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Philosophy book
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7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
1/282
00
CM
Ln
o
BIBLIOTHEQUE
^
^niLOSOPHIE
CONTEMPORAINE
o
'P
bPINOZA
LON
BRUNSCHVICG
Professeur de
philosupLie
au lyce
Henri
IV
luvrage couronn
par l'Acadmie
des Sciences
morales
et
politiques
[>Et:xiEME
ELiT10N,
REVCE
ET
ATGMESTEK
PARIS
FLIX
ALCAN,
DITEUR
LIBRAIRIES
FLIX
ALCAN
ET GUILLAUMIN
RUMES
I90(j
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
2/282
Digitized
by
the Internet
Archive
in
2009
with
funding
from
University
of Ottawa
http://www.archive.org/details/spinozaOObrun
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
3/282
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
4/282
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
5/282
SPINOZA
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
6/282
DU MME
AUTEUR
A
LA
MME
LIBRAIRIE
La
Modalit
du
jugement.
1
vol.
in-8,
de
la
Bibliolhque
de
philosophie conlemporaine.
5
fr.
Introduction
la
vie
de l'esprit.
2''
dition. 4
vol.
in-40,
de la
liibliolhque
de philosophie
conlemporaine.
2
fr. 50
L'Idalisme
contemporain.
4 vol.
in-16,
de
la
Bibliolhque
de
philosophie conlemporaine.
2
fr.
50
Pascal.
Penses.
3 vol.
in-8
(Hachette et
C',
diteurs). 22
fr.
50
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
7/282
SPINOZA
LEON BRUNSCHVICG
Docteur
es lettres
Professeur
de philosophie au lyce
Henri-lV
Ouvrage
ronronn
par
l'Acadmie
des
Sciences
morales
et politiques
DEUXIEME
EI)ITIO>. REVUE
ET AUGMENTEE
PARIS
FLIX
ALCAX,
DITEUR
LIBRAIKIKS
FLIX
ALCAS
ET
GUILLAUMIN
RUNIES
108,
BOULEVARD
SA1XT-(.ERMAIN,
108
1906
Tons
ilroits
rservs.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
8/282
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
9/282
AVANT-PROPOS
En
rditant
cette
tude, crite
d'aprs
un
mmoire
sur
la
morale
de
Spinoza
que
V
Acadmie
des
Sciences
morales
et
politiques
avait
bien
voulu
accueillir
favo-
rablement
{Rapportde
M.
Waddington sur le
concours
pour
le
prix
Bordin^
sances
et
travaux,
sept.-
oct.
1891,
pp.
386-4i5),
nous
avons modifi
la
rdac-
tion
de
plusieurs
passages,
et
en
particulier
dvelopp
les deux
derniers
chapitres. Quant
l'interprtation
qui est implique
dans cette
exposition directe,
le lec-
teur
en
trouvera la justification
historique
et
critique
dans
une
srie
d'articles
qui
ont pour
objet
d'encadrer
le
spinozisme
dans
le
mouvement
philosophique
qui
va
de
Descartes
Leibniz
:
Revue de
Mtaphysique
et
de
Morale, sept.
1904
;
sept.
1900
;
janv.
1906.
Dans
les
notes,
les
ouvrages
de
Spinoza
sont dsi-
gns
par
les
abrviations
suivantes
:
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
10/282
li
AVANT-PROPOS
Tractatus
de Intellectus Emendatione :
Inl.
Em.
Ethica : Eth.
(le
numro
de la
partie en
chillre
romain, le
numro du thorme
en chifre
arabe).
Tractatus
Politicus
:
Polit.
Tractatus
Theologico-Politicus
:
Theol. Pot.
Korte
Verhandeling
van
God,
de
Mensch
en deszelfs Wels-
tand
:
K. V.
Henati
Des
Cartes
Principiorum
Philosophiae,
pars
I
et
II
:
Phil.
Cart.
Cogitata
Metaphysica
:
Cog.
Met.
Pour
les
lettres,
le chiffre romain renvoie aux ditions
Van
VIoten et Land; le chiffre
arabe entre
parenthses aux ditions
antrieures.
Enfin ces
diff rentes
indications
sont
suivies de la
rfrence
l'dition
dite
du
Centenaire
(2
vol.
in-S ,
La
Haye
188'2-83),
et
pour le Korte Verhandeling, la traduction
Janet,
in-l
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
11/282
SPINOZA
CHAPITRE
PREMIER
LA
LIBERT
DE L
ESPRIT
Spinoza
s'est
consacr
la philosophie
parce
quil
s'est
demand
comment
il devait
vivre. Les
hommes
ont des
genres
de
vie
diffrents,
chacun
doit
choisir le
sien
;
il
s'agit
de
faire
le
choix le
meilleur,
et c'est l le problme
que Spinoza
s'est
propos
de
rsoudre.
Spinoza
commence
par
regarder
les
hommes
autour de
lui.Commentvivent-ils?
Leur
conduite
rpond
pour
eux.
Le
souverain
bien consiste
leurs yeux
dans
ces trois
choses :
richesses, honneurs,
plaisirs,
et ce sont
en
effet
les biens
qui se prsentent
le plus
frquemment
dans
la
vie,
dont
il est le plus facile de
jouir
(i).
Une
opinion
qui
s'appuie
sur
l'exprience
la
plus
gnrale,
qui
exprime
la
vie
commune
de l'humanit,
n'est certes
pas
ngligeable:
mais,
pour
en apprcier
la valeur,
deux conditions sont
naturellement
requises
:
exprimenter ces
biens, afin
de
se
prononcer
en
toute connaissance
de
cause,
et conserver
1
Int.
Em.
;
I,
3.
Bbunschvicg.
Spinoza. i
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
12/282
2
SPINOZA
en
mme
temps sa parfaite tranquillit
d'me, afin
de se
prononcer
en
toute
libert
de
jugement.
Or
est-il
possible
de
runir
ces
deux
conditions?
Sommes-nous
capables
la
fois
de
jouir et
djuger? Richesses,
honneurs,
plaisirs
sont
par
leur
nature
mme, dit
Spinoza, une
telle
distrac-
tion
pour
l'esprit
;
ils
l'occupent
et
l'absorbent
un
tel
point,
qu'ils la
mettent
hors
d'tat de
songer un
autre
bien.
Pour
le
plaisir,
lame
se
suspend
tout entire
en
lui,
comme si elle
avait
trouv le
repos dans
un bien :
jouissance
qui empche toute
autre
pense,
mais
elle est
suivie
d'une
tristesse
profonde
qui, si elle n'en
interrompt
pas
le
cours,
trouble du moins
et
raousse
la pense.
La
poursuite des
honneurs et des richesses n'est pas une
proccupation
moins
absorbante
: le
plus
souvent on
re-
cherche la
fortune
pour elle-mme,
exclusivement,
parce
qu'on suppose
qu'elle est
le
souverain
bien
;
et
cela
est
encore
plus vrai pour les honneurs,
qui sont toujours
regards comme
un bien
en soi
et
comme
la
fin
dernire
de
notre
activit.
Ajoutons
qu'il
n'y a point
l,
comme
dans
la
recherche du
plaisir,
de
place pour le
repentir;
mais
plus
on
a
de
richesses
ou
d'honneurs, plus
la
joie
est
grande
;
de plus en plus,
par
suite,
nous nous
sentons
pousss
en
acqurir encore
;
et,
si quelque hasard
trompe
nos esprances,
alors nous sommes
saisis
d'une
extrme
tristesse.
Enfin
les
honneurs
sont
un
obstacle
d'autant
plus fort
la
libert de l'me
que
nous sommes
obligs
pour
les
acqurir de diriger
notre
vie
au
gr des
hommes, de fuir
ce
que fuit
le vulgaire
et de rechercher
ce
qu'il
recherche
(l).
En
un mot, une
fois
l'me sduite
(i)
Int.
Em.
;
I,
4.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
13/282
LA LIBERTE
DE
L
ESPRIT
3
par
cette
ombre de repos
que donne
le
plaisir,
ou envahie
par
une
passion toujours
croissante
qui
ne
souffre ni
re-
tours
ni
intermittences,
elle
a
perdu toute
facult
de
juger son
existence
et
de
s'lever une vie
suprieure. Il
est
donc
impossible
de prtendre
connatre
en
eux-
mmes,
sans
faire
le
sacrifice de sa
libert
intellectuelle,
ces
biens que
poursuivent
la plupart des
hommes.
Spi-
noza
est en face
d'une
alternative
: s'abandonner
tout
en-
tier
aux jouissances
vulgaires,
et risquer
de
perdre
le
bonheur
suprme
qui peut tre
ailleurs,
ou
laisser
chapper
ces
avantages,
qui sont
peut-tre
les
seuls
que
l'homme
puisse
possder,
pour consacrer
sa
vie
la
recherche
dun
bien
dont
on
ne
peut affirmer
avec
certi-
tude,
non
pas seulement
qu'il
peut tre
atteint,
mais
mme
qu'il existe 1
;
alternative
pratique,
et
non tho-
rique,
c'est--dire qu'il n'est pas permi.sd'en
poser tour
tour
les
termes et
de
les comparer, il
faut la
trancher
tout
d'abord.
Tel
est,
en
effet, le
caractre du
problme
moral
:
le
seul
fait
de chercher
le
rsoudre
en
est
dj
lui-mme
une solution
;
se
mettre
rflchir sur
la
vie,
c'est s'en
tre
retir pour un
certain
temps,
c'est
y
avoir
renonc
dans une certaine mesure
;
vivre,
c'est avoir
contract
une certaine
habitude,
c'est,
sans
le
vouloir,
sans
mme s'en douter, avoir jug,
Quelle
que
soit
notre
conduite,
dlibre
ou
non,
elle
aura
dcid, peut-tre
sans
retour,
de notre destine
morale.
Ainsi se
trouve
arrte
ds
le
dbut
l'enqute
mtho-
dique que
Spinoza
voulait
entreprendre.
L'obstacle
n'est
il)
Int.
Em.;
I,
4
:
primo enim
intuitu
inconsultum videbatur,
propter
rem
tune
incertam
certam
amittere
velle.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
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4
SPINOZA
pas
un
artifice d'exposition
ou
une subtilit
de
dialec-
tique
;
c'est
une
contradiction
relle
qui a
retenti
dans
sa
vie
morale,
y
a
provoqu une crise, une crise
longue
et
qui
sera
dcisive. Bien
des fois,
dit
Spinoza,
j'avais tent
de
m'assurer
de
l'existence
du
souverain bien,
sans rien
changer
pourtant
mon
genre de
vie ordinaire
(1);
toutes
les
tentatives
sont
restes vaines,
la
conciliation
est
impossible,
il
faut
choisir
entre
deux partis,
tous
deux
galement
incertains, et
y
hasarder
sa
vie
morale.
Et
sans
cesse
le
doute
et
l'angoisse
vont s'accroissant
jusqu'
ce
qu'enfin de
l'excs du
mal
sorte
le
remde
(^).
Tant
que
durait cet
tat
critique,
en
effet,
Spinoza
tait de-
meur attach
aux
jouissances
vulgaires
;
or,
s'il
ignorait
ce
qu'elles
lui
rservaient,
au
moins
a-t-il
pu
voir
le
sort
deceux
qui s'ytaientattachs.
Ceux-l
croyaient
y
trouver
ce
qui
servirait
leur bonheur
;
car
l'homme ne peut
se
proposer d'autre but :
le
cur
et l'me
de
toute
action
humaine,
c'est l'ide
d'utilit
(3)
;
y
renoncer, ce
serait
changer
de
nature,
revtir
une
autre
forme,
ce
qui
est
impossible
autant
qu'il
est
impossible de
faire quelque
chose
de
rien
(i).
Mais ces
hommes
ont-ils
seulement pu
satisfaire
leur
intrt
le
plus
essentiel,
qui est la condi-
tion
de
tout autre
? Ont-ils
seulement
vcu
?
Les exemples,
rpond
Spinoza,
sont trs
nombreux
de
ceux qui furent
(i) Inf.
Em.;
I,
3
:
Volvebam
igilur
animo, an
forte esset possi-
bile
ad
novum
instilutum,
aut
saltem
ad
ipsius
certitudinem
per
venire,
licet
ordo
et commune vit
me
institutum
non
mutaretur
quod
seepc
frustra
tentavi.
(2)
Inl.
Em.;
I,
4-
(3)
Theol.
Pol.,
XVII; I,
Syg :
nimirum
ratio utilitatis,
quae
omnium
humanarum
actionum
robur
et vita
est.
(4)
Eth.,
IV,
20
:
I,
204.
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15/282
LA
LIBERTE
DE
L
ESPRIT
5
perscuts
jusqu'
la mort
cause de
leur
fortune,
etmme
de
ceux
qui
pour
acqurir
des
richesses
se
sont
exposs
tant
deprilsqu'ils nlfini par
payer
de
leur
vie leur
folie
;
et
non
moins
nombreux,
de
ceux
qui,
pour obtenir
ou
pour
conserver les honneurs, ont souffert
trs
misrable-
ment
;
innombrables enfin
les exemples
de
ceux
qui
par
excs de plaisir
ont
ht
eux-mmes
leur mort
(1).
Ainsi
ces
biens
auxquels
le
vulgaire
demande
son
salut
causent la
mort souvent de ceux
qui
les
possdent,
et
toujours
de
ceux
qui en
sont
possds
;
l'me
qui
sest
donne
eux,
avec
eux
disparatra. L'amour
des
objets prissables
est
donc un
principe de
ruine
et
d'anantissement,
c'est
comme une
maladie mor-
telle
(2)
;
Spinoza
le
comprend
clairement,
et
cepen-
dant,
dit-il, malgr
cette
perception
claire,
je
ne pouvais
chasser
compltement
de
mon
me
lavarice, la volupt,
la
gloire
(3).
Enfin,
force
de mditer
cette
contradiction inhrente
aux
biens
vulgaires,
qui est
la marque
infaillible
de leur
nant, il
se
tourna
vers le remde
qui, tout incertain
qu'il
tait,
restait
son
unique
et suprme
espoir
;
il
rsolut
de
le
chercher de
toutes ses forces,
et
par
cette
rsolution
mme
il
fut
guri.
Car
son
me,
dtache
de
l'amour
des
choses
qui sont
dans
le
temps,
ne devait
plus
connatre
les
contrarits
insparables d'un
tel
amour :
Pour un
objet
qu'on n'aime
pas,
jamais
ne
s'lveront
de
querelles
:
point
de tristesse s'il
prit,
point de
jalousie
si
un
autre
le
possde,
point de
crainte,
point de
haine
et,
pour
le
{i) Int. Em.
;
I, 5.
(2)/6Jrf.;I,4.
(3)
Ibid.
;
I,
5.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
16/282
6
SPINOZA
dire
en
un
mot, point
de
passion
(1).
Notre
bonheur
et
notre
malheur
dpendant
de
la
qualit
de
l'objet
auquel
nous nous
associons
par l'amour, l'me
qui
s'est
arrache
la domination
des
biens
sensibles
s'est
arrache
au
malheur
;
libre dsormais
d'aimer
ce
qui,
n'tant
plus
dans
le temps,
est exempt de
toute
contradiction,
c'est--
dire
de
toute
passion
et de
toute
douleur, elle
est
libre
pour
le
bonheur.
Ce
qui
au premier
abord
apparaissait
Spinoza
comme
un
projet
tmraire
et irrflchi
(
2)
,
lorsqu'il
crai-
gnait d'abandonner
des biens
certains en
apparence
pour
un
bien qui semblait
incertain, est au contraire
la sagesse
mme.
Ce
qui peut
prir est
faux, ce qui ne
meurt
pas est
vrai
;
c'est la
vrit seule qui
apportera
Ihomme le
salut.
Le
parti
de
Spinoza
est
pris, et
il
crit
au commencement
du trait
De la
Rforme
de l
Intelligence
cette phrase qui
rsume
la
dialectique
intime que
son me
a
traverse
:
Quand
l'exprience
m'eut
appris que
toutes
les
choses
qui
se rencontrent
frquemment
dans
la
vie
ordinaire
taient vaines
et
futiles, comme
je
voyais
que toutes les
causes et
les
objets
de
nos
craintes
n'avaient
en soi
rien
de
bon
ou
de
mauvais, si ce
n'est
dans
la
mesure
o
l'me
en
tait
mue, j'ai
fini
par
prendre
cette
rsolution
de
rechercher
si
quelque chose
tait
donn
qui ft
le
vrai
bien,
susceptible
de se
communiquer
et
de
devenir
l'ex-
clusioD
de
tout
autre
l'unique; affection
de
l'me,
si
quel-
que
chose
en
un
mot tait
donn
dont
la
dcouverte
et
la
conqute
me
feraient
jouir d'une
joie
continue
et souve-
raine
pour
l'ternit
(3),
(i)
76 /c/.;
I,
5.
[j.) Vide
supra,
p. 3,
note
i.
(3)
Int.
Em.
;
I,
3.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
17/282
LA
LIBERTE
DE
L
ESPRIT
7
Une
fois dtermin le
but qu'on
se propose
d'atteindre,
il
s'agit
de
s'en
assurer
les
moyens,
c'est--dire
d'appli-
quer la recherche de
ce
bien idal,
entrevu comme
le
salut, les
forces
de l'me
dans
leur
intgrit
et dans
leur
totalit;
il faut donc, avant
la
mthode
intellectuelle
elle-
mme,
s'imposer une
certaine mthode
pratique,
grce
laquelle
l'esprit
prendra
possession
de lui-mme et de-
viendra
capable
de
marcher
librement
la
conqute
de
la vrit.
Les rgles de cette mthode ne se
dmontrent
pas,
puisqu'elles prcdent
toute
investigation thorique;
pour
penser.
iJ
faut vivre,
et
cette
ncessit
de
vivre
nous
forcesupposerquecesrglessontbonnes
1
.
Parexemple,
il
est vrai
que ces
biens,
dont la
proccupation
exclusive
ruinait
la vie
morale,
n'en
sont pas
moins
indispensables
la
conservation
de
l'tre: il
est
impossible
par
suite
que
l'homme
y
renonce absolument;
et effectivement, dsqu'ils
cessent
d'tre recherchs
pour
eux-mmes,
ni
la richesse,
ni
le plaisir,
ni
la
gloire
na
sont des
obstacles
:
consid-
rs
comme de simples
moyens,
ils
sont susceptibles
de
mesure,
et
loin
de
nuire,
ils sont
d'une grande utilit
pour
le
but
poursuivi
i
.
En
consquence,
Spinoza rglera
son attitude
sur les
prceptes
suivants:
u
1
Mettre
son
langage
la
porte
du
vulgaire,
et lui
faire toutes les
concessions qui ne
nous
empchent
en rien
d'atteindre
notre but
;
car
nous
pouvons tirer
de
lui
des
avantages
qui
ne
sont
pas
mdiocres, si nous
nous
conformons
ses
ides dans la
mesure
du
possible, sans compter
qu'une
telle conduite
nous
mnagera
des oreilles
qui
s'ouvriront
{t)Ibid.:
1,7.
(2,
Ibid.
;
I,
5.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
18/282
8
SPINOZA
en
amies
la
vrit
;
2
jouir
des plaisirs
dans
la
mesure
qui
suffit
l'entretien
del
sant
;
3
acqurir
de
l'argent
ou
toute
autre
richesse
dans
la mesure
qui
suffit
pour
conserver la vie et la sant, et
imiter
celles des
murs de
nos
concitoyens
qui
ne
s'opposent
pas
notre
but
(1)
.
C'est--dire que
la vie extrieure
est relative
la
vie int-
rieure,
et
qu'elle
est
bonne en
tant qu'elle
est
pour
l'me
la
condition
de
la
libert.
Mais
suffit-il
de
s'tre
mnag
cette
libert au
sein
de
sa
natureindividuelle?L'homraene
vit pas seul;
ilestentour
d'autres tres,
en
particulier d'tres
semblables
lui et
qui,
comme
lui,
agissent en
vue
de leur
conservation
et
de
leur
accroissement.
Si ces tres
comprenaient
tous
leur
inlrt de
la faon
que Spinoza vient
de
le
faire,
se
dtachant des biens
extrieurs
pour
chercher la
joieintime
et
le repos
de l'me, s'ils taient raisonnables en un
mot,
la
libert
ne
pouvant
combattre
la
libert, la
socit
des
hommes ne
ferait
que
favoriser son dessein, et cela
par
une
ncessitdenature,
non
par l'intervention
d'une
force
matrielle
(2).
Or,
il n'en est
pas
ainsi.
Il n'est pas
vrai que
les
hommes soient
tous dtermins
naturelle-
ment
agir suivant
les
rgles et
les
lois de la
raison;
au
contraire,
ils
naissent tous
dans
l'ignorance
de toutes
choses,
et, avant
qu'ils
aient pu
connatre
la vraie
ma-
nire
de vivre
et
acqurir
l'habitude de
la vertu,
mme
avec une
bonne
ducation,
une grande
partie de
leur vie
s'est
coule, et,
en
attendant,
ils
n'en
sont
pas
moins
(1)
Ibid.
;
I,
7.
(2)
Polit.,
II,
5;
I,
286
et
Theol.PoL,
V;l,
436.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
19/282
LA
LIBERT
DE
L
ESPRIT
9
tenus
(le vivre et de conserver leur
tre
dans
la
mesure
de leurs forces, c'est--dire par
la
seule impulsion
de
l'apptit,
puisque la
nature ne
leur
a
pas donn
autre
chose et
leur
a refus la puissance
actuelle de vivre
sui-
vant
la
saine raison
;
aussi ne sont-ils
pas
plus
tenus
de
vivre
suivant
les
lois de la
sagesse
que le chat
suivant
les
lois
naturelles
au
lion
(1).
Que
deviennent
les
hommes,
abandonns
la
direction
de
leur
seul
apptit?
N
tant
pas
encore
capables de
rflexion,
ils
ne
peuvent
manquer
de
s'attacher
ce qu'ils
voient
et
ce
qu'ils
sentent,
ils
convoitent
les
biens sensibles. Or, les
convoitant
par
l'effet
dune
loi qui a la
mme
ncessit
pour
tous,
tous
ils
les
convoitent,
de sorte
que,
ces
biens
ne
pouvant
tre
possds
par
tous
la
fois,
une
rivalit
s'tablit
entre
eux,
et
la
force qu'ils
ont
pour
se
conserver
eux-mmes,
ils
l'appliquent
se
dtruire
les
uns
les
autres.
Haine,
colre,
et
par
suite vengeance,
crainte,
voil les
passions
auxquelles
les
hommes
sont en
proie par
une
invitable
consquence
de
leur
nature; l'effet
de
ces
passions
est
non
seulement
de troubler
l'me
de
ceux
qui
en
sont
atteints,
mais
encore
de
compromettre
la scurit
de
ceux-
l
mmes
qui ne
cherchent
qu'
cultiver
leur
raison.
Les
hommes,
tant
ennemis les
uns des autres, sont
redouta-
bles
les
uns
pour
les
autres,
d'autant
plus
redoutables
qu'ils
ont
plus de
puissance,
tant
plus
habiles
et plus
russ
que les
autres
tres
(2).
11 faut
donc pouvoir tre eu
garde
contre
les
hommes:
mais
cela
est impossible
lindividu
isol
qui
est paralys
par le
sommeil tous
les
(i)
Theol.
PoL.
XVI;
I, 553.
(2)
Polit.,
II,
i4;
1,289.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
20/282
10
SPINOZA
jours,
souvent
par la
maladie
ou par
la
souffrance
morale,
par
la
vieillesse
enfin
(1).
Par
consquent,
s'il
est
vrai
que
dans
l'tat
de
nature
tout
tre
possde
dans son int-
grit le
droit de faire
tout ce
dont
il
a
le
pouvoir,
il
est
vrai
aussi
que,
la
force
de
chacun
se heurtant
l'hostilit
de tous,
il
ne
subsiste
rien
en
ralit de ce
prtendu
droit
universel; s'il existe
en
thorie,
il
est
nul
dans
la pra-
tique
(i2).
Dans
l'tat
de
nature,
l'homme,
quel
qu'il
soit,
sage
ou
ignorant^
ne peut
tre
qu'esclave;
il
a
toujours
mille
dangers
craindre, et
la
peur
est une abdication
de soi.
Spinoza
ne
trouve donc pas
dans
l'isolement
cette scu-
rit
qui est la
condition
matrielle
de la libert de
l'esprit
;
la
trouvera-t-il
dans
la
socit
des
hommes?
Sans
doute,
si
les
hommes
ont su se
garantir
mutuellement
le
paisible
exercice
du
droit
qu'ils
tiennent de
la nature
conserver
et
dvelopper leur
tre. El
c'est ce
qui
arrive
en
effet:
contraints par
la
ncessit
mme de
vivre,
les
hommes
sont
tombs
d'accord
pour
mettre
au
service
d'une
dci-
sion
commune
l'ensemble
de
leurs
forces
individuelles,
et
ils ont ainsi,
crant
une
puissance
nouvelle,
cr
un
droit
nouveau,
le
droit
de
l'tat
(3).
Ce
droit
est
efficace,
parce
qu'il
repose sur
la
puissance
collective
de tous
les
citoyens,
qui
est
ncessairement
suprieure
la puissance
particulire de
chacun
d'eux
(I).
Del
l'autorit de l'tat;
seul, il
est
en mesure
de
rfrner
les
passions
violentes
et
de
repousser
toute
attaque;
seul,
par
consquent,
il
U)
PoUL,
III,
u
;
I,
297.
(2)
Polii., II,
i5;
1,289.
(3)
Theol.
PoL,
XVI; I,
554.
(4)
Polit.,
111,2;
I,
292.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
21/282
LA
LIBERTE
DE
L ESPRIT
11
jouit de
la
scurit
extrieure, et quiconque fait
partie
de
l'tat
y
participe
par
l
rame.
Mais,
dit
Spinoza,
ce
n'est
pas seulement
pour
vivre
en scurit
vis--vis
des
ennemis,
que
la
socit est trs utile, et mme
absolu-
ment ncessaire,
c'est
aussi pour acqurir
une
foule
d'avantages
;
car,
si
les
hommes ne voulaient
pas
se
prter
un
secours mutuel, l'art
et
le
temps leur
manqueraient
galement
pour
se
nourrir
et
se
conserver par
leurs
pro-
pres
moyens
(1).
Et,
si
nul
ne
peut
lui
tout
seul
labou-
rer la terre
ou
fabriquer
ses vtements,
plus
forte raison
lui
serait
il
impossible de
cultiver
son
esprit
et de faire
quelques progrs
dans
les
arts
et
dans
la science
(^2).
C'est
donc
l'tat
que les hommes doivent
de
vivre,
et le
meil-
leur
tat,
c'est
celui
qui
leur
permet
de
passer
en
paix
leur vie.
J'entends par
vie
humaine,
ajoute
Spinoza,
celle qui
se
dfinit,
non pas uniquement par
la
circulation
du sang
et par les
autres fonctions qui sont communes
tous
les
animaux, mais par
la
raison surtout, par la
vri-
table
vertu
et la
vritable
vie de
l'esprit
(3).
Mais
ne
sera-t il
pas
vrai
que,
si
ma
vie
est tout en-
tire
l'uvre de
l'tat,
tout
entire
aussi elle
appartient
l'tat ?
Si
j'essayais d'en
soustraire
quelque
partie
la
discipline
sociale,
je
diminuerais
d'autant
la
force
de
l'tat,
qui
n'est quelensemble des forces
individuelles,
je
compromettraisainsi
sa
puissance, son existence
mme
;
(1)
Theol. PoL,
V
: I,
436.
(2)
Jbid.
(3)
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
22/282
12
SPINOZA
je deviendrais un
ennemi
qui mriterait
d'tre trait
en
ennemi.
Quiconque
fait
de
sa
volont
propre
la
rgle
de
sa
conduite
nie cette autorit souveraine qui
est
le
fon-
dement
et la
raison
d'tre
de
la
socit
civile
;
et-il en-
freint
la
loi
de l'tat,
pour le bien
de
l'tat, et-il, par
une
initiative
qu'il
n'avait
pas
le droit
de
prendre,
sauv
l'arme
par
exemple, son
chtiment est
lgitime
(1).
C'est
un
crime
d'agir
contre
la
dcision
commune,
parce
que
c'est
un crime
de
travailler
contre
la paix
et
la
tranquillit
de
tous
(2).
De
l,
en
apparence
au
moins,
cette
consquence,
qu'il
appartient
l'tat
seul de rgler
notre
conduite
mo-
rale;
faire
partie
d'une socit
rgulirement
constitue,
Spinoza gagnera la
scurit
extrieure
;
mais
il devra faire
le
sacrifice
de
cette
libert qui seule
lui
importait;
il
semble, autant que jamais, loign
du
but de ses
efforts-
En
ralit
pourtant,
il
n'en
est pas
ainsi
;
ceux
qui sou-
tiennent
avec Hobbes qu'un
tat
ne
saurait
subsister si
chaque
citoyen
conserve
intacte sa
libert de pense
ignorent
la
fois
la
nature
de l'tat et
la
nature
de la
pense.
Ils prtendent
rester
fidles
au principe
du
droit
naturel,
et
ils
ne savent
pas
respecter
les
bornes
de
la
nature
(3).
En
effet,
l'tat
impose aux citoyens
d'obir
strictement
aux
volonts manifestes
par ses
dcrets.
Or
cette
obissance ne
peut
se
traduire
qu'au
moyen
d'actes
(i) Theol. Po/., XVI;
I, 56i.
(2)
Theol.
Pol.,
XX; I, 6o5.
(3)
Lettre
L
Jarigh
Jelles
II,
184:
Quantum
ad
Politicam
spectat,
discrimen inter
me
et Hobbesium,
de
quo interrogas, in hoc con-
sistit,
quod
ego
naturale
Jus
semper sartum
tectum conserve,
quodque Suprme
Magistratui
in
qualibet
Urbe
non
plus in subdi-
tes
juris,
quam
juxta
mensuram
potestatis,
qua
subditumsuperat,
cempetere
statue, quod
in statu Naturali
semper
locum
habet.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
23/282
LA LIBERTE DE L ESPRIT
IS
extrieurs, susceptibles d'tre
encourags ou
rprims
par
la
force matrielle,
qui
est
le
fondement
de
la
puis-
sance
sociale.
Mais l
o cesse
l'efficacit des menaces
et
des
rcompenses,
l aussi
expire
la
juridiction de l'tat.
De
l cette
conclusion
que
personne
ne peut rien cder
de
sa facult
de
juger;
'^
car,
demande Spinoza, quelles
sont
les
rcompenses
ou
les menaces
capables
de
faire
croire
que
le
tout
n'est
pas
plus
grand
que
la
partie,
ou
que
Dieu
n'existe
pas,
ou
de faire
croire
qu'un
corps
dont
on
voit
les
limites
est
l'tre infini, et
d'une
faon
absolue
de
faire
croire le contraire de ce
qu'on sent
ou
de
ce
qu'on
pense?
Et, de mme,
quelles
sont
les
rcompenses,
quelles
sont les
menaces assez fortes pour
faire
aimer ce
qu'on
dteste
ou
dtester
ce
qu'on
aime
?
(1)
.
J'avoue,
dit-il ailleurs, qu'il
y
a un grand nombre,
un
nombre
presque incroyable de manires de
prvenir
le
jugement,
de telle
sorte
que,
sans
tre
directement sous
l'empire
d'autrui,
il
dpendra
de la
parole
d'autrui
si
troitement
qu'il passera
bon
droit
pour tre sous
sa
domination;
mais,
quoi
que
l'art ait
pu
faire, jamais
il
n'en est
venu
au
point
d'empcher
les
hommes
de
voir
que
chacun
abonde
dans
son sens et qu'il
y
a
autant
de diversit
dans
les jugements
que
dans
les gots.
Mose, qui avait
le
plus
prvenu
en
sa
faveur
le
jugement de son
peuple,
non par
artifice,
mais
par
une vertu
divine,
lui
qui
tait
regard
comme
un
homme divin
toujours parlant
et agissant
par
l'inspiration
de
Dieu,
n'a
pu
chapper
aux
rumeurs
hos-
tiles et aux
interprtations
mauvaises
du peuple
(2).
(i;
Polil.,
111,8;
I,
2^.
|2)
Theol.
PoL,
XX: I.
602.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
24/282
14
SlMNOZ.\
Par
suite,
cet
absolutisme
de l'tat,
runissant
en lui
la
totalit
des
forces
individuelles
qui
lui
sont
transfres,
ne
se
ralisera
jamais
;
la
pratique
a
beau s'en
approcher
de
plus
en
plus,
il
restera
une
pure
thorie
(1
)
;
bien plus,
la thorie
mme
lui impose
une infranchissable limite.
S'il
tait aussi
facile
de commander
aux
esprits
qu'aux
langues,
tout souverain rgnerait
en
paix; il
n'y
aurait
plus
de
violence
dans
le
gouvernement,
car
tout
citoyen
rglerait sa vie au gr du souverain
et ne
jugerait
que
d'aprs ses
dcisions
du
vrai
et
du
faux,
du bien et
du
mal,
du
juste
et
de l'injuste
(2).
Mais cela
est impossible,
en
raison
de
l'invincible
indpendance
de l'esprit; cela
est donc
illgitime,
puisque
cela
est
impossible.
Comment
l'tat
aurait-il
un droit, l
o
il
n'a
plus
de pouvoir
?
L'tat peut
faire que
ses dcisions
soient obligatoires,
non
qu'elles
soient vraies
;
il
se
fait
obir,
il
ne
persuade
pas.
Il
exige de tous
les
citoyens
qu'ils manifestent par
leur
conduite
leur
soumission
la volont commune;
mais
sur
la
conscience
mme il n'a
point
de
prise, l'me
lui
chappe; il
ignore
les
sentiments intimes, si bien que
le
citoyen,
forc
d'obir
la loi, n'en demeure
pas
moins
dans son esprit matre
de
l'approuver ou
de
la
dsap-
prouver, et que
le
despote, qui
tient
dans
sa
main la vie
de ses sujets, est
impuissant
dominer
leurs curs.
Par
consquent,
autant
il
est
vrai que
la vie morale
a
pour
condition la
libert
intellectuelle,
autant il
est
vrai qu'elle
est naturellement
soustraite
toute ingrence,
toute
juridiction de
l'tat.
L'tatne peut
rien
ni
pour
ni
contre
(i)
Theol.
PoL, XVIII;
1,564.
(2)
Theol.
PoL:
XX,
I,
602.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
25/282
LA LIBERTE
DE
L ESPRIT
16
ia
vrit
;
car force
et vrit n'ont
point
de
commune
mesure.
Le
principe
constitutif
de
l'tat,
tel
qu'il
est
dfini
par
la
nature,
a
donc
pour consquence
ncessaire
la
libert
de
pense;
c'est
violer le droit
de
nature
que
de
ne pas
la
respecter,
tant qu'elle
n'est
que la simple
et
sin-
cre
expression
de
l'intelligence,
tant
qu'elle
n'a
pas en-
tran d'acte de
sdition
(1).
Toute
loi touchant
une
matire
de
spculation
est
absolument
inutile;
bien
plus,
elle est
directement
contraire
au but
que
se
propose
l'tat,
w
Le but de
l'tat
n'est pas de
transformer
les
hommes raisonnables
en
btes et en
machines,
mais au
contraire de faire que
leur esprit
et leur
corps remplis-
sent en
paix leurs fonctions,
qu'ils fassent
eux-mmes
usage de
la
raison
libre,
sans
aucune
rivalit
de
haine,
de
colre
ou
de ruse,
sans
injustes violences. Le but de l'tat
est
en ralit
la libert
(2).
Ainsi
les
actes extrieurs,
ncessaires
pour
maintenir
l'union
entre
les membres de la socit,
sont seuls rgis
par l'tat. Spinoza
est-il
en
droit
d'en conclure,
ds
main-
tenant,
que
les
sentiments intimes
qui
donnent
ces
actes
leur
valeur
morale
appartiennent entirement
son
arbitre
individuel?
Peut-il oublier qu'au
dedans
de
lui-
mme,
au
cur de sa vie morale,
il
trouve tabli
un
pou-
voir
qui prtend
commander sa conduite
et
son
me
?
(i)
Theol.
PoL,
XX; I,
609.
;2)
Ibid.;
I,
604
:
Non,
inquam. finis Reipublicae est,
honiines
ex
rationalibus
bestias, vel
automata facere, sed
contra, ut
eorum
mens
et
corpus tuto
suis
functionibus
fungantur,
et ipsi
libra
Ratione
utanlur,
et ne odio.ira,
vel
dolo certent,
nec animo
iniquo
inviceni
ferantur.
Finis
ergo Reipublic
rvera
libertas
est.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
26/282
16
SPINOZA
Les
crmonies
du
culte,
tant des
actes
matriels,
rel-
vent
de
l'autorit
civile;
mais
le
culte
interne
de
Dieu
est
proprement
la
religion
(1).
La religion
a lev
sa
jeu-
nesse, elle a fait
l'ducation de l'humanit;
elle
a
uni
l'homme
Dieu,
elle a uni
les
hommes
entre
eux.
Ce
serait
abdiquer
sa
propre
vertu
que
de
refuser
la
religion
toute
autorit.
Spinoza
est
ncessairement
amen
se
poser
cette
nouvelle
question : Le
respect
de
l'autorit
religieuse
est-
il compatible
avec
la
libert du jugement
individuel?
En
tant
qu'elle
dicte
une loi
la
conduite de l'indi-
vidu,
quelle
constitue
par suite une
puissance extrieure
et
suprieure lui,
la
religion
repose
sur
certaines con-
naissances qui
ont t communiques directement
cer-
tains
hommes
par
Dieu,
en un
mot
sur
la
rvlation.
Les
vrits
que
ces
interprtes,
ou
prophtes,
ont
ainsi
recueillies,
ils
les
ont transmises
aux
autres
hommes sous
la
forme de prceptes;
elles sont consignes dans
un
nombre
dtermin
de livres
qu'on
appelle
l'criture
sainte.
L'criture
sainte
est
l'organe
de
la
religion.
Pour
connatre
la
nature du
pouvoir religieux,
son
tendue et
ses
limites,
il
convient donc
d'interroger
l'criture.
Or
interroger
l'criture
signifie
qu'on
lui demande
et
non
qu'on
lui
prescrit une
rponse.
Aussi, avant d'avoir
exa-
min ces
livres, nous
ne dciderons point
si
notre
raison
(i)
Immdiatement aprs avoir rappel,
pour
y
donner
son
assentiment, la
thorie
soutenue
par Grotius
de
/mper/o
summarum
potesiatum
circa
sacra
(Paris,
1647),
Spinoza
crit :
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
27/282
LA
LIBERTE
DE L ESPRIT
17
doit cder
l'autorit de
la
parole
crite,
ou
s'il
est
nces-
saire
d'en
plier le
texte
au
jugement
de
la
raison
;
nous
ninyoquerons
ni
une prtendue lumire
surnaturelle
qui
trahit
son inanit parlincertitude
etla fragilit des
conjec-
tures auxquelles
elle aboutit, et qui n'est quun dfaut
de
lumire naturelle
[T,
ni
une
autorit
extrieure
qui,
pr-
tendant
s'attribuer
le privilge dinterprter
lcriture,
y
trouvera
tout
peut-tre,
sauf
sa
propre
justification,
sauf la ngation
de
ce
droit,
qu'a tout fidle,
d'aimer
et
de
cultiver sa
religion
avec son
me
lui
(2).
Mais,
tout
au
contraire,
nous regarderons
comme
une
chose
possible
que
le
sentiment
de
l'criture
ne
s'accorde point
avec
notre
propre
sentiment,
et, s'il nous arrive de
rencontrer
entre
divers
passages
des
livres
sacrs
une
contradiction
formelle, nous
ne
nous
refuserons
pas
la
considrer
comme telle.
En
un mot,
nous
aborderons
l'tude
des
textes sacrs,
arms uniquement
de
notre
raison, libres
de
tout prjug.
De
mme
que nous
demandons
la
nature seule
de
nous
faire connatre la nature, nous
demanderons
l'criture seule
de
nous
faire connatre
l'criture
(3).
Pour la comprendre,
ce
qui importe avant
tout, c'est
donc
d'en approfondir
la langue, de dterminer
par des rapprochements de passages semblables
le sens
exact
des
phrases
obscures
et
des
tours
ambigus,
d'tudier
fi)
Theol.
Pol.,
VII
;
I,
470.
Cf.
Ibid.,
V
;
I,
443.
'2)
Theol. PoL. VII
: I,
479
:
erit
ergo
etiam
pnes
unumquemque
summum
jus suramaque
autboritas
de
Religione
libre judicandi,
et consequenter
eamdem
sibi
explicandi
et
interprelandi.
;3)
Ibid., I,
461
:
dico methodum interpretandi Scripturam
haud
differre a melhodo interpretandi
Natu'ram.
Cognitio...
omnium
fere
rerum, qua in Scriptura
continentur,
ab ipsa
scriptura
sola peti dbet
;
sicuti cognitio
natura? ab ipsa
Natura.
Brlnschvicg.
Spinoza.
2
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
28/282
18
SPINOZA
de
prs
la
vie,
la conduite,
l'esprit
de
quiconque
a pris
parla
sa
rdaction,
de
suivre
toutes
les
vicissitudes
que
ses
livres
ont d
subir
avant
de parvenir jusqu'
nous
(1).
C'est ces
conditions
uniquement qu'il
est
possible
d'en
obtenir
l'interprtation
vritable,
non pas
celle
qui
fen-
ferme
en
elle
la
vrit, mais
celle
qui
reproduit l'opinion
de
l'auteur,
celle
qui
s'accorde
avec
le
contexte,
non
peut-tre
avec
la
raison.
Telle
est
la
mthode
d'exgse
dont
l'esprit
se
dfinit par
ces
deux
mots
:
intgrit
et
libert
(2).
Or
quelles
sont, selon
cette
mthode,
les raisons qui
donnent
la rvlation
prophtique
sa
certitude? Ces
raisons
sont au nombre
de
trois
(3).
Tout d'abord
les pro-
phtes
se
distinguent
du
reste des
hommes
par
la
force
de
leur imagination, qui leur fait ressentir
l'impression
des
choses
rvles
aussi
vive, aussi prsente
que
celle
qui
vient
ordinairement
des objets
rels
(4)
;
ils
ont
vu
Dieu,
ils l'ont entendu;
leurs
prophties
ne
sont
pas des
ficlionslroidement
conues
et
laborieusement combines
;
ce
sont des
visions directes,
ou,
comme
nous
dirions
aujourd'hui, des hallucinations.
Ensuite,
pour
tmoigner
que
c'est bien
Dieu
qui leur
a
donn ces
imaginations,
les
prophtes
invoquent un signe
d'lection,
quelque
action extraordinaire qui
frappe
la
foule d'admiration
;
c'est
le
plus
souvent
la
production d'un
phnomne
en
(i)
Theol.
Pol.,
;
I,
482
sq.
{2)
Ibid.
Prface
;
I,
878
:
sedulo statui,
Scripluram
de
novo
integro
et libero
animo
examinare,
et
nihil
de
eadem
affirmare,
nihilque
tanquam
ejus
doctrinam
admittere, quod ab
eadem
claris-
sime
non
edocerer.
(3)
Theol.
Pol.,
II
;
I,
894.
Cf.
XV
;
I,
54).
(4)
Theol.
Pol.,
I;
1,890.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
29/282
LA
LIBERTE DE
L
ESPRIT
19
dehors de ses conditions normales,
qui
semble
mani-
fester
une
puissance
laquelle
la
nature
obit
malgr
elle,
une puissance surnaturelle. Enfin
leur
esprit tendait
toujours
au
juste et au bien;
la puret
de
leur
me
garantit la sincrit
de -leur
rvlation;
ils
ont
t
les
reprsentants
de
Dieu sur
la
terre,
parce
qu'ils
ont
r-
pandu
dans
l'humanit
la connaissance
de
l'amour
de
Dieu,
parce
que leurs
paroles
respiraient
l'ardeur
de
la
pit
et
de
la
charit.
Si
tel
est
le triple
fondement
sur
lequel
repose
lauto-
rit
de
l'institution religieuse,
jamais
elle
ne
deviendra
un
obstacle
l'esprit
qui
cherche la
vrit
par
l'effort
de
sa
raison
individuelle,
afin
de mettre
sa
conduite
en
har-
monie
avec
cette
vrit. Jamais,
en
premier
lieu,
l'ima-
gination ne
dictera
aux
hommes
une loi
universelle,
dont
tous
les
hommes
reconnaissent
galement
la
certitude
;
car
l'imagination
est
une qualit
qui
ne
peut se
trans-
mettre
d'un
esprit
un
autre, elle
appartient
un indi-
vidu
dtermin,
elle
porte,
profondment
empreinte
en
elle,
la
marque
de
son
individualit.
Cest
ainsi
que
la
rvlation
revt
un caractre
diffrent
avec
les
diffrents
prophtes :
gaie
avec
ceux qui
sont
gais,
elle
est
la
vic-
toire,
la
paix
et le
bien:
triste avec ceux
qui sont
tristes,
pleine
de
guerres,
d
supplices
et
de
toutes
les
formes
du
mal.
Les
dtails
m^mes
que
le
prophte
imagine
refl-
tent
ses
gots et
ses
occupations
:
s'il
est
de
la
campagne,
il se
reprsente
des bufs
et des troupeaux
;
soldat, il
songe
aux armes
et
aux
gnraux;
il voit le
trne
royal,
sil a
vcu
la cour(l). Ds
lors,
les
prophtes seuls
(1) Theol.
Pol.,
II;
1,3^.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
30/282
20
SPINOZA
pourront
juger
la
force
et
la
vivacit de leur
propre
ima-
gination
(1);
nous,
en face
de
la
rvlation
prophtique,
nous demeurons
absolument libres. La
vrit
est
univer-
selle;
ce
n'est
pas
de
l'imagination qu'elle
viendra,
c'est
de
l'intelligence. Or
la
vigueur
de l'intelligence
n'est nul-
lement
lie la vivacit
de l'imagination
:
Tout
au con-
traire, dit
Spinoza,
ceux
qui
brillent
le
plus
par l'imagi-
nation
ont
le moins
d'aptitude
la
pure
intellection,
tandis que
ceux qui
ont une
intelligence
plus
grande
et
mieux cultive ont
une
imagination
plus
tempre,
plus
docile
leur puissance
et
qu'ils
savent
rfrner
afin de
ne
pas
la
confondre avec
l'intelligence
(2).
L'criture rap-
porte
que
des
femmes
comme
Agar
eurent
le
don
proph-
tique; mais
Salomon
ne
le
possda pas
un degr
extra-
ordinaire,
quoiqu'il ft extraordinaire
en
sagesse
(3).
Cette
infirmit de
l'imagination a
pour
consquence
qu'au
contraire
de
la
raison,
elle
a besoin d'un
signe
ext-
rieur
qui en confirme la
certitude
(4).
Le caractre
de
ce
signe varie
lui-mme
suivant
le
sentiment
du
prophte,
il
s'adapte
naturellement
aux
opinions
des auditeurs
qu'il
s'agit de
convaincre. C'est ainsi
que les miracles
ont
t
souvent
invoqus
par
les
prophtes comme
un tmoi-
gnage
de
leur lection
;
mettant
Dieu d'une part et
la
na-
ture
de l'autre,
ils
ont
cru que
Dieu pouvait
contrarier
la
nature,
interrompre cet
enchanement
ncessaire
et
ternel
de
causes et d'effets qui constitue
l'univers
(5).
Mais le
(i)
Theol.
Pol.,XV;l,
549.
{2)
Theol.
PoL,
II
;
I,
892.
(3)
Ibid.
(4)
Theol.
PoL,
II
;
I,
894.
(5)
Theol.
PoL,
VI
;
I,
444
sq.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
31/282
LA
LIBERTE DE L ESPRIT
21
rcit
de ces
miracles ne peut avoir plus
d'autorit
sur
l'intelligence
que
les
imaginations
prophtiques
qui
font
de
Dieu
lui-mme un tre
corporel
et visible,
luttant
de
puissance
avec les
rois
de
la
terre.
L'infinit,
l'ternit,
limmutabilit
de
Dieu
ne se
rvlent
qu' celui
qui
sait
concevoir les lois
de
la
nature,
dans
leur
infinie exten-
sion, sous l'espce
de
l'ternit,
suivant
l'ordre fixe et
immuable
de
leur
causalit. Si
la
nature
est
viole.
Dieu
est
ni.
La ralit
d'un
seul miracle
serait
une
irrfu-
table
dmonstration
de
l'athisme
(1).
Par
suite,
il est
impossible
que
les
miracles dont parle l'criture soient
de
vrais miracles,
qui
contredisent
d'une
faon
formelle
les
lois
de la
nature
;
ce
sont
des
faits,
rentrant en ralit
dans
l'ordre commun,
mais
extraordinaires d'apparence,
ils ont frapp l'esprit
encore
grossier
des Hbreux, inca-
pables
d'en comprendre
les
causes,
incapables
mme d'en
relater
exactement
les
circonstances
;
ce
que l'criture
nous
en
laisse
souponner
permet
dj d'affirmer
que
ces
prtendus
miracles
sont
dus
une
connexion
de
causes
naturelles, mme
ceux dont l'esprit humain ne
peut
rendre
raison
;
mais,
si par
hasard il
se
rencontrait
dans
l'criture
quelque
fait qui
manifestement
ft
incompa-
tible avec
la
loi
naturelle,
tout
ce
qui
est
contre
la nature
tant
contre
la
raison,
il
ne
faudrait
pas hsiter
con-
clure
qu'il
y
a
l
quelque
addition
faite
au
texte
par
une
main
sacrilge
(2).
Ainsi, ne
ft-il
pas
dit
expressment
dans
le
Deutronome
que de faux
prophtes
ont
fait
de
vritables
miracles
(3),
les
miracles
ne
fourniraient
pas
(i)
Theol.
Pol.;
I,
449.
(2)
Ibid.
;
I,
454.
(3)
Ibid.,
II
;
I,
393.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
32/282
22
SPINOZA
encore
une base
solide
pour asseoir le crdit
et
la certi-
tude
des
prophties.
En
dehors
des
miracles, en dehors
d
l'enthousiasme
dont
ils se
sont crus
remplis,
que
reste-t-il aux prophtes
pour nous
donner foi en eux, sinon l'lvation
morale de
leur
enseignement
et de
leur
vie
?
La
forme
de
la
rvla-
tion
change,
l'objet en
demeure
identique :
c'est
l'adora-
tion de
Dieu, l'obissance
sa
volont,
la
pratique
de la
justice
et
de la
charit. La
parole de leurs
livres, les pro-
phtes
l'ont
ralise
dans
leur vie
;
ils
ont
prch l'amour
de
Dieu,
et
ils
l'ont aim
;
ils
ont
prch
la
charit,
et ils
ont
t
charitables
;
par
l,
ils
se sont
montrs
vritablement
lus. tant sincres,
ils ont
t
divins.
Ils ont
parl
de
Dieu
comme
des
hommes
pouvaient parler; mais
leurs
vertus
plus
loquentes que
leurs penses, ont converti
les
peuples
;
voil
quel est
le
fondement lgitime
de
leur
autorit
(1).
Concluons
donc
: loin
que
la
religion rvle
soit
de
nature
entraver
les
efforts
de
l'homme pour
se
donner
lui-mme
une
loi
morale,
tout
au
contraire
c'est
la
loi
morale
qui
justifie
la
rvlation
et lui
communique
son
caractre
sacr.
Prise
absolument
,
c'est--dire
en
elle-mme,
telle
qu'elle est
en
dehors
de
l'esprit,
l'criture
est
une
somme de
caractres tracs sur
le
papier;
chose
muette et
inanime
,
elle
est
ncessaire-
ment
indiffrente
au
bien
comme
au
mal;
sa
valeur
mo-
rale
ou
religieuse
ne peut
venir
que
de
son
application au
sentiment
et
l'action
;
pourles
saints
elle devient
sainte,
et pour
les
profanes
elle
est
profane
(2).
Devenant
linspi-
(0
Theol.
PoL,
XV;
I,
5^8
sq.
(2)
Theol.
PoL, XII
;
I,
524.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
33/282
LA
LIBERTE DE I
ESPRIT
23
ratrice
de
la
dvotion
et
du
dvoment,
lcriture
se
ma-
nifeste
comme
tant
en
vrit
le
verbe
de
Dieu
;
si,
comme
il arriva chez les
Hbreux, elle sert de prtexte des
actes
qui
rpugnent
la pit, parce quils sont
en
con-
tradiction avec l'esprit de
justice et
de
charit,
alors
l'usage qui en est
fait
la
rend
abominable
;
elle
mrite
d'tre
anantie,
de la
faon
dont
les
tables
de
la
loi
furent
brises par
Mose
(1.
Les
formules de l'criture,
dans
leur
rigidit
littrale,
ne
sont rien
;
mais
les
let-
tres
mortes s'animent
quand
l'esprit
les
remplit
de
son
souffle vivant
et
de son
efficacit.
C'est
l'esprit
que
rcrilure
doit
d'tre
et
de
durer
;
il
est
donc
contradic-
toire
et
absurde
de
prtendre
que
l'criture
puisse peser
sur l'esprit
et
le tenir
en
esclave,
comme si
l'criture
contenait toute
faite
et tout acheve
en
elle la
vrit
sp-
culative.
En
ralit
le
but
qu'elle se
propose
est
purement
pratique
;
elle
raconte
l'histoire, elle
institue
des
cr-
monies
pour unir les hommes
entre eux,
en
les
faisan
communier
dans
l'amour
de
Dieu
;
elle
se
sert
des
moyens
extrieurs
pour
faire
suivre
les
prescriptions
de
la raison
aux
hommes
qui ne
se
gouvernent point par
la
raison
^2).
Elle essaie
de
suppler l'intelligence
;
il serait
trange
qu'
force
d'y suppler elle
parvnt
en
dispenser;
que
l'esprit
et
la
vrit, qui sont
l'intrieur de la
religion
et
qui
en
fout l'me,
finissent par
s'vanouir
dans
la
forma-
lit
du
culte.
Aussi
le domaine de la raison
et le
domaine
de la foi
sont-ils compltement
spars
(3
;
entre
eux
il n'y
a
(i) Theol.
Pol.;
I,
525.
(2)
Theol.
Pol.,
X
;
I.
437
sqq.
13)
Ibid.,
XIV
: I,
527.
Cf.
Prface : I.
874.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
34/282
24
SPINOZA
point
de communication,
par suite point
de
conflit
re-
douter.
Ni
la
thologie
n'est
au
service
de
la
philosophie,
ni la philosophie
n'est
au
service
de
la
thologie
(1).
Si l'on
fait de
l'criture l'organe
d'une
pense
scienti-
fique,
on
se
condamne
accumuler les
interprtations
subtiles
et
dtournes,
les
leons
douteuses
ou
falsifies
pour
finir
par
retrouver
dans
l'criture
les
impginations
les
plus
extravagantes
d'un
Platon ou
d'un
Aristot
(2).
Ou bien,
combattant cette
erreur
par
une
erreur
plus
grossire encore, on
tentera de subordonner
la raison
la
foi :
Et certes,
dit Spinoza,
c'est
l
une
chose
dont
je
ne
puis assez m'tonner, qu'on veuille
soumettre
des
lettres
qui sont mortes
et que
la
malice
de l'homme
a
pu
altrer, la raison qui est
le
don
par
excellence,
qui
est la
lumire
divine
;
qu'on ne
regarde
nullement
comme
un
crime
de parler
en termes indigoes contre
l'esprit,
qui
est
le vritable original
du
verbe divin, et
de
le
juger
cor-
rompu,
aveugle
et
perdu,
tandis
que c'en
serait un
norme
de
traiter
ainsi
une
lettre,
une
idole
du
verbe
divin
(3)
.
Cette
prtendue
sagesse,
qui se
dfie de la
raison
et du jugement
individuel, est
en
ralit une
pure
folie
;
la sagesse, c'est
de
reconnatre
que
le
but
de
l'cri-
ture est
l'obissance,
non
la
science
(4)
;
qu'elle
ne
se
(i)
Theol.
Pol.,XV
;
I,
543:
Nec
Theologiam
Rationi,
nec
Rationem
Theologise
ancillari,
ostendilur.
(2)
Nam
si
inquiras,
qunam
mysteria
in scriptura
latere
vident,
nihil
profecto reperies,
prseter
Aristotelis,
aut
Platonis,
aut
alterius
similis commenta,
qu
seepe
facilius
possit
quivis
Idiota
som-
niare,
quam litteratissimus
ex
Scriptura investigare.
Theol.
Pol.,
XIII; I,
53i.
Cf.
Prface;
I,
878
et Ch. I; I,
882.
(3)
Theol.
Pol.,
XV;
I,
545.
(4)
Theol.
Pol., XIV
;
I,
687.
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
35/282
LA LIBERTE DE
L ESPRIT
25
soucie
pas
d'expliquer
les
choses
en partant
des
dfini-
tions
(1)
et
par
leurs
causes
premires
(2],
que
sur
Dieu
mme
elle ne donne
d'autres
connaissances
que celles
qui
ont une
utilit
pratique,
car elle s'adresse des peu-
ples
encore
enfants dont
les
prophtes
d'ailleurs
parta-
geaient
les
erreurs.
Pour ce
qui me concerne, dclare
Spinoza,
je
n'ai appris
et n'ai pu
apprendre
de
lcriture
sainte
aucun
des
attributs
de
Dieu
(3)
>.
J'avoue
clai-
rement
et
sans
ambages,
dit-il
encore,
que
je
ne
com-
prends
pas
l'criture
(4)
.
Celte
obscurit ne
saurait,
crit-il au
mme correspondant, choquer
les
philosophes,
ceux qui
sont
au-dessus de la
Loi
en ce
sens qu'ils pra-
tiquent
la
vertu
non
comme
une
Loi,
mais par
amour,
parce
quelle
est
ce qui
vaut
le mieux
(o)
.
Ceux-l
savent
que toute opinion
spculative,
susceptible
de
soulever
une
discussion,
de
mettre
les
hommes
en
con-
tradiction
les uns
avec les autres, brise
cette communion
des
esprits
qui
est la marque de la
religion
universelle
ou
catholique,
qu'aucune
opinion
de
ce
genre
par
cons-
quent ne
peut
tre
rige
en dogme
et ne
peut
devenir
article
de foi
(6).
Qu'importe donc
que
Josu
ait
ignor
l'astronomie,
et
Salomon
les
mathmatiques?
(7).
L'essen-
tiel de
l'criture,
ce
sont
des vrits
trs
simples, trs
claires,
dont la certitude
n'est
point lie
l'authenticit
d'une
phrase
ou
l'accentuation
d'un mot,
mais
qui
en
(1)
Theol.
PoL, VII, I,
462
;
XIII;
I,
53o.
(2)
Theol.
PoL,
VI;
I,
42.
(3)
Lettre
XXI
(34)
G.
de
Blyenbergh
;
II,
97.
'^)Ibid.:
11,91.
(5)
Lettre XIX
32; ;
I,
68.
t6)
Theol.
Pol.,
XV
: I,
548.
(j)
Theol.
Pol.,
II;
1,3^
7/16/2019 Brunschvicg Lon - Spinoza
36/282
26
SPINOZA
sont le fond permanent, l'inspiration
constante :
l'exis-
tence
de
Dieu,
la
pratique
de
la
justice
et
de
la
charit,
la
croyance
la
misricorde
divine.
Le
fidle
n'a
qu'
manifester
par
ses
uvres
la
sincrit
de sa
foi,
et
il
sera
sauv
(1).
En
dfinitive, la
vrit religieuse,
comme toute
autre
vrit,
doit
tre cherche
par
la
raison,
dans
la
raison.
Car
la
raison est la lumire
de
l'esprit
:
sans
elle,
on
ne
voit
plus
que
songes
et
fictions
(2)
.
C'est
une niaiserie
de
prtendre qu'il
ny
a
pas
besoin
de
com-
prendre
les
attributs
de Dieu,
mais
d'y
croire
tout
sim-
plement,
sans
dmonstration.
Car,
pour
voir
les choses
invisibles,
et
qui
sont
objets de l'esprit seul,
il
n'y a
pas
d'autres
yeux que
les dmonstrations.
Si
l'on
ne
possde
pas
de dmonstration,
on
ne
voit
rien de
ces
choses,
et
tout
ce
qu'on en entend
dire
ne touche
pas
l'esprit,
n'exprime
pas l'esprit, pas plus
que
les
sons
articuls
d'un
per-
roquet
ou
d'une
machine
qui
parlent
sans
avoir
ni intelli-
gence
ni
sens
(3)
.
Il
y
a
plus
:
l'Ecriture
elle-mme,
par
le
passage
de
l'Ancien Testament au
Nouveau,
consacre
l'entire
spa-
ration de
la raison
et
de
la
foi.
En
effet,
si
la loi
de
Mose
tait
une
loi d'ordre
politique,
adapte
au
caractre du
peuple juif
et
ses
conditions
d'existence
(4),
si
elle
met-
tait
sous
le patronage
de Dieu
une
organisation
purement
sociale,
qu'elle
confirmait
par
des
promesses
et
des
me-
naces toutes galement
matrielles
et
terrestres
(5),
la
loi
(4)
Theol.
PoL,
XIV,
54i.
(2)
...
Ralioni ...
quse
rvera
Mentis
lux
est,
sine
qua
nihil
videt,.
preeter
insomnia et
flgmenta.
Theol.
Pol. XV;
I,
548.
(3)
Theol.
PoL,
XIII
;
I,
533.
Cf.
II
;
I, 38i.
(4)
Theol.
PoL, IV
;
I,
424.
Cf.
XVII
;
I,
568.
(5)
Theol.
PoL,
III
;
I, 4ii.
Cf.
V; I,
437.
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LA
LIBERT DE L ESPRIT
27
revt avec
le
Christ
une
nature toute diffrente. Elle n'est
plus
relative
la
constitution
d'un peuple
dtermin,
elle
est affranchie
de
tout
intrt
particulier, elle
est
uni-
verselle
(1)
;
elle
ne
commande
pas,
elle instruit
(2)
;
elle
ne
s'adresse
pas
l'imagination
.
qui se
reprsente Dieu
comme
un
tre
humain,
qui
s'pouvante
de
sa colre et
redoute
sa vengeance ou bien
attend de
lui
une
rcom-
pense
;
c'est
une
loi
faite pour
tre
comprise
par l'intel-
ligence.
Ds lors
aussi, la
ralisation
de
cette
loi ne d-
pend
plus
du
bon
vouloir
des
Isralites,
qui tour
tour
la
respectaient
et
la violaient
;
elle n'est
plus
abandonne
au caprice
des
hommes,
elle cesse d'tre
humaine
pour
devenir
vritablement
divine ;3i.
La
loi divine
est un d-
cret
que
Dieu
a
conu
et
voulu
de
toute
ternit, qui
s'ap-
plique
immuablement
toute
chose avec
une
gale nces-
sit
(4).
Elle
ne
s'nonce
point comme un
ordre, car
d'elle-mme
elle
est efficace
sur
chaque
point
de
l'espace
comme
chaque
instant du
temps
;
c'est
une
vrit
ter-
nelle
5).
La
religion
catholique,
c'est--dire
celle
qui
est
universelle
dans
son
essence, est
donc
toute spirituelle
en
mme
temps.
La
prophtie
tait
une rvlation
myst-
rieuse,
ne
d'une imagination
ardente
;
mais les
aptres
ont rpandu la lumire
de la
connaissance,
qui mane de
lintelligence
pure
(6
.
Si Mose parlait
Dieu
face
face
comme
parle
un
homme
son
compagnon,
c'est--
dire
par l'intermdiaire
de
deux
corps, le Christ, lui,
a
(i)
Theol.
Pol.. IV; I.
427.
(2)
Theol.
Po/.,Y;I,
433.
(3)
Polil.,
IL
22; I,
291.
(4)
Theol.
Pol., IV:
1.424.
(5)
Theol.
Pol., IV
:
I,
428.
(6)
Theol.
Pol., XI
:
I, 5i5.
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28
SPINOZA
communiqu
avec
Dieu
esprit
esprit
(1).
La
divinit
s'est
rvle
en
lui,
sans
parole,
sans
vision,
immdiate-
ment, la
pense
ayant t
comprise par
la
pense
(2).
Dans
tout
acte de la
raison
Dieu est
prsent; tandis
que
les
Juifs
se
croyaient
les lus
du
Seigneur,
parce qu'il leur
avait
rserv les dons de
la nature et
les faveurs
de la
fortune, tout
homme, quand il
agit par
raison,
tmoigne
de
l'opration
immdiate,
du
secours
intrieur
de
Dieu
(3).
Cette
rvlation
directe
et
permanente est
le
fondement de la vritable
religion,
dont
la
rvlation
pro-
phtique ne
laisse
entrevoir
qu'une figure
imparfaite
:
La
raison
elle-mme,
aussi
bien
que les
sentences
des
prophtes
et
des
aptres, proclame
ouvertement
que
le
verbe
ternel,
le pacte
ternel
de
Dieu,
la
religion
vraie,
sont gravs
par
Dieu dans
les
curs
des
hommes,
c'est--
dire
dans
l'esprit
humain,
et
que
c'est
l
l'autographe
v-
ritable
de Dieu, contresign
de
son cachet,
c'est--dire
de sa
propre
ide
qui
est
comme
l'image
de
sa
divi-
nit
(4).
En
mme
temps
enfin
qu'elle
assure au
penseur
cette
absolue
libert,
l'criture
calme
la dernire
inquitude
qui
pouvait le
troubler
dans son
uvre
de
rflexion
et
de
sagesse.
En
effet,
pour
dduire les
choses
de
leurs
no-
tions
intellectuelles,
il
faut
le plus souvent un long
en-
chanement
de
connaissances,
et
avec
cela
une
prcau-
(i)
Quare, si
Moses
cum
Deo
de facie ad
faciem,
ut
vir
cum
socio
solet
(hoc
est
mediantibus
duobus corporibus)
loquebatur,
Ghristus quidem de
mente
ad mentem
cum
Deo
communicavit.
Theol.
PoZ.,I;
1,383.
(2)
Theol.
PoL,
IV;
1,427.
(3)
Theol.
Po/.,
III;
I,
409.
(4)
Theol. Pol.,
XII
;
I, 522.
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LA LIBERTE DE
L
ESPRIT
29
lion
extrme,
un
esprit
pntrant
et
une
trs
grande re-
tenue,
qualits
qui
toutes
se
rencontrent
rarement
parmi
les
hommes
(l)
.
Or
c'est aux
hommes
dont
la
raison
n'a point
assez de
vigueur
(2),
que l'criture
rserve
une
part dans
la
religion
;
elle
leur apprend
gagner
le
salut. Car
hommes,
femmes, enfants,
tous
peuvent
gale-
ment suivre ses
prescriptions; dfaut
de
connaissance
ration