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France Bhattacharya Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar {Yoga- Kalandar) In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 69-99. Citer ce document / Cite this document : Bhattacharya France. Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar {Yoga-Kalandar). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 69-99. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_2003_num_90_1_3608

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France Bhattacharya

Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar {Yoga-Kalandar)In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 69-99.

Citer ce document / Cite this document :

Bhattacharya France. Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar {Yoga-Kalandar). In: Bulletin de l'Ecole françaised'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 69-99.

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RésuméFrance BhattacharyaUn texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar (Yoga-Kalandar)Yoga et soufisme, le confluent des deux fleuves

Le Yoga-Kalandar, d'auteur incertain, a été composé en bengali au XVIIe siècle. S'adressant à desdébutants sur la voie ésotérique de l'islam, il établit des correspondances entre des notions et despratiques appartenant au yoga et la démarche mystique soufie. Il s'agit d'un exemple tardif del'influence de la secte des Nāths sur les Soufis, influence évidente dès le XVe siècle. Le vocabulairetechnique employé dans l'ouvrage est plus populaire que savant : nombre de termes d'origine arabe etsanskrite sont très « bengalisés ». Le texte traite des stations, mokām (ar. maqām), sur la voie, ducorps grossier et subtil, des pratiques recommandées à chaque station, des postures convenant à laméditation et des effets de celle-ci. Enfin, il détaille les signes annonciateurs de la mort. La popularitédu Yoga-Kalandar est attestée par le grand nombre de manuscrits trouvés dans la région deChittagong, au Bengale oriental (actuel Bangladesh). La présente traduction française, accompagnéede nombreuses notes, est fondée sur le texte édité en 1969 par Ahmad Sharif, des divergences avec latraduction anglaise de Enamul Haq (1975) étant signalées en note.

AbstractFrance BhattacharyaA text from medieval Bengal: The Yoga-Kalandar.Yoga and Sufism, the confluence of two rivers

The anonymous Yoga-Kalandar was composed in Bengali in the seventeenth century. Addressing itselfto neophytes on the path of esoteric Islam, it establishes correspondences between the notions andpractices of yoga and those of Sufi mysticism. It is thus a late example of the influence of the Nāths onthe Sufis, an influence that is discernible from the fifteenth century. The technical vocabulary used in thework is popular rather than erudite: a number of the Arabic and Sanskrit terms have been "bengalified".The text treats of the stations on the path {mokām: Arabic maqām), of the gross and subtle bodies, ofthe practices to be followed in each station, of the postures suitable for meditation and their effects and,finally, it details the signs that herald death.The popularity of the Yoga-Kalandar is attested to by the large number of manuscripts found in theChittagong region of East Bengal (today Bangladesh). The present French translation, accompanied bynumerous notes, is based on the text of the 1969 edition of Ahmad Sharif; divergences from the Englishtranslation of Enamul Haq (1975) are signaled in the notes.

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Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar {Yoga-Kalandar)

Yoga et soufisme, le confluent des deux fleuves

France Bhattacharya*

La littérature bengali médiévale comporte un certain nombre de textes encore peu étudiés qui sont l'œuvre de musulmans soufis et qui sont fortement imprégnés des notions et des pratiques du yoga. Ces deux voies ésotériques se rapprochent sur de nombreux points tels que les exercices sur le souffle, accompagnant des récitations de formules répétitives, l'existence d'un corps subtil avec des centres situés en différentes parties du corps grossier et l'obtention de visions et de pouvoirs selon la progression de l'adepte. À l'époque, les Soufis comme les yogis étaient aussi crédités de savoirs d'ordre plus « mondains ». Ils étaient souvent thaumaturges, connaissaient, croyait-on, les mystères de la conception, de la naissance et du sexe, et pouvaient aussi, sinon prédire l'avenir, du moins en déchiffrer les signes annonciateurs, déterminer le faste et le néfaste. Au Bengale, les seizième et dix-septième siècles virent se développer, surtout dans la région de Chittagong, au Bengale oriental, aujourd'hui le Bangladesh, un corpus de textes, écrits par des musulmans en langue bengali, qui exposaient le yoga dans une version précisément inspirée des grands textes de la secte nâth. Ils se contentaient parfois d'ajouter simplement un minimum d'habillage islamique, ou bien tentaient de s'approprier de façon plus poussée les notions et les pratiques yogiques en les plaçant dans un cadre nettement soufi. Le plus ancien, semble-t-il, de ces auteurs, et le plus important par l'ensemble de son œuvre, est Saiyad Sultan, maître soufi très respecté qui est l'auteur d'un véritable traité de yoga, JMn-Pradîp, daté de 1587 (Haq, A History ofSufism in Bengal, 1975 : 369), inspiré très précisément de la Hatha-yoga-pradïpikâ et de la Eiva-samhità, ouvrages respectivement nâth et kaula, ainsi que d'une volumineuse histoire du monde depuis la Création jusqu'à la mort du Prophète, Nabï Vam'sa. Dans le Jnân-Pradïp, contrairement au Yoga- Kalandar, la terminologie soufie est étonnamment discrète.

Le texte dont je donne ici la traduction française commentée est un de ceux qui présentent un rapprochement frappant entre l'islam soufi, d'un côté, et le yoga hindou, de l'autre. Je me suis fondée sur l'édition princeps donnée par le professeur Ahmad Sharif en 1969, avec une douzaine d'autres compositions proches par le contenu et la forme, dans son ouvrage intitulé Bângalàr Suphï Sàhitya. Le titre Yoga-Kalandar, s'il était du pur bengali, signifierait « le Kalandar du yoga », ce qui n'aurait aucun sens. Il est probable qu'il s'agit d'une forme simplifiée de persan et qu'il veut donc dire « le Yoga du Kalandar ». Qui était donc ce kalandar (ar. qalandar) ? Les qalandars étaient des renonçants musulmans gyrovagues, adonnés à la mendicité, que les membres des grandes confréries considéraient comme hétéropraxes. Ahmad Sharif évoque un certain Shaffaruddin Bu Qalandar, mort en

Professeur émérite (Inalco), membre du Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du Sud.

Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, 90-91 (2003-2004), p. 69-99.

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1324 et enterré à Panipat dans le nord de l'Inde, qui est crédité de plusieurs ouvrages en persan dont un traité de yoga, intitulé précisément Yoga Qalandar, qui aurait pu inspirer des traités de même type dans les langues vernaculaires (Sharif 1969 : 120). Toutefois, aucune trace de ses écrits n'a été à ce jour retrouvée. On peut penser que le Bengale comptait depuis longtemps, avant même que ne fut rédigé notre texte, un certain nombre de Kalandars parmi les renonçants musulmans. Cependant la littérature bengali, contemporaine du Yoga-Kalandar, ne mentionne la présence de Kalandars dans la liste des habitants d'une ville idéale qu'au tout dernier rang de la population musulmane, bien au- dessous des tisserands et même des charmeurs de serpents {Cakravartî 1975 : 77, pada 131). Le mot kalandar y prend le sens de derviche, religieux mendiant de bas statut, et ne fait pas référence à un ordre soufi.

Selon Ahmad Sharif, le Yoga-Kalandar est d'auteur inconnu. Il n'y a en effet aucune signature où que ce soit dans le texte qu'il a édité, alors que l'usage de l'époque voulait que chaque poème fût terminé par un colophon indiquant le nom du poète. Comme la quasi-totalité de la littérature médiévale, le Yoga-Kalandar s'est transmis d'abord oralement et n'a été transcrit que tardivement. La première copie manuscrite fut suivie de beaucoup d'autres puisque le grand collectionneur de manuscrits médiévaux, Maulana Abdul Karim, en obtint plus de trois cents dans la région de Chittagong si l'on en croit son catalogue des manuscrits bengalis Bangalà Prâcïn Puthïr Vivaran, publié en 1320 BS (1913-14), dont Enamul Haq reproduit une page dans sa History ofSufism in Bengal (1975 : 371). Pour ce dernier, sur la base d'autres manuscrits qu'il a étudiés, le Yoga-Kalandar serait l'œuvre d'un certain Saiyid Murtuzâ (Haq 1957 : 369 et 1975 : 373). Selon lui, ce Saiyid Murtuzâ, qui appartiendrait au dix-septième siècle, serait aussi l'auteur de plusieurs poèmes lyriques d'inspiration krishnaïte, collectés dans la même région de Chittagong (Haq 1975 : 369). De plus, Haq mentionne un poème sur le même thème, signé encore par un Saiyid Murtuzâ, originaire cette fois de Murshidabad au Bengale occidental, qui a trouvé place dans une anthologie de poèmes krishnaïtes, des Padàvaïî, compilée par des dévots vishnouites. Malgré la distance qui sépare Chittagong de Murshidabad, Haq considère qu'il s'agit de la même personne, auteur à la fois du Yoga-Kalandar, des poèmes krishnaïtes trouvés à Chittagong et de celui qui fut inclus dans l'anthologie de Murshidabad. Il n'en donne pas de preuve. L'historien M. R. Tarafdar mentionne un certain Saiyid Mortudâ (Tarafdar 1965 : 215) ou Murtuzâ (ibid. : 380) qu'il considère comme l'auteur probable du Yoga-Kalandar sur la base des données fournies par Haq.

À partir du quinzième siècle, dans l'Inde du Nord, rédiger des traités mêlant des pratiques yogiques à des concepts soufîs, à l'aide d'un vocabulaire mixte appartenant à ces deux traditions, n'avait rien d'exceptionnel. Il suffit de rappeler le Bahr al-Hayât traduit en persan par Shaikh Muhammad Ghauth à partir d'une version arabe d'un original sanskrit perdu (Tarafdar 1993 : 129-130), et le Rushd-nama de Abd Al-Quddus Gangohi (1456-1537) (Digby 1975 : 36-51). Le Bengale se distingue par le fait que l'on y a retrouvé très peu de manuscrits soufis en persan - aucun, d'après Haq -, mais beaucoup en bengali, langue vernaculaire de la région, la plupart venant du Sud-Est de la province. Il semble que l'influence de la secte des Nâths se soit exercée très fortement sur le soufisme bengali à la période moghole, comme le montre clairement l'examen de plusieurs textes dont le Yoga-Kalandar. En témoignent l'homologie affirmée entre microcosme et macrocosme qui, bien que commune à beaucoup d'autres écoles mystiques, est au centre des conceptions nàth, le rappel des centres subtils, les cakra, l'importance accordée au contrôle du souffle et à toute la physiologie mystique, la description des postures, ainsi que la mention des signes annonciateurs de la mort, topos que l'on retrouve dans les récits chantés bengalis concernant les maîtres Nâths. La langue du Yoga- Kalandar mêle aux expressions d'origine arabo-persane, appartenant au vocabulaire soufi

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traditionnel, des termes sanskrits en usage dans les traités de yoga. Les uns comme les autres apparaissent dans ce texte sous des formes souvent corrompues, dénonçant son appartenance première à la tradition orale et semblant indiquer qu'il était destiné à un public doté de peu de culture littéraire. On peut y relever aussi l'usage métaphorique de la langue, caractéristique aussi des récits nàth. Il n'est pas inutile de souligner le fait que les compositions concernant Goraksanâth, Matsyendranâth et Gopïcandra étaient chantées par des fakirs musulmans dans les villages du Nord du Bengale jusqu'à la Partition de 1947. Tous ces éléments concordent à mettre en lumière les liens qui existaient entre la secte des Nâths et les musulmans du Bengale, qu'ils soient Soufis, plus ou moins orthodoxes et orthopraxes, ou chanteurs itinérants de bas statut. Le Yoga-Kalandar présente le cas d'une tentative de vulgarisation des notions du yoga des Nâths au bénéfice des débutants sur le chemin de la pratique ésotérique soufïe. Destiné à un assez large public, ce texte fut sans aucun doute plus populaire que les ouvrages des auteurs savants tel que Saiyad Sultan, comme le prouve le grand nombre de ses copies manuscrites.

L'intérêt pour ces textes écrits en bengali par des Soufis est relativement récent au- delà des frontières du Bangladesh. Ashim Roy leur a fait une place dans son étude sur la tradition islamique au Bengale (1983). Quant à David Cashin, il leur a consacré sa thèse de doctorat et en a traduit en anglais plusieurs extraits (The Ocean of Love, 1995). Mon intérêt pour ce domaine de la littérature médiévale est né à la suite d'une première recherche sur les chants de Lâlan Šáh et de plusieurs autres fakirs et Bâuls, respectivement musulmans ou hindous de naissance. Il s'agissait d'y relever les expressions métaphoriques concernant le corps (Bhattacharya 2002). La science du corps, le dehatattva, est commune aux Bâuls et aux Fakirs, ainsi qu'aux Soufis de la période médiévale, sans oublier les vishnouites hétérodoxes Sahajiyâ. Ce dehatattva est basé pour une large part sur les théories des Nâths fortement influencées par le tantrisme. Du fait de l'importance de cette tradition, qui a perduré au moins jusqu'au vingtième siècle au Bengale, il m'a paru intéressant de tenter une traduction française intégrale du Yoga-Kalandar, à laquelle j'ai ajouté un appareil de notes. Ce n'est qu'après avoir terminé la traduction que je me suis aperçue que Enamul Haq avait mis en annexe à son ouvrage A History ofSufism in Bengal (1975) une traduction anglaise de ce même texte (p. 378-396), reprise dans le quatrième volume de ses œuvres complètes {Racanàvaïî, p. 378-394). J'ai donc pu comparer sa traduction à la mienne. Malheureusement, ni Ahmad Sharif ni Enamul Haq ne donnent d'indication précise sur les manuscrits qu'ils ont utilisés. Le second mentionne seulement avoir travaillé sur la base de sept manuscrits dont quatre en écriture arabe, et il ajoute qu'il s'est servi pour sa traduction de copies se trouvant dans la bibliothèque personnelle du collectionneur Maulavi Abdul Karim de Chittagong. D'après Tarafdar, Haq avait collationné une version composite du Yoga-Kalandar qui ne fut pas publiée. Il aurait travaillé sur des copies incomplètes en écriture arabe, comme l'indique le professeur Tarafdar, dont la bibliographie comporte l'entrée suivante : « Saiyid Murtuzâ (?) Yoga Kalandar. Mss. 386 and 388 (in Arabie script) in Sahitya Visharad's collection, D.U. Library. A composite texte (yet unpublished) of this book, prepared by Dr. Enamul Haq, now in Varendra Research Museum of Rajshahi, together with another unnumbered MS. of the same organization, has been used. » (Tarafdar 1965 : 380 ; notons que le manuscrit édité par Sharif est en écriture bengali et qu'il écrit kalandar tandis que Tarafdar et Haq écrivent kalandar). Je n'ai donc pas pu avoir accès à ce texte qui a précédé de plusieurs décennies celui de Ahmad Sharif. Ce dernier ne fait aucune mention du travail de son prédécesseur, bien qu'il fasse référence en bibliographie à son ouvrage le plus ancien, Baňge Suphï Prabhàv (1935). Il est clair que les manuscrits utilisés par l'un et l'autre comportaient des différences substantielles. C'est pourquoi, outre les variantes intéressantes proposées par Sharif, j'ai donné en note la traduction de Haq pour les

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passages présentant de notables divergences avec mon texte. J'ai hésité à inclure toutes les variantes présentées par la traduction de Haq dans la mesure où je n'ai pas eu connaissance de l'original bengali, mais j'ai trouvé que dans plusieurs cas elles éclairaient le sens général de certains passages obscurs. Toutefois, Haq semble souvent s'éloigner du texte et gloser plus que simplement traduire.

Dans ma traduction, les mots d'origine arabe ou persane sont notés selon leur orthographe bengali. J'ai donné, une fois au moins, la translittération des mots de ces langues.

Le plan du Yoga-Kalandar est le suivant : après quelques vers de louange, stuti, commence la partie la plus longue qui concerne les mokám (ar. : maqám), sous le titre mokám tattva (p. 94-101 de Г éd. de Sharif). Vient ensuite la description du corps, taner vicàr (p. 102). Puis l'auteur fait un rapprochement entre les mokám et les étapes de la pratique, mokám o sádhantattva (p. 103-107) ; il recense ensuite les postures ainsi que les méthodes et les effets de la méditation, ásan dhyán (p. 108-1 12). Pour finir, il énumère les signes annonciateurs de la mort, mrtyu laksan (p. 113-115). Un court passage (p. 116) sur la signification des couleurs met un terme à l'ouvrage sans conclusion particulière. Le texte est en vers payár de quatorze syllabes organisés en distiques à rimes plates. La langue ne semble pas très ancienne. Sa transmission orale a sans doute contribué au fil des temps à sa modernisation.

Louange

1 Je salue d'abord le Seigneur Niranjan, la Après Lui je salue les pieds du Prophète.

2 Allah le Clément, le Miséricordieux, le Tout-puissant protecteur, Lui qui a créé les dix-huit mille mondes.

3 Le Prophète était anxieux à propos du monde, sache-le, L'Envoyé d'Allah se faisait beaucoup de soucis.

4 Puis sache que Bibi Phâtemà est la fille de l'Envoyé, 4a L'épouse du seigneur Alï, la mère du monde.

5 Saluant les pieds de tous les compagnons, 5a Je vais vous dire tout sans rien omettre, écoutez attentivement.

la Niranjan: «le sans maquillage, l'immaculé». Nom donné à l'Absolu sans qualité dans la littérature nâth, repris par les Maňgalkavya bengalis à la fin du XVe siècle, ainsi que par les poètes de la tradition des Sants de l'Inde du Nord. Les auteurs musulmans utilisent ce terme très généralement. Il se retrouve aussi dans le Rushd-nama de Abd al-Quddus Gangohi (Digby 1975 : 60). 4a Phâtemâ (ar. Fàtima) fille du prophète, épouse d'Ali. On peut se demander si elle n'est pas ici considérée quelque peu comme la sakti, puissance divine féminisée. Chez les Sunnites, c'est Aisha, épouse du Prophète, qui est appelée Mère du monde. Par contre, c'est Fatima qui reçoit ce titre chez les Ismaéliens (communication orale de Zawamir Moir). 5a Âsabbà : corruption de l'arabe sihâb « compagnons », notamment du Prophète (pluriel de sâhib). Notons que deux distiques supplémentaires ont été traduits par Haq : I pay my respect to all the angels living in the sky By whose order the whole system of the universe is maintained Now, О people, hear the (great) tidings: I only tell you the mysteries of the four Maqâms.

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La connaissance des stations fmokam)

6 La station nasut (ar. nâsut), sache-le, est au « trois-pointes » (tiharî), 6a L'archange Âjrâil (ar. Azrâïl) en est le gardien. 6b

7 Tout à l'intérieur, sache que c'est le lieu du feu, 7a Constamment le feu y brûle, sans jamais s'éteindre.

8 Là où le soleil se lève, sache que c'est le mulàdhàr, 8a Connais son maître qui est le soi existentiel. 8b

9 Yeux et ouïes clos, fais-y la répétition du Nom, 9a Vénérant le maître, suis ses instructions [fais sa pratique]. 9b

10 Là, dans le lotus, demeure le maître de maison, 10 Allumes-y un feu chaque jour.

1 1 Que ce feu jamais ne s'éteigne, ' x Tu allumeras ce feu avec soin partout.

12 Ce feu rend le corps immortel, Fais attention, qu'en aucun cas il ne s'éteigne.

13 Toujours dans le « trois-pointes », sache qu'il y a éternellement ce feu 13

6a Tiharî : le « trois-pointes ». C'est l'image du fourneau de terre à trois pointes sur lesquelles se place le pot à cuire le riz. Le terme est utilisé pour signifier le lieu d'où partent les trois conduits subtils, nàdî : idâ, pingalâ et susumnà. Ce mot tiharî renvoie au cakra de la base, le mulàdhàra, mentionné au vers 8a. Il est employé aussi dans les textes nàth dans le même sens, par exemple dans le Goraksa-vijay de Šekh Phayjullâ (éd. Abdul Karim, p. 120 et 148). Il figure aussi dans le Jnàn-Pradïp de Saiyad Sultan (p. 584 et 625). Abd al-Quddus Gangohi, dans son Rushd-nama, utilise le terme tikuti dans le même sens : (c'est) « le point de jonction des cordes idâ et pingalâ duquel la kundaliriï peut monter par la troisième corde centrale susumnâ » (Digby 1975 : 47). La kundalinï, énergie primordiale, s'y trouve lovée à l'entrée de susumnà. «Dans le péricarpe du lotus de Yâdhàra se trouve la belle yoni triangulaire, cachée et gardée secrète dans tous les Tantras » (Siva-samhitâ II, 22). Ida est à gauche de susumnâ et pingalâ, à droite. 6b Chaque station est placée sous l'autorité d'un ange, comme chaque cakra est présidé par une divinité. Les quatre archanges (phiristà) sont présentés selon un ordre hiérarchique ascendant, reconnu, semble-t-il, par la tradition : Àjrâil, Isrâphil, Mikàel et Jibràil. 7a Khàchâl : le terme est obscur. Le professeur Haq traduit par « cavity, solitary cavity », ce que j'ai finalement adopté. Le mot se retrouve d'abord au vers 19a et ensuite au vers 47b avec la variante mandir, « demeure, temple », ce qui renforce l'idée d'un endroit fermé et protégé de l'extérieur. L'élément feu caractérise cette station et c'est précisément le cas du mulàdhàr. 8a Le mulàdhàr est le centre subtil situé à hauteur du coccyx, selon le système hindou du yoga. Il est ici mis en rapport avec la station nâsut (ar. nâsut). 8b « Le soi existentiel » traduit jïvàttamà. C'est le soi individuel par opposition au Soi essentiel, ou l'Absolu, le Paramàttamà. 9a Le terme arabe dhikr est bengalisé enjikir. Variante : « La kalimà du prophète est le dhikr qu'il y faut réciter ». 9b Je traduis par « instructions » le terme phikir (ai.ýikr) qui signifie « pensée ». Le Yoga-Kalandar est composé en vers payâr selon une disposition en distiques qui riment, ďoujikir et phikir. 10 « Le maître de maison » traduit grhasvâmï, ce qui n'a guère de sens dans ce contexte. Sharif propose deux variantes : gryartu (pour grismartu, « saison de l'été ») et ànalartu (« saison du feu »), qui permettent de faire correspondre l'été à ce centre et complètent l'attribution d l'une saison à chaque maqàm. Trad, de Haq : « A black lotus is there; and the season grisma (summer) prevails / Fire incessantly burns in that region. » Chaque cakra a la forme d'un lotus dont la couleur et le nombre de pétales diffèrent. Ici, le nombre de pétales, quatre pour le mulàdhàr, n'est pas précisé. 11 Le feu est l'élément attribué au mulàdhàra, et donc à la station nâsut. 13 Le feu qui doit brûler sans cesse doit pousser les souffles vers le haut par le canal de susumnà. Selon les textes du yoga, le nectar qui coule de la lune dans le « mille-pétales » descend par un conduit appelé šaňkhim, représenté comme un serpent à deux bouches. Par l'une d'elles, ce nectar poursuit ensuite sa

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Donc à la dixième porte tu mettras un cadenas. 14 Comme un animal qui après avoir déféqué resserre (le sphincter) par des

pressions, 14 Ainsi tu appuieras à la base cachée.

1 5 Comme le forgeron entretient le feu dans sa forge Ainsi tu presseras de façon répétée.

16 Si tu peux accomplir cette tâche chaque jour Tu détruiras toutes les maladies du corps.

17 Sache que les portes du corps sont en premier lieu les oreilles, 17a C'est là que le son anàhat résonne musicalement. 17b

18 La porte principale du soi {àttamâ, skt âtman) se trouve dans les deux oreilles, 18a On y apprend les nouvelles de tous les pays. 18b

19 Ce « trois-pointes », sache-le, c'est la cavité principale 19a À la place du père souffle un immense vent printanier. 19b

20 À cet endroit mentionné, tu fixeras le regard avec soin, 20 Tu verras alors de tes yeux une lampe (dïp).

21 Cette lampe donnera une vive clarté, Au milieu de cet éclat, tu verras une effigie (murti). 21b

descente par idâ et piňgala jusqu'au cakra mulâdhâr où le soleil le transforme en un poison destructeur. Par l'autre, la « dixième porte », située à la base du palais, ce nectar est arrêté dans sa descente par le yogi qui le boit au moyen d'un exercice particulier, appelé khecarï mudrâ. Le yogi qui absorbe ce « grand suc », mahâras, ne craint ni la maladie, ni la vieillesse, ni la mort (Mallik 1950 : 143, 310, 313). 14 Ce distique fait allusion à la pratique des yogis selon laquelle ils contractent les muscles du périnée pour faire remonter les souffles. C'est le mulabandha (Siva-samhitâ IV, 41). La rétention du souffle et la posture mentionnée sont supposées permettre la réussite de cette entreprise. Voir aussi Jnàn- Pradîp de Saiyad Sultan (p. 587). Le mot guhyamul, qui veut dire littéralement « base cachée, racine cachée », signifie la région du périnée et précisément l'anus. 17a Je traduis la variante proposée par Sharif plutôt que la leçon choisie qui donne : « Le soi corporel, sarirer àttamâ, se trouve dans les oreilles ». Mais cette variante fait du vers 18a une répétition de celui-ci. Haq traduit : « Know that the main doors of a body are two ears ». 17b Le pratiquant entend le son continu, non frappé, anâhata, à l'intérieur de son corps lorsqu'il l'écoute, l'esprit concentré, précise le commentaire de la Hatha-yoga-pradïpikâ (120) ; voir aussi ibid. chap. 4, versets 65-106. À la place de bâdyadhvani, Sharif propose en variante parimâni, « en proportion » ? 1 8a Sharif propose en note l'ajout catur (« intelligent, rasé »), que Haq traduit par « clever ». 18b Je traduis muluk (sg. mulk en arabe) par « pays ». Il s'agit du monde extérieur dont les messages parviennent jusqu'au soi existentiel, jïvâttamâ, par l'ouïe. 19a Le terme khàchàl est traduit par « cavité », comme le fait Haq ; cf. supra au distique 7a. 19b Le vent sera mentionné comme élément caractéristique de la station suivante : malakut. Le vent et le souffle sont homologues l'un à l'autre ; le vent, qui est un élément du macrocosme, est mis ici pour le souffle qui est son correspondant dans le microcosme. En outre, chaque station est mise en relation avec une saison. On retrouvera pour jabarut la mention du printemps. Le lieu du père (pitâ) est encore, me semble-t-il, la partie du corps où se trouvent les organes génitaux qui sont responsables de donner la vie. Cette région correspond au mulâdhàr, au moins dans la conception des fakirs. Haq traduit pita par « gall bladder » (« vésicule biliaire »), considérant sans doute que pita est mis pour pittakosa, ce qui n'a aucun rapport avec la base de la colonne vertébrale où se trouve le « trois-pointes ». L'expression pita sthàna pourrait se comprendre aussi comme signifiant « lieu du dos » (pitha). Ce ne semble pas faire grand sens : il s'agirait dans ce cas de fixer en esprit son regard sur son propre dos, ce qui est demandé au vers suivant. Le texte n'est pas du tout clair. 20 La concentration sur les stations produit des visions qui sont détaillées aux distiques suivants. 21b L'apparition d'effigies, murti, est intéressante dans un texte islamique. Le pratiquant ne voit pas seulement des lumières comme dans certaines pratiques soufies (Buehler 1998 : 129). Selon une variante, il s'agit même de l'effigie de Muhammad. Haq traduit par « image ».

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22 Fixant le centre de cette lumière Tu verras tout le passé et l'avenir.

23 Si tu peux avoir cette vision de façon constante 23 Jamais ton corps ne sera détruit.

24 Celui à qui il reste une seule année à vivre 24"29 II ne verra pas cette effigie qui demeurera cachée.

25 Alors il n'aura ni force ni puissance où que ce soit, II n'aura jamais d'appétit pour les repas.

26 Celui dont le membre viril est inerte dans l'amour, Sache que pour celui-là la mort est proche.

27 Celui qui n'a que deux ou trois jours à vivre N'a pas de sperme alors dans son organe.

28 Ses deux testicules restent cachés, Au moment de la mort son phallus est tout petit.

29 Quand tu auras mené à bien la pratique de la station nasut Alors applique-toi à la pratique de la station malakut.

30 La station malakut (ar. malakut) se trouve, sache-le, dans la région de l'ombilic, 30 Sache bien que le vent souffle en ce lieu.

3 1 Dans le yoga on lui donne le nom de manipur (skt. manipurà) 31a Là souffle sans discontinuer la saison des frimas. 31b

32 Cet endroit est sous l'autorité de l'archange Isràphil, Les narines en sont la porte, sache-le. 32b

33 La cavité de l'ombilic est le lieu des poumons, 33a Efforce-toi constamment de contrôler ton souffle. 33b

34 De jour et de nuit vont et viennent quarante mille respirations 34a Garde le souffle à l'intérieur du corps par tous les moyens. 34b

23 La méditation réussie produit d'abord des effets physiques : le corps devient indestructible. L'insistance sur les pouvoirs, siddhi, est caractéristique des Nàths. Elle l'est moins des Soufis « classiques ». 24-29 II s'agit des signes d'une mort prochaine. Le sujet sera traité plus longuement dans l'avant- dernière partie du texte. La traduction de Haq place ces distiques à leur vraie place dans le chapitre sur les signes de la mort. 30 La station malakut est placée dans la région de l'ombilic, ce qui correspond au cakra manipurà, mentionné au distique suivant. Le vent est l'élément distinctif de malakut alors que le feu était celui de nâsut. 31a Malakut et manipur sont mis en équivalence : deux noms pour une même chose. 31b La saison des frimas, hemanta, caractérise cette station. 32b La notion de porte, dvàra, est un autre élément caractéristique d'une station. 33a. Le terme dhâm signifie « résidence, lieu », et aussi, moins fréquemment, « réceptacle ». Une variante propose nâm, « nom ». 33b Le contrôle du souffle, chez les Soufis et les fakirs comme chez les yogis, est une pratique fondamentale. Le terme utilisé ici est sambaran, le yoga parle de kumbhaka pour la rétention du souffle en général (Hatha-yoga-pradïpikà II, 43, et Mallik 1950 : 315). Trad, de Haq : « From which breath constantly comes out ». 34a II s'agit d'un chiffre conventionnel dont l'origine est peut-être à chercher dans l'importance attachée aux chiffres quatre et quarante dans l'islam : période de méditation des Soufis de quarante jours (Schimmel 1975 : 103), Soufi ne dormant pas pendant la même durée (ibid : 115), les quatre sortes d'amour selon Bayezid (132), Dieu a pétri la glaise quarante jours pour créer Adam (188), Ruzbihan Baqli parle des quarante dont les cœurs sont comme celui de Moïse (202) et les quarante stades par lesquels l'homme doit remonter jusqu'à Dieu (224). 34b J'ai traduit par « corps » le terme ghat qui signifie au premier sens « cruche ». Cet emploi métaphorique est fréquent.

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76 France Bhattacharya

35 Tant qu'il y a du souffle il y a de la vie, Quand le souffle s'arrête la mort est certaine.

36 Fixant le regard sur l'extrémité de ton nez contemple le souffle, 36a Le menton appuyé sur la gorge, reste constant dans l'observance des règles. 36~37

37 Sur la cuisse gauche tu poseras le pied droit, Les deux yeux ouverts tu regarderas le (bout de ton) nez.

38 Alors le souffle ne sortira pas du corps, (Et) tu verras une couleur semblable à celle de la feuille d'arum. 38b

39 Tu auras à l'intérieur la vision d'une effigie, 39 Sache que cette effigie a la couleur du Soi.

40 Celui qui peut constamment contempler cette image Est capable de dire ce qui se produira et ne se produira pas.

41 Quand tu auras réussi à accomplir cela Tu regarderas intensément dans le manipur.

42 Une étoile est installée dans la région du manipur, Tu la verras si tu regardes bien avec tes deux yeux. 42b

43 Tu verras des anges dans ce lieu, 43a Tu verras les sur et les asur, tu verras tout. 43b

44 Quand tu auras accompli la pratique de la station malakut Fais alors celle de la stationjabarut (ar. jabarut)

45 Sache que la station jabarut est à la base du palais, 45a Là se trouve la masse cérébrale en abondance. 45b-

46 L'autorité appartient à l'archange Mikâel, Sache que son nom est station nàsirà. 46b

36a Trad, de Haq : « Fixing your gaze on (the tip of) the nose hold up your breath... ». Var. Sharif: « Fixe le regard sur ton nez, les yeux ouverts ». 36-37 Description de la posture habituelle au yogi qui s'exerce au contrôle du souffle. 38b Reprise de la description des visions avec une effigie, muni, de la couleur (verte) d'une feuille d'arum. Le vert est la couleur la plus valorisée par l'islam. « "Celui qui est vêtu de vert" a toujours été une épithète de ceux qui vivent au plus haut niveau spirituel... » (Schimmel 1975 : 102). Par contre, le vert ne figure pas parmi les couleurs attribuées aux lotus des divers cakra. Haq traduit : « a light resembling the colour of the leaves of arum ». Son texte introduit le mot « light », que celui de Sharif ne comporte pas. 39 Trad, de Haq : « Amidst this light an image will be seen / Know that this image represents the light of Atma (or soul). » Le mot varan (skt. varna) toutefois ne veut pas dire « lumière », mais « couleur ». Haq pense aux lauf a, mais le mot ne figure dans le texte qu'une fois au vers 167b (voir note afférente et tableau). 42b Au lieu de yug àkhi, « deux yeux », Sharif donne la var. divya àmkhi « œil divin », reprise par Haq. 43a Le mot bengali ici rendu par « lieu » est puri, « ville ». Var. jyoter antare, « à l'intérieur de la lumière ». Trad, de Haq : « in that region ». Le fruit de la pratique réussie à la station malakut est la vision du monde des êtres spirituels : les anges selon l'islam. Le terme employé toutefois est sanskrit : suràsura, « dieux et démons ». 43b Var. : « Tu verras la forme du passé et du futur », et encore « Tu verras beaucoup de formes élaborées ». Trad, de Haq : « and all other beings ». 45a La place de la stationjabarut à la base du palais la fait correspondre au cakra visuddha. 45b. Le terme magaja veut dire « cerveau ». Il semble s'agir de la masse nerveuse en général. S. B. Dasgupta place le visuddha cakra à la jonction de la moelle épinière et de la medulla oblongata, ce qui correspond à ce qui est dit ici (1974 : 147, n. 3). 46b La station est appelée nàsirà, « yeux » ; Subhan écrit nàsirà. Dans cette station, le Soufi doit fixer le milieu du front, alors que dans la station màhmudà, il doit regarder la pointe de son nez, cf. vers 67 (Subhan 1970: 100). La porte de jabarut est constituée par les yeux, ce qui est précisé en 47a.

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Un texte du Bengale médiéval 11

47 Sa porte se trouve dans les deux yeux, Sa cavité solitaire est le lieu du foie. 47b

48 Là, en son milieu, l'eau coule sans cesse, 48a Grâce à cette eau, sache que le corps reste stable.

49 Celui qui peut s'éveiller à l'intelligence des causes 49 Avec l'accord du maître il la reconnaîtra.

50 Les pratiquants l'appellent réservoir de nectar, 5Oa À l'intérieur souffle la saison du printemps. 5Ob

51 Ce réservoir de nectar est un grand lac, 51a Celui qui boit son eau est immortel, indestructible.

52 Là se lève la lune céleste, La lumière du corps devient les rayons de cette lune. 52b

53 La demeure principale du soi (âtma) est dans cette eau, Fixe-la toujours en méditant.

54 Quand la vision apparaît de nouveau dans la méditation 54 L'intelligence des causes naît chez celui qui a vu en esprit le compagnon aimé.

55 Iblis le pécheur ne peut égarer celui qui l'a vu, 55 II est sans souci grâce à son intelligence stable.

47b Var. Sharif : mandir, « demeure, temple », plus intelligible que la leçon khachâl adoptée par l'édition, mais qui n'est pas conforme aux autres mokàm pour lesquels il est toujours question de khâchâl, que j'ai finalement rendu par «cavité». «Foie» traduit kalijà, ce qui correspond à l'usage actuel. Toutefois, le terme kalijâ était aussi employé pour signifier le cœur à la période médiévale, comme me le disait le professeur A. Sharif avec qui j'ai eu la chance de pouvoir vérifier le sens de certains mots. S'il fallait traduire par « cœur », il s'agirait du cœur « grossier » par opposition au cœur « subtil » appelé SI, mentionné au distique 65. Haq toutefois emploie le terme anglais liver, « foie ». Je remercie vivement Marc Gaborieau qui m'a éclairée sur ce point comme sur bien d'autres. Le foie, m'a-t-il fait remarquer, est le siège des émotions dans le sous-continent indien (cf. aussi Brown 1868 : 364). Le foie n'est pas mentionné, toutefois, comme emplacement d'une latïfa. L'auteur a pu vouloir évoquer le côté droit de la poitrine où se trouve le ruh (voir infra tableau) ? Signalons toutefois que Shah Wali Allah Dihlawi fait du foie la place de l'âme concupiscente, nafs shahwiyya (Baljon 1986 : 70). 48a La station jabarut a pour élément l'eau, ce qui la ferait correspondre au cakra svàdhisthâna, situé dans la région de l'ombilic (voir tableau). 49 Ce distique reste énigmatique. « L'intelligence des causes » traduit littéralement hetubuddhi. Cette expression est reprise plusieurs fois plus avant dans le texte. Elle exprime un état de conscience supérieur qui permet d'appréhender une réalité supra-sensorielle. Haq la traduit par « intellect for ultimate reasoning ». 50a La mention du réservoir de nectar, amrtakunda, renvoie tout à fait à la terminologie nâth. Ce nectar est source d'immortalité. Toutefois, il se trouve, selon les Nâths, dans le sahasrâra cakra au sommet de la tête, et non pas dans un cakra inférieur. La pratique de la khecarï mudrà, qui permet au yogi de boire ce liquide qui se déverse du haut de la tête et d'empêcher ainsi sa descente dans le corps où il serait brûlé, a déjà été évoquée à propos de la « dixième porte » au vers 13b. Dans le macrocosme, la lune est le réservoir de ce liquide qui y prend le nom de soma. J'ai donc traduit amrtakunda par « réservoir de nectar ». Sharif propose une variante ardhacakra : un demi cakra, un demi-cercle ? Haq (p. 381) traduit ce vers : « AU Sâdhaka as call it (i.e. the cavity of liver) Âjnà cakra » (sic !). 50b Le printemps et l'automne (hemanta, « les frimas », au distique 31) sont les saisons qui sont les plus favorables pour débuter une pratique yogique selon les Nâths (Mallik 1950 : 401). Dans ce deuxième vers du distique, saison et souffle sont confondus. 51a Haq, malgré sa traduction du vers 50a, poursuit : « This Amritakunda (i.e. well of nectar) is a great lake... » 52b Trad, de Haq : « Her beams give a physical satisfaction to look at. » 54 Le compagnon aimé dont la vision apparaît dans la méditation est le Prophète Muhammad. 55 Iblis, le Satan islamique, est sans pouvoir sur celui dont l'intelligence est stable puisque l'intelligence des causes s'est éveillée en lui.

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78 France Bhattacharya

56 Le Soi suprême est avec le soi individuel 56"63 En méditant tu verras cela de tes yeux.

57 Le Soi est dans l'eau, l'eau dans le Soi, Tu le verras très brillant, pur de toute tache.

58 Le soi et le Soi sont unis, Ils jouent l'un avec l'autre dans un même corps. 58b

59 Plongeant sans cesse dans ce réservoir, Demeure l'esprit concentré en méditation.

60 L'effigie du Prophète, l'ami suprême du Seigneur, 60a Nur Muhammad, sache que c'est là sa demeure. 60b

61 L'intelligence des causes, accompagnée de la conscience éveillée, Se cache à l'intérieur du temple frais.

62 L'huître est dans l'eau, la perle dans l'huître, 62a L'effigie de Nur Muhammad est à l'intérieur de la perle.

63 Quand tu auras obtenu la vision de Muhammad Réjouis-toi et demeure en un lieu secret.

64 Quand tu auras mené à bien la pratique de la stationjabarui Applique-toi à obtenir la station lahut (ar. lâhui)

65 Ce lahut du cœur, sache-le, c'est la station de la glaise, 65 II s'y trouve un ange du nom de Jibrâil.

66 La forme du cœur, sache-le, est celle du tronc de bananier, Le Maître y réside dans son ermitage propre.

67 Son nom, sache-le, est la station mahmuda (ar. mahmuda) 61 En ce lieu se trouve le trône du Seigneur.

68 Ailleurs, on l'appelle le cakra anahata, 68 La saison d'automne y demeure toujours.

56-63 L'évocation de l'union des deux Sois, l'individuel et le Suprême, fait référence à la conception soufïe du wahdat-al wujud, avec une nuance apportée par la conception indienne du corps comme microcosme homologue au macrocosme. À partir du distique 56, la traduction de Haq ne correspond plus du tout au texte que je traduis. Selon la version de Haq, la description de jabarut se termine avec le vers 55b et celle de lâhui commence. Un certain nombre des distiques manquant sont incorporés plus loin. En outre, la traduction de Haq termine ce qui concerne jabarut en disant : « When the perfection oîMâlkut Maqàm is attained... » (p. 381). 58b Var. Sharif : « Tous deux, l'un l'autre, se contemplent ». 60a Var. Sharif pour nabîr murti : jMnavanta ati, « le très savant » (?). 60b Nur Muhammad ou la « lumière de Muhammad » se manifeste avant même le commencement de la création. 62a Var. Sharif : au lieu de sadap, « huître », puspa, « fleur ». 65 La station lahut, située dans le cœur, dïl, correspond à Vanâhata du seul point de vue de sa place. Le distique 68 affirme cette correspondance. L'élément attribué à la station lâhut est la terre. Cette hiérarchie des éléments, plaçant le plus grossier au sommet, surprend et diffère des attributions concernant les cabra. On peut penser que la valorisation de l'élément terre est due au fait qu'Adam, le premier homme, a été fait de glaise. La version traduite par Haq ne comporte pas la mention de cet élément. Les éléments appartiennent tous au monde physique du latifa nafs (Buehler 1998 : 107). 67 Mahmuda est un des noms de la station du cœur où réside Allah. Une variante propose, au lieu de prabhu, traduit par « Seigneur », âttamâ, « le soi ». Selon Subhan (1970 : 100), dans la station mahmuda les yeux du pratiquant sont fixés sur le bout du nez. En même temps, le Soufi médite sur la présence divine qui le regarde. Simon Digby écrit que la tradition fait de Maqaman Mahmudan la station de l'intercession pour autrui (1975 : 44). Le professeur Carl Ernst me signale que l'expression figure dans le Coran (Sura 17 : 79). 68 Je traduis desântare (littéralement : « dans un autre pays ») par « ailleurs ». À propos de la station lahut, la mention de l'automne est unique et très claire.

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Un texte du Bengale médiéval 79

69 Le lieu propre au cœur est tout à l'intérieur, 69 Sa porte est la bouche ouverte.

70 À l'intérieur du cœur est l'océan du soi existentiel, 70a Apprends sa purification de la bouche du gourou. 7Ob

71 Comme quand on remplit un verre de lait épaissi 71a Les deux deviennent un, la clarté se fondant dans la clarté. 71b

72 Le Seigneur Niraňjan réside dans la station lâhut, n Chacun des deux a la vision de l'autre.

73 Dès que l'un et l'autre se voient Ils s'absorbent (l'un dans l'autre) ensemble.

74 Cette clarté est plus brillante qu'une lampe de cristal, 74 L'esprit concentré, médite et vois le surprenant.

75 Le Soi suprême et le soi individuel, ces deux images, 75a Se lèvent là, clarté se fondant dans la clarté.

76 Comme lorsque l'astre du jour se levant dans le ciel 76 Ses rayons se répandent sur la terre.

77 Au milieu du « mille-pétales » le Soi est établi, 77 Sa clarté illumine le corps tout entier.

78 Une lampe brille en un seul lieu, mais la clarté est partout 78 Ainsi la station du Seigneur est dans ce « mille-pétales ».

79 Celui qui aspire à la vision du Seigneur Qu'il regarde toujours au milieu du cœur.

80 Celui qui fixe la forme cachée avec des yeux divins 80a II aura la vision du Seigneur sur son trône. 80b

69 « Tout à l'intérieur » est une approximation pour l'expression tili de'se. TU signifie au sens propre « sésame, grain de sésame », et au figuré « ce qu'il y a de plus petit ». Haq traduit comme s'il y avait en bengali plihâ, ce qui signifie « rate », en anglais spleen : « Know that in the region of spleen lies the heart ». Il semble que Haq pense à la place des latlfa dans certaines confréries soufies où la notion de droite et de gauche est importante (voir infra les tableaux). Le foie est à droite, la rate à gauche. 70a « Le soi », avec minuscule, traduit jïvâttamâ. 70b Var. Sharif: au lieu de suddhi «purification», sandhi «jonction». Haq traduit par « realisation », mettant entre parenthèses le mot siddhi. 71a Trad, de Haq : « wine » au lieu de ksîr, « lait ». 71b Le texte de Sharif donne jot (?) etjyoti, « clarté ». Haq traduit « color ». 72 L'expression « chacun des deux » renvoie au Seigneur Nirafijan d'une part et au soi individuel, d'autre part. Le distique 75 est très explicite à cet égard. Trad, de Haq : « Paramàtmà (i.e. divine soul) lives with Jîvâtmd (i.e. individual soul) / When you meditate, you will see Him there (i.e. in the colour) with your own eyes. » La traduction de Haq inclut à partir du distique suivant les distiques 56-63 du texte publié par Sharif que j'ai traduit concernant la station jabarut. 74 L'accent mis sur la concentration est caractéristique des textes yogiques. 75a « Image » traduit murti. 76 L'auteur semble faire la différence entre le paramàttamâ qui serait le soleil, divâkar, et le jïvâttamâ, ses rayons. 77 Âttamà est ici le paramàttamâ, comme le dit une variante. Le lotus est ici le sahasrâr, le mille- pétales, noté sahasr. La station lâhut correspond de ce fait à la fois au centre anàhat et au sahasrâr. 78 Le Seigneur réside en un lieu qui est le lotus du cœur, mais sa présence se fait sentir dans le corps tout entier. 80a Trad, de Haq : « With the help of divine vision of the hidden eye », ce qui correspond à une variante indiquée par Sharif. 80b L'insistance sur le trône, simhâsan, paraît bien islamique.

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80 France Bhattacharya

81 Le soi à l'intelligence animale réside en ce lieu, 81 On lui a donné le nom de ruhu hàiyaoyàni.

82 À gauche Iblis le pécheur est installé, 82 Se tenant en arrière, il donne sans cesse de faux conseils.

83 À l'intérieur du cœur résident toujours Le désir, la colère, l'avidité, l'attachement, ses serviteurs.

84 Si tu réussis à les extraire du cœur Alors ta vision du Seigneur sera stable.

85 Quand le miroir du cœur aura été nettoyé, Tu obtiendras la vision du Seigneur Niranjan.

86 Le son anâhat résonne là sans discontinuer, 86 L'esprit concentré, écoute-le constamment.

87 Fais la récitation en silence de Vajâp, l'esprit calmé, Reconnais à l'intérieur du corps le Seigneur Niraňjan.

88 Si ton esprit demeure toujours en ce lieu, 88 Ta longévité augmentera ainsi que tes connaissances.

A propos du corps

89 Je vais dire maintenant quelque chose d'essentiel à propos du corps II y a quatre corps en un corps, écoute leur nom.

90 Le corps kasiphu, le corps latiphu, le corps bakàu, le corps phâni 90a Écoute cela de la bouche du gourou et comprend ce qu'ils sont.

91 II y a sept montagnes incomparables, 91 Elles se trouvent dans le corps, écoute leurs noms :

81 «Le soi à l'intelligence animale» est une traduction du bengali pasu buddhi. Le vers suivant précise le nom donné à ces mêmes entités dans le vocabulaire islamique : ruhu hàyaoyàni (ar. ruh-i haivâriî, locution persane faite de deux mots arabes, le nom ruh « âme » et l'adjectif haivâriî « animal »). On peut penser que le soi individuel, jïvâttamâ, est constitué par ces deux éléments : l'animalité et l'esprit (l'âme). Le mot arabe al-hayulà, qui n'est pas très éloigné non plus de la forme bengali corrompue hàyaoyàni, signifie la matière, par opposition à l'esprit, ruh. 82 Iblis figure encore à ce niveau puisqu'il y a toujours de l'animalité. L'omniprésence du mal, exprimée une autre fois dans le distique 83, n'est pas mentionnée dans les textes de yoga lorsque le pratiquant arrive à ce stade (Schimmel 1975 : 183-196). Les distiques 83, 84 et 85 ne figurent pas dans la traduction de Haq. 86 Le texte évoque à nouveau le son anâhat qui est continu et non frappé. Les Nâths lui accordent beaucoup d'importance. Trad, de Haq : « Sound spontaneously flourishes there / Being seated in a solitary place, hear it attentively. // Steadying the mind, recite the mystic formula Ajapâ / and realise the Stainless Lord (Niranjana) residing in the physique of man. » Le mot anâhat, emprunté au yoga, ne figure donc pas dans la trad, de Haq. 88 Les résultats obtenus au terme de cette pratique qui mène l'aspirant de nàsut à làhut sont de l'ordre des pouvoirs : le (ou les) savoir(s) et la longévité. La préoccupation avec la longévité, et même l'immortalité, est primordiale pour les Nâths. Par tradition, les Soufis n'y sont pas autant attachés. 90a Kasiphu est le corps grossier (< ar. kaslf, « épais, lourd, grossier »), latiphu (< latïf, « subtil »), bakàu (< baqâ) est le corps qui reste (après l'union mystique) et phâni (<fanà) le corps extinct en Dieu. Ces quatre « corps » se retrouvent, potentiellement au moins, en un corps individuel. Je remercie Marc Gaborieau qui m'a suggéré que kasiphu pouvait venir de kathïf. 91 II semble être question des montagnes de la mythologie hindoue, dont le mont Sumeru est la plus importante puisqu'il constitue l'axe du monde. Selon l'homologie microcosme-macrocosme, ces montagnes se retrouvent dans le corps humain. Le Meru est aussi l'axe du corps (Siva-samhità II, 4).

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Un texte du Bengale médiéval 8 1

92 Udaygiri, Astagiri, Manigiri, 92 Ainsi que Kutgiri, Malaygiri et Hemgiri.

93 J'ai parlé des mondes inférieurs, écoute à propos du Sumeru, 93a En même temps, écoute à propos des dix portes.

94 La paire d'yeux, la paire d'oreilles font quatre portes, Avec le nez et la bouche, cela fait sept. 94b

95 L'anus, le liňga, l'ombilic, sache que cela en fait trois, 95a Apprends séparément ce qui concerne la dixième porte. 95b

96 Un : le semen, deux : les veines et les artères, trois : les os, 96'98 Quatre : le cerveau, voilà ce qui relève du père.

97 Un : les poils, deux : la peau, Trois : le sang, quatre : la vue (herd).

98 Ces quatre choses viennent de la matrice maternelle, 98b Quatre du père, quatre de la mère, dix avec ce qui vient d'Allah.

99 Quand l'esclave a cinq mois dans le ventre 99a Cinq choses lui sont écrites sur le front sûrement :

100 La vie, la mort, la nourriture, la richesse et les tribulations, 10° Sache que ces cinq sont les biens de cette terre. 96-100

92 Cette liste ne recoupe pas celle des sept kulgiri que connaissent les épopées et les Puràna sanskrits. Seul, le mont Malya est commun. Udaygiri est la montagne du levant, Astagiri celle derrière laquelle le soleil est supposé se coucher. 93a Var. Sharif : « J'ai parlé du "mille-pétales", écoute ce qui concerne le corps... » La traduction de Haq est plus pertinente : « Let me name the seventh one known as Merugiri... » Merugiri (« mont Meru ») et Sumeru désignent la même chose. 94b Tel qu'il est imprimé, le second vers du distique n'est pas compréhensible dans la leçon adoptée. Je traduis donc la variante. 95a L'ombilic n'est généralement pas compté parmi les portes, sinon, avec les narines qui comptent pour deux, il y a un élément de trop. C'est pourquoi, j'ai traduit nâsikâ par « nez », et « non narines », au vers précédent. Selon Haq : « Two nostrils and a mouth are added to give the number ten ». 95b Je préfère à la leçon de Sharif, que j'ai traduite, la traduction de Haq : « Complete the number ten. Know them each separately (from the guru). » 96-98 Le thème des « dons paternels » et « dons maternels » est habituel dans les textes relevant de la « science du corps », dehatattva. On le retrouve dans les chants bàul et l'enseignement des fakirs (Cakravartï 1990 : 22). J'ai traduit herà par son équivalent « vue », mais c'est la chair qui figure habituellement dans cette enumeration (voir ci-dessous la traduction de Haq). Le sperme est désigné figurativement par le mot mani qui signifie «joyau », ce qui n'est pas un emploi rare. Magaj est ici plus que le cerveau, c'est aussi la masse nerveuse, la moelle. 98b Aux huit « dons » des parents viennent s'ajouter ceux d'Allah : ruh, aspect non individuel de l'âme, et nafs, l'âme individuelle inférieure. 99a Le terme bàndà signifie à proprement parler « esclave ». Ici, il signifie tout être humain dont Allah est le maître. 100 Le dernier distique se lit comme un proverbe. Les mots employés sont d'origine arabo-persane : hayât, maut, rizik (ar. rizq) et daulat, sauf le dernier, âpad, mot bengali traduit ici par « tribulations ». 96-100 Du distique 96 à la fin selon la numérotation de Sharif, la traduction de Haq est quelque peu différente : « The first thing is semen, the second nerves, the third, bones, The fourth, brain, -these four belong to father. The first thing is hair, the second, skin, The third thing is blood, the fourth, flesh. Besides these eight things, the remaining ten belong to Allah. When an embryo is six-month-old in the womb Six things are written (by God) on his forehead. (These six things plus other) four, viz. life, death, subsistence and wealth, Are (exclusively) under the dispensation of God. »

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82 France Bhattacharya

Les stations et la pratique

101 À présent, écoute, je vais te dire les caractéristiques des stations, Et la façon dont le Seigneur Niranjan réside dans le corps.

102 L'eau, le feu, la terre, l'air sont les quatre stations, 102a Écoute avec attention, je vais dire leurs noms respectifs. 102b

103 Sache que la station nasut est le « trois-pointes » L'ange Âjrâil en est le gardien.

104 II prend l'apparence d'un tigre, 104 II mémorise le Nom, installé au stade sarîyat. 104a

105 Les deux oreilles en sont les portes, II est en sommeil dans la chambre du père sur une couche fraîche. 105b

106 Fixant là ton regard si tu es capable de réussir (la pratique) 106 Sache que c'est cela le stade sarîyat.

107 Malakut est à l'ombilic, c'est la station du vent, II y a là un ange du nom d'Isrâphil.

108 II prend l'apparence caractéristique d'un serpent, Au stade tarikat (ar. tarîqat) la mémorisation du nom est pour tous.

1 09 Le nez en est la porte, II est en sommeil dans les poumons sur une couche fraîche.

110 Celui qui médite, les yeux fixés en cet endroit, no Sache qu'il réussira le stade tarikat, sois-en sûr.

111 Jabarut est à l'endroit du palais, c'est la station de l'eau, II y a là un ange du nom de Mikâel.

102a Aux quatre stations sont rattachés quatre éléments : ab, l'eau, âtas, le feu, khàk, la glaise et bât, l'air, le vent. Le vocabulaire choisi est arabo-persan. Le texte reprend beaucoup d'éléments déjà fournis dans la section traitant de la connaissance des stations. 102b Trad. Haq : « Attentively hear - 1 now like to explain their respective locations. » 104 Chaque station a son ange gardien auquel est associée une apparence animale. Les anges sont disposés selon une gradation ascendante. Chaque station est aussi mise en correspondance avec un stade, maňjil. Habituellement, en Inde, ce terme a le sens de « palais », « demeure », mais l'arabe manzil signifie « étape », je traduis par « stade ». 104a Trad, de Haq : « Like tiger, he assumes a form ». L'anglais de Haq laissant à désirer, il n'est pas facile de saisir ce qu'il veut dire exactement. 105b Ce vers est énigmatique. Littéralement on peut le traduire ainsi : « En sommeil dans la chambre du père, couche fraîche ». Var. Sharif : à la place de piter ghare (« dans la chambre du père »), phirâe grhe, « il circule dans la pièce ». A « chambre du père » correspond dans la traduction de Haq « the chamber of gall-bladder », ce qui signifie la chambre de la vésicule biliaire. Le vers est traduit ainsi : « He sleeps in the chamber of gallbladder on a cool bed ». Au distique 19, Haq avait avancé la même traduction pour pita (cf. la note au vers 19b, et plus loin, au distique 106). Nidrâte peut être aussi bien une forme verbale qu'un substantif à l'instrumental ou au locatif. Dans ce cas, la traduction est « pour dormir », ou encore « dormant », et non « en sommeil ». 106 Ce distique éclaire, me semble-t-il, le précédent. Il s'agit de fixer le regard sur le lieu propre à chaque station. L'ange semble jouer le rôle de la kundalinï. L'énergie que les yogis appellent la kundalinï, et qui n'est pas nommée dans le texte, se trouve endormie au cakra mulàdhâr. Elle doit y être réveillée, puis elle doit monter en perçant chaque cakra. À la station nasut cette énergie est dans la chambre du père, c'est-à- dire dans l'organe sexuel. À la station malakut, elle se trouve dans les poumons (109b), etc. 110 Le stade tarikat (ar. tarïqd) est la voie mystique du soufisme, par rapport à sarï'a, qui signifie littéralement aussi « chemin », mais qui est la « loi » révélée, exotérique, extérieure. (Schimmel 1975 : 98). Les précisions sur le sens des mots arabes viennent de Marc Gaborieau, que je remercie.

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Un texte du Bengale médiéval 83

112 II prend l'apparence d'un éléphant, 112 II répète le nom, établi au stade hakikat (ar. haqïqat).

1 1 3 Les deux yeux en sont les portes, ' 13b En sommeil (Pour dormir) il se déplace dans le cœur.

1 14 Celui qui médite les yeux fixés en cet endroit 114b Sache qu'il verra pour sûr la forme au stade hakikat.

115 La station làhut, sache-le, c'est la station de la glaise, II y a là un ange du nom de Jibrâil.

116 II prend l'apparence d'un paon, II répète le nom, installé dans la station (sic !) mâraphat (ar. marïphat).

117 Niranjan, Jibrâil et Iblis le mauvais 117 Demeurent toujours dans le cœur.

118 Si tu peux atteindre ces trois, ' 18- Tu obtiendras sûrement dans la méditation cette forme (vision).

119 Le lotus du visage en est la porte, 1 19 En sommeil, au milieu du cœur, fraîche est la couche.

120 Celui qui agira selon le stade auquel il se trouve, Je vais te parler de lui, c'est tout à fait incomparable.

121 D'abord sarïyat, sache-le, ensuite tarikat, (Puis) au milieu hakikat, sache-le, en dernier mâraphat.

122 Au stade sarïyat se trouve la station nâsut Au stade tarikat, c'est malakut pour sûr.

123 Au stade hakikat, sache-le, c'est la sX&ûon jabarut, ш Au stade mâraphat se trouve la station làhut. Au stade du feu tu accompliras les tâches de sarïyat, Fortifiant ta foi, tu réciteras la profession de foi (kalemâ, ar. kalima, pers. kalma).

112 Hakikat (ar. haqïqa), littéralement « Réalité divine », traduit parfois aussi par « Vérité », est le troisième stade sur la voie mystique soufie. Pour certains c'est le dernier, mais les Soufis du sous- continent indien y ajoute un quatrième, mârphata, la gnose (ar. Ma'rifa). Voir distique 1 16. 1 13b Le déplacement, le voyage, payàn, est celui du pratiquant mais aussi celui de l'énergie qui arrive jusqu'au cœur, díl (pers. dit). Le soufisme appelle sdlik le voyageur mystique et sayr sa démarche. 1 14b Trad, de Haq : « Perfection of haqiqat manzil will sure be attained ». Il est clair que le texte que je traduis, édité par Sharif, est différent de celui que traduit Haq. 117 Le texte reprend l'idée exprimée au distique 82 selon laquelle Niranjan et Iblis sont présents ensemble dans le cœur du pratiquant à la station làhut, la plus élevée. Le premier des anges, Jibrâil, s'y trouve aussi. 118. Il s'agit de voir ces trois formes (mp) dans le cœur, ce qui permettra d'obtenir des pouvoirs, siddhi. Trad, de Haq : « If you can recognize these three persons, the perfection of M'arafat will surely be attained in meditation. » 119 Ce distique est placé chez Haq après le distique 116. 123 Après ce distique, la traduction de Haq introduit un passage que le texte de Sharif place dans la section « Principes des couleurs », vers 240-242, de façon beaucoup moins élaborée : « The Prophet has said in the Hadith Obligations oîShariat are (the observances of) my sayings, Those of TarTqat are (the imitations of) my character; And know that Haqiqat is the stage of devout practices of my life. Certainly know that Marafat is the secret of mine. These four kinds of descriptions are found in the Hadith. »

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84 France Bhattacharya

125 Tu diras Allah avec ta bouche et tu Lui obéiras dans ton cœur, Dans le cœur et par la bouche tu reconnaîtras un seul Allah en essence.

126 Tu feras l'aumône de la richesse qui t'adviendra. 126b Tu distingueras le licite de l'interdit, une caste d'une autre.

127 On appelle sarïyat les cinq devoirs du musulman : Le jeûne, la prière, le pèlerinage, la profession de foi et l'aumône.

128 Au stade tarikat tu renonceras aux ordures, 128a L'attachement, l'égarement, etc., tout ce qui relève du monde.

129 Tu contrôleras toutes tes mauvaises pensées : 129 Le désir, la colère, l'avidité, l'égarement, ces quatre-là.

130 Tu ne mépriseras ni petit ni grand, Tu feras croître ton amour pour les petits et les grands.

131 Tu ne feras souffrir ni petit ni grand, 131 Voyant un nécessiteux, tu lui donneras vêtements et nourriture.

132 Tu t'adresseras avec dévotion {bhakti) aux personnes respectables, Tu te considéreras comme inférieur.

133 Celui qui parvient à accomplir tous ces actes Sache qu'il est l'ami d'Allah au stade tarikat.

134 Écoute ce qui concerne le stade hakikat. Tu y supporteras la faim, la soif, le manque de sommeil.

135 Reste sur terre, absorbé dans la pensée du Seigneur, 135a Mangeant peu, dormant peu chaque jour.

136 Les gens de bien renoncent à la violence à l'égard des voisins, Ne cesse pas de penser au Seigneur Niranjan.

137 Renonçant aux querelles et au mal, mendiant d'amour, Que celui qui fait le bien immerge son esprit dans le Seigneur.

138 Te connaissant toi-même comme dans un miroir, Reste tout le temps au stade màraphat.

139 Tu liras le Coran constamment, le corps et l'esprit ne faisant qu'un, Tu auras de l'amour pour tous et en tous lieux.

126b « Le licite » et « l'interdit » traduisent hâlâl (ar. halâï) et haram (ar. hárám). J ate jat est traduit par « une caste d'une autre ». En bengali, le terme jât est employé surtout dans le sens de « caste ». Il peut aussi vouloir dire « communauté religieuse ». On retrouve l'expression dans le Jnan-Pradïp de Saiyad Sultan (p. 576) : Hàlâl hárám jâna ját ki aját. Haq traduit simplement par : « Make a careful distinction between halál (i.e. lawful) and hárám (i.e. unlawful things). » 128a « Les ordures », traduction littérale dejaňjál. Haq traduit : « ...renounce all (worldly) botherations ». On retrouve le terme jaňjál avec le même sens dans le JMn-Pradïp de Saiyad Sultan (p. 576). 129 «Tu contrôleras » traduit ksemâ debe. Les Nâths utilisent le terme ksemá, khemâ, au sens de « système de contrôle » (Das Gupta, cité par Tarafdar 1965 : 213). Dans le Mna-cetan, récit nâth, on lit : « Garde ton corps sous contrôle avec le plus grand soin », khemá kari rákha káyá (éd. Bhattasali, p. 41). La liste des dangers à éviter recoupe partiellement les six ennemis, rpu, mentionnés aussi souvent par les Bâuls et qui sont empruntés aux textes yogiques. Les textes nâths parlent des quatre obstacles : kám, krodh, lobh et moh, par exemple dans le Goraksa-vijay de Šekh Phayjullâ (p. 151, 162, etc.). 131 Ce distique ne figure pas dans la traduction de Haq. 135a Je traduis prabhurbháve par «pensée du Seigneur», même si le terme bháv exprime une idée d'émotion, d'affectivité.

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Un texte du Bengale médiéval 85

140 Tu ne diras ni n'écouteras de mensonges, 140b Dans une assemblée tu expliqueras la science de la conduite.

141 De façon plaisante, afin que tous t'apprécient, Dans une assemblée tu diras d'excellentes paroles.

142 Ne dis pas du bien de toi en faisant croître ton ego, 142a Ne sois pas indifférent à la vue des malheureux et des faibles.

143 Celui qui fait la pratique de ces quatre stades, 143 Allah le considère comme un grand être.

144 Qui peut épuiser la question des stations et des stades ? J'en ai dit quelques mots, écoute (encore) brièvement.

145 Dans le corps se trouvent quatre cent quarante-quatre os, Cent six vaisseaux sont rassemblés dans les yeux.

146 La semence du père, le sang de la mère, c'est cela la naissance : En un même lieu, furent mêlées de la glaise et de la chair. 146b

147 L'eau, le feu, la terre, le vent, ces quatre éléments, Avec Nur cela fait cinq à l'intérieur du corps.

148 Ces cinq choses, sache-le, ces quarante caractéristiques, 148 Mises ensemble, rendent conscient un être vivant.

140b « La science de la conduite » traduit riîti šas tra. Haq utilise à cet endroit le mot « religion ». Je ne suis pas à même de dire si l'expression bengali était la traduction habituelle du mot arabe din. Toutefois, l'importance des conseils de morale est caractéristique des écrits soufis en bengali et diffère sensiblement sur ce point des textes de yoga. 142a Ahaňkár est le terme traduit par « ego ». 143 Ebàdat kam prend ici le sens général de « faire la pratique correspondant aux stades ». Une variante dit sàdhan karà, ce qui éclaire le sens. L'arabe 'ibàda (pers. 'ibâdat) a aussi le sens de « devoirs religieux obligatoires, prescriptions rituelles canoniques » (Metcalf 1982 : 363). La variante du deuxième vers du distique se traduit par « il demeurera constamment auprès de Allah ». Après ce distique, semblable dans le texte de Sharif et dans la traduction de Haq, cette dernière introduit le passage sur les couleurs attribuées respectivement à chacun des quatre éléments du cosmos (distiques 145-147). Sharif le place à la fin du texte. À la suite des couleurs, la traduction de Haq poursuit par sept distiques qui ne se retrouvent pas chez Sharif : « 10 - Description of dresses worn by the four angels living in the four Maqâms Here me [sic], - 1 like to describe the respective dresses of Those angels who inhabit four Kishwars (= kingdom = Maqâms) Know that the angel Azrâil is a terrible guard; He puts on a red dress and rides on a horse. Angel Isrâfil possesses green dress and a green horse. Angel Mikâil rides on a (white) horse with white dress on. Angel Jibrâil lives near Niranjana, and He rides on a yellow horse with yellow dress on. « 1 1 - Description of Díl or heart (Just as) there are four (subtle) bodies within one body, (so also) there are four (subtle) hearts (within the body). Attentively hear me, I give a description of them. They are: Díl Mudawwarí, Díl Sanawwarî. Díl Ambari, and Díl Nilufarî. I, the humble one, cannot describe their greatness. Hear of their unparallel secret from oral explanation of the Guru. » 146b Le corps humain selon le Yoga-Kalandar serait fait de terre et de chair. Variante proposée par Sharif : « de mort et de terre ». 148 Le mot ârohà semble être une déformation de àroyà ou àraoyah signifiant « être doté de vie », jïva,prâni (Haq 1984 : 106, 105). Ce distique ne figure pas dans la traduction de Haq.

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86 France Bhattacharya

La méditation et les postures

149 À présent, écoute, je vais te dire les caractéristiques des postures, 149a Qui permettent d'obtenir Niranjan dans la méditation.

150 Dans la posture de la matrice (garbhâsari) tu fixeras bien ton esprit, 15° Tu regarderas ton front, le regard fixe, l'esprit concentré.

151 Le front, les deux yeux, ces trois, et le point de rencontre du nez, 151a Méditant sur ces quatre emprisonne la forme (mp).

152 Les trois conduits subtils se rejoignent aux sourcils, 152 Tous ceux qui savent appellent ce lieu le ghât de Tripinï.

153 À celui qui se baigne chaque jour au ghât de Tripinï, 153 Que peuvent bien lui faire des millions de péchés !

154 Dans la posture du paon médite sur le miroir, 154 Tu y verras la forme de ton propre Maître.

155 Cette forme, si tu peux la reconnaître comme étant une, 155 Une forme de la couleur du rubis viendra s'y fondre.

156 Dans la posture du lotus concentre-toi sur le (bout du) nez, 156 Tu verras alors des céréales entre les cornes d'une vache.

157 En un clin d'œil, si tu fixes là ton regard, 157

149a « Posture » traduit âsan. 150 Cette posture n'est pas mentionnée dans la Hatha-yoga-pradïpikâ. Nasirâ est le nom donné au fait de garder les yeux fixés sur le front pendant la méditation. Les Bâuls Fakirs l'appellent nehàr. Est appelé mahmuda le fait de fixer la pointe du nez (Subhan 1970 : 100). 151a En remontant le long de la ligne du nez se trouve, entre les sourcils, YâjM cakra. Ce centre correspond chez certains Soufis à une latïfa considérée comme siège de la conscience (Glassé 1991 : 234). Trad, de Haq : « Gazing at the trinetra, the meeting point of two eyes and nose ». 152 C'est à ce centre où se rejoignent les trois conduits subtils idâ, pingalà et susumnâ du yoga, identifiés aux trois fleuves Gangâ, Yamunâ, Sarasvatï, que l'on donne le nom de ghàt de Tripinï (skt Trivenï). Le mot ghàt signifie un lieu agrémenté de marches permettant de descendre jusqu'à un fleuve ou un étang. Tripinï renvoie au « trois-pointes », tiharï, mentionné au tout début, distique 6. Selon le yoga, il y a deux endroits où se rejoignent les trois conduits subtils : au mulâdhâr où ils se trouvent rassemblés dans une sorte de bulbe, kanda (Hatha-yoga-pradïpikâ, p. 130) et à YâjM, réunion qui est appelée urddha trivenï saňgam (Mallik 1950 : 315). Voir note au distique 159. 153 La méditation sur ce centre est exprimée de façon figurative par l'image du bain : «He who performs mental bathing at the junction of the White (ida) and the Black (pingala) becomes free from all sins, and reaches the eternal Brahma» (Šiva-samhita V, 134) et encore «He who once bathes (mental bathing) at this sacred place (Triveni) enjoys heavenly felicity, his manifold sins are burned, he becomes a pure-minded yogi » (ibid. V, 137). 154 Trad, de Haq : « Being seated as at Mayurâsana, meditate before a mirror, / There you will find an image of your own Thâkura (i.e. God). » La méditation sur le maître spirituel est caractéristique de la pratique des Soufis. Le disciple doit-il méditer sur un miroir qu'il voit à l'intérieur de lui-même, ou bien se tenir face à un miroir, ce n'est pas clair. La posture du paon est ainsi décrite dans la Hatha-yoga-pradïpikà (I, 30) : « Prenant appui sur la terre avec les deux mains, placer les coudes de chaque côté du nombril et soulever le corps dans l'espace tout en le gardant bien droit. On dénomme cette posture mayuràsana. » 155 Ce distique est traduit très différemment par Haq : « If you be well-acquainted with this image, / Know that light of a gem will come down to meet you. » 156 « Le pratiquant fixe du regard la pointe de son nez, étant assis dans la posture du lotus » {Hatha- yoga-pradïpikà I, 44). L'allusion aux céréales logées entre les cornes de la vache indique que le disciple doit rester aussi immobile que la vache qui porte des céréales entre ses cornes. On trouve une expression très proche chez Saiyad Sultan : ce sont des tiges de moutarde, sarisâ, que le méditant doit voir entre les cornes de l'animal (JMn-Pradïp, p. 599). 157 Haq me semble gloser, en tout cas par rapport à mon texte bengali : « If you can look at it in the twinkling of an eye, / you will be liberated from the sin by the virtue of the sight of beauty (of the corn). »

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Un texte du Bengale médiéval 87

Reconnaissant cette forme tu seras délivré du péché. 158 Dans la posture du yoga tu resteras assis en te contrôlant, 158

Étant assis tu prendras de l'eau avec les respirations. 159 Sur le trois-pointes tu appuieras, tu presseras sur Tripinï, 159

L'esprit concentré, ta méditation sera profonde. 160 Sur les exercices et la mémorisation gardant ton esprit concentré, 160

Tu verras apparaître comme des perles. 161 Celui qui reconnaît cette forme et la fixe du regard, 161

II sera délivré des péchés de toutes ses naissances [antérieures]. 162 Méditant la nuit après avoir allumé une lampe, 162b

Tu pourras voir la forme au milieu d'une grande clarté. 163 Rouge, jaune, noire, blanche, 163

Dans ces quatre formes une seule forme se manifestera. 164 Si tu reconnais cette forme et la fixe de ton regard

Tous tes péchés partout seront effacés. 165 Si tu la fixes au lever du soleil 165b

La forme infinie, invisible, t'apparaîtra. 166 À l'intérieur tu contempleras la même forme en méditant, 166b

Son jeu détruira les péchés de toutes les naissances. 167 Au coucher du soleil, au-dessus de l'ombre, sache-le,

Tu verras les belles clartés des latipha (ar. lafîfa) du corps. b 168 En cet endroit si tu fixes bien ton regard

Tu verras la forme d'un corps en observant l'ombre.

158 II s'agit sans doute des purifications internes pratiquées par les yogis. Le basti est un lavement des intestins (Hatha-yoga-pradïpikà II, 26 et Gheranda-samhitâ I, 45, 49). Il est possible aussi que bàri, « eau », soit une faute d'impression pour bábi, « air, vent ». Si tel est le cas, ce que donnerait à penser la traduction de Haq, il faudrait comprendre : « tu respireras en prenant une inspiration d'air printanier ». Haq traduit : « Draw the breath of basanta (or lit. vernal breeze) through the nostrils ». Le texte de Haq, ou sa traduction, s'éloigne ici des références yogiques qui sont réintroduites au vers 159. 159 Les trois conduits subtils sont joints à la base du coccyx, avant de se séparer pour se rejoindre au centre entre les sourcils. Cet endroit correspond au premier centre, le mulàdhâr, où se trouvent le « trois- pointes », tiharï (cf. verset 6). Dans le Goraksa-vijay (p. 148), on lit : « Presse le trois-pointes que la fumée s'élève, commence à allumer le feu, que ton corps soit calme. » La variante propose, au lieu de « ta méditation sera profonde (mot à mot : tu iras en un lieu inacessible) » (gahane yâibà), « tu courras dans le ciel », gagan dheyàiba. Haq traduit sa version : « Igniting the fire of sacral region, press Tribeni and / Concentrating the mind, meditate a deep meditation. » 160 « Mémorisation » traduit jikir (ar. zikr). C'est l'invocation répétée du Nom. 161 On peut s'étonner de cette allusion à la réincarnation : janmântar pâp, « les péchés des autres naissances ». C'est sans doute une expression pour dire que les péchés de toute la vie sont effacés. Saiyad Sultan toutefois accepte la réincarnation dans son JMn-Pradïp. 162b « La forme » traduit le mot rup qui peut aussi vouloir dire « beauté ». Haq traduit le mot qu'il trouve dans sa version par « light », à chaque occurrences. 163 L'évocation de ces formes colorées qui apparaissent au cours de la méditation rappelle les lumières de couleurs différentes que voit le Soufi à l'intérieur de son corps. Najmuddïn Kubrâ fut le premier à en faire l'exposé, suivi par 'Alâ ud-Dawla Simnânï un siècle après lui (Corbin 1971 et Mole 1982 : 99). Ces couleurs sont mises en rapport avec les centres subtils, latïfa, des parties de l'univers et avec les prophètes (Schimmel 1975 : 379, et Baldick 1989 : 95). Voir aussi au vers 167 b. Selon Tarafdar, les Soufîs qadiri et naqshbandi du sous-continent ont développé ces concepts plus particulièrement (1965 : 214-216), ce qui est précisé pour les Naqshbandis par Buehler (1998 : 106-120). Voir infra tableau. 165b Alekhâ, alakh, sont souvent employés indifféremment et sont dérivés de alaksya qui est la forme sanskrite (et bengali) correcte, signifiant « invisible, imperceptible ». 166b « Jeu » traduisant le mot lïlâ, il ne peut s'agir que du jeu divin. Ce mot appartient en premier lieu au vocabulaire vishnouite. 167b L'arabe aurait voulu le pluriel latâ 'if.

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88 France Bhattacharya

169 Si tu reconnais cette forme et y concentres ton esprit Tous tes péchés seront détruits, tu auras un corps pur.

170 La nuit, fixant ton regard sur la lune, Tu y verras alors un être humain mâle (purus).

171 Tu verras en cet instant la même clarté du Soi (ou soi : àttama) 171 Tu verras alors à l'intérieur et du rouge et du noir.

1 72 Tu verras du noir dans le rouge, du rouge dans le noir, Si tu reconnais cette forme tes péchés seront aussitôt détruits.

173 Posant la jambe droite sur la jambe gauche, 173 Vois la forme du maître (muršid) après avoir percé le front (de ton regard).

174 Elle étincelle dans le pur cristal, Elle est plus brillante qu'un collier de perles.

175 Un éclat de rubis au milieu du pur cristal, Seul un sage perce (le secret de) cette connaissance suprême.

176 Une poupée d'or, esprit, (qui a) un corps de feu, 176 Une poupée d'argent, esprit, (comme) l'ombre d'un miroir.

177 Des rayons de soleil, esprit, des pointes d'obscurité, Des éclairs dans les nuages, esprit, la lune avec ses quatre quartiers.

178 Au-dessous, au-dessus, devant, à droite et à gauche, Reconnais les formes, chacune avec son nom.

179 La forme de droite, sache que c'est Niranjan, le Soi, L'effigie de gauche, sache que c'est Iblis le mauvais.

1 80 Si la forme de droite apparaît d'abord, Regarde-la bien, la fixant au milieu des yeux.

181 Ne regarde pas d'abord la clarté de gauche, 181 Iblis le mauvais apparaîtrait dans la clarté.

1 82 D'abord reconnais la lumière d'en face : c'est Niranjan, La forme que tu imagines, c'est celle-là que tu obtiendras.

1 83 Si tu peux réussir à répéter le nom, etc., La forme infinie, invisible, te sera accessible. 183b

1 84 Du paradis descendra la forme qui a nom Jibrâil, Sa clarté se fondra dans la clarté incomparable.

185 Issue des mondes inférieurs une clarté apparaîtra, Sache alors que c'est la forme d'Àjrâil.

1 86 De la clarté de droite viendra Mikâel, sache-le, Prenant sa forme propre il se fondra dans la clarté.

171 Parmi les « prophètes », Adam est relié au noir, c'est l'aspect extérieur, qàlabiyya. Abraham l'est au rouge et c'est l'aspect du cœur. Moïse est en rapport avec le blanc, c'est l'aspect du tréfonds du cœur, sirr. Cette dernière couleur est mentionnée au vers 163, avec le jaune qui est relié à David et constitue l'aspect spirituel, rûhï. Le noir lumineux est mis en relation avec Jésus et avec le secret le plus intime, khqfî (Schimmel 1975 : 379). Il manque le bleu que l'auteur du Yoga-Kalandar ne prend pas en compte.. 173 L'idée du percement, bhed, est importante dans les Tantras et le yoga où il est question du sat- cakra-bhed ou « percement des six centres subtils ». Chez certains Soufis, le front est considéré comme le centre le plus important en tant que siège de la conscience et de la perception des formes (Glassé 1991 : 234). 176 L'image du miroir est importante chez les Soufis. Allah a créé le monde comme le miroir de sa propre grandeur. 181 La présence côte à côte de Niranjan (le Soi) et de Iblis est déjà mentionnée aux distiques 82 et 117 (cf. Schimmel 1975 : 193-196). 1 83b « La forme infinie, invisible » traduit ananta alekhâ rup.

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Un texte du Bengale médiéval 89

187 De la clarté de gauche viendra Isrâphil, sache-le, Prenant sa forme propre il se fondra à ce moment même.

1 88 Ces quatre anges se trouvent dans le corps des esclaves, Qui ne comprend pas cela est compté parmi les ignorants.

1 89 Avec Kerâbin et Kâtebin, cela fait six, 189a Et le soi individuel et le Soi suprême, joyau sans prix.

190 Avec ces deux Sois, cela fait huit, sache-le, Alla et Mohammad ont deux corps de lumière.

191 Là il y a une autre lumière appelée manifestation lumineuse (tajallï), m La joie naît à la vue du compagnon incomparable.

192 (II y a) Celui qui voit le compagnon, Nur Muhammad, À celui qui, pour diverses raisons, ne le voit pas il se révèle lui-même.

193 Celui qui ne voit pas le compagnon aimé à sa portée, II est triste de caractère, son corps n'est pas calme.

194 Les doutes de celui qui reconnaît toutes ces formes sont dissipés, Le corps de qui les reconnaît est indestructible, immortel.

195 Celui qui reconnaît chacune d'elles séparément 195b Voit apparaître à sa vue la forme infinie, invisible.

196 Aussi longtemps que les céréales restent entre les cornes de la vache Les péchés de celui qui les voit sont effacés.

197 Le meurtre d'une vache, d'une femme, d'un brahmane, la consommation d'alcool, 197 Ces quatre péchés sont alors détruits par le jeu divin (ïïla).

198 Le lotus à cent pétales se trouve à Srïgopâlnagar, 198 À partir de là le suc d'amour illumine Tripinï.

199 Pratiquant cinq rituels au ghât de Tripinï, 199 Celle qui enlève la peur reste cachée dans le lieu désert.

200 Allume un feu indestructible en deux endroits, 200a Entends de la bouche du gourou ces deux descriptions.

201 Moi, minuscule, que dirais-je de sa grandeur, Cette chambre incomparable ne se brise pas, même quand elle se brise. 201b

189a Kerâbin et Katebin sont les anges qui tiennent le compte des bonnes et des mauvaises actions humaines. 191 Tajallï est traduit par «illumination divine» (cf. Subhan 1970: 63). «Compagnon» traduit sakhâ, terme chargé d'affectivité, utilisé aussi dans la mystique hindoue vishnouite (féminin : sakhî). 195b Ici encore alekhà est traduit par « invisible ». 197 Brahmavadh, « meutre du brahman » au lieu de bràhmanavadh « meutre du brahmane ». 198 La mention de Srîgopàlnagar, de Tripinï et du suc d'amour, kelirasa, renvoie au vishnouisme sahajiyd hétérodoxe, et laisse à penser que l'auteur fait allusion à l'union sexuelle ritualisée qui fait aussi partie de la pratique des Bàuls et de nombreux fakirs. Le distique 202 en donne confirmation. 199 Abhayà, « celle qui enlève la peur », peut se traduire aussi par « celle qui assure que rien de fâcheux ne se produira » et encore « celle qui est sans peur ». Haq traduit : « It (sensual pleasure) remains hidden in its own place ». Abhayâ est un nom de la Déesse, c'est-à-dire de la Šakti qui réside sous la forme de la kundalinï dans le corps humain. 200a Trad, de Haq : « Abinas and Alekha are two solitary places », ce qui ne correspond pas au bengali de Sharif: abinas anal jvàl dui sthân, que j'ai traduit littéralement. La variante proposée par Sharif: abinas alekhâ nijjal dui sthân, ne correspond pas non plus à la traduction de Haq. À la place de nijjal (« sans eau » ?), il faudrait nirjan, « solitaire, désert ». 201b Le texte est obscur. Une variante proposée par Sharif supprime la négation, ce qui rend le vers encore moins compréhensible. Haq propose une glose plus qu'une traduction : « (But this much I know that) when they are destroyed, foundation of that superb house is shaken. »

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90 France Bhattacharya

202 Le jour de la nouvelle lune, le huitième jour, le neuvième, le dixième et la pleine lune, 202 Ne t'approche aucun de ces jours-là d'une femme.

Les signes annonciateurs de la mort

203 Ô esclave, écoute bien le Yoga du Kalandar, 203 Si tu comprends (ses paroles) tu sauras tout sur la mort.

204 Si l'on voit toujours de la sueur sur la tête, Si l'on n'entend pas de son quand on appuie sur les oreilles, 204b

205 Si les oreilles sont comme brisées en même temps, Si quand on appuie sur son nez la lune ne se montre pas, 205b

206 Si celui qui est dépourvu de colère est ensuite plein de colère, 206 Et celui qui ne cesse d'être dans l'illusion,

207 Celui qui laisse s'écouler son urine les douze mois de l'année, 207-209 Tous ces signes annoncent la mort dans l'année.

208 Celui qui voit toujours la planète Terre au-dessus d'un arbre, Qui, contemplant le ciel (svarga), voit les signes du soleil, 208b

209 Celui qui voit en rêve vautours femelles et chacals se nourrir de chair, 209a Qui en rêve voit des bœufs conduisant un char à bœufs {gàdir balad), 209b

202 On relève un distique très proche dans le Mîn-cetan, texte nâth (Mîn-cetan, éd. Nalinï Kanta Bhattâsâlï, p. 41) : « Garde avec le plus grand soin ton corps sous ton contrôle / si tu perds ce corps tu n'en obtiendras pas un autre // Le soleil et la lune (?) le premier jour lunaire, le jour de la pleine lune / Tu ne dois pas ť approcher d'une femme // ». On retrouve le dernier distique mot pour mot dans le Jnàn- Pradïp de Saiyad Sultan (p. 616). 203 Trad, de Haq : « Kalandar says, - skilfully practice Yoga, When it is (properly) understood, all of you will be informed of death. » L'original bengali a été donné dans l'introduction à sa traduction (p. 372) : kausale dhyâo yog bale kalandar I bujhile pâibe sabe maran khabar. La variante de Sharif : kusale ye dheyâiyâ mahâkâlàntar I jânile pâibejân nibandha khabar, est plus obscure. Les signes annonciateurs de la mort semblent être un topos habituel dans l'Inde, en général (Sinclair Stevenson 1971 : 137-138) et dans le corpus nâth, en particulier. On les retrouve avec des similitudes et des différences dans le Mîn-cetan édité par Nalinï Kânta Bhattâsâlï, p. 46-47. Ils figurent aussi dans le Goraksa-vijay, éd. par Paficânan Mandai, p. 143-145. Voir Tarafdar 1965 : 212. Par contre, on ne les trouve pas dans l'édition faite par Abdul Karim. Le topos a été adopté par les auteurs soufis, et on le retrouve aussi dans le JMn-Pradïp de Saiyad Sultan (p. 650-654) et le JMn-sâgar de Alï Bidâ. La mention de ces signes rappelle que les Soufis, comme les fakirs et les yogis, ont souvent joué le rôle de thaumaturges et d'astrologues. 204b Le deuxième vers est identique dans le Mîn-cetan, mais la mort est alors promise dans un délai de sept jours. 205b « Lune » traduit indu, mais une variante propose bindu, ce qui se traduirait par « goutte ». Haq traduit : « If no drop (of water) is seen to come out of the nose, when it is pressed...) ». On reste perplexe. 206 Le distique est presque identique dans le Mîn-cetan. Haq traduit : « If the mind of any person always roam about ». La version de Sharif a le mot bhram qui signifie « erreur, illusion », et non bhraman (qu'a sans doute lu Haq) qui veut dire « voyage, déplacement ». 207-209 Les distiques 207, 208 et 209 ne correspondent pas chez Haq, dont voici la traduction : « If the heart of anybody is dejected at the time of laugh / When all these signs are manifested, death is believed to occur within a year. // If vultures are always seen on the tree, / If the sun looks like a monkey, when it is beholden ». 208b J'ai traduit svarga par « ciel » bien que le sens propre soit « paradis ». Une variante, proposée par Sharif, remplace bhânu (« soleil ») par bhâluk (« ours »). 209a Mîn-cetan (p. 46) : « Celui qui mange de la chair en rêve après avoir vu des vautours femelles et qui voit des dromadaires, des grues, des ânes et des serpents... meurt dans un mois. » 209b Gàdir a pour variante gâbhir, « vaches ». Haq n'a pas ce vers.

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Un texte du Bengale médiéval 91

210 Qui bien qu'il n'y ait personne derrière (lui) entend des bruits d'hommes, 210 Qui a le palais desséché en ne voyant pas les sept étoiles, 210b

211 Qui à la vue du soleil levant n'en perçoit pas le sens profond, 211 Qui ne voit pas le grand chemin dans les lignes de la lune,

212 Qui ne voit pas son nez si le bout en est courbé, Qui n'entend pas le son primordial (nâd) en faisant l'amour,

213 Celui qui en plein jour voit choir des comètes 213 Qui viennent soudain tomber en tournoyant sur quelqu'un,

214 Celui qui voit donc ces signes particuliers, À celui-là la mort est assurée dans six mois.

215 Celui qui, levant la tête en plein jour, 215 Voit un homme semblable à lui-même

216 Mais ne voit pas sa tête quand il le regarde, ■ ■ De tels signes annoncent la mort dans un mois.

217 Celui qui voit dans le ciel ce qui ressemble à un homme, 217 Et ne voit pas sa tête quand il regarde,

218 Celui qui ne sent pas l'odeur d'huile quand il éteint la lampe, Mais perçoit soudain une odeur de mort,

219 Celui qui ne voit pas de lumière en se mettant le doigt dans l'œil, 219 Et dont le front paraît immense au toucher de la main,

220 II est assuré de mourir dans six mois Celui qui reconnaît tous ces signes.

221 Celui qui voit des éclairs sans qu'il y ait des nuages, Qui voit sans cesse canards, corbeaux, paons et serpents,

222 Celui qui, de nuit, voit un arc-en-ciel, Qui a les dents qui grincent quand il est en colère,

223 Par tous ces signes, sa mort annoncée dans un mois. 223 Celui qui a froid le jour et n'a que peu froid la nuit,

224 Celui dont le corps est à moitié chaud et à moitié froid, Sache que c'est mauvais quand il en est ainsi.

225 Celui qui ne voit son reflet ni dans l'eau ni dans un miroir, Qui rêve d'un paon lorsqu'il dort,

226 Celui dont les pieds et les mains sèchent vite après le bain, 226 Celui dont le cœur bat très fort jour et nuit,

210 Le premier vers est identique dans le Mn-cetan, mais le deuxième est différent. Il est impossible de dégager une idée claire de cette partie du texte. 210b Haq traduit : « If the palate of anybody dries up, when he does not look at the constellation of the seven stars ». 211 Haq n ' a pas ce distique . Selon la conception hindoue, les ancêtres morts prennent le chemin de la lune. 213 La chute des comètes se retrouve dans le Mn-cetan (p. 46). Haq traduit ainsi le deuxième vers du distique : « If a man unexpectedly falls giddily on other's body ». 215 Inversement, la Šiva-samhitá écrit : « Celui qui voit tous les jours son ombre dans le ciel, verra croître le nombre de ses années et ne mourra jamais d'une mort accidentelle. » (V, 17). 217 Ce distique est une répétition de 215b et 216 qui ne figure pas dans la traduction de Haq. 219 À partir de ce distique, la traduction de Haq diffère. Même si les « signes » sont communs, ils ne sont pas considérés comme annonçant la mort pour une même période de temps. 223 Le deuxième vers du distique se retrouve peu ou prou semblable dans le Mn-cetan (p. 46), et la mort s'y situe aussi dans un délai d'un mois. 226 Pour l'auteur du Mn-cetan (p. 46), c'est l'ombilic qui tremble.

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92 France Bhattacharya

227 Sa mort est certaine en l'espace de dix jours. Celui dont l'iris est couleur d'aubergine,

228 Sache pour sûr qu'il mourra dans les sept jours. Celui qui voit son ombre à droite (au sud ?),

229 II mourra le jour même, sache-le pour sûr. Si pressant le sol du médius pour voir,

230 Le doigt d'immortalité se soulève un peu, II reste vingt danda (1 danda = 24 minutes) à celui dont l'ombre est courte,

23 1 Sept danda restent à celui dont les deux souffles passent ensemble, Vingt danda quand les deux souffles passent.

232 Quand il reste six danda l'ombre est sous les pieds, Quand il reste un quartier (prahar = 3 heures) l'ombre va à droite (au sud ?).

233 Quand le dernier jour de mâgh est dans cinq jours, Si on voit le vent à droite (au sud ?) sache que c'est la mort.

234 Quand les deux testicules se cachent par un coup du destin, Sois certain que la mort est pour ce danda.

235 Réfléchissant à tout cela, voyez chacun à votre manière, Celui qui comprend les frimas et le printemps c'est un pandit.

236 Quand l'ombre est dans la direction de la lampe, C'est à ce moment-là que le soi {àttama) quitte le corps.

Principes des couleurs

237 L'eau, le feu, la terre, le vent, ces quatre éléments, Je vais dire à présent quelles sont leurs couleurs.

238 Le vent est de la couleur des jeunes feuilles, le feu est noir, La couleur du soleil est rouge, celle de l'eau est blanche.

239 La terre est de couleur jaune, sache-le pour sûr, 239242 Chacun a la couleur de sa nature profonde.

240 Le prophète le dit dans ses Hàdis (ar. hadîs), Tout ce qui est Èarïyat (sarï'a) ce sont mes paroles.

241 Tu comprendras que Tarikat(tarïqa) c'est mon intérieur. Sache que Hakikat (haqïqà), c'est la dévotion à mes états.

239-242 Le mot khecâl (239b), comme khâchâl, est un équivalent de mandir, « temple », voulant dire ce qui est au plus profond de soi, selon le Professeur Ahmed Sharif. Ce mot ne se trouve dans aucun dictionnaire ! Ces vers renvoient à une tradition du Prophète : « The sharïa are my words, the tarîqa are my actions and the haqîqa is my interior states » (Schimmel 1975 : 99). On note que marifa ne figure pas. Ils ressemblent aux distiques qui, dans la traduction de Haq, se trouvent après le distique 123 de ma propre traduction, basée sur le texte de Sharif. Ces distiques sont beaucoup mieux à leur place là où les met la traduction de Haq, c'est-à-dire dans la section intitulée «Les stations et la pratique» (101 et suiv.). La formulation de Sharif est moins claire. Au vers 241b, nisthà est traduit par « dévotion » et hàl par « état » ; au vers 242, j'ai traduit bhed par « dévoilement ». La traduction de Haq s'arrête pour ce qui est des couleurs à mon distique 239. Par contre, on y trouve, à la fin du texte, une conclusion très bien venue, et qui manque au texte de Sharif : « Leaving wisdom think over Nirafljan in meditation, and In the quay of Tribenï drink nectar-like water. To him in whose heart Murshid or Pïr has not a place, Thakur (i.e. God) does not reveal Himself. Father is responsible for birth and mother for milk. Sayyid Martuzâ says, - This is the clue to human birth. » Si l'on retient cette leçon, on note la présence du colophon avec le nom du poète.

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Un texte du Bengale médiéval 93

242 Sache pour sûr que Mâraphat c'est mon dévoilement, C'est ainsi que les Hàdis s'expriment pour ces quatre.

243 Écoute dans le bien-être, esclave, le Yoga-Kalandar. Si tu comprends cela tu sauras tout ce qui concerne la mort.

Tableau des correspondances selon le Yoga-Kalandar

Stade = manzil

Shari'at

Tarîqa

Haqïqat

Ma'rifa

Station = maqâtn

Nasut

Malakut

Jabarut

Lâhut

Lieu du corps et cakra

Coccyx mulâdhâr Ombilic manipûr

Base du palais /Foie (svàdhisthân ?) Cœur anâhat

Elément

Feu

Air / vent

Eau

Terre

Ange

Azrail tigre Asrafil serpent

Mikael éléphant

Jibrail paon

Porte

Oreilles

Narines souffle

Yeux

Bouche ouverte

Saison

Été

Frimas

Printemps

Automne

Effigie Couleur

Rouge

Feuille d'arum = verte

Nûr Muhammad

plus brillante que le cristal

Principe

Soi existentiel Image du Soi (soi?) Soi suprême

Nirafijan = Soi universel

Le tableau ci-dessus montre les correspondances que l'auteur du Yoga-Kalandar établit. La première, et la plus importante, concerne les maqàm et les cakra. Toutefois, il n'y a pas correspondance terme à terme. D'abord, il n'y a que quatre maqàm alors que dans les textes yogiques hindous il y a le plus souvent six cakra plus un. Il fallait donc réduire pour arriver au nombre quatre. Il existe un précédent dans les Tantra bouddhiques où les cakra sont seulement au nombre de quatre. Toutefois, comme le montre le tableau suivant (dont les termes sont tranlittérés du sanskrit), la place des maqàm ne correspond ni à celle des bouddhistes tantriques (Dasgupta 1974 : 147), ni à celle des hindous. Les éléments mentionnés pour les maqàm par notre auteur ne correspondent pas non plus à ceux fixés par les textes hindous des Nâths (Hatha-yoga-pradïpikà, p. 73). Maqàm coccyx - mulâdhâra - feu

ombilic - manipura - air foie ? - eau cœur - anàhata - terre

Cakra bouddhiques

ombilic - nirmâna-cakra

cœur - dharma-cakra gorge - sambhoga-cakra

tête - usnïsa-kamala

Cakra hindous coccyx - mulâdhâra - terre sacrum - svadhisthâna - eau ombilic - manipura - feu

cœur - anâhata - air gorge - višuddha - espace entre les sourcils - âjfiâ sommet de la tête - sahasrâra

Les bouddhistes et les hindous ajoutent un dernier cakra situé au cerveau pour les premiers et au sommet du crâne pour les seconds. Les hindous l'appellent le sahasràr ou « mille-pétales ». Le Yoga-Kalandar place le « mille-pétales » avec le cakra anâhat au vers 78b, ce qui est une confusion rendue obligatoire par la nécessité de n'avoir que quatre cases correspondant aux quatre « stades », manzil, qui sont fixes. Par contre, les maqàm auraient très bien pu être beaucoup plus nombreux, selon les textes du soufisme (Schimmel 1975 : 117-130).

L'absence de la mention du cakra entre les sourcils, Yàjnà hindou, éloigne aussi les propos du Kalandar des enseignements des fakirs et Bâuls pour qui cet emplacement est, avec le mulàdhàr, le plus important. Ces derniers ne tenant aucun compte des maqàm redistribuent les cakra encore d'une autre façon. Toutefois, dans la partie de notre texte

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appelée «La méditation et les postures», aux distiques 151, 152 et 153, il est bien question de ce cakra où se rejoignent « les trois conduits subtils » que les yogis hindous appellent idâ, piûgalà et susumnà. Au lieu de donner à cet endroit le nom de àjnâ cakra, le Kalandar l'appelle « le ghât de Tripinï », ce qui est l'expression utilisée aussi dans le JMn-Pradîp de Saiyad Sultan (p. 622) et dans les chants bâuls du Fakir Lâlan Šáh (voir Bhattacharya 2000, et les notes correspondant aux distiques dans le présent article). À chaque cakra, hindou comme bouddhique, sont attribuées une divinité et une couleur. Dans chaque maqàm a été placé un ange et une couleur a été indiquée. Les couleurs ne correspondent pas. Voir infra le tableau des latïfa.

Le Yoga-Kalandar mentionne des lampes, des lumières, une clarté, etc., dont la vision marque les étapes sur la voie que suit le Soufi dès la première station. À la seconde, c'est une couleur verte que voit l'aspirant. À la troisième, c'est le Soi qui apparaît, très brillant. La station làhut est créditée de la vision d'une clarté plus brillante qu'une lampe de cristal. Dans cette première partie, le mot lauf a (pi. la ta 'if) n'est pas employé. Les latïfa sont des « substances subtiles » ou des « centres subtils » (Buehler 1998 : 103). Par contre, dans la partie intitulée « La méditation et les postures », le terme figure au vers 167b. Le thème n'est toutefois pas développé de façon systématique. Dans le soufisme le nombre des latïfa varie suivant les confréries et les auteurs, mais le plus souvent ce nombre est sept (Buehler 1998 : 105). Des correspondances ont été établies par les maîtres avec des locations dans le corps humain, des couleurs et des prophètes.

Selon la mystique kubrâwï simnânï, d'après le terme utilisé par Schimmel (1975 : 379) et Corbin (1971 : 20), on peut présenter les choses dans le tableau suivant :

Latïfa aspect qâlabiyya - extérieur nafs qalb sirr ruh khafî Haq

Subhan (1970) place Latïfa qalb ruh sirr khafî akhfa

Prophètes Adam Noé Abraham Moïse David Jésus Muhammad

Couleurs noir (gris pour Baldick 1989 : 79) bleu rouge blanc jaune noir lumineux vert

les latïfa à l'intérieur du corps du praticien de cette façor Prophètes Adam Abraham Moïse Jésus Muhammad

Location à gauche à droite entre qalb et ruh au front cerveau

Le nafs est placé sous l'ombilic (Subhan 1970 : 62-63). Pour Shah Wali Allah Dihlawi (XVIIIe s.), les latïfa sont au nombre de six et servent

« de points de repère sur le chemin ascendant » (Baljon 1986 : 73). En effet, il place les latïfa dans un ordre qui va de bas en haut et est donc plus proche de celui des cakra hindous. Par contre, il est très différent de celui adopté par les Naqsbandï Mujaddidï. Il semblerait d'ailleurs que les enseignements mystiques de ce remarquable savant en sciences islamiques aient été jugés « sentant trop l'iranianisme et l'indianisme » hors du sous-continent {Ibid. : 69, n. 23). La notion de « porte », chère au Yoga-Kalandar, existe aussi chez cet auteur. Il appelle cela kuwâ et en place une à chaque latïfa {Ibid. : 70). Je n'en tiens pas compte ici.

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Un texte du Bengale médiéval 95

Latïfa nafs qalb ruh sirr khafï akhfa (d'après Baljon 1986 : 68).

Location dans le corps ombilic sous la poitrine à gauche sous la poitrine à droite plus haut, centre poitrine entre les sourcils dans la dura mater

États mystiques

dhikr (mémorisation) hudûr (joie spirituelle) mukâshafa (dévoilement) mushâhada (témoin contemplatif) tajallï a'zam (reçoit la radiance divine)

La mystique de Shah Wali Allah est beaucoup trop sophistiquée pour être exposée ici plus avant et elle n'a pas beaucoup de rapports avec le texte du Kalandar.

Cependant, pour les Naqsbandï Mujaddidï qui adoptèrent ce système aux XIXe et XXe siècles, aucune latïfa n'est placée au-dessous de la poitrine, ce qui rend impossible la mise en correspondance avec les cakra. Cette confrérie n'était probablement pas la plus répandue au Bengale oriental à l'époque de la rédaction du Yoga-kalandar, c'est-à-dire au XVÏe siècle environ. Les Chistis et les Qâderis, qui avaient aussi un système comparable, étaient plus importants. Le tableau ci-dessous reproduit toutefois en le simplifiant les correspondances établies par les Naqsbandï (Buehler 1998 : 1 1 1) :

Latïfa akhfa (super-arcane) khafï (arcane) sirr (mystère) ruh (esprit) qalb (cœur) nafs (âme)

Prophète Muhammad Jésus Moïse Abraham / Noé Adam

Couleur vert noir blanc rouge jaune

Localisation sternum au-dessus du mamelon droit au-dessus du mamelon gauche au-dessous du mamelon droit au-dessous du mamelon gauche au milieu du front

Une deuxième enumeration ajoute le corps physique, qâlab, qui est situé, au sommet de la tête, encore plus haut que nafs (ibid. : 108). Les éléments les plus grossiers sont donc placés tout en haut, alors que les autres se trouvent à la hauteur de la poitrine. Je ne puis que faire cette constatation.

Conclusion

Le Yoga-Kalandar semble bien avoir pris pour base de son schéma les quatre stades, manzil, que sont sarî'a, tarîqa, haqîqa et ma'rifa. Il les a fait correspondre aux quatre stations, mokàm (maqâmât) : nâsut, malakut, jabarut et lâhut. Ce nombre quatre appelait aussi les quatre éléments constitutifs du monde créé : la terre, l'eau, le feu et le vent. Il n'est pas non plus impossible que ce soit à partir de ces quatre éléments qu'ait débuté la quête des correspondances pour notre texte. La question reste ouverte, mais dans la mesure où le Kalandar cherche à organiser ses matériaux de façon à leur donner un cadre « islamique », les stations et les stades paraissent essentiels à son propos. Le nombre quatre ne permettait pas l'évocation des prophètes mais convenait aux quatre anges principaux. Les couleurs ne sont pas mentionnées très clairement. Ce schéma à quatre cases ne pouvait pas inclure les six cakra plus un, l'auteur a donc fait un choix : mulàdhâr, manipur, un cakra non nommé qui correspond au svàdhisthân, et enfin anâhat, ce qui n'est pas très satisfaisant. En effet, il est obligé de placer « le réservoir de nectar », qui se trouve, selon les Nâths, au sahasrâr, au sommet de la tête, au cakra non nommé de la station jabarut. Saiyad Sultan dans son Jnân-Pradîp prend en compte tous les cakra avec leur nom sanskrit, en même temps qu'il mentionne les mokám et les manzil.

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96 France Bhattacharya

Pour les Soufis en général, les maqàmàt sont plus nombreux que dans le Yoga- Kalandar et marquent l'acquisition de qualités morales parmi lesquelles se trouvent la repentance, l'abstinence et le renoncement. On retrouve des préoccupations de ce type dans notre texte dans la partie intitulée « Les stations et la pratique », lorsqu'il est question des différents stades. Toutefois, quand il s'agit des stations, maqàmàt, l'accent est mis plutôt sur l'acquisition de ce que le yoga appelle les siddhi, « pouvoirs », par exemple la santé du corps, l'immortalité et la connaissance de l'avenir (voir distiques 12, 16, 23...). Ce qui intéresse le Kalandar, c'est la pratique qui permet leur obtention: contrôle du souffle, postures, contractions des muscles, fixation du regard. À ces techniques yogiques le texte donne un habillage et un cadre acceptables à l'islam soufi. L'importance accordée au corps physique est frappante. En témoignent, parmi d'autres éléments, la place accordée à sa formation dans l'utérus, sa conservation et les signes annonçant sa fin. Les conduits subtils, nàdï, leur jonction à Tripinï, le nectar qui s'y déverse et bien des caractéristiques de chaque station sont pour une large part des emprunts au discours nàth qui a influencé les écrits soufis du sous-continent à la période médiévale (Digby 1975).

En comparant les notions fournies par le Yoga-Kalcmdar aux différents tableaux de correspondance des Soufis appartenant aux grandes confréries, il apparaît clairement qu'avec le passage du temps les deux points de vue sur le cheminement mystique, celui des yogis et celui des Soufis, se sont beaucoup éloignés dans leur formulation. C'est pourquoi le texte du Yoga-Kalandar qui présente, plus qu'un rapprochement, une tentative de fusion des deux courants spirituels sous une forme didactique et en langue vernaculaire ne manque pas d'intérêt, surtout si on le compare au Jnàn-Pradïp de Saiyad Sultan qui présente un manuel complet des techniques yogiques à l'usage de ses disciples. Dans une première partie, Saiyad Sultan expose, lui aussi, les stations et les stades, mais très brièvement, comme si ces choses étant connues il n'était pas nécessaire d'y revenir. Il énonce ce qu'il appelle ebàdat, les prières et dévotions requises à chacune de ces étapes sur la voie et, comme le Yoga-Kalandar, il donne à la divinité suprême le nom de Niranjan, plutôt qu'Allah. Dans une seconde partie, il insiste beaucoup sur « la science du corps » : les signes de la grossesse, la formation de l'embryon dans l'utérus, la détermination de son sexe et les caractéristiques morales des enfants selon le jour et l'heure de leur conception. Dans une dernière partie, il entre dans beaucoup plus de détails que le Yoga-Kalandar sur les conduits subtils, les postures, les « portes », les souffles. Il introduit les mudrà, ou « sceaux », les bandhà ou ligatures, les basti ou lavages et les méditations sur la syllabe Aum. En bref, il semble parfois traduire la Hatha-yoga- pradîpikà ou la Siva-samhità sans d'autre changement que l'introduction du procédé habituel des questions posées par Ali au Prophète et la mention de Šáh Hosen, son maître, auquel il est redevable de son savoir !

Le Yoga-Kalandar permet de voir le chemin parcouru vers une meilleure appropriation du yoga par le soufisme populaire. Saiyad Sultan juxtapose tandis que le Kalandar s'efforce d'intégrer. Le premier prend soin de ne rien laisser de côté de cette science qu'est le yoga afin de la transmettre dans sa totalité à ses disciples avec tout son vocabulaire technique sanskrit, tandis que le second essaie d'en garder seulement ce qu'il estime compatible avec le modèle soufi. On pourrait penser que le Yoga-Kalandar est quelque peu postérieur au Jnàn-Pradïp et qu'il s'adressait à un public plus populaire, éventuellement composé de convertis villageois simplement désireux de profiter d'un savoir ancien qui avait la réputation de soigner les corps et de donner des pouvoirs. Comme pour le JMn-Pradip, l'écoute, ou la lecture, du Yoga-Kalandar ne constituait qu'une partie de l'enseignement et le maître dispensait le reste oralement comme l'indique

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Un texte du Bengale médiéval 97

le vers 90b, par exemple : « Écoute cela de la bouche du gourou et comprend ce qu'ils (les quatre corps) sont ». Le texte n'en dit pas plus sur le sujet.

Il aurait fallu s'arrêter sur le problème de la traduction d'un vocabulaire technique à un autre, du sanskrit bengalisé à un arabo-persan en passe de l'être. Les auteurs de ces textes y furent confrontés. Une part importante de leur travail fut de trouver des équivalences bengalis, aussi « neutres » que possible d'un point de vue religieux, pour des mots arabes chargés, eux aussi, de sens depuis le Coran, les Hadis et la longue histoire du soufisme. Cette question n'a pas pu être abordée dans cet article.

Au Bengale, région qui a vu sa population musulmane croître jusqu'à devenir majoritaire, l'islamisation des discours et des pratiques s'est poursuivie, surtout à partir du dix-neuvième siècle et tout au long du vingtième. On relève déjà dans la version en écriture arabe du Yoga-Kalandar traduite par Haq des notions et un vocabulaire plus « islamiques » que dans celle, en écriture bengali, éditée par Sharif. Je donnerai deux exemples : la mention des différents « cœurs », dil, au distique 143, ainsi que l'emplacement des centres (distique 69 et sa note). L'influence des réformateurs et la dissémination des connaissances théologiques ont contribué à rejeter des textes tels que le Yoga-Kalandar dans les marges de la société où se retrouvent des hétéropraxes, tels que les fakirs et les Bâuls. Ils marquent toutefois une étape importance dans l'histoire religieuse du sous-continent indien.

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