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Camaguey.—Manzanilîo.—La Sierra Maestra.—Cabo Cruz et la centrale Pilon.—Santiago de Cuba. Déjeuner à l'américaine, grand luxe à Cuba. Ayant donné quelques sous au «sereno» (gardien) déguenillé qui, de son propre chef, a monté la garde auprès de notre auto durant la nuit ou sur les heures du matin, nous nous dirigeons vers Bayamo. Tout de suite, 1s long de la route, nous sommes intéressés par les grandes formations ajourées d'un magnifi- que arbre-parasol, le Samanea Saman, type détaché d'un grand 'genre (Pithecellobium) d'environ cent trente espèces de Légumineuses arborescentes, presque toutes néotropicales. (Fig. 20), Le «Saman» ou «Algarrobo» (1) est peut-être indigène, mais comme on le respecte dans les pâturages naturels ou artificiels, il se présente souvent, dans l'état présent d'hominisation de Cuba, avec un air domestiqué. Le Saman est aujourd'hui beaucoup planté dans las pays tropicaux des deux mondes, à cause d'une combinaison de qualités. La forme en parasol favorise l'extension dss branches au-dessus de la route, et lui fournit une ombre suffisante sans en empêcher l'assèchement ; les innombrables pinnules des feuilles composées brisent la violence de la pluie tropicale; les (1) « Algarrobo» s'applique, suivant les lieux, à divers arbres de la famille des Légumineuses (Samanea Saman, Hy menaça Coitrbaril, Albizzia Lebbeck, etc.)

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Camaguey.—Manzanilîo.—La Sierra Maestra.—Cabo Cruz

et la centrale Pilon.—Santiago de Cuba.

Déjeuner à l'américaine, grand luxe à Cuba. Ayantdonné quelques sous au «sereno» (gardien) déguenillé qui,de son propre chef, a monté la garde auprès de notre autodurant la nuit ou sur les heures du matin, nous nous dirigeonsvers Bayamo. Tout de suite, 1s long de la route, nous sommesintéressés par les grandes formations ajourées d'un magnifi-que arbre-parasol, le Samanea Saman, type détaché d'ungrand 'genre (Pithecellobium) d'environ cent trente espèces deLégumineuses arborescentes, presque toutes néotropicales.(Fig. 20),

Le «Saman» ou «Algarrobo» (1) est peut-être indigène,mais comme on le respecte dans les pâturages naturelsou artificiels, il se présente souvent, dans l'état présentd'hominisation de Cuba, avec un air domestiqué. Le Samanest aujourd'hui beaucoup planté dans las pays tropicaux desdeux mondes, à cause d'une combinaison de qualités. La formeen parasol favorise l'extension dss branches au-dessus de laroute, et lui fournit une ombre suffisante sans en empêcherl'assèchement ; les innombrables pinnules des feuillescomposées brisent la violence de la pluie tropicale; les

(1) « Algarrobo» s'applique, suivant les lieux, à divers arbres dela famille des Légumineuses (Samanea Saman, Hy menaça Coitrbaril,Albizzia Lebbeck, etc.)

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mouvements de veille et de sommeil favorisent la collectionde la rosée qui, au matin, asperge la route et abat lapoussière.

Les Samans.. géants et magnifiques, qui ouvrent ici leursparasols sur l'horizon bleu, sont dispersés en tirailleurs dansdes pâturages à Panicum maximum («Yerba de Guinea»}.Les fruits de cet arbre sont probablement disséminés parl'intestin des animaux domestiques, de la même façon qu'en

Fig. 20. — Surnagea Samctfi défeuillé, montrant le port caracté-ristique en parasol.

Afrique, les Acacias sont propagés par les herbivores de lagrande faune: Girafes, Antilopes, etc. Il y a une frappanteanalogie générale entre les savanes africaines du type naturelAcacia-Andropogon et ces savanes ou pâturages cubains dutype artificiel Samanea-Panicum. Même faciès général ;même relation complémentaire entre un tapis continu deGlumiflores et une formation clairsemée d'arbres légumineuxmicrophylles; même forme en parasol de la cime de cesarbres, forme qui semble marquer un plafond-limite.L'apparence extérieure des deux associations est la même,bien que les genres et les espèces qui les composent soient

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DANS L'ILE DE CUBA 43

différents. Convergence, vicariance écologique, manifestationextérieure d'identiques conditions d'équilibre.

Les Samans, particulièrement ceux c^ui sont morts etdont le squelette persiste longtemps, sont le plus souventcouverts de Broméliacées épiphytes. L'épiphytisme est icifavorisé par la microphyllie qui ne gêne pas notablement lapénétration de la lumière. Mais il est possible aussi que lesBroméliacées, à la longue, tuent leur hôte, et que leur abon-dance sur les arbres morts soit un chant de victoire.Entre les Samans, nous rencontrons des groupes d'unPalmier, l'Ac.rocomia armentalis, dont le tronc, lisse enapparence, porte aussi des Broméliacées épiphytes. De près,on se rend compte que les épines caulinaires sont d'invitantespatères où ces plantes pérégrines viennent s'accrocher. Laflore rudérale routière, c'est-à-dire la flore des talus secs,présente ici, entre autres espèces: Gomphrenci decumbens,Calopogoniv,m coeruleum. Euphorbia brasiliensis, Hyçtispeclinata: et bon nombre de Légumineuses, telles que:Crotdlaria reiusa, Bradburya virginiana. des Indigo fera. etc.

Le pays traversé ensuite présente des étendues plus oumoins considérables de forêt tropicale sèche. Les espèces sontnombreuses, et nous n'avons pas le loisir d'en faire l'inventai-re. Tirent l'oeil surtout, les beaux troncs rouges de l'Alma-cigo (Bursera, Simaruba), et les blanches masses fleuriesdu Calycophyllum candidissimum. (Fig. 21). Cet arbreconnu commercialement sous le nom de «Dagamé» mériteplus qu'une sèche mention, car il appartient à cette catégoriede plantes où la splendeur du coloris est assumée, non parles corolles qui sont petites et banales, mais par les spathes,bractées, sépales ou feuilles voisines de l'inflorescence. Dansla flore nord-américaine tempérée, certains Cornus (C. cerna-densis. C. suecica, C. florida, C. Nuttallii) nous en offrent denotables exemples. Mais les Bougainvilliers (Bougainvilleaspectabilis) et les Poinsettias (Euphorbia pulcherrima) sontles exemples les mieux connus. Chez le Calycophyllumcandidissimum. un sépale est très agrandi et complète-ment dépourvu de chlorophylle, et. à distance, on al'illusion de grandes fleurs blanches. Point n'est besoin

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d'insister sur l'intérêt théorique de ces modifications dontl'étude peut aider à élucider des questions telles que cellesde la nature de la fleur, et des modalités du métabolismefloral. Si la brillante coloration des Bougainvilliers et desPoinsettias indique une accumulation de réserves dans l'aurade ce foyer dynamique qu'est la fleur, les feuilles blanchesdu «Dagamé» et des plantes similaires semblent plutôttraduire un épuisement physiologique, une atrophie inhibitri-ce. action du foyer dynamique floral sur les chloroplastes.

Nous voici maintenant dans une savane à Copern/.ciaYarey et à Coccothrinax Mïraguama, avec, comme élémentsecondaire, une forme plutôt rabougrie du Brya Ebenus.

Dans le parler populaire cubain, le mot «Yarey» désignetout un groupe de Palmiers du genre Copernicia. La fibrerésistante des feuilles de certaines espèces, «qui plie et nerompt point», leur donne une grande valeur économique. Lesusages sont infinis: paniers, sandales, hamacs, et surtoutchapeaux. C'est principalement à propos des «Yareyes» et desPalmiers royaux que Frère LÉON, à la première ligne de l'unede ses classiques publications sur les Palmiers de Cuba, écrit:«Las Palmas, Principes del Reino Végétal, don excelso deDios à la humanitad!» (1), Le genre Copernicia est restétrès mal connu de la science, jusqu'à ce que BURRET (2) eûtdécrit tout un groupe d'espèces récoltées par EKMAN. LeCopernicia Yarey était l'une de ces espèces. Deux ans plustard Frère LKON (loc. cit.) publiait une révision des Coperniciacubains, décrivant quatorze espèces, variétés et hybridesnouveaux. Cinq ans après, il projetait un peu plus de lumièredans ce genre difficile, en réduisant certains binômes à lasynonymie, et en ajoutant quatre espèces et quelques variétésnouvelles (3). Ces études montrent entre autres choses,que dans l'état actuel de la science, le genre Copernicia a sonfoyer dans l'île de Cuba.

(1) LÉox, Hermano. Contribution al estudio de las Palmas deCuba. Rev. Soc. Geogr. Cuba. 4 (2) : p. 1 du tiré-à-part. 1931.

(2) BURRET, Max, Pulmae cvbenses et Domingenses, Kungl. SvenskaVetensk-Akad. Handl. III 6 (7) : 28 pp. 1929.

(8) LÉox, Hermano, Contribution al estudio de las Palmas de Cuba.Mem. Soc. Cub. Hist. Xat. 10 : 203-226. 1936.

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Plus loin, la savane à Palmiers devient plus densémentpeuplée. Au Coccothrinax Miraguama et au Copernicia Yarey.s'ajoute l'Acrocomia armentalis. Comme éléments secondaires?

nous notons une grande Graminée, le Rottboellia exaltata,mauvaise herbe des lieux humides, originaire de l'Asieorientale, une belle Lobéliacée vénéneuse, l'Isotoma longi-jlora. logée au fond des fossés avec VHyptis suavealens. Dans

ce district, quelques individus d'Anacardium occidentale(«Maranon») bordent la route. L'Anacardier, ou Cachou, n'e^tprobablement pas indigène ici; en tous cas il n'y a pas lamême importance que dans d'autres pays tropicaux, au Brésilpar exemple. Tout le monde connaît la singularité de cetteplante qui est d'avoir la «graine» en dehors du «fruit». Il estbien entendu que ce «fruit» qui a la forme d'une poire, n'enest pas un au sens morphologique du mot: ce n'est que lepédoncule hypertrophié de la «graine», celle-ci étant le véri-table fruit! Cette pseudo-poire a une saveur de pomme, mais

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elle empâte la bouche parce qu'elle est riche en tannin. Lesgraines d'Anacardier sont exportées en grande quantité et sevendent comme des arachides.

Nous sommes maintenant près de Bayamo.

—Holà! fait tout à coup Frère LÉON, nous voici dans uneformation de l'un de mes Palmiers, le Copernicia Baileyanaque j'ai dédié à mon ami BAILEY! Bien que, depuis plus dedeux siècles, l'on fasse ici des paniers et des chapeaux avecles feuilles de cette espèce, elle n'était pas encore connue dela science, il y a dix ans.

Le Copernicia Baileyana (1) est l'une des espèces lesplus répandues dans les provinces de Camagùey et d'Orienté.Elle atteint douze à quinze mètres de hauteur. La partiedorsale des gaines, sorte d'infra-pétiole persistant qui serabat sur le stipe, lui donne une apparence particulière. Lagrande abondance du Copernicia Baileyana entre Bayamo etHolguin frappe particulièrement, et plus encore le fait quecette abondance et l'absence corrélative du Palmier royalchange le mode de construction des habitations rurales. Pres-que plus de bohios de yagua, mais des bohios faits entièrementde limbes de Copernicia Baileyana. (Fig. 22).

Dans un espace humide, près de la route, en vue desgroupes de Copernicia Baileyana. croît une grande coloniede Sesbania Sesban. A cette saison, les tiges, qui ont de unà trois mètres, n'ont plus de feuilles, et les longues goussesétroites ne se distinguent guère des rameaux dont elles ontla couleur. Qhez les Légumineuses tropicales, le SesbaniaSesban représente un type biologique remarquable: annuel etherbacé, de taille relativement élevée, à feuillage vite décidupermettant la vie dans le même habitat d'autres plantes hélio-philes; photosynthèse exercée en partie par les tiges et lesgousses.

Bayamo. Des gens bien intentionnés veulent à tout prixnous vendre des poules vivantes et des billets de loterie: les

(1) LÉON, Hermano, Contribution al estudio de las Publias deCuba, Rev. Soc. Geogr. Cuba, 4 (2) : p. 22 du tiré-à-part. 1981.

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deux pôles de l'économie domestique à Cuba! Bien plusintéressants en vérité sont les jeunes gars bronzés qui nousoffrent des paniers, des mallettes, des bourses et des sandales,faits de.- feuilles du Copernicia Baileyana. Ces artisans domes-tiques déploient une grande Ingéniosité dans l'exécution deces travaux qui sortent souvent de la banalité.

Bayamo est un pays de grasses prairies où domine leGuazuma tomentosa. C'est là que nous laissons la routecentrale pour nous engager dans un chemin périlleusemcntraviné menant d'abord à Yara, puis à Manzanillo. Nous faisonsla plus grande partie de ce trajet de nuit, sans voir la magni-fique Sierra Maestra que nous longeons, ni le Pico Turquino,si célèbre parmi les botanistes. Nous sommes très inquiets dece qui peut advenir à une lourde auto, dans cette route quiressemble plutôt au lit d'un torrent de montagne. Enfin,voici la ville de Manzanillo adossée à une colline pittoresqueet baignant dans la mer Caraïbe. Nous allons goûter un reposbien mérité.

Nous déjeunons rapidement avec du «café con lèche»,qui pour des septentrionaux est plutôt un «lèche con café» tantla quantité de café est mesurée. Il faut insister pour fairerenverser les proportions. Mis au courant de nos projets devoyage, l'hôte nous conseille fortement de prendre unchauffeur qui connaît la route de Manzanillo à Pilon entraversant la Sierra Maestra. C'est ce que nous faisons.

Dès la sortie de la ville, par un chemin à peine tracé,l'intérêt devient subitement très grand. Le rideau se lèvesur un vaste bosquet de l'un des plus beaux Palmiers de Cuba,capable de rendre des points au Palmier royal lui-même,pour la puissance et la majesté. Il s'agit du Copernicia gigas,espèce décrite par EKMAN (1) sur un matériel trop jeune,et qui fut redécrite par Frère LKON (2), avec du matériel par-

(1) EKMAX, E. L. in EUIÎRET, MAX, Palmae citbenses et Domin-genres, Kungl. Svenska Vetensk.-Akad. Handl. III. 6 (7) : 28 pp. 192y.

(2) LÉON, Hermano, Contribucion al estudio de las PaL-mas deCuba. Rev. Soc. Geogr. Cuba, 4 (2) : p. 26 du tiré-à-part. 1931.

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fait, sous le nom de Copernicia excclsa, passé maintenant àla synonymie. Le Copernicia gioas est un endémique rare,dont la distribution ne s'étend que dans les provinces de SantaClara, Camagùey, et Oriente. L'espèce est apparemmentpolymorphe, présentant des variations assez considérablespour chacune des localités où elle a été signalée. Elle est net-tement côtière, et se plaît dans les terrains quaternaires humi-des, voire marécageux. Ici même, les Mangliers, (RhizophoraM angle), pénètrent largement dans la formation de Coper-nicia gigas. (Fig. 23 et 24).

Sous les grands chapiteaux vivants, s'accrochent les lon-gues tiges flexibles d'un cactus grimpant, le Selenicereusgrandtflorus, et au pied, surgissent parfois les cylindres char-nus d'un autre cactus, le Harrisia eriophora.

C'est un grand spectacle que celui de ces troncs droits,vigoureux, nets, couronnés d'une tête puissante: nef de cathé-drale, ombre et lumière jouant dans les vitraux mouvants despalmes, sur un parvis de terre rouge semé de fleurs! D'oùvient ce géant, effort suprême du genre, et cependant étroi-tement parqué en quelques lieux? Débris épargné d'un passéde conquête? Espèce qui a atteint son «plafond» et qui dis-paraît par sur-spécialisation? Ou bien nouveau venu issude quelque soudaine maturation protoplasmique, depuis lePléistocène, et se faisant lentement une place au soleil dsCuba?

Si nous n'étions pas aussi pressés, je m'attarderais bienici, niais dans sa tête blanche. Frère LÉON caresse tout unprogramme pour la journée, et il faut marcher. L'auto sefaufile à travers les colonnes des Copernicia, sort du bosquet,émerge au soleil, et retrouve le rivage de l'océan. Voici unbohio, et une haie vive de Moringa oleifera tout en fleur.C'est une Moringacée dont la gousse est triangulaireet triloculaire, de quoi embarrasser profondément monsieurle professeur, qui vient de donner à ses élèves les caractèresdes Dicotyles! Derrière la haie, un Coton sauvage arbustif, leGossypium barbadense, profile une fine architecture sur lebleu intense de la nier Caraïbe.

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DANS L'ÎLE DE CUBA 51

En côtoyant le rivage dans la zone des Palétuviers, oncroise des attelages de boeufs qui tirent ces charrettes à rouesénormes qu'une expérience séculaire a mises au point pourla récolte de la Canne à sucre. Celles-ci transportent duPalétuvier noir, Avicennia nitida. («Mangle prïeto»), destiné àla fabrication du charbon de bois. Ce Palétuvier a une vastedistribution américaine, depuis le sud-est des Etats-Unisjusqu'au Brésil et au Pérou. Il existe aus^i aux Iles Gala-pagos. Sans s'éloigner de l'eau bleue, le chemin sort de lazone des Palétuviers. Nous sommes près de Media Luna.

Copernicia gigas

Fig. 24. — Distribution du Copernicia pic/as. Palmier endémiquecubain.

entre les deux embouchures du Rio Tana. A droite, toujoursla mer Caraïbe, avec une flore littorale où l'on distingueYlpomaea Pes-caprae. le Comocladia dentata. et un boque-teau de Palmiers, de Coccothrinax. dont Frère LKON, qui flaireune espèce non décrite, fait une récolte complète et soignée.

Pour qui connaît les Coccothrinax de Cuba, cette espècese distingue de suite par ses gaines foliaires plissées et ter-minées en forme de langue allongée, particularité unique dansle genre. En plus de son inflorescence violette, de ses spathesétroitement acuminées, elle se sépare des espèces affines par

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sa ligule, intermédiaire entre celle du Coccoihrinax fragranset celle du Coccothrinax litoralis. Les feuilles sont souventvertes sur les deux faces; le revêtement blanchâtre de l'envers,quand il existe, est très fugace, ce en quoi cette espèce se dis-

Fig. 25. — Frère LÉON récoltant le type du Coccothrinax Victoi-iinà Media Luna, sur la mer Caraïbe.

tingue encore du Coccothrinax litoralis, où le revêtementargenté est dense, et très persistant. Par ailleurs, la facesupérieure des feuilles n'a pas l'éclat de celle du Coccothrinaxfragrans. Ce palmier nouveau des rivages ensoleillés de la mer

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BANS L'ILE DS CUBA 53

Caraïbe, a été décrit par Frère LÉON, sous le nom ds Cocco-thrinax Victorini. (1) (Fig. 25):

Le genre Coccothrinax est essentiellement antillais,avec une seule espèce extra-antillaise, le Coccothrinaxargentata. (2) Les espèces cubaines connues sont au nombrede vingt-et-une, dont treize décrites par Frère LÉON. Les tra-vaux de ce botaniste ont mis en "évidence le polymorphismeextrême du genre, et la très grande amplitude de variation deforme dans la feuille, l'inflorescence et la fleur. Un seultype, le Coccothrinax Miraguama, celui-là même récolté parde HUMBOLDT, peut être considéré comme généralisé, puis-

Coccothrinax

C. Victorini-

C. saxicolaC.&uricila.chii

Fig. 26.Cuba.

Distribution de quelques Coccothrinax endémiques de

qu'on le retrouve sur l'île entière. La plupart des espècessont des endémiques locaux. Frère LÉON a montré — et celaest très rassurant pour la valeur taxonomique de ses espèces— que les groupes, séparés sur la base morphologique, ontégalement une valeur géographique. Ainsi, le groupe desCernuae (sauf le C. Miraguama) est confiné dans la moitiéorientale de Cuba; le groupe des Curvatae est côtier; le groupe

(1) LÉON, Hermano, Contribution al estudïo de las Palmns deCuba. Mem. So3. Cub. Hist. Nat. 13 : 139. 1939.

(2) BAILEY, L. H,, Génies Herbarum 4 : 227. 1939.

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des Pauciramosae suit l'axe siliceux de l'île; le groupe desMultiramosae est réparti dans les trois grands systèmes damontagnes. (Fig. 26).

Ce polymorphisme et cet endémisme s'expliquent commeà l'ordinaire par l'effet, conjugué ou non, de diverses causes:variété des habitats (calcaire, magnésien, siliceux); antiquitéde ces habitats, qui n'ont pas subi de changement notable de-puis la deuxième moitié du Tertiaire; isolement; facteurs géné-tiques internes. Ajoutons à ces causes, les actions anthropogè-nes dont le dynamisme biologique commence à nous apparaîtreplus clairement. Cette action s'exerce notamment par laperturbation génétique consécutive aux mutilations (feux desavane, coupe systématique des feuilles pour usages textiles,etc.). A la lumière des études récentes de Frère LÉON, legenre Coccothrinax doit donc être ajouté à la liste des genresvivants qui à ce moment de l'histoire de la Terre sont enétat d'activation. produisant en tous sens de nouvelles formes.La plupart sont sans doute éliminées par la sélection naturelle,mais quelques-unes s'emboîtent dans le milieu, se fixent etconstituent des espèces stables.

On peut se demander pourquoi, dans un pays où nombrede botanistes éminents ont travaillé, tant d'espèces de Pal-miers étaient restées inconnues de la science. C'est que cesplantes sont extrêmement difficiles à étudier et rebutent lesbotanistes non résidents. Les types des herbiers anciens sontgénéralement inutilisables, car ils ne montrent pas les organesqui fournissent les bons caractères (gaines, ligules, infrutes-cences. etc.) et se bornent souvent à un fragment de feuille,un rameau d'une inflorescence, ou une infrutescence incom-plète. De plus, chez ces plantes mellifères, l'hybridation dueau transport du pollen d'une espèce à une autre espèce affinapar les abeilles et autres insectes, introduit un facteur trou-blant qui s'ajoute aux autres difficultés.

Déjà. Alexandre de HUMBOLDT, dans l'émerveillement oùle jetait la richesse de la flore des Palmiers néotropicaux,s'étonnait de cette carence de la taxonornie. Il écrivait, en1801: «Dans nos systèmes de végétaux, on connaît à peine,au moment où j'écris, quatorze à dix-huit espèces de Palmiers.

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scientifiquement décrites. La difficulté de se procurer desfleurs, de les atteindre, est en réalité plus grande qu'on nesaurait se l'imaginer... La plupart des Palmiers ne fleurissentqu'une fois par an, aux mois de janvier et février dans levoisinage de l'Equateur. Or, le voyageur est-il toujours librede s'arrêter, précisément durant ces mois, dans les régionsdes Palmiers? De plus, pour beaucoup d'espèces, la floraisondure un si petit nombre de jours, qu'on arrive presque cons-tamment trop tard... Puis, il faut songer combien il est ma-laisé d'atteindre les fleurs suspendues à des stipes hauts desoixante pieds et cuirassés de piquants, dans des forêts épais-ses ou sur des rives marécageuses... A la Havane, nous vîmes,au mois de janvier, tous les stipes de la «Palma real» cou-ronnés de fleurs d'un blanc de neige, près de la ville, sur lapromenade publique, et dans les champs voisins. Pendantbien des jours, c'est en vain que nous offrîmes, à tous lesgamins nègres que nous rencontrâmes dans les rues de .Réglaou de Guanabacoa, deux piastres, pour une seule spathe defleurs hermaphrodites. Sous les tropiques, l'homme ne s'as-sujettit à aucun travail pénible, à moins qu'il n'y soit forcépar un besoin extrême» (1). Ce texte de HUMBOLDT est trèsintéressant, et les doléances du grand naturaliste sont encored'une grande actualité.

La formation de Coccothrïnax Victorini était, nous l'avonsdit, tout près de Media Luna. Quelques tours de roue, etnous sommes dans la petite ville où le pourpre des Bougain-villiers dissimule, comme toujours, la pauvreté des maisons.Une tortilla, une tasse de café, et nous voilà en route peurla centrale Pilon, fabrique de sucre établie sur la côte sud-crientale, au-delà de la Sierra Maestra.

Par un chemin neuf bordé de l'Ipomaea arbustif (I.crassï-caulis) aux fleurs mauves, nous commençons à gravirla Sierra Maestra. Un cactus épiphyte, le Rhipsalis Cassutha,se montre sur un grand arbre. Plus loin, voici le Tourne-fortia hirsutissima. et une petite Cucurbitacée, le MomordicaCharantia grimpant sur des lianes. Sur les arbres, ça et là,

(1) HUMBOLDT, A. DE, Tableaux de la Nature, (Trad. Hoefer). 2 :135- 138. Paris 1851.

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56 ITINERAIRES BOTANIQUES

pendent les larges feuilles d'une massive Broméliacée épi-phyte, le Hohenbergia pendulijlora.

Le chemin passe dans une région où la chaine a trop peud'élévation pour que l'on puisse distinguer nettement unezonation verticale de la végétation. Lorsque l'on atteint laligne de partage des eaux, la vue s'élargît, et l'on peut aper-cevoir, tout en bas, dans l'angle du ravin de deux montagnes,un immense triangle vert: la plaine de Canne à sucre qui

Fig. 27. — Feuille et pousse terminale de Cecropia psltata.

alimente la centrale Pilon. Lss lignes sombres qui divisentle triangle sont des chemins bordés d'arbres.

Comme nous passons vite,— il nous faut être de bonneheure à la centrale, — nous n'avons que le temps de noterquelques éléments comme le Byrsonima crassijolia et le Bur-sera Simaruba; l'ubiquiste Cecropia peltata, bel arbre dela famille des Moracées dont les vastes feuilles palmilobées

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et riciniformes, argentées en dessous, sont souvent l'un deséléments essentiels du paysage cubain (Fig. 27) ; un grand ar-buste diffus à feuillage pubescent, le Solanum verbasctfolium,très répandu dans les Antilles, et qui se trouve même sur lesCayos de la Floride; le Capparïs cynophallophora arbre dontles fruits cylindriques—le nom spécifique l'indique—rappel-lent plus ou moins un pénis de chien.

La route, maintenant, redescend rapidement, et nousarrivons à la centrale vers quatre heures. Une centrale està la fois une usine, un village et un gouvernement-miniature.Il faut d'abord visiter l'alcade, Senor Vasquez, botaniste etnaturaliste à ses heures, grand collectionneur de caracoles(mollusques terrestres) et qui connaît bon nombre d'arbustesde la «manigua» (brousse) environnante. L'entrevue n'arien de très solennel. Pendant que nous causons assis devantle bureau de l'alcade, trois fiers-à-bras. — familiers ougardes-du-corps? — le poing sous le menton et le coudesur le bureau, nous dévisagent. Ici, on n'a pas le sens de laprivauté. Tout se traite, coram populo, et nul ne semblecroire que deux personnes puissent avoir quelque chose àse dire privément. L'administrateur, M. Buchanan, canadiend'origine, nous reçoit ensuite fort aimablement, et nous remetsymboliquement la clef de Pilon!

Tout cela a pris du temps, et pour les botanistes-photo-graphes, les dernières heures de lumière comptent double.Nous partons enfin, conduits par un nouveau guide, dépêchépar l'alcalde. Ce guide guide le premier, et il est, à son tour,guidé par un troisième. Ainsi dûment hiérarchisés, nousfaisons une promenade d'avant-souper, roulant à travers leschamps de Canne, sous les regards surpris de négrillons ter-reux et nus qui, de partout, semblent sortir de terre. Nousatteignons ainsi une large bande de taillis tropical qui bordela mer. Un mauvais chemin, rocheux, étroit, taillé à coupsde machete à travers la brousse épaisse, conduit au rivage.La lumière baisse, mais il est tout de même possible de fairequelques observations et quelques récoltes.

Voici une toute petite Passiflore (Passiflore multi-flora)sorte de fine liane. A côté du Gymnanlhes l^icida, croît le

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Canella Winterana «bon pour chauffer le ventre» et guérird'une forte indigestion; le Leptocereus sylvestris et les inévi-tables troncs fuligineux du Bursera Sirnaruba. Naturel-lement, il y a encore un Coccothrinax, et Frère LÉON, sanssouci de la nuit imminente et des plantes épineuses qui lui

Fig. 28. — Rameau fleuri de Clusia rosea. La fleur est d'un blanc

grattent les jambes, l'interroge sommairement à grands coupsde machete!

Et voici le Clusïa rosea. arbre épiphytïque de la familles desClusiacees, voisine des Hypéricacées. (Fig. 28). Dans toutes lesmontagnes de Cuba nous reverrons cet arbre extraordinaire,le «Cupey» des Cubains, le «Figuier maudit» des Antilles fran-

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Çaises. Ce nom lui vient de ce qu'il se comporte à la façon desFiguiers-étrangleurs. Une graine est portée par les oiseauxou autrement dans la fourche d'un arbre quelconque. Ellegerme, et bientôt un «arbuste» aux larges feuilles obovées,rigides et bleuâtres, est à cheval sur la branche. Il émet desracines aériennes nombreuses, qui descendent vers la terre,vont s'y enraciner, et dont les encorbellements ou les spiralesétranglent l'arbre et le font mourir. Mais la note caracté-ristique de ce taillis tropical sec est une formation serrée destroncs fins et blancs de YEugenia buxifolia, l'un des innom-brables représentants d'un grand genre tropical de Myrtacées.

En allant tourner l'auto sur le sable de la grève, je noteun très grand individu, quinze mètres au moins, du Coccoïobauvifera. arbre polygonacé caractéristique des bords de iamer dans la Floride et les Antilles.

Il fait nuit maintenant, et nos noirs guajiros porteursde machete et de pistolets ont maintenant l'air d'acteurs decinéma tournant une scène nocturne! Il est temps de revenirà la centrale. L'hôtellerie est quelque chose de vaste etde primitif: un long hangar de bois à deux étages. Au premier,sont les bureaux du maire et la buvette. Une vingtaine d'hom-mes de couleur, affalés autour des petites tables, boivent etjouent, le petit chapeau de paille sur la tête. C'est dans uncoin de cette pièce que nous soupons, assez bien, ma foi,d'«arroz con polio» (poule au riz) arrosé de bière. Puis, nousmontons au deuxième, vaste dortoir qui pourrait abriterdes centaines de voyageurs, legs du beau temps de la guerremondiale No. 1 et de la danse des millions. Nous sommes àpeu près seuls, sur le large balcon qui court tout le long dubâtiment. Les phalènes tournoient follement autour deslampes électriques. Des ombres traversent la cour, allantvers les petites cases de bois, toutes pareilles et sans carac-tère, qui composent le cvillage». On nous a conseillé de nousbarricader, car, arrivés en limousine, nous passons pour desmillionnaires, et on ne sait ce qui peut arriver. Le balconest soutenu par des colonnettes de bois, et il n'y a pas que lessinges qui grimpent. Pas plus impressionnés qu'il ne fautpar ces conseils, je juge cependant bon de cacher le porte-

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monnaie de l'expédition, histoire de faire une bonne blagueaux sympathiques voleurs éventuels. Mais la nuit se passebien, sous la surveillance de la pleine lune qui déplace lente-ment l'ombre des charrettes alignées parallèlement dans lacour.

Samedi, le 3] décembre 1938.

Sur le balcon, nous jouissons du frais matin et de lalumière qui vient subitement d'apparaître derrière la lignede Cocotiers du côté de la nier. Un grand réservoir métal-lique, et une antenne de radio. Plus loin, sur plusieurs rangs,une centaine de charrettes, de ces charrettes aux roues énor-mes du pays du sucre. Elles sont présentement au repos,mais les forgerons, déjà, frappent le fer. Car, dans quinzejours, la «Zafra» (récolte de la Canne) va commencer, et leslourds véhicules, tirés par les boeufs puissants, cahoterontsur le sol rouge.

Aujourd'hui, herborisation de gala. Vers huit heures,nous partons, flanqués de l'alcade, et d'un jeune guajiro àcheval, beau et fier comme Artaban. (Fig. 29). L'auto roule enmarge de champs de Canne, refaisant le chemin parcouruhier soir.

Halte! Voici des taillis où Frère LÉON et l'alcade se pré-sentent réciproquement des Rubiacées ligneuses intéressan-tes: le Randia aculeata ( =• R. mitis) et le Chiococca alba.La première est le «café cimarron» c'est-à-dire le Café sau-vage; la seconde est le «Bejuco de verraco», c'est-à-dire laLiane de verrat.

Un court sentier, à peine praticable pour l'auto, nousmène tout près de l'océan, dont nous ne sommes séparés quepar une lisière de végétation xérophytique, lisière épargnéeparce que le sol trop rocheux n'intéresse pas la Canne àsucre. Fort heureusement, car il n'y aurait plus rien!

Le botaniste qui arrive en ligne droite de l'Amériqueboréale, ne peut pas ne pas être intéressé ici par une Ana-

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Fig. 2r>. — Type de jniajiro (paysan cubain), employé de la cen-trale Pilon, et servant de guide aux botanistes.

cardiacée qui est, en quelque sorte, le vicariant toxicologiquetropical du Sumac toxique (Rhus Toxicodendron), le «PoisonIvy» des Américains, l'«Herbe à la puce» des Canadiens-

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français, et la terreur des uns et des autres. Il s'agit duComocladia dentata, l'un des terribles «Guaos» de Cuba. LeComocladia dentata dissimule sa férocité sous l'incontestablebeauté de son feuillage. Rien de plus gracieux que ce verti-

Fig. 30. — Sommité de Comocladia dentata ( « G u a o » ) , Anacar-diacée dont le toucher cause des dermatites fort douloureuses.

cille retombant de feuilles composées, luisantes, à folioles élé-gamment incisées. Comme si ce n'était pas assez du «guao»,voici maintenant un «Palo bronco» (Malpighia cnide), à fleursrosés, dont les longs poils géminés irritants sont aussi l'épou-

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vante des guajiros. Nous n'avons pas encore pénétré dans letaillis, et il y a déjà abondance de plantes: un Abutilonaromatique et un Crotalaria; un Bourreria et un Varronia;le Croton lucidus. (Fig. 30).

Un court sentier mène sur la lèvre de la falaise madré-porique d'où Ton a une vue magnifique sur les flots bleus.C'est la région du Cabo Cruz, et ces falaises, encore pratique-ment à l'état de nature, ont une flore très intéressantequi nous arrêtera plusieurs heures. La plante dominantesemble être ici le Croton lucidus. UErythroxylon rotundi--folium, arbuste microphylle du même type écologique que leBrya Ebenus et le Cameraria retusa. voisine avec un Casea-ria. L'Ateleia cubensis est une curieuse Légumineuse à gousseunisérninée, que les Cubains nomment «Mierda de gallina»(crotte de poule). Tout au travers de ces plantes arbustives,s'accroche une Graminée grimpante, le Lasiacis divaricata,dont les oiseaux mangent les graines. Cette espèce se retrouveau Mexique et dans l'Amérique centrale, mais non dans lesautres Antilles.

Une association très nette sur cette côte élevée est celledu Coccothrinax saxicola (Fig. 31), endémique local bien ca-ractérisé par ses très petits fruits et ses feuilles orbiculaires;d'un grand cactus, le Cephalocereus Brooksianus: du Grïmmeo-dendron eglandulosum: du Gymnanthes lucida («Aïte» ou«Yaiti»), Euphorbiacée dont le latex passe pour être caustiqueet vénéneux. Le Cephalocereus Brooksianus forme une sous-association avec une Rubiacée arbustive, l'Erithalis fruticosa.On peut ajouter à ces éléments principaux plusieurs autresécologiquernent secondaires. L'Opuntia Dellenïi. le pluscommun des cactus de Cuba, à ce moment porte ses beauxfruits d'un rouge violacé. Arbrisseau strictement mari-time, et remarquable par ses feuilles charnues linéaires,le Suriana maritima s'agrippe sur le rebord de la falaise etdans les anfractuosités. Sur le sol sec, les rosettes grisâtresde l'Heliotr opium sphaerococcum miment les Cerastium,Draba ou Antennaria des pareils habitats des régions boréales.Notons encore: Jacquemontia canescens et Corchorus hir-sutus; une Convolvulacée voisine des Ipomaea, Calonyctïon

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sp; le Stru-mpfia maritima. petite Rubiacée ligneuse trèsramifiée et à feuillage pubescent, croissant sur la rochemadreporique de la falaise; un Plumerla; un Cissus grimpant.

Fig. 3l. — Coccothrinax sv.jcicola. Palmier endémique local do lacôte sud-est de Cuba.

L'une des plantes les plus curieuses de ce littoral, au moinspour le botaniste boréal, est une Passiflore à très petitesfleurs (Passiflora suberosa), dont la souple tige est enveloppéed'un fourreau subéreux friable. Le Decodon verticillatus, del'Amérique orientale tempérée, présente le même phénomène,

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mais seulement dans la partie immergée des tiges. Les fineslianes du PassifZora suberosa sont, dit-on, employées pourla pèche. (Fig. 32). ^

Sur cette falaise nous récoltons encore le Croton myri-

cifolius et le rare Bouteloua juncea. Cette Graminée est iciassociée au Paspalum rupestre et au Paspaîum Blodgettii.

De la falaise, on descend jusqu'au niveau de la merpar un sentier qui chemine dans une forêt presque pure'de «Yaya» (Oxandra lanceolata,). Les feuilles de cetteAnnonacée sont luisantes, lancéolées, et l'écorce blanche des

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troncs fins donne une apparence particulière, et d'ailleurstypiquement tropicale, aux formations pures comme celleque nous avons sous les yeux. Ces formations sont des«yayales». Le nom vernaculaire «Yaya» est aussi employéà Saint-Domingue; pour les Haïtiens, l'Oxandra lanceolataest un «Bois de lance». Les clichés littéraires sur «la forêtombreuse», les «profondeurs sombres de la forêt», etc., ontété faits par des Européens pour l'Europe, et ne s'appliquentpas à la forêt tropicale, qui est plutôt claire, lumineuse.Comme la photosynthèse se fait d'un bout de l'année à l'autre,un petit nombre de feuilles suffit pour assurer cette fonction.La forêt tropicale n'est pas un temple à voûte élevée, ellene présente généralement pas cette zonation verticale si re-marquable dans la forêt tempérée. Les plantes luttent icipour l'espace plutôt que pour la lumière. De plus, les feuillessont souvent luisantes, et ont tendance à présenter leursbords plutôt que leur surface au soleil, protection efficacecontre un trop grand échauffement. Enfin, il est remarquableque, à l'instar des humains, qui, sous les tropiques, s'habillentde blanc, l'écorce des arbres est le plus souvent de couleurclaire.

Presque à portée du ressac, sous l'abri de la falaisede roches madréporiques, s'étend un tapis de cette psammo-phyte pantropicale, l'Ipomaea Pes-caprae. Le nom spécifiquefait allusion à la feuille érnarginée qui suggère l'empreintedu pied d'un animal. Mais quelle chèvre ce serait qui laisseraitde pareilles traces! Les tiges s'allongent sur le sol, produisentaux noeuds des pinceaux de racines, et peuvent ainsi atteindreune longueur de trente à quarante mètres. Les graines pou-vant survivre à une longue immersion dans l'eau de mer.cette plante est générale sur les côtes tropicales des deuxmondes. Ici, parmi les Ipomaea Pes-caprae, croissent desXanthium à larges feuilles apparemment analogues à ceuxde l'Amérique tempérée. Malgré l'attrait de tout cela, nousreprenons le chemin de la centrale. Le guajiro à cheval, quinous a suivis fidèlement en portant le cartable et autres im-pedimenta, nous quitte maintenant, et disparaît en caracolantà travers les champs de Canne.

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Pendant que nous dînons à l'hôtellerie, on nous apporte,soigneusement enveloppés dans des «vaguas» (gaines) dePalmier royal — c'est le papier d'emballage ordinaire par ici— de beaux et très complets spécimens de Zamia angusîifolia.

Fig. 33. — Zamia angustifolia, Cyeadacée endémique du Cubaoriental.

avec leurs rhizomes, et leurs strobiles mâles et femelles-Avant de dépouiller les plantes de leurs feuilles et de leursstrobiles, pour expédier les rhizomes au Jardin botanique deMontréal (Canada), et à celui de Soledad (Cuba), nous fai-sons une bonne série de photographies de détail, prenant pour

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fond le tronc lisse d'un Palmier royal. Comme le nom spéci-fique le laisse entrevoir, les feuilles pennées de cette belleCycadacée ont des segments étroits (larg. 3-7 mm.), mais pasaussi étroits cependant qu'une autre plante (Zamia multi-foliolata) que nous avons cherchée sans pouvoir la trouver,et dont les segments n'auraient, paraît-il, que 1.5 - 3 mm. delargeur. (Fig. 33 à 37 incl.).

CARAEIA (1) qui a beaucoup récolté les Zamia de Cubapour divers jardins botaniques, et qui a eu l'occasiond'observer les variations de ces plantes et leurs relationsgéographiques, a récemment publié des opinions assez radi-cales sur la taxonomie de ce genre.

Se basant sur la variabilité bien connue de ces plantes;sur leur condition dicline et leur anémophilie; sur l'hybri-dation probable dans un genre où toutes les espèces étudiéescytologiquement ont accusé le même nombre chromosomique,CARABIA rejette à la synonymie nombre de noms anciens etréduit tous les Zamia de Cuba au Z. pygmaea (Pinar del Rioet l'île des Pins), Z pumila (Cuba oriental et central), etZ. Guggenheimïana, nom nouveau pour désigner une espècesud-orientale (précisément celle dont il vient d'être questionà Pilon) a folioles étroites et nombreuses, et à cônes de cou-leur différente de celle des autres espèces («baya o Isabella»).

Il n'entre pas dans le cadre de ce travail de discuter lavaleur de cette solution par rapport à l'état de chose, évidem-ment peu satisfaisant, qui existait auparavant. Comme, dansle présent ouvrage, il s'agit surtout d'attirer l'attention surles formes diverses du Zamia qui peuvent se présenter sur leterrain, il nous paraît préférable, sans préjuger du fond dela question taxonomique, de retenir des catégories établiesqui nous permettent de parler des plantes que nous rencon-trons, en attendant que des cultures qui se poursuivent pré-sentement aient donné plus de lumière à ce sujet.

Il nous faut maintenant dire adieu à l'alcade et à l'ad-

(1) CARABIA, J.-P., Contribitcion.es al estudio de la flora cubana.Gymnospermae. The Caribbean Forester, 2 : 83 et seq. 1931.

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Fig. .34. — Za.tnia- angustifolia. Plante entière, mâle.

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Fig. 35. — Zamîa angustifolia. Plante entière, femelîe.

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Fig. 3G. — Zamia- angustifolia. Cône femelle.

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Fig. 37. — Zamin angustifolia, Cônes mâles.

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ministrateur de la centrale, et retraverser la Sierra MaestraCette traversée est courte, mais très pittoresque parendroits. Ce chemin est l'oeuvre, non pas du gouve-

PilonFig' 38-~Traversée de la Sierra Maestra, entre Manzanillo et

nement de la République, mais de l'administration de lacentrale Pilon. Les constructeurs ont dû faire des tranchéesconsidérables à travers des roches sédimentaires parfois tour-mentées et ployées. (Fig. 38).

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La végétation générale de cette portion de la SierraMaestra est celle de la forêt tropicale sèche. La Sierra, danscette région, nous l'avons dit plus haut, est trop basse pourque l'on puisse y distinguer des étages très nets. Les arbressont tassés les uns contre les autres, peu élevés, à troncsgénéralement tordus. Tous les verts y sont représentés, saufle vert Conifère. Le naturaliste allemand Konrad Guentherf l ) a fait remarquer le contraste qui existe, au point de vue

couleur, entre la forêt tempérée et la forêt tropicale. Vue enmasse, de l'extérieur, la première se présente comme unetoison laineuse, verte et continue, dont les ondulations sontmarquées par des ombres et des nuances transitionnelles. Cesont au vrai des couleurs d'aquarelle. La forêt tropicale nepeut être peinte qu'à l'huile: verts foncés, saturés, vigoureux,sans cesse coupés de vives lumières.

Durant cette traversée rapide, nous faisons quelquesphotos d'habitat du Vanilla Eggersiï, Orchidée grimpante àtiges légèrement charnues, du Philodendron lacerum, belleAracée épiphyte à feuilles profondément incisées, et duCecropia peltaîa. Il y a quelque chose de singulier dans cetarbre aux grandes feuilles lobées qui donnent l'impressiond'être enfarinées: s'il est là, on le voit avant tous les autres.

Tl appartient d'ailleurs au stade infantile de la reconstitutionde la forêt, car il ne peut supporter l'ombrage des autresarbres. Son héliophilie explique qu'il s'empare des clairièrescréées par la hache ou le feu. Il joue sous les tropiques lerôle écologique assumé par le Bouleau dans la forêt boréale,et ces deux arbres de lumière ont encore d'autres traits écolo-giques communs. En Haïti et dans les Antilles françaises, leCecropia pettata est le «Bois Trompette» ou «Bois Canon».A Cuba, c'est le «Yagrurna hembra» (Fig. 39).

La nuit nous prend en route, et c'est au clair de luneque nous retraversons le bosquet de Copernicia gigas, avantd'entrer à Manzanillo. Plus encore que le firmament diurne,le ciel velouté de la nuit est un fond somptueux pourles larges tètes de cet arbre de beauté.

(1) GUENTHER, K., A mtturalist in Brazil. (Original « Das AntlitzBrasiliens», 1927). Trad. Bernard Miall. p. 63 et seq. 1931.

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Fig. 39. — Jeunes individus de Cecropia peltata.

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Dimanche, le 1er janvier 1939.

Cela fait drôle de se souhaiter la bonne année à l'hôteldésert de Manzanillo, en avalant son café. Tous les nôtressont bien loin! Et puis, pas de neige! Tout à l'heure, avecles vendeurs de poules qui criaient: «Polios!», un orgue àvapeur est passé, éructant une musique de bouilloire, sansdoute pour annoncer la bonne année.

Nous allons à la messe, à huit heures. Presque pasd'hommes. C'est que l'on a festoyé durant la nuit. Peu defemmes aussi. De nombreux enfants, des fillettes surtout,nerveuses, graciles, petites négresses aux noires tignassesfrisottées, petites cubaines au teint chaud, coiffées de cettecharmante mantille noire, géniale de simplicité, qui fait detoute femme espagnole une reine en herbe! Ce petit mondeest fort excité, et cause sans façon. De temps en temps, lepadre clame: «Silencio!» sans grand succès, car qui, sinonDieu lui-même, peut calmer la rner, d'un mot?

Sermon. Le padre parle d'abondance. C'est l'Espagnolmelliflu, qui manie avec facilité une langue doucement sonore,comme mûrie au soleil. Il parle, comme tourne la roue d'unmoulin, et s'écoute un peu. En fin de sermon, il annonce auxenfants je ne sais trop quoi, où il est question, sans douteparce que c'est le premier jour de l'année, de «chocolaté conlèche!». Les yeux des petits brillent comme des escarboucles:ils deviennent subitement attentifs. Le prêtre qui a dit la messeregagne la sacristie. Explosion! Tous les enfants se remettentà piailler comme poussins en basse-cour. Et tout ce petit mon-de de se répandre dans le parc devant l'église, où un légersouffle matinal agite les palmes.

Nous quittons Manzanillo pour Bayamo, refaisant en sensinverse la course de l'autre soir sur le «camino malissimo».Le voyage de nuit ne permettait pas d'apercevoir les magni-fiques individus du Stercidia apetala qui bordent la routepresque sur tout le trajet, et dont les grandes feuilles lobéestendent, au soleil, à prendre une position de sommeil. A cette

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saison, les fruits sont mûrs, et en déhiscence. L'intérieur estgarni de poils raides et dorés, dont la signification écologique— si signification il y a—est à rechercher. Les graines restentattachées sur les bords étalés des carpelles ligneux, facileillustration de cette hypothèse homologique qui fait du carpelle

Fig. 40.— Fruits du Stcrculïa apétale en état de déhiscence.

une feuille composée dont les ovules sont les folioles. End'autres ternies les carpelles présentent chez les Sterculiaun aspect foliaire très net. La famille des Sterculiacées estau carrefour des Malvacées, des Moracées et des Euphorbia-cées. Son intérêt phylogénique est très grand. Ce grand arbre,qui appartient à la flore néotropicale, n'est cependant pasindigène à Cuba. (Fig. 40).

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78 ITINÉRAIRES BOTANIQUES

A Bayamo, il fait bon de reprendre le roulage facile dela route centrale pour filer rapidement sur Santiago. AuCollège de la Salle, nous retrouvons un ami canadien, etquelques professeurs qui ne sont pas encore rendus sur lamontagne pour les vacances de Noël.

Sur la côte sud de cette province d'Orienté, la chaleurest un peu plus forte qu'à l'autre extrémité de l'île. Nuitmauvaise passée à lutter contre les nombreux moustiqueshabiles à trouver le défaut de la cuirasse, — je veux dire dela moustiquaire. Pour aider à nous tenir éveillés, le partirévolutionnaire tient un meeting sous nos fenêtres, et tarddans la nuit, un juvénile orateur, grimpé sur une corni-che, éructe, sans se lasser, avec des gestes appropriés, des dis-cours incendiaires. Même à Cuba où fleurit l'oranger, tout lemonde n'est pas content'