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Aux sources de la civilisation
Etienne Sauthier
To cite this version:
Etienne Sauthier. Aux sources de la civilisation : Les jeunes elites bresiliennes et le voyageen Europe dans la seconde moitie du XIXeme siecle (1850-1914). Revue interdisciplinairede travaux sur les Ameriques, 2010, http://www.revue-rita.com/traits-dunion-thema-59/aux-sources-de-la-civilisation.html. <hal-00577224v2>
HAL Id: hal-00577224
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00577224v2
Submitted on 17 Mar 2011
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Aux sources de la civilisation : Les jeunes élites brésiliennes et le voyage en Europe dans la
seconde moitié du XIXÚme siÚcle (1850-1914)
Introduction
Le XIXe siĂšcle est, pour tout le continent latino-amĂ©ricain, un temps de jeunesse. En effet, câest suite aux guerres napolĂ©oniennes que la plus grande partie des anciennes colonies prend son indĂ©pendance. Si le BrĂ©sil la connaĂźt plus tard, en 1822, il nâen est pas moins, tout au long du siĂšcle, une jeune nation en proie Ă de nombreuses mutations et de nombreux changements politiques. Pour ces nouveaux Ătats, lâindĂ©pendance vis-Ă -vis de lâancienne mĂ©tropole nâest toutefois pas une rupture avec lâEurope mais tout au plus une focalisation relative de ceux-ci et de leurs Ă©lites sur dâautres pĂŽles dâattraction europĂ©ens. François-Xavier Guerra souligne ainsi, que Paris est devenue au XIXe siĂšcle une mĂ©tropole de substitution pour les Ă©lites latino-amĂ©ricaines (Guerra, 1989), remarquant par ailleurs que sâil sâagit bien souvent dâĂ©lites sociales, il sâagit toujours dâĂ©lites culturelles. Il nâest ainsi pas innocent, en vertu de cette proximitĂ© avec lâEurope, que ce soit en 1889, lâannĂ©e du centenaire de la RĂ©volution française, et au chant de la marseillaise, que lâEmpereur du BrĂ©sil, Pedro II, a Ă©tĂ© renversĂ©. Maris-Sylvanie Veillard souligne par ailleurs, dans son article « Aspects de la prĂ©sence culturelle française Ă Rio de Janeiro » (2003) cette forte prĂ©sence de Paris et de ses produits dans le Rio de la seconde moitiĂ© du XIXĂšme siĂšcle.
Jeffrey Needell, dans son ouvrage A Tropical « Belle Epoque », remarque Ă©galement cette proximitĂ© entre Rio, Londres et Paris, en remarquant quâĂ la Belle Epoque : « la civilisation se rĂ©sumait, pour les BrĂ©siliens, Ă la France et Ă lâAngleterre » (1987, p.28), dans un BrĂ©sil qui, comme ses voisins, vit ses rapports avec lâEurope en termes de dichotomie entre centre et pĂ©riphĂ©rie, civilisation et barbarie.
La conjonction de cette proximitĂ© avec une Europe idĂ©alisĂ©e et les progrĂšs techniques du XIXe siĂšcle (navigation Ă vapeur, lignes rĂ©guliĂšres entre lâEurope et lâAmĂ©rique du sud, etcâŠ) fait que le voyage de formation en Europe devient le passage obligĂ© de tout jeune membre de lâĂ©lite brĂ©silienne en formation. Câest ainsi par le biais de la dimension cosmopolite et « civilisĂ©e » quâapporte ce sĂ©jour que ces Ă©lites trouvent leur lĂ©gitimitĂ© ; mais pour accĂ©der Ă ce voyage, il faut ĂȘtre Ă mĂȘme de pouvoir se lâoffrir et ce Ă plusieurs niveaux : tout dâabord au niveau financier mais aussi au niveau social. En effet, si la navigation Ă vapeur permet dâĂ©tablir, au XIXe siĂšcle, des lignes rĂ©guliĂšres entre lâAmĂ©rique du Sud et lâEurope, le voyage, qui devient par ailleurs plus sĂ»r nâen reste pas pour autant moins onĂ©reux. Câest dâautant plus vrai que le sĂ©jour en Europe constituant souvent un tour dâEurope, plus ou moins important, selon les moyens des voyageurs, (dans la plus pure tradition du voyage de formation des Ă©lites britanniques), ceux-ci doivent Ă©galement voyager et se loger au cours de ce voyage. Le voyage en Europe reprĂ©sente donc au final, en cumulant coĂ»ts
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de la traversĂ©e, coĂ»ts des voyages internes au continent europĂ©en, coĂ»ts des divers logements occupĂ©s durant ce sĂ©jour et coĂ»ts des loisirs : (thĂ©Ăątres, restaurants, cafĂ©s, cabarets, etc.), une somme considĂ©rable dont seuls les membres de lâĂ©lite sociale, au pouvoir acquisitif Ă©levĂ©, peuvent disposer.
LâĂ©tude du moment de formation quâest le voyage en Europe et de ses modalitĂ©s se fera en trois temps. On pourra tout dâabord sâinterroger sur le moment de prĂ©paration, avant le dĂ©part (quâil sâagisse de se financer ou de se faire des connaissances et un rĂ©seau social de BrĂ©siliens installĂ©s en Europe). On sâintĂ©ressera ensuite au voyage et au sĂ©jour proprement dit, aux rencontres et Ă la constitution, en Europe, dâun carnet dâadresses. Enfin, on verra quels fruits ces jeunes Ă©lites retirent de leur voyage et de quelle maniĂšre elles sont dĂ©finitivement lĂ©gitimĂ©es Ă travers le capital social quâelles y acquiĂšrent.
Il est cependant essentiel de toujours avoir en vue, comme prĂ©alable, la proportion rĂ©duite du groupe concernĂ©. Comme on pourra le voir, lâĂ©lite qui voyage en Europe est une Ă©lite nationale issue, sauf exceptions, de la capitale. On peut dire que cette « crĂšme » de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne est passĂ©e par deux tamis consĂ©cutifs : le rĂ©gional et le national.
Lâarticle « Les inĂ©galitĂ©s socioculturelles au BrĂ©sil Ă la fin du XIXĂšme siĂšcle : Salvador de Bahia vers 1890 » (1999) de Katia de QueirĂłs Mattoso permet de se faire une idĂ©e relativement prĂ©cise de la proportion, en province, de lâĂ©lite rĂ©gionale dont est issue lâĂ©lite carioca. Celui-ci nous montre en effet, en sâappuyant sur lâexemple de Salvador de Bahia, que la haute Ă©lite dâune importante ville de province reprĂ©sente 6% de la population et 70 % des ressources de la ville. Si cette Ă©lite est immensĂ©ment riche, par rapport au niveau du reste de la ville, elle nâen est pas moins rĂ©duite : dâautant plus quâil faut Ă©galement garder Ă lâesprit que sur les 6% de personnes qui la constituent, seule une partie va acquĂ©rir le statut dâĂ©lite nationale Ă Rio de Janeiro. La notion dâĂ©lite est ici Ă entendre dans deux sens possibles : on peut tout dâabord parler dâĂ©lites sociales dont la fortune provient bien souvent de propriĂ©tĂ©s terriennes, jusquâĂ la fin de la pĂ©riode impĂ©riale en tout cas. On peut voir un exemple de ces premiĂšres Ă©lites dans la personne de Joaquim Nabuco, fils dâun important dignitaire de lâEmpire du BrĂ©sil, issu dâune famille de propriĂ©taires terriens du Nordeste et qui fait son premier voyage en Europe grĂące au produit de la vente dâun engenho (propriĂ©tĂ© sucriĂšre) dont il hĂ©rite. On peut Ă©galement envisager le terme dâĂ©lite Ă propos dâĂ©lites culturelles : on parle ici de jeunes gens qui ont eu lâoccasion de se former dans leurs Ă©tats respectifs avant de rejoindre Rio de Janeiro, afin de poursuivre leur formation, que ce soit au CollĂšge Pedro II, Ă lâEcole Militaire, Ă lâEcole polytechnique ou dans lâun des grands instituts de la capitale. Nombre de ces membres de ce que lâon peut appeler lâĂ©lite culturelle se sont formĂ©s dans une des prestigieuses facultĂ©s de droit de Recife ou de SĂŁo Paulo avant de rejoindre la capitale pour y commencer leur carriĂšre.
I. Un voyage à préparer
Le voyage en Europe, et en particulier Ă Paris, Ă©tant le dernier moment dans la formation de lâĂ©lite brĂ©silienne, on peut dire quâil couronne celle-ci, Ă lâĂ©poque impĂ©riale comme durant la Republica Velha. Ces annĂ©es dâĂ©ducation et de jeunesse sont ainsi orientĂ©es vers un certain nombre dâĂ©tapes nĂ©cessaires : deux de ses Ă©tapes
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sont lâinstallation durant quelques annĂ©es dans la capitale brĂ©silienne, qui a pour fonction dâĂ©riger les Ă©lites rĂ©gionales au rang dâĂ©lites nationales, et le voyage en Europe qui donne Ă ces Ă©lites en devenir un prestige qui les consacre dĂ©finitivement. Le voyage europĂ©en ainsi institutionnalisĂ© nâest pas un voyage qui se fait Ă la lĂ©gĂšre : câest un voyage de formation, largement pensĂ© et mĂ»ri qui se prĂ©pare longtemps Ă lâavance, dâautant plus que dans les familles de lâĂ©lite, ce voyage, effectuĂ© de pĂšre en fils, rĂ©pond Ă une tradition familiale. On peut citer lâexemple de la famille Rio Branco oĂč le pĂšre comme le fils effectuent ce voyage avant le dĂ©but de leur carriĂšre. Le cas du diplomate, Ă©crivain et intellectuel Graça Aranha est Ă©galement emblĂ©matique de cet Ă©tat de fait. Celui-ci fait son premier voyage en Europe grĂące Ă lâaide de son ami Joaquim Nabuco qui lâadjoint Ă la mission diplomatique sur les frontiĂšres du BrĂ©sil et de la Guyane britannique en 1897. En 1913, lors dâun retour en Europe de celui-ci, il en profite pour emmener son fils Themistocle da Graça Aranha terminer ses Ă©tudes de droit Ă la Sorbonne et profiter ainsi dâune derniĂšre annĂ©e de formation et de vie Ă Paris. Sâil a pour enjeu la dĂ©couverte dâune « mĂ©tropole culturelle », une remontĂ©e aux sources de la « civilisation », le voyage en Europe a aussi pour but de sây constituer un carnet dâadresse, de connaĂźtre et frĂ©quenter ce monde dont lâĂ©lite brĂ©silienne se sent issue et de pouvoir attester de ce nouveau capital social au retour. Il est nĂ©cessaire, cependant, avant mĂȘme le voyage, de se construire un capital de lĂ©gitimitĂ© Ă mĂȘme de permettre ce voyage. Câest en ce sens que le voyage en Europe part souvent de Rio, oĂč le futur voyageur aura eu le loisir dâacquĂ©rir les moyens financiers et de bĂątir le capital social nĂ©cessaire Ă son sĂ©jour. On entend ici le terme de capital social au sens oĂč le dĂ©finit Pierre Bourdieu dans son article « The forms of capital », comme un :
« AgrĂ©gat des ressources rĂ©elles ou potentielles qui sont liĂ©es Ă la possession d'un rĂ©seau durable de plus ou moins de rapports institutionnalisĂ©s liĂ©s Ă la connaissance et Ă lâidentification mutuelle. »[1] (Bourdieu, 1986).
LâĂ©lite de la capitale peut en ce sens ĂȘtre perçue comme une institution, ce capital assure une lĂ©gitimitĂ© en tant quâĂ©lite et un certain poids social Ă ceux qui lâacquiĂšrent. La capitale est ainsi, au sens propre comme figurĂ©, une passerelle vers lâEurope. La construction de ce capital lĂ©gitimant prĂ©alable va se faire, comme on pourra le voir, de diverses maniĂšres.
Il existe tout dâabord, depuis la pĂ©riode impĂ©riale, une politique de bourses nationales visant Ă favoriser le voyage. Ainsi lâarticle dâAna Paula Cavalcanti Simioni « Le voyage Ă Paris : LâacadĂ©mie Julian et la formation des artistes peintres brĂ©siliennes vers 1900 » (2004-2005) signale que, dĂšs 1844, un prix de voyage est instituĂ© Ă lâAcademia Imperial de Belas Artes, visant Ă envoyer ses Ă©tudiants les plus mĂ©ritants continuer leur formation, dâabord Ă Rome, puis, de plus en plus, Ă Paris. Lyra Tavares signale Ă©galement que les archives diplomatiques de lâItamaraty font Ă©tat de dĂ©marches dâinscription faites par lâEtat BrĂ©silien auprĂšs de prestigieuses Ă©coles françaises pour des boursiers brĂ©siliens qui terminent leurs Ă©tudes en Europe : lâEcole militaire, les Ponts et ChaussĂ©es, les Mines, lâInstitut de GĂ©ographie, les Ecoles dâArchitecture, les Arsenaux de construction et le Conservatoire des Arts et MĂ©tiers (1979, p.170-172). Dans les milieux intellectuel et journalistique, ce sont les contacts et les moyens de se mettre en valeur qui vont donner aux voyageurs les moyens de partir. LâEtat a cependant les moyens de favoriser leur voyage, et en particulier le MinistĂšre des Relations ExtĂ©rieures, ce dernier dispose de bon nombre de postes
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de secrĂ©taires dâambassade dont lâutilitĂ© essentielle est de placer ces jeunes voyageurs, comme le montre le travail de Pauline Raquillet sur les milieux diplomatiques latino-amĂ©ricains de Paris (1993).
Le cas du journaliste et diplomate Gilberto Amado est Ă©difiant en ce sens. Dans son livre, Moçidade no Rio de Janeiro e primeira viagem Ă Europa[2], lâauteur, qui part pour lâEurope en 1912, Ă©voque son voyage mais Ă©galement les annĂ©es qui prĂ©cĂšdent celui-ci : celles de son sĂ©jour carioca. ArrivĂ© en 1910 de son Nordeste natal, aprĂšs sa formation de droit Ă Recife et grĂące aux amitiĂ©s politiques de sa famille, il a lâoccasion de connaĂźtre les milieux journalistiques oĂč il se fait des amis et publie des chroniques rĂ©guliĂšres dans le journal O Pais notamment. En 1912, aprĂšs sâĂȘtre fait remarquer grĂące Ă nombreux articles, et en particulier un Ă©loge du nouveau Ministre des Relations ExtĂ©rieures, Lauro Muller, Gilberto Amado bĂ©nĂ©ficie dâune occasion trĂšs intĂ©ressante pour partir en Europe. LâItamaraty propose en effet Ă celui-ci un poste de secrĂ©taire Ă lâambassade de Paris, lui offrant Ă la fois les moyens matĂ©riels et les rĂ©seaux sociaux nĂ©cessaires Ă son voyage. Câest clairement tout le sĂ©jour quâil fait Ă Rio de Janeiro entre 1910 et 1912 qui est orientĂ© vers ce voyage en Europe : quâil sâagisse des rencontres quâil fait, des ressources quâil conquiert ou des rĂ©seaux quâil crĂ©e. La longue prĂ©paration de ce voyage et son long mĂ»rissement font que Gilberto Amado peut dire : « Sâagissant de Paris, je nâallais pas le voir mais le vĂ©rifier.»[3].
Les journaux brĂ©siliens financent dâailleurs eux-mĂȘmes certains voyageurs. Comme le montre Antonio Dimas, dans son ouvrage Bilac, o jornalista [Dimas, 2006, p. 23], câest en tant que correspondant du journal A cidade do Rio que le journaliste et poĂšte Olavo Bilac part pour la premiĂšre fois en Europe. Le poĂšte Nestor Victor, quant Ă lui, bien que correspondant pour O Paiz et O Correio Paulistano, voyage aussi comme professeur de portugais des enfants du Baron do Rio Branco. Ministre brĂ©silien des Relations ExtĂ©rieures de 1902 Ă sa mort, en 1912. Celui-ci offre ainsi Ă Nestor Victor un financement de son voyage (1902-1905), conjointement Ă ses missions de correspondants. Il lui offre Ă©galement son soutien dans la sociĂ©tĂ© parisienne et lâaccĂšs Ă ses rĂ©seaux.
Cette fonction de parrain est essentielle : elle dĂ©signe lâintroducteur, celui qui va prĂ©senter le voyageur dans la sociĂ©tĂ© europĂ©enne et avec lequel le voyageur a tout intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre en contact avant mĂȘme son voyage. Dans la premiĂšre partie de la pĂ©riode, de 1850 Ă 1890 environ, les BrĂ©siliens qui voyagent Ă Paris se servent particuliĂšrement de personnalitĂ©s qui ont un lien trĂšs fort avec le BrĂ©sil et une situation importante dans le monde parisien. Ferdinand Denis est lâun de ces passeurs : en plus dâavoir laissĂ© une trace Ă©crite importante, il a assurĂ© lâentrĂ©e de nombreux membres de la haute Ă©lite brĂ©silienne et de leurs Ă©crits en France. Parti au BrĂ©sil Ă 21 ans, en 1819, Ferdinand Denis y passe sa jeunesse et a, lors de son sĂ©jour au BrĂ©sil, le temps de se lier Ă toute la haute Ă©lite de Rio de Janeiro. AprĂšs son retour, il devient, en 1841, conservateur de la BibliothĂšque Sainte-GeneviĂšve Ă Paris, dont il deviendra administrateur quelques annĂ©es plus tard. Il garde des liens trĂšs Ă©troits avec lâĂ©lite impĂ©riale brĂ©silienne dont il est, pour ainsi dire, le relais. La lettre dâHenrique de Beaurepaire Rohan, intellectuel et Ă©crivain brĂ©silien, adressĂ©e Ă Ferdinand Denis le 25 mars 1861[4] remercie celui-ci dâavoir bien voulu faire ajouter son ouvrage Ă la nouvelle biographie (sic !) des Ă©ditions Didot. On le voit, ce personnage, Ă©crivant depuis sa bibliothĂšque au centre de Paris a, grĂące Ă son vĂ©cu, Ă sa connaissance du BrĂ©sil et Ă sa situation dans la sociĂ©tĂ© parisienne, une position de
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passeur et de parrain ; les Ă©lites brĂ©siliennes qui font le voyage de Paris ont donc tout intĂ©rĂȘt Ă le connaĂźtre avant mĂȘme leur dĂ©part.
JosĂ© Maria Eça de Queiros, lui aussi, a une situation qui lui permet de jouer lâintermĂ©diaire entre Paris et le monde luso-brĂ©silien. Auteur lusophone trĂšs reconnu et souvent comparĂ© au « Flaubert portugais », il bĂ©nĂ©ficie dâun grand succĂšs au BrĂ©sil. En 1888, celui-ci devient consul portugais Ă Paris, oĂč il vit jusquâĂ sa mort, en 1900. Le lien culturel lusophone, la reconnaissance et la situation Ă Paris dâEça de Queiros ne pouvaient que faire de lui un « passeur » culturel, un parrain pour lâĂ©lite intellectuelle brĂ©silienne de la fin du XIXĂšme. Lâexistence de ces sociabilitĂ©s lusophones Ă Paris Ă la fin du XIXĂšme siĂšcle est dâautant plus importante quâelle se situe Ă un moment oĂč, de lâaveu mĂȘme de lâhomme politique et diplomate Joaquim Nabuco, rapportĂ© dans lâouvrage de Lyra Tavares : « Il y a assez dâintellectuels, dâĂ©crivains et de membres de lâĂ©lite brĂ©silienne Ă Paris pour y fonder une AcadĂ©mie brĂ©silienne de lettres » (1979, p.247). De ce point de vue, les nouveaux arrivĂ©s ont tout intĂ©rĂȘt Ă avoir des liens relativement Ă©troits avec ceux qui sont dĂ©jĂ en Europe et pourront Ă©galement les y introduire, cette dynamique de parrainage Ă©volue ainsi au fil de la pĂ©riode en cercle vertueux.
Dans la correspondance de Joaquim Nabuco et de son cousin, Sancho de Barros Pimentel, on constate ainsi dans une lettre envoyĂ©e Ă Nabuco, alors que celui-ci nâa pas encore quittĂ© le BrĂ©sil pour son premier voyage en Europe, le 1er avril 1873[5], quâil avait dĂ©jĂ enclenchĂ© son rĂ©seau brĂ©silien Ă Paris afin dâobtenir une rencontre, lors de son voyage, avec Renan quâil admire beaucoup. Sancho de Barros Pimentel lui demande si le Baron de Penedo, quâil appelle par son nom de famille, Moreira, mais qui est un correspondant trĂšs frĂ©quent de Joaquim Nabuco, lui a obtenu de Renan la promesse quâil le rencontrerait. Penedo est Ă©videmment un atout social important dans la mesure oĂč celui-ci, Ă ce moment diplomate en Grande-Bretagne, vient dâĂȘtre le premier reprĂ©sentant du « nouveau monde » Ă recevoir le titre de Docteur honoris causa de lâUniversitĂ© dâOxford et est trĂšs reconnu dans les milieux dâĂ©lite europĂ©ens.
Câest de cette maniĂšre quâil faut lire le sĂ©jour Ă Rio de Janeiro de la majoritĂ© des jeunes membres de lâĂ©lite amenĂ©s Ă partir par la suite en Europe : comme un moment Ă part entiĂšre de leur formation, dans le prolongement duquel se situe le voyage en Europe qui reste un passage obligĂ© pour quelquâun qui prĂ©tend au statut dâĂ©lite. Ces deux Ă©tapes sont essentielles dans la formation de ces Ă©lites brĂ©siliennes et leur reconnaissance dĂ©finitive, Ă leur retour.
II. La vie parisienne
Un des enjeux fondamentaux du voyage en Europe des jeunes BrĂ©siliens est de leur permettre de se constituer un carnet dâadresse et de frĂ©quenter le meilleur possible, socialement, intellectuellement et culturellement parlant, de la « mĂ©tropole de substitution » quâest Paris. Le voyage en Europe est un moment qui sert, Ă travers le capital social qui y est acquis, Ă donner aux BrĂ©siliens qui le font, lâĂ©lĂ©ment de cosmopolitisme et la teinte internationale qui lĂ©gitiment leur statut dâĂ©lites au BrĂ©sil. Il faut dire, par ailleurs, que dans une sociĂ©tĂ© parisienne oĂč les classes socialement et culturellement dominantes se connaissent et se frĂ©quentent, le fait de cĂŽtoyer un nombre au final relativement restreint de leurs membres, donne accĂšs, par le biais
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des salons et autres sociabilitĂ©s, Ă des rĂ©seaux sociaux nettement plus Ă©tendus. Le cas de Luis GastĂŁo dâEscragnolle Doria est une parfaite illustration de cette dynamique. En effet, on peut compter, parmi les correspondants de ce rĂ©dacteur des dĂ©bats du SĂ©nat brĂ©silien et professeur dâHistoire au CollĂšge Pedro II, dont la correspondance est aux Archives nationales brĂ©siliennes (site de Rio), un grand nombre de membres des mondes littĂ©raire, politique et intellectuel français. Parmi ceux-ci, le Cardinal Richard, archevĂȘque de Paris, les frĂšres Goncourt, Emile Massenet, Pierre Loti, le poĂšte Maurice Rollinat, Jules Verne, François CoppĂ©e, Alexandre Bisson, Guy de Maupassant, StĂ©phane MallarmĂ©, Camille Saint-SaĂ«ns, Maurice Maeterlinck ainsi que Paul et Victor Marguerite, ce qui reprĂ©sente, pour un seul voyageur un panthĂ©on consĂ©quent. Cependant, ce qui est intĂ©ressant Ă voir, câest que lâon peut facilement regrouper une bonne partie de ces auteurs et intellectuels par cercles de connaissances. Ainsi en croisant les connaissances et correspondants de Luis GastĂŁo dâEscragnolle Doria, on constate que bon nombre dâentre eux ont en commun le fait de faire partie du petit cercle dâamis intimes que Maurice Maeterlinck et son Ă©pouse, Georgette Leblanc ont tendance Ă recevoir chez eux. On peut ainsi se demander si le cercle social, le carnet dâadresse que ramĂšne Luis GastĂŁo dâEscragnolle Doria, au retour de ses multiples voyages Ă Paris, peut correspondre Ă celui de de Maeterlinck.
Nestor Victor, quant Ă lui, bien quâil recouvre dans son livre Paris, impressĂ”es de um brasileiro[6], ses amitiĂ©s dâun voile modeste : « jâai gardĂ© quelques amis Ă Paris », frĂ©quente de maniĂšre certaine, lui aussi, le cĂ©nacle de Maeterlinck. Lâarticle dâAntonio Carlos Santos : « Paris, mito e declĂnio / Nova York, o sĂ©culo do futuro » (2006), sâil ne le dit explicitement ne laisse aucun doute concernant ses liaisons avec Maeterlinck et on constate, par ailleurs, que nombre des artistes et intellectuels dont il parle sont aussi des gens qui ont frĂ©quentĂ© ce salon.
On constate que ce capital social acquis en Europe et la vaste connaissance de lâEurope qui en dĂ©coulent peuvent donner Ă certains BrĂ©siliens une vocation de passeur, de trait dâunion entre le BrĂ©sil et lâEurope, au niveau culturel, mais aussi au niveau Ă©conomique : on peut, par exemple rapprocher la dĂ©marche dâAffonso Arinos de Mello Franco de cette dynamique. En 1909, cet intellectuel et homme dâaffaire brĂ©silien fonde, avec un certain nombre de BrĂ©siliens bien installĂ©s en Europe la « Brazil Exterior Limited », qui a son siĂšge Ă Londres et une antenne Ă Paris. Le but de cette sociĂ©tĂ© est dâaider les entreprises brĂ©siliennes Ă constituer des dossiers en vue de recherche dâinvestissements europĂ©ens au BrĂ©sil[7]. Il est cependant important de remarquer que le voyage en Europe nâest pas uniquement, pour les voyageurs brĂ©siliens, lâoccasion de rencontres transatlantiques, mais que lâĂ©lite brĂ©silienne se frĂ©quente et se rencontre aussi elle-mĂȘme Ă Paris. Nestor Victor le souligne au chapitre V de son livre : « O conforto em Paris », lorsquâil parle du cafĂ© Parisien, oĂč sâest tramĂ©e toute lâhistoire politique du BrĂ©sil impĂ©rial, du mouvement abolitionniste aux rencontres entre positivistes et au renversement de Pedro II. Une grande partie du milieu monarchiste en exil se retire en France et notamment Ă Paris. Beaucoup de membres des milieux littĂ©raire et intellectuel luso-brĂ©silien, de passage Ă Paris, frĂ©quentent, comme le montre Mario Carelli, le salon dâEduardo Prado (1993) : le poĂšte, monarchiste convaincu et virulent polĂ©miste sâinstalle Ă Paris aprĂšs la chute de lâEmpire. Il reçoit chez lui ses amis, les plus grands noms de la littĂ©rature portugaise et brĂ©silienne du moment : Eça de Queiros (qui rencontre chez lui Olavo Bilac, lors du premier voyage Ă Paris de ce dernier), Ramalho OrtigĂŁo, Oliveira Martins, Afonso Arinos et le baron de Rio Branco entre autres. On peut ainsi dire que le capital social constituĂ© en Europe est dâune importance cruciale pour les voyageurs
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et pour la formation des jeunes Ă©lites brĂ©siliennes. Multiforme, lĂ©gitimant et enrichissant pour ceux-ci, il permet de constituer un carnet dâadresse transatlantique, mais aussi un carnet dâadresse constituĂ© dâĂ©lites brĂ©siliennes rencontrĂ©es en Europe. La constitution de ce capital social demande un certain nombre de dĂ©marches aux voyageurs, avant et pendant leur voyage, il tend Ă©galement, comme tout rĂ©seau social, Ă sâĂ©largir de maniĂšre exponentielle.
Une fois rentrĂ©s, les voyageurs ont tout intĂ©rĂȘt Ă rendre public ce capital social, Ă faire savoir qui ils connaissent. Quâil sâagisse, pour eux de lâutiliser comme un vernis de prestige au BrĂ©sil ou comme un systĂšme utile de liens sociaux, le voyage europĂ©en tendra de toute maniĂšre toujours Ă consacrer ceux qui lâont fait et Ă leur donner une lĂ©gitimitĂ© dĂ©finitive en tant quâĂ©lites, que ça soit Ă travers leur rĂ©seau de connaissances en Europe, amplement mĂ©diatisĂ©, ou grĂące Ă lâexpĂ©rience quâils ont eu dâun idĂ©al europĂ©en vers lequel le BrĂ©sil est tournĂ© tout au long du XIXe siĂšcle. Dans la mesure oĂč elles sont perçues comme sâĂ©tant civilisĂ©es Ă travers le contact europĂ©en, ces jeunes Ă©lites, une fois de retour de leur voyage, seront Ă mĂȘme de civiliser un BrĂ©sil perçu comme barbare dans son rapport Ă lâEurope, ou du moins en cours de civilisation. On peut percevoir cette dialectique de civilisation dans le rapport quâentretiennent avec lâEurope et avec la France en particulier les Ă©lites intellectuelles brĂ©siliennes de la fin du XIXe siĂšcle dans ces quelques vers tirĂ©s de LâOption, piĂšce de thĂ©Ăątre de Joaquim Nabuco.
Si la France mourait, ce serait comme AthĂšnes.
On sentirait sans cesse, au fond de lâĂąme humaine,
Le remous Ă©ternel de son dernier Ă©lan.
La lune Ă©teinte aussi soulĂšve lâOcĂ©an.[8]
On voit Ă©galement que ce discours de civilisation et de barbarie est traitĂ©e avec ironie par lâĂ©crivain brĂ©silien Lima Barreto dans RecordaçÔes do EscrivĂŁo IsaĂas Caminha :
- En Europe, celui qui fait des Ă©tudes a des dĂ©bouchĂ©s. Il sait parfaitement oĂč il va ; iciâŠ
- Comment ! Monsieur, il nây a rien comme votre pays ! A une seule condition : il faut, quand on arrive, pendre au Pain de Sucre son habit de gentilhomme ; Ă part cela, tout va comme sur des roulettes ».[9]
Dans ces conditions il semble naturel que le voyage en Europe, ait, pour les élites brésiliennes en devenir, une fonction légitimante, et constitue une partie intégrante de leur formation.
III. Retour et consécration
LâEurope est, comme on a pu le voir, Ă bien des niveaux un espace lĂ©gitimant pour les Ă©lites latino-amĂ©ricaines, elle lâest dâailleurs restĂ©e Ă un certain Ă©gard, comme en atteste le prestige, en AmĂ©rique latine du nom de la Sorbonne, aujourdâhui encore.
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Câest pourquoi, si on peut voir le voyage europĂ©en, certes, au sens propre, comme Ă©ducateur, ce qui lâinscrit dans la tradition britannique du voyage de formation, il est Ă©galement un voyage transformateur en ce quâil change ceux qui le font et la perception que peut avoir dâeux la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne. Dans la dialectique du centre et de la pĂ©riphĂ©rie, qui est celle des Ă©lites latino-amĂ©ricaines du XIXe siĂšcle vis-Ă -vis de lâEurope, câest Ă la recherche dâun idĂ©al de civilisation quâon part en voyage de formation en Europe. Il est comprĂ©hensible, en ce sens, que les BrĂ©siliens adoptent en Europe un mode de vie europĂ©en et sâintĂšgrent parfaitement aux sociĂ©tĂ©s dans lesquelles ils sĂ©journent. Nestor Victor signale que lors de leur sĂ©jour en Europe, les BrĂ©siliens se dĂ©couvrent autres que ce quâils sont.
Il faut ĂȘtre allĂ© en Europe pour voir quelles parts insoupçonnĂ©es de notre ĂȘtre se rĂ©vĂšlent lĂ -bas, qualitĂ©s et dĂ©fauts que nous ne percevions mĂȘme pas en vivant dans notre propre milieu[10].
Dans son ouvrage, Companheiros de Viagem[11], lâĂ©crivain Alceu Amoroso Lima, dresse une galerie de portrait de ceux quâil a croisĂ©s et qui lâont touchĂ©. Parmi eux, bon nombre de BrĂ©siliens qui ont adoptĂ©, en Europe, le mode de vie europĂ©en et qui en ont Ă©tĂ© radicalement transformĂ©s. Lâauteur cite Afonso Arinos, trĂšs profondĂ©ment liĂ© au poĂšte Eduardo Prado, dont il a Ă©pousĂ© la niĂšce. Cet auteur construit sa carriĂšre intellectuelle et littĂ©raire dans les salons de Paris et de SĂŁo Paulo. Comme Eduardo Prado, une fois la monarchie brĂ©silienne Ă terre, et face Ă lâimpossibilitĂ© de sa restauration, celui-ci se retire de la vie publique et quitte le pays pour Paris oĂč il sâinstalle ; sâil vit Ă Paris comme un dĂ©racinĂ© au sens barrĂ©sien du terme, il nâen garde pas moins, Ă chaque retour au BrĂ©sil, une profonde nostalgie de lâEurope et de Paris en particulier.
« Nostalgie de la patrie en Europe, nostalgie de lâintelligence au BrĂ©sil, [âŠ] dâune portion des quais de Seine Ă lâombre du vieux Louvre . »
Alceu Amoroso Lima Ă©voque Ă©galement, dans le mĂȘme ouvrage, le cĂ©nacle brĂ©silien dont il a fait partie Ă Paris. Ce groupe de jeunes gens y est animĂ©, par le pĂšre de lâun dâeux : lâĂ©crivain Graça Aranha. Cet auteur est un des traits dâunion entre une ancienne gĂ©nĂ©ration littĂ©raire dont il fait partie et la jeunesse littĂ©raire qui fera florĂšs dĂšs 1922. Le fils de Graça Aranha, Themistocle de Graça Aranha, fait ses Ă©tudes de droit Ă Paris en mĂȘme temps quâAlceu Amoroso Lima. De 1913 Ă 1914, moment oĂč ils rentrent au BrĂ©sil, au dĂ©but de la premiĂšre guerre mondiale, les deux jeunes gens vivent une annĂ©e proustienne dans le Paris de la Belle Epoque, sous les auspices dâAranha. Alceu Amoroso Lima Ă©voque la haute Ă©lite parisienne et ses jeunes filles que les deux jeunes gens frĂ©quentent Ă lâhĂŽtel Majestic « comme Proust les frĂ©quente sur les plages de Balbec » (1971, p.101). Dans lâappartement de Graça Aranha, Ă la rue de la Tremoille, ils frĂ©quentent tout un ensemble de jeunes auteurs que Graça Aranha rassemble dans le groupe « dinamista » : Octavo Filho, Alvaro Moreira, Afonso Arinos, Ronald de Carvalho et Felipe dâOliveira, pour la plupart futurs modernistes. Il est Ă©vident que ces jeunes gens, Ă leur retour au BrĂ©sil, seront riches de cette annĂ©e de vie europĂ©enne qui les aura transformĂ©s. Il est intĂ©ressant de constater que ce rassemblement, Ă Paris, de jeunes Ă©lites, entre 1913 et 1914, intĂšgre bon nombre de membres de la future gĂ©nĂ©ration moderniste.
LâĂ©crivain et journaliste Olavo Bilac part, quant Ă lui, pour son premier voyage Ă Paris en 1890. Le temps quâil passe en Europe le rend trĂšs critique Ă lâĂ©gard du BrĂ©sil,
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notamment dans sa correspondance avec Max Fleiuss (Dimas, 2006, p.26). Jugeant le Rio de son retour Ă lâaune du Paris quâil vient de dĂ©couvrir, le regard dâOlavo Bilac sur sa capitale nâen est que plus sĂ©vĂšre. Câest en raison des articles quâil Ă©crit dans ce sens, de ses voyages et de sa connaissance de lâEurope que lâauteur est associĂ© Ă la commission de rĂ©forme urbanistique de Rio de Janeiro. Câest ainsi Ă travers leur reconnaissance europĂ©enne que la majoritĂ© des intellectuels et Ă©crivains brĂ©siliens sont reconnus au BrĂ©sil. Des artistes comme Eduardo Prado, Olavo Bilac ou mĂȘme Nestor Victor le dĂ©montrent. En effet, câest le fait quâils aient Ă©tĂ© publiĂ©s Ă Paris, quâils aient voyagĂ© en Europe et quâils aient Ă leur actif des Ă©crits sur ce voyage qui a donnĂ© un essor Ă leur carriĂšre littĂ©raire au BrĂ©sil. De la mĂȘme maniĂšre, si Graça Aranha entre sans oeuvre Ă lâAcadĂ©mie brĂ©silienne de lettres, câest au moment de la publication Ă Paris de son premier roman, CanaĂŁ, en 1902, que celui-ci obtient une reconnaissance pleine et entiĂšre au BrĂ©sil.
Le cas de Lima Barreto est, quant Ă lui intĂ©ressant, car il prĂ©sente lâexemple dâune reconnaissance incomplĂšte. Si lâauteur a lâoccasion de faire publier son premier roman Ă Lisbonne en 1905 (grĂące au voyage dâamis), il est intĂ©ressant de voir que cet auteur, qui nâest pas allĂ© en Europe lui-mĂȘme, nâa pas la lĂ©gitimitĂ© au seil de lâĂ©lite brĂ©silienne des intellectuels et des auteurs qui y ont sĂ©journĂ©, il nâest dĂšs lors quâimparfaitement reconnu de son vivant et meurt en 1922 dans lâindiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale.
Pour bon nombres de membres de lâĂ©lites brĂ©siliennes, ce voyage a ainsi valeur de prĂ©lude ou dâantichambre Ă une carriĂšre qui peut ĂȘtre brillante et qui souvent commence dĂšs le retout. Le cas du Baron de Rio Branco est Ă ce sujet tout Ă fait Ă©difiant : son premier voyage en Europe a lieu en 1866, entre son bacharel de droit (de lâUniversitĂ© de Recife) et son entrĂ©e dans la vie active, avec son premier poste de professeur dâHistoire du CollĂšge ImpĂ©rial. De la mĂȘme maniĂšre, Joaquim Nabuco fait son premier voyage en Europe en 1871. On peut noter que son retour en 1873 marque, bien quâil sâen dĂ©fende, le dĂ©but de sa carriĂšre politique. Si celui-ci est par ailleurs reconnu dans sa vie politique, câest, grĂące Ă la reconnaissance quâil a acquise en Europe. De la mĂȘme maniĂšre, câest sa connaissance de lâEurope et en particulier de la Grande-Bretagne qui motive le fait quâil soit choisi pour diriger la mission spĂ©ciale diplomatique sur les frontiĂšres du BrĂ©sil et de la Guyane britannique.
Câest aussi Ă travers ses multiples voyages en Europe, et spĂ©cialement Ă Paris, que Luis GastĂŁo dâEscragnolle DĂłria acquiert sa lĂ©gitimitĂ© brĂ©silienne. Cet intellectuel brĂ©silien, descendant dâune famille trĂšs influente sous lâEmpire, part pour la premiĂšre fois en Europe. Comme en atteste sa correspondance Ă la fin des annĂ©es 1880, il y voyage de multiples fois Ă la fin du XIXĂšme et au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle, voyages qui coĂŻncident avec la construction dâune importante carriĂšre administrative. Escragnolle devient ainsi rĂ©dacteur des dĂ©bats du SĂ©nat en 1896. En 1910, le gouvernement rĂ©publicain lâenvoie en Europe afin de rĂ©pertorier les documents relatifs Ă lâHistoire du BrĂ©sil se trouvant dans les archives europĂ©ennes, tĂąche Ă laquelle il sâadonne, avec la compagnie de son Ă©pouse, dans diverses villes dâEurope. Il est intĂ©ressant de constater, ce qui nâest sans doute pas innocent, que comme lâatteste son diplĂŽme de membre de lâInstitut brĂ©silien dâHistoire et de GĂ©ographie (IHGB), celui-ci intĂšgre la vĂ©nĂ©rable institution le 6 mai 1912 ; lâannĂ©e de son retour en Europe, par ailleurs, on peut aussi penser que cette expĂ©rience europĂ©enne pourrait avoir fortement pesĂ© dans la balance lorsquâil est nommĂ© directeur des archives nationales brĂ©siliennes, en 1917.
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On peut dire, pour conclure, que le voyage et le sĂ©jour en Europe sont transformateurs dans la mesure oĂč ils terminent et couronnent la formation des Ă©lites brĂ©siliennes, quâil sâagisse de leur formation scolaire et universitaire ou de leur formation Ă la vie. Ces Ă©lites sont, Ă leur retour dâEurope, bien souvent considĂ©rĂ©es comme formĂ©es Ă part entiĂšre. Par ailleurs, celles-ci sâinitient, durant ce voyage, Ă un mode de vie europĂ©en quâelles auront tendance Ă adopter et Ă perpĂ©tuer tout au long de leur vie et qui est souvent considĂ©rĂ©, au BrĂ©sil, comme un mode de vie « civilisĂ© ». Par ailleurs, ces voyages concourent Ă construire au BrĂ©sil une opinion europĂ©enne ; les BrĂ©siliens revenant dâEurope se sentant assimilĂ©s Ă un espace culturel qui pour eux a tout, Ă la fois dâun centre idĂ©al et dâune altĂ©ritĂ© radicale. Ils dĂ©veloppent ainsi dĂšs leur retour un jugement, une opinion sur les Ă©vĂ©nements europĂ©ens et sâimpliquent pleinement dans les affaires qui passionnent ou bousculent lâEurope : on observe ainsi quâun des premiers articles ouvertement dreyfusard, publiĂ© le 3 fĂ©vrier 1895, trois ans avant le Jâaccuse dâEmile Zola, paraĂźt Ă Rio de Janeiro dans O Diario de Noticias, et est signĂ© par Ruy Barbosa, alors Ă Londres. Ces Ă©lites ont dâautant plus de facilitĂ© Ă se faire entendre au BrĂ©sil quâĂ travers le capital social quâelles acquiĂšrent en Europ câest une vĂ©ritable lĂ©gitimitĂ© brĂ©silienne quâelles se construisent.
Conclusion : Vers un nouvel idéal étranger
Pour conclure, on peut constater que, comme câest largement le cas en Europe, lâĂ©lite de la capitale, au BrĂ©sil, a valeur dâĂ©lite nationale. Il est nĂ©cessaire en ce sens, pour un membre de lâĂ©lite rĂ©gionale qui aspirerait Ă faire partie de lâĂ©lite nationale, de passer par la capitale et de sây former comme dây bĂątir ses rĂ©seaux. Cette rĂ©alitĂ© est par ailleurs clairement prĂ©sente en France au XIXe siĂšcle, ce qui est largement illustrĂ© dans la littĂ©rature : de Julien Sorel Ă Rastignac, de Bel-Ami Ă FrĂ©dĂ©ric Moreau. Cependant, dans le cas de la jeunesse et de lâĂ©lite brĂ©silienne, cette Ă©tape de construction et dâacquisition du statut dâĂ©lite nationale se couple dâune validation de ce statut qui ne peut sâeffectuer que par le biais du voyage en Europe, et dans ce qui est vu, pour les Ă©lites brĂ©siliennes comme le lieu de la civilisation et de ses racines. Il sâagira, ainsi, pour les Ă©lites brĂ©sliennes en devenir, dâacquĂ©rir un double capital social, tout dâabord un capital social national qui leur donnera les moyens de partir pour lâEurope, et dans un second temps, un capital social europĂ©en qui leur assurera un statut dĂ©finitif de membres de lâĂ©lite brĂ©silienne Ă leur retour. Tout ceci ne mĂšne quâau constat final quâau XIXe siĂšcle dĂ©jĂ , par le biais de la dialectique de civilisation et de barbarie, trĂšs prĂ©sente en AmĂ©rique latine, et Ă travers la prĂ©sence idĂ©ale de lâEurope, câest dĂ©jĂ une forme de mondialisation culturelle qui est Ă lâĆuvre dans les milieux dâĂ©lites. Si la PremiĂšre Guerre Mondiale va changer la donne, en crĂ©ant notamment un Ă©loignement par rapport Ă lâEurope, comme le constate Olivier Compagnon dans son article « Entrer en guerre ? NeutralitĂ© et engagement de lâAmĂ©rique latine entre 1914 et 1918 », il est intĂ©ressant de constater quâaprĂšs les annĂ©es 1920, si la jeune Ă©lite brĂ©silienne continue de se former en Europe, il ne sâagit plus du seul choix possible. LâEurope commence Ă connaĂźtre, comme lieu de formation et de confirmation des jeunes Ă©lites brĂ©siliennes, la concurrence des Etats-Unis, Gilberto Freyre termine ainsi sa formation universitaire aux Etats-Unis et il ne sera pas le seul, on a ainsi tout lieu de constater quâaprĂšs la premiĂšre guerre mondiale, lâidĂ©al europĂ©en nâest plus le seul idĂ©al possible.
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Notes de bas de page
[1] « Social capital is the aggregate of the actual or potential resources which are linked to possession of a durable network of more or less institutionalized relationships of mutual acquaintance and recognition »
[2] Amado Gilberto, Mocidade no Rio e primeira viagem à Europa, Rio de Janeiro, José Olympio, 1956.
[3] Amado Gilberto, op. cit., p. 216.
[4] BibliothĂšque Sainte-GeneviĂšve, Fond Ferdinand Denis : MS 3419 / Fol 29-30
[5] FJN (Fondation Joaquim Nabuco â Recife) â JN CP P2 DOC 27.
[6] Nestor Victor, Paris, impressÔes de um brasileiro. Livraria Francisco Alves, Rio de Janeiro, 1911.
[7] CRB (Casa de Rui Barbosa) : Fonds Pandia Calogeras.
[8] Nabuco Joaquim, Lâoption, Hachette, Paris, 1906, p.45.
[9] Lima Barreto, Le Moing Monique et MazĂ©as Marie -Pierre (trad,) Souvenirs d'un gratte papier (RecordaçÔes do EscrivĂŁo IsaĂas Caminha, Rio de Janeiro, 1909) Paris, L'Harmattan, 1989, p. 47.
[10]Victor Nestor, op. cit
[11] Lima Alceu Amoroso, companheiros de viagem, Rio de Janeiro, Livraria José Olympio EditÎra, 1971.
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