, sans résistance ni déviation, dans l'esprit de ses lecteurs. Ensuite, penser que les actes de lecture qui donnent aux textes des significations plurielles et mobiles se situent à la rencontre de manières de lire, collectives ou individuelles, héritées ou novatrices, intimes ou publiques, et des protocoles de lecture déposés dans l'objet lu, non seulement par l'auteur qui indique la juste compréhension de son texte mais aussi par l'imprimeur qui en compose, soit avec une visée explicite, soit sans même y penser, conformément aux habitudes de son temps, les formes typographiques.

Une histoire de la lecture doit se bâtir aussi contre la tradition, plus récente, de la sociologie historique de la culture. Celle-ci

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s'est donné deux objectifs fondamentaux : établir des corrélations entre appartenances sociales et productions culturelles, identifier les objets (par exemple des textes et des imprimés) propres aux différents milieux sociaux. Cette approche, féconde en résultats, qui tendait à caractériser culturellement les groupes sociaux ou socialement les produits culturels, peut suggérer une réflexion critique. En effet, les modalités d'appropriation des matériaux culturels sont sans doute autant, sinon plus distinctives que l'inégale distribution sociale de ces matériaux eux- mêmes. La constitution d'une échelle des différenciations socio-culturelles exige donc que, parallèlement aux repérages des fréquences de tels ou tels objets en tel ou tel milieu, soient retrouvées, dans leurs écarts, leurs pratiques d'utilisation et de consommation. Ce constat, qui a valeur générale, trouve une validité toute particulière dans le cas de l'imprimé. Dans les sociétés d'entre XVIe et XVIIIe siècle, les matériaux typographiques (y compris le livre) semblent avoir été plus largement présents et partagés qu'on ne l'a longtemps pensé. La circulation des mêmes objets imprimés d'un groupe social à l'autre est sans doute plus fluide que ne le suggérait un trop rigide cloisonnement socio-culturel, qui faisait de la littérature savante une lecture des seules élites et des livres de colportage celle des seuls paysans. En fait, sont maintenant bien attestés tant le maniement de textes savants par des lecteurs qui ne le sont pas que la circulation, ni exclusivement, ni peut-être même majoritairement populaire des imprimés de grande diffusion. De mêmes textes et de mêmes livres sont l'objet de déchiffrements multiples, socialement contrastés - ce qui doit nécessairement amener à compléter l'étude statistique des distributions inégales par celle des usages et des emplois. Ajouter donc à la connaissance des présences du livre celle des façons du lire.

L'accès au lire

Ceci suppose, d'abord, que mesure puisse être prise de l'importance de la population capable de lire dans la société ancienne. En comptant les signatures dans les actes de mariage, les études classiques de l'alphabétisation ont pensé donner réponse à la question, identifiant le pourcentage de la population alphabétisée, apte à lire et écrire, avec celui des conjoints sachant signer. Une telle équivalence, globalement vraie au XIXe siècle, mérite révision pour l'Ancien Régime où le nombre des lecteurs potentiels est sans doute élevé, et peut-être de beaucoup, que ne le laisse supposer le comptage des signataires. L'hypothèse a été construite pour l'Angleterre du XVIIe siècle à partir d'une analyse minutieuse des journaux autobiographiques qui, certes, majorent le poids des puritains mais émanent de tous les milieux sociaux, y compris ceux des petits tenanciers ou des journaliers (1). Deux constats à les lire : d'une part, l'acquisition de la maîtrise de la lecture est faite avant sept ans, généralement hors l'école, grâce aux soins de la mère, d'une femme ou d'un pasteur faisant office de pédagogue : d'autre part, ce n'est que dans la huitième année, généralement à la grammar school, qu'est mené à bien l'apprentissage de l'écriture. Or, c'est justement entre sept et huit ans que les garçons des milieux les plus pauvres sont mis au travail, pour apporter un revenu complémentaire ou un surplus de bras. A sept ans, l'enfant entre dans un monde adulte qui peut exiger de lui les premiers exercices militaires, un travail manufacturier (ainsi dans les workhouses), une participation à l'économie familiale. Il en résulte que la population des lecteurs potentiels doit être plus large que celle des signataires, surtout en milieux populaires, puisque les textes confirment que la signature appartient à l'apprentissage de l'écriture, commencé seulement à un âge où un grand nombre de lisants sont déjà mis au travail. Donc, si tous

(1) SPUFFORD, 1979 et 1981, pp. 19-44.

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les hommes qui savent signer peuvent sans doute lire, tous ceux qui savent lire ne peuvent signer, tant s'en faut. Il n'est dès lors pas possible de restreindre aux seuls pourcentages d'alphabétisation, classiquement calculés, la capacité à la lecture des sociétés traditionnelles.

Une telle hypothèse est-elle générali- sable ? Sans doute, et d'abord de l'Angleterre à la France. Les mêmes paramètres s'y retrouvent en effet : une identique dissociation à l'intérieur de la petite école des deux apprentissages élémentaires ; une structure démographique semblable qui fait qu'à sept ans un enfant sur huit a déjà perdu son père et doit contribuer au revenu familial ; une même possibilité pour utiliser, à la ferme ou à l'atelier, le travail enfantin. Rien ne serait donc plus faux que de considérer les 29 % d'hommes qui signent leur acte de mariage à la fin du XVIIe siècle comme formant le tout de la population des lecteurs potentiels à cette époque. Comme en Angleterre, elle est sans doute plus large, ne limitant pas l'aptitude au lire au quart seulement des hommes en âge de mariage.

Généralisation, ensuite, des hommes aux femmes. Dans toutes les sociétés d'ancien régime, et encore au XIXe siècle, existe en effet une alphabétisation féminine réduite à la seule lecture, conforme à une représentation commune, qui n'est pas seulement populaire, de ce que doit être l'éducation des filles. L'École des Femmes en donne un bon témoignage. Arnolphe veut une Agnès lectrice, capable de déchiffrer et de méditer le livre qu'il lui offre, intitulé les Maximes du mariage ou les Devoirs de la femme mariée :

« Ainsi qu'une novice Par cœur dans le couvent doit savoir son

office, Entrant au mariage il en faut faire autant ; Et voici dans ma poche un écrit important Qui vous enseignera l'office de la femme. J'en ignore l'auteur, mais c'est quelque

bonne âme ; Et je veux que ce soit votre unique entretien. Tenez. Voyons un peu si vous le lirez

bien. » (III, 2, 739-746).

Mais c'est contre le gré de son tuteur qu'Agnès a conquis l'écriture, instrument d'une indépendance dangereuse, moyen de la correspondance amoureuse - ici avec le jeune Horace :

« Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert ; Et contre mon dessein l'art t'en fut

découvert. » (III, 4, 946-947). A travers Arnolphe, Molière dit là une

conception partagée. Elle fonde les stratégies familiales, par exemple chez les laboureurs anglais du XVIIe siècle qui envoient leurs fils aux grammar school où ils apprennent à écrire tandis que leurs filles doivent se contenter de savoir lire, coudre ou filer. Elle inspire les pratiques éducatives des institutions vouées à l'enseignement des filles et ce, sur le long terme, comme l'atteste ce témoignage recueilli en Quercy en 1976 auprès d'un paysan évoquant l'enseignement des Sœurs : « elles ne voulaient pas qu'elles puissent écrire à leurs amoureux » (2). Ce que, justement, avait fait Agnès. Il ne faut donc pas écarter les femmes de la population des lisants potentiels sur la seule foi de leurs médiocres scores d'alphabétisation, calculés d'après les signatures (il n'est par exemple que de 14 % dans la France de la fin du XVIIe siècle). Comme pour les hommes, l'aptitude au lire n'est point réduite à ce seuil minimum, et il faut postuler - même s'il n'est pas possible de la mesurer - une lecture féminine plus commune qu'on ne l'a pensé.

Les habiletés lexiques

Mais qu'est-ce que lire veut dire dans les sociétés traditionnelles ? La capacité de déchiffrement, que beaucoup possèdent, recouvre en effet tout une gamme d'habiletés, des plus virtuoses aux plus hésitantes. Il s'agit donc de reconstituer, si faire se peut, ces différenciations masquées jusqu'ici par le maniement de la notion forcément simplificatrice d'alphabétisation, qui oppose sans nuances deux populations : les alphabétisés lecteurs, les analphabètes illettrés. Une première différence, la plus extérieurement visible, réside dans la modalité

(2) FURET et OZOUF, 1977, p. 356.

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physique de l'acte lexique lui-même, distinguant une lecture silencieuse, qui n'est que parcours des yeux sur la page, et une autre qui nécessite l'oralisation, à haute ou basse voix. Un tel contraste a pu être traité diachroniquement, en repérant et datant les conquêtes successives de la lecture visuelle, faite en silence (3). Trois périodes seraient ici décisives : les IXe-XP siècles, qui voient les scriptoria monastiques abandonner les habitudes anciennes de la lecture et de la copie oralisées ; le XIIIe siècle avec la diffusion dans la monde universitaire de la lecture en silence ; enfin la mi- XIVe siècle, lorsque la nouvelle manière de lire gagne, tardivement, les aristocraties laïques. Progressivement est ainsi instauré un nouveau rapport au livre, plus aisé et plus fragile. Favorisée par certaines transformations du manuscrit (par exemple la séparation des mots), cette lecture libérée des contraintes sévères du déchiffrement oral en suscite d'autres, qui multiplient, bien avant l'invention du Gutenberg, les relations analytiques entre le texte et ses gloses, ses notes, ses index. A une lecture oralisée, toujours représentée par les peintres et les enlumineurs comme un effort intense, qui mobilise tout le corps, succède dans des milieux de plus en plus larges un autre art de lire, celui du livre feuilleté et parcouru dans l'intimité absolue d'une relation individuelle.

Comprise comme un processus de très longue durée, la différence entre lecture oralisée et lecture silencieuse peut l'être aussi comme un indice des écarts socioculturels dans une société donnée. Pour la France de l'Ancien Régime et du XIXe siècle, la collecte est encore à faire des témoignages attestant la perpétuation de lectures qui ont besoin du support de la voix. Soit un texte, tardif et théâtral : la première scène de La Cagnotte de Labiche, représentée en 1864. Colladan, « riche fermier », y reçoit une lettre de son fils qu'il pense être élève à l'école d'agriculture de Grignan :

- Colladan, lisant : « Mon cher papaje vous écris pour vous dire qu'on est très content de moi... j'ai eu de l'avancement... on m'a mis à l'étable.

- Champbourcy : A l'étable... Ce sont des détails de famille... lisez tout bas...

- Colladan : Si je lis haut, c'est pas pour vous, c'est pour moi... Toutes les fois que je ne lis pas tout haut... je ne comprends pas ce que je lis. (Continuant sa lettre à haute voix). A l'étable... mais, par exemple, je n'ai pas de chance, j'ai une vache malade... »

Ici, la lecture à haute voix signifie l'écart social entre le paysan Colladan et le rentier Champbourcy, caractérisant immédiatement une position culturelle convertie en ridicule de théâtre.

En 1887, Zola décrit dans La Terre une lecture à la veillée, faite par Jean, ancien menuisier et ancien soldat des armées de Napoléon III :

« Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... Caporal, vous devez très bien lire l'imprimé, vous.

Il est allé chercher un petit livre graisseux, un de ces livres de propagande bonapartiste, dont l'empire avait inondé les campagnes. Celui-ci, tombé là, de la balle d'un colporteur, était une attaque violente contre l'ancien régime, une histoire dramatisée du paysan, avant et après la Révolution, sous ce titre de complainte : Les malheurs et le triomphe de Jacques Bonhomme.

Jean avait pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire, d'une voix blanche et ânonnante d'écolier qui ne tient pas compte de la ponctuation. Religieusement, on l'écouta » (4).

Cette mise en scène d'une lecture populaire obéit à un double projet, et d'abord caractériser une capacité de lecture, celle de Jean, hésitante et malaisée. Si Jean lit à haute voix, c'est bien sûr pour satisfaire son auditoire mais aussi, peut-on penser, parce qu'il ne saurait faire autrement. L'oralisation est nécessaire à cette lecture

(3) SAENGER, 1982, pp. 367-414. (4) HÉBRARD, 1980, pp. 66-80.

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incapable de découper correctement les phrases et les mots, impuissante à reconnaître la ponctuation syntaxique. L'habileté lexique de Jean est restée celle du premier stade de l'apprentissage, avant qu'ait pu être maîtrisée la lecture silencieuse et visuelle, seule apte à faire traduire par la voix les scansions du texte. Dans cette scène, Zola indique aussi un rapport à l'écrit, qui est celui de l'auditoire. Cette lecture écoutée ne distingue pas le lire et le dire et se nourrit des mêmes textes, plusieurs fois entendus - ce qui est la condition même de leur possible compréhension en dépit de la lecture peu intelligible qui en est faite. D'un mot, Zola situe le modèle d'une telle pratique de l'écrit : non plus l'école, mais l'église, où les mêmes textes sont entendus, mémorisés, reconnus.

L'opposition entre visualisation et orali- sation est sans doute l'indicateur le plus manifeste d'une différence dans les manières de lire. Mais, bien sûr, la lecture silencieuse n'est pas une et les capacités de ceux qui la pratiquent peuvent considérablement varier. On en peut prendre pour exemple la compétence dont Molière dote dans George Dandin (1668) le valet Lubin, « paysan, servant de Clitandre » :

« - Clitandre : Tu es curieux, Lubin. - Lubin : Oui. Si j'avais étudié, j'aurais

été songer des choses où on n'a jamais songé. - Clitandre : Je le crois. Tu as la mine

d'avoir l'esprit subtil et pénétrant. - Lubin : Cela est vrai. Tenez, j'ex

plique du latin, quoique jamais je ne l'aie appris, et voyant l'autre jour écrit sur une grande porte collegium, je devinai que cela voulait dire collège.

- Clitandre : Cela est admirable ! Tu sais donc lire, Lubin ?

- Lubin : Oui, je sais lire la lettre moulée, mais je n'ai jamais su apprendre lire l'écriture. » (III, 1).

Dans cette scène, le dialogue a pour but de produire un effet comique, l'« esprit subtil et pénétrant » de Lubin étant prouvé par la dérisoire traduction collegium/college. Mais Molière y caractérise aussi une

capacité de lecture étroitement dépendante de la graphie de l'écrit : la « lettre moulée », i.e. la capitale romaine, est déchiffrable par Lubin mais pas « l'écriture », c'est-à-dire la cursive manuscrite. A partir de là, il est peut-être possible de risquer une hypothèse selon laquelle la césure entre lire et écrire ne sépare pas seulement deux compétences mais aussi distingue deux habiletés lexiques. L'apprentissage de la lecture habitue, en effet, aux caractères romains, à la lettre ronde des abécédaires, des cartes de lecture, des textes imprimés : celui de l'écriture suppose, de son côté, le déchiffrement et la reproduction de la lettre bâtarde ou « d'art de main », qui est celle de l'écrit manuscrit. Pour ceux qui arrêtent leur cursus scolaire entre les deux apprentissages, seules les écritures d'imprimerie sont donc lisibles, et non l'écriture cursive. Deux compétences lexiques s'opposeraient, dépendantes de la maîtrise ou non de l'écriture et, un peu paradoxalement, plus nombreux seraient dans les sociétés anciennes les lecteurs capables de lire l'imprimé que ceux apte à déchiffrer les écrits de l'intimité. Lubin, qui ne sait pas « lire l'écriture », à l'évidence ne sait pas écrire, mais il peut déchiffrer certaines graphies. D'autres que lui, tout aussi ignorants de l'écriture, poussent sans doute plus loin la compétence lexique, jusqu'à la lecture des placards, des chansons, des pièces d'actualité, des livrets vendus par colportage.

Les figures de la lecture

Au-delà de la différence des compétences, il en est d'autres qui tiennent au style même de la lecture et qui engendrent des rapports très contrastés entre le lecture et l'objet lu. L'hypothèse fondamentale, construite à partir des situations de l'Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle (5) et de la Nouvelle-Angleterre dans la première moitié du XIXe (6), constate le passage d'une lecture dite intensive ou « traditional literacy » à une autre, dite extensive. Un ancien style de lecture,

(5) ENGELSING, 1974. (6) HALL, 1983.

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caractéristique des sociétés européennes jusqu'à la mi-XVIP siècle, aurait eu les propriétés suivantes. Tout d'abord, le lecteur s'y trouve confronté à des livres peu nombreux (la Bible, des ouvrages de piété, l'almanach), qui perpétuent les mêmes textes ou les mêmes formes, qui fournissent aux générations successives d'identiques références. D'autre part, la lecture personnelle se trouve située dans tout un réseau de pratiques culturelles appuyées sur le livre : l'écoute de textes lus et relus à haute voix dans la famille ou à l'église, la mémorisation de ces textes entendus, plus reconnus que lus, leur récitation pour soi ou pour les autres. Dans l'Allemagne réformée comme dans l'Amérique puritaine, la Bible constitue évidemment la nourriture première de cette pratique plurielle de l'écrit. Enfin, dans ce style ancien, la lecture est révérence et respect pour le livre, parce qu'il est rare, parce qu'il est chargé de sacralité, même lorsqu'il est profane, parce qu'il enseigne l'essentiel. Cette lecture intense produit l'efficace du livre, dont le texte devient une référence familière, dont les formules façonnent les manières de penser et de dire. Un rapport attentif et déférent lie le lecteur et ce qu'il lit, incorporant dans son être le plus intime la lettre de ce qui a été lu.

Mais entre 1750 et 1850, de l'Allemagne à la Nouvelle- Angleterre, une nouvelle manière de lire s'imposerait. Elle est lecture de textes nombreux, lus dans une relation d'intimité, silencieusement et individuellement. Elle est aussi lecture laïcisée, parce que les occasions de lire s'émancipent des célébrations religieuses, ecclésiales ou familiales, et parce que se répand un rapport désinvolte à l'imprimé, qui passe d'un texte à l'autre, qui ne porte plus respect vis-à-vis des objets imprimés, froissés, abandonnés, jetés. Plus superficiel, ce nouveau style de lecture traduit un moindre investissement dans le livre, et sans doute une moindre efficace des textes autrefois maîtres de vie. Ce schéma d'évo-

(7) JAMEREY-DUVAL, 1981. (8) ROCHE, 1981, p. 218. (9) GAZIER, 1880. (10) Ibid., p. 235.

lution a-t-il valeur générale ? Et tout d'abord la « lecture intensive », repérée à partir de l'observation de sites où le protestantisme domine, s' applique- t-elle à un pays catholique comme la France où la lecture de la Bible n'est pas recommandée, tant s'en faut, aux laïques et ne peut donc constituer l'archétype de toute lecture ?

Reprenons dans l'ordre les différentes propriétés du modèle. En premier lieu, il est clair que dans le royaume comme ailleurs les lecteurs anciens rencontrent peu de textes, constitués du fait même de leur rareté en héritage référentiel. C'est le cas des campagnes, où à suivre le témoignage de Jamerey-Duval, les bibliothèques des villages lorrains au début du XVIIIe siècle ne contiennent guère que des romans de chevalerie de la Bibliothèque bleue (7). C'est le cas aussi à Paris, pourtant culturellement privilégié, où le nombre de livres possédés (c'est-à-dire susceptibles d'une lecture intime et répétée) reste, durant tout le XVIIIe siècle, inférieur à la douzaine chez les salariés et les domestiques les moins fortunés (8). C'est le cas à la fin du XVIIIe siècle lorsque les correspondants de l'abbé Grégoire constatent le petit nombre de livres rencontrés dans les maisons paysannes (9). Pour le plus grand nombre donc, et pendant longtemps, la lecture familière demeure celle de textes peu nombreux, bien connus, qui habitent les esprits.

Mais est-elle, comme en pays protestant, prise dans tout un réseau de pratiques qui font que les textes sont lus parce qu'entendus, récités parce que mémorisés ? L'absence d'un rapport intime et réitéré avec la Bible crée ici une différence fondamentale. Comme l'indique le curé Aubry, un des correspondants de Grégoire, qui décrit la situation du duché de Bouillon : « Les curés et les vicaires (...) ne prêtent aucun livre à leurs paroissiens à qui il est défendu de lire l'Écriture Sainte » (10). En terre catholique, les clercs sont les intermédiaires obligés entre la Parole divine et les

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fidèles, et aucun livre n'y a une importance existentielle semblable à celle de la Bible chez les réformés, la Bible dont la présence dans chaque famille est vérifiée, dont le texte connu par cœur après de multiples auditions et lectures est souvent récité à soi-même. Pourtant, d'autres textes peuvent porter les usages liés qui caractérisent la lecture de type ancien. Ainsi, dans le village lorrain de Jamerey- Duval, les romans de la Bibliothèque bleue : il y fait son apprentissage de la lecture, puis sachant lire, il dévore tous ceux qu'il peut trouver dans « les bibliothèques du hameau », en mémorise les textes et en récite « les plus beaux traits » à ses compagnons bergers (11). La lecture individuelle est donc bien insérée dans une séquence de pratiques articulées les unes aux autres, et non un acte autonome, ayant fin en lui-même.

Parmi les imprimés de large circulation dans le royaume, deux suscitent à l'évidence des lectures intenses, pas comparables à l'appropriation puritaine de la Bible, mais suffisamment fortes pour façonner les manières de penser et de dire. Il s'agit, tout d'abord, de Falmanach, objet de manipulations fréquentes, de consultations répétées, de repérages familiers. Ses découpages et ses références organisent donc l'écriture intime comme l'atteste l'exemple de nombreux journaux et mémoires qui inscrivent les événements de l'existence personnelle ou familiale dans les cadres calendaires et astronomiques fournis par Г almanach. Il en va de même avec les occasionnels et canards qui font connaître crimes et prodiges, catastrophes et miracles, faits d'histoire et faits divers. Soit l'exemple de l'ouvrier du textile lillois Chavatte qui tient un journal intime à l'époque de Louis XV (12). Il est grand amateur de canards dont parfois il découpe les images et les colle dans sa chronique personnelle : ainsi celle figurant un débordement des eaux et l'apparition de monstres marins en Flandre et en Hollande en 1682, ou celle de la même année qui

donne à voir le supplice de « deux magiciens qui avaient jeté du poison en plusieurs lieux d'Allemagne ». Chavatte, aussi, recopie les textes imprimés, qu'il ne colle pas tels quels, comme si la transcription manuscrite donnait à la chose lue la même authenticité qu'à la chose vue. Et, de fait, lecteur assidu et attentif de canards, Chavatte retrouve spontanément leur style et leur structure pour faire le récit des événements dont il a été le témoin ou qu'on lui a rapportés. Sa propre écriture est façonnée par les formules de l'imprimé, dont elle reprend motifs et énoncés, et le récit de fiction devient à son tour garant de la véracité des faits extraordinaires racontés ou vus dans la ville. Fréquente et intense, la lecture des canards telle que la pratique Chavatte est tout à fait symptomatique d'une manière ancienne : l'imprimé souvent manié, découpé, collé, transcrit, modèle l'expression la plus personnelle, impose sa définition du vrai, organise les schemes de perception et d'appréciation du monde extérieur.

A leur manière, les lectures du plus grand nombre dans le royaume appartiennent bien à une « figure de la lecture » qui peut être qualifiée d'intensive, si l'on entend par là une manière de lire qui assure efficace au texte grâce à un travail d'appropriation lent, attentif, répété. Est-ce dire pour autant que ce style ancien disparaît au cours du XVIIIe siècle, et qu'il existait seul auparavant ? Sans doute pas, et il faudrait réinterpréter l'opposition entre les deux modes de lecture autant comme l'indice d'une différenciation culturelle à l'intérieur d'une même société que comme la succession de deux pratiques dont l'une se substitue à l'autre. De la même façon que l'opposition entre lecture oralisée et lecture silencieuse peut être reconnue comme l'expression de compétences qui coexistent, celle qui contraste deux relations à l'imprimé doit être utilisée comme premier, et encore grossier, classement des figures de la lecture rencontrées dans une société donnée, pratiquées par les diffé-

(ll)JAMEREY-DUVAL, 1981, pp. 191-193. (12) LOTTIN, 1979.

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rents groupes - sociaux mais aussi religieux, intellectuels, ethniques, etc. - et parfois explicitement théorisées. Il en est ainsi de la lecture mystique qui énonce ses règles, ses procédures lentes, pénétrantes, suspendues, et son itinéraire, de l'investissement affectif au détachement absolu (13), ou de la lecture sentimentale du préromantisme qui postule l'émotion du lecteur comme condition de la correcte réception du texte (14). Les manières de lire ne se réduisent donc pas aux deux grands modèles proposés et leur collecte doit être entreprise en croisant, d'un côté, les protocoles de lecture propres à différents groupes de lecteurs et, d'un autre, les traces et représentations de leurs pratiques.

Dans l'ancienne société, deux représentations contradictoires donnent à voir, dans le tableau ou l'estampe, et à lire, dans la confession ou la fiction, les situations de lecture : la première, dominante, reconnaît la lecture comme un acte par excellence du for privé, de l'intimité soustraite au public, la seconde en fait un cérémonial collectif où une parole médiatrice est lectrice pour les illettrés ou les mal lettrés. De la première figure, les peintres français du XVIIIe siècle se sont faits les inlassables interprètes. Ils ont ainsi multiplié les scènes de lecture féminine où l'héroïne, dans le secret de la solitude, laisse surprendre une émotion discrète ou désordonnée. La Jeune fille lisant de Fragonard (National Gallery, Washington), confortablement installée, lit avec une attention sage et appliquée un livre élégamment tenu dans la main droite. Derrière l'immobilité parfaite de la lectrice, comme retirée hors du monde, se devine une animation tout intérieure, une tension paisible. Un peu plus tôt dans le siècle, et dans une manière moins limpide, deux autres tableaux, l'un de Jeaurat, Scène de l'Intérieur (collection privée), l'autre de Baudoin, La lecture (Musée des Arts Décoratifs, Paris) inscrivent l'acte de lecture dans le même horizon. Dans les deux représentations, un intérieur cossu, plus froid chez

Jeaurat, plus moelleux chez Baudoin, où se trouvent accumulés les signes de l'intimité féminine : le petit chien familier, les meubles de la commodité quotidienne, le fauteuil confortable où le corps s'alanguit, le désordre discret chez Jeaurat, envahissant chez Baudoin. Dans les deux tableaux, une lectrice qui est une femme jeune en vêtement d'intérieur, surprise dans l'instant où ses pensées s'évadent du livre lu, posé, la page marquée du doigt, sur les genoux ou sur la niche du chien endormi. Troublée par sa lecture, la lectrice s'abandonne, la tête inclinée sur un coussin, le regard chaviré, le corps languide. A coup sûr, son livre était un de ceux qui émeuvent les sens et excitent les imaginations : par son tableau, le peintre fait effraction dans l'intime féminin, avec réserve chez Jeaurat, plus de sensualité complaisante chez Baudoin.

Même lorsqu'elle n'est ni féminin ni romanesque, la lecture mise en représentation au XVIIIe siècle est lecture d'intimité. Le rôle du livre dans le portrait masculin s'en trouve déplacé : d'attribut statutaire, indice d'une condition ou d'une fonction, il devient compagnon de solitude. Dans la tradition, le livre est décor, et la bibliothèque signe d'un savoir ou d'un pouvoir : ainsi dans le portrait de Pierre Palliot, généalogiste des États de Bourgogne, dû à Gabriel Revel en 1696 (Musée des Beaux- Arts, Dijon), ou dans celui, glorieux, du marquis de Mirabeau peint par Aved et exposé au salon de 1743 (Musée du Louvre, Paris). A cette iconographie classique, le portrait du XVIIIe siècle en ajoute une autre : celle de l'acte de lecture lui-même, qui suppose un rapport intime entre un lecteur et un livre. De nouvelles mises en scène sont dès lors figurées : la lecture en plein air dans le jardin, sous les frondaisons (Carmontelle, Le Comte de Genlis, collection de la Reine d'Angleterre), la lecture debout, accompagnant la marche, comme dans cette silhouette découpée de Goethe des années 1780. Dans le Camille Desmoulins en prison de Hubert Robert (Wadsworth Athe-

(13) DE CERTEAU, 1982, pp. 65-80. (14) MONTANDON, 1982, pp. 25-33.

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neum, Hartford, Connecticut), la représentation de la lecture solitaire atteint un point- limite : dans un isolement forcé et absolu, le livre devient compagnon de détresse, tout comme les quelques objets familiers ou le portrait de la femme aimée. Lu en marchant, il introduit dans la clôture carcérale la mémoire du monde extérieur et il fortifie l'âme dans un sort contraire et injuste. Par là, dans une modalité laïcisée, cette représentation de la fin du siècle retrouve l'iconographie de la lecture spirituelle où un lecteur (souvent saint Jérôme ou saint Paul), dans une retraite volontaire, investit tout son être dans le texte déchiffré avec une attention révérencielle.

A la lecture d'intimité, le mobilier du XVIIIe siècle donne des supports adéquats. La bergère, dotée d'accoudoirs et garnie de coussins, la chaise longue ou duchesse, la duchesse brisée avec son tabouret séparé, sont autant de sièges nouveaux où le lecteur, plus souvent la lectrice, peut s'installer avec aise et s'abandonner au plaisir du livre. Comme le montrent les gravures (par exemple la Liseuse de Jacques André Portail, collection Forsyth Wickes, Newport), à ces meubles du luxe intérieur correspond un vêtement de femme, justement appelé liseuse, qui est une veste ou robe d'intérieur, à la fois chaude et légère, convenable pour lire dans l'intimité de la chambre ou du salon. D'autres meubles impliquent une lecture moins relâchée, ainsi les tables à pupitre mobile où l'on peut poser le livre tout comme la page d'écriture, ainsi les bonheur-du-jour dont le pupitre peut être surmonté d'une petite bibliothèque.

Au cours du siècle, une réaction s'esquisse contre ce mobilier jugé trop frivole et tente d'imposer des meubles plus fonctionnels qui entendent la lecture comme un travail plus que commun un abandon. Certains, dans la tradition de la Renaissance, visent à rendre plus aisée la consultation des ouvrages. C'est le cas de la roue à livres dessinée et gravée par Daudet, qui adapte l'invention proposée par l'ingénieur italien Ramelli en 1588 : sur une roue en bois, mue à la main, une série de pupitres

(15) RÉTIF DE LA BRETONNE, 1970, pp. 131-132.

accueille les livres consultés. Sans va-et- vient inutiles, sans l'embarras de livres empilés, le lecteur en restant assis peut commodément confronter les textes et croiser les références. A la fin du XVIIIe siècle, le goût anglais propose à toute l'Europe un mobilier utilitaire moins utopique, tables circulaires à tablettes sortantes qui permettent la lecture sur les pupitres des rallonges et la consultation des plans et des cartes sur le plateau central, ou bien chaises longues à pupitre coulissant dont l'austère rigueur géométrique rompt avec les mollesses des fauteuils bergère et de leurs épais coussins.

A cette représentation de la lecture de l'individualité, les hommes du XVIIIe siècle en ont opposé une autre, où une lecture à haute voix rassemble une famille, ou une maisonnée, dans une écoute partagée. Rétif de la Bretonne en donne l'archétype dans La Vie de mon Pere (1778). « C'était donc après le souper que le père de famille faisait une lecture de l'Écriture Sainte : il commençait par la Genèse et lisait avec onction trois ou quatre chapitres, selon leur longueur, les accompagnent de quelques observations courtes et peu fréquentes, mais qu'il jugeait absolument nécessaires. Je ne saurais me rappeler sans attendrissement avec quelle attention cette lecture était écoutée ; comme elle communiquait à toute la nombreuse famille un ton de bonhomie et de fraternité (dans la famille, je comprends les domestiques). Mon père commençait toujours par ces mots : « Recueillons-nous, mes enfants, c'est l'Esprit saint qui va parler ». Le lendemain, pendant le travail, la lecture du soir précédent faisait le sujet de l'entretien, entre les garçons de charrue surtout » (15). La scène, gravée comme frontispice du second volume de la première édition du texte, est l'équivalent littéraire d'un tableau exposé par Greuze au Salon de 1755. Diderot, qui le désigne sous plusieurs titres (Pere qui lit l'Écriture Sainte à ses enfants, Paysan qui lit l'Écriture Sainte à sa famille, Paysan qui fait la lecture à ses enfants), atteste sa large circula-

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tion sous forme de gravure : « M. de La Live qui le premier a fait connaître le talent de Greuze a consenti de grand cœur qu'on gravât son tableau du Paysan qui fait la lecture a ses enfants, et il n'y a point d'homme de goût qui ne possède cette estampe » (16).

A la fin du siècle, certains des correspondants de l'abbé Grégoire qui répondent à son questionnaire relatif « au patois et aux mœurs des gens de campagne » décrivent dans des termes analogues les veillées lectrices. L'avocat Bernadau les atteste pour la Gironde : « Les livres des paysans sont toujours en mauvais état, quoique exactement serrés. Ils se les transmettent en héritage. Dans les longues soirées d'hiver, on lira pendant une demi-heure, à toute la maison assemblée, quelque vie de saint ou un chapitre de la Bible » (17). Le curé Joly en fait mention pour l'ancien bailliage de Saint- Claude : « Les gens des campagnes ne manquent pas de goût pour la lecture, mais ils donnent une juste préférence aux ouvrages de leur état. En hiver, principalement, ils lisent ou font lire par leurs enfants, en famille, des livres ascétiques » (18). Dans les deux témoignages, une même raison pour la lecture à haute voix, l'hiver, un même auditoire, la maisonnée, un même objet, le livre religieux. La veillée consti- tue-t-elle donc bien le contrepoint collectif et rural de la lecture individuelle des citadins ? A lire une autre des lettres de Bernadau, on en peut, en fait, douter : « Les livres que j'ai le plus familièrement trouvés chez les paysans sont des Heures, un Cantique, une Vie de Saints, chez les gros fermiers, qui en lisent après souper quelques pages à leurs travailleurs. Je me rappelle à cet égard quelques vers d'un ouvrage sur la vie champêtre qui concourut, il y a sept ans, avec l'églogue de Ruth de M. Florian. Les lectures du soir chez les paysans y étaient bien décrites ; elles ne le sont pas avec moins d'énergie dans La Vie de mon Pere de M. Réfif » (19). Authentifié d'abord par l'expérience personnelle de la chose vue, le

(16) DIDEROT, 1967, p. 164. (17)GAZIER, 1880, p. 143. (18) Ibid., p. 210. (19) Ibid., pp. 146-147.

je initial, le témoignage confond ensuite littérature et observation, comme si le texte poétique ou narratif permettait une mise en scène conforme à l'idéal du temps. Le livre de Rétif ou les poésies de concours (sans doutes écrites pour les Jeux Floraux de Toulouse) sont ainsi tenus pour des certifications d'un réel social perçu ou imaginé comme identique à ce qu'ils disent.

Un même motif se construit donc de Greuze à Rétif, de Rétif aux correspondants de Grégoire : dans une société rurale patriarcale et homogène, la lecture à haute voix, faite à la veillée par le chef de maison ou l'enfant, enseigne à tous les commandements de la religion et les lois de la morale. Loin du monde urbain, disloqué et dépravé, la lecture paysanne, qui est parole dite et écoutée, cimente la communauté familiale, élargie à tous ceux qui travaillent à la ferme, en même temps qu'elle institue le règne de la vertu et de la piété. Que la représentation soit bien éloignée des réalités ne paraît plus guère faire de doute : dans la société ancienne, la veillée paysanne, lorsqu'elle existe, est avant tout le lieu du travail en commun, du conte et du chant, de la danse et des amours. Malgré les efforts des clercs de la réforme catholique, le livre n'y pénètre guère et la lecture collective y semble rare. L'imprimé circule sans doute largement dans les campagnes françaises du XVIIIe siècle mais cela ne signifie pas pour autant qu'il est massivement diffusé par une parole médiatrice et nocturne. Plus que des pratiques rurales effectives, l'image dit sans doute autre chose, à savoir la nostalgie des lecteurs urbains pour une lecture perdue. Dans la représentation de la vie paysanne idéale et mythique qui circule largement dans l'élite lettrée, la lecture communautaire signifie un monde où rien n'est celé, où le savoir est fraternellement partagé, où le livre est révéré. Il y a là comme une figure inversée de la lecture urbaine, secrète, individuelle, désinvolte. En construisant implicitement une opposition

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entre la lecture silencieuse, citadine et notable, et la lecture à haute voix (pour les autres mais aussi pour soi-même), populaire et paysanne, les images et les textes de la seconde moitié du XVIIIe siècle indiquent le rêve d'une lecture de la transparence, rassemblant âges et conditions autour du livre déchiffré.

En fait, la construction de ces deux images antithétiques de la lecture, maniées au XVIIe siècle pour faire ressortir les oppositions entre ville et campagne, lettrés et paysans, frivoles et vertueux, masque l'existence d'autres relations à l'écrit imprimé, où le texte est déchiffré en commun, lu par ceux qui savent à ceux qui savent moins ou pas du tout, parfois manié ou élaboré collectivement. Au XVIe siècle, de tels usages de l'imprimé peuvent être reconnus dans les assemblées protestantes, les pratiques d'atelier, les confréries fes- tives, inscrivant le maniement du livre dans un ensemble d'expériences fondamentales, habituant même les analphabètes à rencontrer l'imprimé, ainsi plus familier, mieux apprivoisé. Pour le peuple citadin, cette relation collective aux matériaux sortis des presses a sans doute été d'une importance décisive, autorisant une progressive « acculturation typographique », parallèle ou substituée aux apprentissages scolaires (20). Deux siècles plus tard, de tels usages ne sont pas perdus, et à la ville les occasions d'une lecture communautaire, qui n'est pas seulement écoute d'un lecteur lisant à haute voix mais rapport direct, physique avec le matériau imprimé, sont nombreuses, autour du marchand de chansons, face aux affiches et placards, plus tard dans les clubs et les sections. Entre les retraites du privé et les lectures des veillées, authentiques ou idéalisées, existent donc d'autres situations de lecture où s'allient les compétences individuelles, où s'établit un rapport pédagogique immédiat et spontané.

Reconstruire les lectures ordinaires n'est pas chose aisée car rares sont ceux qui, n'étant pas des professionnels de l'écriture,

(20) CHARTIER, 1981, pp. 267-282 ; 1982, pp. 585-603. (21) GINZBURG, 1993. (22) DARNTON, 1993.

ont confié ce qu'était leur pratique du livre. Pour cela, il faut une occasion hors du commun ; une confession extorquée comme dans le cas de Menocchio (21), une trajectoire de vie tout à fait extraordinaire comme dans celui de Jamerey-Duval, une correspondance qui mêle aveux intimes et commandes de livres comme celle du négociant rochelais Jean Ranson (22). Ces témoignages, qu'il faut collecter précieusement, posent évidemment problème dans la mesure même où il n'est pas simple d'y trier ce qui est usage commun et habitude personnelle, exemplarité sociale et spécificité individuelle. Surtout, leur rareté interdit de les considérer comme les seules traces sur lesquelles bâtir une histoire de la lecture qui ne peut être une collection d'études de cas. Il faut donc les éclairer par une autre approche, qui fait retour à l'objet imprimé lui-même puisqu'il porte en ses pages et en ses lignes les marques de la lecture que lui suppose son éditeur, les bornes de sa possible réception. Menée corpus après corpus, une telle étude ne considère plus l'imprimé comme un support neutre ni comme une unité bonne à mettre en série mais comme un objet dont les éléments et les structures renvoient, d'un côté, à un procès de fabrication dont les contraintes sont fortes à l'âge de la composition manuelle et de la presse à bras, et, d'un autre, à un procès de lecture aidé ou dérouté par les formes mêmes du matériau qui lui est donné à lire. Un tel projet exige peut-être quelques distinctions préalables que nous voulons présenter maintenant.

Mise en texte, mise en livre

La première entend séparer deux ensembles de dispositifs, souvent confondus : les procédures de mise en texte d'une part, et celles de mise en livre d'autre part. On peut en effet définir comme relevant de la mise en texte les consignes, explicites ou implicites, qu'un auteur inscrit dans son œuvre afin d'en produire la lecture correcte, i.e. celle qui sera conforme à son intention.

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Ces instructions, adressées clairement ou imposées à son insu au lecteur, visent à définir ce que doit être la juste relation au texte et à constituer son sens. Elles reposent sur une double stratégie d'écriture : inscrire dans le texte les conventions, sociales ou littéraires, qui en permettront le repérage, le classement, la compréhension ; mettre en œuvre toute une panoplie de techniques, narratives ou poétiques, qui, comme une machinerie, devront produire des effets obligés, garantissant la bonne lecture (23). Il y a donc là un premier ensemble de dispositifs, purement textuels, voulus par l'auteur, résultant de l'écriture, qui tendent à imposer un protocole de lecture, soit en ralliant le lecteur à une manière de lire qui lui est indiquée, soit en faisant agir sur lui une mécanique littéraire qui le place là où l'auteur veut le placer.

Mais ces premières instructions sont croisées par d'autres, portées par les formes typographiques elles-mêmes : la disposition et le découpage du texte, sa typographie, son illustration. Ces procédures de mise en livre ne relèvent plus de l'écriture mais de l'imprimerie, sont décidées non par l'auteur mais par le libraire- éditeur, et peuvent suggérer des lectures différentes d'un même texte. Une seconde machinerie, purement typographique, surimpose ses propres effets, variables selon les époques, à ceux d'un texte qui, lui conserve en sa lettre même le protocole de lecture voulu par l'auteur. C'est ainsi qu'une histoire des mises en imprimé des pièces de William Congreve aux XVIIe et XVIIIe siècles, tout à fait exemplaire, a pu montrer comment des transformations typographiques apparemment limitées (le passage du format in-4° au format in-8°, la séparation des scènes indiquées par un chiffre romain, la présence d'un ornement entre chacune d'elles, le rappel des noms des personnages à leur commencement, la mention des entrées et sorties, l'indication du nom de celui qui parle) ont eu des effets majeurs sur les significations même

buées aux œuvres (24). Une nouvelle lisibilité était créée, par le format plus aisément portable, par la typographie qui restituait dans le livre la durée et le mouvement de la dramaturgie elle-même, rompant ainsi avec les conventions anciennes qui imprimaient les pièces sans tenir aucun compte de leur théâtralité. Nouvelle lisibilité, mais aussi nouvel horizon de réception puisque les formes néo-classiques utilisées pour l'édition octavo de 1710 ont donné un nouveau statut aux textes mêmes, inscrits désormais dans le corpus classique - ce qui a pu amener l'auteur à en épurer, ici ou là, l'écriture. Il y a là comme une démonstration limite des effets des procédures typographiques sur la lecture des textes, et la meilleure illustration possible de la nécessaire attention aux consignes de lecture implicitement inscrites dans les formes de l'imprimé.

Lecteur et lecture implicites

II s'agit donc, avant tout, de repérer comment les objets typographiques trouvent inscrits dans leurs structures la représentation spontanée que leur éditeur se fait des compétences de lecture du public auquel il les destine. Le projet exige tout ensemble une précaution et une attention particulière. La précaution, tout d'abord : elle consiste à ne pas considérer comme différentiellement pertinentes des transformations générales de l'espace visuel du livre, appliquées avec plus ou moins de retard ou d'achèvement à toutes les catégories d'imprimés. Il en est ainsi de ces évolutions majeures qui, entre XVe et XVIIIe siècle, séparent le texte de ses commentaires en substituant la note à la glose, donc une liaison analytique à une proximité spatiale, multiplient les divisions du texte (versets, chapitres, articles, paragraphes, etc.) et rendent clairement visible ce découpage, ou encore différencient par les contrastes typographiques, une ponctuation plus fournie, des retours à la ligne, le statut des divers énoncés (25). Il y a là des

(23) ISER, 1976. (24) MACKENZIE, 1981, pp. 81-126. (25) LAUFER, 1982a, 1982b et 1984.

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évolutions globales dont seule la précocité ou, au contraire, la lenteur de la mise en œuvre peut servir à distinguer telle ou telle mise en livre par rapport aux autres. L'attention particulière : elle est celle qui doit être portée sur tous les imprimés, placards, livrets ou livres, qui visent une circulation autre, plus large et plus populaire, que la diffusion longtemps restreinte des éditions ordinaires. A Paris ou à Lyon au XVIe siècle, à Troyes au XVIIe, à Rouen ou à Caen au XVIIIe, des éditeurs entendent gagner un public nombreux, débordant la clientèle des lecteurs savants ou notables. De là, pour eux, une double exigence : d'un côté, imprimer au meilleur prix pour vendre le moins cher possible - ce qui suppose l'utilisation de caractères fatigués et de bois usagés, ce qui multiplie négligences et coquilles - ; d'un autre, faciliter une lecture qu'ils savent spécifique, point du tout identique à celle des lecteurs habitués et virtuoses. L'étude serrée des impressions pour le plus grand nombre doit donc être menée avec attention, parce qu'elle traite d'un matériau où l'organisation typographique traduit nettement une intention éditoriale, parce qu'elle peut révéler la trace dans l'objet des manières populaires du lire.

Reconnaître comment un travail typographique inscrit dans l'imprimé la lecture que le libraire-éditeur suppose à son public est, en fait, retrouver l'inspiration de l'esthétique de la réception mais en déplaçant et élargissant son objet (26). En centrant son attention sur la seule relation auteur/lecteur et sur les seules œuvres à statut littéraire, cette forme de critique textuelle limite doublement son approche de la lecture. D'une part, elle ignore les effets produits par les dispositifs de mise en livre dans la réception des textes, et donc dans la construction de leur signification à travers l'acte de lecture. Il y a là une grave lacune pour les époques anciennes, entre XVIe et XVIIIe siècles, puisque la majorité des textes imprimés, littéraires ou non, n'y sont pas des nouveautés mais des rééditions proposées à l'horizon d'attente de lecteurs fort éloignés chronologiquement et, dans le cas

des impressions de large diffusion, socialement, des repères et références inscrits par l'auteur dans son texte. Le plus souvent, dans l'édition ancienne, ce qui est contemporain du lecteur n'est pas le travail d'écriture mais celui d'édition, et la « lecture implicite » visée par le libraire-imprimeur vient se superposer, parfois contradictoire- ment, au « lecteur implicite » pensé par l'auteur. Les dispositifs typographiques importent donc autant, voire plus que les « signaux » textuels puisque ce sont eux qui donnent des supports mobiles aux possibles actualisations du texte, puisqu'ils permettent un commerce perpétué entre des textes immobiles et des lecteurs qui changent, en traduisant dans l'imprimé les mutations des horizons d'attente du public, en proposant de nouvelles significations, autres que celles que l'auteur entendait imposer à ses premiers lecteurs.

D'autre part, et c'est un second problème, l'esthétique de la réception hésite entre deux perspectives : soit considérer que les dispositifs textuels imposent nécessairement au lecteur une position par rapport à l'œuvre, une inscription du texte dans un répertoire de références et de conventions, une manière de lire et de comprendre, soit reconnaître la pluralité des lectures possibles du même texte, en fonction des dispositions individuelles, culturelles, sociales, de chacun de ses lecteurs. Dans la première perspective, implicitement, l'horizon d'attente des lecteurs est pensé comme unitaire, fondé sur une expérience partagée qui permet le correct déchiffrement des signaux textuels déposés dans le texte. Dans la seconde, les conditions différentielles de l'appropriation du texte sont renvoyées hors le texte, et donc hors de portée d'une approche uniquement centrée sur le lecteur dans l'œuvre, et non dans le social. Une attention donnée aux dispositifs typographiques permet, peut-être, de réduire cette ambiguïté puisqu'ils inscrivent dans l'objet typographique des lectures socialement différenciées (ou, à tout le moins les représentations que s'en font les fabricants

(26) JAUSS, 1990 ; ISER, 1974 ; RSH, 1980.

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d'imprimés). Il faut donc tenter de repérer le social dans l'objet imprimé, en contrôlant toujours les hypothèses construites à partir de l'analyse des formes par ce que, quelquefois, des lecteurs populaires ont dit de leur façon de lire.

L'exemple des livres bleus

Soit, à titre d'exemple, le cas des livres de la Bibliothèque bleue, longtemps qualifiée soit par la spécificité de son public, tenu pour populaire et rural, soit par la particularité des textes qui la composent, partagés entre fiction plaisante, connaissances utiles et exercices dévotieux (27). Or, premier constat, ces textes édités à bon marché sous couverture bleue par les imprimeurs troyens à partir des commencements du XVIIe siècle n'ont pas été écrits pour une telle fin édito- riale. La pratique des Oudot, comme celle des Gamier leurs rivaux, est de puiser dans les textes déjà édités ceux qui leur paraissent convenir au large public qu'ils visent, ceux qui leur semblent compatibles avec les attentes ou capacités de la clientèle qu'ils atteignent. De là, la diversité extrême du répertoire troyen qui emprunte à tous les genres, à toutes les périodes, à toutes les littératures. De là, aussi, l'écart entre l'écriture du texte et sa forme éditoriale : point pensé dans la perspective d'une édition bon marché et d'une circulation populaire, chacun des textes dont s'empare la Bibliothèque bleue vise un lecteur implicite qui n'est pas forcément conforme, tant s'en faut, à l'acheteur auquel songent les imprimeurs troyens. Il est donc clair que le répertoire des livrets troyens n'est pas en lui-même « populaire » puisque composé de textes d'origines diverses et qui chacun vise une efficace, une lecture, un public particulier.

Pour toutes les rubriques de leur catalogue (livres de dévotion, romans et contes de fées, ouvrages d'utilité, etc.), les imprimeurs troyens puisent dans le répertoire

des textes disponibles. Parfois, l'écart est grand entre la première publication du texte et son entrée dans la Bibliothèque bleue, mais il n'y a pas là de règle générale, et rien ne serait plus faux que de lire le répertoire de la librairie de colportage comme tout entier voué aux anciens textes, donnés au peuple parce que repoussés par les notables. Les Troyens sont aussi avides de nouveautés et s'emparent volontiers des titres à la mode, une fois expiré le privilège de leur premier éditeur. Leur politique éditoriale ne peut donc point être définie par la qualification sociale des textes qu'ils éditent (ceux-ci ne sont « populaires » ni dans leur écriture, ni dans leur destination première), pas plus que par leur genre ou leur intention puisqu'ils appartiennent à tous les registres de l'élaboration savante. Est-ce dire que l'édition troyenne est semblable aux autres éditions provinciales et que les imprimeurs champenois se contentent de reproduire tels quels les textes tombés dans le domaine public ?

Pas tout à fait, bien sûr. Tout d'abord, même s'il paraît hétéroclite, le catalogue des textes mis en livre bleu n'est pas laissé au hasard. Tous sont choisis parce qu'ils paraissent pouvoir être achetés par un large public et donc susceptibles de répondre à une attente partagée, qu'elle soit de l'ordre de la dévotion, de l'utilité ou de l'imaginaire. De là, l'élection des textes qui alimentent les piétés les plus communes ou guident les arts de faire du quotidien. De là, en matière de fiction, la préférence donnée aux histoires, romans ou contes, qui obéissent à certaines structures narratives, à la fois discontinues et répétitives, qui juxtaposent les fragments, emploient plusieurs fois les mêmes motifs, ignorent les intrigues touffues nécessitant une exacte mémorisation des événements ou des personnages. C'est sans doute la parenté des structures textuelles plus que les sujets eux-mêmes fort divers, qui explique les choix des

(27) L'analyse qui suit prend appui, avant tout, sur les rééditions récentes des textes de la Bibliothèque bleue chez Montalba : Figures de la gueuserie, textes présentés par R. Chartier, 1982 ; Le miroir des femmes, textes présentés par A. Farge, 1982 ; Les contes bleus, textes présentés par G. Bollème et L. Andriès, 1983 ; Le cuisinier français, textes présentés par J.-L. Flandrin, P. et M. Hyman, 1983 ; La manière d'apprendre a lire, à écrire et a compter utile a toutes sortes de gens, textes présentés par J. Hebrard et M. Perez, à paraître : voir aussi, R. Chartier, (1984), « Livres bleus et lectures populaires », Histoire de l'Édition Française, t. П, Le livre triomphant, 1660-1830, pp. 498-5 1 1 .

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imprimeurs troy ens où s'investit implicitement l'idée qu'ils se font des compétences culturelles de leur public.

Et c'est sur le fondement de ces ressemblances formelles que se constituent l'unité de la bibliothèque de colportage et les rapports des textes entre eux. Les éditeurs troyens proposent en effet à leur public des textes qui font série, soit par l'identité de leur genre (vies de saints, contes de fée, romans de chevalerie, etc.), soit par l'unité du champ de pratiques où ils sont utilisables (exercices de dévotion, recueils de recettes, livres d'apprentissage, etc.), soit encore par leur thématique retrouvée dans des formes différentes (littérature de la gueuserie, discours sur les femmes, parodies des genres et des langages, etc.). Sont ainsi créés des réseaux de textes, qui parfois renvoient explicitement des uns aux autres, qui travaillent sur les mêmes motifs, reproduits, déplacés ou inversés, et dont les rapports ne sont point fondamentalement différents de ceux qui existent, à l'intérieur d'un texte donné, entre ses différents fragments. Au-delà de ces corpus spontanément et progressivement composés, si chacun des écrits de la Bibliothèque bleue peut être reconnu comme appartenant à un ensemble qui a son unité, c'est sans doute à cause des ressemblances retrouvées dans la structure même des textes, quel que soit leur genre.

Le travail opéré sur les textes par les imprimeurs champenois vise d'ailleurs à renforcer tout ce qui peut les apparenter. Certes, il n'existe pas dans tous les cas, et certains textes ne sont en rien modifiés à leur entrée dans la formule bleue. Pourtant, en général, les éditeurs troyens réaménagent les textes qu'ils ont choisi d'imprimer et ce, en fonction des lecteurs qu'ils désirent ou pensent atteindre. Leur intervention est double. Elle vise tout d'abord à remodeler la présentation même du texte, en multipliant les chapitres, même si cette division n'a aucune nécessité narrative ou logique, et en accroissant le nombre des paragraphes - ce qui rend moins touffue la distribution du texte sur la page. Les livres bleus ne sont certes pas les seuls à découper leur texte en unités plus menues aux

XVIIe et XVIIIe siècles, mais la pratique y est plus accentuée comme l'atteste la comparaison, pour un même texte, entre les éditions bleues et celles qu'elles ont démarquées ou qui leur sont contemporaines. Il y a dans ce découpage, qui scande le texte par des titres de chapitres ou des retours à la ligne, comme l'inscription dans le livre ce que les éditeurs pensent être sa lecture - une lecture qui n'est point virtuose ni continue, mais qui prend le livre et le laisse, ne déchiffre aisément que des séquences brèves et closes, exige des repères explicites. De là, aussi, la multiplication dans les textes du corpus troyen des reprises et résumés qui permettent de renouer le fil d'une lecture interrompue.

Seconde intervention éditoriale sur les textes : une stratégie de la réduction et de la simplification. Dans leur majorité, en effet, les éditions troyennes raccourcissent le texte qu'elles reproduisent, et ce, de deux façons. La première consiste à élaguer le texte, à en abréger certains épisodes, à y opérer des coupes parfois sévères. Dans les romans mis en livre bleu de telles réductions amputent les textes des récits jugés superflus mais surtout des descriptions des propriétés sociales ou des états psychologiques des personnages, tenus pour inutiles dans le fil de l'action. Un second ensemble de transformations réductrices se situe à l'échelle de la phrase elle-même, avec la modernisation de formules vieilles ou difficiles, le resserrement des phrases, épurées de leurs relatives ou incises, la suppression de nombreux adjectifs ou adverbes. La lecture implicite postulée à travers un tel travail est une lecture capable de saisir seulement des énoncés simples, linéaires, serrés. Les écarts apparemment insignifiants entre les textes des éditions bleues et ceux des éditions « savantes » qu'ils reprennent, traduisent donc en fait la manière dont les imprimeurs troyens (ou ceux qui travaillent pour eux) se représentent les capacités lexiques, bornées et particulières, de la masse de leurs lecteurs potentiels.

Mais fait rapidement et peu soigneusement, ce travail semble souvent aboutir à un résultat inverse : les coupes opérées

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dans les récits les rendent fréquemment plus difficiles à comprendre, la constitution des paragraphes se fait parfois aux dépens du sens, coupant en deux une même phrase, et les négligences de copie ou de composition multiplient les incohérences. L'opacité des textes est donc introduite par le processus même qui entend rendre plus aisée leur lecture. Pour rendre compte de cette contradiction, on peut bien sûr évoquer les nécessités commerciales de l'édition à bon marché qui suppose de faibles prix de revient, partant peu d'exigences quant à la préparation de la copie ou la correction des impressions. Mais il y a sans doute autre chose. Le rapport entre le texte bleu et son acheteur, en effet, n'est peut-être pas le même que celui qui lie les lecteurs traditionnels et leurs livres. Le livre bleu n'est pas forcément acheté pour être lu, ou du moins pour être lu dans une lecture minutieuse, précise, attentive à la lettre du texte. Hors même du corpus littéraire, les arithmétiques du catalogue troyen le laissent supposer puisque, vérifications faites, les exemples de calculs qu'elles donnent sont très généralement viciés par des coquilles typographiques mais plus encore par des erreurs de raisonnement, et donc tout à fait impuissants à aider des calculs réels de la vie quotidienne. Cette inutilité ne nuit pourtant pas à leur débit, comme si la possession et le maniement d'un livre considéré comme enfermant un savoir sur les nombres avait plus d'importance que son efficacité pratique. Dans le cas des romans ou des contes, une lecture

approximative, qui associe des unités élémentaires, peut se contenter d'une cohésion minimale du texte et ne point attacher trop d'importance à ses incohérences, repérées sans doute comme de simples ruptures parmi d'autres, qui n'arrêtent qu'un instant un déchiffrement linéaire et non point global.

Même si cette manière de lire, inférée de la matérialité même de l'objet typographique, est globalement conforme à ce que les sources directes ont enseigné des lectures populaires, par exemple celle de Menocchio le meunier ou celle de Saccar- dino le charlatan (28), il serait sans doute hasardeux de la qualifier trop vite en termes sociaux. Il est sûr que les livres de la Bibliothèque bleue visent une pratique de la lecture qui n'est pas celle de l'élite savante, pas celle des familiers du livre. Mais il est sûr aussi que les lecteurs qu'ils atteignent sont nombreux, divers, changeant selon les époques. Reconstituer la lecture implicite visée ou permise par l'imprimé n'est donc pas dire la lecture effectuée, et encore moins suggérer que tous les lecteurs ont lu comme on voulait qu'ils lisent (29). De ces pratiques plurielles, la connaissance est sans doute à jamais inaccessible puisque nulle archive n'en garde la trace. Le plus souvent, le seul indice de l'usage du livre est le livre lui-même. De là, les sévères limites imposées à toute histoire de la lecture. De là, aussi, son impérieuse séduction.

(28) GINZBURG et FERRARI, 1978, pp. 631-639. (29) DE CERTEAU, 1990.

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