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L’image du corps en neurologie : de la cénesthésie à l’image spéculaire. Apports cliniques et théoriques de la psychanalyse > Body image in neurology: from cenesthesia to specular image. Clinical and theoretical contributions of psychoanalysis Catherine Morin a, *, Stéphane Thibierge b a Chargée de recherche, CNRS LEAPLE (UMR 8606), service de médecine physique et réadaptation, hôpital de la Salpetrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex 13, France b Chargé de recherche, CNRS LEAPLE (UMR 8606), maître de conférence des universités, UFR sciences humaines et arts, université de Poitiers, 97, avenue du Recteur-Pineau, 86022 Poitiers, France Reçu le 16 septembre 2003 ; accepté le 17 octobre 2003 Disponible sur internet le 18 août 2004 Résumé Le concept de schéma corporel est actuellement bien séparé en neurologie de celui d’image du corps, chacun renvoyant à des représentations du corps distinctes. Ces représentations permettent, respectivement, à chacun de nous d’ajuster automatiquement les mouvements de son corps à son espace et d’avoir de son corps dans l’espace une représentation langagière. Le terme d’image du corps reste également employé en psychanalyse, mais avec une signification tout à fait différente. Pour la psychanalyse, l’image du corps est un des registres de l’identité, et le rôle primordial du regard de l’Autre dans l’acquisition de cette identité apparaît dans le terme d’image spéculaire. Après avoir repris l’histoire et les antécédents de ces différents termes, nous envisageons les implications en neurologie de la notion d’image spéculaire. En effet, les pathologies neurologiques de la motricité et du schéma corporel ne sont pas sans conséquences sur l’image spéculaire, ces conséquences pouvant > Toute référence à cet article doit porter mention : L’image du corps en neurologie : de la cénesthésie à l’image spéculaire. Apports cliniques et théoriques de la psychanalyse. Évol psychiatr. 2004 ; 69. * Auteur correspondant : Mme Catherine Morin. Adresse e-mail : [email protected] (C. Morin). L’évolution psychiatrique 69 (2004) 417–430 www.elsevier.com/locate/evopsy 0014-3855/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2003.10.002

Cénesthésie Et Image Spéculaire

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psicoanalisis

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  • Limage du corps en neurologie : de la cnesthsie limage spculaire. Apports cliniques et thoriques

    de la psychanalyse >

    Body image in neurology: from cenesthesia tospecular image. Clinical and theoretical

    contributions of psychoanalysisCatherine Morin a,*, Stphane Thibierge b

    a Charge de recherche, CNRS LEAPLE (UMR 8606), service de mdecine physique et radaptation, hpitalde la Salpetrire, 47, boulevard de lHpital, 75651 Paris cedex 13, France

    b Charg de recherche, CNRS LEAPLE (UMR 8606), matre de confrence des universits, UFR scienceshumaines et arts, universit de Poitiers, 97, avenue du Recteur-Pineau, 86022 Poitiers, France

    Reu le 16 septembre 2003 ; accept le 17 octobre 2003

    Disponible sur internet le 18 aot 2004

    Rsum

    Le concept de schma corporel est actuellement bien spar en neurologie de celui dimage ducorps, chacun renvoyant des reprsentations du corps distinctes. Ces reprsentations permettent,respectivement, chacun de nous dajuster automatiquement les mouvements de son corps sonespace et davoir de son corps dans lespace une reprsentation langagire. Le terme dimage du corpsreste galement employ en psychanalyse, mais avec une signification tout fait diffrente. Pour lapsychanalyse, limage du corps est un des registres de lidentit, et le rle primordial du regard delAutre dans lacquisition de cette identit apparat dans le terme dimage spculaire. Aprs avoirrepris lhistoire et les antcdents de ces diffrents termes, nous envisageons les implications enneurologie de la notion dimage spculaire. En effet, les pathologies neurologiques de la motricit etdu schma corporel ne sont pas sans consquences sur limage spculaire, ces consquences pouvant

    > Toute rfrence cet article doit porter mention : Limage du corps en neurologie : de la cnesthsie limagespculaire. Apports cliniques et thoriques de la psychanalyse. vol psychiatr. 2004 ; 69.

    * Auteur correspondant : Mme Catherine Morin.Adresse e-mail : [email protected] (C. Morin).

    Lvolution psychiatrique 69 (2004) 417430www.elsevier.com/locate/evopsy

    0014-3855/$ - see front matter 2004 Elsevier SAS. Tous droits rservs.doi:10.1016/j.evopsy.2003.10.002

  • aller jusqu une vritable dconstruction de cette image. Une telle lecture permet de reconnatre unecohrence et une logique certains symptmes pseudopsychiatriques des lsions hmisphriquesdroites. 2004 Elsevier SAS. Tous droits rservs.

    Abstract

    In neurology, the terms body schema and body image currently refer to two different bodyrepresentations. These representations are meant to allow humans individuals to automatically adjusttheir bodies to space in sensorimotor activities and also have a semantic knowledge of their bodiesand their bodyspace relationships. The term body image is also used in psychoanalysis, in a quitedifferent maner. From the psychoanalytical point of view, body image is one of the registers ofidentity and the Others regard plays a primordial role in the subjects acquisition of this identity. Thecrucial role of this gaze appears in the term specular image. After reminding the reader of history andthe predecessors of these terms, we consider the implications of the concept of specular image inneurology. We show that neurological pathology may have effects upon specular image, up to andincluding a disorganization of the structure of specular image when brain lesions affect body schema.This perspective permits to find out a coherence and a logic in some psychiatric-like symptoms ofright hemispheric brain lesions. 2004 Elsevier SAS. Tous droits rservs.

    Mots-cls : Image du corps ; Image spculaire ; Neurologie ; Psychanalyse ; Anosognosie

    Keywords: Body image; Specular Image; Neurology; Psychoanalysis; Anosognosia

    Image et corps sont des vocables du langage courant qui paraissent renvoyer chacun unsens reprable : qui prtendrait en effet ne pas savoir du tout ce quest une image ou cequest un corps ? Pourtant lassociation des deux termes dans lexpression image du corps,qui appartient la fois au langage de la neurologie, de la psychiatrie et celui de lapsychanalyse, prend bien des significations diffrentes selon lpoque, la discipline ou lesprsupposs thoriques des divers spcialistes qui lont employe ou lemploient. Aucunede ces significations spcialises nest directement rapportable lacception courante desdeux termes ainsi associs. Pour autant, aucune des disciplines concernes na tent deremplacer ces mots si courants par une expression plus technique. Cela indique bien, noussemble-t-il, quel point tout un chacun est concern par le problme de la reprsentation ducorps. Par ailleurs, la diversit de ses acceptions, tout comme la varit des champsscientifiques o est employe lexpression image du corps, indiquent aussi combien il estdifficile lintuition commune den rendre compte ou den prciser le sens. Nous souhai-tons examiner ici brivement lhistoire des thories qui ont voulu clairer les rapports entrecorps et subjectivit. Ce parcours nous fera rencontrer dautres concepts tels que cnesth-sie, schma corporel, et image spculaire. Notre propos nest pas ici pour autant celui delhistorien : il voudrait seulement tenter de prciser les antcdents de ces termes et leurporte respective. Tous survivent en effet aujourdhui avec des sortes de domaines rser-vs : au traitement de la douleur la cnesthsie [1], la neurologie limage et le schmacorporels [2,3], la psychanalyse limage spculaire, mais aussi, dans une autre acception

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  • que celle de la neurologie, limage du corps1 [5]. Par ailleurs, lexpression image du corpsse rencontre, le plus souvent pour faire rfrence lapparence physique, dans la littratureactuelle sur les troubles du comportement alimentaire [6] ou le handicap [7]. Pour notrepart, nous souhaitons montrer ici que la notion dimage spculaire, de par ce quelle permetdlaborer en clinique et en thorie [5,8], a dimportantes implications en neurologie. Nousles examinerons partir dune pratique en mdecine de radaptation, touchant les suitesdaccidents vasculaires crbraux (AVC) invalidants. En effet, cette pathologie affecte nonseulement le fonctionnement sensorimomoteur, mais aussi la reprsentation psychique ducorps et de lidentit, selon des formules associatives varies.

    Depuis Schilder [9], la diffrenciation entre schma corporel et image du corps est unthme rcurrent en neurologie, en psychologie et en psychanalyse. Chacun saccordedepuis Bonnier [10] et Head [11] sur une hypothse que lon peut rsumer comme suit : lecerveau, et plus particulrement lhmisphre droit, dispose dune reprsentation non-consciente du corps, le schma corporel, reprsentation qui permet un ajustement automa-tique de nos mouvements notre environnement spatial (pour ref. cf. [3]). En revanche, lesconcepts dsigns sous le terme dimage du corps ont beaucoup vari. En neurologie, ceterme renvoie actuellement des reprsentations verbales multiples du corps, de sesdiffrentes parties et de ses rapports spatiaux celui dautrui, reprsentations mises endfaut par certaines lsions hmisphriques gauches dans lautotopoagnosie [2]. Cest lapersistance de cette image verbale du corps que Gallagher et Cole [12] attribuent lespossibilits de compensation de dsaffrentations sensitives massives qui rendent inop-rant le schma corporel. Bien que ces auteurs reprennent aprs Dolto ([13], p. 7) ladistinction entre schma anonyme et image personnelle , ni schma ni image ne font,dans leurs acceptions actuelles, de vraie place la subjectivit, cest--dire au fait quelaction comme la reprsentation du corps engage ncessairement le dsir du sujet (cf. parexemple aussi [14]). Cest en reprenant lhistoire des thories modernes des rapports entrecorps et subjectivit, que lon trouve chez certains auteurs, sous diffrentes formes et enparticulier sous le terme dimage du corps, la rfrence une fonction spcifique de lareprsentation du corps dans lconomie subjective.

    1. Psychiatrie et neurologie : de la cnesthsie au schma corporel

    1.1. Cnesthsie

    On trouve dans un travail de Jean Starobinski [15] la description de linvention et de lapromotion de la cnesthsie par Hbner et Schiff (pour ref. cf. [15]) et du passage de lanotion de cnesthsie celle dimage du corps. sa premire apparition en 1794, le motcoenesthesis est ainsi dfini par Hbner : une sensibilit gnrale (Gemeingefhl), quireprsente lme ltat de son corps alors que la sensibilit la renseigne sur le mondeexterne et que le sens interne (inner Sinn) donne reprsentations, jugements, ides etconcepts . En 1873, Schiff explique comment se forme la cnesthsie :

    1 Lacan J. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle quelle nous est rvle danslexprience psychanalytique (1949). In : ([4] p. 93-100).

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  • Si par exemple, lirradiation (de lexcitation vers les centres) se dirige vers un centresensoriel, elle y veillera limage dune couleur dun son, dun objet ; une impressionauditive peut ainsi produire une sensation visuelle ou une impression auditive ou lesdeux en mme temps ; une telle sensation secondaire en produira son tour une tertiaireet ainsi de suite. De cette faon une seule sensation peut veiller une chane infinie desensations centrales dimages sensorielles et comme toute notre pense se meut dans detelles images ou plus exactement nest pas autre chose quune srie dimages centrales,cest--dire dexcitation de la terminaison centrale des nerfs sensitifs, il sensuit quunesensation peut produire une srie de penses qui, runies aux sensations primitives,doivent complter ou plutt constituer la cnesthsie .

    Cest dans la filiation de cette conception que Sglas2 attribue une responsabilitprimordiale aux troubles cnesthsiques dans la mlancolie : par suite des troubles quisurviennent dans le domaine des fonctions organiques au dbut de la mlancolie , crit-il, ltat cnesthsique normal, de bien-tre, produit par le consensus harmonique dessensations organiques fait place, une fois lquilibre rompu, un nouvel tat cnesthsiquepnible de malaise gnral et cet tat est une premire cause de la douleur morale . Demme, Dupr et Camus [17] dcrivent les cnestopathies, maladies de la cnesthsie :

    Nous proposons de dsigner sous le nom de cnestopathies les altrations de lasensibilit commune ou interne, cest--dire les troubles de ces sensations qui incessam-ment arrivent au cerveau de tous les points du corps et qui ltat normal ne simposent notre attention par aucun caractre particulier soit dans leur intensit soit dans leurmodalit. On sait de quelle importance est le domaine de la cnesthsie qui constitueau-dessous des champs de perception de la conscience le fondement primitif de notrepersonnalit .

    La vie psychique est ici vue comme un systme dinteractions entre le corps et le monde,tous deux sources de stimulations dont la combinaison constitue le psychisme.

    1.2. Schma corporel

    Cest Pierre Bonnier [10] qui ramne la reprsentation du corps vers celle dune forme.Il se demande de quelle fonction normale le vertige est le trouble, et nomme cette fonctionsens des attitudes. Cest dans ce cheminement quil introduit la notion de schma.

    Le sens des attitudes , crit-il, nous fournit la notion du lieu de chaque partie denous-mmes et forme la base de toute orientation, tant objective que subjective etpsychique. Il a pour objet la figuration topographique (rvgea) de notre moi. Jaigalement propos ce terme de schmatie pour le genre dimages fournies par ce sens.Le mot cnesthsie ne peut avoir de signification valable en physiologie et en psycho-logie car il ne comporte pas la notion de figuration topographique indispensable toutedfinition de corporalit .

    2 Sglas J. Mlancolies sans dlire (1895). In : [16] p. 282-295.

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  • Notons galement que Bonnier lie explicitement la reprsentation du corps et ce quilappelle le moi :

    une chose nacquiert dexistence relle pour nous que par lidentit des localisations deses divers aspects sensoriels ; la distribution topographique des choses de notre milieules unes par rapport aux autres et par rapport nous, qui permet lextriorisationsensorielle, cre la notion dobjectivit ; de mme la notion de subjectivit dpend de lalocalisation des choses en nous, et ces deux termes du moi et du non moi sont sortis desoprations les plus directes du sens des attitudes .

    Head [11] considre, pour sa part, les donnes posturales comme la base de la reprsen-tation du corps, et il le fait dans les termes suivants : il existe un standard postural auquelsont confrontes toutes les perceptions nouvelles. Cette conception, dans son esprit, estproche de la schmatie de Bonnier. partir de cette notion de schma, promuesparment par Head et par Bonnier, cest la forme qui a gagn. Cest un tournant crucial :cela veut dire que sinterpose entre le sujet et son corps une reprsentation inconscientemais organise de ce corps.

    2. Psychologie, neurologie, psychanalyse et image du corps : chemins croiss

    On peut dire quau cours des annes 1930, et dans la suite du fil que nous venonsdvoquer, la psychologie avec Wallon [18], la psychanalyse avec Schilder [9] et Lacan3, etla neurologie avec Lhermitte [19] vont se croiser sans se rencontrer.2.1. La notion du corps propre

    En 1931, Wallon montre Comment se dveloppe chez lenfant la notion du corpspropre [18]. Le corps est dabord trait par lenfant comme sil tait fait de partiesdistinctes, animes chacune dune vie personnelle : tel enfant peut ainsi offrir des morceauxde gteaux ses orteils. Entre six mois et deux ans, lenfant dcouvre son image dans lemiroir et, la diffrence du jeune chimpanz, il sy intresse de faon prolonge, mmeaprs en avoir constat le caractre fictif : il jubile devant son image. Il se retourne versladulte, qutant son assentiment devant cette image qui est la sienne. On notera ici quelenfant sidentifie la forme de son corps alors mme que son schma corporel au sens deHead [11] nest pas constitu, quil na pas la notion de la droite et de la gauche [20], et quilne saurait bien sr numrer les diverses parties du corps. Notons aussi que, si certainsauteurs insistent actuellement sur le possible caractre inn dune telle image [21,22], touscontinuent admettre que la reprsentation de notre corps se construit dune faon ou duneautre [23].2.2. Limage du corps

    En 1935, Schilder [9], neurologue et psychanalyste, introduit le terme dimage du corpset non de schma corporel. Il insiste sur lexistence dune image optique et non pas

    3 Lacan J. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle quelle nous est rvle danslexprience psychanalytique (1949). In : ([4] p. 93-100).

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  • posturale du corps, image laquelle la perception est rapporte. Plus gnralement pour lui, limage du corps humain cest limage de notre propre corps que nous formons dans notreesprit, autrement dit la faon dont notre corps nous apparat nous-mmes . De cetteimage, il donne une caractrisation ngative et rticente qui rsume cependant trs bien leproblme : image du corps est selon lui un terme bien fait pour montrer quil y a iciautre chose que sensation pure et simple, et autre chose quimagination : un apparatre soi-mme du corps, terme qui indique aussi que bien que passant par les sens ce nest pas lpure perception et bien que contenant des images mentales et des reprsentations ce nestpas l pure reprsentation . Comme on le sait, Schilder divise son grand ouvrage en troisparties. Ces trois parties correspondent aux trois ordres de faits dont il sut apercevoir quilsdevaient tous trois tre pris en compte pour un abord correct de limage du corps. Ces troisordres de faits sont par lui spcifis comme les fondements physiologiques, la structurelibidinale, et la sociologie de limage du corps. Dans les fondements physiologiques delimage du corps, nous retrouvons le corps de la neurologie. La structure libidinale delimage du corps sorganise autour des orifices du corps, cest--dire des zones rognesselon Freud [24], dont Schilder souligne la richesse dexpression symbolique ou imagi-naire. On doit en dduire que, pour lui, le reste du corps nest pas rogne, pas libidinalis :de fait, pour Schilder, la mconnaissance de lhmiplgie, comme le membre fantme desamputs, sont des formations psychognes lies au fait que la psych ne saurait admettre lemanque, il sagit de ce quil appelle le refoulement organique focalis . Ce refoulementorganique et le refoulement nvrotique, tout en tant diffrents, ont pour lui le mmemcanisme. Bien que peu claire, cette formulation nous intresse en ceci quelle poseimplicitement quune perte qui porte sur la matrise ou la reprsentation du corps naaucune spcificit particulire. Schilder psychanalyste, autrement dit, ne touche pas aucorps de la neurologie. On peut noter aussi que Freud, malgr sa formation neurologique etson attachement dfinir le narcissisme4, ne sest jamais vritablement intress aucaractre totalisant de la reprsentation intuitive de notre corps, non plus quaux patholo-gies neurologiques de cette reprsentation. En 1939, Jean Lhermitte publie Limage denotre corps [19]. Chacun de nous possde , crit-il, effleurant au seuil de saconscience, une image, un schma tridimensionnel de son corps ; cest grce lexistencede cette image de notre corps quil nous est possible de sentir, de percevoir, enfin dedvelopper notre action sur nous-mmes et sur le monde qui nous entoure . Il rappelle, partir des travaux de Wallon [18], que la connaissance de la forme du corps nest pas innemais acquise. Tout en affirmant que cette image est inscrite dans des structures crbrales,et en consacrant une grande part de son ouvrage son altration par les lsions crbrales,en particulier paritales droites, Lhermitte note : Il serait bien vain de chercher dcouvrirdans le systme nerveux un dispositif fixe et rigide comme soutien organique dune imagesi variable, si charge de sens et dhistoire que lest en ralit limage de notre corps . Lesdonnes modernes concernant la neuroanatomie complexe du physical self [22]confirment ce postulat de Lhermitte. On peut retenir de cette dfinition quil sagit duneforme, mais que cette forme, tant charge de sens et dhistoire ne saurait se rduire aumodle postural de Head [11]. En disant limage du corps charge de sens et dhistoire ,en dcrivant les asomatognosies gnralises de telle faon quil est facile dy

    4 Freud S. Pour introduire le narcissisme (1914). In : ([25]. p. 81-105).

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  • reconnatre aujourdhui des dpersonnalisations psychotiques, Lhermitte, contrairement Schilder [9], indique implicitement que limage du corps dans son ensemble, et non passeulement dans les zones rognes, peut tre considre comme libidinalise, cest--direnon rductible ce qui serait un simple donn perceptif.

    2.3. Limage spculaire

    2.3.1. Identification imaginaire et identification symboliqueEn 1949, dans Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle quelle

    nous est rvle dans lexprience psychanalytique 5, Lacan tablit de quelle faonlimage du corps peut tre charge de sens , selon lexpression de Lhermitte. Il le fait partir dune rinterprtation des observations de Wallon [18], en termes de passage duncorps morcel (tat rel) lidentification une image (virtuelle). Il souligne que cettephase du miroir est cruciale pour lidentification du sujet, cest--dire pour lacquisition dece que nous appelons une identit : le sujet sidentifie alors une image (identificationimaginaire). Cest limage dun corps complet, debout et unitaire et Lacan6, prcisant lestermes de moi idal et dIdal du moi chez Freud7 rapporte au moi idal cette formevirtuelle. Ladulte, auprs de lenfant, indique et reconnat ce corps pour tre celui de telenfant singulirement nomm : des mots, des lments symboliques lui sont attachs,ralisant une identification symbolique. Ces traits symboliques qui reprsentent le sujetdans lordre du langage caractrisent pour Lacan lIdal du moi freudien. Ainsi linfansdevient-il un sujet humain, reconnaissant son corps comme un, de forme semblable celuidautrui, tout en tant cependant son propre corps nomm, et inscrit par l-mme dans unefiliation et une appartenance sexuelle. Lintervention de cette identification symbolique,quentrine en principe le nom propre, est atteste par les pathologies o elle est en dfaut.Cest le cas des psychoses, en particulier dans les syndromes psychotiques de faussereconnaissance de Capgras et de Frgoli : au lieu de se rapporter aux varits de formesdune image singulire, le nom y est distinct de limage et produit une srie indfinie derduplications [5,8]. Cest la liaison complexe qui noue le corps rel, sa forme commeimage, et ce qui le dsigne dans lordre du langage, cest--dire dans lordre symbolique,que la psychanalyse donne le nom dimage spculaire8. De la neurologie, Lacan retient etle fait que limage est inscrite dans le cortex crbral, quil qualifie mme de miroirintraorganique 9, et la mconnaissance implique dans cette reconnaissance de la forme :mconnaissance de limmaturit relle (motrice, neurologique notamment) de lenfant austade du miroir, mconnaissance normale du fonctionnement rel du corps, voire de sonamputation relle, comme dans les cas de membre fantme [23]. Mais une autre mcon-naissance caractrise cette identification imaginaire : cest la mconnaissance de ce quelimage doit, ne serait-ce que du fait quelle est reconnue comme une, ses dterminations

    5 Lacan J. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle quelle nous est rvle danslexprience psychanalytique (1949). In : ([4] p. 93-100).

    6 Lacan J. Remarques sur le rapport de Daniel Lagache (1961). In: ([4] p. 647-84).7 Freud S. Le Moi et le a. (1923). In : [26] p. 177-234).8 Lacan J. Remarques sur le rapport de Daniel Lagache (1961). In : ([4] p. 647-84).9 Lacan J. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle quelle nous est rvle dans

    lexprience psychanalytique (1949). In : ([4] p. 93-100).

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  • symboliques. Cest l une premire diffrence importante entre limage spculaire etlimage du corps dans son acception neurologique actuelle, qui en fait une reprsentationseulement oprationnelle du corps.

    2.3.2. Image du corps et objetUne autre diffrence tout aussi importante tient au fait que le corps est libidinalis10 : il

    est investi narcissiquement, autrement dit, le sujet est capt par la forme de ce corps ; il estgalement, et simultanment, reprsent pour un autre, cest--dire quil est ncessaire-ment vcu bien ou mal comme objet de dsir pour autrui. Cest cela quun corpsreprsente fondamentalement, et qui par dfinition ne peut tre entirement rductible ausymbole ou limage : ce que je reprsente pour lautre, et pour le dsir de lautre, je nepeux en avoir la matrise ni la connaissance. Cest cela seul qui peut expliquer la brillanceou lattrait dun corps particulier parfois son propre corps aux yeux du sujet, alorsquil sagit primordialement dune forme standard. Si cette forme ne peut se rduire unstandard, non plus qu un simple objet de perception, cest quelle reprsente aussi leregard de lAutre, en tant que le sujet interroge ce regard, interroge ce en quoi il plat ou non lAutre, ce en quoi il rpond ou non la demande ou au dsir de lAutre. Cet x impalpable,cest ce que Lacan, nomme, la suite de Freud [24] mais de manire plus prcise enstructure, lobjet [27]. Les zones rognes sont les zones corporelles o prendra effet laperte de cet objet11 : la bouche (lieu de la demande de nourriture et damour), lil (lieu dudsir ou de la demande de lAutre, en tant quils passent par le regard), lanus (lieu de lademande de lAutre), loreille (lieu du dsir ou de la demande de lAutre, en tant quilspassent par la voix). Lobjet qui correspondrait ces dsirs ou ces demandes (objet quelon peut par commodit se reprsenter sous les espces du sein, de la voix, du regard, desfcs) est fondamentalement manquant. Cest ce manque que la psychanalyse dsigne sousle nom de castration12. Cest parce que cet objet manque limage que celle-ci peut prendreconsistance, et cest en tant que le corps visible chez nous ou chez autrui reprsente cemanque quil peut tre dsirable. La reprsentation symbolique de ce manque est le phalluscomme pur lment symbolique, cest--dire comme signifiant13. Par exemple, pour cequi nous intresse ici, la reprsentation du corps humain debout, rig, symtrique, droit, normal , est leffet dans le registre imaginaire de la mise en place de ce signifiant pour unsujet. En tous cas, il est essentiel de souligner que toute autre positivation de lobjetperdu a des effets dstructurants qui vont de l inquitante tranget freudienne14 ladpersonnalisation, en passant par toutes les varits du sentiment dtranget isoles par lapsychiatrie classique (pour ref., cf. [5]). On peut donc caractriser ainsi lapport spcifiquede la psychanalyse la question rebattue des rapports entre corps et psych : les principalescoordonnes constituant le sujet ne sont pas deux son corps et son psychisme, maistrois. Ces coordonnes sont : lobjet soit ce qui pose la question de sa valeur et de sonstatut au regard de lAutre, limage de son corps et les nominations qui le reprsentent

    10 Freud S. Pour introduire le narcissisme (1914). In : ([25]. p. 81-105).11 Lacan J. Subversion du sujet et dialectique du dsir (1960). In : ([4] p. 793-827).12 ibidem13 Lacan J. La signification du phallus (1958). In : [4] p. 685-6.14 Freud S. Linquitante tranget (1919). In : [28] p. 208-63.

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  • dans lordre symbolique. Dans les Remarques sur le rapport de Daniel Lagache 15,Lacan soutient que le parcours dune psychanalyse, en amenant le sujet sapprhender dulieu de lAutre, peut lui faire apercevoir un moment cette triplicit.

    Nous voudrions soutenir ici que la notion dimage spculaire permet de penser de faonconomique et cohrente les divers troubles de lidentit observs soit en neurologie, soiten psychiatrie. En effet, lun dentre nous a pu [5], en utilisant comme grille de lecture lesdivers registres de limage spculaire, ramener les diverses formes des troubles psychiatri-ques de lidentification aux avatars dune structure commune, reprable dans toute psy-chose16 [8] : la dsintrication de limage et du nom, corrlative de la venue au premier plande lobjet positiv. Utilisant la mme grille pour lire les observations neurologiquesclassiques de troubles de limage du corps [30], il avait suggr que la mme structurepouvait sy retrouver [5].

    3. Implications en neurologie

    Cest cette hypothse que nous voudrions ici mettre lpreuve, partir dobservationscliniques rcentes recueillies dans un service ddi la radaptation aprs hmiplgievasculaire. En effet, les conditions de cette radaptation permettent de recueillir et demettre en perspective un matriel clinique pertinent pour notre propos, du fait notammentde la dure dhospitalisation et des diverses relations transfrentielles instaures au coursde cette priode.

    La clinique de lhmiplgie vasculaire nous propose deux grands modes de perturba-tions subjectives : le premier est un mode non spcifique, induit par lhmiplgie en tant quehandicap moteur de survenue traumatique, et la notion dimage spculaire nous paratheuristique pour dcrire de faon prcise la dpression post-AVC. Nous envisagerons enparticulier les modalits du deuil dans cette pathologie. Le second mode, qui se situe horsde la problmatique du deuil, est celui dune vritable dconstruction de limage spcu-laire, spcifique de certaines localisations lsionnelles particulires, qui laisse apparatrecrment les rapports normalement masqus entre image du corps et objet. Cette secondeclinique nous permettra denvisager les apports de la psychanalyse la physiopathologie dela mconnaissance apparente de lhmiplgie dcrite par Babinski [31] sous le nomdanosognosie.

    3.1. Le handicap hmiplgique : un dsaccord entre les aspects imaginaireet symbolique de limage spculaire

    Tout handicap moteur altre la reprsentation que le sujet peut se faire de son identit etde son corps, en bousculant la matrise, la prestance, bref la valeur phallique de limagespculaire. Ceci dsaccorde les aspects imaginaires et symboliques de cette image et delidentit. Le rcit autobiographique dune femme cloue au lit dans son enfance par un malde Pott [32], illustre de faon saisissante un tel dsarrimage entre limage corporelle et les

    15 Lacan J. Remarques sur le rapport de Daniel Lagache (1961). In: ([4] p. 647-84).16 Czermak M. Signification psychanalytique du syndrome de Cotard. In : [29] p. 205-36.

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  • signifiants attachs lidal du moi : Quand je me levai enfin et que jeus rappris marcher, un jour je pris en main une glace et jallai vers un miroir en pied pour me regarder.(...) Tout se passa sans bruit sans cris, je nai pas hurl de rage quand je me suis vue, je mesuis senti abattue, cest tout. Cette personne dans le miroir, ce ne pouvait pas tre moi.Intrieurement, je me sentais quelquun dordinaire, en bonne sant, veinarde pas dutout comme celle du miroir, oh ! Non. Pourtant chaque fois que je me tournais vers le miroir,ctaient mes propres yeux qui me renvoyaient mon regard brlant de honte . De telsbouleversements sont habituellement rangs sous ltiquette de la dpression, du retentis-sement affectif du handicap, du deuil, termes dont la valeur descriptive nest pas ici endiscussion. Toutefois, il est lgitime de sinterroger sur les rapports prcis des symptmespsychologiques avec limage corporelle, dans la mesure o le corps lui-mme est altrdans ces pathologies. Les travaux de lune dentre nous, fonds sur une preuve dautopor-trait [33], montrent que limage du corps est bel et bien altre par toute hmiplgie. Deuxpoints sont souligner concernant les altrations observes : dune part, malgr lasymtriedu handicap hmiplgique, ce sont les deux mains, les deux pieds ou la bouche qui peuventtre omis ; dautre part, les autoportraits sont verticaux, que leurs auteurs soient ou noncapables de se tenir debout. La conservation de la valeur phallique (symtrie et verticalit)de limage corporelle montre bien en loccurrence la force de la mconnaissance attache lidentification imaginaire : le rel, la particularit de ce qui est perdu napparat pas, dumoins ce stade, sur le portrait. De plus, ces altrations ne sont pas spcifiques : ellespeuvent se voir non seulement dans dautres handicaps aux consquences corporellesdiffrentes (paraplgie) mais aussi chez des sujets normaux [34] et dans des circonstancestelles que le vieillissement ou la dpression [35]. Ceci montre que le corps, dans sa valeurreprsentative, intervient dans la symbolisation et limaginarisation de tout deuil ou detoute dpression. Surtout, ce type dautoportrait nous semble illustrer de faon ramasse lescaractristiques de la dpression normale des patients hmiplgiques dans les suitesimmdiates de lAVC : le manque des deux mains sy observe tout comme chez les sujetsnormaux, chez qui les liens de ces lacunes de la reprsentation avec la castration sontaudibles dans le discours [34]. Cest--dire que le sujet, comme dans tout deuil, estconfront une nouvelle version du deuil fondateur de la perte de lobjet. Si la reprsenta-tion en image fait apparatre les aspects non spcifiques du handicap hmiplgique, lediscours des patients sur leur maladie fait, lui, apparatre des traits spcifiques lhmipl-gie. En tudiant le maniement des sujets grammaticaux et des verbes, lune de nous aconstat [36] que les verbes connotant ltat, la maladie et la souffrance taient prfren-tiellement associs des sujets indtermins : Je suis surtout gne parce quon esttributaire de tous les siens , par exemple. Cette formulation, typique de lhmiplgie,diffre de celle des blesss mdullaires, o cest laction et non ltat qui semble faireproblme (exemple : Jai ma main droite qui fonctionne trs mal, je lutilise quand mmepour me nettoyer la figure, mais malheureusement y a des choses quon peut pas fairesoi-mme ).

    Ceci nous semble tmoigner dun dsaccord entre les registres imaginaire et symboliqueconcernant limage du corps : celui qui parle ne se reconnat pas dans son image altre parle handicap. Cette analyse se dmarque la fois de celles qui rduisent les difficults de cespatients une altration de lhumeur dorigine lsionnelle, crbrale [37] et de linterpr-tation purement psychologique en termes de dpression ractionnelle. Elle a des cons-

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  • quences trs importantes en mdecine de rducation, puisquelle dplace le souci thra-peutique de la question du traitement de la dpression celle du dialogue au jour le jour,dans le cadre des changes thrapeutiques, avec des patients dont lidentit est mise encause par la maladie.

    3.2. Lhmiplgie gauche et le syndrome hmisphrique droit : un dliement de limageet de lobjet

    Certaines lsions hmisphriques droites causent, en plus de lhmiplgie gauche, destroubles spcifiques de la reprsentation du corps [38] : asomatognosie (mconnaissance delhmicorps paralys), anosognosie (mconnaissance apparente de lhmiplgie gauche),hmingligence (troubles de lattention lhmi-espace gauche). Ces troubles dficitairesdu schma corporel saccompagnent parfois de symptmes productifs : assimilation desmembres paralyss un objet inanim, surnumraire ou encombrant, ou encore personni-fication des membres paralyss. Ltranget de ces manifestations frappe neurologues etpsychiatres, mais leur pathognie semble dfier la comprhension. Pour certains, cesdiscours sont des rationalisations [39] qui rpondraient au dficit traumatique du schmacorporel. Mais, ces productions, dans la mesure mme o elles nous introduisent dans ledomaine de ltrange, sont loppos de ce quon met ordinairement sous le terme derationalisation. Pour dautres, ce sont des productions totalement illogiques [40].Pourtant, elles sorganisent selon des structures et autour de thmes rcurrents dun patient lautre, avec, dans leur apparente diversit, une cohrence interne. Nous avons ainsi dcritplusieurs cas domins par la prsence chez les patients de proccupations orales. Cest ainsipar exemple quun patient prsentant une ngligence trs invalidante de lhmi-espacegauche dcrivait sa pathologie en termes de troubles de loralit [41]. Lune dentre nous[42] a galement rapport les cas de deux patients qui ne reconnaissaient pas leur maingauche paralyse pour leur et chez qui cette main tait nantie de qualits orales : lun de cespatients dune part personnifiait son bras gauche ( il a plus envie de travailler, il a pas tortil a trop travaill aussi, il voudrait sarrter, il est comme moi ), et dautre part dclara unjour quayant cru voir passer un bras gauche , il avait eu envie de le mordre . Lautre,pourtant droitier, gratifia son interlocutrice dun baisemain parce que je ne peux pas serrerla main et, avec la mme justification dessina des lvres ( un baiser ) ct de sonautoportrait. Par ailleurs, chez plusieurs patientes asomatognosiques et anosognosiques,nous avons observ la personnification du bras paralys sous la forme dune enfant [43].Lune de ces patientes, comme on lui demandait des nouvelles de ses enfants, secoua sonbras paralys en scriant : Mimi, dis bonjour . Cette patiente avait t un tempspersuade que son bras gauche tait celui de sa fille Mimi, rest coll aprs un clin , etdans le mme temps elle ne reconnaissait pas la vritable Mimi, disant ce nest pas mafille, a ! . Une autre sinventait un scnario, qui, disait-elle, la consolait, o son brasgauche tait une fille ne le jour de lAVC, reposant dans le berceau de laccoudoir dufauteuil roulant. Elle lui avait donn un nom : feuille , puisque, disait-elle en souriant, lesfeuilles reverdissent chaque printemps. On remarque dans ces cas, dune part un morcelle-ment de limage du corps (des lvres ct du visage), dautre part des traits voquant unobjet mort ou non-anim (fille-feuille), des parties du corps autonomises (un bras quipasse, un bras coll ) ou animes dune vie personnelle. Tous ces traits font partie de

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  • ceux qui pour Freud17 suscitent limpression d inquitante tranget , et pour Lacan [27]caractrisent la venue au premier plan de lobjet normalement refoul. On constate ainsi laconcomitance de latteinte du schma corporel et dune atteinte de limage du corps, aveclintrusion corrlative dans la ralit psychique du sujet dun objet qui devrait normalementmanquer, tre refoul, et pouvoir ce titre susciter le dsir.

    Cette clinique, la diffrence de celle du handicap hmiplgique, nest pas une cliniquedu deuil. Le cas de notre patiente console par la prsence de sa main-fille sans avoir tvraiment dprime est exemplaire. Ceci diffre fondamentalement du processus du deuil ole sujet est pour un temps, prcisment, inconsolable. Une formule dAbraham et Torok[44] nous parat pouvoir tre applique ces cas. Pour ces auteurs, le deuil normal est uneintrojection : introjecter, cest pour eux avaler la perte ; le deuil pathologique est uneincorporation : incorporer cest imaginer davaler ce qui est perdu . Cest pour ne pasavaler la perte crivent-ils, quon imagine davaler, davoir aval ce qui est perdu sousla forme dun objet . Cette formule ramasse a le mrite de bien souligner lantinomieentre deuil normal et conservation de lobjet. Dans le cas des bras-fille de nos patientes,lincorporation de lobjet signe bien labsence dintrojection au sens prcit, labsence desymbolisation de la perte, cest--dire labsence de deuil.

    Le problme de lanosognosie peut lui aussi tre clair partir des rapports entre objetet image. Nul ne peut discuter ltroite corrlation avec certaines localisations lsionnellesde cette mconnaissance apparente de lhmiplgie ou de ses consquences. En mmetemps, certains restent sensibles la dimension subjective de ce trouble [45,46]. Kaplan-Solms et Solms [46] y voient un processus de refoulement. Cette interprtation en termes denvrose nous semble en contradiction avec leurs propres observations et certaines de leursconsidrations sur le syndrome hmisphrique droit en tant quil comporte pour eux unedfaillance du processus de deuil et une rgression une libido narcissique . Weinstein[45] fait de lanosognosie lapanage de sujets la structure psychique rigide , incapablesdaccepter lchec. Dune faon moins psychologisante, et sans faire dhypothse sur lastructure prexistante des patients, nous pourrions dire que lanosognosie nest peut-trepas sans rapport avec ce quon pourrait appeler un trop dobjet . On aura par exemplenot dans le discours dune de nos patientes [43] le lien de lintrusion de lobjet dans lepsychisme avec la mconnaissance de la paralysie : nommer la main feuille (cf. supra)implique que la paralysie, tout comme la mort des feuilles en automne, nest pas dfinitive.Plus gnralement, on peut considrer que percevoir la ralit, cest reconnatre desstructures organises autour de labsence de lobjet. Ceci est vrai aussi bien des activitsperceptives que cognitives [8]. Tenir compte dune paralysie, avoir une reprsentationraliste de ses consquences suppose ds lors de pouvoir la rapporter limage virtuelledun corps symboliquement manquant. Cette image, on la vu, reste accessible aux patientshmiplgiques en labsence de troubles de limage du corps. En revanche, il est logique quela prsence intrusive de lobjet interdise certains patients de porter un regard raliste surleur situation. Cest ici une illustration de la distinction et de lincompatibilit entrereconnaissance de la ralit et identification de lobjet [8].

    17 Freud S. Linquitante tranget (1919). In : ([28] p. 208-63).

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  • 4. ConclusionEn un temps o se dveloppe la recherche pour localiser les bases neurales de la

    conscience de soi , ou en analyser le fonctionnement cognitif [47,48], il nest peut-tre pasinutile de rappeler que ce souci sinscrit dans un questionnement fort ancien sur la viepsychique et le corps, sans quaucune de ces disciplines ait pu rsoudre les apories quilcomporte. Cet chec ne tient pas, notre avis, linsuffisance qualitative ou quantitative desrecherches, mais lhtrognit des registres que les neurosciences prtendent abusive-ment unifier. En effet, le fonctionnement du cerveau dpend de la structure et de laphysiologie des neurones quil contient, alors que le fonctionnement psychique, lui, dpendde structures langagires, symboliques, extrieures aux cerveaux individuels. Mme si cesstructures ont des effets matriels sur les sujets, et donc des inscriptions crbrales, etmme si des lsions crbrales peuvent perturber le psychisme, il nen reste pas moins quecerveau et psychisme fonctionnent dans des registres diffrents. Les sciences du cerveaunont ainsi aucune vocation particulire clairer les mcanismes fondamentaux de lareprsentation de soi. Quant la neuropsychologie cognitive, la reprsentation des activitsmentales quelle utilise fait limpasse sur le dsir qui organise ces activits chez le sujetparlant. La psychanalyse montre au contraire comment toute reprsentation de soi supposela rfrence au dsir de lAutre, cest--dire un lieu la fois intime et extrieur au sujet. Laclinique des troubles neurologiques de limage du corps, comme celle des psychoses etmieux que celle de la nvrose, nous rvle justement, nous pensons lavoir montr, laprsence de lAutre au lieu mme o nous sommes intuitivement le plus persuads dtredes individus autonomes, savoir notre corps.

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    430 C. Morin, S. Thibierge / Lvolution psychiatrique 69 (2004) 417430

    L'image du corps en neurologie : de la cnesthsie l'image spculaire. Apports cliniques et thoriques de la psychanalyse Psychiatrie et neurologie : de la cnesthsie au schma corporelCnesthsieSchma corporel

    Psychologie, neurologie, psychanalyse et image du corps : chemins croissLa notion du corps propreL'image du corpsL'image spculaireIdentification imaginaire et identification symboliqueImage du corps et objet

    Implications en neurologieLe handicap hmiplgique : un dsaccord entre les aspects imaginaire et symbolique de l'image spculaireL'hmiplgie gauche et le syndrome hmisphrique droit : un dliement de l'image et de l'objet

    Conclusion

    Rfrences