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1 1 Alain Feld Thomas Delhaye Valentinlola@love Avec le soutien de la

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Alain Feld Thomas Delhaye

Valentinlola@love

Avec le soutien de la

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Valentinlola@love

un roman écrit par

Alain Feld Psychologue formé à la psychanalyse et à l’hypnose. A travaillé au Sips. Auteur de romans (www.alainfeld.net).

illustré par

Thomas Delhaye Illustrateur, entre autres, pour enfants, adolescents, la presse et créateur d’affiches. (www.thomato.com)

3

-1-

Le projectile fila à toute allure et percuta le véhicule en

forme d’ogive qui venait de surgir de la végétation

tropicale.

Un bruit sourd d’explosion. Une gerbe de feu s’éleva

dans le ciel.

Il avait réussi !

Il n’eut pas le temps de savourer son triomphe : une

cohorte d’hélicoptères jaillit du ciel avec un

grondement rageur, comme prêts à venger leurs frères

d’armes.

Il garda son calme, car il connaissait parfaitement la

parade.

Il ajusta les gros insectes métalliques.

Être plus rapide qu’eux, c’était le seul moyen de se

tirer de ce guêpier pour atteindre la Cité interdite.

Il pressa le bouton.

Les missiles jaillirent en vrombissant des tubes

meurtriers.

Bzing ! Bzing !

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Les machines volantes disparurent dans des flammes

oranges.

-Yeah, s’écria-t-il, plus que deux !

Sa main continua à pianoter fébrilement sur les

touches, car d’autres engins se rapprochaient

dangereusement, mitraillant à tout va, la soute bourrée

de grenades incendiaires.

À nouveau, il ajusta son tir, plissa ses yeux.

Il s’en fallut d’une fraction de seconde, mais il réussit

le doublé.

Le ciel s’embrasa, des morceaux de carcasse se

répandirent sur le sol.

Il triompha.

Il avait été le plus rapide, mais dans cette jungle, les

moments de répit étaient rares. Un instant d’inattention

et on était mort.

Une escouade de soldats en tenue de commando

dévala le long des troncs d’arbres et se répandit dans

la forêt.

Il poussa un cri. Il les avait oubliés ceux-là !

Il pointa son arme la plus meurtrière et se mit à tirer

dans le tas.

Ils se dispersèrent. La ruse habituelle, se dit-il.

5

Le silence.

Et tout à coup, comme un bruit familier. On aurait dit la

sonnerie de la porte d’entrée.

Impossible ! Il n’attendait personne. Ses parents

étaient partis très tôt aujourd’hui. Ça ne pouvait être

qu’une erreur. D’ailleurs, qui aurait pu venir le

déranger, à cette heure ? Un voisin ? Un marchand

ambulant ?

De toute façon, il ne pouvait pas quitter sa console.

Pas à cet instant crucial alors qu’il était sur le point

d’accéder au niveau supérieur.

Le visiteur, si c’en était un, finirait bien par rebrousser

chemin. Il n’y avait pas le feu tout de même ! râla-t-il.

Il reporta toute son attention sur l’écran.

Un mouvement apparut sur la gauche.

Le carillon retentit à nouveau. Cette fois le son était

clair et le coup de sonnette énergique.

Il n’avait donc pas halluciné.

Il fallait se décider vite fait.

Devant lui, les troupes se reconstituaient pour un

nouvel assaut.

Alerte rouge.

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Vigilance maximale.

Impensable de se laisser distraire même une

nanoseconde par une troisième sonnerie !

Il poussa sur le bouton « stop », sauvegarda, sortit de

sa chambre et dévala l’escalier quatre à quatre, ce qui,

entre parenthèses, était un jeu d’enfant avec ses

grandes jambes et son mètre quatre-vingt.

Dans le hall, les aiguilles de l’horloge murale

affichaient 8h10.

-Oh, non ! s’exclama Valentin. Je suis complètement à

l’ouest. C’est Lola !

Il s’arrêta devant la porte d’entrée et passa sa main

dans sa chevelure pour redresser son épi, souffla un

coup et tira le battant.

Il vit le sourire, les yeux rieurs et fut rassuré. Rien ne

clochait dans sa tenue malgré son démarrage sur les

chapeaux de roue.

Il l’embrassa sur la joue.

-Tu es prêt ? Je suis un peu en avance, aujourd’hui.

Ça s’est passé plus vite que prévu.

Il ne comprit pas de quoi il s’agissait (ça ???), mais ne

posa pas de question.

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-Oui, je suis prêt, mais, j’ai oublié de descendre mon

cartable.

Il regrimpa la volée d’escaliers, saisit sa mallette,

vérifia qu’il avait bien sauvegardé la partie en cours,

éteignit sa PS et redescendit.

-Tout va bien, demanda Lola, les monstres vont

t’attendre sagement dans la boîte jusqu’à ton retour ?

Il sourit.

Il aimait bien son humour.

-J’espère que je ne t’ai pas dérangé, poursuivit-elle,

moi et cette stupide école avec ses horaires

complètement ringards...

-Tu rigoles ? Je savais que tu allais venir, mais en me

levant, j’ai repensé à une séquence sur laquelle je me

suis toujours cassé la figure. Tout à coup, j’ai eu

l’impression qu’aujourd’hui j’y arriverais. Je sentais

bien ce qu’il fallait faire. Puis j’ai été complètement

absorbé par...

-Alors ?

Il tira la porte d’entrée vers lui et ils se retrouvèrent à

l’extérieur dans une douce journée de printemps.

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-2-

-J’y suis arrivé ! dit-il avec fierté.

-Magnifique !

-Oui, je suis assez content. J’ai sauvegardé la partie.

Je pourrai la terminer tout à l’heure. Encore quelques

ruses à déjouer et je serais capable de m’attaquer au

niveau supérieur.

-Génial !

Il fut étonné de sa réaction qui lui parut sincère.

Enthousiasmé par son succès, il en avait oublié sa

crainte qu’elle ne le trouve trop accro aux jeux vidéos,

qu’elle le considère comme un geek incurable. Il n’osa

quand même pas ajouter que son ambition suprême

était d’accéder au code qui permettait de démanteler

les Zorgadz, des êtres malfaisants. Chaque chose en

son temps.

-Merci. Et toi, tu n’as pas dû vaincre un commando de

malfaisants avant de venir.

-Non, rien de tout ça, la routine de chez routine. Ma

mère m’a fait ses recommandations habituelles. J’ai

l’impression que d’un jour à l’autre, elle oublie ce

qu’elle m’a dit. Elle utilise à chaque fois exactement

les mêmes mots.

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Elle leva les yeux au ciel et prit un air excédé :

« Lola, combien de fois faudra-t-il te dire de mettre

une tenue correcte pour aller en classe. Va te

changer ! »

-Elle te dit ça ?

-Textuel. Si seulement elle se montrait un peu

créative. Pourquoi ne pas y aller à fond dans le mélo,

dans le style : « Lola, c’est toi ? Je ne t’avais pas

reconnue. On dirait Cendrillon après les douze coups

de minuit ».

Il sourit et entra dans le jeu.

-Tu étais crade à ce point-là ?

-Pas du tout. Les fringues que je voulais mettre

viennent d’une boutique superchicos, mais pour aller à

l’école, ce n’est pas suffisant : je dois être impeccable.

-Alors ? Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Valentin

dont le seul stress vestimentaire consistait à choisir

entre un jeans et un pantalon noir.

-J’ai cédé à la pression. J’ai enfilé un ensemble très

classe tel qu’il convient à une jeune fille issue d’une

famille si respectable (elle prit un air horriblement

snob) que arborer un T-shirt en classe pourrait la

déshonorer à vie !

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Valentin la regarda, désorienté, car le tableau qu’il

avait devant lui ne correspondait en rien à ce que Lola

venait d’évoquer.

De longs cheveux blonds enserrés dans un béret noir,

débarqué en droite ligne de la célèbre affiche de Che

Guevara. Un T-shirt blanc qui avait déjà essuyé

quelques lessives s’il en jugeait à l’inscription

décolorée « I love New York ». Une jupe rouge, plutôt

mini, et des chaussures de la même couleur, en plus

flashy, complétaient sa tenue.

Pour le reste, on pouvait dire sans aucun risque de se

tromper qu’elle était très jolie.

Un visage ovale, des yeux noisette, une bouche

superbement dessinée et le reste à l’avenant.

Il ne s’attarda pas à la détailler trop ostensiblement, se

contentant de manifester sa perplexité.

-Un ensemble très classe ? répéta-t-il, perplexe.

Il vit le regard malicieux, le sourire, puis elle se

détourna, mystérieuse.

-Allons-y sinon on va être en retard. Je te raconterai

en chemin.

Ils marchèrent d’un pas presque égal.

Lui, grand, mince et musclé, les cheveux noirs

rassemblés en une crête qui filait vers l’avant, le

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visage allongé à la Ben Affleck, arborait une dégaine

d’athlète, ce qui lui valait de la part de ses parents et

de son prof de gym des exhortations répétées à lâcher

sa sacro-sainte console et à faire plus de sport.

Comme si, se disait Valentin, à chaque fois que

quelqu’un mesurait un mètre quatre-vingt, il avait

l’obligation morale d’écumer les pistes d’un stade.

Lola s’arrêta tout d’un coup, ouvrit le sac en plastique

qu’elle tenait à la main et en sortit l’ensemble dont elle

venait de parler.

-Voilà l’objet du scandale, dit-elle en le brandissant.

-Waw ! s’exclama Valentin en reconnaissant la

marque. C’est vraiment chic de chez chic !

-Oui, ça c’est ma garde-robe officielle, celle que j’enfile

pour sortir de chez moi sous l’œil de mes parents. Dès

que j’ai tourné le coin de la rue, j’entre dans un café ou

je vais dans des toilettes publiques pour me changer.

Et l’inverse quand je reviens.

Elle remit les vêtements dans le sac, ajusta la bretelle

de son cartable et reprit sa marche.

Valentin ne savait que dire.

Devant son silence, elle leva un regard un peu inquiet

vers lui.

-Tu trouves que je suis folle ?

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-Non, pas du tout. Simplement je suis étonné que…

enfin quand on a des vêtements qui…

-… sont si beaux et si chers, qu’on leur préfère des

vieilles loques usagées, c’est ça ?

-Pour être franc, oui, enfin je n’aurais pas utilisé ces

termes ; même si tes fringues ont déjà un peu vécu,

elles te vont super bien !

-Écoute, j’ en ai ras-le-bol de jouer les poupées Barbie.

Être parfaite, parfaitement élevée, parfaitement

habillée, tout nickel et ça 24 heures sur 24, y en a

marre ! J’ai l’impression que ça leur fait plaisir à eux

d’avoir une gravure de mode. Moi pas.

-Mais enfin, Lola, tu ne peux pas nier que tu sois une

jolie fille !

-C’est vrai ? s’exclama-t-elle avec un sourire

éblouissant qui ne faisait que confirmer – si besoin

était – les déclarations de Valentin. Ça me fait plaisir

de te l’entendre dire.

Son visage transformé, elle paraissait avoir oublié sa

révolte.

Elle ajouta d’un air mutin :

-Eh bien, si je suis jolie, je le serai aussi dans les

vêtements que j’ai choisis. Et toi comment ça se passe

avec tes parents ? lui demanda-t-elle de manière un

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peu abrupte, gênée de s’être ainsi révélée devant

Valentin dans le feu de l’action.

Elle avait ses raisons : cela ne faisait que trois jours

qu’ils arpentaient ensemble le chemin qui menait à

l’école et jusque-là, ils n’avaient échangé que des

banalités sur les cours, les profs, les autres élèves et

quelques mots sur ce qu’ils aimaient faire.

C’était la première fois que Lola parlait de ses

fringues... et de ses parents.

Quelques jours plus tôt, Valentin, en sortant des cours,

avait aperçu Lola qui le devançait de quelques mètres.

En deux enjambées, il l’avait rejointe. La conversation

s’était engagée et leur avait permis de découvrir qu’ils

habitaient à un pâté de maisons l’un de l’autre.

Lorsque Valentin s’était arrêté devant chez lui en

disant « Moi c’est ici ». Lola avait proposé : « On

pourrait faire le chemin ensemble ? Je passe te

chercher demain à huit heures et quart pile ? ». Il avait

acquiescé et c’est comme ça que tout avait

commencé.

-Mes parents ? s’exclama Valentin en riant parce qu’il

était pris à contrepied. C’est pareil. Eux aussi se

croient obligés de me faire la leçon tous les jours :

« Ne reste pas comme un abruti devant tes jeux

vidéos et ton PC, fais du sport ! Mon père ajoute

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même parce qu’il veut avoir l’air cool : « Moi à ton

âge…

Valentin s’arrêta au milieu de la phrase.

-À ton âge ? interrogea Lola en écarquillant les yeux,

ce qui lui donnait une expression comique.

-…je sortais avec des filles au lieu de rester enfermé

dans ma chambre, acheva Valentin, mal à l’aise.

-Et bien dis donc ! Super branché ton père, non ?

Valentin eut un petit sourire embarrassé.

-Si on veut ! C’est n’importe quoi pour que je lâche ma

PS !

Lola ne parut pas avoir entendu sa dernière phrase.

Elle scrutait la cohorte d’élèves qui s’engouffraient

dans le vaste hall d’entrée de l’école.

-Je sens que ça va être la grosse ambiance

aujourd’hui, commenta-t-elle, comme pour elle-même.

15

-3-

Lola ne s’était pas trompée. Une certaine fébrilité

émanait de la classe. Il y avait du week-end dans l’air

sans compter le printemps qui charriait déjà son lot de

bourgeons.

La prof que les élèves avaient surnommée Lady Gaga

à cause de ses coiffures et de ses tenues quelque peu

extravagantes, semblait gagnée elle aussi par cette

agitation. Elle faisait tourner son porte-mine entre ses

doigts et dévisageait le groupe d’un air contrarié.

Elle poussa un soupir.

-Bien, on va faire un exercice. Page 15.

Ce fut au tour des élèves de pousser un soupir et de

manifester leur mécontentement par des postures plus

qu’éloquentes.

Certains secouèrent la tête, n’y croyant pas. Elle aurait

pu au moins choisir un texte drôle, se dit Enzo en

parcourant les phrases pompeuses qu’il avait devant

les yeux. MDR ! Pourtant, ça devait quand même bien

exister, parmi les millions de textes rédigés depuis

l’époque sumérienne, un paragraphe ou deux un peu

plus rigolos, histoire de se lâcher les zygomatiques .

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Au lieu de cela, la prof semblait prendre un malin

plaisir à les lancer sur des sujets grammaticaux

pointus le vendredi dès la première heure avec des

phrases à la mords-moi-le noeud.

-Je vois que vous trépignez de joie, c’est parfait, vous

allez avoir l’occasion d’extérioriser votre trop-plein

d’enthousiasme sur une feuille.

« Madame... » supplièrent en un murmure ceux pour

qui la grammaire était à chaque fois synonyme de

torture mentale.

Madame n’entendit rien.

Elle se mit à écrire des mots au tableau d’un trait

rapide.

Puis elle se tourna vers la classe et leur lança un

encourageant :

-Ne traînez pas, il vous reste quarante-cinq minutes.

Les têtes se levèrent et se baissèrent, faisant des

aller-retour entre leur feuille et l’énoncé des exercices,

certains se demandant comment ils allaient bien

pouvoir remplir ce grand espace blanc.

Valentin jeta un œil sur le côté en direction de Lola,

mais elle était déjà occupée à écrire et ne le vit pas.

Il en fut déçu et se résolut à faire un sort aux participes

passés, rêvant fugacement à un informaticien de génie

17

capable de créer un héros de jeu vidéo qui

pourfendrait allègrement toutes ces règles désuètes.

La prof, une fois les questions inscrites sur le tableau,

se mit à déambuler entre les rangées de bancs,

drapée dans sa mirador attitude, guettant le moindre

regard qui s’égarait en direction d’une feuille voisine

susceptible de receler le Da Vinci code de la

grammaire.

Son attention fut tout de suite attirée par Bruno, un

grand blond qui, avantagé par sa taille, jetait

nonchalamment un œil à 180 ° aux alentours. Elle

attendit donc le moment où il allait se pencher de

manière plus nette pour le prendre en flagrant délit de

sorte que, tout accaparée qu’elle était par le manège

de l’élève, elle ne vit pas le cartable de Jonathan qui

traînait au milieu de l’allée. Elle trébucha, manqua de

s’étaler et rétablit de justesse son équilibre.

Le juron retentit haut et fort dans la classe, illustration

vivante des richesses de la langue française.

-Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama la voix

furieuse.

Tous levèrent la tête.

La prof contemplait le sac en toile béant sur lequel elle

venait de buter. Elle se pencha et s’accroupit aussitôt :

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au milieu d’un capharnaüm de fardes et de livres, un

objet avait attiré son attention.

Long, brillant et argenté.

Elle s’en saisit et le tint devant elle.

Un couteau à cran d’arrêt.

Toute la classe fixait la main de la prof refermée sur le

manche.

Jonathan était blême.

Tous pensaient à la même chose. Une semaine plus

tôt, un élève avait été renvoyé parce qu’il avait amené

un pistolet en classe. Pas chargé. Juste pour épater la

galerie.

La sanction était tombée. Le renvoi pur et simple.

-Alors, Jonathan ?

-Madame, ce n’est pas à moi !

-Ah non ! Et comment est-il arrivé dans ton sac ?

-Madame... je ne sais pas... ce n’est pas à moi, je vous

le jure.

-Bon, d’accord, lève-toi, prends tes affaires, on va

chez le proviseur. Les autres, direction l’étude. On

s’occupera du participe passé la semaine prochaine.

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Valentin croisa le regard de Lola et ce qu’il y vit le

bouleversa.

Elle avait les larmes aux yeux et semblait faire de gros

efforts pour ne pas pleurer.

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-4-

La salle d’étude était bondée ce vendredi matin. Le

surveillant accueillit le groupe d’élèves avec une

grimace.

-Mettez-vous là ! leur enjoignit-il en leur indiquant une

rangée à sa droite.

Ils se glissèrent dans les bancs en se bousculant pour

occuper les places les plus éloignées de l’entrée.

La prof de français débarqua peu après, une feuille à

la main qu’elle tendit au surveillant avant de repartir

aussitôt, sans un mot.

-Hé Manon, chuchota Enzo à sa voisine, qu’est-ce qui

lui a pris à ton mec ? Il est dingue de s’amener avec

un cran d’arrêt !

-La ferme ! C’est pas lui, c’est pas possible !

Elle avait les ailes du nez qui frémissaient et serrait les

mâchoires pour ne pas pleurer.

-Ah oui ! La thèse du complot. On a voulu se venger

de lui parce qu’il avait de trop bonnes notes, c’est ça

que tu penses ?

-Fous-moi la paix, Enzo, c’est déjà assez dur comme

ça.

21

-Fous-lui la paix, répéta Maxime en lui flanquant une

bourrade dans le dos, c’est pas tes affaires.

-Taisez-vous et commencez l’exercice que j’ai inscrit

au tableau.

Le surveillant fixa le groupe avec des yeux

inquisiteurs. D’habitude, son gabarit en imposait aux

plus audacieux, mais cette fois les murmures se

poursuivirent.

Nina était furieuse.

-La prof ne lui a même pas donné l’occasion de

s’expliquer. On aurait dit qu’elle était toute contente de

lui tomber dessus. Il faut toujours qu’elle nous fasse

son numéro de diva, Lady Gaga !

-Sur lui ou sur quelqu’un d’autre, rétorqua Rémi, son

voisin de banc. Elle était à cran et elle a trouvé

l’occasion de se défouler.

-Ça va, fermez-là ! chuchota Adrien qui détestait les

discussions. J’arrive pas à me concentrer sur

l’exercice.

-C’est ça, ricana Bruno. Jonathan va se faire virer de

l’école et toi, il faudrait surtout pas bousculer tes

petites habitudes !

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-Et le cran d’arrêt, tu trouves ça normal toi ! répliqua

Lucas qui en avait marre du côté donneur de leçon de

Bruno.

-Ça suffit maintenant !

La voix du surveillant tonna.

-Je vois qu’il y a des amateurs de retenue parmi vous.

Allez-y, continuez à bavarder comme ça et il va en

pleuvoir sur vos têtes !

Le calme revint, c’est-à-dire que le bruit cessa. Les

têtes s’inclinèrent vers les pupitres, faisant mine de se

plonger dans l’exercice, puis il y eut un chassé-croisé

de regards, comme si la discussion se poursuivait de

manière muette, chacun envoyant des messages

silencieux et scrutant les pensées des autres.

Lorsque la sonnerie marquant la fin de la période

retentit, ce fut la bousculade dans les rangées comme

si l’énergie trop longtemps contenue pouvait enfin se

libérer.

Valentin se précipita pour rejoindre Lola. Il voulait à

tout prix lui parler avant d’aller au cours de maths,

mais il en fut empêché par la cohue.

Toute la classe se ruait dans les couloirs.

Brusquement, celui qui était en tête pila sur place.

Nouvelle bousculade. Injures. Puis le silence.

23

Tous regardaient dans la même direction.

Un élève descendait l’escalier qui menait à la sortie,

son sac accroché en bandoulière, la tête basse. Un

homme l’accompagnait, la mine fermée.

Jonathan et son père.

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-5-

Valentin et Lola marchaient côte à côte, en silence.

-Alors ? se risqua le garçon.

-Alors quoi ? demanda-t-elle, accablée.

Les idées se bousculaient dans sa tête et elle se

sentait incapable de réfléchir. Elle était sans réaction,

assommée par ce qu’elle venait de voir.

-Qu’est-ce que tu en penses ?

-C’est impossible ! Jonathan avec un cran d’arrêt, c’est

impossible !

-Mais, comment peux-tu en être si sûre que ça ? Ce

n’est quand même pas la prof qui l’a glissé dans son

sac. Elle est sévère et un peu foldingue, Lady Gaga,

mais je ne l’imagine pas faisant un coup pareil.

D’ailleurs, moi je l’ai vue quand elle s’est penchée, elle

n’avait rien dans les mains.

-Écoute, je sais que ce n’est pas lui. J’étais dans sa

classe l’an dernier, dans l’autre école. C’est le gars qui

refusait de se battre. Je sais pas comment il faisait,

mais il ne cédait jamais aux provocations. Une fois, un

type l’a insulté pour le faire sortir de ses gonds. Il n’a

rien dit. Il l’a simplement dévisagé et l’autre a baissé

25

les yeux. Il est trop. Je croyais pas que ça existait des

types comme ça !

Valentin sentit un petit pincement dans sa poitrine, il

n’aimait pas trop la façon dont Lola défendait

Jonathan. Il essaya d’imaginer comment lui-même

aurait réagi dans cette situation. Sans doute en

envoyant son poing dans la figure de l’autre.

-D’abord, on peut changer, attaqua-t-il, ensuite, il en a

peut-être eu marre d’être humilié. Le fait d’avoir une

arme sur lui, ça peut le rassurer. C’est ce qu’on

appelle une arme de dissuasion massive.

Le regard de Lola lui montra clairement que l’heure

n’était pas à l’humour.

Elle poursuivit, déployant des arguments pour mettre

en évidence le côté pacifiste de Jonathan.

Pendant que Lola parlait, Valentin ne pouvait

s’empêcher de penser aux combats que lui-même

menait tous les jours contre des ennemis virtuels.

Des menaces dont il pouvait se débarrasser d’une

simple pression du doigt, mais malgré ça, il voulait être

le plus fort, le plus rapide, le plus habile et...

Il s’était souvent demandé ce qu’il ferait s’il était

confronté à une vraie bagarre. Il n’en savait rien, car

ça ne lui était jamais arrivé. Sa taille et son allure

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sportive y étaient sans doute pour quelque chose,

mais s’il se trouvait un jour devant un agresseur du

même gabarit qui avait vraiment envie d’en

découdre... ? Un type bourré ou qui voulait épater ses

copains.

Peut-être ses parents avaient-ils raison, il devrait faire

du sport, se muscler davantage, ça pouvait toujours

servir...

-Hé, Valentin tu es là ?

-Mais oui, pourquoi ?

-Tu as l’air complètement perdu dans tes pensées.

-C’est vrai. Mille excuses. Et pour ce que j’ai dit tout à

l’heure. Explique-moi ce qui te rend si sûre.

-Si sûre ?

-Que le cran d’arrêt n’appartient pas à Jonathan.

-À cause de ce que je t’ai dit. Et puis, tu vas peut-être

rire, mais je le sens.

Il n’osa pas demander ce qu’elle sentait exactement.

Elle avait l’air si catégorique.

-Ça veut dire quoi ? Que quelqu’un aurait mis le cran

d’arrêt dans son sac ? Si je suis ta logique, tes

certitudes, je ne vois pas d’autre possibilité. Si on

27

exclut l’hypothèse d’un objet téléguidé qui aurait atterri

dans le cartable de Jonathan.

Elle sourit.

La tension entre eux retomba d’un degré.

-Effectivement, ajouta-t-elle, c’est la conclusion de

l’histoire. Si le couteau n’appartient pas à Jonathan,

c’est que quelqu’un l’a glissé dans son sac.

-En calculant son coup pour qu’il soit découvert et

renvoyé comme Daniel la semaine dernière, c’est ça

que tu veux dire ?

-Oui, c’est ça.

-J’ai du mal à le croire, il faut vraiment être tordu pour

imaginer une chose pareille...

-Peut-être, mais...

Il constata avec regret qu’il était arrivé en face de chez

lui. Il aurait voulu continuer la discussion, encore un

peu. Si seulement ses parents ne lui avaient pas

proposé d’aller chercher une étagère pour sa

chambre, juste au retour de l’école... En plus, dans

cette grande surface suédoise qu’il détestait. De toute

façon, il ne savait pas si elle était libre, alors...

-Alors, à lundi ?

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Elle lui sourit, l’embrassa sur la joue, puis s’en alla en

agitant la main.

-À lundi, murmura-t-il tandis qu’elle s’éloignait.

29

-6-

Lara Croft lâcha plusieurs rafales de mitraillette tout en

roulant sur elle-même. Le monstre disparut dans une

gerbe de sang. L’héroïne poursuivit sa route, franchit

d’un bond le mur de rochers qui s’élevait devant elle et

se retrouva dans une plaine vallonnée.

Ouf ! Un peu de répit.

Valentin regardait les images défiler tout en

manipulant sa PS de façon machinale. Il connaissait le

jeu par cœur. C’est pour cette raison qu’il l’avait choisi.

Une activité qui lui permettait d’occuper ses mains et

de laisser son esprit vagabonder à son aise.

Il voyait Lara Croft mais il pensait à Lola.

Lola et son copain Jonathan. Il se mordit la lèvre. Pas

facile. Il trouvait injuste, si ce que pensait Lola était

vrai, qu’il soit sanctionné aussi lourdement.

Mais…

Il y avait un mais… Il n’avait pas aimé que Lola

s’emballe tellement pour cette histoire et qu’elle le

défende bec et ongles. D’accord, elle connaissait

Jonathan pour avoir été dans la même école que lui.

C’était un argument qui valait ce qu’il valait... Et puis

les larmes dans les yeux de Lola lorsque la prof avait

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brandi le couteau. Pris en flagrant délit d’avoir introduit

une arme à l’école. C’était bien le mot qui convenait.

Celui qu’on utilisait dans les séries américaines.

Lara Croft fit quelques voltiges, retomba sur ses pieds

et tira à bout portant sur un indésirable avec son fusil à

pompe.

Valentin appuya sur « pause ».

Il en avait marre de ce jeu.

Il se rendait compte que l’histoire avec Jonathan

risquait d’occuper beaucoup l’esprit de Lola. Aussi,

n’avait-il pas le choix, se dit-il d’une façon un peu

grandiloquente qui le fit ricaner.

Il n’aurait, cela va de soi, avoué à personne qu’il lui

arrivait de partir dans de grandes envolées, de vivre

des moments où il s’enflammait pour quelque chose...

ou quelqu’un ! Et surtout, avec cette façon qu’il avait

alors de se prendre très au sérieux.

Trop peur qu’on se moque de lui.

Mais à lui-même, il pouvait le dire.

Il allait mener l’enquête et faire en sorte que la vérité

éclate.

Il savait qu’il était imprégné de ce qu’il avait vu dans

les séries télé, le côté justicier, enquêteur, se dit-il,

mais il connaissait au moins une autre explication.

31

Comme une envie de montrer à Lola de quoi il était

capable.

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-7-

Lola pénétra dans la pièce, tenant à la main son

cartable dans lequel elle avait glissé minijupe, T-shirt

et béret à la Che Guevara. Bien plié, cela tenait

vraiment peu de place.

Elle embrassa machinalement ses parents installés

dans le salon et monta dans sa chambre.

Là, elle se débarrassa de son ensemble « chic »,

libéra ses cheveux de l’élastique qui les maintenait et

enfila son training.

Elle avait pris l’habitude de donner le change. Elle se

révoltait, la plupart du temps en silence, contre les

diktats vestimentaires de ses parents, mais elle savait

qu’ils pouvaient comprendre ses états d’âme. Certains,

en tout cas.

Mais, voilà, elle n’avait pas envie de leur parler.

Elle pouvait déjà entendre la réaction de son père si

elle lui avait raconté « l’incident » avec Jonathan :

« Mais enfin, Lola, tu dois apprendre à ne pas te

laisser envahir par tes émotions. Après tout, ce cran

d’arrêt n’est pas arrivé tout seul dans le cartable de

Jonathan ! »(sous-entendu, dans le style inimitable de

son père : inutile de partir en croisade contre l’injustice

33

des profs, ton copain se balade avec une arme dans

son sac. Pas de quoi s’apitoyer sur son sort).

Non, le couteau n’avait pas atterri tout seul dans le

sac. En cela (et en cela seulement), elle était d’accord

avec la réplique qu’elle avait imaginée dans la bouche

de son père.

Il faudrait qu’elle trouve un moyen de contacter

Jonathan. Quel choc ! Il avait l’air d’un zombie quand

elle l’avait aperçu se dirigeant vers la sortie.

Il y avait de quoi !

Tout était arrivé si brutalement. Elle imagina le

proviseur, Monsieur-Tolérance-Zéro, comme on

l’appelait, le doigt accusateur tendu en direction du

fauteur de troubles, du futur délinquant… Pas de ça

chez nous ! avait-il dû clamer haut et fort en prenant la

pose.

Résultat : Jonathan au ban de la société.

Elle était révoltée.

Dialogue zéro ! râla-t-elle.

L’heure n’était pas aux explications quand on avait été

pris sur le fait.

Et Valentin ? se demanda-t-elle brusquement

inquiétude. Elle avait réussi à le persuader que c’était

injuste, que Jonathan n’aurait jamais apporté un cran

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d’arrêt à l’école. Il n’avait pas fait de commentaires,

mais elle était certaine qu’il avait dû se douter de

quelque chose. Elle s’était trahie par la véhémence de

ses propos.

La vérité, c’est qu’elle avait vécu (elle grimaça à cause

de l’imparfait et parce qu’elle ne trouvait pas le mot

juste) - comment appeler ça ? - un début d’idylle avec

Jonathan.

Ce garçon qui semblait avoir fait de la non-violence

son cheval de bataille, l’avait fascinée.

Elle sourit. C’était drôle comme les mots venaient

parfois à l’esprit. Ça correspondait bien à l’image qu’il

donnait d’une sorte de guerrier de la paix.

Bien sûr, ce n’était pas son seul attrait. Elle aimait sa

réserve, ses cheveux bouclés, son sourire quand il se

laissait aller et que son visage s’illuminait.

À la soirée de l’école, ils avaient tout le temps dansé

ensemble. Il l’avait raccompagnée puis ils s’étaient

embrassés. À la fin, quand il était parti, elle avait le

cœur en fête. Leur baiser avait éveillé tellement de

désir en elle qu’elle n’aurait jamais pu imaginer ce qui

se passa par la suite.

Le lundi, Jonathan se montra distant, la saluant à

peine et évitant de se retrouver en tête à tête avec

elle. Elle chercha à comprendre sa réserve, se disant

35

qu’il n’aimait peut-être pas manifester ses sentiments

en public. Du coup, elle l’attendit sur le chemin qu’il

empruntait habituellement, mais il ne vint pas. Le

lendemain, elle le vit carrément bifurquer dans une rue

transversale en l’apercevant.

Faute d’obtenir des explications – elle avait sa fierté -

elle dut se résoudre à penser qu’elle n’avait été qu’une

passade pour lui, un moment de magie ou

d’égarement, se disait-elle, selon son humeur. À moins

qu’il ne se défende de l’attirance qu’il avait eue pour

elle. Une consolation qui mettait – provisoirement - un

baume sur le fait d’avoir été larguée sans un mot.

Peu après, elle découvrit que Jonathan sortait avec

Manon. Avec elle, il était assez démonstratif. Elle le

voyait se pencher vers elle et lui murmurer des mots à

l’oreille, le sourire aux lèvres.

Lola soupira. À quoi bon remuer tous ces souvenirs.

C’était le passé. Mais sa mémoire avait pris les rênes

de son esprit et ne les lâchait pas.

La cerise sur le gâteau, l’apothéose de ce long

calvaire, ce fut son idée de génie, la solution

miracle qu’elle avait concoctée dans sa tête : changer

d’école pour ne plus avoir le couple Jonathan – Manon

sous les yeux.

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Grâce à son bagout, elle réussit à persuader ses

parents que l’établissement qui la branchait avait une

réputation supérieure à celui qu’elle fréquentait.

Prospectus, témoignages d’élèves qu’elle avait soi-

disant rencontrés, tout fit farine au moulin de son désir.

Sa mère et son père, tout contents de la voir dans de

si bonnes dispositions, prirent leurs renseignements

et, comme cela concordait avec les propos que Lola

avait tenus, ils acceptèrent de l’y inscrire.

Génial.

Sauf qu’elle n’avait pas prévu que Jonathan et Manon

auraient exactement la même idée !

Pour quelle raison, elle ne le saura jamais.

L’ironie, ç’aurait été que Jonathan aurait mal à l’aise à

cause de sa présence à elle, Lola, mais fallait pas

rêver.

Finalement, elle s’était habituée à les voir ensemble.

Elle était même arrivée à se persuader que cela ne lui

faisait rien. Parfois, elle riait d’elle-même. Un baiser

passionné et puis on croit que c’est pour la vie, comme

au cinéma.

Et puis, un jour, elle avait levé les yeux, avait vu

Valentin et l’avait trouvé beau. Vraie, cerise sur le

37

gâteau, cette fois, elle avait capté dans son regard une

lueur d’intérêt, on pouvait dire ça comme ça.

C’est lui qui avait fait le premier pas finalement. C’était

vrai, mais Lola aimait bien rétablir la vérité historique :

ce jour-là, elle marchait si lentement qu’il eût été

impossible à Valentin, avec ses grandes jambes, de

ne pas la rejoindre.

Après, tout s’était mis en place très naturellement. Elle

lui avait proposé de faire les trajets ensemble

puisqu’ils habitaient à un pâté de maisons l’un de

l’autre.

Ça remontait à quelques jours seulement, mais elle se

sentait bien avec lui, ce qui ne l’empêchait pas de

trouver un peu étrange cette passion qu’il avait pour

les jeux vidéos et les bagarres interminables qu’il

menait contre des ennemis imaginaires.

Elle ne le lui disait pas sauf une petite pique de temps

à autre.

Comme elle-même était une accro du GSM, il valait

mieux ne pas la ramener trop.

Bavarde comme elle l’était, une partie de son argent

de poche passait à payer un supplément au forfait

alloué par ses parents. Mais ça valait la peine,

estimait-elle. Elle aimait savoir qu’à tout moment, ou

presque, elle pouvait contacter ses copines. C’était

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rassurant de penser qu’il y avait toujours quelqu’un qui

était là pour vous écouter si vous aviez la tête un peu

à l’envers. À vrai dire, la plupart du temps, c’était juste

pour le plaisir de parler, de se raconter les dernières

nouvelles, ce qu’on avait fait, qui on avait rencontré,

comment « il » était et ce qu’« il » avait dit. Et ce qui

était chouette, c’était le SMS qui permettait d’envoyer

une invitation sans devoir entendre la voix qui

répondait : « Non, je ne suis pas libre aujourd’hui, je

suis invité à une soirée… ».

On tapait : « envie d’alé boire l verre c’t’aprm^^ Ca te

di ? � ». Et lorsque la réponse était, par exemple :

« impOssible.dsl.BisOuxx », il suffisait de pousser sur

un bouton pour transmettre la proposition à quelqu’un

d’autre.

Elle se rendit compte que son esprit s’était mis à

vagabonder. Elle refit le chemin en sens inverse pour

retrouver l’origine de ses divagations. Cela ne lui prit

pas plus d’un centième de seconde.

Valentin !

Elle adorait faire les trajets avec lui.

Parfois, elle voyait dans ses yeux à quel point il était

épaté par ses tenues ou par les choses extravagantes

qu’elle lui racontait parfois.

39

Alors, malgré elle, elle ne pouvait s’empêcher d’en

remettre un peu, juste ce qu’il fallait pour voir son

visage s’illuminer d’un sourire.

Que celle qui n’a jamais été amoureuse lui jette la

première pierre.

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-8-

Valentin s’était réveillé d’excellente humeur. Il ne

savait pas encore comment il allait s’y prendre, mais,

inexplicablement, il était confiant et se disait que les

idées lui viendraient au fur et à mesure.

Aussi, lorsqu’il vit Manon s’attarder dans la classe,

remettant un à un ses livres dans son cartable, il

n’hésita pas une seconde et s’approcha d’elle.

-Je peux t’aider ? demanda-t-il, tout en prenant son

plumier et le glissant dans la mallette de la jeune fille.

-Merci, ça ira.

Elle gardait la tête baissée.

-Tu as des nouvelles de Jonathan ?

Elle soupira.

-Non. Rien. Son GSM est tout le temps sur

messagerie. Je lui ai envoyé dix SMS. Il ne répond

pas. Je suppose que ses parents le lui ont confisqué.

-Tu les connais ?

Elle hocha la tête.

-Quel genre ? insista Valentin.

Manon haussa les épaules.

41

-Du genre intransigeant. Respecter les règles

scrupuleusement, suivre le droit chemin. Alors,

évidemment…

La scène de la veille lui revint à l’esprit. Elle étouffa un

sanglot.

-Il n’a rien fait. J’en suis certaine.

-Moi aussi.

Elle leva les yeux, surprise par le ton catégorique. Elle

vit le regard calme qui l’observait.

-Qu’est-ce qui te fait dire ça ? lui demanda-t-elle.

Il ne répondit pas directement.

-Il faut trouver celui ou celle qui a glissé le cran d’arrêt

dans son cartable.

-Mais comment ?

-Je n’en sais rien encore. Peut-être que tu peux

m’aider ?

-Moi ?

-Mais oui, tu as peut-être observé certaines choses

dans la vie de Jonathan ces derniers temps. Il t’a peut-

être confié ses soucis ?

-Oh, non ! Ce n’est pas son genre. Il est plutôt réservé

même s’il se lâche de temps à autre.

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-D’accord, mais qui sait, en rassemblant les indices,

on finira bien par trouver une piste. Tu vois, comme

dans « Les experts ». À la fin, on trouve.

Elle fit une petite moue, pas trop convaincue, mais il vit

qu’elle se détendait.

-Alors, si on disait que tu réfléchis à tout ça et on se

voit pour en parler, un peu plus cool qu’entre deux

cours.

-D’accord.

Il se dirigea vers la porte.

-Valentin ?

Il se retourna.

-Merci.

Il agita la main.

-Tu as parlé avec Manon, demanda Lola après un long

silence.

-Oui.

-Elle a des nouvelles de Jonathan ?

-Non. Il ne répond pas. Elle pense que ses parents

l’empêchent d’avoir des contacts avec l’extérieur.

43

Lola se mordit les lèvres. Elle se souvint les avoir

entrevus une fois à la sortie de l’école avec leur grosse

bagnole noire. Des gens guindés. À cheval sur les

principes. Pauvre Jonathan, il ne devait pas trouver

beaucoup de réconfort auprès d’eux.

-C’est quoi ton idée ? Tu crois que Manon sait quelque

chose ?

-Je n’en sais rien. Je me dis qu’il avait peut-être des

ennemis, des gens qui voulaient lui faire un sale coup

pour se venger de quelque chose.

Elle faillit lui dire que ce n’était pas possible, pas

Jonathan, mais elle se ravisa. À vrai dire, elle n’en

savait rien. Elle ne savait plus rien. L’amour l’avait

peut-être aveuglée. La jalousie aussi. Alors autant

qu’elle ne se mêle pas de cette histoire. Elle n’était pas

très douée pour y voir clair.

Elle regarda Valentin. Il paraissait à la fois zen et

déterminé. Cela calma son inquiétude et du coup, elle

retrouva un peu de sa légèreté habituelle.

-Et bien, te voilà prêt à mettre tes talents cachés au

service de la vérité et de la justice !

Valentin rougit.

Lola n’avait pas nommé les jeux vidéos, mais c’était

sous-entendu.

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Il n’était pas habitué à ce qu’on lise dans ses pensées,

mais finalement, ce n’était pas aussi désagréable qu’il

le pensait.

En tout cas, quand ça venait de Lola.

45

-9-

Valentin était appuyé contre le mur du bâtiment,

pianotant sur son GSM pour voir s’il avait reçu des

messages pendant la journée. C’était hautement

improbable, mais il le faisait par habitude. On ne sait

jamais.

-On y va ?

Lola se tenait devant lui. Le soleil faisait ressortir la

luminosité de sa chevelure. Elle est superbe, pensa

Valentin et aussitôt son regard s’assombrit.

Il empocha son GSM.

-Pas aujourd’hui. J’ai fixé rendez-vous à Manon pour

qu’on puisse discuter ensemble et, qui sait, trouver un

début de piste.

Lola baissa les yeux pour qu’il ne vît pas sa

contrariété. Heureusement, il n’était pas assez près

pour entendre les battements de son cœur.

-Ah oui, c’est vrai. Tu m’en avais parlé. Ton enquête.

-Oui, je crois qu’elle sait plus de choses que…

-Bien sûr, comme dans les séries : il suffit d’interroger

le bon témoin et tout devient clair !

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Valentin ne releva pas son ton sarcastique.

-D’accord. Je te laisse. À demain ?

Elle avait laissé transparaître son inquiétude dans le

ton interrogatif.

-Oui, bien sûr ! À demain. Je serai prêt à ton coup de

sonnette, cette fois.

-Bonne chance dans tes investigations, Sherlock ! dit-

elle en plissant les yeux, car elle savait qu’il adorait

cette mimique.

-Merci. Je te raconterai.

-À plus.

-À plus.

Lola attendit de s’être suffisamment éloignée de

l’endroit où se tenait Valentin pour pousser un soupir.

Elle compta jusqu’à dix pour contrôler l’envie qu’elle

avait de se retourner, histoire de voir si Manon était

arrivée, puis elle accéléra le pas.

Quelle foutue histoire !

Tout avait été si vite.

Si elle ne s’était pas indignée du renvoi de Jonathan.

Si Valentin ne s’était pas pris au jeu.

47

S’il n’avait pas endossé son armure de Chevalier… et

s’il ne s’était pas entiché… non ce n’était pas le bon

mot… s’il ne s’était pas mis en tête de parler avec

Manon, elle ne serait pas là, avec ce coup de blues,

elle serait en train de discuter avec Valentin. Ils

parleraient de tout et de rien jusqu’à ce qu’il arrive

devant sa maison.

Il fallait qu’elle arrête son cinéma.

Elle avait confiance en Valentin,

Mais elle avait eu confiance en Jonathan aussi.

Jonathan avait préféré Manon.

Valentin avait dit à demain et ses yeux souriaient.

Quel casse-tête !

Comment rester cool avec ces points d’interrogation

qui poussaient dans son cerveau comme des

champignons.

Elle entra en coup de vent chez elle.

La maison était vide.

Ses parents étaient sortis.

Elle décida de squatter la salle de bains pour un bon

moment, histoire de se refaire le moral.

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-10-

Manon tournait la paille dans son verre de coca,

faisant tinter les glaçons.

-J’ai réfléchi depuis notre discussion. J’apprécie

beaucoup ce que tu fais pour Jonathan, mais je ne te

serai pas d’une grande aide.

-Tu as eu des nouvelles ? demanda Valentin.

-Non, toujours rien. Silence radio.

-En réfléchissant, je me suis dit qu’il y avait deux

possibilités : soit quelqu’un en veut à Jonathan pour

une raison X, quelque chose qu’il a dit ou qu’il a fait ou

qu’il n’a pas fait, et ce quelqu’un a prévu qu’avec le

climat actuel « tolérance zéro », il allait se faire virer.

Vengeance savamment préméditée.

-Mais, comment ce quelqu’un pouvait-il être certain

que la prof découvrirait le cran d’arrêt ?

-Si tu t’arranges pour le mettre en évidence,

fatalement, il y a bien un prof qui le verra à un moment

donné, surtout qu’ils sont à l’affût.

-Ça veut dire que c’est forcément quelqu’un de la

classe ?

49

-Ben oui, tout ça repose sur un timing précis, la

situation qui va favoriser la découverte de l’arme ; par

exemple, pousser le cartable pour qu’il soit au milieu

de la rangée. Tout ça est super calculé pour arriver au

résultat voulu.

-Et tu disais : soit… Tu avais une autre idée ?

demanda Manon.

-Oui. L’autre hypothèse, c’est la blague qui a mal

tourné. Le gars… ou la fille qui a voulu l’embêter, juste

comme ça, pour rire, pour voir sa tête.

-Il faut vraiment être nul pour avoir des idées pareilles !

-D’accord, mais on ne peut pas exclure cette

possibilité, mais la question reste la même : qui ?

-Franchement, je ne vois pas.

-C’est forcément un… ou plusieurs parmi les vingt-cinq

élèves de la classe.

-Y compris toi et moi ?

-Mais… non, bien sûr !

Valentin déglutit. Il n’avait pas du tout envisagé les

choses de cette façon-là. Il ne soupçonnait pas du tout

Manon, il la voyait simplement comme celle qui était la

plus proche de Jonathan dans la classe. Quant à lui, il

savait qu’il n’y était pour rien, mais la réaction de

Manon l’avait choqué parce qu’elle avait simplement

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mis en évidence les conséquences de son

raisonnement :

TOUT LE MONDE DANS LA CLASSE ETAIT

SUSPECT.

Y compris Lola.

Il écarta cette idée. Il fallait qu’il garde une certaine

distance, un certain bon sens, sinon il allait plonger à

pieds joints dans la parano. Il devait s’en tenir à son

idée : collecter le plus d’infos possible. C’était évident,

Manon connaissait pas mal de choses, à son insu,

sans doute, il en était convaincu.

-Comme ça, sans réfléchir, tu lui vois des ennemis

dans la classe ou des gens qui le jalousent ?

-Valentin, s’il te plaît ! s’écria-t-elle. Je ne veux pas

jouer ce jeu-là, je suis d’accord d’aider Jonathan, mais

pas en pointant du doigt tel élève simplement parce

qu’il ne s’entend pas avec lui.

-Écoute, Manon, remettons les choses dans leur

perspective. Je ne suis pas un agent du FBI. Je suis

un élève de la classe et si Jonathan a été l’objet d’une

machination, je veux que ça se sache, que le ou les

coupables paient. Pour l’école, l’affaire est close. Moi il

me faut juste un début de piste ! Comprendre ce qui

s’est passé et sortir Jonathan de ce mauvais pas. Et je

crois que tu es la personne la mieux placée pour ça.

51

Manon parut ébranlée par les paroles et la

détermination de Valentin.

-D’accord, lâcha-t-elle du bout des lèvres. Inspecteur,

veuillez prendre note de la liste des suspects fournie

par Manon des Sources !

Valentin ne releva pas le trait sarcastique. Visiblement,

elle était stressée à l’idée de pointer un élève du doigt.

-Le premier à qui j’ai pensé, c’est Enzo. À l’étude, il a

ricané quand j’ai dit que le couteau n’appartenait pas à

Jonathan, « C’est ça, il a dit, c’est un complot, un

élève jaloux de ses bons résultats ». Quand j’y pense

maintenant, je trouve qu’il y avait quelque chose de

malsain dans sa façon de parler, comme un sentiment

de triomphe. C’est vrai que Jonathan avait toujours

l’air cool et ses notes cartonnaient tandis qu’Enzo,

même s’il se débrouillait pas trop mal devait mettre les

bouchées doubles. Est-ce qu’il a voulu lui rabattre le

caquet ? Est-ce qu’il avait prévu les conséquences de

son acte ?

Elle s’emballait. Valentin intervint.

-Doucement, Manon, s’il te plaît, tu en parles comme

si sa culpabilité était déjà démontrée !

-C’est ça que tu voulais non ? Que je t’apporte le

coupable sur un plateau.

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-Manon, s’il te plaît. Ne te braque pas. Parle-moi des

gens avec qui Jonathan pouvait être en conflit. Encore

une fois, je ne suis pas flic. Je ne te demande pas

des preuves, juste des impressions, des remarques

que tu as entendues, des choses que tu as

enregistrées peut-être à ton insu.

-Mais, écoute-toi ! Tu délires grave ! Après « les

Experts », on a droit au « Mentalist » ! Je te l’ai dit,

Jonathan était assez réservé. Il parlait rarement de ce

qui le contrariait.

-D’accord, excuse-moi de t’avoir bousculée, Manon. Je

sais que je te mets dans une position difficile, mais tu

imagines bien que je ne vais pas au moindre soupçon

aller crier sur tous les toits qu’untel ou unetelle a piégé

Jonathan. J’attendrai d’avoir des preuves

IRREFUTABLES !

Il la regarda dans les yeux comme pour souligner ce

qu’il venait de dire.

-Merci d’avoir accepté de me parler. Je crois qu’ il vaut

mieux qu’on laisse reposer tout ça et, si tu es d’accord,

on pourrait à nouveau y réfléchir ensemble dans

quelque temps. Je te laisse mon numéro de GSM. Si

quelque chose te revenait…

Manon éclata de rire. Valentin fut surpris. Il lui lança un

regard interrogateur.

53

-Décidément, tu regardes trop les séries télé. Je

croyais que tu allais me dire : « Vous avez le droit de

garder le silence. Tout ce que vous direz pourra être

utilisé contre vous. »

Valentin, beau joueur, sourit. Ce n’était pas la

première fois que ça lui arrivait. Quand il prenait

vraiment les choses à cœur, il pouvait devenir sérieux

jusqu’à en perdre tout sens de l’humour. Chiant à

mourir sans doute.

Ils se levèrent. Valentin laissa de l’argent sur la table

pour les deux cocas.

Elle l’embrassa sur la joue.

-À demain !

-Oui, à demain !

Il la regarda s’éloigner. Il avait mal évalué la situation.

Il aurait dû être plus patient. Ne pas la prendre de front

comme ça. Elle avait raison. Il s’y croyait. Depuis qu’il

avait décidé de savoir qui avait pu piéger Jonathan…

En supposant que quelqu’un avait piégé Jonathan.

C’était en tout cas la conviction de Lola qu’il avait

reprise à son compte.

Donc, il devait partir de ce postulat, se dit-il, appelant à

son secours la rigueur mathématique. Il verrait bien si

ça menait quelque part, c’est-à-dire s’il en découlait

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quelque chose de tangible qui pouvait faire l’objet

d’une démonstration.

Une preuve irréfutable, comme il venait de le dire à

Lola.

55

-11-

8h08.

Je suis en avance, mais tant pis, se dit Lola en

appuyant sur le bouton de la sonnette.

Elle est un peu en avance, tant mieux ! se dit Valentin

en dévalant l’escalier.

-Bonjour !

-Bonjour !

Il l’embrassa.

Elle l’embrassa.

-On y va ? s’écrièrent-ils en même temps.

Ils éclatèrent de rire, rassurés tous les deux.

-Super ton nouveau béret. J’aime bien ce rouge.

-Il y a déjà un moment que je l’ai acheté chez un

marchand de fringues de seconde main, mais c’est la

première fois que je le porte. Tu ne trouves pas qu’il

est trop…

-Trop ?

-Trop flashy !

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-Pas du tout. Ça te va vraiment (il la regarda,

cherchant un mot percutant, mais n’en trouva pas)…

comme un gant ! C’est superbe. Tu es superbe.

-Toi aussi.

Elle toucha son bras. Pendant une fraction de

seconde, il sentit la chaleur de sa main sur sa peau.

Il en fut troublé.

Elle s’étonna de son geste spontané.

Ils marchèrent en silence.

Arrivés aux abords de l’école, Lola relança la

conversation.

-Alors, ton enquête, ça avance ?

-Mon enquête ? s’étonna Valentin, sortant de sa

rêverie.

-Ben oui, tu devais parler avec Manon, chercher avec

elle si Jonathan avait des ennemis dans la classe qui

auraient pu vouloir lui nuire, tu t’en souviens ?

-Oui, parfaitement, mais ça n’a rien donné. Elle s’est

sentie coincée, comme si j’étais un flic qui lui

demandait la liste des suspects. Elle n’a rien dit, enfin

pas grand-chose. En fait, elle s’est fermée comme une

huître et…

57

Valentin venait d’apercevoir un petit groupe devant

l’école : Maxime, Nina, Rémi, Enzo.

Enzo, Manon en avait parlé, le seul d’ailleurs. Valentin

l’observa. Il rigolait avec les autres.

-Et… ? demanda Lola, désireuse de connaître la suite.

-Et rien. A vrai dire, j’ai peut-être voulu aller trop vite

en besogne. Il va falloir que je patiente un peu.

-Salut Valentin, salut Lola, ça fait longtemps qu’on ne

vous avait plus vus !

C’était Enzo qui avait parlé, mais tout le groupe les

dévisageait avec un air goguenard.

-C’est vrai, répliqua Valentin, on était overbooké, mais

on n’a pas cessé de penser à vous.

-Oui, enchaîna Lola, on mourait d’envie de vous revoir

et voilà, notre vœu a été exaucé. Comme quoi tout

arrive !

Ils ricanèrent, se tapèrent dans les paumes des mains,

puis la sonnerie retentit.

Pile à l’heure, sans surprise.

La journée commençait.

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-12-

-Je me suis bien marrée quand la prof a commencé à

parler de pilule et de capotes en prenant des grands

airs, comme si elle nous offrait un scoop mondial. On

aurait dit qu’elle s’adressait à des attardés !

Lola avait l’air remontée. Même son pas était plus

rapide.

-Je ne suis pas d’accord avec toi, rétorqua Valentin, je

trouve que c’est important d’en parler à l’école. Tout le

monde n’a pas la chance d’avoir des parents qui te

disent ce que tu as besoin de savoir.

-Et toi, tu as eu cette chance-là ?

-Ben oui, je te l’ai dit, mon père, il trouve qu’à part les

études, le plus important c’est les filles. Ma mère lui

lance parfois des regards noirs quand il fait ce genre

de remarques. Je crois qu’il le fait exprès pour lui

rappeler qu’elle a épousé un homme très séduisant,

qui a eu beaucoup de succès dans sa jeunesse.

Lola éclata de rire.

-Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

-Rien. Ou plutôt si. Pendant que tu parlais, j’ai imaginé

mon père, avec l’air sérieux d’un pape, déclarant

59

: « Ma fille, j’insiste pour que tu comprennes enfin qu’il

est de la plus haute importance que tu aies une

connaissance approfondie des garçons ».

Valentin rigola à son tour. Elle secoua la tête, faisant

voleter sa chevelure blonde. Valentin revint à la

discussion.

-Alors, ils t’en ont parlé à toi, des capotes, de la

pilule ?

Elle lui jeta un coup d’œil pour voir où il voulait en

venir.

-Oui. Ils ont la trouille que je sois enceinte. C’est

comme ça que j’ai fait mon entrée dans le monde. Ils

n’avaient pas pris de précautions, dans le feu de

l’action. Bref pour eux, la méthode Coué avait

remplacé la méthode Ogino : « Tout se passera bien,

ça ne nous arrivera pas à nous ! ». Comme quoi, nul

n’est prophète en son pays. Ça ne les a pas

empêchés d’être très contents de m’avoir. Ils m’aiment

beaucoup, je suis leur fille unique, mais parfois c’est

un peu lourd à porter. Bon, où en étais-je ? Pour

répondre à ta question, ils se sont appliqués à

m’expliquer ce que j’étais censée savoir pour faire

mon chemin dans la vie. Tout ça en termes choisis, je

ne te dis pas. J’ai pris l’air intéressé de celle qui

découvre la réalité du monde, mais il y avait pas mal

de temps que je m’étais fait ma propre idée grâce à

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Internet et les copines, ajouta-t-elle avec une certaine

précipitation.

Valentin sentit son cœur battre plus vite. En entendant

Lola parler, une question avait surgi dans son esprit. Il

se mordit la lèvre pour s’empêcher de la poser, car

c’était vraiment hors de propos.

Il avait envie de lui demander si elle avait déjà fait

l’amour, comme ça, de but en blanc.

Il trouva aussitôt une façon moins frontale de dire les

choses, du moins le pensait-il.

-Et par exemple, si tu faisais l’amour avec un garçon,

tu exigerais qu’il mette une capote ?

-Bravo ! Tu as tout compris. Vive la capote si je touche

à un pote !

-Tu te fous de moi !

-Pas du tout, je te trouve juste un peu indiscret.

-C’est toi qui as commencé !

-J’ai parlé du cours qu’on avait eu !

-N’empêche qu’on était en plein dans le sujet !

-Et toi, tu es arrivé chez toi ! Maison, fit-elle en tendant

le doigt comme E.T.

61

Il regarda autour de lui et dut se rendre à l’évidence.

La douche froide.

-Ça a passé si vite ! balbutia-t-il.

-Je trouve aussi !

Son ton s’était radouci. Elle l’embrassa sur la joue puis

en se retirant, elle frôla sa bouche.

-À demain !

Elle s’éloigna d’un pas vif. Valentin suivit des yeux sa

silhouette, son cœur battait la chamade.

Lola, les joues en feu, pressa le pas.

Pour la première fois, elle se hérissa devant la

perspective de devoir changer de tenue pour rentrer

chez elle. Elle en avait oublié sa révolte contre les

idées ringardes de ses parents. Ses vêtements étaient

maintenant associés aux trajets qu’elle faisait avec

Valentin. Les porter, c’était comme rester encore avec

lui.

Valentin vit disparaître Lola au coin de la rue.

La musique de «Mission impossible » l’arracha à sa

contemplation.

Il décrocha son GSM, jetant un œil distrait à l’écran.

Manon.

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-13-

-Valentin ?

-Oui.

-Écoute, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, il y a peut-

être un truc, enfin quelque chose qui m’est revenu,

mais je ne sais pas si ça a un rapport avec ce qui s’est

passé en classe.

-Dis toujours.

-Je préfèrerais qu’on se voie. Ce ne sont que des

impressions...

-Tu es libre aujourd’hui ?

-Dans une heure, je peux te retrouver au café, comme

l’autre jour. Ça va pour toi.

-Je m’arrangerai.

Valentin rentra chez lui et monta directement dans sa

chambre.

Il était intrigué. Il se demandait ce que Manon allait lui

apprendre. Il la sentait assez déboussolée avec cette

histoire. On aurait dit qu’elle cherchait à lui faire plaisir,

63

comme pour le remercier de prendre la défense de

Jonathan, mais il y avait comme un malaise.

Les yeux de Manon étaient sans cesse en

mouvement, scrutant Valentin.

Il attendit. Elle mordilla la paille qui dépassait de son

verre.

-Maxime, lâcha-t-elle, puis elle se tut.

-Qu’est-ce qui s’est passé avec Maxime ?

Elle vida son verre.

-Tu ne le diras à personne ?

-Écoute. On était d’accord. Je veux juste savoir qui a

mis le couteau à cran d’arrêt dans le sac de Jonathan.

Tout ce qui est en dehors de ça, je m’en

contrebalance. Ce sera effacé de ma mémoire.

-D’accord, Maxime a voulu que Jonathan lui donne un

coup de main pour fourguer de la drogue à l’école.

-De la drogue ?

-Enfin, de l’herbe.

Valentin ne releva pas. Manon poursuivit.

-Il pensait que si Jonathan s’y mettait, ça entraînerait

d’autres élèves de la classe à consommer, mais c’était

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mal le connaître. Il ne se battait pas, il ne fumait pas,

il... enfin, ce n’était pas son truc. Alors, Maxime s’est

fâché et l’a traité de poule mouillée.

-Mais, comment sais-tu ça ? Jonathan te l’a raconté ?

-Non. J’étais là. Ils en discutaient à proximité de

l’école. J’avais accompagné Jonathan à l’arrêt du bus.

J’étais à côté d’eux, mais, pris par leur discussion, ils

ne prêtaient pas attention à moi. visiblement, c’était un

truc entre mecs. Maxime est parti brusquement. Je me

souviens de son regard furax.

Valentin était sidéré.

Les choses se passaient sous son nez et il ne voyait

rien. Il savait que ça existait, mais dans d’autres

écoles, pas dans la sienne. Il n’aimait pas trop cette

image de gros naïf que Manon lui renvoyait. C’était

peut-être à ça que servaient les jeux vidéo, à ne pas

voir trop la réalité. Pour sa défense, il se dit que s’il

avait été un lâche, il n’aurait pas cherché à en savoir

plus sur « l’affaire Jonathan » et à se mouiller comme

il était en train de le faire. Bien sûr, il y avait Lola qui...

-C’est tout ? demanda-t-il.

-Mais oui, c’est ça qui m’est revenu. Tu m’avais

demandé des indices, n’importe quoi, ce dont je me

souvenais, c’est bien ça ? Je n’ai pas dit que c’était

Maxime le responsable !

65

Elle avait haussé le ton. Des gens à la table voisine se

retournèrent vers eux.

-Je t’en prie, Manon, je t’ai demandé si c’était tout,

juste pour m’assurer que tu avais fini, pas parce que

j’attendais une longue liste de révélations. Rappelle-toi

ce que je t’ai dit l’autre jour : des anecdotes, des

impressions, un début de piste pour savoir comment

agir et démasquer le ou les coupables.

-Si je me souviens d’autre chose, je t’appelle.

-D’accord.

Elle se leva.

-Manon ?

-Oui ?

-Merci. Je sais que ce n’est pas facile pour toi... Tu

n’as toujours pas de nouvelles ?

-Non.

Il la regarda s’éloigner, pensif.

Deux choses l’avaient frappé.

La décision de l’école était sans doute sans appel,

mais pourquoi Jonathan ou ses parents ne faisaient-ils

rien, ne demandaient-ils pas une enquête ? Jonathan

leur avait-il dit que ce cran d’arrêt ne lui appartenait

pas ? Ou avait-il baissé les bras, persuadé qu’ils le

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croyaient coupable et que rien ne pourrait leur faire

changer d’avis ?

De ce côté-là, il n’y avait rien à espérer pour le

moment.

Et puis, l’autre chose, ça n’avait rien à voir, mais l’idée

lui était venue en regardant Manon s’éloigner.

Il avait beau ne penser qu’à Lola, un constat

s’imposait, étayé par des petites observations

auxquelles il n’avait pas prêté, jusqu’à cet instant,

toute l’attention qu’elles méritaient : Manon était

(« aussi », se dit-il, car il ne voulait pas de problème

avec sa conscience) une fille très séduisante qui

plaisait aux garçons.

67

-14-

-Alors,ça avance ? Tu as une piste ? demanda Lola.

-Je n’irai pas jusqu’à dire ça. Manon se dégèle un peu.

Elle est moins sur la défensive. Elle m’a téléphoné

pour me dire qu’elle avait repensé à certaines choses.

-Et... ?

-Je ne suis pas sûr que ça ait un rapport avec

Jonathan, poursuivit Valentin. J’ai l’impression qu’elle

m’a donné quelques informations, histoire de montrer

sa bonne volonté à aider Jonathan.

-Ça veut dire que tu n’y crois pas trop.

-Non.

-Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air pensif ?

-Il y a quelque chose qui m’échappe. Manon ne m’a

pas tout dit.

-Je ne comprends pas. C’est ce que tu as affirmé il y a

trente secondes. Moi aussi, il y a quelque chose qui

m’échappe !

-Ce que je veux dire et ça vient juste de m’apparaître

maintenant, c’est que Manon cache des choses ! Elle

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me donne un os à ronger, mais ce n’est pas ça

l’important.

-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

-Comme ça, des impressions que j’ai eues quand je

l’ai rencontrée, assez vagues au moment même, et

puis en t’en parlant ça s’est précisé dans ma tête.

-Tu crois qu’elle dissimule quelque chose qu’elle sait

sur Jonathan ?

-Peut-être. Ou des événements qui la concernent elle.

Lola fit la moue. La tournure des événements ne lui

plaisait pas trop. Elle s’arrêta de marcher et se tourna

vers Valentin.

-Écoute, tu n’es pas obligé. C’est à cause de moi que

tu te donnes tout ce mal. Je crois que j’ai réagi à

chaud au renvoi de Jonathan. Forcément. Mais tu n’es

pas chargé de faire régner la justice dans cette école.

Laisse un peu reposer les choses. Peut-être d’autres

pistes se dessineront-elles.

-Je sais, mais je suis pris à mon propre jeu. Je sens

qu’il y a quelque chose de pas clair là-dedans.

-Qu’est-ce que tu comptes faire ?

-Je n’en sais rien. Je crois que tu as raison. Il faut être

capable de décrocher. Soyons zen !

69

Lola sourit. Elle le trouvait craquant quand il arborait

sa mine déconfite.

-Allons, ne fais pas cette tête-là ? Tu ne m’as pas dit

ce que tu pensais de ma tenue aujourd’hui.

Il la regarda. Pour de bon, cette fois-ci.

Ses soucis de redresseur de torts s’évanouirent

aussitôt et son visage se fendit d’un grand sourire.

Lola le reçut 5 sur 5.

Elle se souvint aussitôt des paroles d’une chanson :

« Elles savent que la seule chose qui tourne sur terre,

c’est leurs robes légères ».

C’était pas faux tout ça !

De son côté, Valentin se demandait comment il n’y

avait pas prêté attention avant qu’elle ne lui pose la

question.

Avec cette tenue, aucun risque de passer inaperçue !

Le bandana multicolore. La robe verte avec de

grandes fleurs qui lui tournaient autour comme des

plantes tropicales.

Il déglutit.

-Ben, pfff... Que veux-tu que je dise, tu es splendide !

Elle salua comme une danseuse et ajouta :

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-Ça te dirait de venir avec moi au concert de Ghinzu ?

lui demanda-t-elle

-C’est demain, c’est ça ? Samedi ? ajouta-t-il pour

masquer son trouble. Mais oui, je serais très...

-Alors à demain ?

-Oui, à demain.

Il se pencha vers elle, fut tenté de poser ses lèvres sur

les siennes, mais se contenta d’effleurer sa joue

comme pour s’imprégner de son parfum.

Elle s’éloigna en retenant une envie folle de danser.

Il s’engagea dans l’allée de sa maison, jetant un coup

d’œil vers la façade. Il espérait que son père ne les

avait pas observés par la fenêtre. Sinon, bonjour les

commentaires !

Ce n’est qu’une fois dans sa chambre que l’information

percuta son cerveau :

Il avait rendez-vous samedi avec Lola.

-Waaaaw, s’écria-t-il en lançant sa casquette en l’air.

71

-15-

Lara Croft s’agrippa à la liane et franchit en une

fraction de seconde la zone dangereuse. Les armes

automatiques tonnèrent, mais elle s’en fichait. Son

élan l’avait entraîné hors de portée de ses adversaires.

Valentin appuya sur « pause ».

La longue silhouette élancée s’immobilisa, lui

obéissant au doigt et à l’œil. Au doigt en tout cas.

Il regarda l’image virtuelle qu’il connaissait par cœur.

Belle fille, se dit-il. Une allure du tonnerre. Les

dessinateurs s’en étaient donné à cœur joie pour la

rendre sexy à mort. Ses courbes et en particulier, le

galbe de sa poitrine attiraient inévitablement le regard.

Il pensa à Manon.

Elle aussi avait des seins généreux.

Il libéra la commande « pause ».

Lara Croft se remit en route, bondissant allègrement

dans la forêt. Aussitôt une foule de personnages

agressifs apparurent et se lancèrent à ses trousses.

Valentin regarde maintenant sans intervenir, comme

perdu dans ses pensées.

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La meute se rapproche dangereusement de la jeune

femme, mais il ne réagit pas.

Au lieu de Lara, il voit Manon avec une bande de mecs

qui lui courent après. L’un d’eux s’approche, lui fait des

avances. Elle le repousse, s’offusque de son attitude.

Il rit, sûr de lui, sort le grand jeu pour la séduire, mais

elle reste inflexible. Il s’en va, humilié.

L’idée de la vengeance germe aussitôt dans son

esprit. Il va s’en prendre à Jonathan.

Ainsi, la place sera libre.

Mais bien sûr, personne ne doit soupçonner qu’il est

l’auteur du traquenard, alors lorsqu’il apprend que

Daniel s’est fait exclure parce qu’il s’était pointé à

l’école avec une arme, c’est comme si la solution lui

était offerte sur un plateau.

Valentin est séduit par son scénario.

Il a le mobile : la jalousie et les circonstances qui ont

donné l’idée de la mise en scène. Et, comme pour que

le piège fonctionne à coup sûr, il faut que le type en

question contrôle parfaitement la situation, ça ne peut

être qu’un élève de la classe.

CQFD.

73

Reste à vérifier cette séduisante hypothèse, se dit

Valentin, mais pour l’instant, il n’en voit pas d’autre.

Elle tient la route.

Le plus dur reste à faire : obtenir une confirmation de

la part de Manon et là, il allait devoir trouver une

manière d’aborder les choses en souplesse.

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-16-

-Jonathan m’a téléphoné. Il a réussi à sortir de chez lui

en cachette de ses parents. Il a emprunté le GSM d’un

copain.

Manon parlait avec fébrilité.

-Et alors ?

-Il dit que ce n’est pas lui, que le cran d’arrêt ne lui

appartient pas. Il ne sait pas comment il s’est retrouvé

dans son cartable.

-Écoute, Manon, j’ai pensé à un truc hier. C’est

complètement fou, mais j’aimerais savoir ce que tu en

penses. Imagine que cette machination soit l’œuvre

d’un type qui veut se venger de Jonathan pour une

raison bien particulière.

-Mais pourquoi ? Il n’a rien fait. C’est un type qui n’a

pas d’ennemis. Il s’arrange pour être en bons termes

avec tout le monde.

-D’accord, ça je le sais, mais supposons que, malgré

ça, quelqu’un ait des motifs de lui en vouloir.

-Mais, il n’y en a pas. C’est ça qui est le plus

incompréhensible dans toute cette histoire !

75

-Manon, supposons, enfin, on imagine simplement des

cas de figure, un peu comme en math et, par exemple,

suppose qu’un type te tourne autour, qu’il insiste pour

sortir avec toi, qu’il te baratine pour que tu largues

Jonathan. Toi tu l’envoies paître et, à la fin, quand il

comprend qu’il n’y a rien à faire, il décide de se venger

sur ton copain.

Manon pâlit.

-Valentin, je te remercie de prendre autant à cœur le

renvoi de Jonathan, mais je crois qu’il vaut mieux que

tu arrêtes là ton enquête à la noix ! Fous le camp et ne

m’adresse plus jamais la parole !

Elle avait haussé le ton.

Des élèves qui passaient dans le couloir se

retournèrent.

-Hé, ne vous disputez pas les amoureux !

-Espèce de taré, siffla-t-elle entre ses dents avant de

tourner les talons.

Il la regarda s’éloigner, les épaules se soulevant et

s’abaissant. Elle hoquetait et sanglotait.

-Te tracasse pas, elle reviendra, lança une voix

gouailleuse.

La récréation était finie. Les flots d’élèves

envahissaient à nouveau les couloirs. Valentin se

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dirigea vers le local de maths, un peu groggy à cause

de la scène à laquelle il venait d’assister.

Il ne croyait pas obtenir aussi rapidement confirmation

de son hypothèse.

Autre certitude : il ne pouvait plus compter sur Manon

pour obtenir le nom d’un suspect présumé. Il devrait

trouver un autre moyen.

Il déglutit.

L’évidence le frappa en pleine figure.

Il était confronté à ce que dans les films on appelait la

loi du silence.

77

-17-

Le concert battait son plein. La foule s’était massée

près de la scène et le long des murs. Le guitariste n’en

finissait pas de faire vibrer ses cordes. Les

changements d’éclairage donnaient un côté irréel aux

silhouettes des musiciens.

Manon et Jonathan criaient, tapaient dans les mains,

bousculés par ceux qui se pressaient pour être encore

plus près du podium.

Les applaudissements fusaient de la salle, comme une

clameur.

Le batteur prit le relais du guitariste, attaqua son solo

avec une énergie qui fut aussitôt saluée par une foule

enthousiaste. Les baguettes virevoltaient dans ses

mains, cognaient la caisse et les cymbales d’un

mouvement continu, donnant l’impression que le

roulement allait se perpétuer à l’infini.

Les spectateurs se taisaient maintenant, fascinés, les

regards scotchés aux doigts du musicien magicien. On

aurait dit un trapéziste tournoyant dans les airs sans

jamais retomber sur le sol.

Le temps était suspendu.

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Lorsque les deux baguettes claquèrent pour marquer

la fin du solo, les hurlements et les applaudissements

jaillirent, ponctuant la performance. Les musiciens

reprirent le couplet et achevèrent le morceau sur une

note tenue du guitariste et les frémissements de la

batterie.

Puis, brusquement - même les habitués du groupe en

furent surpris – la joyeuse frénésie cessa.

Un grand calme se répandit dans la salle. Le bassiste

joua l’intro, une mélodie très lente, lancinante, puis, un

à un, les autres musiciens entrèrent dans la ronde.

Personne ne bougeait, ne parlait, n’applaudissait.

Les lumières éclatantes qui avaient ponctué le

morceau précédent s’étaient faites discrètes.

La scène baignait dans une atmosphère bleutée qui

évoquait la nuit.

Valentin se retrouva juste derrière Lola. Son cœur

battait comme une horloge détraquée de la sentir si

proche. Sa main se posa sur sa taille. Aussitôt elle

s’appuya contre lui, chercha ses doigts et les mêla aux

siens. Valentin enfouit son visage dans ses cheveux.

Elle se retourna.

Leurs lèvres se touchèrent.

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80

Et dans l’instant, ils furent seuls au monde et le monde

s’était accordé à leur désir...

Lorsque la dernière note eut vibré et avec elle, les

applaudissements et les cris, main dans la main, ils se

frayèrent un passage dans la foule pour atteindre le

fond de la salle plongée dans l’obscurité.

Tandis que le groupe attaquait un nouveau morceau,

renouant avec son répertoire rythmé, Lola et Valentin

se faisaient face.

Enhardis par la flamme qui brillait dans leurs yeux, ils

se laissèrent aller à un baiser plus long et plus

passionné cette fois.

La nuit est fraîche, mais ils ne s’en aperçoivent pas. Ils

marchent dans les rues, incapables de prononcer un

mot.

-C’est merveilleux, dit Lola, rompant le silence.

Valentin hoche la tête, il voudrait avoir autant de

facilité qu’elle avec les mots. Il n’en revient pas de ce

qui lui arrive. Bien sûr, tout ça était écrit, ça devait

arriver, mais de pouvoir la toucher et embrasser ses

lèvres - pour de vrai - faisait tout basculer.

Lola devint songeuse.

Valentin s’enhardit.

81

-Il y a si longtemps que j’en ai envie.

-Et moi, donc !

La tête dans les étoiles, il ne prêta attention ni au ton

de sa voix un peu crispé ni à son air préoccupé.

-Valentin ?

-Hhm ?

-Il faut que je te parle.

-Qu’est-ce qu’il y a ?

-Jure-moi de m’écouter jusqu’au bout.

-Mais, bien sûr ! C’est si grave que ça ?

-Non, ce n’est pas grave. Je te le dis parce que je n’ai

pas envie que tu l’apprennes par quelqu’un d’autre.

-Vas-y.

Le visage de Valentin était calme, mais dans sa

poitrine une angoisse montait, il flippait à l’idée

d’apprendre quelque chose de déplaisant sur Lola, et

surtout à l’idée de perdre ce bonheur tout neuf.

À cause des mots qu’elle allait prononcer.

-L’année dernière, dans l’autre école, je suis sortie

avec Jonathan. Ça a duré une soirée et le lendemain,

c’était fini. Je n’ai jamais compris pourquoi. Il paraissait

si... si amoureux de moi et puis, une semaine après, il

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sortait avec Manon. Voilà, je t’ai tout dit, l’essentiel, en

tout cas.

Elle avait parlé très vite comme pour se débarrasser

de son fardeau, les yeux baissés pour ne pas voir le

verdict dans son regard.

Valentin, de son côté, n’en menait pas large non plus.

Il balbutia.

-Et... Et... c’est fini maintenant ou... tu penses toujours

à lui ?

C’était comme un glissement de terrain. Son univers

s’effondrait tout doucement. Il était suspendu à sa

réponse.

-Je m’entendais bien avec lui avant cette fameuse

soirée. Ça m’a fait mal d’être larguée comme ça sans

explication. C’est pour cette raison que j’ai changé

d’école, ignorant que lui et Manon avaient eu la même

idée. Ça ne m’a pas facilité la vie, mais je crois que je

me suis habituée à les voir ensemble. Et puis, je ne

sais pas ce qui m’a pris, mais quand je l’ai vu accusé

par la prof, je n’ai pas pu m’empêcher de me révolter.

Je savais qu’il n’était pas agressif, ni du style à se

balader avec un cran d’arrêt, même s’il s’était mal

comporté envers moi.

Lola se tut.

83

Valentin sentit un peu d’oxygène arriver à ses

poumons, assez pour voir que Lola hésitait à

poursuivre.

-Quand je suis arrivée dans l’école, ça a été la cata,

puis les semaines passant... et bien, je me suis

aperçue que tu existais et euh, que tu me plaisais,

mais je ne me sentais pas prête à commencer une

nouvelle relation. Et puis il y a eu le jour où tu

marchais derrière moi...

Lola se mit à rire.

-Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demanda Valentin, pris

au dépourvu par son brusque changement de ton.

Elle l’embrassa et passa ses mains autour de son cou.

Lorsque leurs corps se séparèrent, Valentin ne se

souvenait plus de la question qu’il avait posée, mais

comme Lola le regardait toujours avec cette même

expression joyeuse, il se rappela qu’il lui avait

demandé quelque chose.

-Et... ?

-Lorsque tu marchais derrière moi, je t’avais aperçu

dans le rétroviseur d’une auto en stationnement, du

coup, j’ai ralenti pour être certaine que tu me

rejoignes !

Valentin se mit à rire à son tour.

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-C’est ça, cours après moi que je t’attrape !

-Peut-être, mais je n’ai fait que te fournir l’occasion

que tu attendais, rétorqua-t-elle.

-Possible, dit-il en posant la main sur sa joue, puis il

ajouta : certain !

Elle ferma les yeux pour qu’il ne la voie pas pleurer.

Il l’embrassa avec fougue, comme pour exorciser la

peur qui l’avait traversé quelques instants plus tôt,

puis rassuré, il se mit à parler.

-Écoute, je crois que j’ai une piste...

Lola posa un doigt sur ses lèvres.

-Non, tais-toi, cette soirée est la nôtre, j’avais besoin

que tu saches ce qui s’était passé, le reste ce sera

pour une autre fois.

Valentin renonça à ses explications d’autant plus

volontiers que Lola se serrait contre lui. Ils reprirent

leurs baisers et leurs caresses là où ils les avaient

laissés.

85

-18-

Lola est allongée sur son lit.

Elle a envie de rire et de pleurer.

Quelque chose s’est dénoué dans son ventre comme

si une page était enfin tournée.

Jonathan a trouvé une place. Celle d’un ami,

quelqu’un qu’elle apprécie, mais dont elle n’est plus

amoureuse. Elle n’a aucun regret de s’être révoltée

contre l’injustice dont il a été victime. Elle est certaine

qu’il n’est pas coupable. De toute façon, c’était plus

fort qu’elle. Plus fort que l’envie de se venger de

l’humiliation qu’elle a subie. Valentin a réagi au quart

de tour. Il est parti en croisade, un mélange de

Sherlock Holmes et de Luke Skywalker et il est entré

dans sa vie pour de vrai.

Il a reconnu qu’il cherchait une occasion pour

l’aborder.

Elle sourit en repensant à la soirée.

Elle aurait aimé que leurs baisers et leurs caresses se

prolongent indéfiniment.

Lorsque la main de Valentin s’était posée sur sa taille,

elle avait frissonné. Le geste avait libéré leurs désirs et

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du coup, pour pouvoir profiter pleinement de ce qui se

passait entre eux, elle avait senti qu’elle devait se

débarrasser de son « secret ». Tout de suite, il avait

manifesté son inquiétude : est-ce qu’elle était toujours

amoureuse de Jonathan ?

Elle n’avait pas pu répondre comme elle l’aurait voulu.

Comment dire ce qu’on ressent vraiment quand

quelqu’un vous regarde de cette façon-là et que soi-

même on crève de trouille qu’il se détourne de vous.

Mais elle lui avait dit l’essentiel : elle était amoureuse

de lui, Valentin !

Lola ramène la couverture sur elle et se tourne sur le

côté pour trouver le sommeil, mais c’est sans espoir :

ça tourbillonne trop dans sa tête et dans son corps

pour qu’elle puisse dormir cette nuit.

87

-19-

Valentin est assis sur son lit, il délace ses baskets.

Il les envoie promener à l’autre bout de la pièce.

Heureusement, le bruit des chaussures est amorti par

la moquette. Il en a oublié que ses couche-tôt de

parents dorment dans la pièce à côté.

Il a des excuses.

Il rigole tout seul.

Bien sûr qu’il a des excuses.

D’ailleurs, si son père s’était réveillé et avait surgi dans

sa chambre, ça n’aurait pas été bien grave, juste

embêtant : il aurait été obligé de lui expliquer que tout

ce tapage, c’était pour la bonne cause !

Laquelle ? aurait demandé son père à moitié endormi.

Il était amoureux, tout simplement.

Tout s’est passé si vite qu’il n’a pas encore réalisé.

Lola et lui.

Le concert.

Le batteur qui tapait et ce solo qui n’en finissait pas de

cogner comme son cœur contre ses côtes.

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Et cette énergie qu’il sentait monter en lui.

Une envie de vivre, de vibrer avec tout ce qui

l’entourait.

Et tout à coup, le silence et le guitariste qui, avec

quelques accords, avait remué quelque chose tout au

fond de lui.

Et le geste lui était venu tout naturellement.

Sa main s’était posée sur la taille de Lola et très vite,

leur premier baiser.

Le contact de ses lèvres si chaudes.

Il n’y croyait pas encore.

Elle l’avait entraîné dans le fond de la salle et là, ils

avaient recommencé. En prenant leur temps pour bien

sentir battre le cœur de l’autre.

Elle avait interrompu leurs caresses.

Elle avait parlé et tout de suite, il avait senti comme si

tout ce qui venait de se passer foutait le camp. Il s’était

raccroché à ce qu’elle disait. Il y croyait. À la fin, elle

avait ri en lui dévoilant sa « stratégie », mais il avait

écouté sans entendre. Ce qu’il voyait, c’était la lueur

qui brillait dans ses yeux.

Quelques secondes après, il retrouvait le goût fruité

de ses lèvres sur les siennes.

89

Dans ces cas-là, y a plus besoin d’explication, se dit-il,

heureux de cette évidence.

Valentin s’allonge dans le noir, les mains croisées

derrière la nuque.

Sur l’écran de son ordinateur, Lara Croft se morfond.

Personne ne se soucie d’elle. Un clic l’a immobilisée

quelques heures plus tôt. Cet arrêt sur image ne cadre

pas avec ce besoin d’action qui la dévore en

permanence, mais, pour l’heure, Valentin n’en a rien à

cirer, il a d’autres chats à fouetter.

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-20-

-Hé, silence, voilà les amoureux, s’écria Enzo en

ricanant.

-Oui, écoutez les sanglots longs des violons,

commença Maxime, qui ne détestait pas faire étalage

de sa culture, mais l’ennui, c’est qu’il ne se souvenait

plus de la suite tellement il était fasciné par l’apparition

de Valentin et de Lola franchissant la porte d’entrée.

Une image de comédie romantique à l’américaine, se

dit Maxime avec une pointe d’envie.

-Ça va, vous êtes pénibles, mêlez-vous de ce qui vous

regarde, fit Nina.

-C’est bon, on ne peut jamais rigoler avec toi, rétorqua

Bruno.

-Je m’en vais, vous me les gonflez avec vos conneries

de mecs, renchérit Fahrida.

-Salut ! fit Enzo, un peu embarrassé, aux nouveaux

arrivants.

-Salut à tous ! Vous en tirez des tronches, s’exclama

Lola. Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez sniffé votre

tube de colle ?

91

-Vous avez vu débarquer des extra-terrestres d’une

soucoupe volante ? ajouta Valentin en grand

connaisseur de l’univers de la S-F qui peuplait ses

jeux vidéos.

-Ça va, c’est bon les amoureux, vous marquez le

point.

Valentin et Lola se tournèrent l’un vers l’autre en se

souriant ce qui eut le don d’agacer prodigieusement

les autres, puis le regard de Valentin revint vers le

couloir où ils se tenaient et il croisa celui de Manon.

Elle quitta aussitôt le groupe avec lequel elle était en

discussion et partit presque en courant dans le couloir.

-Hé ho, Valentin, tu ne vas pas commencer à draguer

quand tu as une superbe nana avec toi !

-Hein ? fit Valentin, surpris par la réaction de Manon.

Visiblement, elle fuyait sa présence. Il vit que Lola

avait capté la scène.

-Et bien, on vous laisse, vous avez été fort sympas, on

se retrouve en classe, O.K. ? ajouta Lola.

Ils marchèrent quelques secondes en silence.

-Je crois que ça confirme ce que je pensais, dit

Valentin dans un souffle. Manon sait des choses

qu’elle cache.

-Mais ça, tu le savais déjà !

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-Oui, j’avais compris qu’elle était prise par la loi du

silence, mais…

-La fameuse Omerta ! s’exclama Lola.

-Mais ce que j’ai vu maintenant, la peur dans son

regard, n’a fait que confirmer le poids qui pèse sur elle

et surtout, je viens de réaliser que rien ne pourra la

décider à parler. Je vais devoir trouver un plan pour

découvrir moi-même ce qui s’est passé.

-Et tu as déjà une petite idée de ce que tu vas faire ?

demanda Lola en scrutant le visage de Valentin.

Elle vit le petit sourire en coin et la lueur dans les yeux

et elle comprit que ce serait quelque chose de pas

ordinaire, un produit issu de l’imagination

surdéveloppée de Valentin et de sa capacité à

élaborer des stratégies complexes.

-Quoi qu’il arrive, ne t’étonne de rien et fais-moi

confiance, ajouta-t-il sur un ton sibyllin.

93

-21-

Valentin parcourut la feuille sur laquelle il avait tapé les

prénoms des garçons de sa classe.

Il en avait barré un certain nombre.

Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Il n’en savait rien.

Simplement il ne les « voyait » pas chercher à

draguer Manon. Certains lui paraissaient « trop

jeunes » pour elle. Il sourit de son jugement

« d’homme mûr » sur ses camarades. Ça, c’était le

côté agréable des choses : être le seul maître à bord

et prendre les décisions.

Le revers de la médaille, c’est qu’il valait mieux

prendre les bonnes.

Cinq noms figuraient dans la liste « définitive » :

Enzo

Bruno

Rémi

Maxime

Lucas

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Même si son choix était discutable, Valentin se dit qu’il

avait intérêt à commencer le plus vite possible son

enquête, quitte à revoir la liste s’il se plantait.

Il prit une grande inspiration et récapitula : sa

démarche reposait sur la conviction qu’un élève de la

classe, attiré par Manon, avait élaboré un stratagème

pour faire exclure Jonathan. Le comportement étrange

de Manon, ses réactions exacerbées lorsqu’il lui avait

présenté son hypothèse l’avaient conforté dans l’idée

qu’il n’était pas très éloigné de la vérité.

Valentin sortit des toilettes et se dirigea vers la sortie.

Quelques élèves traînaient encore aux abords du

bâtiment.

Il vit Lola, à quelques mètres de là, près de l’abribus. Il

lui fit un petit signe de la main avant de se diriger vers

Enzo qui savourait sa première cigarette de la journée.

Lola tourna les talons, agacée par la désinvolture de

Valentin.

Ne s’étonner de rien, il avait dit. Et alors ?

Ça ne voulait pas dire qu’on était obligé de hurler de

joie râla-t-elle en martelant le sol.

Enzo observa la silhouette qui s’éloignait.

- Elle a l’air bien mordue, fit-il en se tournant vers

Valentin. Pourquoi tu ne la rejoins pas ?

95

Valentin prit une expression agacée.

-J’ai un truc à faire aujourd’hui.

-Plus important que de tenir compagnie à la belle

Lola ?

Valentin jeta un coup d’œil autour de lui comme s’il

craignait d’être écouté. Il baissa la voix.

-Écoute, tu sais garder un secret ?

-Je n’aime pas ta mine de conspirateur. Tu regardes

trop les séries américaines, si tu veux mon avis.

- Te fous pas de ma gueule. Je n’en ai peut-être pas

l’air, mais je suis dans la merde.

-Moi si j’étais avec une fille comme Lola, je ne

penserais pas à me plaindre.

-Enzo, je suis dans les emmerdes.

-Ça va, tu l’as déjà dit !

Valentin tripota son épi, l’air embarrassé.

-Je reconnais qu’elle est canon, mais bon, il n’y a pas

que ça dans la vie...

-Pauvre mec, tu vas me faire chialer.

-Ne te fies pas aux apparences. Elle s’accroche à moi

alors qu’en réalité... moi, ce que je voudrais, c’est...

-C’est... ? C’est quoi ?

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-Euh....

-Alors, tu le lâches ton scoop oui ou merde ! On va pas

y passer la nuit !

-Enzo, il faut que tu me jures de garder ça pour toi !

-Ça va, croix de bois, croix de fer, si je mens je vais

en enfer, ça te va ?

-Et bien, celle dont moi je suis raide dingue, c’est

Manon.

Enzo écarquilla les yeux.

-Ah ! Ben toi, alors ! Ça t’es venu comme ça ! C’est

depuis le renvoi de Jonathan, j’imagine.

-C’est un peu ça, oui. C’était chasse gardée jusqu’à

maintenant, mais depuis que Jonathan s’est fait virer,

je me dis que j’ai mes chances.

Enzo, qui n’était pas un enfant de chœur, avait du mal

à digérer les informations et à cacher sa stupéfaction.

-Et ça ne te gêne pas d’avoir des vues sur Manon tout

en sortant avec Lola ?

-Si, bien sûr, c’est pour ça que je te dis que je suis

dans la merde. Mais que veux-tu : Manon c’est

vraiment mon type de fille, sauf que jusqu’à présent...

-Ça va, j’ai compris !

97

-Et toi, comment tu la trouves, Manon ?

-Mais enfin, qu’est-ce que ça peut te faire ?

-Comme ça, pour savoir, je vois bien que tu me prends

pour un fêlé à cause de mes envies...

-Elle est canon, mais c’est pas trop mon genre, trop

compliquée pour moi.

Valentin fit la grimace.

-OK. Merci pour ta franchise. Heureusement qu’on n’a

pas tous les mêmes goûts, ce serait l’enfer.

-Tu es quand même un drôle de type, l’air de rien. Tu

suis ta route sans trop t’occuper des autres.

Valentin baissa la tête.

-Je ne sais pas, c’est juste qu’elle me plaît, c’est plus

fort que moi.

-Écoute. Je vais te dire quelque chose qui ne te fera

sans doute pas plaisir, mais un homme averti en vaut

deux. Je ne suis pas sûr que Jonathan soit hors du

coup. Il est peut-être exclu de l’école, mais pas de la

vie de Manon. Ses parents lui ont interdit tout contact

avec l’extérieur, histoire de le mettre au pas. Tu peux

facilement imaginer qu’il va, un jour ou l’autre, se faire

la malle et contacter Manon. Si ce n’est déjà fait. Alors,

fais gaffe ! Ça risque de barder.

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Valentin le regarda, désemparé.

-Tu en es sûr ?

Enzo haussa les épaules.

-Bon, d’accord j’ai compris. Merci de m’avoir prévenu.

Il faut que j’y aille maintenant. À plus.

-À plus.

Valentin s’éloigna suivi des yeux par Enzo.

Drôle de type, pensa celui-ci. Je n’aurais jamais

imaginé ça de lui.

Valentin grimpa dans sa chambre, sortit la liste de sa

poche, la posa sur son bureau et tira un trait sur le

nom d’Enzo.

99

-22-

Il descendit quatre à quatre l’escalier et ouvrit la porte

d’entrée d’un geste large.

Elle était là, toujours avec cette lueur espiègle dans les

yeux qui le faisait craquer.

Il poussa un soupir de soulagement dans sa tête.

Ils s’embrassèrent sur la joue comme ils avaient pris

l’habitude de le faire en public.

Valentin se sentit frissonner lorsque son visage entra

en contact avec celui de Lola. Il adorait le parfum de

sa peau.

Lola eut envie qu’il la serre très fort dans ses bras.

-Ça va ? demanda-t-il.

-Oui, ça va. Et toi ?

-Super !

-Ah ce point-là ?

Il hocha la tête.

-Ça allait déjà bien, mais alors le fait de te voir…

Les yeux de Lola brillèrent. Elle posa ses lèvres sur les

siennes et passa sa main dans son cou.

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Après tout, les conventions étaient faites pour être

transgressées, surtout dans des instants magiques

comme celui-ci.

Ils marchèrent en silence. Lorsque le bâtiment de

l’école fut en vue, Lola se tourna vers Valentin. Elle

savait qu’elle risquait de ne pas le voir à la sortie.

-Ça va toujours pour ce soir ? demanda-t-elle.

-Quelle question ! Bien sûr. On se retrouve à l’endroit

habituel à dix heures. C’est ça qu’on avait dit ?

Elle acquiesça. Elle avait besoin de l’entendre parler

parce que, par moments, son cœur se mettait à battre

trop vite sans raison. Sans raison, c’était bien ça.

Juste parce que c’était lui, son cœur, qui menait la

danse.

Lola poussa la porte de sa chambre, jeta son cartable

dans un coin, ôta son ensemble et enfila son training.

Ces formalités accomplies en un temps record grâce à

une longue expérience, elle s’allongea sur le lit, se

cala avec des coussins, prit son portable et appuya sur

la touche « appeler » lorsque le nom de Sandrine

apparut dans la liste.

-Sandrine ?

- Ah, Lola, quelles nouvelles ? Ça fait si longtemps !

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- Super, ça boume pour moi.

-Je suis contente que tu me sonnes. Ça m’a fait

quelque chose que tu aies changé d’école. J’avais

l’impression que tu ne voulais plus voir personne. J’ai

eu plusieurs fois envie de te téléphoner et puis, tu sais

comment ça va, on remet à plus tard, les jours

passent… Mais, raconte-moi, tu as l’air tout joyeux,

serais-tu amoureuse, par hasard ?

Le rire de Lola retentit dans la pièce.

-Eh bien toi, toujours aussi directe !

-C’est pas à notre âge qu’on va changer, madame !

Lola rigola de plus belle. C’était un gag entre elles.

Sandrine aimait bien placer la phrase favorite de ses

parents dans la conversation. Quand un joli minois de

17 ans vous sortait ça en levant les yeux au ciel d’un

air résigné, l’effet était garanti.

-Il est beau ? reprit-elle.

-Un dieu.

-Magnifique, et ce dieu s’incarne parfois, il descend

sur terre, il t’embrasse, il fait l’amour avec toi ?

-Sandrine !

-Oh là là, qu’ai-je dit ? Je suis sûre que tu n’y as

jamais pensé.

103

-Pour te dire la vérité, j’y pense très souvent, mais, on

ne sort ensemble que depuis deux semaines, c’est

peut-être un peu tôt, d’après les statistiques, mais,

surtout le problème, c’est que mes parents sont d’un

casanier... ! Des vrais koalas accrochés à leur tronc et

les siens ne valent pas mieux. Si j’avais des

économies je leur offrirais un billet pour les îles

Tuamotu, un mois all inclusive, mais voilà, ma tirelire

est vide et, de toute façon, ils trouveraient ça suspect.

-Ma pauvre chérie, c’est atroce ce martyre que tu

endures jour après jour. Comment peux-tu supporter

de gâcher ainsi ta belle jeunesse ! Heureusement que

la bonne fée Sandrine est là pour tout arranger.

-Ça va, arrête de te foutre de moi !

-Pas du tout. Je suis très sérieuse. Il se fait que je me

suis trouvée dans la même situation que toi avec un

beau mec et comme j’ai des relations, pas sexuelles,

je veux dire des amis, ça s’est super bien arrangé et

quand je dis super, c’est super parce que...

-Sandrine, par pitié ! Termine ce que tu voulais dire ou

je vais bouffer mon portable.

Sandrine coupa court à ses digressions.

-Tu te souviens de ma sœur qui est à l’unif, elle a une

copine qui est en kot et qui retourne chaque week-end

chez elle dans sa campagne natale. Ce qui veut dire

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que du vendredi soir au dimanche, la chambre est

libre. Donc, elle la loue à des couples en détresse,

comme toi et…

-Valentin ! dit Lola dans un souffle.

Il y eut un sifflement admiratif à l’autre bout du fil.

-Toi, tu ne fais pas les choses à moitié. Ne me dis pas

que vous vous êtes rencontrés le 14 février, je ne te

croirais pas. Je lui téléphone à l’instant pour réserver

votre petit nid. À plus.

Lola n’eut pas le temps de répondre. Sandrine avait

raccroché.

Tout s’était déroulé à une vitesse TGV’.

Le sms arriva 1 min 48 plus tard : « pass a 6 h chez

moi prendre les clés ».

105

-23-

Ils sont assis sur une banquette dans l’obscurité, loin

du bar.

À nouveau, Valentin se penche sur Lola.

Leurs lèvres se touchent.

Et ça recommence, les frissons, les vibrations, le cœur

et le corps en fête.

Valentin est plein de désir.

Sa main remonte, caresse la poitrine de Lola, s’attarde

un moment puis redescend, se glisse sous le t-shirt et

touche la peau nue du dos.

Elle ne dit rien, mais se serre davantage contre lui.

Ils restent comme ça un moment, souffles mêlés.

Lola se détache tout doucement de Valentin et le

regarde.

-Tu en as envie, dit-elle et sa voix, pour Valentin,

résonne davantage que le morceau de hip hop qui fait

vibrer les baffles de la discothèque encore déserte à

cette heure.

Il ne répond pas. Sa gorge, sèche comme de

l’amadou, ne lui permet pas d’articuler un oui franc et

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massif. Il déglutit. Lola n’attend pas qu’il confirme

l’évidence. Elle farfouille dans son sac et en sort un

trousseau de clés.

-Tes parents sont partis ? s’exclame Valentin, heureux

de s’entendre prononcer quelques mots.

Lola hoche la tête en signe de négation.

-Une amie.

-Ah !

- Ça change quelque chose pour toi ?

Valentin agite un peu les mains comme pour dire :

« au point où j’en suis, tout m’est égal ».

-Alors, on y va ?

Elle s’est levée.

-Maintenant ? s’exclame-t-il, tout en pestant contre la

stupidité de sa question.

Ils sont debout tous les deux.

Elle l’embrasse, un effleurement. Le regarde.

-Tu préfères attendre encore un peu ? murmure-t-elle.

Il fait signe que non, mais il pense quand même que

tout va très vite, comme Lola quelques heures plus tôt.

Elle lui prend la main.

107

-Alors, on y va ?

-Bien sûr.

-J’avais peur que tu ne dises non, rétorque-t-elle dans

un dernier sursaut pour cacher son émotion.

-C’est ici ? demande Valentin.

L’entrée d’une grande bâtisse. Les nombreuses

sonnettes qui tapissent le mur indiquent que c’est un

immeuble « à kots ».

Lola lui tend une des clés du trousseau.

-À toi l’honneur.

Ils pénètrent à l’intérieur, tâtonnent dans le noir à la

recherche d’un interrupteur. Leurs doigts se

chevauchent. Ils rient.

-C’est au deuxième, précise Lola.

Ils escaladent les marches. Valentin est premier de

cordée. Lorsqu’ils atteignent le palier, Lola regarde le

nom inscrit sur le carton collé à la porte.

-C’est là, dit-elle.

Elle prend une clé du trousseau et la tourne dans la

serrure.

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Elle trouve l’éclairage de suite. Sandrine lui a expliqué.

Et puis, elle se sent plus à l’aise maintenant qu’ elle a

franchi le pas.

-C’est génial, cet endroit, dit Valentin pour dire quelque

chose.

Il a à peine entrevu la pièce peinte dans des tons

clairs, un bureau, une bibliothèque et le long du mur,

un lit.

Lola pousse la porte. Valentin est derrière elle et

l’enlace.

Elle se retourne et se colle contre lui.

Elle aime bien sentir ce grand corps contre le sien.

Ils s’embrassent longuement comme si aucun des

deux ne voulait prendre d’initiative, mais leurs

caresses se font plus précises à la longue et

finalement, c’est Lola qui s’arrache à l’étreinte.

Elle avance dans la pièce, les joues en feu et jette son

béret sur le lit, libérant sa longue chevelure.

Valentin se croit dans un film. Oh non, elle est trop, se

dit-il, mais déjà il est contre elle. Vraiment tout contre.

Il lui enlève son t-shirt.

Elle lui retire sa chemise.

Sa jupe glisse par terre.

109

Son pantalon tombe à ses pieds.

Ils se retrouvent sur le lit, nus sans trop savoir

comment ils en sont arrivés là.

Par un même réflexe de pudeur, comme si tout avait

été trop vite, ils se glissent sous les couvertures.

-Attends, dit Lola. Avant qu’on ne perde la tête. Tu te

souviens de notre discussion de l’autre jour sur les

capotes. On était bien d’accord là-dessus…

-Bien sûr !

Elle se penche hors du lit, attrape son sac qui avait

atterri sur le sol et en sort un préservatif.

Au même moment, Valentin récupère son jeans jeté

sur la moquette, fouille ses poches et exhibe une

petite boîte métallique.

Ils éclatent de rire à cause du mouvement

synchronisé.

-Mais, c’est que tu y pensais aussi, petit cachottier !

s’écrie Lola.

-Bien sûr que j’y pensais, tu en doutes ? Mais je ne

suis pas aussi rapide à la détente que toi. J’en ai

toujours sur moi, on ne sait jamais…

-C’est vrai, on ne sait jamais, la preuve ! Alors, qu’est-

ce qu’on fait ? Le tien ? Le mien ?

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Valentin fait la moue en attendant de faire l’amour. Il

décide de la jouer cool. Il tend la main.

-Laisse-moi voir le tien, dit-il. Mmmh, ça a l’air bien,

extralubrifié. C’est vanille ou fraise ?

-N’exagère pas, pour une première fois, « nature » ça

devrait suffire.

Valentin a eu envie d’ajouter : « Comme les yaourts »

mais il n’a plus envie de faire de l’humour, il a trop

envie d’elle.

-Alors ? demande-t-il d’une voix altérée.

-Eh bien, dit-elle en posant ses mains sur la nuque de

Valentin et en l’attirant vers elle, si on en croit la date

inscrite sur l’emballage, le petit capuchon est valable

jusqu’en 2017, mais je ne crois pas que je pourrais

attendre jusque-là.

Elle pousse un gémissement qui prouve le bien-fondé

de sa déclaration.

Un bruit de papier déchiré. Les mains de Lola qui

s’activent. Elle pince le réservoir du préservatif pour en

chasser l’air, le déroule sur le sexe de Valentin en

érection, puis elle le guide en elle et entoure sa taille

avec ses jambes pour mieux le sentir.

La sensation est si forte qu’ils crient ensemble.

111

Peu à peu, ils trouvent leur rythme, leurs corps

s’accordent, la musique naît sous leur peau, les

caresses et les soupirs s’amplifient et résonnent dans

la nuit.

Leur première nuit ensemble.

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112

-24-

Lola déplace sa jambe. Valentin sursaute. Il réalise

qu’il s’est endormi, sans doute une fraction de

seconde, car il est toujours couché sur Lola et à

l’intérieur d’elle.

-Salut, toi, murmure la voix ensommeillée de Lola.

Valentin ne répond pas de suite. Il doit vérifier quelque

chose. Il glisse sa main entre leurs corps et constate

que le préservatif est toujours en place.

-Une seconde.

Il se soulève pour se retirer, se tourne sur le côté,

déroule la capote et la lance sur la table de nuit.

-Tu ne fais pas un nœud ? interroge Lola.

-Non. Tu vas rire, mais c’est trop dur... J’ai juste envie

de rester comme ça, près de toi, de goûter...

Elle lui caresse la poitrine. Il ferme les yeux et se

laisse faire.

-Alors, tu as aimé ?

Sa voix a la même douceur que ses gestes.

113

Il hoche la tête, les paupières closes. Les mots ne se

bousculent pas au portillon. Il savoure cet instant et ça

pourrait durer l’éternité.

Il est bien.

Lola comprend.

Elle continue à explorer le grand corps de son

amoureux. Elle aime le regarder presque endormi, le

visage apaisé.

La main droite de Valentin qui ignore ce que fait la

gauche, effleure le sein de la jeune fille.

-Allons, repose-toi ! Tu n’es pas raisonnable,

murmure-t-elle à son oreille, avec dans les prunelles

une lueur de désir qui dément formellement ses

propos.

Valentin ouvre les yeux. Il a l’impression de la voir

pour la première fois. Elle lui paraît toute lumineuse.

Non seulement ses cheveux dorés, mais aussi le rose

de ses joues et l’éclat presque fébrile de ses yeux.

-Comment me trouves-tu ? demande-t-elle, plus pour

briser le silence et l’intensité de ce qu’elle ressent que

par véritable besoin de savoir.

-Facilement, répond-il, lui aussi tenté de retarder le

moment où tout va basculer. Je n’ai pas eu besoin de

chercher beaucoup.

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-Idiot ! s’écrie Lola tout en lui martelant la poitrine avec

ses poings, mais avec si peu de conviction qu’elle se

laisse faire quand il embrasse ses doigts. Elle plaque

ses lèvres contre les siennes et ils roulent sur le lit.

Leur désir renaît, libéré des inquiétudes qui ont pu

squatter leur première étreinte.

Ils prennent tout leur temps maintenant pour faire

vraiment connaissance.

Leurs doigts se baladent, s’attardant parfois sur une

zone plus sensible, ce qui fait naître soupirs et

gémissements.

Puis, c’est comme une grande vague qui se lève, un

désir impétueux qui s’empare d’eux et met fin à cette

lente découverte de leurs corps.

Valentin saisit le préservatif et déchire l’emballage.

Lola le lui prend des mains, pince le réservoir et

déroule le capuchon le long du sexe dressé.

Valentin sourit.

Il aime bien ce petit rituel qui s’est instauré entre eux.

Grâce aux gestes très cool de Lola, c’est devenu une

caresse parmi d’autres.

115

-25-

Valentin et Lola marchent main dans la main. De

temps à autre, leurs yeux se rencontrent et racontent

des choses au-delà des mots.

Tout baigne jusqu’au moment où Valentin aperçoit,

une centaine de mètres plus loin, le bâtiment de

l’école. Il se crispe. Sa main tient celle de Lola avec

moins de fermeté et de chaleur. Il était dans un autre

monde et voilà, à cause de cette foutue façade, la

réalité le rattrape. En temps normal, il n’en raffole déjà

pas, mais à cet instant, il a carrément la haine.

-Lola... commence-t-il.

-Oui, mon amour, murmure-t-elle.

Ça lui a échappé. Elle est sur un nuage. Valentin

réalise que ça ne va pas être simple.

-Lola, écoute-moi, dit-il, on va arriver à l’école...

-Oui, je sais, ça fait un moment que je fais ce chemin...

toi aussi d’ailleurs...(brusquement elle se tourne vers

lui, alertée par le ton de sa voix) tu en fais une tête !

Qu’est-ce qui se passe ?

-C’est difficile à dire, mais voilà, ce serait mieux qu’on

arrive à l’école comme avant, pas en se tenant par la

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main, en n’ayant pas l’air aussi amoureux l’un de

l’autre !

Valentin baisse la tête. Il a envie d’écrabouiller cette

phrase ! Il donnerait sa nouvelle PS3 pour être

n’importe où ailleurs, mais il poursuit malgré tout. Il

faut que Lola comprenne sinon ce serait trop moche. Il

se jette à l’eau.

-Je dois essayer quelque chose de nouveau cette

semaine pour faire avancer mon enquête. Et la

terminer.

-Ton enquête ? Ah oui, c’est vrai. Et pour être Valentin

superflic, il vaut mieux qu’on ait l’air de deux vieux

copains de foot, c’est ça ? (Sa voix, malgré elle, a

grimpé dans les aigus) Tu vas continuer ce que tu as

commencé avec Enzo, c’est ça ?

À vrai dire, Lola n’a plus pensé à Jonathan depuis un

moment. Alors pourquoi Valentin fait-il du zèle alors

qu’ils sont si bien tous les deux ? Elle se mord la lèvre.

Elle a beau se dire que c’est elle qui a déclenché tout

ça et que...

-Avec Enzo ? s’écrie Valentin, oui, mais comment le

sais-tu ?

Lola bloque sur place.

117

-Mais enfin, tu as perdu la mémoire ! Je t’ai vu et tu

m’as fait signe de m’éloigner pour ne pas entraver la

marche de la Justice !

-C’est vrai ! Je me souviens.

Lola lui lâche la main et s’écarte de lui, brutalement.

-Comme ça, c’est mieux ?

-Arrête, Lola, je ne rigole pas.

-Moi non plus, comme tu peux le voir, mais je te

rappelle que depuis le jour où tu as élaboré ta géniale

stratégie, il s’est passé certaines choses entre nous...

à moins que tu ne l’aies oublié... ça aussi.

Valentin se sent mal dans ses baskets. Il voudrait

tellement que Lola comprenne. Alors, il cherche les

mots pour la calmer.

-Écoute, encore un jour ou deux et ça n’aura plus

d’importance, mais pour l’instant, il vaudrait mieux

qu’on n’ait pas l’air... enfin pas si amoureux.

C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

-Mais c’est dingue, ce que tu me demandes, s’écrie

Lola. Est-ce que tu t’en rends compte ?

-Sinon le reste ne sera pas crédible, plaide-t-il.

-Dis-moi au moins ce que tu vas faire.

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-Non, ce n’est pas possible. Je te l’ai expliqué l’autre

jour. Fais-moi confiance et ne t’étonne de rien.

Lola ne se sent plus le courage de discuter, de dire

que l’autre jour c’était l’autre jour. Faire confiance.

Valentin a de ces mots. C’est ce qu’elle a fait avec

Jonathan. Il s’est tiré avec Manon et elle veut quand

même le « sauver » parce qu’elle ne supporte pas

l’injustice... ou parce que... elle ne sait plus. Elle en a

marre de tout.

-Écoute, dit Valentin, c’est toi qui m’a mis dans le coup

et...

Juste ce qu’il ne fallait pas dire.

C’en est trop pour Lola. Les larmes se mettent à couler

le long de ses joues à défaut de pouvoir hurler.

-Alors, ça boume, les amoureux !

Jamais la voix de Maxime ne leur a paru aussi

grinçante et haïssable. Détestable aussi l’entrée de

l’école devant laquelle ils sont arrivés.

-Ouh là ! poursuit Maxime avec son goût des formules-

chocs, on dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz.

Les autres regardent Valentin et Lola, un peu mal à

l’aise.

Valentin se mord la lèvre pour ne pas répliquer.

119

Il lui reste un peu de cynisme pour tenir le coup et se

dire qu’il a réussi au-delà de ses prévisions.

Évidemment, personne ne voit la chape de plomb qui

s’abat sur ses épaules.

Quel imbécile il a été de se mêler de ce qui ne le

regarde pas !

Le pire c’est qu’il est trop tard pour reculer.

Il n’y a que dans les jeux vidéos qu’on peut

recommencer indéfiniment la même partie.

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-26-

Valentin scruta le boulevard en essayant de ne pas

avoir l’air trop soucieux. Des élèves traînaient encore à

proximité de l’école.

Aucune trace de Lola. Il avait essayé de la suivre à

distance lorsqu’elle avait quitté la classe, mais il avait

été pris dans une bousculade et, quand il s’en était

dépêtré, elle avait disparu.

Il tourna la tête d’un air qu’il voulait décontracté,

parcourant un à un les 180 degrés du demi-cercle

sans apercevoir la moindre chevelure blonde

surmontée d’un béret.

-Il y a des jours comme ça où tout part en couille, on

n’y peut rien.

La voix de Maxime.

Valentin prit un air impassible.

-Alors, c’est le dilemme cornélien : Manon ou Lola,

that’s the question, poursuivit-il, toujours soucieux

d’étaler sa culture.

-Bravo ! ricana Valentin avec une grimace de dépit

parfaitement imitée. Enzo et sa discrétion légendaire.

J’aurais dû me méfier. Je suis trop con !

121

-Tracasse ! Les nouvelles vont vite dans un

microcosme comme l’école. Tout le monde a vu la

gueule pas possible que vous aviez Lola et toi en

débarquant et ça fait plusieurs fois qu’on te voit parler

avec Manon. Faut pas être Sherlock pour faire des

déductions. À vrai dire, je ne comprends pas ce qui se

passe dans ta tête.

-N’essaie pas ! dit Valentin d’un ton cassant.

-Tu as une superbe nana qui, visiblement, est folle de

toi et tu ne trouves rien de mieux à faire que de tourner

autour de Manon.

-Je ne crois pas que tu sois capable de comprendre,

alors dégage ! Manon, c’est une autre pointure, j’en

suis dingue ! Tu saisis !

-Écoute, Valentin, ça ne me regarde pas, on n’est pas

trop copains tous les deux, mais sache que tu es en

train de faire une connerie grosse comme l’Empire

State Building. J’ai entendu des histoires sur Manon :

c’est le style à avoir toujours besoin d’une cour autour

d’elle, d’hommes évidemment. Depuis qu’elle était

avec Jonathan, elle s’était relookée en petit couple

modèle. Que Jonathan se soit fait virer ou pas, la suite

était déjà écrite. Tôt ou tard, elle aurait recommencé

son petit cinéma avec quelqu’un d’autre. Elle a un

besoin de plaire, tu n’as pas idée à quel point.

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Valentin baissa la tête, le visage fermé, comme abattu

par les propos de Maxime. En son for intérieur, il

jubilait. Tout commençait à prendre forme. Maxime

enfonça le clou.

-Ça m’étonnerait qu’elle reste seule longtemps.

-Alors, je crois que j’ai mes chances, répliqua Valentin

en prenant son air buté.

-Moi, je crois surtout que tu vas te casser la figure et

tout perdre.

-Ah bon ! C’est sympa de me donner des conseils. J’ai

comme un vague souvenir que tu étais sorti avec Nina

et Valérie en même temps, ça doit remonter à... je

dirais...

-Oh, ça va ! T’as vu comment ça s’est terminé. Ça

apporte plutôt de l’eau à mon moulin, ton argument.

-Inutile de donner des leçons, alors !

-Ce que j’en dis, c’est pour toi. Lola, elle te va comme

un gant, ça se voit comme le nez au milieu du visage.

-Épargne-moi tes métaphores boiteuses et dis-moi

plutôt s’il y a des types qui tournent autour de Manon

pour le moment.

-Il n’y a que ça qui t’intéresse, décidément. Faut croire

que tu es aveugle. Tu n’as pas vu le manège de Bruno

pour se rapprocher d’elle.

123

-Un peu, oui, mais je n’y croyais pas trop. Pour moi, il

fait beaucoup d’esbroufe. On ne sait jamais trop ce

qu’il pense ou ce qu’il veut. Il te noie avec sa tchatche.

Et Lucas, qu’en penses-tu ? Même si je suis aveugle,

comme tu dis, j’ai quand même bien vu qu’il était

assez prévenant avec Manon, il lui porte son cartable

et...

-Tu rigoles ou quoi ? Lucas est hors compétition... du

moins pour ce qui est d’obtenir les faveurs de Manon.

-Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment peux-tu en

être si sûr ?

-Tu es naïf ou tu fais semblant ? Lucas est attiré par

les garçons, ce qui ne l’empêche pas de rechercher la

compagnie des filles, mais tais-toi, je ne t’ai rien dit,

hein ?

-Non, juré, mais comment l’as-tu appris, toi ?

-Il s’est confié à moi, enfin, il a cru que moi aussi j’étais

homo, alors ça l’a mis en confiance. C’est pas évident,

tu sais comment c’est dans la classe. Chacun son truc,

la société a évolué, mais il y en a encore qui rigolent

de ce genre de choses.

-Et toi, tu l’es, demanda Valentin, intrigué et porté par

ce climat de confidence.

Maxime haussa les épaules.

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-Si tu veux tout savoir, moi j’aime les deux, les filles et

les garçons.

Valentin le regarda surpris. Son enquête l’entraînait

sur des pistes qu’il n’avait même pas imaginées. Tout

à coup, il se vit comme le grand naïf, scotché à sa PS3

et à son univers virtuel. En quelques minutes, Maxime,

comme Enzo l’autre jour, venait de lui montrer des

pans de la réalité qu’il côtoyait tous les jours sans les

voir. Du coup, il lui apparut sous un jour différent de

son personnage, celui qui avait le sarcasme facile. Il

en fut touché.

-Bon, je crois que je t’ai tout dit. Fais gaffe à toi ! ajouta

Maxime.

-À plus !

-À plus !

- Maxime ?

L’autre se retourna.

-Merci !

125

-27-

Valentin réfléchissait aux propos d’Enzo et de Maxime.

L’enquête lui paraissait plus facile qu’il ne l’avait

imaginée. Tous les deux lui avaient confié les petits

secrets qui circulaient dans la classe et que beaucoup

connaissaient sans doute. Sauf lui.

Absorbé par ses réflexions, il ne prêta pas attention à

la silhouette qui marchait à sa hauteur. Une tache

rouge traversa son champ visuel.

Le béret de Lola.

-Salut ! Comment je dois t’appeler ? Sherlock Holmes,

Hercule Poirot ou Jack Malone ?

-Valentin, ça ira !

-Je peux te parler ?

-Bien sûr. Le temps m’a paru long sans toi.

Lola ne sut plus que dire. Elle s’était attendue à une

discussion, à une bataille d’arguments, de justifications

et il lui disait simplement qu’il était content de la voir.

Son regard confirmait ses propos. Il fallait quand

même qu’elle lui pose les questions qui la

tarabustaient.

-Est-ce que ton enquête avance ?

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-Oui, mieux que je ne l’avais imaginé, mais...

-... mais tu es tenu par le secret professionnel, je sais.

Je ne connais pas ta stratégie et je ne veux pas la

connaître, dit-elle en lui adressant un sourire à faire

fondre un iceberg avant qu’il ne heurte le Titanic,

néanmoins, je trouve qu’on me regarde d’un drôle d’air

depuis un moment. Dès qu’on m’aperçoit, les

chuchotements cessent comme si les élèves s’étaient

passé le mot. Je suppose que c’est à toi que je dois

ces attentions particulières ?

-Lola, je ne peux rien te dire si ce n’est : patience. Je

suis près du but, mais je dois manœuvrer tout en

subtilité si je ne veux pas mettre la puce à l’oreille du

coupable.

Ils marchent d’un même pas.

Valentin a parlé. Lola a écouté. Elle est contente

d’avoir entendu ses « explications ». Elle n’aime pas

rester dans le flou.

Il lui prend la main. Leurs doigts se croisent. Lola

respire mieux. Valentin aussi.

Ils font encore quelques pas.

-Je crois que tu es arrivé chez toi, dit Lola.

Un baiser rapide sur sa joue et déjà, elle s’éloigne.

-Lola, je t’aime.

127

Elle revient, l’embrasse. Un vrai baiser, cette fois, et

qui dure.

-J’espère qu’aucun de tes «copains » ne nous a vus

dit-elle avec un air espiègle.

Elle lui fait un petit signe de la main et s’en va en

esquissant un pas de danse.

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-28-

Enzo

Maxime

Rémi

Lucas

Bruno

Valentin parcourut la feuille avec les cinq noms.

La pointe du feutre resta suspendue au-dessus du

nom de Rémi. Il n’arrivait pas à se décider.

Il avait accosté Rémi et comme avec Maxime et Enzo,

il avait fait son numéro du gars paumé, un peu fêlé qui

en pinçait méchamment pour Manon.

Apparemment, il était convaincant dans son rôle de

salaud cynique car Rémi lui avait finalement confié

qu’il était sorti un soir avec Manon il y a un an, dans

l’autre école.

Ça n’avait pas été plus loin, avait-il affirmé. On était un

peu bourrés, avait-il commenté avec une grimace.

Valentin n’avait pas bronché. Pourtant, quelque chose

ne collait pas dans ses propos.

129

Quand Valentin avait « lâché le morceau » en

« confessant » son attirance pour Manon, Rémi l’avait

regardé d’un air réprobateur, puis il avait haussé le

ton : « Fais gaffe, n’essaie pas de t’amuser avec

elle !». En même temps, l’expression de son visage

avait changé. Ça n’avait duré qu’une fraction de

seconde. Il s’était repris très vite, mais Valentin avait

vu la métamorphose.

C’est pour cela qu’il hésitait à barrer son nom.

Pour une aventure d’un soir présentée comme une

dérive due à l’alcool, il avait encore l’air très concerné.

Rémi ? inscrivit-il sur le petit carton.

Restait Bruno.

Valentin se souvint de la manière dont Maxime en

avait parlé, disant qu’il commençait à tourner autour de

Manon.

Il n’avait pas eu l’occasion de revenir là-dessus, cela

aurait risqué de lui mettre la puce à l’oreille et ensuite

la discussion s’était orientée sur Lucas et puis...

Bruno, c’était le premier mec auquel Maxime avait

pensé et il n’avait pas l’air d’avoir ses yeux dans ses

poches.

Le plan de bataille se dessinait dans sa tête.

Valentin allait s’attaquer à Bruno.

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C’était le terme qui convenait parfaitement.

Poursuivre sa stratégie, secouer le cocotier pour en

faire tomber la vérité. Ainsi, il y verrait plus clair.

Enquête passionnante, se dit-il, tout reboosté, mais

cela ne dura pas. Un coup de blues dans les talons.

Vivement que tout ça soit fini, pensa-t-il, qu’il puisse

couler des jours heureux avec Lola.

Il éteignit la PS3 et fit basculer son fauteuil vers

l’arrière. Maintenant que son plan était au point, il

pouvait focaliser son esprit sur autre chose, comme

par exemple se repasser la bande-annonce

de valentinlola@love !

131

-29-

-Sortir avec Manon, mais tu n’y penses pas, ce n’est

pas une fille pour toi ! s’exclama Bruno.

-Mais, qu’est-ce qui te fait dire ça ? C’est à elle de

décider, tu ne crois pas ! Moi elle me plaît !

-Enfin, Valentin, elle sort toujours avec Jonathan.

D’après ce que j’ai entendu, ils se sont téléphoné.

Jonathan va s’inscrire dans une autre école et l’histoire

du cran d’arrêt sera bientôt oubliée.

-C’est possible, mais moi elle me plaît.

-C’est quoi ce cirque ? Je croyais que tu étais avec

Lola. Ça ne va plus entre vous ?

-On peut dire ça comme ça.

-Tu fais ce que tu veux, mais moi je te conseille de ne

pas t’approcher de Manon.

Valentin vit les yeux de Bruno qui s’étaient plissés,

toute sa physionomie s’était tendue, il paraissait sur le

qui-vive. Ils étaient à peu près de la même taille, mais

Bruno s’était redressé et le dominait.

-Ça va, j’ai compris, ne t’énerves pas. Tu as peut-être

raison. Je vais au-devant de complications.

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-J’allais te le dire.

-Je ne sais pas pourquoi je t’en ai parlé. Je pensais

que tu ne me jugerais pas, que tu comprendrais que je

puisse être attiré par Manon. C’est comme ça, je n’y

peux rien, ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé.

-Je comprends, mais je te l’ai dit, ce n’est pas une fille

pour toi.

Valentin hocha la tête et prit un air dépité.

-Et bien tant pis, on verra bien. À plus.

Il poursuivit son chemin et attendit d’être hors de la

vue de Bruno pour souffler.

Rentré chez lui, il alluma sa PS3, sauva Lara Croft de

quelques pièges particulièrement redoutables, mais

son esprit se mit à vagabonder.

Du coup, il abandonna Lara au moment où elle venait

d’accrocher son grappin à un immense baobab.

Il venait de faire un constat qui lui flanqua des frissons.

Il avait maintenant toutes les données dont il avait

besoin pour entamer la dernière étape de son plan,

celle qui permettrait de confondre le coupable. Avant

cela, il vérifia son « équipement » : il prit son GSM et

en modifia un paramètre.

Tout allait se jouer le lendemain.

133

-30-

Valentin appuya discrètement sur la touche

« envoyer » puis glissa aussitôt son GSM dans sa

poche.

Il releva la tête et observa ce qui se passait dans la

cour à quelques mètres de lui.

En fait, parmi la foule d’élèves qui déambulaient,

seules deux personnes l’intéressaient.

Bruno ouvrit le portable qu’il tenait à la main et lut le

message. Aussitôt, il fronça les sourcils, jeta un coup

d’œil aux alentours, l’air furieux. Rapidement, il poussa

sur une touche. Il doit sûrement effacer le SMS, se dit

Valentin.

Rémi fut plus lent à réagir. Il sortit son GSM de sa

poche, lut le texto qu’il venait de recevoir, l’air

incrédule. Il grimaça, puis haussa les épaules. Valentin

avait l’impression d’entendre ce qui se passait dans sa

tête : « Qui peut bien s’amuser à faire ce genre de

blague ? ».

Valentin appuya à nouveau sur le bouton « envoyer »

mais cette fois-ci, il n’y avait plus qu’un destinataire,

Bruno, pour recevoir le message qu’il avait rédigé :

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Jonathan a été renvoyé de l’école à cause de toi et

Manon se fout complètement de ta petite personne. Je

n’aimerais pas être à ta place.

Le justicier masqué

Bruno fixa son GSM.

À nouveau, il effaça le message à toute vitesse

comme s’il avait peur d’en garder la trace une seconde

de plus.

Valentin attendit deux minutes avant d’expédier à

nouveau le sms.

Le « bip » retentit.

Bruno saisit son portable, en tritura les touches avec

beaucoup de nervosité.

Son attitude commença à intriguer les élèves qui se

trouvaient à proximité. Il s’en aperçut, éteignit son

GSM et le fourra dans sa poche.

La sonnerie qui marquait la fin de la récréation retentit.

Les rangs se formèrent. Valentin s’arrangea pour être

au début de la file. Il entra dans la classe de français

135

et déposa un carton portant une inscription au feutre

rouge sur le pupitre de Bruno.

« Ça fait un mois que Jonathan a été renvoyé de

l’école à cause de toi. Ça n’a servi à rien de mettre ton

cran d’arrêt dans son sac, de toute façon, Manon ne

veut pas de toi. Je n’aimerais pas être à ta place ».

Bruno découvre la feuille. Stupeur. Il s’en saisit et veut

la déchirer, mais la prof le devance et la lui arrache

des mains.

-Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écrie-t-elle.

Elle lit. Elle lève les yeux et voit Bruno effondré. Elle se

souvient de tout ce qui s’est passé il y a un mois. On a

beau l’appeler Lady Gaga, à cause de ses

accoutrements mais elle a toute sa tête.

Elle comprend tout.

-C’est vrai, Bruno, c’est toi qui a mis le cran d’arrêt

dans le sac de Jonathan ?

Bruno se tait. Les autres élèves s’agglutinent autour

de son banc, lisent par-dessus l’épaule de la prof.

Tout le monde a compris.

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Seul Valentin voit Manon qui pleure au fond de la

classe, mais curieusement, il a l’impression qu’elle est

soulagée d’un poids.

C’est Enzo qui rompt le silence.

-Ça alors, c’est incroyable, s’exclame-t-il. Puis il se

tourne vers Valentin. Rémi et Maxime lui jettent à leur

tour un regard surpris et hochent la tête.

Ils viennent de comprendre pourquoi il les a baratinés.

La prof fait signe à Bruno de sortir et lui emboîte le

pas.

Quelques instants plus tard, un surveillant entre dans

la classe.

-Prenez votre cahier et votre livre d’exercices. Le

numéro 12, page 48.

Bruit de fouille dans les cartables. Les manuels sont

jetés sur le pupitre avec un murmure de protestation.

-Silence. Au boulot. Hé toi, qu’est-ce que tu as, tu

rêves ?

Valentin tient son livre à la main, sans grande

conviction. Il a l’air un peu dans la lune.

-Hé, monsieur, attention à ce que vous dites, s’écrie

Maxime, vous avez devant vous l’expert mentalist de

la classe !

137

Les autres éclatent de rire.

Ça leur fait du bien à tous d’exploser après ce qu’ils

viennent de découvrir.

Bruno a mis au point un plan pour faire exclure

Jonathan de la classe. Tout ça parce qu’il en pinçait

pour Manon.

Ils ont dû mal à imaginer que c’est arrivé dans leur

classe.

Lola se penche sur son livre pour qu’on ne voie pas

ses larmes couler.

Le surveillant l’a vu parce qu’il levait les yeux à ce

moment-là, mais il n’a rien dit. Ce n’est pas son job.

Tous ces gosses avec leurs histoires d’adultes, c’est

pas son affaire.

-Allons, dépêchez-vous, il reste une demi-heure, dit-il

en se raclant la gorge.

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-31-

Jonathan scruta l’allée du parc puis jeta un coup d’œil

à sa montre.

Pas de quoi s’inquiéter, Manon était toujours en retard.

Mais pour une fois, il aurait aimé qu’elle soit à l’heure.

Aujourd’hui, en tout cas.

Tout avait basculé quand ses parents avaient reçu le

coup de téléphone du proviseur leur communiquant

l’aveu de Bruno et les excuses de la direction. Sa

mère avait pleuré. Son père, comme à son habitude,

n’avait pas montré grand-chose, mais Jonathan avait

vu à quel point il était soulagé d’apprendre que son fils

n’était pas une sorte de hors-la-loi comme il l’avait cru.

Sans un mot, il avait rendu à Jonathan son GSM. Dix

secondes plus tard, il téléphonait à Manon.

Il lui avait fixé rendez-vous à l’entrée du parc, là où ils

allaient parfois se balader.

Il fut surpris par le contact d’une main sur son épaule.

Il ne l’avait pas entendue arriver. Il se retourna.

-Manon !

Ils s’embrassèrent et s’étreignirent.

139

Manon se blottit contre lui. Il sentit qu’elle pleurait. Il lui

caressa les cheveux.

Au bout d’un moment, elle releva la tête et croisa le

regard de Jonathan.

-C’est de ma faute tout ce qui est arrivé. J’aurais dû

t’en parler.

À plusieurs reprises, Bruno m’a suivie quand je

rentrais seule. Il me draguait ouvertement. Je lui ai dit

que s’il n’arrêtait pas immédiatement, je te mettrais au

courant. Il a ricané, puis il s’est mis à marcher

quelques mètres derrière moi sans rien dire.

La dernière fois, profitant du fait que l’endroit était

désert, il s’est approché et m’a embrassée de force en

me plaquant contre un arbre. « Alors, vas-y, raconte-le

à ton copain », m’a-t-il dit, puis il a sorti un cran

d’arrêt ; « Fais-le et je t’abîme le portrait ».

Il avait l’air d’un dingue. J’ai paniqué. J’ai senti qu’il en

était capable. Quand j’ai vu la prof tirer le même genre

de couteau de ton cartable, j’ai cru que j’allais

m’évanouir.

Après ton renvoi, j’étais terrorisée, je me sentais à la

merci de Bruno. Je ne savais plus que faire. Les

autres me demandaient de tes nouvelles et me jetaient

de drôles de regards. Puis Valentin m’a abordé. Il

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voulait que je l’aide à prouver ton innocence et à

confondre le coupable.

Ah ça ! On peut dire qu’il prenait vraiment « son

enquête » au sérieux, mais ça n’a rien changé. Je lui

ai raconté des conneries pour faire semblant de

collaborer. J’avais toujours la trouille au ventre. J’étais

paralysée par la peur que Bruno se venge sur moi si je

racontais comment il m’avait harcelée et si je dévoilais

les raisons qui l’ont poussé à te faire exclure de

l’école.

Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Je n’avais aucune

preuve. J’ai vraiment été en dessous de tout, je...

-Ça va, arrête ! s’écria Jonathan. C’est fini maintenant

!

Il la serra dans ses bras, caressa ses cheveux et lui

demanda :

-Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

-À cause de sa violence. Et toi, avec ton côté zen,

j’avais peur...

-Peur... ?

Manon se détourna.

-... que... tu ne puisses pas... me défendre... te

défendre.

141

Jonathan grimaça. Ce n’était pas très agréable à

entendre.

-Tu as peut-être raison, en réalité, je ne sais pas ce

que j’aurais fait si tu m’en avais parlé. J’aurais sans

doute essayé de discuter avec Bruno. Je ne suis pas

sûr que ce soit la bonne méthode. À vrai dire, je ne

sais plus. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui ça me

bouffe les tripes d’entendre ce que tu as dû subir. J’ai

juste envie de lui casser la figure, comme n’importe qui

à ma place. À cause de toi, à cause de moi. Point

barre !

Son visage était rouge. Elle vit sa colère et en fut

rassurée.

-Et ton père, pourquoi n’a-t-il rien fait ?

-Il était atterré, lui aussi, mais pour d’autres raisons :

si le proviseur me renvoyait, c’est que je l’avais mérité.

Quelqu’un qui détient l’autorité ne peut pas se tromper.

Il n’y a pas à discuter. Ça paraît complètement dingue

raconté comme ça, mais c’est ainsi que son esprit

fonctionne. Dans sa tête, je ne pouvais être que

coupable. Les premiers jours se sont écoulés dans

une ambiance plombée. Des jours de silence.

Interminable. Interdiction de respirer. Alors, parler...

n’en parlons pas (Manon sourit). La seule bouffée

d’oxygène, c’est quand j’ai pu m’échapper pour te

donner de mes nouvelles, si peu, mais enfin je

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renouais avec le monde extérieur. Je ne suis pas fier

de m’être laissé ainsi écraser. Heureusement qu’il y a

eu Valentin...

-Et Lola, ajouta Manon.

Jonathan hocha la tête.

-Oui, et Lola.

-Bon, c’est fini tout ça. Prends-moi dans tes bras. Je

sens que je peux enfin respirer !

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-32-

-Il est où Valentin ? demanda Jonathan.

-Il n’a pas pu venir, répondit Lola en s’installant en

face de lui sur la terrasse bondée de gens.

-Alors, tu peux m’expliquer ce qui s’est passé. Après

ces semaines de silence, j’ai une envie furieuse de

savoir tout dans les moindres détails !

-Bien sûr que tu as le droit de savoir, mais après, moi

aussi, j’aimerais que tu me parles.

Jonathan fronça les sourcils. Il pressentait quelque

chose qui risquait de ne pas lui plaire.

-D’accord, commence toujours.

-C’est Valentin qui a mené l’enquête, je suppose que

Manon te l’a dit. Il croyait en ton innocence. Il a essayé

d’obtenir des informations de Manon, mais il a compris

qu’elle crevait de trouille. Donc, finalement, il a élaboré

toute une stratégie pour cibler et démasquer le

coupable. Ses soupçons se sont portés sur Bruno. Il a

mis la pression au max et Bruno a craqué.

-Ça je le sais, mais pourquoi il a fait tout ça Valentin ?

Pourquoi il s’est donné tout ce mal ?

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Il scruta Lola et comprit ce que Manon avait voulu dire

quand elle avait ajouté : « Et Lola ».

-D’accord, je vois. Tu as clamé ton indignation et lui,

pour te plaire, il a voulu jouer les justiciers. Il s’est

emballé pour l’enquête... et pour toi... Tu es

amoureuse de lui, c’est ça ?... et lui... ?

Lola baissa la tête. Jonathan posait des questions dont

il connaissait la réponse.

-J’ai eu de la chance, murmura Jonathan. Beaucoup

de chance. À propos, qu’est-ce que tu voulais me

demander ?

Lola le regarda dans les yeux.

-Qu’est-ce qui s’est passé quand nous sommes sortis

ensemble, pourquoi tu m’as plaquée le lendemain de

cette soirée où...

-Lola, je ne l’ai jamais compris moi-même. J’y ai

réfléchi après. Tu étais tellement passionnée, entière

et moi, j’avais l’impression que je ne serais jamais à la

hauteur de ce que tu attendais.

-Pourquoi es-tu sorti avec Manon tout de suite après ?

Jonathan se frotta le visage.

-Je croyais que ce serait plus facile avec elle. Ça

semblait moins sérieux qu’entre nous, mais en fait je

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me suis trompé. Elle prenait notre relation très à

cœur... et moi aussi, malgré moi.

Lola se leva de sa chaise, se pencha vers lui et

effleura sa joue.

-À bientôt, Jonathan.

-À bientôt, Lola.

Il suivit des yeux sa silhouette qui se faufilait entre les

tables.

-Merci !

Son cri fit se retourner les personnes attablées à la

terrasse du bistro, mais il s’en moquait éperdument. Il

n’avait pas envie de rester zen.

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-Tu n’as pas oublié quelque chose ? demanda

Valentin à Lola, lorsqu’ils furent arrivés devant chez

elle. Comme c’était la première fois qu’il la

raccompagnait, il se demanda si c’était à cause de

cela qu’elle était distraite.

-Oublié quoi ?

-Mais, de te changer, dit-il en montrant la tenue

colorée qu’elle arborait.

-Non, c’est fini tout ça. Je n’ai pas eu l’occasion de te

le dire avec tout ce qui s’est passé ces derniers jours.

J’ai expliqué à mes parents que j’en avais marre de

faire mon numéro de strip-tease deux fois par jour, que

ce serait plus simple pour tout le monde si je pouvais

m’habiller comme j’en ai envie.

-Et alors ?

-Ils se sont regardés, surpris d’apprendre le genre de

contorsions auxquelles je devais me livrer, puis ils se

sont tournés vers moi et j’ai vu dans leurs yeux qu’ils

venaient de comprendre quelque chose.

-Qu’ils avaient une fille superbe avec un goût

incroyable pour ses fringues !

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-Pas tout à fait. Plutôt que nous n’avions pas les

mêmes idées sur certaines choses, mais que ça ne

nous empêchait pas de vivre sous le même toit !

-Et bien, moi j’ai une autre bonne nouvelle à ajouter à

la liste. C’est incroyable, parfois, comme les choses se

mettent en place. Tu vois ça dans un film et tu te dis

que le scénariste s’est roulé plusieurs joints d’affilée et

que...

-Mais qu’est-ce que c’est ce charabia ? Tu as un air

mystérieux de chez mystérieux. Toi tu as quelque

chose d’important à me dire et tu noies le poisson !

-Bien vu, rétorqua Valentin. Voici donc ce que ça

donne en clair : mes parents se sont offerts un week-

end à la mer et, bien sûr, ils m’ont confié les clés de la

maison.

Lola se retint de sauter en l’air de joie car elle avait

jouer. Juste un peu, quoi ! Pour retarder le moment

où...

-Aha, dit-elle, en prenant un air super cool, c’est

intéressant, effectivement, mais en quoi ça me

concerne ? demanda-t-elle, tout en ôtant son béret et

en libérant ses cheveux (L’effet était garanti à 100%,

elle l’avait vérifié maintes fois).

-Eh bien, toi, je ne sais pas, mais moi, je m’étais juré

de déballer le tout dernier jeu vidéo que j’ai reçu et

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d’atteindre le 3e niveau avant dimanche soir. Donc, je

me réjouissais de...

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, Lola venait

de lui plaquer un baiser sur les lèvres en proférant un

« Salaud, je t’aime ! ».

Évidemment, se dit Valentin, en la prenant par la taille,

ce n’est pas cette agitée de Lara Croft qui lui ferait ce

genre de déclaration.

Ce constat le conforta dans l’idée qu’il venait de faire

le bon choix pour son week-end.

FIN