Bye Bye Saint Eloi! Observations concernant le réquisitoire définitif du procureur de la République dans l’affaire dite « de Tarnac »

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  • Paris, le 8 juin 2015 lattention de Mme Jeanne Duye,Juge dinstruction4 Boulevard du Palais75001 Paris

    Bye-bye Saint-Eloi !

    Observations concernant le rquisitoire dfinitif du procureur de la Rpublique dans laffaire dite de Tarnac

    Par Christophe Becker, Mathieu Burnel, Julien Coupat, Bertrand Deveaud, Manon Glibert, Gabrielle Hallez, Elsa Hauck, Yildune Lvy, Benjamin Rosoux et Aria Thomas.

  • Ils veulent jouer un rle beaucoup plus important et plus direct dans la traque et la neutralisation du patron d'al-Qaida. Pour apporter la preuve de leurs comptences, ils laborent un plan d'une extrme audace qui vise enlever Oussama ben Laden au domicile de l'une de ses pouses, installe dans une ferme isole de la rgion de Tarnak, aux portes du dsert de Rigistan. () Des photos-satellites ont montr que de nombreux dignitaires d'al-Qaida ont lu domicile dans la ferme en question, Tarnak, avec femmes et enfants. Roland Jacquard, Atmane Tazaghart, Ben Laden, la destruction programme de l'Occident Or il faut que le jugement de ce crime si dtestable soit traict extraordinairement, et autrement que les autres crimes. Et qui voudroit garder ordre de droit et procdures ordinaires, il pervertiroit tout droit humain et divin. Jean Bodin, De la dmonomanie des sorciers Il faut cependant dire que linquisition a t un progrs, car plus personne ne pouvait tre jug sans inquisitio, cest--dire sans quil y ait eu un examen, une enqute. Cardinal Joseph Ratzinger, dclarations la chane ARD, le 3 mars 2005

  • Madame la Juge, Le parquet aura donc eu presque un an pour produire un torchon. Ce qui se prsente comme un rquisitoire n'est qu'un tissu d'inexactitudes opportunes, d'insinuations malveillantes, de psychologie de comptoir, d'oublis volontaires, de grossiers paralogismes enrichis d'inventions pures et simples. Il nous aurait plu de rpondre des charges avres, une argumentation serre, des dmonstrations impeccables ; ce ne sera pas pour cette fois. Il faut dire que, les lments charge tant dans cette procdure peu prs inexistants, le parquet s'est trouv contraint broder sur plus de 120 pages autour du nant et, ce faisant, taler la laideur de ses procds. On n'aura pas ici la cruaut de faire la liste des forfaits imaginaires que le parquet attribue gnreusement, en de de toute investigation, aux mis en examen et sur quoi il fonde ses accusations. Des profils, des personnages sont btis partir d'hypothses. On voque des sommes d'argent et des oprations qui n'ont jamais exist. On ne craint pas d'crire, quelques lignes de distance, que les mis en examen entendaient mener une vie communautaire coupe de la socit marchande et qu'ils tiennent l'unique magasin du village. Le reste est l'avenant.

    Nous ne sommes pas ici face un rquisitoire, mais une fiction. Tout le travail du parquet, semblable en cela ces enfants qui relient entre eux des points dans leur cahier de jeu jusqu' ce que cela dessine un dragon, aura consist relier entre eux, par le trait d'un mauvais rcit, des points rels, imaginaires ou faux, jusqu' miraculeusement obtenir le dessin qui avait t fait par la police ds le premier jour des arrestations, voire plus d'une anne avant dans son rapport confidentiel Du conflit anti-CPE la constitution d'un rseau prterroriste international : regards sur l'ultra-gauche franaise et europenne. On ne s'tonnera pas, ce point, que le travail de fiction du parquet s'appuie prfrentiellement, pour appuyer son triste polar antiterroriste, sur les deux lments du dossier qui ont le plus d'affinits avec le domaine de la littrature : le tmoignage sous X de Jean-Hugues Bourgeois et L'insurrection qui vient. S'il arrive que la trs bonne fiction parvienne rendre compte du rel d'une manire qui semble plus vraie que le rel lui-mme, il faut bien avouer que les parquetiers qui l'on doit ce rquisitoire sont d'excrables romanciers. Toutes les coutures se voient, le rcit ne tient pas, il se contredit en d'innombrables points, son tissu se dchire mme par endroits, tant il a fallu tordre les lments afin de les nouer ensemble. On ne nous prendra pas, nous, nous tonner de ce que le parquet mente dlibrment, tronque chaque lment d'enqute dont il se saisit, tente sciemment de salir les mis en examen, et occulte tout lment dcharge ; nous ne lui ferons pas grief de sa partialit bestiale et rituelle. Nous l'excusons, mme. Nous savons, nous, que c'est l sa faon de faire le Diable. Nous connaissons la Bible. Nous avons lu le Livre de Job. Et nous savons que tout ce qu'il y a de mauvais dans le parquet, et de mauvaiset assume, ne peut se comprendre sans la Bible, quel que soit le degr de prtendue lacit de la justice franaise. Ce n'est pas de sa faute elle si toutes les catgories du droit moderne sont des catgories thologiques scularises, provenant tantt du droit canon tantt du droit romain le droit romain, cette religion civile. La justice a seulement le tort de l'ignorer, ou de feindre de n'en rien savoir. Car ce qui se rejoue tristement chaque jour, dans chaque instruction, dans chaque rquisitoire, dans chaque tribunal o un pauvre hre comparat, c'est une scne biblique, celle prcisment du Livre de Job : l'humanit dchue, faible, faillible comparat devant Dieu-le-juge, et le Diable tente par tous les moyens en sa possession de convaincre celui-ci de l'imperfection de sa cration et de la flonie de sa crature. En accablant l'homme qui comparat, en le calomniant, en le tentant, en le tourmentant, en le faisant trbucher et si possible chuter sous les yeux de tous, le diable-procureur veut prouver Dieu que sa crature l'a reni. Ainsi, dans l'Ancien

  • Testament, si Dieu est dans la position du juge et l'humanit pcheresse dans le rle de l'accuse, c'est seulement parce que le Diable est dans le rle de l'accusateur public. Le sens technique de Satan en hbreu est littralement celui qui soutient l'accusation dans un procs . Diaballein signifie en grec : diviser, sparer, calomnier, jeter terre. Le Diable est celui qui calomnie, celui qui divise celui qui divise, d'abord, le crateur et sa crature. Nous savons que le parquet est diabolique, aussi nous ne nous offusquons pas qu'il nous calomnie, qu'il use de mensonge, de falsification, d'insinuation et de mauvaise foi. Il est ainsi dans son rle : chacun sait que le Diable ment sans vergogne. Le Diable ne se tient pas dans la vrit, parce qu'il n'y a pas de vrit en lui. Lorsqu'il profre le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est le menteur et le pre du mensonge. (Jean, chapitre 8, verset 44) Le seule chose qui est un peu nouvelle depuis la Bible dans les institutions pnales modernes, c'est que, l o la justice mdivale visait encore rgler des litiges, trancher des conflits entre deux parties, rparer des dommages, la justice royale a fini par inventer, en mme temps qu'elle adoptait le modle inquisitorial, la figure du procureur du Roi. Dsormais, un crime n'est plus seulement un dommage cr autrui et qu'il faut effacer, c'est avant tout une attaque contre l'ordre incarn par le roi, c'est une atteinte au pouvoir lui-mme. L'acte punissable n'est plus fondamentalement dommage mais infraction ; il porte atteinte au pouvoir, mme dans les cas o il ne porte atteinte personne. La premire, la plus gnrale, la plus constante victime du crime sera non plus le corps, les biens, l'honneur, les droits d'autrui, ce sera l'ordre (Michel Foucault, Thories et institutions pnales). Le passage de la monarchie la Rpublique ne changera absolument rien au modle inquisitorial de la justice franaise : on se contentera de remplacer ordre royal par ordre social et ordre divin par ordre naturel . Or ce qu'il y a d'essentiellement vici dans cette justice-l, dans votre justice, madame la Juge, c'est qu'ici le Roi pardon - l'tat est littralement juge et partie : le procureur nous accuse au nom de la Rpublique tandis que vous prtendez mener votre instruction, vous aussi, en son nom. Et ce vice est videmment lev au centuple en matire de terrorisme , puisqu'il y va de la sret de l'tat , n'est-ce pas ? Vous vous trouvez donc, madame la Juge, vous qui vous tes bien garde ce jour de faire le moindre acte d'instruction qui pourrait vous valoir les gros yeux de votre hirarchie, vous qui n'avez rien fait depuis le dpart du juge Fragnoli part repousser chaque demande d'acte de la dfense qui aurait pu mettre mal la construction dmente de votre prdcesseur, vous, donc, qui, par votre passivit calcule, avez valid les forfaitures de votre collgue tout en ne vous mouillant pas trop dans ce dossier si mal engag et si explosif ; vous vous trouvez, madame la Juge, en compagnie du Diable qui vous a susurr son rquisitoire l'oreille. Et vous tes videmment de mche. Vous travaillez pour le mme patron. Mais jusqu'o le laisserez-vous entrevoir ? Si vous vous posez la question, c'est en songeant votre petite carrire. Si tant d'observateurs se la posent aussi, c'est que l'Histoire n'est pas prte d'oublier votre nom, au cas o vous nous renverriez pour terrorisme . Le parquet s'tant lanc sur le terrain de la fiction, nous relevons crnement ce dfi, quand bien mme le code de procdure pnale ne nous allouerait que le dixime du temps dont le parquet a dispos pour produire le rsultat que l'on sait. Notre prose sera, esprons-le, la fois plus plaisante et plus vraisemblable que la sienne. Nous livrerons ici le roman vrai, quoiqu'invitablement lacunaire, de l'affaire de Tarnac. Un rcit qui rassemble l'essentiel des lments notre disposition afin de produire, enfin, une intelligibilit de la chose, et o il n'est pas ncessaire de forcer le rel pour le plier une construction prtablie. Comme dans un bon roman, les chapitres se suivront dans un dsordre qui n'est qu'apparent. Et puis, ce serait faire trop d'honneur notre matire que de la traiter avec ordre.

  • FRONTIRE Les frontires n'existent pas. Elles existent moins encore que tant de ces choses dont nous dissertons longueur de conversation et que nul n'a jamais vues : la socit, la France, le temps ou le concept de fleur. Il y a des mers, pour certaines presque infranchissables. Il y a des cols, des montagnes escarpes, des lacs dont les rives se perdent l'horizon, il y a des dserts aussi, toujours habits, trangement habits, les dserts ; il y a des langues et des histoires, des traditions et des liens de parent, d'amiti. Mais il n'y a pas de frontires. C'est pourquoi il faut un tel appareillage pour attester leur existence contre toute vidence. Des miradors, des barbels, des gurites et des passeports, des hommes en uniforme et dsormais aussi des scanners, des drones, des capteurs, des miracles de technologie infrarouge, des camras inventes juste pour les surveiller, les frontires ces fictions impratives. Nous sommes en 2008, en janvier 2008. Nul n'a encore entendu parler d'un certain Edward Snowden, mais chacun sait, ou du moins peut savoir, que depuis 2001 une gigantesque machine s'est mise en branle, l'chelle mondiale, pour mettre en fiche tout ce que la plante compte d'humanodes, et que ces fiches sont notamment biomtriques. On ne sait pas encore que la NSA absorbe chaque photo qui tourne sur l'internet pour mettre un nom, une identit sur chaque visage qui s'y fait voir. Mais on sait que le coeur de ce mouvement mondial est les tats-Unis d'Amrique. Nous sommes en 2008, Montral. Un ami de passage nous invite le suivre, justement, aux tats-Unis. Direction New York. Pas moyen d'ajouter nos empreintes aux fichiers impriaux. De livrer notre identit biomtrique la Machine, comme a, sans avoir tent de lui faire faux bond. La frontire entre le Canada et les tats-Unis : des milliers de kilomtres de forts et de lacs, de lacs et de forts. Il suffit de nager ou de marcher. Seul le premier pas cote. La frontire n'existe effectivement pas. Toute la plbe du monde sait que les frontires sont des mystifications, mme si l'on meurt parfois, ou l'on se fait coffrer, pour n'avoir pas respect la croyance gnrale. Un ami philosophe avait dj renonc donner des cours aux tats-Unis pour protester contre les fichiers amricains. Quelques kilomtres de marche en fort, par moins quinze degrs, et la preuve tait faite que ces fichiers n'taient pas une fatalit. Que nous n'avions pas nous soumettre au chantage biomtrique. Le jeu en valait la chandelle philosophique, et politique. Le voyage ne nous a pas dus. La lumire sans quivoque, le ciel immense, l'air ciselant de New York. Le pont de Brooklyn, malgr les branchs. Mais j'aime ce pont (de l tout est si beau et l'air est si pur) lorsqu'on y marche cela semble paisible mme avec toutes ces voitures qui vont comme des folles en dessous. , comme l'crivait Norma Jean. New York, on y croisait il y a un sicle un dserteur de dix-sept nations , nous nous serions bien passs d'y croiser un infiltr anglais travaillant pour les services secrets de pas moins de onze pays. Et de nous faire filer, de ce fait, par le FBI. Mais cela fait partie du voyage. Cela fait partie du jeu. Cela complique videmment le retour. Au retour, deux amis nous attendent dans l'unique bar d'un village, ct canadien. Un village de confins, dot pour seul commerce d'un General Store, un Magasin Gnral, a ne s'invente pas. Village de confin, village de contrebande certainement, il y a encore quelques annes de cela. Ceux qui habitent aux frontires savent, eux, que les frontires n'existent que pour ceux qui y croient. Un des amis va chercher nos bagages, alourdis de tout ce que nous avons trouv de l'Autre Ct. De la terrible littrature subversive . Assata d'Assata Shakur. Blood in my eyes de George Jackson. There where you are not sur Wittgenstein. Autonomia de Semiotext. Les affinits lectives de Goethe. Le deuxime reste avec nous. Nous jouons au billard, en attendant. En attendant, nous vidons nos poches dans le juke box. Ring of fire. I walk the line. Folsom prison blues. San Quentin. Tout Johnny

  • Cash y passe. Le barman et les gars au bar nous couvrent d'un regard bienveillant. Village de contrebandiers, musique de prisonnier. Sympathie muette, en de de tout langage. cette heure-l, en plein hiver, dans ce bar des confins, les clients inconnus doivent tre rares. Le temps se fait long. L'ami qui doit revenir ne revient pas. Quelque chose cloche, l'vidence. Un coup d'oeil au travers des carreaux de la porte d'entre laisse entrevoir une voiture blanche, qui passe l'allure de requin qui caractrise les bagnoles de flics en maraude. On laisse l'ami au billard et se planque dans les chiottes. Un par chiotte. Un chez les hommes, une chez les femmes. Tout est dans l'ordre. Les portes du bar claquent. Une minute plus tard, le barman entre dans les toilettes. Cela fait vingt ans que je tiens ce bar. Jamais les flics n'y ont mis les pieds. C'est pour vous. Restez-l jusqu' ce qu'ils soient partis. Je viendrai vous chercher. Attente. Minutes dilates comme des bronches en apne. Bruits assourdis. Frmissements chaque inspiration. Les portes claquent nouveau. Le barman revient. Ils ont embarqu votre ami. Ils vont revenir, c'est sr. Il faut trouver une solution. Un des gars du bar vient vers nous. Suivez-moi , nous dit-il sans un mot de plus. Nous le suivons, sans savoir o il nous mne. Au salut ou l'abattoir. Nous marchons dans les rues du bled en silence, comme si les flics nous piaient derrire chaque haie. Le gars ne dit rien. Il oblique sur la gauche vers une maison. Nous entrons. Voil. C'est ma maison. Je ne dors pas ici ce soir. Je ne veux pas savoir ce que vous avez fait. Votre chambre est au premier tage. La premire sur le palier, gauche. Fermez bien la porte en repartant. Bonne nuit. Village de confins. Village de contrebandiers. Solidarit pre et sans apprts de la plbe. Il y a encore des Justes sur cette terre. Ami, nous n'oublions pas ton nom. ternelle gratitude Johnny Cash.

  • UN SITU CHEZ LES FLICS Chacun sait quel fut longtemps le rle des Renseignements Gnraux en France : maintenir une connaissance et des connaissances au sein des milieux contestataires afin de faire en sorte que la menace qu'ils pourraient constituer demeure marginale. La Rpublique Franaise a fond sa lgitimit sur celle d'une rvolution survenue il y a plus de deux sicles, et presque immdiatement trahie. Elle ne perdure qu' condition de repousser jusqu' la fin des temps le retour de celle-ci - un peu comme l'glise catholique n'a de titre exister que tant qu'elle parvient retenir le retour du Christ. Certes, il y a bien des pisodes o tel ou tel membre des RG s'est laiss aller assassiner un gauchiste comme dans le cas de Pierre Goldmann, ainsi que l'a rcemment expliqu un des membres du commando , mais ce sont l des circonstances un peu exceptionnelles. Ces exceptions nous rappellent quand mme que les RG, dans leur forme moderne, descendent en droite ligne des Brigades Spciales qui, sous Vichy, avaient la charge de traquer les rsistants, notamment communistes, notamment non-aligns sur la ligne du Parti. Disons que, jusqu' ce que l'on entreprenne de les faire fusionner avec la DST, les RG se livraient essentiellement un travail quelque peu dsoeuvr et somptuaire de renseignement omnilatral, tous les chelons de la socit, avec un petit faible pour les gauchistes. Ainsi, le pouvoir en place tait-il compltement inform de tout ce qui se tramait sur son sol, des ragots de stars aux bisbilles entre militants. Cela se faisait au prix de petits scandales rguliers, mais au fond accepts de tous. La tradition franaise de la raison d'tat justifiait amplement quelques coups tordus, quelques coutes illgales. Et quiconque guignait le pouvoir n'imaginait pas que l'on puisse gouverner sans ce moyen souple, dfrent et utile ; pas mme Pierre Joxe. Le pouvoir a comme toute chose une face obscure, et par endroit le profil d'Yves Bertrand. Ainsi, ds avant 2002, la documentation spcialise contenait d'amples informations sur la plupart de ceux des mis en examen qui taient alors en ge d'tre l'objet de surveillance. Gabrielle Hallez, Benjamin Rosoux ou Julien Coupat avaient leur petite fiche tenue jour, utile tout hasard. On savait qu'ils avaient particip diverses manifestations et mouvements sociaux, qu'ils avaient ouvert des squats, qu'ils avaient mme des amis ici ou l. Le cas de Coupat en particulier intriguait : un fils de cadres de l'industrie pharmaceutique, frais moulu d'cole de commerce, passant sans transition, avec armes et bagages, dans l'aile situ de l'autonomie parisienne dcompose, voil qui n'tait pas courant. Trahir sa femme, son mari, ses amis, ses collgues, donne toujours prtexte d'intressants ragencements relationnels. Il y a toujours assez d'intresss pour relativiser la trahison, et la psychologie tient une batterie d'excuses toute prte destination de ceux qui ont alors besoin de se mentir. Mais trahir sa classe, voil qui est impardonnable ! Rallier l'ennemi avec tout le capital culturel que l'on a investi en vous, avec les langues que l'on vous a laiss apprendre, avec les aptitudes, le savoir et les moyens auxquels vous avez eu accs... Une telle flonie n'a pas de nom. Elle scandalise mme le parquet. Et le parquet veille. Imaginez combien de Marx il y aurait eu, si la terre avait compt de trop nombreux Engels. Il faut aussi dire que les parents Coupat travaillaient dans une de ces entreprises bien franaises que les services secrets de la Rpublique affectionnent ds lors qu'il s'agit de trouver une couverture pour ses agents l'tranger. On peut dire qu'aux postes o ils se trouvaient, ils taient mme cerns d'espions, ainsi qu'ils le comprirent plus tard. Trop tard. l'poque o Rosoux, Hallez et Coupat se voient gratifis, comme tant d'autres cette poque, de leur premiers signalements pour une occupation, la participation la lutte dans la valle d'Aspe ou au mouvement des chmeurs de 1998, une ombre rde autour d'eux dans la capitale. Il les observe de loin, par textes interposs. Cet tre superflu, d'une intriorit aussi noueuse et baroque,

  • qu'il est extrieurement insignifiant, prouve une passion brlante pour la littrature, particulirement celle du XIXe sicle. C'est un lecteur comme on n'en fait plus. Il est partag entre une passion de l'ordre toute ractionnaire et ce fait trbrant qu'en France la grande tradition littraire a partie lie avec la rvolution, qu'elle soit socialiste, communiste ou surraliste. C'est ainsi, au fil de ses lectures, qu'il a fini par tomber, comme tant d 'autres avant lui, dans les rets situationnistes - ce nid ftichistes, cette glu pour impuissants. Il y a l une prciosit qui est son got. Il apprcie plus particulirement la possibilit qu'offre une certaine idologie anti-industrielle issue du situationnisme de marquer envers le monde un dsaccord la fois massif et sans consquence. Il faut dire qu'en cette fin des annes 1990 le marigot post-situationniste parisien est en butte la pire des menaces : il se pourrait qu'un groupe de nouveaux venus, fruit d'une collision inattendue, dans un mouvement de chmeurs, entre un surgeon de l'autonomie italienne et l'hritage situationniste, soit en passe de s'affranchir du poids mort de celui-ci. Imaginez que vous avez perdu trente ans dans un panier crabe sans imagination et que soudain, un petit jeune survienne qui en sort d'un grand pas en vous rvlant qu'en fait la voie avait toujours t ouverte. Or c'tait ce pas que la revue Tiqqun, lie Coupat, avait entrepris de faire. Les tenants de l'orthodoxie situationniste en conurent une durable amertume ; y compris notre jeune paum, qui suivait avec passion ces dbats striles. Que des nouveaux venus, qui n'avaient mme pas pris le temps de sacrifier aux courtisaneries d'usage, mettent la prtention de retrouver prise sur leur temps, voil qui mritait le chtiment le plus cruel, et d'abord l'excommunication immdiate. Cela ira loin : en janvier 2008, une secte d'anti-industriels polytraumatiss suggrera carrment l'arrestation des supposs auteurs de l'Insurrection qui vient : sachant quil suffit de 27 mois aux Renseignements Gnraux pour radiquer les 150 rsistants des groupes arms parisiens ; et de 10 mois la 10me division parachutiste, pour liminer les 1500 militants du FLN algrois ; combien de temps faudrait-il, cinquante ans plus tard, la Direction du Renseignement Intrieur, au Raid et au GIGN, pour traiter, compte tenu de lavance des connaissances, les 50 illumins du Sentier Invisible ? (Pices et main d'oeuvre, Terreur et possession). Mais notre jeune homme va, en cette fin d'annes 1990, sur sa trentaine, et son me torture balance. Il ne peut dcemment devenir rvolutionnaire : ce serait comme se jeter dans le vide en laissant en haut de la falaise la moiti de son tre. D'anne en anne, sa fascination se mue en ressentiment. Il finit par har ceux qu'il voudrait aimer, mais qu'il ne peut rejoindre. Les oscillations de son me se font de plus en plus violentes mesure que s'impose l'amre ncessit de gagner sa vie, et donc de s'inscrire dans un ordre social auquel il se sent, depuis si longtemps, si tranger. Et comme seule une dcision brutale, voire absurde, peut mettre fin une situation de dtresse existentielle o tout parat justement si absurde, il dcide un jour de devenir flic. Mais pas n'importe quel flic, il postule pour la section contestation et violence des Renseignements Gnraux. Dans un monde livr au chaos capitaliste, les forces de l'ordre ne sont-elles pas le dernier refuge de ceux qui entendent sauver le monde ? Il avait en lui assez de dialectique pour s'en convaincre, et autour de lui trop peu d'amis pour l'en dissuader. Et dire vrai, que pouvait-il faire d'autre, dans la vie, avec son got de l'ordre et sa connaissance des mouvements rvolutionnaires, que de faire mtier de lutter contre eux, de lutter contre ses propres dmons. Et puis agent secret, quoi de moins romantique, mais quoi de plus romanesque ? Christian Bichet, car tel est le patronyme dont il est afflig, entre ainsi dans ce qui pour lui est un Graal. Quel situationniste n'a pas rv de tenir entre ses mains tremblantes le dossier de renseignement complet de Guy Debord ? Y accder ne tient qu' un petit renoncement subjectif : passer de l'autre ct du miroir de la rvolution. Mais l, il a accs tout, toute la documentation spcialise qui dnude son ancienne passion. Il a dsormais un bureau install devant le trou de

  • serrure o celle-ci se trouve enferme, dvtue. L, au mitan des annes 2000, il peut tre la fois le jeune fonctionnaire consciencieux, et passer ses journes lire, apprendre, tudier, faire des fiches des fiches, comme Debord justement. Lui qui aime tant savoir, pouvait-il rver mtier plus gratifiant que de produire du savoir stratgique pour l'tat, ce monstrueux appareil de connaissance ? Il met en fiches son vieil amour pour Tiqqun, dissque son style, ses ramifications, ses alentours. Il collectionne chaque ragot, chaque tmoignage de dixime main, se procure, telle une groupie, chaque production de chaque proche, mme momentan, de la revue. Ils ne sont pas nombreux en France ceux qui ont chez eux un vinyl de Burn, Hollywood, Burn, le groupe de punk hardcore de Mathieu Burnel quand il avait vingt ans. Benjamin, Artaud, Lukcs, Foucault, Agamben, Scholem, la kabbale, Otto Rhle et encore la kabbale, il se constitue au service, aux frais de la princesse, une bibliothque presque aussi tendue que celle de Tarnac ; et dcouvre dans la documentation dj accumule des perles dont il se dlecte. Christian Bichet est un homme heureux. La destruction de ce qui l'a tant fascin, de ces gens qui tentent de mettre leur vie en accord avec leurs ides, va tre son chef d'oeuvre. Il aura ainsi prouv a posteriori qu'il n'y avait d'autre issue que de vivre sa schizophrnie dans les rangs de la police. Il va en outre prendre sur lui de rgler les querelles de chapelle post-situ, mais depuis l'intrieur mme de l'appareil d'tat. Pour qu'il ne subsiste aucun doute l-dessus, il intitulera mme l'une de ses notes de service les plus vindicatives contre le groupe Coupat d'aprs le nom d'une brochure anti-industrielle : Dans le chaudron du ngatif. Pour arriver ses fins, il n'a pas besoin de se fatiguer : chaque procs-verbal de surveillance, chaque rcit de manifestation, chaque contrle de gendarmerie, chaque saisie, chaque coute illgale, atterrit sur son bureau. Qu'importe si les collgues du terrain mprisent les glandus de contestation et violence : entre eux, le mpris est rciproque. Il se met vivre par procuration, au travers des rapports qui lui arrivent ; et partout il discerne la marque nette, vidente du groupe Coupat . Il se procure le brouillon d'un texte peine dit en samizdat l'Appel qu'il conserve prcieusement, d'aucuns diraient : ftichistement. Les milieux gauchistes bruissant, comme tout village qui se respecte, de mille rumeurs - rumeurs qui finissent toujours tt ou tard aux oreilles de la police -, il ne tarde pas tre inform des bruits malveillants que tel ou tel groupuscule rival colporte sur Hallez, Coupat, Rosoux et consorts. La jalousie et la mdisance ne sont-elles pas l'alpha et l'omega de la vie des groupuscules ? Voire de tous les enferms volontaires ? Au reste, il suffit de suivre les commentaires que, sur Indymedia, ces anarcho-autonomes se balancent les uns contre les autres pour tre au parfum d' peu prs tout. Ajoutez un peu de trollage de-ci de-l, et il n'y a mme pas besoin d'infiltrer les runions pour obtenir depuis le service tout ce que l'on peut vouloir savoir, en particulier sur le groupe Coupat . Et en effet, conformment ce qui est crit dans l'Appel, ces gens sont en train de s'loigner de l'autonomie dcompose ; ils sont lasss, semble-t-il, de son ronron, de sa strilit, de son mauvais confort. Il semblerait mme qu'ils soient de plus en plus pisodiquement Paris et qu'ils entretiennent des rapports avec des gens de province, voire de pays trangers. Voil qui est inquitant : car un milieu radical est ais contrler il suffit de tendre l'oreille , et plus encore un milieu parisien : c'est si prs du bureau. Et puis, les radicaux parisiens ont longtemps entretenu un certain mpris de bon aloi, quasi-culturel, pour les radicaux de province. Si tous les ministres sont Paris, on ne voit pas pourquoi celui de la radicalit ferait exception. Nous sommes en 2004, l'poque de l'affaire AZF, ce groupe qui tenta, semble-t-il, de ranonner l'tat hauteur de plusieurs millions d'euros et qui correspondait avec le ministre de l'Intrieur dans les petites annonces de Libration sous le pseudonyme de mon gros loup . Les techniques qu'il met en uvre sont assez sophistiques, le style des lettres est soign et ne manque pas d'esprit, au mme titre que les lieux que choisit AZF pour donner rendez-vous aux policiers ou pour dposer des bombes dsamorces sous les lignes de train. Rapidement, au vu des lieux

  • concerns et du style crit, l'inspecteur Bichet se persuade tout seul que le groupe AZF ne peut en ralit qu'tre un groupe Coupat . Qu'en ralit tout dans AZF porte cette signature. Qu'il faut tre aveugle pour ne pas le voir. Il faut dire que le conspirationnisme fait partie de l'hritage empoisonn du situationnisme. Tout groupe actif et dtermin ne peut tre qu'une manation des services secrets. Comment, sans cela, les situationnistes auraient-ils pu donner pour rvolutionnaires leurs beuveries continuelles, leurs chicanes sans objet et leurs bavardages oiseux ? Mais Bichet est le seul au service avoir lu chaque ligne de Tiqqun, avoir vu le film Et la guerre est peine commence o un placard, un dtournement de Rimbaud, livre le sens ultime de l'acronyme AZF : Ce ne peut tre que la fin d'un monde, en avanant A Z = le monde, F = qui roule vers sa fin, et la flche qui souligne le sigle AZF et signifie en avanant . C'est pourtant si clair, et personne ne l'coute. Il y a mme un nom, en linguistique, pour dsigner cette figure de style : c'est un hyperchleuasme, une chose qui crve tellement les yeux que personne ne la voit. Au service, certains commencent penser que le collgue est en train de perdre un peu les pdales avec ses histoires de gauchistes kaballistes terroristes foucaldo-situationnistes. La direction, elle, ne voit pas d'un mauvais il le travail de Bichet. 2003 a vu un fort mouvement tudiant, notamment Rennes o habite Rosoux et o Coupat et Hallez semblent se rendre rgulirement. 2004, un mouvement lycen remuant. 2005 des meutes urbaines telles que les partisans de l'embrasement universel le fantasment autant que l'tat le cauchemarde. 2006 est l'anne du mouvement contre le CPE dont Rennes est nouveau l'picentre sismique. Nombre de graffitis laisss lors des soirs d'meute, Paris, Rennes, Rouen, Toulouse ou ailleurs, ne laissent aucun doute quant la prsence de tagueurs inspirs par l'Appel. Si le ministre de l'Intrieur Nicolas Sarkozy joue avec le feu du mouvement afin de damer le pion au premier ministre Dominique de Villepin, l'un comme l'autre tiennent juste titre les gauchistes du genre de Coupat et consorts pour des ennemis et ce mme lorsqu'ils collectionnent leurs crits dans leur bibliothque prive : l'Appel, Tiqqun 1 et 2 et l'Insurrection qui vient figuraient en bonne place, Drouot, lors de la vente l'encan de la bibliothque de l'ancien premier ministre. Il ne leur dplat pas d'tre aussi compltement renseigns que possible sur ceux qui les dfient dans la rue, en plein Paris. Et puis pour un gaulliste, des gens qui s'installent en Corrze, voire plus prcisment en Corrze du Nord dans ce canton communiste qui n'a jamais cess de rsister tant aux nazis qu'aux miliciens de Vichy, la guerre d'Algrie que plus tard l'offensive de Jacques Chirac , voil qui ne laisse d'tre inquitant. Aussi Christian Bichet, aid par les troubles du temps, peut-il continuer de se livrer, tous frais pays, sa passion exgtique perverse. Outrepassant son rle strict d'analyste pour contestation et violence , il se livre l'exercice d'une surveillance physique pisodique ponctue d'coutes qui ne donnent rien, puisque ces gens ne disent rien au tlphone que d'insignifiant. Il stationne ainsi des soires entires dans la rue qui dbouche sur le local parisien de la bande, observe et immortalise au tlobjectif la foule bigarre de ceux qui en sortent. Il voudrait y entrer l'air de rien, entamer une discussion philosophique sur tel ou tel point qui lui parat sujet caution, livrer sa critique lui des textes qu'il a lus, pouvoir enfin poser en fin connaisseur qu'il est devenu, dlivrer les bonnes et les mauvaises notes. Mais il doit rester dans sa voiture. Ou bien debout dans la rue, trois heures du matin, au cas o ces gens sortiraient de leur tanire pour commettre quelque mfait qu'il ne pourra de toute faon pas poursuivre : il ne fait que du renseignement pas du saute-dessus, c'est un intellectuel face de rat, pas un oprationnel au physique d'athlte. Puis il rentre chez lui, Rueil-Malmaison : il a pouss le vice jusqu' lire domicile dans la mme commune de la banlieue Ouest que les parents Coupat. Un crivain l'a un jour surnomme, cette banlieue, la baie du nant . Christian Bichet n'y dpare pas.

  • Avec ce mouvement contre le CPE qui a politis toute une gnration, Bichet se trouve au cur du maelstrm : non seulement ses sujets se sont montrs particulirement actifs lors de ce mouvement, mais de surcrot il y a une inquitude palpable du ct des politiques au sujet de cette nouvelle gnration. Les locaux parisiens des principaux partis n'ont cess, depuis le CPE, d'tre la cible d'attaques nocturnes agrmentes de tags peu amnes. Leurs derniers militants sont sur les dents. L'ide de dradicaliser cette gnration par l'antiterrorisme fait son chemin tant chez des anciens proches du SAC que de l'UNEF, dans les rseaux des marchands de scurit atlantistes qu'au niveau des instances les plus opaques de l'Union Europenne. Dans le mme temps, la vieille lubie de faire fusionner RG et DST, c'est--dire pour Squarcini, l'homme-lige de Sarkozy, de mettre la main sur ce vieux bastion rtif des RG, revient en force : fusionner renseignement et judiciaire, rendre le renseignement enfin productif en termes de procdures, d'arrestations, de condamnations, bref : produire du dtenu, quelle ide moderne ! Disposer comme les Amricains d'un FBI manoeuvrable souhait, ne reculant devant aucune commande politique, avoir en main un authentique instrument et non d'une maison , avec ses querelles de famille, sa gopolitique interne puisante et son improductivit crasse. Pour les RG en gnral, et pour Christian Bichet en particulier, cette rforme n'en est pas une : c'est un viol, un anantissement, la fin d'un monde. C'est tout un mode de vie, une faon d'apprhender le monde, de disserter, de fureter ici ou l, d'aller prendre des pots avec les syndicalistes, de passer des journes en vaines lectures, de travailler sans souci du rsultat, qui vont tre mis bas. Et comme le vieillard s'achemine vers sa fin en ressemblant toujours plus l'enfant qu'il fut, les RG retrouvent dans leurs derniers rles leurs premires amours, leur plus ancienne passion : la chasse l'ennemi intrieur, la traque au terroriste d'extrme-gauche. Dans leur lutte finale contre leur absorption par la DST, les RG jouent leur va-tout, et Christian Bichet est leur joker. Jol Bouchit, le patron des RG, accumule les bons points aux runions terro de la ministre de l'Intrieur, Michle Alliot-Marie. Cela fait des annes qu'ils travaillent sur ceux qui ont failli, une nuit de mars 2006, en plein mouvement contre le CPE, prendre d'assaut l'Assemble Nationale, puis le Snat, lors d'une manifestation nocturne de dizaines de milliers de personnes. Ceux qui deviendront, dans la phrasologie des RG, le noyau dur du dernier mouvement qui ait inquit l'tat, Bichet les connat comme s'il les avait fait. Le rapport Du mouvement contre le CPE la constitution d'un rseau pr-terroriste europen, est la dernire carte, dsespre, mlancolique de la DCRG pour dire l'tat son amour sens unique, pour se sauver d'une fusion-acquisition pure et simple par les rustres oprationnels de la DST dont Bernard Squarcini, demi-mafieux aux doigts boudins, courtisan obsquieux et retors, dit toute la dgotante volont d'arriver. Sans surprise, mis part les immanquables groupuscules trotskistes en instance de scission, la nouveaut du rapport est qu'il met au centre de la subversion en France le fameux groupe Coupat , tout droit sorti de l'affectivit contrarie de Christian Bichet. Parmi les neuf qui seront arrts le 11 novembre 2008, sept font partie du cur du groupe Coupat tel que compos ds 2007 par la tte folle de Bichet. Ce rapport sera d'ailleurs largement communiqu par la DCRI aux journalistes de confiance au moment des arrestations du 11 novembre 2008, avec ordre de ne pas le faire circuler, de le citer sans jamais le mentionner. Gageons qu'accuser le groupe Coupat d'une srie de sabotages ferroviaires tombait sous le sens : Bichet n'avait-il pas tabli son identit avec le groupe AZF, qui visait dj les lignes ferroviaires ? N'tait-ce pas pour acheter la ferme du Goutailloux que ces malins avaient tent de ponctionner quelques millions l'tat ? moins que ce ne soit l'inconscient historique des RG qui ait parl en ce dbut de novembre 2008 : le 21 octobre 1943, les Brigades Spciales prennent en filature, de l'Est parisien jusqu'en Seine-et-Marne, un autre type d' ennemi intrieur , des gens de la FTP-MOI, du groupe Manouchian comme disaient les RG de l'poque. Mais ce jour-l, les rsistants, particulirement mfiants, russirent

  • les semer et faire drailler dans la nuit un train de ravitaillement destination de l'Allemagne. a avait chauff au service ce jour-l ; il y avait eu du vilain. Le nouvel ennemi intrieur n'allait tout de mme pas leur faire le mme coup, 65 ans plus tard ! Certains ratages laissent de telles blessures qu'ils amnent des ratages plus grands encore. L'honneur, l'poque, avait t sauf : trois filatures historiques des RG avaient permis de dmanteler ces groupes de rsistants communistes non-aligns dont l'arrestation sera clbre avec toute la pompe mdiatique du moment. l'poque, on faisait mme des affiches pour ces occasions des affiches rouges. Les arrestations de Tarnac furent pour Christian Bichet, dans le domaine policier, ce qu'est une concrtisation en matire amoureuse. Un moment de folle joie, de joie divine. Il pouvait librement foltrer Tarnac de maison perquisitionne en maison perquisitionne, prlever les livres qu'il voulait dans la bibliothque commune, fouiller dans les affaires sans plus aucun souci de discrtion. Il tait chez lui dans la vie de ses victimes, pour un instant. Ses lucubrations taient dans tous les mdias, dans la prose de la SDAT, dans la bouche du procureur de Paris. Il tait partout, et il avait eu ceux qu'il voulait depuis si longtemps. Une sorte d'instant de triomphe dans une carrire de pervers narcissique , comme l'aurait diagnostiqu la psychologie managriale. Pour quelques jours, le monde concidait sans le savoir avec le cerveau malade de Christian Bichet ; ou plutt sa maladie tait devenue parfaitement fonctionnelle l'existence de la DCRI. Aussi Bichet ne pouvait-il pas ne pas contre-attaquer lorsque sa construction formidable commena de vaciller jusqu' finalement s'effondrer, lorsque l'on s'avisa dans les rdactions de journaux, dans les cafs et mme chez certains collgues, que cette affaire de Tarnac n'avait t que du vent. Il mit en place sept blogs sibyllins au sujet de l'affaire, mi-chemin entre l'rudition littraire et l'ultra-gauche historique. Il choisit comme pseudo Isoard est guri , mais rien n'tait moins sr. L'un des blogs portait en en-tte une photo arienne du domicile parisien de Coupat, avec une cible en incrustation sur la porte. Il batailla inlassablement sur Wikipedia pour dfendre ses thses dans les fiches en lien avec les mis en examen. Il allait sauver l'affaire du marasme, et il le ferait seul, s'il le fallait, tout comme il avait construit seul cette affaire. Encore aujourd'hui, en bas de la fiche groupe AZF , on trouve en lien, bizarrement, affaire de Tarnac . partir de ses adresses [email protected] et [email protected] , il contacta anonymement, en se faisant passer pour un proche des inculps, des dizaines de journalistes pour leur vendre sa thse Tarnac = AZF. Puis il se cra une adresses [email protected] avec laquelle il se mit en lien avec des criminologues critiques pour leur rvler, en tant que membre du groupe, la vrit sur l'ultra-gauche. Il faillit convaincre le juge Fragnoli de faire expertiser la voix de Gabrielle Hallez pour la comparer avec celle de la femme--la-cabine-tlphonique du groupe AZF ; la comparaison fut d'ailleurs faite, mais sans commission rogatoire ; et comme le rsultat tait ngatif, le juge n'eut pas s'exposer au ridicule de l'ordonner. Pour finir, comble de l'orgueil, il ouvrit un blog sur Mediapart pour rpondre au livre de David Dufresnes, Tarnac, Magasin gnral, qu'il trouvait plus qu'irritant, qu'il vivait mme comme une sorte de mise en cause personnelle ; et c'en tait une pour lui qui avait cr cette affaire de A Z, pour lui dont c'tait l'oeuvre. Mais Christian Bichet tait un RG l'ancienne, il ne savait pas effacer les mtadonnes des photos qu'il mettait sur ses blogs ; il ne savait pas utiliser de logiciel d'anonymisation ; partout il laissait des traces, comme un bleu. Ses batailles sur wikipedia, ses mails, ses blogs renvoyaient tous son bureau la DCRI, chez lui Rueil-Malmaison, ou sa maison de famille et de vacances, Toulouse. Peut-tre souhaitait-il, au fond, tre dmasqu. Ce serait une sorte de reconnaissance diffre et suicidaire. Il avait tant investi dans cette cration qui lui avait, la fin, compltement chapp, qui avait mme compltement drap. Un enfant, mme atteint de maladie orpheline, comment cesser de l'aimer lorsque c'est le vtre ? Dmasqu, Bichet tenta de dissuader les journalistes qui allaient

  • rvler son identit, ses manuvres, sa folie, en menaant de se suicider. Il tait, alors, comme une diva choue dans les services secrets, et dont tous les collgues se moquaient en douce. Quelle chute ! videmment, Christian Bichet ne se suicida pas ; il travailla quelques temps encore la DCRI, aux archives bien sr. On ne jugea mme pas bon de le virer : avec ses blogs, n'avait-il tout de mme pas tent de servir la Cause jusqu'au bout ? Christian Bichet est encore vivant. Le dernier homme est celui qui vivra le plus longtemps (Nietzsche).

  • UN VIOLEUR SCOTLAND YARD Parmi les onze propositions en matire de lgislation antiterroriste que la Commission Europenne fit l'automne 2001 en rponse au 11 septembre , dix taient dj l'tude avant l'attentat. L'attentat permit juste de les faire passer en douce , comme l'crit si joliment une conseillre du ministre du Commerce britannique dans un mail ses collgues le jour mme de la chute des tours jumelles. L'anctre de toutes les lgislations antiterroristes qui seront adoptes en rponse au 11 septembre est d'ailleurs britannique : c'est le Terrorism Act de 2000. Le terrorisme sera dsormais dfini par son intention de contraindre indment des pouvoirs publics ou une organisation internationale accomplir ou s'abstenir d'accomplir un acte quelconque , ou encore de gravement dstabiliser ou dtruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, conomiques ou sociales d'un pays ou une organisation internationale . Cette dfinition purement politique permettra tt ou tard de viser toute grve gnrale ou tout mouvement un peu trop dcid. Ce n'est pas sans raison, au reste, qu'elle est ne sur le sol anglais : dans les annes 1980, Margaret Thatcher n'avait-elle pas dj tent de traiter par l'antiterrorisme la grve des mineurs ? Mais la lgislation d'exception anglaise de 2000 n'est, pour une fois, pas dirige contre les Irlandais, mais contre les co-activistes. Depuis plusieurs annes, le gouvernement britannique est en butte un mouvement diffus, populaire et dtermin contre la construction de toutes sortes d'infrastructures superflues, principalement de routes ne servant qu' enrichir les btonneurs et de mines achevant de ravager ce qu'il reste de nature dans l'le. Le cur de ce mouvement qui recourt tant aux manifestations, aux free parties qu'au sabotage est compos de teufeurs et de militants cologistes radicaux. C'est eux que vise le Terrorism Act. Il faut dire que ces derniers ont le tort d'avoir en quelque sorte lanc le mouvement antiglobalisation en s'attaquant par milliers le 18 juin 1999 la City de Londres, lors d'un mmorable Carnival against Capital. Voil un crime qui ne peut rester impuni. Les routes, passe encore, mme le Prince Charles aime entendre gazouiller les msanges, mais la City, c'en est trop ! D'autant que l'on raconte que ce seraient ces mmes co-anarchistes qui auraient form et inspir le black bloc qui, quelques mois plus tard, bouleversera la donne politique mondiale Seattle. Une violente attaque antiterroriste contre le mouvement anglais s'ensuivit, qui prit la forme de procdures judiciaires bien sr, mais surtout d'une vaste opration d'infiltration ainsi que d'un lobbying mondial en faveur d'une radication de ces nouveaux militants anti-capitalistes, dont la persistance en pleine fin de l'Histoire faisait dcidment tache. Il faut aussi bien admettre qu'il y a beaucoup d'argent se faire dans la scurit, et que la Grande-Bretagne dispose dans ce domaine d'un avantage comptitif non ngligeable sur ses concurrents, voire de plusieurs longueurs d'avance. Il n'est ainsi pas exagr de dire que les lgislations antiterroristes qui se sont succdes depuis quinze ans, tout en feignant de viser on ne sait quel ennemi intrieur barbe, visent en ralit ceux qui, en Occident, n'ont pas renonc en finir avec une organisation capitaliste dont il est chaque jour un peu plus patent qu'elle mne le monde dans le mur tout en nous rservant d'ici l des existences inutilement pnibles. Ce qu'elles mettent en uvre n'est autre qu'une contre-rvolution prventive dont la matrice fut la lutte contre le mouvement antiglobalisation. Les bureaucrates de l'Union Europenne et leurs correspondants des multinationales n'ont particulirement pas apprci de voir la rue s'enflammer Prague en 2000, alors qu'ils s'y runissaient pour papoter et tranquillement gueuletonner. C'est tout le plaisir de vivre qui s'en va lorsqu'une effluve de gaz lacrymogne vient se mlanger la saveur du champagne. Sommes-nous ns pour vivre assigs par ces gueux masqus ? Puis vinrent Nice, et Thessalonique, et surtout Gnes, cauchemar,

  • cauchemar, cauchemar. Ah, vraiment, Talleyrand avait raison : Ceux qui n'ont pas connu l'Ancien Rgime ne pourront jamais savoir ce qu'tait la douceur de vivre . Ainsi donc, alors que l'on met en place le Systme d'Information Schengen afin de pouvoir, entre autres choses, bloquer les fauteurs de troubles aux frontires, on commence travailler une stratgie europenne pour en finir avec toute contestation trop virulente. Pas celle de la FNSEA, bien entendu. En cette anne 2003, un homme s'ennuie la Metropolitan Police de Londres. Il en a marre de chasser depuis presque dix ans les petits dealers dans la rue. Il rve d'aventure, comme tout le monde. Cet homme s'appelle Mark Kennedy. Et la Metropolitan Police songe justement monter une vaste quipe de James Bond crte de punk, de 007 de l'anarchie. Aprs tout, on est bien au pays de Chesterton et du Nomm Jeudi. Jusqu'ici, Mark Kennedy a toujours t le petit frre minable vivant dans l'ombre de son an, rebelle, dealer et un peu punk sur les bords, justement. C'est l'occasion de sa vie pour devenir ce qu'il n'a jamais pu tre : un hros, ou du moins pour tre pay jouer le hros pour le compte des services de renseignement. Mark se fait donc tatouer. Il s'approprie la biographie de son frangin, se met jouer de la guitare comme lui, se faire piercer, frquenter les milieux anars-colos, qu'il aura pour tche, dsormais, d'infiltrer. Dans son nouveau rle, tout lui sourit, en particulier les filles. Une premire dans sa vie de rat. Il n'est pas le seul accepter la dlicate mission de pntrer le mouvement par tous les moyens, en commenant par les relations amoureuses. Il sera finalement poursuivi pour viol en 2011, avec quatre autres de ses collgues, par une dizaine de leurs anciennes copines, mais nous n'en sommes pas encore l. Pour l'heure, il drague tout va, s'infiltre partout, participe aux camps, la baston avec les flics qui, un jour, lui brisent le dos, ignorant qu'ils avaient en ralit affaire un collgue. Ainsi, de blessure en histoire de cul, Mark Kennedy, devenu Mark Stone, gravit les chelons , comme on dit chez les flics. De plus en plus de gens le connaissent, lui font confiance. Si, au dbut de sa carrire de Stone, on se dfiait de lui, il fait maintenant partie du paysage. Il disparat rgulirement pour exercer, parat-il, son mtier de cordiste ou de photographe, c'est selon. Puis rapparat, toujours prt prter son gros 4x4 pour une action. Lors de ses absences, il va faire ses rapports au service, et rend visite sa femme, en Irlande, qui lve ses deux enfants en tenant un bouge misrable o les prolos du coin viennent se finir la pinte. Chaque retour la maison, chaque fois qu'il redevient le sinistre Mark Kennedy, lui est plus intolrable. Il pense ses copines, ses potes, ses actions, toute cette vie galopante, passionnante, pleine de gens qui l'aiment et qu'il trahit goulment. Alors, gnralement, il va aux putes pour calmer son anxit. D'anne en anne, il est le sige d'un divorce toujours plus prononc entre Mark Kennedy et Mark Stone. Cette vie tre pay pour faire la fte, lutter et faire la grasse mtine en bonne compagnie, il ne peut plus s'en passer. Or la vrit est que ce mouvement s'puise, que ces colos qui ne reprsentent aucune menace srieuse ne valent pas le cot faramineux de l'infiltration. Sa mission, et sa nouvelle vie, pourraient s'achever du jour au lendemain, s'il ne trouve pas un nouvel appt pour le chef. Or justement, au niveau des chefs et des chefs des chefs, carrment au niveau des instances informelles d'Europol, la lutte contre le mouvement antiglobalisation, ce mouvement crypto-terroriste, a toujours eu la cote. Le degr d'infiltration du mouvement colo-radical anglais est d'ailleurs devenu tellement haut que l'on se marche sur les pieds, on ne croise quasiment plus que des collgues. Il dcide donc, en accord avec les chefs et les chefs des chefs, de se lancer dans l'infiltration mondiale de ce mouvement et de ses dpendances. En plus, ce qui est bien avec l'international, c'est que les dfraiements sont bonnards et que tu peux raconter au patron toutes les sornettes que tu veux, il n'a aucun moyen de vrifier. Et puis, tu peux mme vendre certaines informations ton compte des botes trangres, personne le saura. T'es sur un bon terrain, l. Un terrain durable, et rentable. Valeureusement bless en 2005 dans la bataille de Gleneagles, un contre-sommet avort par les

  • attentats de Londres, Mark Stone/Kennedy se met promener ses tatouages et ses piercings dans les runions d'organisation des contre-sommets suivants. Lorsqu'il grille un collgue qui tente de venir sur son nouveau terrain, il ne craint pas de glisser l'oreille de tel ou tel gauchiste : Faites gaffe lui. Je le sens pas ce mec. Je parierais que c'est un flic. Et il faut bien dire que ces runions de prparation, si frquentes, si officielles mme quand elles ont lieu dans un squat, sont un repaire de flics. Chaque pays, presque chaque service, y envoie son reprsentant. Tout le malheur des mis en examen est d'y avoir mis les pieds une fois. Ensuite, ce fut comme le sparadrap du capitaine Haddock. partir de 2006, Mark Stone/Kennedy devient un authentique 007 plantaire. Il voyage de par le monde, travaille la fin pour onze services de renseignement diffrents, en plus de bosser pour sa propre bote prive. Heiligendamm en 2007, il parvient saborder deux ou trois actions insignifiantes, mais surtout il croise plus de militants du monde entier qu'il n'en a jamais croiss. Il fait fructifier son terrain. En Italie, il enjoint l'action tel ou tel groupe d'colos radicaux. En Islande, il lance quasiment lui tout seul l'activisme anarchiste. En Allemagne, il se la coule douce Berlin. De caf en caf, bavarder avec les militants locaux, qui ne disent de toute faon jamais rien de prcis. Ils sont prudents, les Allemands. En France, il participe des discussions politiques trs gnrales, en assemble ou en plus petit comit. Ici, personne ne le connat, donc personne ne lui fait confiance. Mais rentr au service, ou le soir quand il appelle son rfrent qui se trouve toujours une dizaine de kilomtres de lui avec une quipe, au cas o il faudrait l'exfiltrer prcipitamment avant qu'il ne se fasse dvorer par une horde de froces anarchistes, il faut bien qu'il vende sa vie d'oisivet rmunre au prix fort. Alors, il invente des bobards, il brode, il en rajoute. Il est au beau milieu du milieu du black bloc le plus enrag. Ils vont bientt passer l'acte, enfin pas tout de suite, mais ils ont des projets. Ils vont faire des trucs, c'est sr. Mais pour savoir quoi, il faut continuer, continuer voyager, boire, danser, baiser. Rien de tel pour choper de l'information que de choper des meufs, j'vous l'jure patron : telle tait la morale de flic de Kennedy ; et ce fut elle, finalement, qui le perdit. Dans les changes de gr gr entre services, changes qui se font plus souvent dans des bars La Haye que dans des bureaux climatiss, les bobards de Stone le violeur commencent filtrer. Mme si la coopration contre le mouvement antiglobalisation est de mise entre services europens, il est tout de mme humiliant pour un RG de recevoir des informations sur l'tat de la discussion politique entre militants franais par la Metropolitan Police de Londres. Mme si les Franais demandent bien aux Anglais de continuer les tenir informs, les inventions de Stone leur donnent srieusement les glandes. Ce n'est videmment pas par hasard que Stone, apprenant en janvier 2008 que Julien et Yildune se trouvent New York, y file dare-dare ; pas par hasard qu'il leur laisse son mail pour se voir ; pas par hasard, ensuite, que leurs bagages sont saisis la frontire canadienne, et que tout ce qui y figure est pluch mthodiquement. Ce n'est pas par hasard non plus que le chef de la police de New York, Kelly, qui a reu la Lgion d'Honneur de Nicolas Sarkozy par l'entremise de l'innarrable Alain Bauer, dclarera au lendemain de l'explosion d'une bombinette devant la porte du bureau de recrutement de l'arme amricaine Times Square qu'il connat les coupables, deux anarchistes trangers dont les bagages ont t saisis la frontire canadienne. Tout cela, c'est le fruit des inventions bien comprhensibles de Stone/Kennedy. Heureusement pour eux, Julien et Yildune taient de retour en France depuis un mois lorsque cette bombinette explosa. Imaginez que vous vous trouvez dans votre village du fin fond de la Corrze et que vous voyez la tl le chef de la police de New York vous dsigner, sans la moindre raison valable, comme l'auteur d'un attentat Times Square contre l'arme amricaine. Alors, votre sang se fige, votre vie s'arrte. La seule question qui demeure est : combien de temps me reste-t-il encore avant d'tre arrt ? Et que va-t-

  • on inventer me reprocher ? C'est videmment le moment o la France ouvre une instruction antiterroriste contre vous ; c'est bien le minimum : on ne peut pas dlocaliser tout le travail de fiction policire. Toute l'insistance du rquisitoire sur des affrontements internationaux auxquels les mis en examen n'ont pas particip, comme Thessalonique, voire sur des contre-sommets o ils n'ont mme pas mis les pieds, comme vian, ou plus comique, le travestissement d'une prise de parole dans un colloque de philosophie comme l'Isola San Giorgio (prise de parole qui figure, bien que tronque, dans les actes de ce colloque) en violence , la ridicule intention prte Julien Coupat de faire dgnrer un rassemblement de cent personnes cern de robocops devant l'Assemble nationale en secouant une barrire , mais surtout la place accorde la manifestation de Vichy en octobre 2008 contre un sommet des ministres de l'Intrieur europens au sujet de l'immigration organis en pure provocation par Brice Hortefeux Vichy, voil autant de traces du travail de construction politique de l'affaire, autant de traces de la lutte contre le mouvement antiglobalisation comme matrice de la lutte antiterroriste prsente. Kennedy a t dmasqu par sa propre copine en 2010. Il s'est repenti la tlvision de tout le mal qu'il avait fait , dans une pure mise en scne de repentir chrtien. Si la mythomanie de Kennedy est un fait avr outre-Manche o il a dclar peu prs tout et son contraire, c'est videmment parce qu'il avait pris l'habitude de mentir pour vivre depuis si longtemps qu'il a du mal admettre que cela ne marche plus. Mais le fait le plus amusant , c'est qu' prsent il porte plainte contre la Metropolitan Police pour ne pas lui avoir accord les soins psychologiques dont il avait besoin dans sa mission d'infiltration et, en particulier, de ne pas l'avoir aid ne pas tomber amoureux de ceux qu'il surveillait. Si l'affaire de Tarnac est effectivement une affaire de cingls, c'est qu'on trouve son origine, en dehors de constructions criminologiques et d'intrts politiques transparents, une densit anormalement haute d'agents frapps de conduites qui relvent trs nettement du psychiatrisable. Beau comme la rencontre fortuite la table de la section antiterroriste entre ce pervers de Bichet et ce porc de Kennedy.

  • REVE, ASCENSION SOCIALE ET CHANGEMENT DE CARRIERE: COMMENT ON DEVIENT FAUSSAIRE.

    Quelques vieilles cartes nationales didentit ne vous appartenant pas, un fer souder, une loupe, une version prime de photoshop et un diplme dinfographiste vieux de vingt ans ne peuvent pas suffire faire de vous un mis en examen pour falsification de documents administratifs ni faire de votre appartement une officine de fabrication de faux documents en relation avec une entreprise terroriste. Il faut en plus de cela quelques bonnes raisons: une distribution de vin chaud lors dune grve de cheminots. Une manif Vichy, contre un puant sommet sur limmigration. Un appartement frquent par la mouvance anarcho-autonome . Mais il faut aussi de mauvaises frquentations: Les blacks blocs europens ; un certain Julien Coupat, chef belliqueux au centre dun organigramme menaant, cerveau dun complot fantasm depuis une crypte, place Beauvau. Et puis que vaudrait un groupe terroriste aux liens internationaux, sans faux papiers ? Pour devenir un vrai Faussaire et vivre tous les privilges lis cette promotion, il faut galement un juge dinstruction besogneux, un rien menteur, ptri par un ressentiment darriviste. Haineux srement. cet homme qui nest rien, sajoute encore une cohorte dauxiliaires, moins bien pays, moins bien vtus que lui, un peu plus aigris et plus brutaux. Des fonctionnaires de la Sous-Direction Anti-Terroriste (SDAT), rtablissant lordre bni dans une France au bord du collapsus, tenant la menace en respect. Des fonctionnaires gays par la bonne ambiance des menottes, du shotgun et des sprays au poivre. Cest grce ce petit cnacle de nervis que jai t propuls Faussaire le 24 novembre 2009, cent quatre-vingt kilomtres-heure, sur lautoroute A20 entre Limoges et Paris. Vient donc le temps de la garde vue. Quelques dizaines dheures arythmiques entre les mains de limiers maniant le rapport dexpertise, la menace ou la cordialit intresse. En tant que Faussaire mis en examen, vous jouissez bien sr de privilges particuliers, qui rendent la situation presque confortable. Dabord, on se soucie de savoir-vivre: Elle ma trait de Btard! Manon ma trait de Btard devant les gosses! Eh Ben! Cest important lducation chez ces gens-l! (Un flic lambda son collgue, arme au poing mon domicile, tandis que je suis menott en caleon sur une chaise et que mes enfants descendent lescalier en compagnie de Manon dans ma direction.) Ensuite, entre deux bolinos, on prend soin de votre bien-tre: Vous allez rencontrer un mdecin, qui va vous examiner. Vous semblez en bonne sant, mais on ne sait jamais ce qui peut vous arriver. (Petite menace voile du juge Fragnoli pendant ma garde vue, se livrant sans retenue son dada, l'insinuation mesquine.) On vous amuse, avec de bons mots: tes-vous satisfait du systme politique dans lequel vous et moi vivons?

  • (Humoriste-en-chef Brangre H. lors dun interrogatoire o je suis menott au mur, Levallois-Perret) On parle littrature: Connaissez-vous la revue post post-situta post-si-tu-aaaa-tion-niste Tiqqun? (La mme, dcidment pleine de ressources.) On rve, tous ensemble: Ah l l! Mais non, on ta jamais mis sur coute! Tu connais pas le fonctionnement de la PJ! Ah! Jaimerais quon joue vis ma vie tu viendrais la PJ et moi, pendant ce temps, jirais vivre Tarnac! (Lieutenant Bruno M., le regard extasi, peu avant sa crise quotidienne de delirium tremens. Interrogatoire menott, Levallois-Perret. L, je suis vraiment inquiet.) Et puis on vous taquine! Ouais, ouais, cest a. Cest a, hein? Je dis rien, je suis un petit connard, je suis une petite merde. (Brigadier--vie Mickal B., Levallois-Perret, suotant virilement une Chupa-Chups au coca-cola.) En toute circonstance se dploie un amour du mtier: Comment! Vous refusez de faire signaliser vos empreintes digitales! Mais jai pourtant signalis les plus grands! Des hommes politiques! Mme des Ministres! (Un prpos la prise dempreintes, ple, suant et indign, Levallois-Perret) Un sens explosif du paradoxe: Quand vous sortirez dici, vous boirez sans doute un demi ou un caf en regardant les autres gens, qui ne savent pas ce quest la libert. Mais vous et moi nous le savons, car nous savons ce quest la privation de libert. (Un gendarme mobile lessiv, revenant dune mission en Guyane. Fin de ma garde vue, TGI, Paris.) Je ressors donc libre et sous contrle judiciaire aprs quatre-vingt heures et un passage express dans le bureau du juge dinstruction Thierry Fragnoli en compagnie de mon avocat. Presque un an plus tard, il ma reconvoqu. Dans son bureau, enfonc derrire des portillons de dtection et des camras de surveillance, il y a, fixe au mur, une horloge qui tourne lenvers. Il y a une carte du monde, pique de punaises rouges et noires figurant un tat-major plein de srieux. Et puis un classeur, dont la tranche est simplement barre du mot Turcs. Il y a un coffre-fort et des petits panonceaux aux phrases teintes dun humour de caserne. Dans ce bureau, le Juge vous installe dans votre nouvelle fonction de Faussaire en vous posant des questions tordues, pleines de tiroirs. Vous rpondez au Juge. Le Juge rpte vos rponses. La greffire crit ce que le Juge rpte, pas ce que vous dites. La greffire entend tout deux fois, parce quelle na le droit dcrire que ce qui sort de la bouche du Juge. La greffire, la nuit venue, doit faire de drles de rves. Finalement, ce qui est crit est crit. Vous voil prt pour ce nouveau rle pour lequel lantiterrorisme franais vous a taill un costard sur mesure. Quoique vous disiez, vous jouez la partition de votre propre culpabilit crite lavance par le Juge, dans son langage de Juge, avec ses petites insinuations vengeresses.

  • Quelques heures aprs mon interrogatoire qui aura dur quatre heures, dans le quartier du Marais, je suis en compagnie de Manon et Gabrielle. Nos contrles judiciaires respectifs nous interdisent en principe de nous frquenter. Passent devant nous, sans nous voir, deux hommes. Nous sommes en juillet, il fait chaud, leur dmarche est ralentie, nonchalante. Amuss, nous reconnaissons lun deux; cest Thierry Fragnoli.

  • UN JUGE INSTRUIT Dans son rquisitoire, le parquet semble nous reprocher le dpart de son vieil ami, Thierry Fragnoli. Soucieux de la bonne image de la galerie Saint-Eloi et de la srnit des dbats, il aurait choisi de se dessaisir. reint par une campagne publique de dnigrement, il aurait prfr la voie de la sagesse. demi-mot, le parquet dnonce une dfense terroriste responsable de lusure jusqu la corde de son pauvre ami le juge. Sil est vrai que nous avons publiquement soumis au Petit Robert le verbe fragnoler do dcouleraient le substantif fragnolage , ladjectif fragnolesque et lexpression argotique tes fragno ! , il fut seul responsable de sa propre ruine. Prenons un instant pour honorer la mmoire de feu M. Fragnoli. Ce fut presque par accident quil hrita un jour de novembre 2008 du dossier Tarnac . Depuis son arrive au ple antiterroriste, il stait fait une spcialit dincarcrer des kurdes sous divers prtextes, et principalement afin de complaire aux caprices de ses homologues turcs (avec un zle tel qu'il lui avait dj valu quelques articles de presse moqueurs). Ces jeunes gens qui aujourdhui se battent Koban contre ltat Islamique avec le soutien de la France, M. Fragnoli, en son temps, se faisait une gloire de leur pourrir la vie. Cest pas toujours simple, lantiterrorisme... Quoi quil en soit, le prsident du ple lui prtait de l quelques connaissances propos de lextrme-gauche. Peut-tre avait-il mme des notions de marxisme. Sur le moment, on considra presque cette attribution comme une rcompense, un cadeau. Aprs quatre jours de garde--vue et de fanfare, la France lunanimit, nous voyait dj sur le bcher. Notre petit Bruguire rpublicain navait plus qu foncer ! Il a fonc, et fait un vol plan. Ce que M. Fragnoli na jamais support, cest que nous ne le laissions pas simplement nous craser. Pch dorgueil et de carrire, il commit lerreur de faire de cette affaire, son affaire. Tous les journalistes sen souviennent, il ne manquait pas une occasion de les appeler pour leur soumettre telle ou telle petite mesquinerie sur nos vies personnelles. Il narrivait pas instruire, alors il tentait de nous salir. Il lui arrivait mme dtre pris de bouffes dlirantes, comme ce jour o il fut certain de dcouvrir derrire les dates des sabotages les signes cabalistiques dune rfrence la rvolution d'Octobre. Aucun doute, il montrerait au monde entier quavec son armada de policiers, il tait bien plus malin que nous. Il ne reculait dailleurs devant aucune vantardise ; un jour, il raconta un journaliste quil nous faisait signer nos propres procs-verbaux d'interrogatoire avec un stylo SNCF sans que nous n'y voyions goutte. Il est vrai que 'et t une bonne blague, si 'avait t vrai. Il nhsitait pas non plus se salir les mains. Toutes les bassesses taient bonnes pour nous empcher de nous dfendre, y compris refuser dallger notre contrle judiciaire afin que deux dentre nous puissent loger Paris lorsque leur fils dun an dut y subir une greffe de moelle osseuse. Nous ne le connaissions pas avant, mais ce qui est certain cest que cette affaire avait fait de M. Fragnoli un homme mauvais. Il faisait mchamment nimporte quoi. La vritable histoire de la chute de la maison Fragnoli est peu glorieuse. On comprend que le parquet soit contraint de la rcrire. loccasion dune grossire confusion un vieux rpublicain espagnol de Tarnac sappelait Jos, comme le pre dun de nos colocataires de Rouen , il se mit imaginer que Charles Torres, travailleur multi-carte et forgeron, avait ralis les crochets ayant servi aux sabotages. La famille est mise sur coute pendant de longs mois ; les policiers surveillent les aller et venues du fils, du pre et de leur compagnon canid . Les surveillances ne donnent rien, mais il

  • en faut plus pour arrter le juge. Il se dplace en personne Roncherolles-sur-le-Vivier pour mettre le fils en garde--vue et auditionner son pre. La perquisition ne donne rien et le juge comprend l'preuve quil existe de nombreux Jos en France et quil sest donc plant. Jos Torres, 86 ans, ancien militant anti-franquiste, napprcie gure le ton mprisant et vindicatif du juge, et exige de lui quil se comporte avec courtoisie et respect. Le ton monte entre les deux hommes. Sous pression, M. Fragnoli en oublie une jolie pochette de documents chez les Torres. lintrieur, la liste des lieux surveills, les numros de tlphone des policiers en opration, des trombinoscopes et mme un PV de garde--vue vierge mais dj tamponn. Le Canard Enchan sapprte relater lpisode et son indniable comique de situation, ce dont le juge est averti. Immdiatement, il rdige un courriel ses amis journalistes amis de la presse libre, je veux dire celle qui nest pas affilie Coupat/Assous . Il explique alors que la pochette oublie ne contient rien de trs important et les enjoint devancer limminent article du Canard Enchan. La presse libre obtempre, le jour mme Europe 1 relate les faits pour les dsamorcer. Mais cest sans compter lallgeance de la presse aux ordres de Coupat/Assous, le Canard Enchan publie le lendemain le courriel du juge afin que chacun puisse constater sa srnit et son respect relatif du secret de son instruction. Deux jours plus tard, Europe 1 diffuse des extraits dune lettre du forgeron qui se moque vertement du juge en lui demandant quoi faire de sa belle pochette en cuir. ce moment, le juge le sait, Tarnac, pour lui, cest fini. Nos avocats annoncent quils vont rclamer son dessaisissement, il est cuit. Non que ce courriel ait t le premier o il manifestait toute l' impartialit qu'il nourrissait l'endroit des inculps : il avait t prcd de dizaines de mails du mme tonneau dont l'acrimonie laissait souvent pantois les journalistes, mais qui n'avaient pas filtr. cela s'ajoutaient ses conversations avec David Dufresnes relates dans Tarnac, magasin gnral o il se comparait l'hrone de Kill Bill et promettait implicitement aux mis en examen un sort sanglant. Il y rvlait le ressort cach de la Justice, celui qu'elle met tous ses efforts voiler : la vengeance la vengeance mais glace, civilise, formalise, dnie. Dans les couloirs du palais, ses collgues essaient dsormais dviter dtre vus en sa compagnie. Quand il passe, on regarde par la fentre. Soucieux dajouter la honte linfamie, Thierry se fendra dun ultime coup dclat. Pour viter dtre vir, il demande en hte son dessaisissement. Puis clame qui ne veut plus lentendre que sil a quitt le dossier, cest parce que, lui, la choisi. lire le rquisitoire et sa version du dessaisissement de Fragnoli, il nous viendrait presque le regret de n'avoir pas t aussi procduriers que lui, d'avoir eu la grandeur d'me de ne pas le poursuivre devant le Conseil Suprieur de la Magistrature, de n'avoir pas cherch craser un homme terre par les mmes moyens qu'il avait employs pour tenter de nous anantir. Mais non, on a toujours raison de se conduire sans bassesse. Dixi et salvavi animam meam.

  • FRAGNOLI LA NUIT Il y a des moments, dans une instruction antiterroriste, o il est difficile de se dfendre du sentiment d'tre pris dans une superproduction hollywoodienne, mme si la bote qui vous emploie est manifestement au bord de la faillite, vu qu'elle ne consent pas vous payer, ni au reste payer autre chose que de trs pitres figurants pour vous donner la rplique. videmment, le moment o vous arrivez la fouille la Sant, et qu'un maton antillais vous souhaite la bienvenue d'un Vous avez de la chance d'arriver ici ! Ben oui, c'est un endroit mythique. Il y a eu Mesrine et tout a ici ! avec en fond sonore un tube des annes 1980 qui grsille sur la mme frquence que le non du plafonnier, le tout dans un dcor tir de Ciao Pantin, fait partie de ces moments. Mais le moment o le juge Fragnoli, auto-bombard en Matre de Crmonie, en metteur en scne fou de peplum nocturne, se met en tte de vous faire jouer le rle qu'il vous a dvolu dans son film/instruction, ne vient pas en dernier. Cette reconstitution ou plutt ce transport sur les lieux avait t rclam par la dfense, notamment pour attester que la ralit physique des lieux tait contredite en une bonne trentaine de points par les invraisemblances du PV D104, des routes qui n'existent pas en passant par les contacts visuels impossibles jusqu'aux des tunnels qui sont en fait des ponts ou l'impossibilit pure et simple de commettre un tel sabotage en ce lieu, cette heure, avec une lampe, sans tre vu un bon kilomtre la ronde. Le juge Fragnoli avait fini par concder cet acte d'instruction la dfense, cette petite condition que celui-ci devrait se borner dmontrer que Julien et Yildune auraient pu commettre les sabotages ; tout le reste tait hors de propos. Le juge se chargerait ensuite, depuis son bureau sous les toits, de changer l'auxiliaire du verbe de auraient pu avaient d ; ce qui rsume en peu de mots l'essentiel du travail de juge d'instruction. La dfense avait demand que ce transport sur les lieux se droule en prsence des policiers ayant rdig le procs-verbal, ce qui semblait une politesse minimale. Ces policiers, Mancheron et Lambert, n'en taient alors qu' leur premire rcriture du PV D104, rcriture qui ajoutait leur premier chef d'oeuvre de nouvelles et cocasses impossibilits. Ils n'avaient pas encore dclar tre tous les deux dans la mme voiture, et en tre tous les deux le conducteur. Ils ne devaient, cependant, pas tre bien srs de leur coup, car le matin mme du transport sur les lieux nous apprenions que dix jours plus tt le juge s'tait offert sans nous en avertir une petite reconstitution prive, sur place, avec les deux policiers en question. Les pices lies cette petite sauterie, o le parquet avait t invit mais pas la dfense, pour respecter, certainement, l'galit qui prvaut entre les parties, le juge les avait cotes au dossier le matin mme du 14 janvier. Quelle lgance ! Rpter la chose avant la grande Crmonie, peaufiner entre soi l'nime version de Mancheron et Lambert, se mettre d'accord une dernire fois et surtout : viter toute confrontation. Tout cela traduit un petit manque de confiance en soi, quand mme. Cet acte, le magistrat instructeur avait prfr le nommer une mise en situation , certainement parce qu'il fallait d'abord mettre la SDAT en situation de soutenir ses mensonges. Rendez-vous tait donc pris, malgr cette petite flonie de dpart, dans la campagne de Seine-et-Marne deux heures du matin au pied de l'glise de Dhuisy le 14 janvier 2011. On fait rendez-vous plus galant. Nous voil, nous, au rendez-vous, les deux mis en examen et leurs avocats, l'heure dite. Mise en scne grandiose. 300 gendarmes et policiers mobiliss. La zone est en tat de sige. Il a fallu traverser trois cordons de contrles de gendarmerie avant d'arriver. Un hlicoptre arm d'un puissant projecteur survole la nuit, balayant les champs hivernaux de son il de cyclope. Les brigades cynophiles dambulent la recherche de journalistes embusqus. Du grand cinma, pour impressionner la presse. Un imposant primtre de scurit pour faire dire au dehors il y a

  • une reconstitution, une instruction, etc. , mais que nul ne puisse constater, part la dfense et les inculps, qu'il n'y a l en fait rien, rien d'autre qu'une mascarade. l'endroit dit, effectivement, il y a des quipes de journalistes qui s'ennuient l'extrieur du primtre, mais pas trace de juge Fragnoli. Le juge Fragnoli est factieux. Il nous attend en fait trente kilomtres de l, au Trilport. Mais cela, nous ne le savons pas encore. Pour l'heure, nous sommes pris en charge par un convoi d'une bonne vingtaine de fourgons de gendarmerie serpentant au milieu d'un paysage o chaque carrefour est bloqu par d'autres fourgons et qui nous amne on ne sait o. Au Trilport, le juge nous attend le long de la route. Il est la tte d'un authentique fight club d'une bonne vingtaine de gars de la SDAT, cache-nez remont, gants, quips, aligns derrire lui. Ops, les gars, mais pas trs engageants quand mme. Le juge a, lui, adopt le plus pur look autonome : jeans noir, baskets noires, blouson de cuir noir, sac dos de sport... et lampe frontale sur la tte pour pouvoir entamer la lecture de ses questions tordues. Il n'apprcie pas nos remarques sur son nouveau style vestimentaire, et sa frontale. Il y a l aussi un gros rougeaud d'une soixantaine d'annes surmont d'un bob, d'un bob en plein hiver. Cet tre un rien caractriel qui hurlera d'entre de jeu sur les avocats, croyant les faire taire d'un eh bien, moi, je suis premier prsident de. se rvlera tre rien moins qu'Yves Jannier, le chef du ple antiterroriste. Une faon comme une autre de faire les prsentations. Un jeune procureur en doudoune, un autre juge et quelques avocats de la SNCF achveront de composer cette sympathique quipe. Direction Dhuisy, donc, en convoi retour. Dhuisy, direction les voies. C'est Fragnoli le MC, on est embarqus, il n'y a pas le choix, le scnario est dj crit, tout est prvu, cadr, vous tes au coeur d'un dispositif dont les contours et l'tendue vous chappent ; et puis, que vont faire les vingt molosses qui vous regardent de travers si vous commencez regimber ? Arrivs sur les voies, Fragnoli entend vrifier s'il est possible d'clairer les catnaires avec une frontale et en prendre des photos. Il voudrait mme nous immortaliser dans son dossier dans cette position pas du tout incriminante. Comme nous nous refusons nous prter au jeu, c'est Jannier qui s'y colle avec son bob et sa frontale dessus. On n'ose pas faire remarquer que les catnaires, on les voit mme sans frontale. Et que c'est un peu ballot de faire tout ce foin juste pour vrifier si les lampes clairent. La petite assemble regarde les catnaires. L'un d'entre nous laisse, inattentif, promener son regard, et que voit-il ? Un policier de la SDAT , les mains croiss au niveau de la taille avec entre les mains une torche braque vers les catnaires, l'air de rien. Pour tre sr que la photo soit bien nette, au cas o la frontale ne suffirait pas. La dfense proteste devant cette gruge de CE2. Les juges font semblant de ne rien entendre. Le type teint sa torche. De toute faon, la photo est prise, ils sont plus nombreux et plus baraqus que nous, et ils crivent ce qu'ils veulent sur leur putain de PV. Chaque fois que les avocats tentent de dire quelque chose, le juge leur rpond : Vous n'aurez qu' m'envoyer des observations. Notez ce que vous avez dire sur un papier, vous me le donnerez aprs. Ce qui, en langage familier, signifie : Vos gueules ! Je n'en ai rien foutre de tout ce que vous avez dire. On n'est pas l pour a. La dfense, en la personne d'un Thierry Lvy peu dispos se laisser marcher sur les pieds, menace de s'en aller et de rcuser les magistrats. Les juges acceptent de noter, pour la suite, quelques remarques de la dfense. Nous demandons que d'autres points soient vrifis, maintenant que nous sommes sur les voies, en particulier l'extrme visibilit du lieu. On nous le refuse en arguant du fait qu'il faut vacuer les voies 4 heures. Ce qui donne tout son sens l'heure perdue faire Dhuisy-Le Trilport puis Le Trilport-Dhuisy. Il devient en tout cas urgent d'vacuer les lieux maintenant que la dfense sollicite une vrification. La SNCF, aprs tout, est du ct du juge, qui est du ct du parquet, qui est du ct des policiers. Parfois, la dfense se sent un peu seule.

  • Point suivant : s'assurer que, comme l'ont dclar Mancheron et Lambert, ils ont pu voir la Mercedes stationne prs des voies depuis le champ d'en face en pleine nuit, avec un instrument d'intensification lumineuse invent dix-huit mois aprs la rdaction du PV initial dans l'espoir de le sauver. Il est quatre heures du matin et tout ce petit monde se retrouve sur une route qui passe travers champs. Des agents sont rests aux abords des voies avec une Mercedes de modle rcent. Juges et procureurs se font des grognement approbatifs en se faisant passer un engin qui s'apparente des jumelles. Btement, nous demandons ce que c'est que cette chose au gars qui veille sur l'objet comme sur un trsor que la ngligence humaine pourrait tout moment ruiner. Ce type de la SDAT, un honnte homme manifestement gar dans ce service, nous dit d'un ton d'vidence eh ben, c'est une camra thermique ! . Moins innocemment, nous demandons Et c'est la mme chose l'imagerie thermique et l'amplification lumineuse ? Aprs quelques secondes de silence, le gars explose, comme si sa fonction policire n'avait pu contenir sa passion scientifique, comme s'il ne pouvait laisser passer si parfaite nerie, Mais non ! a n'a rien voir ! L'imagerie thermique, a cote dix fois plus que l'intensification lumineuse. Ce n'est pas du tout la mme technique. C'est des milliers d'euros ce matriel, c'est vachement prcieux. Faites-y gaffe. Silence gn dans l'assemble. Dans le noir quelqu'un gueule Damien ! , comme une mise en garde l'adresse de celui qui vient de cracher le morceau sans s'en rendre compte, et qui se retire penaud. S'il a fallu sortir, ce soir-l, du matriel prcieux et sans rapport avec celui que Mancheron et Lambert ont prtendu avoir utilis, c'est qu'il est impossible, avec du matriel d'intensification lumineuse, de voir une voiture sans voir des humains ; ce qui est vaguement possible, force de mauvaise foi, avec une camra thermique. Or le PV D104 dit que la SDAT aurait vu une voiture, mais pas d'occupant, ce qui est grotesque. La dfense finit par obtenir, au terme d'une ngociation d'une bonne demi-heure o l'on usa de tous les tons, que l'on demande aux agents qui se tenaient dans la voiture de s'en carter pour savoir si, mme avec du matriel thermique, il tait possible de voir des humains ct du gros bloc lumineux de chaleur form par le moteur en marche de la voiture. Le juge proposa gnreusement que les agents se mettent accroupis derrire la voiture au niveau du moteur, pour tre bien sr qu'on ne les verrait pas. Finalement, cette proposition lamentable l'tant un peu trop visiblement, on s'en remit la mauvaise foi. Les agents se dplacrent. On distinguait trs nettement leur tte, leur corps et leurs membres. Mais le parquet ne vit que des formes indtermines en mouvement . Un peu comme quand on leur fit agiter une lampe frontale qui se voyait trs distinctement, et qu'il ne vit qu'un point lumineux faible par intermittence . Fragnoli avait presque russi rduire la mise en situation ce qu'il avait rpt dix jours plus tt avec ses petits amis. rduire la dfense au rle de spectateur de son grand show crit d'avance. On s'en retourna au Trilport. Le petit jour se levait sur une ville quadrille par la gendarmerie, et dont le centre tait interdit de circulation. Sur l'axe principal, un embouteillage se formait. Tous ceux qui allaient travailler Paris et piaffaient l, bloqus, ont d croire un braquage. Mais ce n'tait que le cirque Fragnoli. Toutes les demandes ultrieures de transport sur les lieux ont t refuses.

  • UNE INVENTION Il n'est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot rvolutionnaire quand il monte, et toutes les polices du monde, quels que soient leur machiavlisme, leurs sciences et leurs crimes, sont peu prs impuissantes , notait l'crivain Victor Serge. Il dlivrait aussi ce conseil dans Ce que tout rvolutionnaire doit savoir sur la rpression, 1926 : Si l'accusation se base sur un faux, ne pas s'en indigner : la laisser plutt s'enferrer avant de la rduire nant. Nous pouvons le dire prsent : nous avons suivi ce conseil la lettre tout le temps de cette instruction. En la matire, il nous fallut attendre le 23 janvier 2014, cest--dire plus de cinq annes, pour quenfin nous soit offert la plus belle pice de laccusation. Nous avions bien eu vent par la presse des plonges et replonges abyssales de M. Fragnoli au fin fond de la Marne. Nous avions aussi vu passer ces savoureux procs-verbaux qui nous laissaient prsager le meilleur : audition du prsident dune amicale de pcheurs la ligne, expditions Bricorama, prcieuses analyses des habitudes de consommateurs de colle PVC, etc. Si Madame le procureur rencontre dvidentes difficults dans ses compositions de sommaire, saluons sa matrise de la langue : Titre 2, chapitre 1, sous-section 2, 2, B, 1. , et nous y apprenons que les tubes nont pas t dcouverts ou repchs, mais invents . Aucun lapsus derrire ce sous-sous-sous-sous-sous-sous-sous-titre, mais lusage ajust et exemplaire de la polysmie du terme. Le miraculeux ici, cest bien cette dcouverte dune dizaine de tubes et de bouts de bois figs dans la vase, mais cest aussi et surtout lincroyable raisonnement alchimique qui tentera de les changer en quasi-preuve. Nous lavouons sans le moindre cynisme : la construction intellectuelle qui permet de relier deux tubes trouvs dans la Marne en 2010 un ticket de caisse de Bricorama de 2008 est de trs loin la plus clatante expression de ce que des policiers peuvent forger. Si le statut de suspect peut avoir ses contraintes, il a aussi ses privilges. Ce nest pas parce que nous tions de meilleurs coliers que nous sommes chaque fois parvenus humilier les enquteurs en mettant jour leurs mensonges et leurs combines, mais bien parce que nous jouissions dun gigantesque avantage : contrairement eux, au parquet et vous, nous connaissons la vrit. Elle fut dans cette enqute notre seule mais fidle allie. chaque nouveau tmoignage bidonn, pour chaque pan invent du dossier, nous bnficiions de ce coup davance : nous savions que les policiers allaient mentir. De l, aucun besoin de les devancer, il suffisait de les laisser travailler. Linvention des tubes fut leur cathdrale dallumettes : plus ils iraient loin, plus ils devraient senfoncer. Nous navons pas t dus. Tout, dans ce pan de lenqute, est faux. Pour tre plus prcis, la totalit des raisonnements qui mne dun tube achet le 7 novembre 2008 aux tubes retrouvs en 2010 est une fantaisie, une manipulation, une insulte lintelligence. Des milliers de pages, des centaines dheures de travail pour revenir au point de dpart : il existe autant de chances que des tubes repchs de la Marne soient les mmes que des tubes achets dans un Bricorama, quil existe de tubes de ce format, une sur des dizaines de milliers. Le rve de M. Fragnoli sest crash sur un cours de mathmatique de Seconde. Nous ne reproduirons pas ici la dmonstration sans appel que nous vous avions soumise dans la demande dacte affrente. Si ce fut la plus rjouissante rdiger, nous dduisons, au vu de la motivation de votre refus, que vous lavez lue et comprise, ce qui nest lvidence pas le cas du parquet. Il serait rassurant que ce soit par fainantise ou ngligence que le rquisitoire ose encore invoquer ces tubes, cela nous terait tout soupon de crtinisme vis--vis de l'accusation. Mais rendons quand mme hommage ce qui fut la plus incroyable des dmonstrations de ce chapitre-l de l'instruction. Comment tait-il possible que Julien et Yildune, au cur dun dispositif de 18

  • policiers, aient pu acheter ces deux immenses tubes, les ranger au milieu de lhabitacle de leur vhicule, cheminer 17 heures durant, les utiliser et les jeter, et cela sans quaucun policier en filature ne les aperoivent ? Il allait falloir tre convaincants et inventifs. Le pied sur lacclrateur, les policiers eurent lide dune balise. Une balise qui nexiste pas dans le dossier, mais qui existe dans le off ddi aux journalistes. Combien de fois leurs dclarations difficilement anonymes nous ont t rapportes ?! Bon, cest vrai, le PV est bidon, on n'tait pas l quand les crochets ont t dposs, mais on avait mis une balise sur leur voiture donc vous pouvez nous faire confiance, cest bien eux. Le coup de la balise avait une seconde fonction, bien plus alambique celle-l : permettre ce qui allait devenir le scnario des tubes dtre vaguement vraisemblable. La solution fut trouve par les meilleurs lments de la SDAT : une balise, mais pas nimporte quelle balise. Une balise qui dysfonctionne au gr des trous de la trame narrative. Cest parce que la balise fantme aurait cess de fonctionner un certain moment de la journe que les policiers nauraient pas vu Julien et Yildune se rendre Bricorama. Mais ce serait paradoxalement de ce dysfonctionnement que lon pourrait dduire quils y taient : le parking a d brouiller le GPS. Alleluia ! Quaucun policier nait vu les suspects en possession desdits tubes devient la preuve ultime quils les avaient. Cest parce quil ny a pas de tubes quil y a des tubes. C'est parce qu'il n'y a pas de mention d'une lampe frontale sur un ticket de caisse que Coupat et Lvy l'ont forcment achete. Cest parce que la balise ne marche pas quelle existe. C'est logique ! Les yeux brillants dmotion, Thierry Fragnoli appela ses amis journalistes. Plusieurs se souviennent de sa dception, puis de sa rancune, lorsquils firent part de leur doute quant ses enchevtrements de raisonnements. Il ne voyait pas ce qui clochait et ne comprenait pas quon mette quelques rserves quant la ncessit dexposer au monde entier lingniosit de son invention. Ce fut pour le juge, le dbut dune longue descente aux enfers.

  • LA VRIT SUR LES SABOTAGES En novembre 2008, cela fait des mois que Julien, Yildune et tant dautres ont repr le petit mange policier. intervalles rguliers, des silhouettes patibulaires sagitent maladroitement autour deux. Ny a-t-il pas eu divers articles dans la presse relatant lintrt grandissant des services pour ces anarcho-autonomes qui prirent part la lutte contre le CPE ? La garde des Sceaux, Rachida Dati, s'est mme fendue d'une circulaire sommant les magistrats de se dessaisir au profit du ple antiterroriste de Paris en cas darrestation dun tagueur anarchiste. Michle Alliot-Marie, dans la droite ligne du SAC familial, n'arrte pas de le rpter sur tous les tons : la gauche tant en droute, tout ce qui lui chappe finira dans des groupes arms, comme dans les annes 1970 . Il fallait alors vivre dans une cave, ou ne jamais lire les journaux, pour ignorer que la fine fleur scuritaire lorgnait la gnration politique des mis en examen comme un nouveau gagne-pain peu de frais. Et puis par priode, ces anges-gardiens maladroits disparaissaient jusq