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Madame Svetlana Alpers L'œil de l'histoire In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. pp. 71-101. Citer ce document / Cite this document : Alpers Svetlana. L'œil de l'histoire . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. pp. 71-101. doi : 10.3406/arss.1983.2199 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1983_num_49_1_2199

Alpers, "L'OEil de l'Histoire" (1983)

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Madame Svetlana Alpers

L'œil de l'histoireIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. pp. 71-101.

Citer ce document / Cite this document :

Alpers Svetlana. L'œil de l'histoire . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. pp. 71-101.

doi : 10.3406/arss.1983.2199

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1983_num_49_1_2199

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ZusammenfassungDas Auge der Geschichte.Ausgehend von der Stellung der Karte im Atelier von Vermeers lassen sich die Beziehungen zwischenKartographie und Malerei im Holland des 17.Jahrhunderts darlegen. Gleich Karten, Atlanten und Bildernaller Art tragen die Landschaftsgemälde zur Welterkenntnis bei. Durch seinen spezifischen Bezug zurErde und zur Darstellungsfläche, seine Aufmerksamkeit für Merkpunkte und seinen geographischenBlick für den bewohnten Raum dem Landvermesser nahestehend, gibt der holländische MalerAufschlufe uber ein soziales Universum, worin der Bezug zum Boden — anders als in England —nicht unter dem doppelten Zeichen von Grundbesitz und Autorität steht. Indem die Holländerdes 17.Jahrhunderts die Bild-Repräsentation zu einem Mittel historischer Erkenntnis erhoben,im Gegensatz zur narrativen Kunst Italiens, machten sie eine Konzeption von Geschichte geltend,worin die Deutung und Inszenierung der heroischen Taten der Großen dieser Erde zugunsten vonBeschreibung und Zeugenschaft vernachlässigt ist.

RésuméL'œil de l'histoire.En partant de la place occupée par la carte dans L'Atelier de Vermeer, on peut observer les relationsentre la cartographie et la peinture dans la Hollande du 17e siècle. A la manière des cartes, des atlas etdes images de toutes sortes, les tableaux de paysages contribuent à la connaissance du monde.Proche de l'arpenteur par son rapport au terrain et à la surface descriptive, par son souci des repères etsa vision géographique de l'espace habité, le peintre hollandais rend compte d'un univers social où, à ladifférence de l'Angleterre par exemple, le rapport à la terre n'est pas placé sous le double signe de lapossession foncière et de l'autorité. Et, en faisant de la représentation par l'image un moyen de laconnaissance historique, les Hollandais du 17e siècle, s'opposant ainsi à l'art narratif italien,revendiquent une conception de l'histoire qui privilégie la description et le témoignage et négligel'interprétation et la mise en scène des actions héroïques des grands de la terre.

AbstractThe eye of history.Discussion of the place of the map in Vermeer's Art of Painting leads to a consideration of the relationsbetween cartography in 17th-century Holland. Like maps, atlases and all sorts of images, landscapepaintings contribute to knowledge of the world. The Dutch painter is close to the surveyor by virtue of hisrelationship to the land and the descriptive surface, his attention to landmarks and his geographicalvision of populated space ; he presents a social universe in which the relation to the land is not, as it isin England for example, predominantly coloured by ownership and authority. By making pictorialrepresentation a means of historical knowledge, in contrast to Italian narrative art, the 17th-centuryDutch painters put forward a conception of history which emphasizes description and testimony andleaves aside interpretation and the depiction of the heroic deeds of the great.

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svetlana alpers

*Svetlana Alpers, The Art of Describing -.Dutch Art in the Seventeenth Century , Chicago, University of Chicago Press, 1983, Chapitre IV, The Mapping Impulse in Dutch Art, pp. 119-168 (avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur). Fed

deFbiskm

l'effet l cartowapbim dam lapàmwe hollandaise au m siècle «La peinture flamande... plaira davan

tage au dévot qu'aucune peinture d'Italie. Elle séduira les femmes, surtout les très vieilles et les très jeunes, et aussi les moines et les nonnes, et certains gentil- hommes qui n'ont aucun sens de la véritable harmonie. En Flandres, ils peignent en fonction de l'exactitude extérieure des choses qui peuvent nous réjouir vous et moi et auxquelles on ne peut rien trouver à redire, comme les saints et les prophètes. Ils peignent les étoffes et les matériaux, l'herbe verte des prés, l'ombre des arbres, les rivières et les ponts, qu'ils appellent paysages, avec beaucoup de personnages de ce côté-ci et beaucoup de ce côté-là. Et tout cela, bien que ça plaise à certains, est fait sans raison ni art, sans symétrie ni proportion, sans habileté du choix ni hardiesse, et, finalement, sans substance ni vigueur». Ce jugement sévère sur l'art du nord, attribué par Francisco de Hollandâ à Michel- Ange dans les Quatre dialogues sur la peinture , exprime bien le sentiment d'une supériorité italienne dans le domaine de la peinture. Dominé par la définition albertienne du tableau, «surface encadrée, située à une certaine distance du spectateur qui regarde, à travers elle, un deuxième monde ou un monde de substitution», l'art italien est essentiellement un art narratif. La légitimité des images tient à leur réfé

rence aux textes consacrés par la

tion {ut pic tura poesis) et Vistoria, comme l'écrivait Alberti, n'aura de pouvoir émotionnel que si le tableau est capable de rendre l'émotion des acteurs de la scène. «L'histoire biblique du massacre des innocents avec ses hordes de soldats furieux, ses enfants qui meurent et ses mères qui se lamentent était l'exemple achevé de ce que devaient être dans cette perspective la narration par l'image et donc la peinture»*.

L'art descriptif est alors un art dominé et le comportement des peintres hollandais à Rome peut être compris comme l'expression particulière d'un sentiment d'infériorité à la fois dévoilé et masqué par des pirouettes de carnaval : «Ils se dénommaient eux-mêmes Bentvueghels (bande d'oiseaux), prenaient des noms ridicules et se lançaient à corps perdu dans des cérémonies initiatiques aux allures de bacchanales où l'on tournait en dérision à la fois l'antiquité et l'Eglise. Ils refusaient de se conformer aux usages des peintres italiens et laissaient leur marque sous la forme de graffiti piquants sur les murs adéquats.

*S. Alpers, The Art of Describing. Dutch Art in the Seventeenth Century , Chicago, The University of Chicago Press, 1983, introduction.

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En se donnant ce genre de bon temps et en amusant de la sorte la société qui les entourait, ils négociaient,pourrait-t-on dire, la reconnaissance de leur différence».

La première histoire de l'art proprement dite, celle de Vasari, est le produit de la tradition artistique italienne qui non seulement a constitué, jusqu'au 19e siècle, la référence obligée des artistes occidentaux, mais a également imposé, et pour longtemps, un cadre légitime d'analyse des œuvres. Pour appréhender de façon neuve des images qui ne s'ajustent pas à ce modèle, il faut rompre, comme l'ont fait un certain nombre de chercheurs**, avec cette tradition de lecture des œuvres faite, en grande partie, d'ethnocentrisme culturel. Cette rupture est la condition nécessaire d'une juste compréhension d'ensembles d'images qui, elles-mêmes en rupture avec les normes de l'art italien, doivent être rapportées aux caractéristiques propres de la culture, au sens le plus large, de la société et de l'époque concernées. C'est dans cette perspective que Svetlana Alpers analyse la peinture produite en Hollande au 1 7e siècle où «les images constituaient un élément d'une culture spécifiquement visuelle, différente d'une culture fondée sur l'écrit».

Descriptions du monde observable, empruntant aux traditions artisanales, à la science expérimentale et à la technologie, les tableaux participent (à la manière des cartes) d'une acquisition de savoirs sur le monde. Et dans le mode pictural lui-même, la connaissance apparaît comme l'enjeu central : en l'absence insistante d'un spectateur situé, le monde est donné comme premier et l'absence d'un cadre imposant par avance un découpage lui permet de s'étendre sans limite ; le tableau devient une surface — miroir ou carte et non fenêtre. Imprimées dans les livres, tissées dans les étoffes, les tapisseries et le linge de table, peintes sur les tuiles, encadrées sur les murs, et s'attachant à tout représenter, les images envahissent la société hollandaise.

**Svetlana Alpers se réfère notamment aux recherches d'Alois Riegl, Stilfragen (Berlin, 1893), Spätrömische Kunstindustrie (Vienne, 1901), Das holländische Gruppenporträt (Vienne, 1902) et Die Entstehung der Barockkunst in Rom (Vienne, 1908) ; Otto Pacht, Methodisches zur kunshistorischen Praxis : Ausgewählte Schriften (Munich, Prestel- Verlag, 1977) ; Laurence Gowing, Vermeer (Londres, Faber and Faber, 1952) ¡Michael Baxandall, The Limewood Sculptors of Renaissance Germany (New Haven, Yale University Press, 1980) ; Michael Fried', Absorption and Theatricality : Painting and Beholder in the Age of Diderot (Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1980).

En montrant que l'image jouait en Hollande un rôle équivalent à celui du théâtre anglais, cette «arène dans laquelle l'Angleterre d'Elisabeth se donnait en représentation à elle-même», Svetlana Alpers nous invite à mettre en relation les modes de représentation par l'image et les conceptions de l'histoire. La production et la diffusion des atlas, forme achevée de la connaissance historique, sont, au 1 7e siècle, largement dues aux Hollandais qui multiplièrent les témoignages visuels sur l'histoire de leur temps. Ainsi en découvrant «l'œil» hollandais, on découvre sans doute aussi la vérité — sociale — de «l'œil» italien et les conceptions de l'histoire qui s'y rattachent : l'une a partie liée avec les actions humaines héroïques des tableaux italiens et retient uniquement l'événement, l'autre avec la description et la connaissance du monde observable. F. M.-D.

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1. Jan Vermeer, L 'Atelier, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Je pars de l'observation qu'il n'y a sans doute jamais eu, à un autre moment de l'histoire et dans un autre lieu, une telle rencontre entre la cartographie et la peinture. Une conception commune du savoir et la croyance partagée que l'image contribue à l'acquisition et à l'approfondissement du savoir sont au principe de cette rencontre.

La carte dans L VI teller Commençons par L'Atelier de Vermeer (ill. 1), lieu privilégié pour éclairer la parenté entre le tableau et la carte. Oeuvre unique et ambitieuse par sa dimension et son thème, elle attire notre attention sur la magnifique représentation d'une carte. Nous regardons

dans l'atelier d'un peintre. L'artiste est en train d'ébaucher la couronne de feuillage placée sur la tête d'une jeune femme, modèle familier de Vermeer, qui .représente ici, comme on nous l'a dit, Clio, la muse de l'histoire, parée de ses attributs emblématiques tels que les a décrits Ripa. La grande carte (ill. 2), accrochée de façon à couvrir le mur du fond devant lequel Vermeer a placé le peintre et son modèle, n'est pas passée inaperçue des historiens de l'art. Elle a été questionnée sur ses significations éthiques, interprétée comme image de la vanité humaine, comme traduction littérale des intérêts mondains ; et sa description de la Hollande du nord et du sud a été comprise comme l'évocation du passé perdu, lorsque toutes les provinces formaient un seul pays (dimension historique justifiée peut-être par

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2. Jan Vermeer, L 'Atelier (détail).

les vêtements démodés du peintre et par l'aigle des Habsbourg qui figure sur le lustre). Tout dernièrement, une lecture scrupuleusement attentive a permis d'iden- fïer la carte comme étant celle dont une copie unique est conservée aujourd'hui à Paris. De ce point de vue, la carte de Vermeer devient incidemment une source pour l'histoire de la cartographie (1).

Mais ces interprétations laissent toutes de côté la prétention affichée de la carte à être une peinture par elle- même. De nombreux tableaux de cette époque nous rappellent bien sûr que les Hollandais furent les premiers véritables producteurs des cartes murales-cela ne constituant qu'un aspect de la production, de la diffusion et des usages des cartes dans la société. Mais, nulle part ailleurs, une carte n'a eu une présence picturale si puissante. Comparée aux cartes figurant dans les oeuvres d'autres artistes, les cartes de Vermeer se révèlent singulières. Tandis qu'Ochtervelt par exemple (ill. 3) ne fait qu'indiquer la présence d'une carte sur le mur, suggérée par un tracé pâle sur un fond fauve, Vermeer s'attache à rendre la texture du papier vernissé, la peinture et quelques-uns des procédés graphiques par lesquels sont soulignés les contours de la masse de terre. Il est difficile de croire qu'il s'agisse de la même carte dans les deux cas. Dans les oeuvres de Vermeer, chaque carte peut être précisément identifiée. Mais la carte de L A teller est particulière sous un autre rapport. C'est la plus grande et aussi la plus complexe de toutes celles qui figurent dans les tableaux

1— Sur la carte de Vermeer comme source pour l'histoire de la cartographie, cf. J. Welu, Vermeer : His Cartographie Sources, The Art Bulletin, 57, 1975, pp. 529-547 et La carte de L'Atelier de Vermeer, Imago Mundi, 30, 1978, pp. 9-30. Dans les notes 54 et 56 du premier article, on trouve la liste des principales études sur la carte et sur l'interprétation du tableau lui-même. Dans une brève et pénétrante note d'une étude de J* G. van Gelder, J. A. Emmens établit un lien entre la carte et les ambitions géographiques et topographiques de F «art de peindre» ; cf. J, G. van Gelder, De Schilderkunst van Jan Vermeer, Utrecht, Kunsthistorisch Instituut, 1958, p. 23, n. 14.

3. Jacob OchtQTvelt, Les Musiciens , Art Institute, Chicago»

de Vermeer. La Hollande est bordée par une mer sillonnée de bateaux, entourée de vues topographiques de ses principales villes, blasonnée de plusieurs cartouches, commentée par un texte situé au-dessous et couronnée élégamment d'un titre dont les lettres sont dessinées avec précision le long du bord supérieur. (Les cartes n'étaient pas à l'époque imprimées selon une orientation fixe et la côte ouest a été préférée à la frontière nord de la Hollande pour figurer à la partie supérieure de la carte). De plus, il s'agit d'une carte dont l'original combine les quatre sortes de techniques d'impression alors utilisées par la cartographie — gravure, eau-forte, xylographie et caractères mobiles pour les lettres. Par son format, la dimension de l'espace physique dont elle rend compte, son ambition graphique, c'est un sommet de l'art cartographique de l'époque.

Et sur ce plan — en tant que représentation —, elle se distingue aussi des autres cartes figurant dans les tableaux de Vermeer qui sont toujours tronquées par le bord de la peinture. Mais, ici, nous sommes conviés à la voir dans sa totalité, sous un éclairage particulier. Effleurée par la tapisserie et à peine cachée par le lustre, la carte entière se déploie, lieu visible, sur le mur. Vermeer associe la surface richement peinte de la carte représentée dans Le Soldat et la jeune fille riant à l'épaisseur lourde du papier vernissé de la carte figurant dans La Lettre d'amour d'Amsterdam pour donner à cette carte-ci une présence physique étonnante. D'autres objets dans l'atelier évoquent la matérialité du travail — la tapisserie, par exemple, avec les fils qui pendent sur son envers. Mais, comme le suggère sa place dans le tableau, la tapisserie est marginale ; elle est placée

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dans l'antichambre par laquelle nous entrons dans le tableau alors que la carte est, en elle-même, un tableau (l'extrémité de l'appuie-main est d'un rouge assorti à celui de la carte — mais, comme pour nous mettre en garde contre une interprétation excessive, les bas de l'artiste partagent, dans l'ombre, cette nuance). En la signant, Vermeer associe pour toujours la carte à son art de peintre. / Ver-Meer (ill. 46) est inscrit en lettres pâles là où le cadre intérieur de la carte touche le tissu bleu qui se dresse avec raideur derrière la nuque du modèle. Bien que, dans aucun autre tableau, Vermeer ne prétende à la paternité d'une carte, sa revendication de l'identité de cartographe s'exprime avec force dans toute son oeuvre. Les deux seuls personnages masculins auxquels il a consacré un tableau — L'Astronome (coll. privée, Paris) et Le Géographe (Francfort) — étaient aussi, par leur métier, des cartographes qui cernaient, à eux deux, le ciel et la terre.

L'Atelier est une oeuvre tardive dans la peinture hollandaise et dans la carrière de Vermeer. Elle apparaît comme une sorte de somme et de bilan de ce qui a été fait en ce domaine jusque-là. La relation calme et pourtant intense entre un homme et une femme, la présence d'un ensemble de surfaces ouvragées, l'espace domestique, voilà la substance de l'oeuvre de Vermeer. Mais, dans ce tableau, tout cela prend un caractère paradigmatique non seulement à cause de son titre historique mais par le caractère formel de la composition. Si cette carte est présentée comme un tableau, à quelle représentation de la peinture nous renvoie-t-elle ? Lorsqu'il inscrit en évidence le mot Descriptio (ill. 4) au haut de la carte, à droite du lustre et juste au-dessus du chevalet, Vermeer suggère une réponse. C'était l'une des désignations les plus courantes de l'entreprise cartographique. Les cartographes et les éditeurs étaient désignés comme «ceux qui décrivent le monde», les atlas et les cartes comme le monde décrit (2). Bien qu'à ma connaissance

4. Jan. Vermeer, L 'Atelier (détail).

le terme n'ait jamais été appliqué à un tableau, il y aurait de bonnes raisons de le faire. L'objectif des peintres hollandais était de capter sur une surface une grande étendue de savoirs et d'informations sur le monde. Eux aussi employaient des mots avec leurs images. Comme les cartographes, ils faisaient des oeuvres de type additif, difficiles à embrasser sous un seul angle de vue. Echappant au modèle italien de l'art, leurs oeuvres n'apparaissent pas comme une fenêtre mais comme une carte, une surface sur laquelle s'étale le monde assemblé.

Mais la cartographie n'est pas seulement un analogon de l'art de peindre. Elle suggérait également des images d'un certain type et engageait ainsi les artistes hollandais dans la réalisation de certaines tâches. Vermeer confirme l'existence de ce mode de relations entre les cartes et la peinture. Regardons sa Vue de Del ft (ill. 5) :

5. Jan Vermeer, Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye

la ville est regardée comme une silhouette, déployée sur une surface, qu'on aperçoit à travers l'eau depuis un rivage éloigné où sont représentés des bateaux à l'ancre et de petits personnages au premier plan. Il s'agit d'une composition courante inventée, au 16e siècle, par la gravure des vues topographiques de villes (ill. 36). La Vue de Delft est un exemple, le plus brillant de tous, de la métamorphose de la carte en tableau qui témoigne de l'impact de la cartographie sur l'art hollandais. Et quelques années plus tard, dans L Atelier, Vermeer résume

2— Pour ne citer que quelques-uns de très nombreux exemples : Gemma Frisius intitula son traité de triangulation de 1533 Libellus de locorum describendorum ratione... , dont le titre hollandais est Die maniere om te beschrijven de plaetsen ende Landtschappen (Amsterdam, 1609) ; Petrus Montanus parle de Jodocus Hondius comme du «alder-vermaerste en best- geoffende Cosmagraphus ofte Wereltbeschrijver van onse eeuw», dans l'introduction de la première édition hollandaise de l'Atlas de Mercator et Hondius (1634).

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6. John Mix Stanley, d'après Richard H. Kern, Vue du col de Sangre de Cristo (lithographie), in : Reports of Explorations and Surveys to Ascertain the Means for a Railroad from, the Mississipi to the Pacific Ocean ( 1 853-54), vol. 2, Bancroft Library, Berkeley, Calif.

9. Jasper Johns, Carie, 1961, collection Museum of Modern Art.

l'histoire du passage de la carte à la peinture, les vues de villes, petites mais minutieusement exécutées, qui accompagnent la carte référant la Vue de Delft à sa source. Reconnaissant ainsi sa nature propre, Vermeer replace la peinture de la ville dans le contexte cartographique d'où elle était issue.

8. Albert Bierstadt, Paysage de Yosemite en hiver, University Art Museum, Berkeley, Calif.

Cette relation entre la cartographie et la peinture peut nous sembler curieuse. Nous somme habitués, dans l'étude des images, à traiter les cartes et les tableaux comme des choses différentes. Si on exclut les rares cas où le tableau d'un paysage (ill. 6) a servi à la cartographie d'une région - comme lorsque le Congrès des Etats-Unis passa commande, dans les années 1850, de lithographies des paysages de l'Ouest en vue de préparer le tracé du chemin de fer continental -, on peut toujours distinguer les cartes et les paysages (3). Les cartes fournissent la mesure d'un lieu et le repérage d'un lieu par rapport à d'autres, des données quantifiables, tandis que les tableaux de paysage s'attachent à évoquer, à rendre la qualité d'un lieu ou le sentiment qu'en a l'observateur (ill. 7, 8). Les unes sont plus proches de la science, les autres de l'art. Cette conception courante est partagée par les spécialistes bien qu'elle soit imposée de manière subreptice,

3 -A. Frankenstein, The Great Trans-Mississippi Railway Survey, Art in America 64 1976 pp. 55-58.

7. Carte des Etats-Unis, Rand Me Nally et Cie R. L. 82-S-32. '

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puisque son arrière-plan philosophique implicite est généralement laissé dans l'ombre. Il est clair que les cartographes forment un groupe distinct des artistes de la même manière que les historiens de l'art sont distingués de ceux qui étudient la cartographie. Du moins, il en était encore ainsi jusqu'à une date récente, avant que nous n'assistions à un certain assouplissement de ce système de division et de ses implications. Moins assurés de pouvoir trancher du caractère proprement artistique des images, les historiens de l'art sont amenés à inclure dans leur domaine d'étude davantage d'objets fabriqués par l'homme. Un certain nombre d'entre eux se sont intéressés aux cartes (4). Suivant en cela cette relative révolution intellectuelle de notre époque, les cartographes et les géographes, de leur côté, portent un nouveau regard sur les cartes comme objets structurés et sur leurs fondements cognitifs. Un géographe eminent décrit ainsi ce changement : alors qu'on disait «il n'existe pas de réalité géographique qui ne puisse être cartographiée», on pense aujourd'hui que «la géographie de la terre est en dernière instance la géographie de l'esprit» (5). La Carte de Jasper Johns (ill. 9) est la version picturale de cette idée. En effet, la rencontre, ou au moins le rapprochement, de ces différents domaines apparaît aujourd'hui avec évidence chez de nombreux artistes qui font des cartes.

Les spécialistes de la cartographie n'ont jamais nié la composante artistique des cartes. L'âge d'or de la cartographie hollandaise du 1 7e siècle est un exemple privilégié de cette combinaison de l'art et de la science qui est un des lieux communs de la littérature cartographique. Ceci est illustré par le cartouche encadré de deux figures féminines qui est situé dans l'angle supérieur gauche de la carte reproduite par Vermeer dans L'Atelier (ill. 10) : l'une des figures tient une

4— Les principaux exemples concernant Fart hollandais sont les études de James Welu citées plus haut et le catalogue de l'exposition Le paysage urbain hollandais au 1 7e siècle et ses sources (Amsterdam, Amsterdams Historisch Museum, 1977). Pour une étude générale de la production cartographique à Amsterdam au 17e siècle, étude qui analyse de façon fine la place culturelle de la .cartographie et sa relation à l'art et aux artistes, cf. Le monde sur le papier (Amsterdam, Theatrum Orbis Terrarum, 1967) édité par M. de Vrij à l'occasion de la Conférence internationale de cartographie. Les deux expositions ont été organisées à l'initiative du Musée historique d'Amsterdam qui est à l'avant-garde des recherches sur la relation de l'art à la société. 5— J. Wreford Watson, Mental Distance in Geography : Its Identification and Representation, communication non publiée, au 22e Congrès international de géographie, Montréal, 1972.

10. Carte des dix-sept provinces, publiée par Claes Jansz. Visscher (détail), Bibliothèque nationale, Paris.

équerre d'arpenteur et un compas tandis que l'autre tient une palette, un pinceau et le dessin d'une ville. Les cartouches ou d'autres éléments comme les portraits, les vues de villes ou de bâtiments, placés sur les cartes qui servent à l'ornement des intérieurs, attestent la reconnaissance et la recherche de la décoration. Les cartes «décoratives» constituent un ensemble au sein des réalisations cartographiques. Mais ces usages ou ces traits décoratifs sont inévitablement jugés secondaires par rapport à l'objectif réel (scientifique) de la cartographie. On tient pour établi que la quantité d'informations fournies est en proportion inverse de la quantité de travail artistique. Même lorsqu'ils se combinent, l'art et la science entretiennent un rapport quelque peu conflictuel. L'intéressante étude d'un géographe sur les liens historiques entre la cartographie et l'art précise récemment : «La cartographie comme forme d'art décoratif appartient à la phase préscientifique, informelle, de la cartographie. Quand les cartographes ne possédaient ni le savoir géographique ni la compétence technique pour faire des cartes exactes, la fantaisie et l'art avaient la bride sur le cou» (6). S'il y a bien sûr

6— R. Rees, Historical Links ,between Cartography and Art, Geographical Review,70 , 1980, p. 62. cf. aussi P. D. A. Harvey, The History of Topographical Maps, Londres, Thames and Hudson, 1980. Ce livre, publié après que j'ai terminé ma propre recherche, traite parfois du même matériel mais continue à l'appréhender à partir de ce que j'appellerais un point de vue cartographique.

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1 1 . Constantijn Huygens III, Vue de Maastricht à Smeermaes (dessin), 1676, Teylers Museum, Haarlem. 12. Anonyme, d'après Pieter Saenredam, Le Siège de Haarlem (eau-forte), Archives municipales, Haarlem.

du vrai là-dedans, ce constat est cependant fait au détriment d'une compréhension interne de la cartographie préscientifique et de l'esprit dans lequel elle était faite. A cette mise à l'écart, par les cartographes, des aspects décoratifs ou proches de la peinture des cartes, répond, chez les historiens de l'art, la mise à l'écart des aspects documentaires de l'art. «Pure topographie» (opposé à une «pure décoration») est le terme de rigueur. Les historiens de l'art l'utilisent pour classer ces peintures ou ces images de paysages qui sacrifient l'art (ou peut-être n'y atteignent jamais) au nom du souci descriptif d'un lieu. Pour l'essentiel, les cartographes et les historiens de l'art se sont accordés pour maintenir la frontière entre les cartes et l'art, la connaissance et l'ornement. Ce sont des frontières qui auraient laissé perplexes les Hollandais. Car, pendant la période où les cartes étaient considérées comme une sorte de peinture et où les tableaux le disputaient aux écrits comme voie royale de la compréhension du monde, la distinction n'était pas tranchée. Il serait plus fructueux pour l'analyse des cartes et des tableaux de préciser la nature de leur chevauchement, le fondement de leur similitude, que de chercher où passe la ligne de démarcation.

dérons donc les conditions historiques et picturales dans lesquelles se sont développées les relations entre la peinture et la cartographie.

Une vision cartographique du monde Nombreux sont ceux qui participèrent à l'explosion qu'a connue l'illustration dans la géographie au fée siècle. Cette explosion a eu diverses sources — opérations militaires et besoin d'informations, commerce, maîtrise de la mer et des cours d'eau entre autres. On reconnaissait généralement l'efficacité des cartes comme outils de connaissance et l'intérêt des savoirs spécifiques qu'elles véhiculaient. A cette époque, l'art de la cartographie était une compétence répandue et que l'on acquérait même parfois sans s'en apercevoir. Cornelis Drebbel, inventeur et expérimentateur en sciences naturelles, fit une carte de sa ville natale Alkmaar tôt dans sa carrière et Comenius était réputé pour avoir fait, avant qu'il en soit chassé, la première carte de Bohême (7). Un homme ne faisait qu'une carte dans sa vie. Cela semble avoir été considéré comme une manière d'honorer son pays tout en contribuant à en accroître la connaissance.

Je suis bien sûr moins intéressée qu'un historien de la cartographie à distinguer entre le levé des plans (réalisé parfois par certains dessinateurs eux- mêmes) et le dessin d'une carte. Mon but est en effet de mettre en évidence le fait que la cartographie, dans son sens le plus large, était un passe-temps répandu. A l'occasion, il pouvait permettre le transfert des sentiments dans l'acte même de décrire. Ainsi en alla-t-il par exemple pour Constantijn Huygens le Jeune qui, le 5 août 1676 de bon matin, comme nous le rapporte son journal, juste avant d'aller à la recherche du corps de son petit-neveu tué la veille au combat, s'installa avec une plume, de l'encre et du papier pour dessiner Maastricht assiégée vue depuis l'autre rive de la Meuse (8). Bien que nous ne puissions

7— Kurt Pilz a rejeté l'attribution de la carte de Bohême à Comenius. Cf. K. Pilz, Die Ausgaben der Orbis Sensualism Pictus, Nuremberg, Stadtbibliothek Nürnberg, 1967, pp. 35-37. Sur l'attribution antérieure de la carte à Comenius, cf. L. E. Harris, The Two Netherlanders : Humphrey Bradley and Cornelis Drebbel, Ley de, E. J. Brill, 1961, p. 130 et J. Smaha, Comenius als Kartograph seines Vaterlandes, Znaim, 1892. 8— Les circonstances dans lesquelles ce dessin a été fait ont été rapportées par J. Q. van Regieren Altena, Victoria and Albert Museum, Drawings from the Teyler Museum, Haarlem, Londres, Her Majesty's Stationery Office, 1970, n. 39.

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avec certitude faire de cette œuvre une commémoration, il semble que dans ce magnifique dessin (ill. 11), Huygens affronte le deuil au travers de la description.

On a souvent dit rapprochait les cartes de pensons être des tableaux était l'attrait de prédilection pour les vues et les détails topographiques. L'horizon figurait souvent dans les cartes. Mais ce rapprochement peut aussi être étayé par le fait qu'un nombre surprenant d'artistes du nord étaient d'une manière ou d'une autre engagés dans la cartographie. Pieter Pourbus (1510-1584), qui devint par la suite diacre de la confrérie de Saint-Luc d'Anvers, était à la fois un peintre et un véritable cartographe qui travaillait avec des géomètres et maîtrisait lui-même, pour réaliser ses cartes essentiellement topographiques, les techniques les plus avancées de levé de plans (9). En Hollande tout au long du 1 7e siècle, depuis Pieter Saenredam tôt dans le siècle jusqu'à Gaspar van Wittel vers la fin, des artistes furent utilisés pour faire des cartes et des plans de toute sorte. Ceci a été généralement mentionné davantage (mais le plus

13. Gaspar van Wittel, Vue du Tibre à Orvieto (dessin), Meyer Codex (MS n„ 23), Biblioteca Corsini, Rome.

Ocituta

souvent sans y insister) dans les monographies des historiens de l'art que dans les études des cartographes (10). C'est ainsi qu'on choisit une gravure d'après le dessin de Saenredam, Le siège de Haarlem (ill. 1 2) pour illustrer la publication commemorative de la ville. Et Gaspar van Wittel, plus tard célèbre sous le nom de Vanvitelli pour ses vues panoramiques de Rome, partit à l'origine en Italie pour aider un grand ingénieur hollandais en hydraulique à établir la carte du cours du Tibre dans le dessein d'en faire une voie navigable. Il existe une relation évidente entre le format des simples cartes faites dans ce but (ill. 13) et ses paysages plus tardifs (ill. 14). Les liens professionnels et picturaux entre la cartographie et la peinture ne furent nulle part si étroits que dans les activités de la famille Visscher. Claesz Jansz. Visscher, qui était à l'origine d'un renouveau de l'intérêt pour les vues topographiques attribuées à Bruegel l'Ancien, dessina également de magnifiques vues topographiques de sa ville dans la première décade du siècle (11). Dessinateur et graveur, Visscher devint éditeur de gravures de paysages, de portraits et de cartes, et réalisa quelques-unes des illustrations de villes et de scènes de la vie locale pour les cartes qu'il éditait. (On sait bien qu'en Hollande les cartes et tous les types d'impression étaient vendus par les mêmes marchands). Le fils de Visscher, Nicolas, fut celui qui

9— A. de Smet, A Note on the Cartographie Work of Pierre Pourbus, Imago Mundi, 4, 1947, pp. 33-36, et P. Huvenne, Pieter Pourbus als Tekenaar, Oud Holland, 94, 1980, pp. 11-31. Pour une approche plus large, voir S. J. Fockema Andreae, Geschiedenis der Kartografie van Nederland, La Haye, Martinus Nijhoff, 1947 et Jo Keuning, XVIth Century Cartography in the Netherlands (mainly in the Northern Provinces), Imago Mundi, 9, 1952, pp. 35-63. 10— Catalogue Raisonné of the works by Pieter Jansz. Saenrendam, Utrecht, Centraal Museum, 1961. G. Briganti, Gaspar van Wittel e l'origine della veduta settecentesca, Rome, U. Bozzi, 1966. 11-M. Simon, Claesz Jansz. Visscher, Thèse, Fribourg, Albert-Ludwig Universität, 1958.

14. Gaspar van Wittel, La Place et le palais de Monte cavallo , Galleria Nazionale, Rome.

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15. Pieter Bruegel, La Baie de Naples , Galleria Doria, Rome«

16. Frontispice du Caertbœk Vande Mid- landtsche Zee de Willem Barentsz, Amsterdam, 1595, Vereeniging Nederlandsch Historisch Scheepvart Museum, Amsterdam.

édita la carte représentée dans L'Atelier de Vermeer.

Tout autant qu'au désir de voir Rome et de se familiariser avec l'antiquité, le goût des artistes du nord pour les voyages à l'étranger était lié, au 1 6e siècle, à l'intérêt pour la cartographie ou pour d'autres études de type descriptif (incluant l'étude de la faune, de la flore et du vêtement). Tous les efforts pour dénicher une quelconque influence italienne dans l'art figuratif ultérieur de Bruegel oublient qu'il entreprit vraisemblablement son voyage en Italie pour le spectacle du monde et non pour l'art itaîien. Son célèbre dessin de Ripa Grande est suffisamment proche, quant au format, des vues de villes rassemblées pour la publication de Braun et

Hogenberg, pour avoir pu être pris en considération. Un tableau comme La Baie de Naples (ill. 15) relève exactement de la catégorie des vues topographiques portuaires (ill. 16) qui, comme sa peinture, évoquent parfois également des batailles navales. Des projets cartographiques comme ceux-ci auraient intéressé son ami Ortelius.

On doit aussi mentionner les Forschungsreisen, comme Ernst Kris appelait ce genre de voyages (12} lorsqu'on considère les excursions moins lointaines faites par certains artistes hollandais au 17e siècle. Les séjours, parfois prolongés, de Pieter Saenredam pour recenser les églises de diverses villes hollandaises, se font manifestement à l'exemple des cartographes, comme ces voyages entrepris par le célèbre peintre de paysages Jan van Goyen au cours desquels il remplit son carnet de croquis des silhouettes de multiples villes (ill. 17). L'intégration de ces vues dans les peintures de Van Goyen qui combinent parfois des éléments appartenant à des sites différents soulève de nombreuses questions. Bien que la forme soit manifestement toujours cartographique, les tableaux ne décrivent pas des sites précis mais davantage ce qu'on pourrait appeler des sites possibles. On pourrait cependant les classer sous l'étiquette cartographique en tant qu'application et élargissement de cette forme. Ils contrastent, par exemple, avec Le cimetière juif as Jacob van Ruisdael qui apporte un changement radical en introduisant le rapport affectif à un site, proche, dans cette perspective, de sa représentation imaginaire des marais. D'autre part, du point de vue du spectateur, ils contrastent avec le souci, développé au 19e siècle, de choisir une position qui soit favorable au regard pictural : à l'opposé de Pissarro qui, dans ses lettres à son fils, raconte sa recherche d'une chambre d'où il pourrait faire un tableau agréable, les dessinateurs hollandais, lorsqu'ils annotent un dessin (ill. 30), signalent avec précision le point d'où ils ont regardé, le compte-rendu de la réalité étant pour eux inséparable du souci purement pictural. Distinguer l'impulsion cartographique, comme dans le cas de Ruisdael, ce n'est pas tout vouloir ramener à une seule manière mais mettre en évidence le début d'une tentative pour accorder les différents modes hollandais de représentation du paysage.

Il semble évident que, dans le cas des cartes, la fonction visée par l'image était liée au type de savoir et d'informations qu'elle apportait et à la nature de

12— E. Kris, Georg Hoefnagel und der Wissenschaftliche Naturalismus, in Festschrift für Julius Schlosser, Zurich, Leipzig, Vienne, Amalthea Verlag, s.d., pp. 243-253.

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la précision souhaitée. On leur demandait des choses différentes selon qu'il s'agissait de faire naviguer un bateau ou de le faire entrer dans les ports, de monter un siège militaire ou de lever un impôt. Mais, au-delà de ces variations, il faut prendre la mesure de l'aura de savoir qui entourait les cartes en tant que telles, indépendamment de la nature et du degré de leur fidélité au réel. Cette aura fit des cartes une catégorie d'images prestigieuses et puissantes auxquelles était attaché un sentiment de propriété particulier. On ne peut s'empêcher de sourire devant l'argumentation de Braun et Hogenberg qui prétendaient que les personnages figurant dans leurs vues de villes em

pêcheraient les Turcs d'utiliser les cartes à leurs propres fins militaires, leur religion bannissant les images illustrées de figures humaines. Mais il n'y a aucun doute sur le soin jaloux avec lequel les compagnies marchandes hollandaises protégeaient leurs cartes maritimes contre les concurrents. Isaac Massa — pendant un temps agent de liaison hollandais en Russie — rapporte une anecdote sinistre à propos de la difficulté à se procurer une carte de Moscou. Un Russe qui s'était longtemps défendu de lui en donner une, protestait : «Ma vie serait en danger si on savait que j'ai fait un dessin de la ville de Moscou et que je l'ai donné à un étranger. Je serais exécuté comme traître» (13). Cette peur n'exprime pas seulement la crainte des étrangers répandue en Russie, elle atteste également la valorisation du savoir cartographique au 17e siècle. Pour l'habitant de Moscou, comme pour le voyageur, la carte permet de voir ce qui, sans elle, resterait invisible. Une telle perspective renforce le rapprochement entre les cartes et les autres images hollandaises de l'époque : comme le microscope, la peinture enregistre ce qui, autrement, serait resté invisible. Comme la lentille et la longue vue, les cartes rendent plus net le regard sur les choses. Pour un artiste comme Jacques de Gheyn, qui à l'occasion fit les deux, la carte était l'opposé de l'image dessinée d'une mouche (14).

13— Cité dans J. Keuning, Issac Massa, 1 586-1 643, Imago Mundi, 10, 1953, p. 67. 14— Une étude récente sur la nature et l'usage des cartes dans le cercle mural dans l'Italie de la Renaissance fait apparaître la perception différente dont elles étaient l'objet. Malgré tout l'intérêt porté aux cartes en Italie, elles restèrent distinctes des tableaux dans leur réalisation et dans leur format. Sur ce point voir L Schulz, The Use of Maps in Italian Mural Decoration, conférence non publiée à Nebenzahl, Chicago, Newberry Library, 1980.

17. Jan van Goyen, Vues de Bruxelles et de Haeren, Dresden Sketchbook, Staatliche Kunstsammlungen, Dresde.

La description graphique Le lien entre les cartes et la peinture a une longue histoire qui remonte au moins à la Géographie de Ptolémée. La découverte, la traduction et l'illustration de son texte en firent un élément de la tradition écrite et picturale de la Renaissance. Bien que la Géographie se donne, dès la première phrase, pour la peinture du monde (la phrase grecque est «hê geographia mimesis esti dia graphes tou kateilëmmenou tes gës mérous holou», que la traduction latine rendait par «Geographia imitatio est picturae totius partis terrae cognitae»), le texte distingue par la suite les intérêts mathématiques et quantitatifs de la géographie (qui concernent la terre dans son ensemble) des intérêts descriptifs de la chorographie (qui concernent des régions déterminées) (15). Dans un souci de clarté, Ptolémée recourt à l'analogie avec la peinture : le domaine de la géographie c'est la description de la tête, celui de la chorographie, les traits singuliers du visage comme l'œil ou l'oreille. Le géographe et géomètre flamand Apianus illustre cette distinction dans son adaptation de Ptolémée, la Cosmographia (ill. 18). Ptolémée associe l'apprentissage et la compétence du mathématicien à la géographie, ceux de l'artiste' à la chorographie. Ce partage opéré, Ptolémée classe son œuvre, comme on le ferait aujourd'hui, dans la première catégorie. Ses cartes étaient des projections mathématiques de vastes étendues du globe et non des peintures détaillées de sites ou de régions.

15— Je me suis reportée au texte grec de la Geographia de Ptolémée, édité par Karl Müller, Paris, 1883 ; et à la traduction latine de B. Pirckheymer, Bâle, 1552.

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19. Carte d'Afrique dans l' Atlas mondial de Willem Jansz. Blaeu, 1630, The Newberry Library, Chicago.

Alors que Ptolémée était attentif à distinguer l'objet propre de la géographie de l'apport de l'artiste, il n'en allait pas de même à la Renaissance. L'explosion de la géographie au 16e siècle n'a pas seulement entraîné une prolifération des images mais aussi un élargissement du domaine d'étude lui-même. On peut dire que l'une était fonction de l'autre. Le projet d'Atlas en cinq parties de Mercator — le premier ouvrage à porter ce nom — devait commencer à la Création, se poursuivre avec l'astronomie, la géographie et la généalogie, pour finir avec la chronologie. Pendant ce temps, Braun et Hogenberg envoyaient des

18. «Geographia» et «Chorographia» in : Petrus Apianus, Cosmographia , Paris, 1551, Princeton University Library.

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dessinateurs à travers toute l'Europe pour relever des vues de villes destinées à leur Civitates Orbis Terrarum. Les Hollandais levaient les plans de leur vieux pays et traçaient des routes au-delà des mers vers les Indes ou le Brésil qui devenaient du même coup leur propriété cartographique. L'astronomie, l'histoire du monde, les vues de villes, les costumes, la flore et la faune furent inscrits dans les images et dans les mots qui entouraient la carte (ill. 19). L'expansion rapide de la cartographie se faisait sur le terrain de la peinture et, à maintes reprises, la distinction entre mesurer, enregistrer et peindre se brouilla.

Dans quelle mesure, les textes de l'époque témoignent-ils de cela ? Dans quelle perspective cet ensemble d'activités était-il développé et justifié ? Pour répondre, il nous faut revenir à Ptolémée lui-même. Le seul mot grec dont disposait Ptolémée pour désigner celui qui peint était graphikûs. Il est intéressant de remarquer que, dans le contexte où Ptolémée l'utilisait, ce terme (à la différence du latin pictor) évoque l'ensemble des termes se terminant par graphô — géographie, chorographie, topographie qui servait dans l'antiquité, comme plus tard en occident, à définir son domaine d'étude. Ce suffixe signifie couramment écrire, dessiner, recenser. Il est impossible pour nous aujourd'hui, comme il l'était à la Renaissance, de dire avec quels exemples à l'esprit, c'est-à-dire dans quel sens précis, Ptolémée se référait à graphikos. Mais l'interprétation de la Renaissance ressort, elle, clairement des traductions et des adaptations auxquelles son œuvre a donné lieu. C'était en général le mot peinture qui était utilisé — pictura, schilderij, ou le terme moderne approprié (16). Nous pouvons laisser de côté pour l'instant les considérations sur l'aspect pictural de la question qui ont été suggérées par la référence de la peinture aux cartes ; on prétendait que les images cartographiées offraient une présence visuelle immédiate du monde. Je m'attache pour l'instant au fait que la Renaissance n'a pas séparé le contenu géographique de l'œuvre de Ptolémée de sa nature spécifiquement graphique. Bien qu'il ait été utilisé, le terme peinture a été inévitablement modifié, précisé ou remplacé par le terme description — descriptio en latin, beschryving en

16— Cette tradition d'interprétation se manifeste avec évidence dans les nombreuses traductions de la Cosmographia d'Apianus, basée sur Ptolémée. «Peinture» apparaît dans la sous- section du chapitre I intitulé «Geographia Quid». J'ai consulté des éditions en latin (Anvers, 1 545), en français (Paris, 1553) et en néerlandais (Amsterdam, 1609) qui se trouvent toutes à la British Library.

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hollandais (17). Tous ces mots viennent bien sûr du latin scribo, l'équivalent du grec graphô.

A cette époque, on ne parlait pas d'une peinture descriptive, le terme description s'appliquant communément aux textes. Depuis l'antiquité, le terme grec pour description, ekphrasis, était le terme rhétorique servant à désigner la description par des mots, des sites, des gens, des édifices et des œuvres d'art (18). En tant que figure rhétorique, V ekphrasis était fondée sur le pouvoir des mots. C'est ce pouvoir des mots que les artistes italiens de la Renaissance, rivalisant avec les poètes, s'efforcèrent d'égaler par la peinture. Mais quand le terme description est utilisé par les géographes de la Renaissance, il ne désigne pas le pouvoir des mots mais le fait que les images sont tracées ou inscrites comme quelque chose d'écrit. En bref, il désigne davantage un mode de représentation par l'image que le pouvoir évocateur des mots. La connotation graphique du terme se distingue de sa connotation rhétorique. Si nous revenons à l'œuvre de Ptolémée, nous pouvons dire que l'usage de grapho y était suffisamment large pour faire penser aussi bien à la peinture qu'à l'écriture.

Au 16e et au 17e siècles, on employait le terme description pour désigner aussi bien des ouvrages consacrés aux techniques de relevé que les savoirs généraux contenus dans des atlas ou dans des cartes comme celles de L 'A telier de Vermeer. De la même manière, le terme landschap était utilisé pour désigner à la fois ce que le géomètre avait à mesurer et ce que l'artiste avait à rendre (19). Considérée dans la perspective ultérieure d'une différenciation entre les cartes et les autres sortes d'images, le terme description peut apparaître comme un terme hybride qui rassemble des choses

17— Apianus traduit la phrase introductive de Ptolémée par «Cosmographia (ut ex etymo vocabuli patet) est mundi (...) descriptio» (Anvers, 1545) ; et l'édition néerlandaise par : «Cosmografie is een Conste daer-men de gheheele Wereldt mede beschrijft» (Amsterdam, 1609). L'identité, implicitement établie dans ce contexte cartographique, entre la carte et le tableau est affirmée par Gemma Frisius dans sa traduction d'Apianus où la géographie est définie comme «une description ou paincture et imitation» (Paris, 1545, chap. I, p. 3) ;la phrase latine ainsi traduite est : «Geographia (est) (...) formula quaedam ac picturae imitatio». 1 8— Pour un exposé rapide de la vieille rhétorique dont Yekphrasis est une figure, cf. E. R. Curtius, European Literature in the Latin Middle Ages, traduit par W. K. Trask, New York, Bollingen Foundation, Pantheon Books, 1953, pp. 68 sq. 19— Cf. le titre du traité sur la triangulation de Frisius, note 2. 20— A. S. Osley, Mercator : A Monograph on the Lettering of Maps... , New York, Watson-Gupthill Publications, 1969.

de nature dissemblable. Bien que le terme n'ait plus été utilisé par la suite que dans le seul contexte illustratif de la cartographie et du relevé, il me semble suggérer une représentation de la mise en image qui revendiquerait la cartographie comme une de ses composantes. En même temps qu'ils associent leur travail d'observation à la mise en images, les écrits géographiques, en utilisant le terme description, reconnaissent le fondement graphique de leur discipline. La connotation graphique du terme descriptio ne renvoie pas seulement aux cartes — qui inscrivent le monde sur une surface — mais aussi à la peinture du nord qui témoigne d'une ambition similaire. En s'appuyant sur les termes utilisés à propos des cartes, on peut avancer que la peinture du nord, à la différence de la peinture italienne, avait partie liée avec la description graphique plus qu'avec la persuasion rhétorique.

L'art hollandais, comme les cartes, était à l'aise dans sa relation avec l'impression et l'écriture. Souvent imprimeurs, les artistes hollandais n'étaient pas seulement accoutumés à mettre en page leurs images (souvent dans des livres), ils étaient également familiarisés avec les légendes, les commentaires et même la calligraphie. Non seulement l'intérêt partagé à décrire le monde mais, plus spécifiquement, l'intérêt pour l'écriture rapprochaient les artistes et les géographes. Parmi d'autres artistes qui s'intéressaient aux cartes, Mercator (ill. 20) et Hondius rédigeaient des manuels de calligraphie comme le firent d'autres membres des cercles d'artistes hollandais (20). (En effet, dans la

20. «Comment tenir la plume», in : Gerardus Mercator, Sur la calligraphie dans les cartes, 1549, The Newberry Library, Chicago.

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façon extraordinairement détaillée dont Mercator montrait la taille des plumes, la manière dont la main repose sur la surface de la feuille et la formation des lettres analysée en six séquences, on peut lire un souci graphique à l'image de celui que nous trouvons chez tous les dessinateurs de l'époque). L'une des raisons de cet état de choses fut que les cartographes et les artistes du nord, en dépit de la révolution picturale de la Renaissance, persistèrent à concevoir le tableau comme une surface destinée à rendre ou à inscrire le monde plus que comme une scène destinée à représenter des actions humaines exemplaires.

Il nous faut revenir brièvement sur la question de la composition. Ma comparaison entre les cartes et les tableaux du nord est une réponse implicite à des travaux récents sur l'art et la géographie de la Renaissance qui cherchent à établir un lien entre la perspective albertienne et les préceptes de Ptolémée en matière de projections cartographiques (21). La peinture chez Ptolémée est ainsi identifiée à la pemture albertienne. Mais, en dépit du grand intérêt soulevé par l'œuvre de Ptolémée dans toute l'Europe, les faits me semblent s'inscrire en faux contre cette thèse. C'est dans le nord et non en Italie que la pemture de la Renaissance est touchée, là où les cartes et les tableaux sont réconciliés et où il en résulte une production, d'une ampleur jusqu'alors inconnue, de cartes illustrées, de paysages et de vues de villes.

La grande contribution d'Alberti à la peinture ne consiste pas uniquement en l'établissement d'un lien entre la peinture et la vision mais en la définition de ce qu'il a choisi d'appeler un tableau : ce n'était pas une surface comme une carte mais un plan faisant office de fenêtre et présupposant un observateur humain dont la hauteur et la distance du point de vue par rapport au plan étaient essentielles. Bien que Ptolémée, dans sa troisième projection, donne effectivement des instructions pour construire une image basée sur la projection d'un point de vue singulier, il n'a pas inventé la peinture albertienne. La question de savoir s'il l'a fait ou non est une question purement académique puisque personne

21— S. Y. Edgerton, Jr., The Renaissance Rediscovery of Linear Perspective , New York, Harper and Row, Icon Editions, 1976, chap. 7 et 8. John Pinto, distingue, lui, une manière non perspective de représenter la ville — un plan vertical — qu'il associe également avec l'Italie. Cette représentation caractérisée par l'absence d'un spectateur situé et par la pluralité des points de vue est plus proche du mode pictural du nord tel que je tente de le définir. Cf. J. A. Pinto, Origins and Development of the Iconographie City Plan, Journal of the Society of Architectural Historians, 35, 1976, pp. 35-50.

ne soutient que la Renaissance s'est approprié la construction de Ptolémée. Pour simplifier une histoire longue et compliquée, on peut dire que la troisième projection de Ptolémée ne correspond pas à la perspective à axe de fuite d'Alberti mais à la méthode dite par point de distance privilégiée dans les œuvres des artistes du nord. Reprenons les diagrammes que nous a laissés Vignola. Alors que la perspective albertienne place, à une certaine distance, un spectateur qui regarde par le cadre d'une fenêtre un monde de substitution supposé, la perspective de Ptolémée et la perspective à point de distance impliquent une conception du tableau comme surface d'appui plane, non encadrée, sur laquelle le monde est inscrit. Il s'agit d'une différence de conception picturale.

On peut dire des images ainsi produites qu'elles doivent être vues essentiellement comme si le spectateur était à l'intérieur du paysage embrassé par l'image ou même comme s'il en faisait le relevé. D'une certaine façon, elles sont effectivement proches du relevé dans lequel la position du spectateur était située sur le terrain dont il avait levé le plan. On peut penser, par exemple, aux positions de l'œil signalées par Saenredam dans ses intérieurs d'église. Mais le relevé nous éloigne de Ptolémée qui s'attachait à la géographie ou à la cartographie de vastes surfaces du globe. Il ne s'agissait pas alors de lever des plans mais plutôt de savoir comment faire une projection ou, mieux, comment représenter une partie de la sphère terrestre sur une surface plane. Dans ce contexte géographique, ce qu'on nomme projection n'est jamais représenté par l'interposition d'un plan entre le géographe et la terre mais, davantage, par la transformation de la sphère en plan selon la méthode mathématique. Bien que la méthode proposée par Ptolémée et, plus tard, celle qu'imposa Mercator partagent la référence mathématique avec la méthode de la perspective de la Renaissance, elles ne partagent ni l'hypothèse du point de vue situé, ni le cadre, ni la définition de l'image comme fenêtre à travers laquelle regarde un spectateur extérieur. Sous ce rapport, la représentation de Ptolémée comme les représentations cartographiques en général doivent être distinguées de la perspective et non être confondues avec elle. La projection, peut-on dire, est vue de nulle part. Elle ne doit pas davantage être vue à travers. Elle suppose une surface d'appui plane. Avant l'intervention des mathématiques, ce sont les vues panoramiques produites par les artistes — les paysages de Patenir — où manque aussi un spectateur situé, qui s'en rapprochent le plus.

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Tout ceci ne paraîtra pas neuf aux cartographes mais peut avoir une importance décisive pour ceux qui étudient l'art. Dans les analyses de la cartographie, on distingue des systèmes de projection destinés à rendre compte de vastes surfaces du globe du relevé de surfaces restreintes. Mais que nous considérions l'un ou l'autre cas, la peinture du nord est semblable aux cartes, la peinture albertienne ne l'est pas. La présence, sur les cartes, d'éléments particuliers — des édifices, par exemple — qui sont «vus en perspective» ne modifie pas le caractère fondamental de l'image. Elle donne une surface pour y inscrire le monde et cela permet d'y ajouter des vues — de villes par exemple —, comme nous l'avons vu dans L'Atelier. Contrairement à ce qui est dit habituellement, de telles images cartographiées offrent la liberté potentielle de réunir divers types d'informations et des savoirs variés sur le monde, ce que ne permet pas la peinture albertienne.

Pour résumer, les circonstances étaient propices au développement, par les «faiseurs d'images» du nord, d'un projet pictural implicite depuis longtemps dans la géographie. Et c'est la conception même de la peinture propre à l'Europe du nord qui en rendait, à son tour, l'accomplissement possible (22). Ce sont des facteurs que l'on doit garder à l'esprit lorsqu'on aborde les deux grands types d'images qui sont, me semble-t-il les plus profondément semblables aux cartes dans leur source et dans leur nature : les panoramas ou ce que je préfère appeler les paysages cartographies et les «paysages urbains» ou vues topographiques de villes.

Le peintre, l'arpenteur et la propriété foncière On a l'habitude de considérer comme les premiers paysages hollandais «réalistes», quelques dessins de dunes proches de Haarlem (ill. 21) exécutés vers 1603 par le grand dessinateur hollandais Hendrick Goltzius. Plutôt que de travailler d'imagination, l'artiste s'en alla dans la nature et essaya de saisir les grands espaces du plat pays hollandais, les fermes, les villes et les clochers qui se détachaient sur cette vaste étendue. On dit que si le premier support de cette description fut le dessin et non la peinture, la raison en tient au caractère

22— On trouve un essai de définition de la nature cartographique des images du nord dans une analyse originale et pénétrante de Robert Harbison : Eccentric Spaces, New York, Alfred A. Knopf, 1 977, chap. 7, The Mind's Miniatures : Maps.

22. Hendrick Goltzius, Couple regardant une chute d'eau (dessin), Nationalmuseum, Stockholm.

dépouillé du papier et du crayon. A la différence du pinceau, de la peinture et de la toile, c'était un support technique qui permettait de travailler dehors au 1 7e siècle. Et, rapporte-t-on, Goltzius fut le premier à sortir et à dessiner ce qu'il voyait. On oppose ainsi ce réalisme à ses paysages antérieurs imaginaires, dits «manié listes» (ill. 22). Mais en fait les géomètres, les cartographes et les artistes engagés dans des tâches similaires s'étaient depuis longtemps rendus sur place pour regarder le paysage dans la perspective de le décrire. Ils étaient .arrivés à des résultats différents ; les cartes dont l'horizon était haut mais articulé, au paysage - Den Briel de Braun et Hogenberg (ill. 23), ou Le Siège de Haarlem de Saenredam sont les plus proches de la représentation qu'avait Goltzius de la surface et de la terre qui s'étale. Le paysage de Goltzius ne marque pas la naissance du réalisme (notion par ailleurs ambiguë) mais l'intégration d'un mode cartographique à la représentation du paysage. Il s'agit d'un nouveau rapport à l'étendue de la

21. Hendrick Goltzius, Paysage de dunes près de Haarlem (dessin), 1603, Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam.

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23. Carte de Den Briel in : Braun et Hogenberg, Civitates Orbis Terrarum, Cologne, 1587-1617, vol. 2, p. 27, The Newberry Library, Chicago. 24. Philips Koninck, Paysage avec une partie de chasse au faucon, National Gallery, Londres.

terre. C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre le désir de Goltzius de rendre compte du paysage et le procédé graphique qu'il a retenu pour l'inscrire sur une surface. C'est tout un genre de tableaux de paysages — un certain nombre de Van Goyen, quelques- uns de Ruisdael et la majorité de ceux de Koninck (ill. 24) —, connus comme dès panoramas et souvent considérés comme la plus importante contribution des Hollandais à la mise en image du paysage, qui sont enracinés dans la tradition cartographique (23).

Dire que même l'art d'illusion a recours à des conventions n'est pas original, surtout depuis les analyses séduisantes de Gombrich. Le point significatif ici est que ces conventions sont semblables à celles de certaines cartes de l'époque. Les artistes connaissaient et utilisaient la surface d'appui — la surface à deux dimensions de la

feuille à travailler. Dans cette manière de dessiner, comme dans toute la tradition ultérieure des panoramas, la surface et l'étendue sont privilégiées par rapport au volume et aux masses. Nous remarquons l'absence généralisée du cadre habituel aux représentations de paysages qui sert à nous situer et nous fait entrer, peut-on dire, dans cet espace. Nous regardons, «à vol d'oiseau» pour reprendre une expression courante (et quelque peu trompeuse) qui ne décrit pas un spectateur réel ou la position de l'artiste mais renvoie davantage à la manière dont la surface de la terre a été transformée en une surface plane, à deux dimensions ; ceci ne suppose pas de spectateur situé. Et malgré les minuscules personnages à peine visibles au bas du cadre, le paysage de Goltzius est en fait désert. Un dessin plus ancien de Goltzius est habité, lui, par un couple amoureux dont l'affection réciproque trouve un écho dans le plaisir visuel partagé de contempler le jaillissement d'une cascade. L'émerveillement humain devant la nature, et non la reproduction du paysage, est alors la préoccupation de l'artiste.

«Comme une bonne carte esi belle», écrit Samuel van Hoogstraten dans son traité de l'art, «dans laquelle on voit le monde comme un nouveau monde dont on est redevable à l'art du dessin»(24). L'exclamation d'Hoogstraten s'applique aussi bien à ce que j'ai appelé des paysages cartographies (panoramiques) qu'aux cartes qu'ils métamorphosent. Goltzius veut nous faire sentir que nous sommes situés en dehors du paysage mais que nous bénéficions d'un point de vue privilégié. C'est précisément cette combinaison paradoxale du maintien de la distance et de l'acquisition d'un nouveau mode d'accès qui est au cœur des meilleures œuvres de ce type de Jacob van Ruisdael. Hoogstraten conclut en remerciant l'art du dessin d'avoir permis aux cartes d'exister. Bien que les

23— L'artiste hollandais moderne Piet Mondrian propose un passage inversé de la carte au paysage. Dans un ensemble d'études intitulé Digue et océan; commencé lors de son retour en Hollande en 1914, Mondrian transforme progressivement un paysage (exactement un «paysage marin») en carte. Mondrian avait témoigné pour la première fois de son lien avec cette tradition dans quelques paysages plus anciens, comme Paysage près d'Amsterdam, 1902 (Michel Seuphor, Paris), qui, à la manière de certains tableaux hollandais du 17e siècle, se situent à la frontière de la cartographie et du paysage. Nous pouvons considérer ce qu'on appelle les abstractions de Mondrian non comme une rupture avec la tradition mais comme l'héritage de la tradition cartographique dégagée ici. 24— S. van Hoogstraten, Inleyding tot de Hooge Schoole der Schilderkonst , Rotterdam, 1678, p. 7.

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propos d'Hoogstraten soient généralement rapportés quand il est question des cartes et de l'art hollandais, personne ne s'est interrogé sur le fait qu'il traite des cartes dans une partie de son traité consacré au dessin. On trouve l'explication de cette bizarrerie dans la représentation du dessin comme une seconde sorte d'écriture qui est développée dans son deuxième chapitre. En bref, c'est un chapitre dominé par l'esprit de la descriptio — pour reprendre le terme de la carte de Vermeer - qui évoque l'univers intellectuel dont Goltzius était l'héritier.

Dans la Hollande du 17e siècle, les paysages et la cartographie partagent une même conception de ce qui doit être dessiné. Dans la théorie de la fin du 16e siècle, dominée par l'Italie, le dessin (disegno) a été privilégié jusqu'à devenir synonyme de l'idée d'art (idea en italien) et donc de l'acte même d'imaginer. Hoogstraten, à l'opposé, associe le dessin à la calligraphie, à la stratégie militaire, à la médecine, à l'astronomie, à l'histoire naturelle et à la géographie. Il traite du dessin comme d'une technique ayant des usages spécifiques, parmi lesquels la description sur une feuille de papier de différents phénomènes observables dans le monde. Un magnifique croquis de Saenredam où sont juxtaposées des vues de Leyde et de Haarlem surmontées de leurs noms finement calligraphiés et sur lesquelles vient se superposer la silhouette de deux arbres, constitue un exemple du dessin ainsi compris. C'est cette volonté de décrire qui fait le lien entre les paysages de Goltzius, le dessin et les cartes. Ce mode graphique n'est pas délaissé avec le temps mais est absorbé, d'une manière spécifiquement hollandaise, par la peinture. La couleur se fait déjà sentir dans le dessin de Saenredam dont nous venons de parler. La peinture fait ce que les moyens graphiques avaient fait auparavant.

25. «Repères côtiers» in : Willem Jansz„ Blaeu, Le flambeau de la navigation , Amsterdam, 1625, The Newberry Library, Chicago. Bfirl/tl-ß h¡ ufa »Uli***

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Dans de nombreux paysages cartographies, comme dans les cartes de régions restreintes, les édifices, les villes avec leurs clochers, les moulins à vent et les bouquets d'arbres se dressent comme des repères territoriaux, tels des bornes dans le paysage (comme pour guider les voyageurs), plutôt qu'ils n'apparaissent comme des évocations de choses particulières. L'origine de cela se trouve dans les cartes : dans les profils côtiers qui illustrent les livres de navigation (ill. 25) et dans les notations courantes sur les autres cartes. Par le caractère sommaire de la description des objets figurant dans ces paysages, Koninck approche de très près cette manière de traiter les repères (ill. 26).

Si on part de la cartographie on peut décrire avec plus de justesse le choix, dans certains paysages, du cadrage et des sites observés. Un tableau du début du 17e siècle (ill. 27), d'un artiste provincial d'Enkhuizen (peut-être le maître de Jan van Goyen) manifeste une relation particulièrement étroite aux cartes — l'horizon extrêmement élevé, le quadrillage des polders, la présence de repères territoriaux. L'horizon à lui seul rappelle la relation à la cartographie de nombreuses œuvres- du 1 6e siècle comme celles de Bruegel que son amitié avec Ortelius avait familiarisé avec les travaux

26. Philips Koninck, Paysage avec une partie de chasse au faucon (détail). 27. Peintre hollandais anonyme, Le polder «Het Grootslag» près d'Enkhuizen, Zuiderzee- museum, Enkhuizen.

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géographiques de son temps. Nous pouvons aussi avoir recours à des notions cartographiques pour distinguer les vastes ambitions géographiques du Bruegel des Saisons des objectifs chorographiques spécifiques dé son dessin du Ripa Grande ou de son tableau de la baie de Naples. Le fait que l'intérêt de Bruegel pour la cartographie ait été établi nous aide non seulement à différencier ses œuvres mais aussi à mieux les comprendre. En combinant le vieux thème des saisons avec une vision cartographique étendue du monde, Bruegel donne au cycle annuel une dimension plus universelle que locale. La vision cartographique est aussi à l'œuvre dans les gravures des Vices et des Vertus ou dans les tableaux des Proverbes et des Jeux d'enfants. Bien que certains proverbes aient été représentés par la gravure auparavant comme l'avaient été des paysages par la peinture, la grande invention de Bruegel a été de combiner les deux. Les vues à la manière des cartes embrassent le monde dans son entier sans cependant imposer l'ordre basé sur la mesure humaine que propose la perspective. En dépeignant le comportement humain de cette manière inhabituelle (bien que le monde soit cartographie ainsi, les gens ne sont jamais représentés de cette façon sur les cartes), Bruegel peut suggérer la répétition infinie du comportement humain dans un espace essentiellement illimité (non encadré). Mais le soin qu'il prend de différencier des actions humaines aussi essentiellement répétitives ne tient pas au format. L'espèce humaine déchiffrée comme une carte mais traitée avec une attention aussi tendre nous atteint de façon particulièrement poignante.

En Hollande, c'est la terre, et non ses habitants, qui est demeurée le centre d'intérêt. L'horizon cartographique fut

abandonné et abaissé d'abord pour laisser entrer dans les tableaux davantage de ciel (les œuvres monochromatiques de Van Goyen dans les années 1640), puis les nuages et les effets de lumière (à mesure que nous approchons de Ruisdael dans les années 50 et 60). Philips Koninck (ill. 24) est l'artiste qui conserva son format au paysage cartographie le plus tard dans le siècle. Il est difficile de mesurer jusqu'à quel point il le dégagea de son aspect de reproduction de la réalité. Ses œuvres sont les plus grands tableaux de paysages hollandais et rivalisent en dimension avec les cartes murales. Plutôt que de peindre une vision géographique du monde comme le fit Bruegel ou de traiter des sites sur le mode chorogra- phique à la manière de Goltzius, van Goyen et Ruisdael, Koninck veut faire en sorte que les morceaux de la Hollande qu'il décrit apparaissent comme des parties du vaste monde. En imprimant une légère courbure à l'horizon, il fait entrer l'univers dans la représentation cartographiée d'une région de son pays natal. Alors que Bruegel élargit à l'échelle de l'univers son environnement familier, Koninck importe une vision planétaire en Hollande.

De nombreuses vues de Jan van Goyen sont des exemples de paysages cartographies. Bien que l'horizon soit abaissé, la toile donne l'impression d'être une surface travaillée et les repères habituels parsèment l'étendue de terre — clochers, meules de foin, arbres, parfois même vaches. Jamais bien loin en Hollande et déterminante pour l'activité régionale, la ville est le repère central. Ceci vaut également pour la vue de Haarlem de Ruisdael (ill. 28), appelée à l'époque Haarlempjes en référence à la ville. Prenant peut-être modèle sur les

28. Jacob van Ruisdael, Vue de Haarlem , Gemäldegalerie, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Berlin-Ouest.

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éléments ajoutés aux cartes, Ruisdael dépeint la production économique essentielle à la ville — le blanchiment de la toile de lin dans les champs. Dans ces œuvres, le paysage cartographie est proche de cet autre genre, manifestement issu lui aussi de la cartographie, la vue topographique de ville.

Des gens qui traversent la région, quelques habitants, quelques voyageurs peut-être à l'image de l'artiste lui-même, s'arrêtent parfois pour regarder autour d'eux ou, très rarement, pour dessiner. Rien n'arrive jamais. Et il est rare que les gens soient en train de travailler. (Les Haarlempjes de Ruisdael sont une except tion remarquable à cet égard). Le travail pas plus que les produits de la terre ne sont souvent dépeints. Nous ne voyons pas, à ma connaissance, de personnages en train d'observer. Mais l'accessibilité au paysage etTintérêt qu'il suscite (les gens fixent leur regard au loin et non sur des choses proches) tiennent à cela. Demander leur aide aux habitants — aux pêcheurs ou aux paysans — était une tradition chez les cartographes (25). Ceux qui vivent sur cette terre ou sur cette mer ont intérêt à les connaître, tel est du moins ce qu'on suppose. Un tableau de Cuyp, représentant deux bergers qui regardent au loin et montrent Amersfoort, illustre ce point (ill. 29). Des paysans ou des pêcheurs apparaissent sur le frontispice d'un atlas ou dans le cartouche d'une carte. Un pêcheur avec un instrument d'observation figure sur la carte de Visscher représentée dans L'Atelier de Vermeer — bien qu'ici le cartographe fasse un jeu de mot à partir de son patronyme (Visscher = pêcheur).

Il me semble que nous pouvons distinguer entre un usage fidèle et un usage plus lâche de la forme cartographique. Dans son application fidèle, la référence cartographique implique une combinaison de la composition picturale et de l'objectif descriptif qui témoigne d'un lien entre certains paysages, certaines vues de villes, et ces formes de géographie qui décrivent le monde par les cartes et par les vues topographiques. Dans son application plus libre, la référence cartographique apparaît comme une volonté partagée par les géomètres, les artistes, les imprimeurs et le public hollandais dans son ensemble d'enregistrer ou de décrire l'environnement physi-

25— Kepler est cité pour son commentaire sur le recours aux paysans comme informateurs dans l'entreprise cartographique. Cf. E. Klemp, Commentary on the Atlas of the Great Elector, Stuttgart-Berlin-Zurich, Belser Verlag, 1971, p. 19. Antoine de Smet (A Note on the Cartographie Work..., art. cit.) évoque la manière dont Pourbus recourait aux pêcheurs et aux pilotes.

que dans le tableau. Il est possible d'élargir, me semble-t-il, à partir de là, l'analyse bien connue de Gombrich sur les raisons de l'invention ou de la constitution du paysage comme genre pictural (26). Gombrich nous rapporte une anecdote tirée de la Miniatura d'Edward Norgate (écrite vers 1648-50). Revenant d'un' voyage à travers les montagnes, les collines et les châteaux des Ardennes, un amateur d'art rend visite à un artiste de ses amis à Anvers et lui fait le récit de son voyage. Au cours du récit, l'artiste prend ses pinceaux et commence à peindre, «faisant exister la description d'une manière plus lisible et plus durable que ne pouvaient le faire les mots de l'autre», commente Norgate (27). Gombrich a recours à cette anecdote pour illustrer l'idée qu'au départ, et avant son invention comme image, le paysage a partie liée avec les mots et, plus précisément, avec la rhétorique. Il nous rapporte ensuite des textes d'autres contemporains qui racontent aussi leur expérience du paysage. Le rappel de ce lien premier au récit nous est utile pour comprendre la naissance de ces images particulières de paysages dans lesquelles la manière d'exprimer, ou le ton au sens rhétorique du terme est importante. (Gombrich prend comme exemple les formes héroïque et pastorale chez Poussin et Claude). Mais ceci ne permet pas d'en finir avec les images cartographiées de paysages ni avec l'impulsion à en fabriquer. Il est significatif qu'elles

26— E. Gombrich, The Renaissance Theory of Art and the Rise of Landscape, in Norm and Form, Londres, Phaidon Press, 1966, pp. 107- 121. 27— E. Norgate, Miniatura or the Art of Limning (1648-1658), Oxford, Clarendon Press, 1919, pp. 45-46.

29. Aelbert Cuyp, Vue d 'Amersfoort, Von der Heyt-Museum, Wuppertal.

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30. Constantijn Huygens III, Le Waal vu de la tour du pont à Zaltbommel (encre, lavis brun et quelques lavis de couleur), 1669, Fondation Custodia, Institut néerlandais, Paris.

aient été créées par des artistes qui s'en allaient sur les routes pour regarder et ne restaient pas chez eux à écouter des récits de voyageurs. Nous pouvons retourner contre Norgate ses arguments. Si ces oeuvres sont des descriptions, ce n'est pas dans un sens rhétorique, car la description, dans ce cas, a à faire avec le graphisme. C'est une description, pas une narration.

Si les vastes projets hydrauliques et de remblayage d'un côté, les actions militaires et la recherche d'informations de l'autre, contribuent à la demande de cartes détaillées, les caractéristiques physiques de la Hollande - pays plat, dégagé, peu boisé - la rendaient particulièrement apte à être cartographiée. Mais bien que ce manque de relief apparente le pays à une carte, il était difficile de trouver un point d'observation favorable. Les Hollandais saisissaient toutes les occasions de grimper en haut de leurs nombreuses tours ou d'escalader les dunes côtières dans ce but. En fait, ce caractère particulier — condition de sa cartographie — est l'un des thèmes favoris des images cartographiées. Nous possédons de nombreux récits du 17e siècle décrivant des gens qui montent en haut d'une tour pour prendre au moins une mesure visuelle du pays. Des hommes comme le scientifique Isaac Beeckman et le docteur Van Beverwick avaient fait leurs observations depuis leurs propres maisons mais on emmenait régulièrement les visiteurs étrangers, comme le Français Monconys, dans des endroits d'où on pouvait avoir un point de vue sur le pays. Les vues dessinées depuis un point d'observation favorable, comme certaines tours, et commentées comme telles (ill. 30), constituent un sous-genre spécifique du dessin hollandais.

Mais la cartographie et les manières de voir la Hollande qui lui sont liées étaient certainement déterminées aussi par des facteurs sociaux et économiques. Toute cartographie l'est d'une certaine façon. Et, en Hollande, le système

foncier qui permettait l'accès sans entraves sociales ni politiques à la plus grande partie du pays était un facteur déterminant. La Hollande était un cas unique dans l'Europe de cette époque puisque plus de 50 % de la terre y était possédée par la paysannerie. A la différence d'autres pays, le pouvoir des seigneurs était faible, presque inexistant (28). Bien que je ne connaisse pas d'études historiques sur le sujet, la situation permettait en pratique d'arpenter facilement la terre sans menacer les tenanciers ou les autres. Quand nous lisons l'histoire cadastrale de l'Angleterre, nous voyons que la dimension sociale en était la lutte, ce qui me fait dire que les projets d'arpentage, à cause des caractéristiques du système de propriété foncière, y étaient accueillis avec méfiance par les tenanciers, Le premier véritable traité anglais sur le sujet, Surveior's Dialogue de John Norden (1607), est construit sous la forme d'un dialogue entre le géomètre, l'intendant, un fermier, le seigneur du château et un acheteur. C'est la tâche du géomètre d'apaiser la crainte d'un fermage plus élevé que fait naître chez le fermier le levé des plans, en même temps qu'il souligne les obligations du seigneur envers son tenancier. Je n'ai rien trouvé de semblable en Hollande. La poésie anglaise de l'époque exprime le sentiment que derrière le paysage se profilent inévitablement des questions d'autorité et de propriété. Le point de vue ou la vision étaient eux-mêmes seigneuriaux dans leur affirmation du pouvoir. Le domaine faisait l'orgueil de son possesseur et apparaissait comme le garant de l'ordre social. Comme le dit Andrew Marvell du domaine de son protecteur dans un poème en latin : «Voyez comment les collines d'Almscliff Et de Bilbrough barrent la plaine de leur masse colossale. La première se dresse sauvage entourée d'énormes rochers ; De grands frênes couronnent l'aimable cime de la seconde. Sur l'une, un rocher saillant domine la crête rigide ; Sur l'autre, les pentes douces mêlent leurs crinières vertes. Ce sommet escarpé soutient le ciel comme Atlas ; Mais cette colline-ci plie son échine herculéenne. (...) La nature réunit des choses contraires sous l'empire d'un seul maître ; Et elles sont égales devant Fairfax» (29). En Hollande, à l'opposé, comme en

28— Jan de Vries en donne la preuve évidente dans The Dutch Rural Economy in the Golden Age, 1500-1700, New Haven, Yale University Press, 1974 ; voir notamment le chapitre 2.

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témoignent les géomètres, les voyageurs et les images, le pays s'offrait à la cartographie et à la peinture sans que la question de la propriété seigneuriale se pose. La visée cognitive du regard porté depuis les tours hollandaises contraste avec sa soumission à l'autorité dans la vie de la société anglaise. Bien que la cartographie puisse servir à délimiter une possession, elle n'est pas destinée à exhiber les insignes de l'autorité. Ce que la carte présente, ce n'est pas la terre possédée mais la terre connue sous certains aspects. Ainsi, le fait que le système foncier n'ait pas été ici un élément déterminant de l'ordre social et politique, fut un facteur décisif de la liberté de la cartographie et de la liberté de peindre la terre comme si elle était une carte.

C'est dans ce contexte social que les magnifiques gravures à l'eau-forte de 1651 de Rembrandt connues comme Le Domaine du peseur d'or (ill. 31) revêtent un intérêt particulier en tant qu'exemple des conditions dans lesquelles se faisait le travail cartographique en Hollande. On pense que cette œuvre fut exécutée à l'occasion d'une visite (ou peu après, à partir d'un dessin qui a été conservé) que rendit Rembrandt à l'un de ses créanciers dans sa maison de campagne, près de Haarlem. La propriété rurale de Christoffel Thijsx, Saxenburg, est visible légèrement à gauche du centre de la gravure. Rembrandt rend un type familier de paysage cartographie sans tenir néanmoins particulièrement compte du domaine en question. Fidèle au genre, il montre la grande étendue de terre sur laquelle se détachent l'église de Blœmendaal à droite et l'énorme Saint Bavo de Haarlem sur l'horizon, à gauche. Comme dans les tableaux de Ruisdael, les vastes champs sont peuplés de travailleurs qui étalent la toile de lin pour la blanchir (30). Rembrandt rend compte de la configuration de la région, de ses églises, de ses villes, de ses arbres et de ses graminées, et, dans une moindre mesure, de ses produits — ce qu'évoque le fait de mettre la toile au grand air. La propriété de Thijsx n'apparaît qu'accessoirement ici. La description que fait Rubens du château de Steen (ill. 32)

29— Traduit du latin Epigramma in Duos Montes in Andrew Marvell : The Complete Poems, Elizabeth Story Donno ed., Harmondsworth, Penguin Books, 1972, pp. 74-75. Pour une analyse de la poésie anglaise sur ce point, cf. James Turner, The Politics of Landscape, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979 ; sur le terme «paysage», voir du même auteur, Landscape and the «Art Prospective» in England, 1 584-1660, Journal of the Warburg and Cour tauld Institutes, 42, 1979, pp. 290-293. 30— Ce point a été établi par Linda Stone au cours de sa recherche sur la représentation des étoffes et leur production dans l'art hollandais.

contraste de façon saisissante avec tout ceci. Bien que son format puisse la' faire considérer comme une vue cartographiée, il s'agit d'une vue subordonnée et liée à la présence d'un seigneur. En achetant ce domaine, Rubens savait qu'il hériterait du titre qui lui était associé. Le paysage des Flandres qui s'étend sur la droite du tableau, c'est la vue qu'on en avait du château. Il est embelli par une lumière dorée. C'est la possession d'une telle demeure qui donne la maîtrise de ce paysage. Le propriétaire et sa famille se tiennent devant lui. Le chasseur qui vise l'oiseau et la charrette qui emporte au marché l'agneau ligoté nous rappellent l'usage que la société humaine réserve à la nature. Rubens reconnaît, comme toujours, les conditions de notre vie, y compris la violence.

Dans la seconde moitié du siècle, un nombre grandissant de marchands hollandais voulaient un titre et certains d'entre eux l'acquirent avec leur château. Mais les maisons de campagne hollandaises, avec leurs petits terrains, ne pouvaient réellement être une source de richesse et d'autorité comme les domaines anglais, ni constituer la base d'attribution d'une telle autorité, comme ce fut le cas pour la noblesse flamande de fraîche date qui se retira à la campagne pour échapper aux troubles d'Anvers. Quand les marchands hollandais investissaient dans des maisons d'agrément à la campagne, c'était leur portrait et le tableau de leur maison — la façade d'une vie agréable — et non le pouvoir sur la nature et la terre qu'ils voulaient voir représenter. Le gibier mort et la nourriture apparaissent dans les portraits et les

31. Rembrandt van Rijn, Le Domaine du peseur d'or (eau-forte et pointe sèche), 1651, Art Institute, Chicago. 32. Peter Paul Rubens, Paysage avec le château de Steen , National Gallery, Londres.

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33. Aelbert Cuyp, Deux jeunes bergers (dessin), Fondation Custodia, Institut néerlandais, Paris.

natures mortes. Encore une fois ce sont des formes de description.

Une autre condition sociale déterminante est à l'œuvre, de façon évidente, dans l'eau-forte de Rembrandt et attire notre attention sur un second ensemble important d'images cartographiées — les vues topographiques de ville. Quand on regarde de près les vues panoramiques, on découvre à l'horizon une ville dominée par la tour de son église. Ces villes ne témoignent pas seulement d'un fait visuel, à savoir que, même dans la Hollande du 1 7e siècle, on était rarement loin d'un centre urbain, mais également d'un fait économique. Que des paysages cartographies comme Le Domaine du peseur d'or de Rembrandt soient aussi, de façon non négligeable, des «paysages urbains» atteste de l'importance de la ville dans la vie de la société. Le point de vue hollandais, loin de faire valoir la possession de la terre et la propriété, rend ainsi hommage aux villes. Et ceci nous conduit à un autre et dernier point car, en payant son dû à la ville, en décrivant les villes ainsi comme faisant partie de la terre, les artistes hollandais montrent que le contraste, et même la tension, entre la ville et la campagne qui a été l'un des traits caractéristiques de la culture urbaine occidentale, n'ont pas été affirmés en Hollande. Ces représentations, comme les cartes dont elles sont proches, nous offrent davantage l'image d'une continuité. Les deux bergers en train de se reposer dessinés par Cuyp, le taureau de Potter, sont juxtaposés aux minuscules tours de l'église d'une ville éloignée (ill. 33). La question de l'endroit

— de la ville et de la campagne — est liée ici de façon subtile à celle de la mesure et de l'échelle que j'ai abordée ailleurs (31).

31— La domination évidente de la ville dans la vie économique et sociale de la Hollande semble inspirer ces œuvres. Comme l'a souligné dans un important article le spécialiste d'histoire économique Van der Woude : «Les habitants des villages devaient compter avec la ville, les citadins et les institutions urbaines» ; Ao M. van der Woude, Variations in the Size and Structure of the' Household in the United Provinces of the Netherlands in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, in Peter Laslett ed., Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University Press, 1972,'p. 304.

La ville comme paysage Le genre des vues topographiques de villes est un exemple classique du passage, fréquent dans l'art hollandais, des moyens graphiques à la peinture plus coûteuse. Et la nature de cette transformation présente un intérêt particulier du fait que La Vue de Delft de Vermeer (ill. 34) appartient à ce genre. Les historiens de l'art qui, d'une manière qui n'est pas fausse mais est sans doute trop rigide, affirment que chaque œuvre a sa source dans une autre œuvre, ont été embarrassés par La Vue de Delft. Le seul tableau qu'on puisse trouver auquel elle ressemble tant soit peu est une vue de Zierikzee (ill. 35) d'Esias van de Velde, peinte quarante ans plus tôt (32). La comparaison a toujours semblé réductrice comme doivent l'être peut-être toutes les tentatives de comparer l'œuvre unique de Vermeer à une autre image. Mais, ici aussi, nous voyons une ville se profiler sur le ciel, avec des bateaux à l'ancre et des personnages posés sur la rive au premier plan à gauche. Une étude des réalisations cartographiques, en particulier des représentations topographiques de villes (ill. 36), fait apparaître à quel point ces deux œuvres, plus que d'être dans un rapport d'influence mutuel, appartiennent à une tradition commune.

L'intérêt pour les vues de villes et pour leurs modèles de référence s'exprime pour la première fois dans l'ambitieux Civitates Orbis Terrarum, publié entre 1572 et 1617 par Braun et Hogenberg. Ils souhaitaient, au départ, faire partager les plaisirs du voyage à ceux qui restaient chez eux. Ils invitaient au voyage dans le seul intérêt du savoir, sans but commercial ou spéculatif (33). Des illustrations de personnages en costumes locaux, de la flore et de la faune, et des légendes doublaient l'information contenue dans les vues. L'intérêt courant en Europe pour les villes était renforcé, dans le cas des Pays-Bas, par la fierté que chacun avait de sa ville natale. Cela apparaît avec évidence dans les images imprimées de villes par Bast et d'autres qui firent leur apparition vers 1590 et aussi dans les séries de livres subventionnés par les villes à leur propre gloire et souvent illustrés par des artistes locaux. Saenredam dessina une vue de Haarlem pour la Description et éloge de la ville de Haarlem d'Ampzing, de 1628. Des édifices particuliers et des places étaient représentés selon un mode qui ne s'alignait pas du tout sur ceux de Braun et Hogenberg. Et, contrairement à leurs

32— Voir pour la version courante W. Stechow, Dutch Landscape Painting of the Seventeenth Century , Londres, Phaidon Press, 1966. 33 — G. Braun et F. Hogenberg, Civitates Orbis Terrarum , Cologne, 1 572-1 617, 3, A.

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34. Jan Vermeer, Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye.

35. Esias van de Velde, Zierikzee, 1618, Gemäldegalerie, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Berlin-Ouest.

36. Nimègue in : Braun et R Hogenberg, Civitates Orbis

Terrarum, op. cit. , vol. 2, p. 29.

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37. Hendrik Vroom, Le Pont de Haarlem à Amsterdam, 1615, Amsterdam Historical Museum, Amsterdam. 38. Jan van Goyen, Vue de la Haye, 1653, Haags Gemeentemuseum, La Haye. 39. Rembrandt van Rijn, Vue d'Amsterdam (eau-forte), Art Institute, Chicago.

vœux, il y était particulièrement question du commerce et du profit. En 1606, Visscher avait déjà emprunté à Bast la vue profilée d'Amsterdam en l'agrandissant et en y ajoutant quatre scènes plus petites traitant du commerce urbain et un panégyrique. La publication par Blaeu, en 1649, du premier atlas des villes néerlandaises qui est divisé en deux parties, l'une consacrée au nord et l'autre au sud du pays, pour rappeler la division politique confirmée par le traité de Munster en 1648, coïncide avec une nouvelle explosion de l'intérêt pour la ville. L'atlas de Blaeu cependant soumet la représentation des villes à une grille linéaire ou verticale — aussi éloignéeque possible d'une peinture.

Parmi les nombreux modes de représentation des villes par Braun et Hogenberg (R. A. Skelton en a distingué quatre) (34), un certain nombre étaient déjà courants dans les tableaux et les gravures. Parmi eux, on trouve la vue de ville en silhouette : les villes hollandaises sont souvent vues de l'autre côté d'un plan d'eau, comme dans La Vue de Nimêgue ou dans celle du nouveau pont de Haarlem, peinte en 1615 par Hendrik Vroom (ill. 37). Esias van de Velde avait déjà utilisé cette représentation reprise plus tard par Vermeer. De telles peintures étaient parfois commandées par la ville elle-même, ainsi la Vue de la Haye de Van Goyen de 1651 (ill. 38) ; et l'eau- forte de Rembrandt, la Vue d Amsterdam (ill. 39), vers 1643, s'inspira de ce format courant.

Ainsi, la Vue de Del ft de Vermeer est inscrite dans une tradition d'images topographiques et n'est pas la première peinture de ville hollandaise à respecter

ce modèle. Dans ce renouveau de l'intérêt, au milieu du siècle, pour de multiples modes de représentation des villes, la manière dont Vermeer voit sa ville natale apparaît essentiellement traditionnelle et même conservatrice. La précision de cette représentation a souvent été notée. On peut se reporter áu canevas linéaire ou vertical de la carte de Delft dans l'atlas de Blaeu pour repérer les édifices qui sont vus. Vermeer a même inscrit l'heure - 7 heures 1 0 - à l'horloge de la tour. Mais ce serait sans doute une erreur de faire de cette peinture une vue topographique. Elle possède un rendu d'un ordre différent de celui des autres peintures ou gravures de villes. Elle est porteuse d'une présence visuelle et d'un sentiment de cette présence tout à fait particulier. Vermeer change la composition en élargissant le ciel au-dessus de la bande que forme la ville, qui est reliée au cadre inférieur par la rive dorée. La ville ainsi montrée se ramasse sur elle-même. Enfermée dans ses murs, avec les arbres dans leurs jardins et ses toits enchevêtrés, elle suggère l'intimité des intérieurs — intimité que préserve la conversation tranquille des personnages sur la rive. Mais cette intimité est faite de choses différentes. A l'ombre de gauche, à la fois protectrice et menaçante, qui recouvre le mur de la ville sur toute sa longueur, répond la lumière éclatante qui illumine le côté droit. Elles sont mises en valeur l'une par l'autre. C'est le même contraste qui oppose les hommes aux femmes dans

34— R. A. Skelton dans son introduction à la réédition de Braun et Hogenberg, Civitates, Cleveland et New York, 1966.

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d'autres œuvres de Vermeer. Il s'agit d'un fait qui tient à la perception de la lumière, à l'art du peintre, mais aussi à l'expérience humaine. Vermeer importe dans cette vision picturale de la ville l'expérience humaine qui nourrit toute son œuvre. Les deux tours qui se dressent sur le ciel — l'une dans l'ombre et l'autre en pleine lumière — sont reliées picturalement par le petit pont fait tout ensemble de matériaux, de feuillage, de soleil et d'ombre. Dans une confirmation ultime du message de ce tableau, Vermeer oblige notre regard à se fixer sur le pont comme sur le seul endroit par lequel le canal et le monde alentour peuvent se glisser, faisant ainsi le lien entre la ville et l'extérieur.

La transformation du dessin en peinture était, d'une certaine façon, courante dans l'entreprise cartographique. Les peintres étaient souvent employés pour colorier les cartes. C'est une carte en couleur qui figure dans L 'A teller de Vermeer. Au premier niveau, ces couleurs ont une valeur symbolique : elles permettent à nos yeux de distinguer les parties de la terre — la mer est bleue, la terre brune ; elles ont une signification mais ne sont pas descriptives. Le soldat et la jeune fille riant de Vermeer (collection Frick) qui inverse les couleurs, la mer devenant brune et la terre bleue, témoigne clairement de cela.

Mais bien que les conventions chromatiques n'aient pas été nécessairement liées à la description, les cartes étaient considérées à l'époque comme des descriptions, et les peintures aussi. C'était un lieu commun des écrits géographiques de définir la carte comme le moyen de placer le monde, ou un site, devant les yeux du lecteur. Apianus parle de miroir à propos des images. La cosmographie, écrit-il, reflète l'image et l'apparence de l'univers comme le miroir reflète le visage. En d'autres termes, poursuit-il, on voit le portrait et l'image de la terre (35). Braun et Hogenberg disent de celui qui travaille sur le mode chorographique : «(II) décrit chaque morceau de la terre individuellement avec ses villes, ses villages, ses îles, ses rivières, ses lacs, ses montagnes, ses sources, et ainsi de suite, et raconte son histoire, rendant tout si clair que le lecteur a l'impression de regarder de ses propres yeux la ville ou le site» (36). (Les copies des Civitates qui ont été coloriées à la main à cette époque témoignent de cette intention). A son retour de Russie, Isaac Massa dit de la carte de Moscou qu'il a copiée pour les

35— P, Apianus, Cosmographia, Anvers, 1545, chap. 19. 36— Braun et Hogenberg, Civitates..., op. cit. 3 A.B.

Hollandais, qu'elle a été «faite à la plume avec une telle exactitude que vous avez véritablement la ville sous les yeux» (37). Et Ortelius écrit dans l'introduction de son Theatrum Orbis Terrarum (Londres, 1606) : «Comme si elles étaient des lunettes que nous aurions chaussées, ces cartes impriment pour longtemps des images dans notre mémoire». Nous pourrions multiplier de telles observations, si fréquentes dans les écrits géographiques. A l'époque, les termes «miroir», «sous les yeux» et «lunettes» revenaient aussi bien à propos des cartes que des images. Par exemple, Norgate poursuit ainsi son texte sur l'invention des peintures de paysage : «Le paysage n'est rien d'autre qu'une vision trompeuse, une sorte de tour que vous jouent vos yeux avec votre propre consentement et auquel participe votre propre invention» (38). Parler ainsi des cartes, même en passant, c'est reconnaître une parenté plus étroite encore entre elles et la peinture. Elles ont en commun non seulement un caractère descriptif mais aussi un aspect de miroir. Il est significatif que le terme graphique, dans le double sens de «dessiné avec un crayon ou une plume» et de «description vivante ou image même de la vie», commence juste à être utilisé à ce moment-là (39). Et, comme je l'ai suggéré plus haut, c'est également à ce moment que les «faiseurs d'images» du nord reprennent à leur compte l'ambition picturale, longtemps implicite, de la géographie. Mais on peut se demander, à propos de cette prétention qui perce derrière la représentation de la carte comme miroir, comment une carte parvient à mettre quelque chose sous les yeux dans le sens où le fait une peinture.

Arrêtons-nous un instant pour considérer la singularité de cette revendication. Le meilleur moyen est de regarder une carte — ou est-ce un tableau ? — du peintre hollandais peu connu Jan Micker (ill. 40). Se basant sur la célèbre peinture (et peut-être même sur la gravure sur bois) du 16e siècle de Cornelis Anthonisz., Micker peignit littéralement Amsterdam cartographiée. Dans cette œuvre syncré tique, il tenta de marier la nature graphique de la carte au caractère réfléchissant de la peinture : la liste de légendes des repères territoriaux, placée en bas à droite, projette son ombre sur la mer et, de manière encore plus saisissante, la ville est légèrement éclairée, effleurée par l'ombre et la lumière diffuse projetées par un ciel nuageux que l'on ne fait que deviner. Dans ses Haarlempjes (ill. 28), Ruisdael

37— J. Keuning, Isaac Massa, art. cit., p. 67. 38- E. Norgate, Miniatura..., op. cit. , p. 51. 39 The Oxford English Dictionary , graphie.

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40. Jan Christaensz. Micker, Vue d'Amsterdam , Amsterdam Historical Museum, Amsterdam.

apporte une solution (40) au problème pictural que Micker avait posé : il abaisse l'horizon et élargit le ciel pour y inclure les nuages qui, dans le tableau de Micker, restent invisibles et ne font que laisser leur trace. Haarlem devient ainsi l'objet d'une célébration picturale dont aucune carte ni aucune vue topographique n'étaient capables. Placer une vue topographique sous les yeux du spectateur, tel est le problème auquel la Vue de Delft de Vermeer apporte une solution achevée. Elle reste proche du dessin d'une vue de ville gravée mais il est difficile de retracer les étapes permettant de remonter à ce dessin. La ville de Delft paraît plus petite sur la grande toile presque carrée mais elle domine davantage : le ciel, l'eau, la lumière et l'ombre semblent convoqués pour lui rendre hommage. L'éloquence épidéicti- que de la descriptio perd son aspect rhétorique pour prendre une forme exclusivement picturale. Dans la Vue de Delft de Vermeer, la cartographie elle-même devient une manière d'éloge.

Un élément central de la transformation qui conduit de la gravure à la peinture est l'addition de la couleur. Il est clair que l'usage de la couleur n'était pas uniquement symbolique. Bien que les cartes fussent réalisées à la manière des gravures, l'application de couleurs les rendait, dit-on, difficiles à distinguer d'une aquarelle» Sur les cartes peintes, les lignes étaient remplacées par la couleur. L'aquarelle elle-même a été

40 -■L'exposition Jacob van Ruisdael de 1981- 1982 mit en lumière son apport spécifique d'un autre lien entre les cartes et les paysages. L'extraordinaire Panorama d'Amsterdam, son port et l'If, aujourd'hui dans une collection privée, est la véritable continuation de la carte peinte d'Amsterdam de Micker. Cf. S. Slive et H. R. Hoetinck, yacoô van Ruisdael, New York, Abbeville Press, 1981, n. 46.

pendant longtemps une technique en faveur dans l'Europe du nord (41). Dürer l'utilisa pour La Grande touffe d'herbe, le Lièvre et pour des paysages. Au 1 7e siècle en Hollande, de nombreux dessins d'animaux et de fleurs de De Gheyn sont aussi des aquarelles. (Si on peut voir les dessins hollandais autrement qu'en reproduction, on est surpris du grand nombre qui utilisent la couleur). L'aquarelle est un procédé qui efface la distinction entre le dessin et la peinture et qui était employé à l'origine en vue de l'immédiateté du rendu. On peut dire, réciproquement, que c'est un procédé qui permet aux dessins de jouer en même temps deux rôles habituellement contradictoires : le dessin comme inscription (le compte rendu sur une surface) et le dessin comme peinture (l'évocation d'une chose vue). Bien qu'elle ne soit pas une aquarelle, la Vue de Delft de Vermeer, est une œuvre de cette sorte. Qu'elle ait été ou non peinte en ayant recours à une chambre noire, elle projette directement le monde en couleur comme le fait ce procédé populaire. Elle permet à Vermeer de donner une réalité picturale à ce que les géographes disaient avoir à l'esprit.

L'œil de l'histoire En 1663, Blaeu présentait son nouvel atlas du monde en 12 volumes à Louis XIV par ces quelques mots d'introduction : «La géographie (est) l'œil et la lumière de l'histoire... les cartes nous permettent de contempler chez nous, juste sous nos yeux, les choses les plus lointaines» (42). Nous avons vu que la notion de description avait été l'instrument de la liaison entre la géographie et l'illustration et du développement de nouvelles sortes d'images. Mettre en. relation la géographie avec l'histoire c'est la doter d'une autorité particulière et l'inviter à élargir son champ d'étude. Les remarques de Blaeu constituent une introduction appropriée à un atlas d'images qui illustrent des explorations et des voyages lointains. Il veut donner une visibilité à des choses éloignées et non accessibles au regard. Il accueille et encourage la description et la légitime comme savoir. Présenter la géographie comme l'œil de l'histoire était à l'époque un lieu commun. Une centaine d'années auparavant, Apianus conseillait la géographie à ceux qui s'intéressaient à la vie et aux actions des princes (43). Mercator

41— Munich, Haus der Kunst, Das Aquarell, 1400-1950, 1973. 42— J. Blaeu, Le Grand Atlas, Amsterdam, 1663, introduction, pp. l et 3. 43— P. Apianus, Cosmographia, op. cit., chap. 1.

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avait inclus l'histoire et la chronologie dans le projet ambitieux de son premier atlas et ses héritiers, Hondius et Janssonius, signalent en passant dans l'introduction de leur atlas (Amsterdam, 1636) qu'ils traiteront des guerres et des explorations qui sont «décrites par la géographie après que leur vérité ait été établie par l'histoire». L'histoire a, depuis longtemps, défini le statut de la géographie. Mais, au 1 7e siècle, l'équilibre entre elles (Castor et Pollux, comme les appelle Mercator) a subi un changement subtil. Comme dans le domaine des sciences naturelles, le nouveau pouvoir de témoignage de l'œil concurrençait l'autorité traditionnelle de l'histoire. Et cela concerna aussi la géographie. Un voyageur en Hollande confirma que l'on trouvait des cartes murales des expéditions maritimes hollandaises jusque dans les maisons des cordonniers et des tailleurs qui, ajoutait-il, connaissaient grâce à elles les Indes et leur histoire (44). Une sorte de carte guide le navigateur sur la mer tandis qu'une autre instruit, chez lui, le tailleur. Dans cette perspective, la base de l'histoire, c'est l'expérience visuelle. C'est une indication sur la manière, sans précédent, dont les images à cette époque étaient perçues comme des outils de connaissance.

Si la relation entre les images et l'histoire était loin d'être nouvelle dans la culture européenne, elle n'était pas jusque-là établie dans ces termes. La plus haute forme d'art était la peinture historique dont les thèmes n'étaient pas des événements actuels, ni même récents, mais des actions humaines exemplaires telles qu'elles étaient rapportées dans la Bible, les mythes, chez les historiens et les poètes. Dans la tradition de la Renaissance, les grandes oeuvres narratives sont des peintures historiques de cette nature. Rien n'était plus éloigné de l'idée de placer immédiatement sous les yeux des choses étranges ou lointaines. C'était la médiation de la tradition qui était mise en , avant. L'objectif était la compréhension de l'esprit et non la perception immédiate de l'oeil.

Les témoignages historiques que nous trouvons dans les cartes et les atlas du 17e siècle sont d'une nature différente. Tout d'abord les sites, et non les actions ou les événements, en constituent la base de la même façon que c'est l'espace et non le temps que l'on doit reconstruire. C'est dans ce sens — si nous nous limitons aux questions de la représentation de l'histoire — que nous pouvons mettre

44— K. Schottmüller, Reiseeindrücke aus Danzig, Lübeck, Hamburg and Holland 1 636, Zeitschrift des westpreussischen Geschichtsverein, 52, 1910, p. 260.

côte à côte la simple carte d'actualité par laquelle Visscher rendait compte du siège de Breda (ill. 41) et le grand tableau de Velasquez (ill. 42). L'autorité qui se dégage de la représentation de l'histoire par le peintre tient à sa relation avec une interprétation antérieure d'une rencontre. La reddition entre gentilshommes, surprenante par son caractère d'intimité dans une telle occasion publique, avait été reprise par Vélasquez de La Rencontre de Jacob et d'Esaii de Rubens. En témoignent les gestes de salutation et, également, les célèbres lances. En dépit de l'arrière-plan cartographie (l'art de Vélasquez participe beaucoup de ce que je m'attache à définir comme un mode nordique), Vélasquez présente une situation humaine nourrie de tradition artistique et il se fonde sur le récit de Breda, tiré d'une pièce de théâtre contemporaine, pour la mettre en scène. La carte de Visscher et les textes qui

41. Claes Jansz. Visscher, Le Siège de Breda (gravure), 1624, Rijks- museum-Stichting, Amsterdam. 42. Diego Vélasquez, La Reddition de Breda , Musée du Prado, Madrid.

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43. Carte du Brésil par Georg Markgraf, publiée par Johannes Blaeu, 1647, Klencke Atlas, pi. 38, British Library, Londres.

l'accompagnent rendent compte du site de Breda et de la position de l'armée et signalent les villes pertinentes, les églises, les rivières et les forêts. Il numérote les endroits importants et leur consacre une légende. Rendre compte de l'histoire par les cartes et par des illustrations qui se rattachent aux faits, c'est insister sur certains aspects plus que sur d'autres : on dépeint l'histoire en plaçant sous nos yeux une description détaillée et non le drame de l'histoire humaine.

La croyance en la nature concise, factuelle et non interprétative, bref descriptive dans le sens accordé au terme tout au long de ce travail, de l'entreprise historique est proche de la notion d'histoire naturelle telle que la conçoit Bacon. Mais alors que Bacon réserve nettement l'usage de cette notion à ce qu'il appelle «les faits et les oeuvres de la nature», la cartographie hollandaise de l'histoire l'élargit aux faits et aux oeuvres de l'homme. Dans les Pays-Bas de l'époque, le mode de narration historique humaniste et rhétorique était l'objet des attaques des révisionnistes qui voulaient doter l'histoire d'une base factuelle solide. On se référait aux superstitions aveugles du passé : l'Eglise catholique et les chroniques monastiques avec leurs miracles étaient l'objet d'une suspicion particulière. Kampinga dans sa fine analyse dé l'historiographie hollandaise auxlóe et 17e siècles fournit de nombreux exemples de ce phénomène (45). Déjà en 1591, dans le Holländische RiimKroniik de Dousa, on plaide en faveur des comptes rendus ou des écrits des témoins oculaires. Dans la préface de sa Brève description de Ley de (1672),

45— H. Kampinga, De Opvattingen over onze Oudere Vaderlandsche Geschiedenis bij de Hollandsche Historici der XVIe en XVIIe Eeuw, La Haye, Martinus Nijhoff, 1917. 46— La phrase en néerlandais est : «tot een klare ende heldere sonne der onbedekte waarheyt, te spriet-oogen...» ; elle est citée par Kampinga, De Opvattingen, p. 47, et Dousa (Riim-Kroniik) l'analyse page 29.

Van Leeuwen appelle les historiens à rejeter les vieux préjugés et à se servir de leurs yeux comme d'une antenne pour regarder la vérité nue dans le soleil clair et brillant (46). Il est intéressant de noter que Constantijn Huygens, dans ses Daghwerck, écrivait dans le même esprit et avait recours à des métaphores visuelles du même type. Huygens, lui aussi, rejetait le savoir aveugle des historiens de l'univers au profit de la description vivante des choses vues. Aux yeux des Hollandais, les manières de penser, les tableaux, les cartes, l'histoire et les sciences naturelles avaient des méthodes et des objectifs communs.

Cette histoire descriptive et car- tographiée présentait deux caractéristiques principales (ill. 43). Elle se présentait tout d'abord comme une surface d'enregistrement pour une multitude d'informations : sur une même carte de la Hollande étaient dépeints les villes, les uniformes militaires et les habitants en costumes régionaux ; et, sur le territoire brésilien, on voit les installations coloniales et les indigènes au travail. Des détails courent tout autour de la feuille. Les portraits envahissent la surface de départ ; les mots et les images se mêlent. On peut trouver réunis sur le même dessin deux modes de représentation visuelle hétérogène, la vue en silhouette d'un port, selon la composition courante, venant s'inscrire dans le littoral représenté, lui, en vue plongeante. Les cartes jouent d'une manière inventive avec les images et revendiquent leur dextérité. Loin d'être unique, le plaisir dont elles témoignent peut être considéré comme l'une des caractéristiques de l'art hollandais. Le judas, par exemple, était aussi un dispositif qui permettait de juxtaposer des images d'espaces séparés, comme le faisaient les miroirs, si fréquents, ou les surfaces réfléchissantes ; et, dans les natures mortes, la vaisselle est renversée, les citrons pelés, les pâtés découpés et les montres ouvertes avec obstination pour exposer à la vue une multitude d'apparences. On pourrait continuer. Dans cette manière de rassembler les morceaux dont le monde est fait, ce n'est jamais une vision unique qui domine. Le plaisir pris à décrire dans la peinture hollandaise est en affinité avec l'univers cartographique.

En second lieu, l'histoire ainsi cartographiée peut apporter une vision du monde culturellement neutre. Le témoignage des Hollandais sur leur brève présence coloniale au Brésil en fournit un exemple remarquable. Ce sont les comptes rendus picturaux et non écrits qui ont laissé des traces. Comme on l'a écrit récemment, ils constituent «l'inventaire de cette sorte le

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plus complet et le plus diversifié jusqu'aux voyages du capitaine Cook» (47). Le premier groupe d'observateurs ou de «descripteurs», si nous pouvons les désigner ainsi, rassemblé par le prince Maurice, était composé d'hommes experts en cartographie et en savoirs sur la nature et, également, de dessinateurs et de peintres. Et, pour notre plus grand profit, leurs compétences, qui dépassaient les prévisions, n'étaient pas encore exclusives. Ils réalisèrent un inventaire pictural unique du territoire brésilien, de ses habitants, de la flore et de la faune. Il s'agissait essentiellement de dépeindre des choses jusqu'alors inconnues ou non représentées. Albert Eckhout réalisa les premiers tableaux entièrement consacrés aux indigènes brésiliens (ill. 44). Ils sortent de l'ordinaire tant par l'échelle que par le soin avec lequel sont rendus les proportions du corps, la couleur de la peau, le vêtement, l'équipement et l'environnement social et physique. Un portrait d'Eckhout, c'est une description ethnographique ou une cartographie de l'homme, comme l'a souligné avec juste raison un commentateur. On peut opposer ce souci de la description aux évocations mythiques du Nouveau Monde, encore au goût du jour. C'étaient elles, et non les descriptions hollandaises, qui continuaient à fasciner l'Europe.

Et cependant l'histoire de l'entreprise descriptive du prince Maurice finit tristement. Mis à part le traité d'histoire naturelle illustré de gravures sur bois inédites de Markgraf et Pies, ces documents ne furent pas diffusés et ne rencontrèrent pas d'écho. Maurice lui-même reprit, dès son retour, la vie de cour dans laquelle il avait été élevé. Il se consacra à des activités d'architecte et de paysagiste alors appréciées des gens de cour et fit don de ses collections — d'images et d'objets — en vue d'asseoir sa position sociale. Il plaça bien quelques indigènes brésiliens dans les fresques murales de sa nouvelle demeure de La Haye, mais l'ensemble évoquait la perspective européenne condescendante des «quatre parties du monde». Les portraits d'Eckhout apparurent dans un tableau du peintre de cour anversois Jan van Kessel, intitulé Amérique (ill. 45). Ce qui avait été décrit par Eckhout avec tant de discrétion, avec un tel sens de la différence, devient ici la propriété de la culture

47— R. Joppien, The Dutch Vision of Brazil, in Johann Maurits van Nassau-Siegen 1604-1679 , La Haye, The Johan Maurits van Nassau Stichtung, 1979, p. 296. Cette publication sur le prince Maurice comprend des études minutieuses sur les descriptions picturales du Brésil, cartes comprises.

européenne, sous un triple aspect : la cartographie de l'univers indigène ne fait plus que nourrir le thème allégorique des quatre parties du monde (parmi lesquelles l'Amérique), monde structuré par la perception européenne ; l'Indien brésilien (un chef indigène ?) est modelé à l'image du David de Michel- Ange. Et tout ceci est de surcroît présenté à la manière des collections de la cour puisque la pièce que nous dépeint Van Kessel est une Kunstkammer.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les descriptions picturales du Brésil faites à l'initiative du prince Maurice. Mais ce bref aperçu de leur nature et de leur sort nous aide déjà à

45. Jan van Kessel, Amérique, 1666, Alte Pinakothek, Munich. 44. Albert Eckhout, Homme Tarairiu, 1641. National Museum of Denmark, Copenhague.

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repérer quelques-unes des raisons de cet acharnement des Hollandais à faire des images — acharnement qui, je pense, est profondément lié à la cartographie comme mode central de la mise en image en Hollande.

Les images et les annotations qui remplissaient la surface de chaque carte ont envahi d'autres pages, celles qui remplissent les volumes d'un atlas (qui, comme celui commandité par l'opulent Van der Hem, pouvait compter jusqu'à 48 volumes), et elles se multiplièrent tellement qu'on ne put plus les relier et elles constituèrent ainsi des collections distinctes (48). Une telle collecte de savoir encyclopédique est véritablement sans fin. Dans les inventaires de publications de l'époque, les atlas figurent sous diverses rubriques — comme les mathématiques, la géographie, l'art ou l'histoire. Bien qu'une analyse minutieuse conduise à repérer un ordre de succession historique, la prise en considération de cet ensemble permet de rapporter le caractère de malléabilité de leur catégorisation à la nature même des atlas. L'atlas historique, comme le remarque Frederick Müller (qui en possédait un), est une invention hollandaise (49). Aucune culture ne lia autant le savoir aux images que la culture hollandaise. Et, aujourd'hui encore, la collection Müller d'Amsterdam ou l'atlas van Stolk de Rotterdam constituent des sources uniques sur l'histoire et l'art hollandais. Mais les historiens qui vont si souvent à Rotterdam chercher des images pour illustrer leurs textes n'ont pas pris le temps de se demander pourquoi la Hollande est une telle mine d'illustrations.

Clio dans L 'A telief Nous pouvons maintenant revenir, avec une compréhension élargie, à la magnifique carte murale placée par Vermeer au centre de L'Atelier (ill. 1). Le voeu de Blaeu d'une cartographie qui ferait entrer le savoir historique dans l'intérieur domestique se réalise sous nos yeux. Cette carte dans laquelle nous avons vu une peinture est aussi une vision de l'histoire. Vermeer nous le confirme en plaçant juste au-dessous d'elle une figure féminine, celle dont il ébauche le portrait sur sa toile. Drapée dans une étoffe, coiffée d'une couronne de laurier, portant une trompette et un

48—1. C. Koeman, Collections of Maps and Atlases in the Netherlands , Leyde, 1961. 49— F. Muller, De Nederlandsche Geschiedenis in Platen, Amsterdam, Frederik Muller, 1863- 1870, l,pp. XIII-XVIII.

livre, elle est parée comme la muse de l'histoire, selon la description de Ripa. Placée devant la carte, à la diagonale du mot Descriptio, elle fait figure d'emblème : la femme et la carte sont des signes qui définissent à eux deux la nature de l'image cartographiée.

Nous ne considérons pas Vermeer comme un peintre de tableaux historiques. Après ses premières oeuvres, il se détourna de la tradition des thèmes narratifs. L'argument selon lequel sa représentation de la muse de l'histoire témoignerait, malgré lui, de sa reconnaissance de l'art le plus noble dans le sens traditionnel n'est pas convaincant. La concentration de son oeuvre sur l'univers domestique, où les hommes sont attentifs aux femmes, exclut en effet la scène publique sur laquelle se déroule l'histoire ainsi comprise. La carte de L'Atelier confirme cette interprétation. Loin de mettre en cause l'univers domestique, cette carte peinte y fait entrer l'histoire en tant que savoir. L'histoire semble emboucher la trompette en hommage à la peinture descriptive.

Mais on ne peut clore l'analyse sur la carte qui n'est qu'un élément de L Atelier, même s'il est central. Vermeer ne fait pas qu'établir une relation entre Clio et la carte, il les compare. Il a juxtaposé deux sortes d'images picturales distinctes : l'image de la jeune femme qui prête ses traits à Clio compose une figure surchargée de sens qui appelle l'interprétation ; l'autre image, la carte, apparaît comme une sorte de description. A travers l'association des significations (l'art comme emblème) ou à travers la description (l'art comme cartographie), Vermeer nous amène à nous demander comment l'image embrasse le monde. Si nous allons de ce que le peintre a sous les yeux — la femme et la carte — à l'artiste et à son univers, nous aussi nous sommes partagés entre la recherche des symboles et le plaisir de savourer l'illusion de la vie que procure la description (50).

La figure emblématique, reconnaît Vermeer, n'est personne d'autre qu'un de ses modèles familiers, vêtue de façon à représenter l'histoire. Elle pose, jouant un rôle. Les objets, les livres et le masque placés sur la table — quelque interprétation qu'on puisse en donner — sont les accessoires même de l'identité

50—11 n'est peut-être pas étonnant qu'une interprétation moderne de l'Atelier de Vermeer tente d'y retrouver la triade aristotélicienne «natura, ars, exercitatio». Mais assimiler cette œuvre à un exercice rhétorique me semble un contresens. Cf. H. Miedema, Johannes Vermeers «Schilderkunst», Proef, sept. 1972.

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46. Jan Vermeer, L'Atelier (détail).

emblématique. Ils sont laissés de côté ou attendent peut-être d'être utilisés. Vermeer juxtapose le visage de la femme et la carte (ill. 46). Ses yeux, son nez, sa bouche, les boucles de ses cheveux sont près des ponts, des tours et des édifices d'une des petites vues de villes, et derrière sa tête s'étendent les Pays-Bas. Les cartes de la ville et de la campagne sont rapprochées du contour du visage humain. C'est peut-être la transformation la plus extraordinaire que peut opérer le peintre. Car ceci évoque les naïves gravures sur bois (ill. 18) par lesquelles Apianus illustrait l'analogie, faite par Ptolémée, entre la description du monde et le dessin d'un visage. Mais Vermeer récuse l'idée d'une quelconque parenté. En opposition avec Ptolémée et Apianus, Vermeer fait une différence entre la présence d'un être humain, la carte ou la ville. Il montre que les inscriptions et les choses fabriquées, comme les accessoires emblématiques, sont évincées par une présence humaine charnelle.

Mais il ne s'agit pas d'une étape définitive de la compréhension puisque la fabrication artisanale est richement illustrée dans ce tableau. Un univers d'objets artisanaux somptueusement décoré, ouvert par une tapisserie et fermé par une carte, et couronné d'un magnifique lustre, environne le peintre et son modèle. De manière subtile, l'artisanat modifie et façonne l'observation. Et l'observation se révèle en fait inséparable de l'artisanat. Les feuilles posées sur la tête du modèle sont à la fois reproduites par le pinceau du peintre et tissées dans le motif de la tapisserie ; là aussi, elles embellissent une

figure féminine, la seule forme humaine qui soit nette sur la tapisserie. La bande dorée sur la jupe sombre de la femme évoque, en négatif, le modèle et les couleurs de la jupe portée par la muse de l'artiste. Même une femme y fait l'objet d'une création artisanale.

Vermeer signa la carte et peignit la femme. L'érotisme de ses oeuvres plus anciennes — où les hommes veillent sur les femmes avec un soin jaloux — se diffuse ici dans le plaisir même de la représentation qui s'exprime dans tout le tableau. Vermeer s'efface pour glorifier le monde vu. Comme le géomètre, le peintre est placé dans le monde même qu'il représente. Il disparaît dans sa tache, y figurant de façon anonyme, homme sans visage, tournant le dos à celui qui regarde, la tête coiffée de noir au centre d'un monde saturé de couleur et rempli de lumière. Nous ne pouvons pas dire vers quoi, à ce moment, il dirige son attention : est-ce vers le modèle ou vers sa toile ? Observer revient à désigner l'objet observé. C'est la grande illusion que crée aussi le tableau. Il représente un «art de peindre» qui porte en lui-même la volonté d'ordonner les choses et l'espace à la manière cartographique.

Introduction et traduction de Francine Muel-Dreyfus.