1. E S O C I A L Nicolas Guguen Psychologie de la manipulation
et de la soumission Uploaded By J-Booker
2. Psychologie de la manipulation et de la soumission
3. DDD
4. P S Y C H O S U P Psychologie de la manipulation et de la
soumission Nicolas Guguen
5. Srie Cours et exercices dirige par Alain Lieury G. Besanon
et al., Manuel de psychopathologie G. Besanon et al., Exercices
& QCM de psychopathologie A. Cercl, A. Somat, Psychologie
sociale. Cours et exercices, 2e dition N. Guguen, Statistique pour
psychologues. Cours et exercices, 3e dition M. Huteau, Psychologie
diffrentielle. Cours et exercices, 3e dition J. Joly, D. Boujard,
Biologie pour psychologues. Cours et exercices, 3e dition H.
Lehalle, D. Mellier, Psychologie du dveloppement. Enfance et
adolescence. Cours et exercices, 2e dition A. Lieury, Psychologie
cognitive. Cours et exercices, 4e dition Dunod, Paris, 2002 ISBN 2
10 048835 X
6. TABLE DES MATIRES INTRODUCTION CHAPITRE 1 1 1 LA SOUMISSION
LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 5 Le paradigme de Milgram : tre
contraint la violence par simple obissance 8 1.1 Lexprience
princeps 9 1.2 Tout le monde prs de 300 volts, 65 % 450 volts :
tous des tortionnaires ? 14 Les rplications interculturelles et
gnrationnelles : une universalit de lobissance ? 15 1.4 1.3.1
Luniversalit de lobissance lautorit : analyse des facteurs
culturels 1.3.2 Lobissance tout ge : si jeune et dj si obissant !
1.3.3 Variables dmographiques et sociologiques : tous pareils ? Des
rsultats attendus ? 15 17 19 22 1.5 Lanalyse du comportement des
sujets de lexprience 27 Pourquoi obit-on ? Analyse des dterminants
de lobissance 29 2.1 Les effets situationnels sur la soumission
lautorit 30 2.1.1 2.1.2 2.1.3 2.1.4 2.1.5 30 35 42 44 46 1.3 2
Lhypothse de ltat agentique La proximit de la victime : plus elle
avance, plus on recule La proximit de lautorit La lgitimit de
lautorit Autorit contradictoire
7. VI PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION 2.2 48
2.2.1 Personnalit et soumission : des gens rsistants et soumis par
nature ? 48 2.2.2 Rle des croyances dans lobissance 50 2.2.3
Lhypothse dun sujet inconscient de ses actes 51 2.3 Comprendre
lobissance par la dsobissance 56 2.4 La soumission lautorit : un
acte de conformisme ? 59 2.4.1 Le groupe comme modle 59 2.4.2 Le
groupe soumis et dsobissant : lhomme, un modle pour lhomme 3 Les
facteurs dispositionnels et la soumission 63 La soumission
quotidienne lautorit et leffet des symboles de lautorit sur notre
comportement 67 3.1 La soumission lautorit en situation relle : all
docteur ! 67 3.2 Les formes modernes de soumission lautorit :
lautorit administrative 71 Les symboles de lautorit et leur effet
sur le comportement : mez-vous de lhabit et non du moine ! 74 3.3.1
Leffet de luniforme 75 3.3.2 Linuence du statut 78 3.3 CHAPITRE 2
LA SOUMISSION LIBREMENT CONSENTIE : ACCEPTER DE FAIRE DES CHOSES
QUE NOUS AURIONS REFUSES SPONTANMENT 1 83 Le Pied-dans-la-Porte :
le doigt dans lengrenage 86 1.1 Lexprience princeps 86 1.2 Les
rplications du Pied-dans-la-Porte 89 1.2.1 Des russites 89 1.2.2 et
des checs 99 1.3 101 1.3.1 Le caractre pro-social de la requte 101
1.3.2 Le dlai entre les deux requtes 102 1.3.3 Le cot des requtes
1.4 Facteurs dinuence du Pied-dans-la-Porte 104 Les explications
thoriques leffet du Pied-dans-la-Porte 108 1.4.1 La thorie de
lauto-perception 109 1.4.2 La thorie de lengagement 113 1.4.3 La
thorie du contraste 115 1.4.4 La thorie de lapprentissage social et
du renforcement 116 1.4.5 La thorie de la promotion de soi 116
8. TABLE DES MATIRES VII 2 La Porte-dans-le-Nez : qui ne peut
le plus, peut le moins 119 2.1 Lexprience initiale et ses
prolongements 119 2.2 La Porte-dans-le-Nez : un phnomne stable ?
Analyse des rplications et des champs dutilisation 121 2.3 2.2.1
Importance de leffet 2.2.2 Champs dapplication 2.2.3 La
Porte-dans-le-Nez lectronique Facteurs favorisant une
Porte-dans-le-Nez 121 122 125 127 128 129 2.4 2.3.1 Le caractre
pro-social de la requte 2.3.2 Le cot de la requte prparatoire 2.3.3
Deux portes valent mieux quune : le paradigme de la Double
Porte-dans-le-Nez Les mcanismes psychologiques leffet de
Porte-dans-le-Nez 2.4.1 Lhypothse des concessions rciproques 2.4.2
La thorie des contrastes perceptifs 2.4.3 La thorie de la
culpabilit Porte-dans-le-Nez ou Pied-dans-la-Porte : analyse de
lefcacit compare 132 136 138 2.5 3 130 131 140 Lengagement : Si tu
fais, tu referas 141 3.1 tre engag faire, cest sengager faire 142
3.2 Responsabilit de lengagement ou engagement la responsabilit ?
144 3.2.1 tre engag, cest tre responsable 3.2.2 La persistance de
lengagement Avoir lintention de faire suft dj mme lorsque lon
navait pas dintention : lefcacit engageante des auto-prdictions
extorques 145 148 3.4 Lauto-engagement : le pige de nos dcisions
personnelles 153 3.5 3.4.1 Linvestissement perte : lHomo economicus
nexiste pas lorsquil est engag 3.4.2 Il est difcile de dire stop :
le pige des automatismes Les techniques dinuence fondes sur
lengagement 153 158 159 3.3 3.6 151 3.5.1 La technique du Low-Ball
3.5.2 La technique du leurre La thorie de lengagement applique aux
changements de comportements : quels principes pour quelles
applications ? 160 166 3.6.1 Les facteurs engageants 3.6.2 Les
applications de lengagement au changement de comportements 168 168
170
9. VIII PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION
CHAPITRE 3 LA SOUMISSION PAR INDUCTION SMANTIQUE ET NON VERBALE :
CES MOTS ET CES COMPORTEMENTS QUI NOUS INFLUENCENT 1 La soumission
par induction smantique : le pouvoir des mots, des phrases et des
promesses 1.1 1.2 1.3 1.4 1.5 Les petits ruisseaux font les grandes
rivires : la technique du mme un sou nous sufra 181 183 184
vocation de la libert et manipulation : la technique du mais vous
tes libre de 186 1.2.1 Vous tes libre de : lexprience princeps
1.2.2 Une efcacit mme sans sollicitation en face--face Comment
allez-vous ? : la technique du Pied-dans-la-Bouche 186 188 192
Dcomposition dune offre et comparaison : la technique du Et ce nest
pas tout ! 197 Labellisation pralable et comportement ultrieur : la
technique de ltiquette personnologique 202 2 202 1.6.1 La rciprocit
: on donne ceux qui nous donnent 1.6.2 et on donne ceux qui
proposent de nous donner 1.6 1.5.1 Ltiquette positive : la
technique de la atterie 1.5.2 Susciter de la culpabilit ou de la
honte : la technique de linsulte 1.5.3 Culpabilit ou honte ? La
rciprocit : Je te donne un sou pour que tu men donnes deux 214 216
206 207 213 Linuence non verbale 218 2.1 Linuence du toucher 218
2.2 2.1.1 Toucher et culture 2.1.2 Linuence du toucher sur la
soumission 2.1.3 Toucher et comportement du consommateur 2.1.4
Toucher et motivation 2.1.5 Toucher et comportement dans une
situation de mdiation 2.1.6 Les mcanismes explicatifs leffet du
toucher Linuence du regard 219 221 224 231 238 242 259 2.3 2.2.1
Leffet dinuence du regard sur la soumission 2.2.2 Type de regard et
soumission 2.2.3 Les mcanismes explicatifs leffet du regard
Linuence du sourire 259 264 265 269 2.3.1 2.3.2 2.3.3 2.3.4 269 270
272 275 BIBLIOGRAPHIE Souriez et la moiti du monde sourira avec
vous Le sourire : un comportement fminin ? Leffet dinuence du
sourire sur des requtes Les mcanismes explicatifs leffet du sourire
281
10. INTRODUCTION Voici huit questions tests : 1. Pensez-vous
que vous accepteriez dexpdier des chocs lectriques de 450 volts une
personne qui ne vous a rien fait, simplement parce quelle vient de
commettre une erreur dans lapprentissage dune liste de mots ? 2.
Pensez-vous que vous accepteriez de continuer une exprience dcoute
dultrasons au risque de perdre loue ? 3. Pensez-vous que des
inrmires accepteraient dadministrer des patients dont elles ont la
responsabilit un mdicament un niveau de dosage rput dangereux
simplement parce quune personne quelles ne connaissent pas, se
prtendant mdecin, leur en donne lordre par tlphone ? Dunod La
photocopie non autorise est un dlit. 4. Pensez-vous que vous
accepteriez facilement daccompagner samedi prochain des jeunes
dlinquants au zoo parce quun inconnu vous en a fait la demande ? 5.
Pensez-vous que de gros fumeurs accepteraient de se priver de tabac
pendant dix-huit heures en contrepartie dune rtribution ridicule ?
6. Pensez-vous que vous allez acheter plus favorablement un produit
dans un magasin simplement parce quun dmonstrateur post lentre vous
a touch fugitivement le bras ou lpaule ? 7. Pensez-vous que vous
accepterez dautant plus facilement de rpondre un questionnaire que
lenquteur porte une cravate ? 8. Pensez-vous que vous allez vous
arrter pour prendre cet auto-stoppeur qui vous regarde xement dans
les yeux ?
11. 2 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION toutes
ces questions, vous allez, comme tout un chacun, vraisemblablement
rpondre non , dnitivement non . Ne croyez pas si bien dire. La
recherche en psychologie sociale montre, aujourdhui, travers une
incroyable densit et diversit dexpriences menes dans la rue, dans
des magasins mais aussi dans des contextes organisationnels
ordinaires que nos comportements ne sont pas toujours sous notre
contrle et que, notre insu, nous sommes quotidiennement manipuls
par des facteurs dinuence qui nous paraissent tellement anodins que
nous nenvisageons pas, aucun moment, quils puissent nous conduire
faire quelque chose que nous naurions jamais fait spontanment. De
plus, ces techniques de manipulation sont souvent tellement
anodines et utilises de manire tellement automatique, que nous
nimaginons absolument pas que nous les utilisons pour inuencer
autrui. Pourtant, une analyse critique de vos comportements sociaux
confronts aux procdures dinuence que vous dcouvrirez dans cet
ouvrage vous permettra de voir que vous avez dj utilis certaines
dentre elles pour inuencer autrui. Cet ouvrage a pour objectif de
faire le point sur ces techniques psychosociales de linuence du
comportement. Tout au long de ce travail, nous tenterons de
prsenter les expriences qui mettent en vidence la facilit avec
laquelle nous pouvons tre manipuls. Beaucoup de ces recherches ont
t conduites dans des pays anglo-saxons mais nous verrons que le
large recours des travaux personnels atteste de leur caractre
transculturel. Nous essayerons galement, travers les recherches
conduites dans ce domaine, dexpliquer les mcanismes psychologiques
qui font que nous nous laissons manipuler. Jespre, pour ma part,
que ce livre vous permettra de comprendre comment sexercent,
mentalement, linuence et la manipulation dans notre vie quotidienne
et que lvocation de toutes ces mthodes et techniques vous permettra
den djouer la pernicieuse efcacit lorsquelles sont utilises pour
vous faire accomplir un acte non attendu de votre part. Nous
verrons, en outre, que ces techniques ont un versant positif et
ngatif en ce sens quune mme technique peut avoir un caractre amoral
(faire perdre du temps autrui, lui extorquer de largent, lui faire
acheter des choses) mais peut galement possder un caractre plus
moral, plus utile pour la socit ou un individu (faire prendre
conance un lve, conduire des personnes trier leurs ordures,
conomiser de lnergie, etc.). Dans la mesure du possible, lensemble
de ces aspects sera voqu pour faire prendre conscience de la force
de ces techniques et de la varit des registres comportementaux
quelles sont susceptibles daffecter. Si vous veniez les utiliser
(et vous verrez que vous en avez dj utilis certaines), vous verriez
que le caractre moral versus non moral de cette technique ne rside
pas dans la technique elle-mme mais bien dans la nature du
comportement que lon entend extorquer la personne laquelle on
applique cette technique. Pour faire de bons citoyens de nos
enfants, pour prserver la nature, favoriser linsertion de
12. INTRODUCTION 3 Dunod La photocopie non autorise est un
dlit. personnes en difcult, nous utilisons les mmes mthodes que
pour fabriquer des soldats zls, nous faire raliser des achats non
anticips ou nous faire perdre notre temps. Vous verrez, en outre,
que ces techniques dinuence sont certainement fortement lies
lavance des socits dmocratiques car elles possdent toutes un point
commun : la personne auprs de laquelle on applique lune ou lautre
de ces techniques est entirement libre de faire ce quelle
veut.
13. DDDD
14. Chapitre 1 LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE
COT
15. ddd
16. Jobservai un homme daffaires quilibr et sr de lui entrer
dans le laboratoire, souriant et conant. En moins de vingt minutes
il fut rduit ltat de loque parcourue de tics, au bord de la crise
de nerfs. Il tirait sans arrt sur le lobe de ses oreilles et se
tordait les mains. un moment il posa sa tte sur son poing et
murmura : Oh mon Dieu, faites quon arrte ! Et pourtant il continua
excuter toutes les instructions de lexprimentateur et obit jusqu la
n. (Milgram, 1963, p. 377). Dunod La photocopie non autorise est un
dlit. Jusquo lobissance de lhomme peut-elle le conduire ? Les rcits
des exactions commises par des soldats au demeurant bons ls, bons
pres de famille, maris doux et prvenants peuvent surprendre le
genre humain par leur sauvagerie apparente. Il en va de mme de
labsence totale de sentiment exhibe par des jeunes soldats, qui
avant de vivre une situation de conit, navaient commis aucune
exaction, aucun acte violent lgard dautrui. Alors, y a-t-il une
sauvagerie, une perversion latente chez lhomme ou alors sont-ce les
circonstances qui expliquent nos actes ? La question de lobissance
et des mcanismes psychologiques qui lexpliquent interroge depuis
longtemps les chercheurs en psychologie sociale. Dj en 1924,
Landis, dans le cadre de recherches sur les ractions motionnelles,
parvint faire dcapiter des rats vivants par 71 % de ses sujets ou
laisser les moins obissants assister la scne alors que la
dcapitation tait faite par lexprimentateur. Cela montrait bien que
lautorit de lexprimentateur tait sufsante pour vaincre la rsistance
des sujets. Toutefois, malgr lintrt de ce type de recherches, le
registre des comportements tudis tait loin dtre hautement
problmatique pour les sujets. Dans cette perspective, les travaux
les plus importants sont, sans conteste, ceux qui ont tent de voir
jusquo une autorit purement symbolique pouvait nous conduire. Les
travaux que nous prsentons dans ce chapitre portent uniquement sur
des actes problmatiques, contraires la plupart des intrts moraux
que possdent les gens. Leur porte heuristique est incontestable
dans le champ des sciences humaines et sociales dans la mesure o
ces
17. 8 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION
recherches ont permis de mettre en vidence le poids crasant du
contexte dans lequel un individu est amen agir. Bien entendu, nous
ne contestons pas que des facteurs individuels interviennent dans
la production de comportements problmatiques commis par des tres
humains. Nanmoins, quand il sagit dactes conduisant faire souffrir
physiquement ou psychologiquement quelquun dautre et que ceux-ci
sont commis par des gens ordinaires, dapparence paisible,
travailleurs, pres de familles et conjoints sans reproches, on est
oblig dadmettre que nos fonctionnements ducatifs, institutionnels
et organisationnels portent en eux des caractristiques qui
permettent dobtenir dautrui des actes que, pourtant, cette ducation
et ces structures rprouvent. 1 LE PARADIGME DE MILGRAM : TRE
CONTRAINT LA VIOLENCE PAR SIMPLE OBISSANCE En psychologie en
particulier et en sciences humaines en gnral, la recherche sur la
soumission une autorit est indissociablement lie aux travaux dun
chercheur amricain : Stanley Milgram. Limportance des travaux de ce
chercheur est telle que ses premires expriences, qui ont t publies
il y a prs de quarante ans, ont, encore et toujours, une porte
scientique comme peu de travaux dans ces disciplines peuvent en
avoir. Les rsultats obtenus et le caractre profondment dramatique
et extrme du comportement tudi par ce chercheur ne sont pas
trangers cette notorit. Ces travaux restent dactualit et
certainement pour de nombreuses dcennies. Chez les chercheurs en
psychologie sociale, ces recherches restent encore fcondes et
donnent lieux de nombreux travaux. En 1995, un numro spcial de la
clbre revue Journal of Social Issues (1995, vol. 51, n 3) a t
consacr aux expriences de Milgram en en faisant la synthse, en
mesurant ses apports et en prsentant des travaux nouveaux destins
accrotre la connaissance scientique sur un tel phnomne. Un ouvrage
rcent de Blass (1999a) montre que de nombreux chercheurs se
proccupent de cette question et que la riche contribution
scientique de Milgram suscite encore des travaux fconds. Ces
travaux sont toujours rfrencs et publis dans des ouvrages ou des
revues autres que celles de psychologie. La mdecine, lhistoire,
lconomie, la sociologie et la philosophie font trs souvent rfrence
aux travaux de Milgram (Blass, 1999b). Enn, notons que ces rsultats
continuent fasciner les mdias et lopinion publique puisque des
articles citant ces travaux sont rgulirement publis (French, 1997)
tout comme les ctions ou documentaires qui en font rfrence ou qui
prsentent des extraits des enregistrements vidos que Milgram a
raliss dans son laboratoire. Il
18. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 9 convenait
donc que le premier chapitre de cet ouvrage consacr la manipulation
et la soumission commence par la prsentation de ces travaux et par
la synthse et les apports les plus importants des chercheurs en
psychologie ayant travaill sur la soumission lautorit. En effet, si
on peut obtenir un tel comportement de la part de tant de personnes
aux caractristiques sociales aussi ordinaires que celles que
possdent tous les sujets qui ont particip aux expriences relates
ci-dessous, alors cela veut dire quil y a certainement peu de
comportements de ltre humain qui ne puissent tre contrls, activs ou
engendrs par linuence dautrui. 1.1 Lexprience princeps La premire
recherche de Stanley Milgram conduite luniversit de Yale et publie
en 1963 dans le Journal of Abnormal and Social Psychology illustre
le point de dpart des travaux exprimentaux sur la soumission
lautorit. La plupart des recherches qui seront conduites par la
suite par Stanley Milgram, mais galement par dautres chercheurs en
psychologie sociale, sinspireront trs fortement de la mthodologie
employe dans cette premire exprience. Aussi, an de la restituer le
plus dlement possible, nous lavons dtaille. Si certains lecteurs
souhaitent une description plus raliste de cette exprience, ils
pourront la trouver dans un lm franais (I comme Icare dHenri
Verneuil) qui, bien qutant une ction, restitue parfaitement lesprit
thorique et mthodologique des expriences de Milgram. En ce qui
concerne la premire recherche publie par Stanley Milgram, la
procdure utilise tait la suivante. Dunod La photocopie non autorise
est un dlit. Les sujets de lexprience Lchantillon de sujets tait
constitu de quarante hommes (20 % gs entre 20-29 ans, 40 % entre
30-39 ans et 40 % entre 40-50 ans) de niveaux scolaires trs
contrasts (cole lmentaire jusquau doctorat), de professions
galement trs contrastes (vendeurs, enseignants du secondaire,
employs de poste, ingnieurs, ouvriers) et rpondant une annonce
parue dans la presse locale invitant participer une recherche sur
la mmoire luniversit de Yale pour laquelle une rtribution de 4,50
dollars tait propose. Dans cet article, il ntait pas fait mention,
en aucune faon, quil sagirait denvoyer des dcharges lectriques
autrui pour tester leffet de cette forme de punition sur la mmoire.
Laccueil des sujets Lexprience se droulait dans un lgant
laboratoire de luniversit de Yale an de rendre lgitime lexprience.
Deux personnages jouaient un rle bien
19. 10 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION dni :
lexprimentateur, g de 31 ans, enseignant en biologie, lair
impassible et parfois svre qui devait tenir le rle de lautorit
scientique dans lexprience et un compre, g de 47 ans, lair aimable
et avenant qui devait tenir le rle de la victime. Le sujet, qui
avait pris rendez-vous pour participer lexprience aprs avoir lu
larticle dans la presse, se prsentait au lieu de rendez-vous et
patientait dans une salle dattente. Quelques secondes aprs, le
compre entrait et se prsentait galement comme sujet de lexprience.
Lexprimentateur entrait alors dans la salle, saluait le sujet et le
compre et les informait quils allaient participer une exprience sur
leffet de la punition sur lapprentissage chez ltre humain. Il
rajoutait que, comme il ny avait pas encore eu de recherches de ce
type, on ignorait tout de leffet de la punition (positif ou ngatif
?). Lexprimentateur leur expliquait ensuite quil faisait cette
exprience auprs des adultes et que certains devaient prendre la
place dun professeur et dautres celle de llve. Il proposait alors
de tirer lun et lautre de ces rles au sort. laide de deux papiers
mis dans un chapeau, on pouvait dsigner lune et lautre de ces
fonctions aux deux sujets prsents . Bien entendu, le tirage tait
truqu de manire ce que le sujet se retrouve toujours occuper le rle
de professeur (les deux papiers contenus dans le chapeau
contenaient tous les deux la mention professeur et le sujet tirait
le papier le premier). Aprs le tirage, le sujet et le compre taient
conduits dans une pice adjacente dans laquelle se trouvait une
chaise lectrique. Le compre tait attach sur cette chaise an, comme
le mentionnait lexprimentateur, dviter tout mouvement excessif
durant un choc . Compte tenu de lattache, il tait impossible au
compre-lve de se dgager de la chaise. Une lectrode tait ensuite
place sur son poignet ainsi quune crme destine viter les brlures .
Lexprimentateur expliquait alors au sujet qui assistait toute cette
mise en scne que llectrode tait relie un gnrateur lectrique situ
dans la pice ct. Il rajoutait que mme si les chocs pouvaient tre
extrmement douloureux, ils ne pouvaient pas causer de dommages
corporels durables. La salle dapprentissage Une fois termine cette
tche, lexprimentateur et le sujet laissaient le compre-lve et se
rendaient dans une salle adjacente. Lexprimentateur expliquait au
sujet que sa tche consistait faire apprendre llve une liste de mots
associs. Le sujet devait lire, laide dun micro, une srie complte de
paires de mots llve puis il lisait un mot de la paire accompagn de
quatre autres mots. Llve devait dsigner celui, parmi ces quatre
mots, qui correspondait au mot manquant de la paire. Pour ce faire,
il devait communiquer sa rponse laide de quatre touches places
devant lui et le sujet recevait la rponse devant un tableau
lumineux plac en haut du gnrateur de chocs.
20. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 11 La
machine expdier les chocs Ce gnrateur tait constitu de trente
curseurs placs horizontalement et chaque curseur tait accompagn
dune mention correspondant au voltage mis. Les chocs allaient de 15
450 volts par pas de progression de 15 volts. Des commentaires
apparaissaient galement sous les curseurs et variaient par groupe
de quatre curseurs. Ces commentaires correspondaient des adjectifs
traduisant limportance du choc dlivr (choc lger, choc moyen, etc.,
choc trs intense, danger : choc violent, et XXX pour les deux
derniers curseurs). Pour rendre tout cela crdible, lactivation dun
curseur saccompagnait de bruits de bourdonnement lectrique, de
crpitements, de lumire bleue et des tmoins lumineux ainsi que des
vumtres sallumaient. De plus, un test 45 volts tait pratiqu sur le
sujet an quil puisse valuer lintensit de celui-ci (troisime curseur
sur trente). Lexprimentateur demandait au sujet dadministrer un
choc llve chaque fois que celui-ci commettait une erreur
dappariement. Il informait galement le sujet que lintensit du choc
devait augmenter au fur et mesure que llve commettait des erreurs.
Il rajoutait que le sujet devait annoncer haute voix le voltage
correspondant au curseur quil activait avant dadministrer le choc.
Les ordres de lautorit Dunod La photocopie non autorise est un
dlit. Une phase de familiarisation avec la tche de lecture et
dapprentissage avait lieu puis lexprience proprement dite
commenait. Une premire srie de dix mots tait employe durant
laquelle llve commettait sept erreurs et recevait un choc maximal
de 105 volts (choc moyen). Puis, lexprimentateur donnait une
seconde liste au sujet et linformait que lorsquil arriverait la n,
il devait recommencer et dlivrer des chocs lectriques jusqu ce que
llve ait appris les dix paires sans erreur. Il rajoutait que le
sujet devait partir de 15 volts et augmenter le voltage dun pas
chaque fois que llve commettrait une erreur. Lexprience proprement
dite dbutait alors et llve (qui ne recevait bien videmment aucun
choc) commettait des erreurs selon une procdure pralablement mise
au point et apprise. Comme il y avait un isolement acoustique entre
la salle de llve et celle du professeur, le sujet nentendait pas
les protestations normalement attendues de llve. Toutefois, partir
de 300 volts, on pouvait entendre llve remuer sur sa chaise et
marteler le sol. partir de ce seuil, aucun retour de rponse
napparaissait sur le panneau lumineux. Comme le sujet demandait ce
quil fallait faire, lexprimentateur lui disait quil fallait
considrer labsence de rponse comme une mauvaise rponse et continuer
en dlivrant un choc dun niveau dintensit supplmentaire. Aprs 315
volts, aucun bruit ne parvenait de la salle de llve ni aucune autre
rponse ntait donne.
21. 12 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Comme
le sujet nissait par se retourner vers lexprimentateur pour savoir
ce quil devait faire, celui-ci fournissait alors une rponse
standardise correspondant un protocole de justications prpares
lavance. Ce protocole comprenait quatre niveaux de rponse : 1.
Continuez ! ! ! 2. Lexprience exige que vous continuiez ! ! ! 3. Il
est indispensable que vous continuiez ! ! ! 4. Vous navez pas
dautre choix, vous devez continuer ! ! ! Les justications taient
faites en squence. Chaque nouvelle hsitation ou interrogation de
lexprimentateur par le sujet entranait la reprise de cette squence
son dbut. Si le sujet ne reprenait pas le droulement de sa tche
aprs chaque justication de lexprimentateur, ce dernier passait la
justication de niveau suprieur. Si le sujet ne reprenait pas sa
tche aprs le quatrime niveau de justication, lexprience sarrtait.
Dautres remarques taient galement prvues lavance en fonction du
type dinterrogation du sujet. Ainsi, lorsque le sujet demandait
quels taient les risques encourus par llve, lexprimentateur lui
rtorquait que mme si les chocs pouvaient tre extrmement douloureux,
ils ne pouvaient pas causer de dommages corporels durables. Si le
sujet prtendait que llve ne souhaitait certainement pas aller plus
loin, lexprimentateur lui disait que, mme si cela ne plaisait pas
llve, il fallait continuer jusqu ce que llve ait appris sa liste de
mots correctement. Dans les deux cas, lexprimentateur disait au
sujet de continuer puis reprenait la squence des justications si
ncessaire. Le niveau de choc maximum administr (entre 0 et 30 selon
le curseur activ) par le sujet tait pris comme mesure principale de
lobissance du sujet. Seul un sujet qui allait jusquau bout (dernier
et trentime curseur) tait quali dobissant. La passation tait
enregistre et des photos taient prises laide dune glace sans tain.
Dans certains cas, le comportement du professeur a t valu par la
mthode des juges (plusieurs observateurs). Aprs la n de lexprience,
le sujet tait interview et rpondait un questionnaire comprenant des
mesures dattitudes, des mesures projectives et diffrentes questions
rponses ouvertes ou fermes. Les rsultats Les rsultats qui furent
obtenus dans cette premire exprience bouleversrent les chercheurs
et lopinion publique. Jugez plutt ! Sur quarante hommes appartenant
toutes les catgories socioprofessionnelles et volontaires pour
donner de leur temps pour la science et la connaissance sur la
mmoire humaine :
22. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 13 tous les
sujets ont t jusqu 285 volts (avant-dernier curseur de la catgorie
choc intense) ; 12,5 % des sujets se sont arrts 300 volts (dernier
curseur de la catgorie choc intense et moment o on entendait llve
remuer sur sa chaise et marteler le sol) ; 20 % des sujets se sont
arrts entre 315 et 360 volts (dernier curseur de la catgorie choc
extrmement intense) et notamment la moiti de ceux-ci ont arrt 315
volts (aprs que lon na plus entendu llve) ; seul un sujet sest arrt
entre 375 et 420 volts (catgorie danger : choc violent) ; les 65 %
restants ont t jusquau bout (435 et 450 volts catgorie mentionne
XXX). On comprend que ces rsultats en aient abasourdi plus dun et
aient fait couler autant dencre. 65 % des sujets ont administr une
personne qui ne leur avait rien fait un choc lectrique dune
intensit de 450 volts, et ce, aprs lui avoir administr dautres
chocs lectriques dintensit croissante, simplement parce que cette
personne avait mal mmoris une liste de mots. An de mieux se rendre
compte du comportement des sujets tout au long du droulement de
lexprience, nous prsentons dans la gure 1.1 cidessous, la courbe
dobissance au fur et mesure de laugmentation des chocs administrer.
Taux dobissance (en %) Dunod La photocopie non autorise est un
dlit. 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 Intensit
graduelle des chocs Figure 1.1 Courbe dobissance en condition de
base dans le paradigme de Milgram
23. 14 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Les
rsultats sont intressants sous cette forme car ils montrent que
pendant un long moment, les sujets ont unanimement obi aux
injonctions de lexprimentateur. Tous les sujets ont donc administr
un choc lectrique plus de deux fois suprieur la tension des lignes
de sortie domestique quils connaissent parfaitement. Finalement, ce
nest qu partir du vingtime curseur (300 volts) que des rbellions
ont eu lieu et que certains sujets ont dsobi. La survenue dun tel
comportement, ce stade, nest pas purement incidente car on doit se
souvenir que cest cet instant que llve, que lon nentendait pas
jusqu prsent, se mettait remuer sur sa chaise et marteler le sol.
Par la suite, dautres ont dsobi et notamment, parce que, partir de
ce seuil, aucun retour de rponse napparaissait sur le panneau
lumineux du professeur qui permettait dapprcier si la rponse tait
correcte ou non. 1.2 Tout le monde prs de 300 volts, 65 % 450 volts
: tous des tortionnaires ? Daucuns, sur la base de ces rsultats,
vous diront quils ne sont pas tonns, que lhomme est ainsi, que
toute son histoire est jalonne dactes de barbarie, quil y a en nous
des instincts sanguinaires, que nos socits modernes et la monte
grandissante de lindividualisme nont rien chang ce comportement
barbare, etc. Sans remettre en question de telles analyses et sans
vouloir non plus polmiquer leur sujet, on se doit dadmettre quon ne
peut aller aussi loin dans linterprtation des rsultats sur la base
dune seule exprience. Si, comme on le verra, Milgram et dautres
rpliqueront largement ces rsultats, on ne peut, sur le simple
constat de ces taux dobissance obtenus ici, admettre, sans retenue,
les explications avances ci-dessus pour expliquer un tel
comportement. Avant de les admettre, il faut tenter, de manire
rigoureusement scientique, den valuer le bien-fond. En effet, comme
dans toute bonne recherche, il manque un groupe contrle : un groupe
o les sujets seraient libres de torturer ou de ne pas torturer
autrui. Or, Milgram a eu la prcaution, justement, dtudier un groupe
de sujets auquel on laissait la possibilit de choisir le niveau de
choc administrer la victime et o, bien entendu, lautorit ne
lobligeait pas continuer. Les rsultats qui ont t obtenus sont
prsents dans la gure 1.2 ci-contre pour chaque niveau de choc. An
de comparer avec la situation antrieure, nous avons galement repris
la courbe dobissance prsente ci-dessus.
24. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 15 Taux
dobissance (en %) 100 90 80 70 60 50 40 30 Augmentation graduelle
du choc Choix du choc 20 10 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 Intensit graduelle des
chocs Figure 1.2 Courbe dobissance selon que le sujet devait
augmenter lintensit des chocs ou avait le choix de celle-ci Les
rsultats parlent deux-mmes ici. Lorsquils ont le choix, 80 % des
sujets ne vont pas au-del de 120 volts. Au nal, seule une personne
sur quarante a utilis le dernier curseur. Mme si un tel
comportement nous terrie, nous sommes loin des chiffres prcdents.
Il semble donc que nous ne sommes pas tous des tortionnaires
spontans mais, pour peu que nous nous retrouvions dans une
situation dautorit, nous pouvons le devenir. Dunod La photocopie
non autorise est un dlit. 1.3 Les rplications interculturelles et
gnrationnelles : une universalit de lobissance ? 1.3.1 Luniversalit
de lobissance lautorit : analyse des facteurs culturels On se doute
que les rsultats de Milgram ont eu un impact considrable dans les
mdias mais galement dans la communaut scientique internationale.
Tout naturellement, des hypothses ont t faites pour expliquer ces
premiers rsultats de Milgram et, parmi elles, des interprtations
culturelles ont t avances. Mantell (1971) a avanc lide que les
tats-Unis sortaient dun contexte de guerre avec les pays asiatiques
au moment o Milgram a effectu son exprience. Cela pourrait
expliquer ces rsultats et il sattendait des taux plus faibles
dobissance dans un pays comme le sien (Allemagne de lOuest) qui
connaissait la paix depuis 25 ans. Dautres hypothses portant sur le
degr dindividualisme des Amricains ont t galement invoques
25. 16 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION par
dautres chercheurs (Shanab et Yahya, 1977) qui sattendaient on peut
le deviner, de manire sous-jacente moins de soumission chez eux.
Aussi, dans plusieurs pays, le paradigme exprimental de Milgram a t
rpliqu. Les rsultats obtenus sont synthtiss dans le tableau 1.1
ci-dessous. Recherche Pays Taux dobissance (en %) Ancona et
Pareyson (1968) Italie 85.0 Edwards,Franks, Friedgood, Lobban et
Mackay (1969) Afrique du Sud 87.5 Mantell (1971) Allemagne de
lOuest 85.0 Kilham et Mann (1974) Australie 54.0 Shanab et Yahya
(1977) Jordanie 73.0 Shanab et Yahya (1978) Jordanie 62.5 Miranda,
Caballeor, Gomez et Zamorano (1980) Espagne 50.0 Schurz (1985)
Autriche 80.0 Tableau 1.1 Taux moyen dobissance dans la condition
de base, obtenu dans les diffrentes rplications du paradigme de
Milgram ralises en dehors des tats-Unis Comme on peut le voir, les
rsultats sont extrmement levs et la moyenne qui se situe 72.1 % est
proche des rsultats obtenus par Milgram. On notera que lcart type
est faible (15 %). Dans la mesure o ces recherches ont t faites
dans des pays culture parfois trs contraste et des priodes qui
stalent sur plus de vingt ans partir du moment o Milgram a ralis
ses premires publications, on est en droit dadmettre quil y a une
propension, sinon universelle, tout au moins intercontinentale et
interculturelle obir, mme pour commettre des actes contraires sa
morale. En outre, une analyse rcente conduite par Blass (1999b) et
intgrant dautres donnes que celles prsentes dans ce tableau montre
quil ny a pas de corrlation entre les taux de soumission et les
priodes auxquelles ces recherches ont t ralises : le taux
dobissance semble invariant depuis que ces rsultats ont t mis en
vidence.
26. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 17 1.3.2
Lobissance tout ge : si jeune et dj si obissant ! Dunod La
photocopie non autorise est un dlit. Nous avons vu prcdemment quil
semble y avoir de bien faibles diffrences culturelles dans les taux
de soumission lautorit. Pour autant, rien ne permet de penser que
dautres variables ninuencent pas ce taux. Deux chercheurs ont, pour
leur part, tent dapprcier limpact de lge an dtudier la soumission
dans une perspective dveloppementale. En effet, les recherches
prsentes prcdemment impliquaient toutes des adultes jeunes ou moins
jeunes et ne permettaient pas dtudier leffet ventuel dun
apprentissage social de lobissance lautorit. Pour cette raison,
Shanab et Yahya (1977) ont test le paradigme de lobissance lautorit
de Milgram avec de jeunes enfants et des adolescents. notre
connaissance, ce sont les seuls chercheurs avoir utilis des sujets
aussi jeunes dans le cadre dune telle exprimentation. Leur
exprience a t ralise en Jordanie et impliquait 96 garons et 96 lles
rpartis parit dans trois groupes dge : 6-8 ans ; 10-12 ans ; 1416
ans. La procdure tait sensiblement la mme que celle utilise
initialement par Milgram. Ici, la source dautorit tait reprsente
dans tous les cas par une femme, tandis que le rle du compre-lve
tait assur par une jeune lle de 16 ans lorsque le sujet-professeur
tait de sexe fminin et par un garon, selon le cas g de 11, 13 ou 15
ans lorsque le sujet-professeur tait de sexe masculin. Pour le
reste, la procdure tait identique celle de Milgram (phase de
slection des rles entre le professeur et llve, phase de
familiarisation, injonctions de lautorit, etc.). Le matriel utilis
tait sensiblement le mme avec une petite diffrence concernant la
mention place sous les trois derniers curseurs. Au lieu des
traditionnels XXX, trois ttes de mort taient reprsentes. De plus,
la machine disposait de vingt curseurs mais aucune indication du
voltage administr ntait mentionne sur lappareil. Ici aussi, le
compre-professeur se retrouvait dans une salle adjacente mais tait
entendu du sujet-professeur et de lexprimentateur qui se trouvaient
dans une autre pice. Les ractions au choc du compre-lve taient
enregistres et diffuses au moment opportun : on lentendait crier,
pleurer, supplier. Aprs le seizime curseur, aucune raction de la
part du comprelve ne parvenait au sujet-professeur. Une condition
contrle o le sujetprofesseur pouvait choisir librement dadministrer
un choc lectrique au compre-lve avait t introduite. Contrairement
au mode dvaluation du taux de soumission utilis par Milgram, Shanab
et Yahya ont retenu, comme indicateur de lobissance totale, toute
situation o un sujet allait au moins au quatorzime curseur,
cest--dire lorsque le choc tait mentionn sur la machine comme
dangereux et o les protestations du compre-lve taient les plus
importantes. Les rsultats obtenus chez les garons et les lles, en
situation exprimentale (injonction daugmenter graduellement le
niveau des chocs) et contrle (choix du niveau des chocs), sont
prsents dans le tableau 1.2 ci-aprs.
27. 18 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION 6-8
ans 10-12 ans Garons E C 75.0 25.0 Filles E Garons C E C 14-16 ans
Filles E Garons C E C Filles E C 87.5 31.3 93.8 31.3 93.8 31.3 75.0
31.3 87.5 31.3 Tableau 1.2 Pourcentage de sujets ayant t au-del du
quatorzime curseur (E = exprimental et C = contrle) On peut voir,
comme dans le cas des recherches menes auprs des adultes, que le
taux de soumission est extrmement lev. En outre, il apparat bien
plus lev en condition exprimentale que lorsque le sujet est libre
ou pas dadministrer le choc. On peut voir que les taux sont
sensiblement identiques selon lge et quil ny a pas, malgr les
apparences, de diffrences statistiques entre les garons et les
lles. On notera toutefois des diffrences entre garons et lles dans
les justications lobissance values lors du dbrieng des sujets. En
effet, les lles, dans 69 % des cas, ont invoqu des raisons
impliquant la soumission lautorit ( on ma oblig faire cela , on ma
dit de faire cela alors je lai fait , etc.) contre 40 % chez les
garons. Dans le mme temps, 60 % des garons ont invoqu des causes
rationalisant lutilit de la punition dans lapprentissage ( la
punition est ncessaire pour apprendre , il (le compre-lve) faisait
des erreurs, apprenait mal , etc.) contre 31 % chez les lles. Ces
rsultats, bien que terriants au regard des rgles de dontologie de
la recherche scientique en psychologie, semblent donc montrer que
lge nest pas une variable qui inuence la soumission lautorit. On
constate galement que la soumission sobserve trs tt. En ce qui
concerne la condition contrle, le taux de soumission apparat ici
lev mais il faut nanmoins le relativiser dans la mesure o on
considrait comme obissant tout sujet atteignant le 14e curseur. Si
on regarde les moyennes des groupes, en fait, les sujets ne sont
pas alls au-del du premier tiers de la puissance possible. Ramen
aux tensions utilises par Milgram, cela correspond 150 volts. Or,
de fait, cette valeur nest que lgrement suprieure celle obtenue par
Milgram avec son groupe contrle. Encore une fois, certains ne
stonneront pas de ces rsultats notamment avec des enfants et
pourront invoquer leur niveau dinconscience comme cause possible de
leur comportement dobissance. Si une telle justication est vraie,
il est douteux, toutefois, quelle explique les rsultats observs
ici. Dune part, on expliquerait mal les diffrences aussi normes
observes entre la condition contrle et la condition exprimentale.
Dautre part, des travaux de psychologie du dveloppement et de
psychologie de lenfant ont
28. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 19 montr
que, trs tt, les enfants sont en mesure de discerner une autorit
lgitime. Ainsi, Laupa (1994) a montr que, ds quatre ans, lenfant
est capable de discerner entre deux adultes celui qui, dans un
contexte donn, a lautorit lgitime pour lui demander de faire telle
ou telle chose. Ils sont mme, cet ge, capable dadmettre le principe
dune dlgation temporaire de lautorit accorde par cet adulte lgitime
un de leurs pairs. La prcocit de lintgration de ce trait dominant
de nos socits pourrait donc expliquer pourquoi il ny a pas eu de
diffrence selon les groupes dges des enfants dans lexprience de
Shanab et Yahya (1977). Le caractre de lgitimit de lautorit est
acquis et la soumission ses injonctions aussi. 1.3.3 Variables
dmographiques et sociologiques : tous pareils ? Dunod La photocopie
non autorise est un dlit. Un des aspects qui peut sembler important
dans les recherches en sciences humaines et sociales est la
caractristique dmographique et/ou sociologique des personnes qui
sont tudies. Tout naturellement, certaines de ces caractristiques
les plus importantes ont t tudies par Milgram et par dautres. La
principale concerne le niveau dducation et la catgorie
socioprofessionnelle. Il est noter que Milgram a toujours pris un
soin particulier contrler cette variable. En effet, parmi les gens
qui taient volontaires pour participer une tude scientique sur la
mmoire nous rappelons que lannonce parue dans la presse ne spciait
que cela et rien dautre lensemble des CSP tait reprsent et de
nombreuses professions, des plus ordinaires (inrmire, travailleur
social, plombier, soudeur, professeur, ingnieur, instituteur, cadre
de banque, etc.), taient prsentes. Les rsultats rpliqus de
nombreuses fois montreront une quivalence quasi totale du
comportement de ces sujets. Dautres recherches menes ultrieurement
conrmeront les mmes effets avec des tudiants en psychologie,
sociologie et sciences. Il semble tabli, chez les chercheurs
travaillant sur lautorit, que la catgorie socioprofessionnelle et
le niveau dducation (qui est fortement li la CSP) nont pas de lien
avec la soumission lautorit dans le cadre du paradigme de Milgram.
Un autre facteur qui a t tudi est le genre des sujets. L encore,
plusieurs expriences comparatives du comportement des hommes et des
femmes existent dans la littrature. Dans la gure 1.3 ci-aprs, nous
prsentons les courbes dobissance pour chaque niveau de choc dans
une condition dite de feed-back vocal (voir plus loin proximit de
la victime) o le sujet ne voyait pas la victime mais lentendait
manifester sa souffrance lorsquelle recevait des chocs. Ici, 345
volts, la victime nexprime plus rien.
29. 20 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Taux
dobissance (en %) 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 Hommes Femmes 0 1
2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
27 28 29 30 Intensit graduelle des chocs Figure 1.3 Courbes
dobissance des hommes et des femmes Comme on peut le voir, le
comportement des hommes et des femmes est strictement identique.
Les premires dsobissances interviennent aux alentours du dizime
curseur (150 volts) partir du moment o on entend la victime crier.
Lorsquelle ne se manifeste plus au vingt-quatrime curseur (360
volts), la courbe devient invariante. Il ny a donc pas de diffrence
entre les hommes et les femmes. Pourtant, Milgram sattendait plus
de soumission de la part des femmes en raison de leur appartenance
aux groupes des domins. Il est noter que cette absence de diffrence
dans les taux dobissance des hommes et des femmes a t observe
plusieurs fois (Costanzo, 1976 ; Shanab et Yahya, 1978 ; Schurz,
1985). Nanmoins, cet effet du genre sur lobissance est inconstant
puisque certaines recherches ont montr que les femmes obissaient
plus lexprimentateur. Ainsi, Sheridan et King (1972) ont mis en
vidence, dans une situation plus raliste o la victime des chocs
lectriques ntait pas un tre humain mais un chiot auquel on
administrait de relles dcharges lectriques an de le conduire
discriminer deux lumires de couleurs diffrentes, que 100 % des
femmes ont obi jusquau bout (450 volts) contre 54.0 % chez les
hommes. Les femmes obissent plus dans cette exprience mais soyons
prudents dans la gnralisation. Dautres recherches ont montr leffet
inverse. Ainsi, Kilham et Mann (1974) ont montr, dans le cadre dune
rplication stricte du paradigme de Milgram, que 68 % des hommes se
sont conforms totalement aux consignes de lautorit contre 40 % chez
les femmes. Hormis ces quelques inconsistances, on nobserve pas de
diffrence dans le taux dobissance entre les hommes et les femmes.
Il semble toutefois que des variables culturelles (lexprience de
Kilham et Mann a t ralise en Australie) ou des variantes dans la
mthodologie (lexprience de Sheridan et King a t conduite avec un
autre type de victime) peuvent induire des effets contrasts entre
les hommes et les femmes.
30. Dunod La photocopie non autorise est un dlit. LA SOUMISSION
LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 21 Malgr ces deux recherches qui
mettent en vidence des effets du genre mais, de fait, totalement
opposs, on se doit dadmettre que, sur lensemble des recherches o
des comparaisons ont t faites, il y a peu de diffrence dans le
comportement des sujets selon leur genre. Un autre aspect tudi par
la recherche sur la soumission lautorit dans le cadre du paradigme
de Milgram est la caractristique sociologique ou dmographique de
lexprimentateur ou de la victime. Ici encore, il est difcile de
tirer des conclusions en raison du faible nombre de recherches
ayant port sur cet aspect et en raison de linconstance des
rsultats. Ainsi, sagissant du genre de lexprimentateur, il ne
semble pas y avoir deffet. Une recherche de Edwards, Franks,
Friedgood, Lobban et Mackay (1969) a montr que les sujets, hommes
ou femmes, obissent dans les mmes proportions une femme qui tient
le rle de lexprimentateur. Cet effet de linuence dune autorit
reprsente par une femme a t conrm par Miranda, Cabarello, Gomez et
Zamorano (1981) et, comme nous lavons vu prcdemment, il sobserve
avec des enfants ou des adolescents (Shanab et Yahya, 1977). Enn,
on notera que hommes et femmes se comportent de la mme manire et
atteignent les mmes niveaux dobissance lorsque la victime est une
femme (Kilham et Mann, 1974 ; Schurz, 1985). Un autre aspect qui a
t tudi est lappartenance ethnique de la victime. notre
connaissance, il ny a pas de travaux comparant cette caractristique
chez les sujets ou lexprimentateur. La race de la victime semble
avoir une importance si lon en croit ltude de Larsen, Colen, Von
Flue et Zimmerman publie en 1974. Comme chez Milgram, ces
chercheurs avaient demand quarante tudiants dadministrer des chocs
lectriques un autre tudiant lorsquil commettait une erreur
dapprentissage. Selon le cas, la victime (le compre) tait un noir
ou un blanc. Ici, on mesurait le voltage moyen administr et non le
taux dobissance. Le maximum tait de 350 volts. Les rsultats ont
montr que, en moyenne, la victime de race blanche a reu 305.2 volts
contre 124.2 pour le compre de race noire. On notera que les sujets
taient des tudiants et tudiantes en premier cycle de psychologie de
race blanche et que, quelques semaines avant quils ne participent
cette exprience, leurs attitudes lgard des noirs avaient t mesures.
Bien entendu, ces attitudes ont t mises en corrlation avec les
voltages administrs mais aucun lien na t observ. Pour Larsen et ses
collaborateurs, de tels rsultats et labsence de lien avec les
attitudes lgard des noirs proviendraient de la pression lie au
contexte qui activerait, chez les sujets, une recherche dgalit
raciale dans le cadre dun systme aussi moderne quest luniversit. En
raison de lenjeu de lexprience, la recherche dgalit aurait prvalu
sur tout autre type de variable et notamment sur les attitudes de
ces sujets blancs lgard des noirs. Il semble donc que la race de la
victime a une importance. Nanmoins, ces rsultats sont nuancer
puisquune recherche de Brant (1980) mene quelques annes plus tard
et toujours avec des tudiants de psychologie montrera que la
victime de race noire tait torture
31. 22 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION plus
durement que celle de race blanche. Nanmoins, cet auteur combinait
plusieurs variables. Sa recherche nest donc pas totalement
comparable celle de Larsen et al. (1974). Cette contradiction fait
que la question de la race de la victime reste toujours dactualit.
Malgr lintrt des recherches sur les effets des variables
sociologiques et dmographiques, on peut voir quil semble que, dans
lensemble, ces facteurs nont quune trs faible inuence. Une telle
absence de diffrence peut toutefois se comprendre dans la mesure o
les processus ducatifs, symboliques, institutionnels et
organisationnels visent tous faire intgrer ce comportement
dobissance lensemble des individus dune socit indpendamment de leur
profession, de leur sexe ou de leur couleur de peau. Il nest donc
pas tonnant, nalement, que les mmes niveaux de soumission aient t
observs. 1.4 Des rsultats attendus ? Nous avons signal prcdemment
que les rsultats de Milgram ont surpris beaucoup de monde : la
communaut scientique, les journalistes, lopinion publique et
Milgram lui-mme. Pour Milgram, ces rsultats taient tonnants dune
part parce que ce chercheur stait fortement appuy sur les travaux
de Asch (1951, 1956) sur le conformisme pour laborer son hypothse.
Or, de tels niveaux de conformisme nont jamais t observs dans des
expriences faites sur le conformisme de groupe alors que les
comportements tudis taient bien moins problmatiques que ceux de
Milgram. Dautre part, ces taux ne correspondent en rien aux
estimations que font les gens de leur propre comportement et du
comportement dautrui. Milgram avait fait estimer ce taux dobissance
par les spcialistes de lme humaine : les psychiatres. Aprs leur
avoir expliqu le dispositif exprimental, il leur a demand destimer
jusquo, selon eux, les gens iraient. Les rsultats qui ont t obtenus
sont prsents dans la gure 1.4 ci-contre. titre de comparaison nous
avons galement reprsent la courbe dobissance obtenue par Milgram
dans sa premire exprience de 1963. Le moins que lon puisse dire
ici, en comparant les deux courbes, est que les prdictions des
psychiatres ont t pour le moins optimistes mais totalement errones.
Lestimation nale tait de 0.12 % (soit une personne sur mille)
dobissance 450 volts. Nous sommes loin des 65 % obtenus. Comme on
le voit galement, avant 315 volts (vingt et unime curseur), tous
les sujets ont obi, alors que les psychiatres ont estim que seuls
3.73 % des gens atteindraient un tel niveau. Bien entendu, les
psychiatres ne sont pas reprsentatifs de la population. Aussi,
Milgram a galement demand des tudiants et des collgues de faire les
mmes estimations que les psychiatres. Pour autant, les rsultats
obtenus ont t sensiblement identiques.
32. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 23 Taux
dobissance (en %) 100 80 60 40 Prvisions psychiatres Rsultats
Milgram 20 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 Intensit graduelle des chocs Figure 1.4
Courbe dobissance prdite par les psychiatres et obtenue par Milgram
(1963) pour chaque gradient de choc An de voir jusquo les gens
seraient eux-mmes susceptibles daller, Milgram a demand des
psychiatres, des tudiants et des gens de classe moyenne destimer
jusquo ils auraient t. Ces estimations sont prsentes dans la gure
1.5 ci-dessous pour les trois groupes de personnes mentionns. Taux
dobissance (en %) Dunod La photocopie non autorise est un dlit. 100
80 Psychiatres tudiants Salaris classe moyenne 60 40 20 0 1 2 3 4 5
6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29
30 Intensit graduelle des chocs Figure 1.5 Courbe dobissance
personnelle prdite par les psychiatres, tudiants et salaris des
classes moyennes
33. 24 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION
Incontestablement, les prdictions sont consistantes dans les trois
groupes. Manifestement, lorsque lon demande aux gens destimer ce
quils feraient dans une situation o ils seraient conduits envoyer
des dcharges lectriques une personne qui ne leur a rien fait an
quelle augmente ses capacits dapprentissage, presque tout le monde
saccorde penser quil nirait pas au-del de 150 volts. Voil une
valuation valorisante pour le soi. Certains ont estim en effet
quils nauraient mme pas accept ce principe de lexprience et, par
consquent, ny auraient pas particip. Pourtant lorsquils avaient
estimer le comportement dautrui, les psychiatres nont pas fait
mention de ce refus initial. Il y a donc bien l une manifestation
de la volont de donner une image de soi atteuse. On notera
nanmoins, en comparant les estimations pour soi et pour autrui, que
les rsultats sont sensiblement identiques. Les estimations pour
autrui sont simplement un peu plus allonges . Bien quoptimiste et
ne correspondant pas la ralit, on notera tout de mme que plus de 60
% des personnes ont dclar quelles pensaient aller jusqu 120 volts
(huitme niveau), alors quensuite ce taux chute de manire
importante. Cette valeur nest pas anodine puisquelle correspond la
tension de sortie des lignes lectriques dans les bureaux, maisons
et appartements aux tats-Unis. Or, les sujets interrogs ici sont
amricains. Nous pensons donc que leur estimation a t faite sur
cette base de connaissance. Il ny a, en outre, pas de raison de
penser que les sujets ont pens que le voltage nest rien pour
apprcier lintensit dun choc si on ne connat pas lamprage. Tout
naturellement, leur rfrence est celle de lintensit dune dcharge
domestique. Aussi, si on regarde ces prdictions, on peut donc dire
que, en majorit, les sujets ne se sentent pas prs administrer un
choc lectrique dont ils savent quil est potentiellement dangereux
ou tout au moins sufsamment intense pour faire mal. Une analyse
sous cette forme vient donc quelque peu relativiser cette vision
dun sujet se percevant comme incapable de faire du mal autrui par
simple obissance ou cherchant donner une image de soi positive en
estimant quil ne ferait pas souffrir autrui. Bien entendu, des
effets de gestion de son image de soi (Impression Management)
peuvent expliquer les rsultats obtenus sur ces auto-prdictions et
ntre pas seulement un effet dabsence de clairvoyance sur les effets
pervers de lautorit. Une recherche mene par OLeary, Willis et
Tomich en 1970 montre nanmoins quune clairvoyance existe chez les
sujets. Ces chercheurs ont dailleurs mis en vidence ce phnomne
alors que ce nest pas, au premier abord, ce quils souhaitaient
montrer. En effet, OLeary, Willis et Tomich (1970) contestaient dun
point de vue thique le recours la tromperie sur les intentions
relles de lexprimentation dans de nombreuses recherches en
psychologie sociale et notamment dans le cadre du paradigme de
Milgram. Ils ont donc demand leurs sujets de participer un jeu de
rle impliquant le mme contexte et le mme matriel que ceux utiliss
chez
34. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 25 Milgram.
La diffrence portait simplement sur le fait que le sujet tait
inform que llve ne recevait pas de chocs lectriques mais quon lui
demandait de se comporter comme sil en recevait. Pour le reste tout
tait lidentique (erreur de llve, protestations et cris de douleur,
supplications, comportement de lautorit, etc.). Les rsultats qui
ont t obtenus et qui sont prsents dans le tableau 1.3 ci-dessous
ont t compars ceux obtenus par Milgram. Ralit Milgram Simulation
OLeary et al. Refus de commencer 10.0 15.0 15-285 volts 10.0 10.0
300 volts 12.5 10.0 315-390 volts 22.5 25.0 450 volts 65.5 70.0
Dunod La photocopie non autorise est un dlit. Tableau 1.3 Taux de
sujets obissants selon diffrents paliers (en %) Lanalyse
statistique qui a t ralise entre ces deux rpartitions na pas mis en
vidence de diffrence signicative. Le jeu de rle pratiqu par OLeary
et ses collgues a conduit obtenir des taux de soumission proches de
ceux rellement obtenus par Milgram. Il semble donc que, sous cette
forme dapplication, les sujets sont clairvoyants des rsultats
obtenus en situation relle. On obtient donc des prdictions
parfaitement conformes aux rsultats obtenus par Milgram. Cet effet
nest dailleurs pas unique puisquune recherche de Mixon (1972) a
montr un taux de soumission de 70 % en simulant la condition
classique. Leffet prdictif de ce jeu de rles peut mme aller plus
loin dans la dmonstration puisquune recherche mene par Geller
(1978) montre que lon obtient sensiblement les mmes rsultats que
Milgram lorsque lon fait jouer au sujet le rle de professeur de la
situation classique mais galement lorsque lexprimentateur sabsente
ou lorsquil y a contact avec la victime. On observe en effet, dans
ce cas, un taux dobissance de 22.2 % en condition dexprimentateur
absent et de 40 % en condition de contact. On verra plus loin, en
dtaillant ces conditions que, chez Milgram, les taux obtenus ont t
respectivement de 22.5 % et 30 %. On voit donc que lon sapproche de
ces valeurs avec la simulation. Les sujets ont donc une certaine
clairvoyance de limpact des variables situationnelles. Cet effet
dune certaine clairvoyance est galement observ lorsque lon compare
les prdictions sur son comportement faites par des psychiatres, des
tudiants et des salaris de la classe moyenne avec le comportement
des sujets en condition de choix de chocs. Ces prdictions qui sont
constitues par la moyenne des trois groupes ainsi que le
comportement en situation de choix sont prsentes dans la gure 1.6
ci-aprs.
35. 26 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Taux
dobissance (en %) 100 Auto-prdiction Situation contrle 80 60 40 20
0 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 Intensit graduelle des
chocs Figure 1.6 Courbes dobissance personnelle prdite par les
psychiatres, tudiants et salaris des classes moyennes et
comparaison avec la courbe dobissance en situation relle de choix
des chocs Comme on peut le voir, on observe une diffrenciation
entre les deux tracs et il faut attendre le niveau 13 (195 volts)
pour voir les courbes se conjuguer. En de, les prdictions
dobissance des sujets sont bien plus leves que leur choix de
punition. Or rappelons-nous que les sujets en condition de
prdiction devaient dire jusquo ils iraient si lautorit leur
ordonnait de continuer. Il semble donc que les sujets sont en
mesure de percevoir partiellement le poids que lautorit peut
exercer. Cela est dautant plus vrai ici que, de fait, en demandant
de telles prdictions aux sujets, on ne pouvait favoriser que des
taux quelque peu biaiss en vue de donner une image de soi positive.
Il est dommage que nous nayons pas notre disposition de donnes
dauto-prdiction en situation contrle. Cela aurait permis de bien
tablir cette conscience de limpact de lautorit sur lobissance. Pour
terminer avec cet aspect de lauto-estimation du comportement, on
citera un travail de recherche men par Miller, Gillen, Schenker et
Radlove (1975), lesquels ont montr que les prdictions des sujets
taient plus leves et plus conformes celles rellement obtenues si on
prcisait au pralable aux sujets le taux dobissance qui tait
gnralement obtenu en condition de base. Il semble donc que le sujet
est en mesure de tirer de cette information normative des lments
pertinents pour estimer son comportement et quil ne renie pas,
comme on pourrait sy attendre au premier abord, cette information
an de maintenir une bonne image de lui. Il semble quun argument
valorisant pour le soi du type les autres ont peut-tre t jusque-l
mais moi, en qui me concerne, je ny aurais jamais t nest pas
totalement fond. Encore une fois, en reprenant les donnes des
auto-estimations, en prenant en compte les recherches en simulation
et en tenant compte de ces informations normatives, il ny a pas,
contrairement ce quon pouvait
36. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 27 penser
en premire analyse, une totale navet ou un biais radical de
valorisation du soi chez les sujets. Ils sont en mesure dapprcier
limpact dune situation dobissance lautorit vraisemblablement parce
quils connaissent tous des situations, certes moins problmatiques
que celle consistant envoyer des chocs lectriques autrui, mais o
ils ont ralis des actes non dsirs simplement parce quune autorit
lgitime leur en donnait lordre. Dunod La photocopie non autorise
est un dlit. 1.5 Lanalyse du comportement des sujets de lexprience
On se doute que, pour les sujets, la situation ntait pas sans
affecter leur comportement, leurs attitudes et mme leurs croyances.
Celui qui pourrait douter que les sujets taient totalement
inconscients de ce quils faisaient o quils ne croyaient pas quils
administraient rellement des chocs lectriques la victime auraient
du mal expliquer pourquoi les signes de souffrance et de dsarroi
psychologique taient ce point exprims par leurs sujets. On notera
que Milgram (1974) mais galement plusieurs autres chercheurs
(Mantell, 1971 ; Shanab et Yahya, 1978) ont montr que, dans leur
grande majorit, les sujets pensaient effectivement que la victime
souffrait beaucoup des chocs lectriques quils lui administraient.
Lanalyse de leur comportement est tout aussi rvlatrice de cette
conviction. Certains taient au bord des larmes, dautres prsentaient
des tics nerveux, une sudation excessive, des rires de nervosit et
surtout imploraient du regard lexprimentateur pour quil mette n ce
cauchemar quils semblaient vivre. Enn, pour quils continuent, il
fallait un encadrement serr de lautorit qui devait frquemment
exhorter le sujet continuer. Dans son ouvrage de synthse de 1974,
Milgram a dcrit avec prcision ce comportement et les
enregistrements vido attestent que bon nombre de sujets vivaient un
cauchemar. Pour autant, ce dsarroi ntait pas un bon prdicteur de la
dsobissance du sujet : certaines personnes en apparence calmes et
placides ayant arrt tandis que dautres, aux frontires de la crise
de nerfs, continuaient jusquau bout. Il en va de mme lorsquon
interrogeait les sujets sur ce quils avaient ressenti. Milgram a en
effet rendu compte des estimations du niveau de tension et de
nervosit de plusieurs groupes de sujets ayant particip lexprience.
Il a pu observer que les estimations, en gnral, faisaient tat dun
niveau lev de tension. Toutefois, il na pas observ de lien entre ce
niveau de tension et lacte de dsobissance : des sujets prsentant un
niveau de tension lev nayant pas ncessairement arrt tandis que des
sujets avec une faible tension ont arrt. Pour Milgram, un tel
rsultat proviendrait du fait que la tension ntait pas totalement
imputable la souffrance de la victime mais plutt au conit entre le
dsir darrter an de stopper la souffrance iniger la victime et le
besoin de se conformer aux ordres de lexprimentateur. De fait,
laugmentation de la tension ressentie tait lie laccroissement de ce
conit.
37. 28 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Les
bnces personnels dune telle participation Milgram en publiant les
rsultats de ses expriences a essuy de nombreuses critiques,
notamment celles adresses par Baumrind (1964) qui sest interroge
sur ltat des sujets aprs lexprience et les mesures prendre pour les
prserver. Elle sest galement interroge sur le caractre adquat de
lexprience. Dans un article quil publiera en 1964 dans la revue
American Psychologist, Milgram rpondra ces critiques tant thiques
que mthodologiques dont il sentait bien quelles taient partages par
beaucoup de personnes de la communaut scientique (Milgram, 1964b).
Il faut rappeler que les sujets de Milgram ont t dbriefs avec une
prcaution exemplaire. Aprs lexprience, ils rentraient tous en
contact avec la victime et pouvaient voir quelle se portait bien,
on leur assurait que leur comportement tait normal et que dautres
avaient agi de mme, un rapport nal leur tait remis et leur
rappelait tout ce qui leur avait t dit lors du dbrieng. Un
post-questionnaire exprimental adress quelques mois aprs et valuant
les bnces de leur participation montrera les rsultats suivants :
plus de 83 % des sujets dsobissants et des sujets obissants
sestimaient contents davoir particip cette exprience (15 % tant
indcis et seulement 1 2 % non satisfaits davoir particip). En outre
74 % afrmaient que cela leur avait apport une connaissance sur leur
propre fonctionnement et celui de lhomme en gnral. Baumrind, comme
dautres chercheurs, estimait que les sujets ne pourraient pas
justier leur comportement aprs lexprience et auraient supporter le
plus gros de ce quils avaient fait. Or, Milgram constatera que ce
ne fut pas le cas. Les raisons qui les auraient pousses agir
impliquaient la responsabilit de lautorit. Baumrind soutenait
galement que les sujets ne tireraient aucun bnce de leur
participation. Milgram montrera que, en majorit, ses sujets ont
plutt dit le contraire quils aient t ou pas obissants. Les sujets
ont mme manifest le dsir de participer une recherche ultrieure.
Contrairement beaucoup dexpriences striles, avec celle sur
lobissance, les sujets ont estim avoir appris quelque chose sur eux
et sur le fonctionnement humain. Enn, en ce qui concerne
dventuelles squelles traumatiques, un examen psychiatrique effectu
un an aprs la participation des sujets na rvl aucun traumatisme
post-exprimental. Baumrind a galement critiqu la validit cologique
des rsultats obtenus en raison du caractre articiel de lexprience o
les rsultats seraient surtout expliqus par la situation. Pour
Milgram, ce caractre articiel donnerait encore plus de crdit aux
rsultats. Il estime que de plus forts taux dobissance auraient t
obtenus dans un contexte appropri comme, par exemple, le contexte
de lobissance militaire notamment lorsquil sagit de dfendre la
patrie et non de participer la connaissance scientique sur les
mthodes dapprentissage. On verra la n de ce chapitre que les
rsultats
38. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 29 dautres
recherches lui donneront raison sur ce point. En condition relle,
il semble que le taux dobissance est bien suprieur celui que lon
obtient en laboratoire. 2 POURQUOI OBIT-ON ? ANALYSE DES
DTERMINANTS DE LOBISSANCE Dunod La photocopie non autorise est un
dlit. Les rsultats obtenus par Milgram ont suscit, comme nous
lavons dit, un toll de la part des mdias, de lopinion publique et
du monde scientique. Un tel taux tait si scandaleusement lev que
nombre de chercheurs ont tent, dans un premier temps, de dcouvrir
le biais exprimental qui pouvait expliquer quon obtienne un tel
rsultat. Toutefois, avec la confrontation des rsultats en condition
contrle, une telle approche demeurait vaine. Plus navement, dautres
arguments, qui sont certainement plus des rationalisations post hoc
destines viter de voir lhorreur de ces chiffres en face, ont t
avancs. Pour beaucoup dentre eux, Milgram a d apporter la preuve
quils taient non fonds. Le fait que les sujets soient rmunrs a t un
argument pour expliquer ces rsultats. Mme si on doute que les
quelques dollars de ddommagements accords aux personnes ont t un
motif sufsant pour continuer (une goutte deau dans locan des
revenus de nombreux sujets), on peut nanmoins admettre la
pertinence de cette approche. On sait que la subordination
conomique peut nous conduire accomplir des actes que nous ne
produirions pas spontanment, alors pourquoi pas faire souffrir
autrui ? Milgram a fait une rplication sans rmunration et a observ
le mme taux. En outre, de nombreuses recherches faites
postrieurement ont conrm que le mme taux dobissance tait obtenu
sans cette rmunration symbolique. Cette variable semble donc navoir
aucun impact. On a pu voir galement que des facteurs culturels, de
genre ou de niveau dducation, ne conduisent pas observer des
diffrences dans les taux dobissance : les petites variations ntant
que des variations facilement explicables par les thories de
lchantillonnage1 sans plus. 1. Selon ces thories, lorsque lon
slectionne des chantillons de sujets dans des conditions bien
contrles, les diffrences dans les rponses de chaque chantillon
peuvent conduire des variations. On dit quil sagit de variations
normales dchantillons. Toutefois, on sait que les variations les
plus petites ont plus de probabilits dapparatre (exemple : la
probabilit en lanant une pice dix fois de suite dobtenir 10 piles
est bien plus rare que dobtenir 4 piles et 6 faces ou 5 piles ou 5
faces ou encore 6 piles et 4 faces : cette exacte probabilit peut
mme se calculer prcisment). Cela explique les petites variations
dans le comportement des chantillons de sujets alors mme que les
conditions manipules taient les mmes. Il y a toujours de petites
diffrences entre les chantillons, lies au fait que ce ne sont pas
les mmes individus qui sont utiliss. Observer toujours les mmes
taux serait mme le signe dune imposture scientique en raison,
justement, de la raret dun tel phnomne.
39. 30 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Alors
quest-ce qui peut expliquer ces rsultats ? En fait, pour le savoir,
et, sans entrer dans lanalyse purement subjective et polmique, il
convenait de maintenir un niveau de scienticit leve pour dterminer
les facteurs favorisant la soumission lautorit. ce niveau, Milgram
a jou un rle trs important mais dautres chercheurs, par la suite,
ont tent daller plus loin en cherchant les explications dun tel
comportement qui semblait horrier nos dmocraties modernes. Les
travaux que nous prsentons ci-dessous ont tent de valider chacune
de ces thories. 2.1 Les effets situationnels sur la soumission
lautorit 2.1.1 Lhypothse de ltat agentique Cette hypothse formule
par Milgram qui rappelons-le encore une fois ne sattendait pas des
effets aussi massifs de soumission lautorit est une hypothse qui
laissait de ct les caractristiques personnologiques ou
dispositionnelles du sujet (sa personnalit, sa conscience, etc.)
pour se focaliser sur les lments situationnels ou procduraux du
dispositif exprimental. Elle part donc non pas dune rfutation, mais
dune non-intgration dune perspective quasi philosophique selon
laquelle lhomme est fondamentalement mauvais (les obissants) tandis
que dautres sont fondamentalement bons (les dsobissants). Pour
Milgram, cet aspect ne peut expliquer ses rsultats et la proportion
de bons ou de mchants est certainement la mme dans les deux camps.
Le comportement nal produit par le sujet ne doit svaluer quau
regard du contexte mme dans lequel il est insr : ce contexte tant,
bien videmment, celui du cadre mthodologique de lexprience. Tout
naturellement cette approche situationnelle de lobissance comme
hypothse explicative au comportement de soumission fera lobjet
dvaluations exprimentales (expriences qui sont prsentes ci-aprs).
Pour autant, on verra que Milgram na pas nglig une approche de
nature dispositionnelle (centre sur les caractristiques des
individus). Il semble plutt que cest la confrontation des apports
empiriques de lune et lautre de ces approches qui le conduiront
mettre lhypothse que cest la situation qui engendre lobissance
parce quelle la facult de produire un tat de dresponsabilisation de
lacteur aux commandes. Cet tat, Milgram lappellera ltat agentique .
Pour Milgram (1974), ltat agentique serait un tat dapprciation de
responsabilit dans lequel le sujet ne se percevrait pas comme
agissant de manire autonome mais comme simple agent de lautorit. Il
dlguerait sa
40. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 31
responsabilit et les considrations morales ne serviraient plus de
guide son comportement comme dans les situations o les
comportements quils auraient produire ne seraient pas exigs par une
autorit mais sous la responsabilit du sujet lui-mme. Ce passage de
ltat autonome o le sujet se peroit comme lauteur, le responsable de
ses actes celui dtat agentique o le sujet ne se peroit plus que
comme lagent excutif dune autorit possdant le niveau de
responsabilit serait obtenu, selon Milgram, par le contexte
exprimental dans lequel serait insr le sujet. Ce niveau de
responsabilit personnelle a fait lobjet dvaluations de la part de
Milgram mais aussi dautres chercheurs (Mantell, 1971). Ces
valuations montrent en effet que les sujets obissants ont plus
tendance que les dsobissants ne pas sauto-attribuer la
responsabilit de leurs actes et lattribuer lexprimentateur ou la
victime (qui ne faisait pas defforts, qui ncoutait pas, qui avait
accept le principe de lexprience). Une recherche de Blass (1996)
montrera dailleurs quil y a une certaine empathie dans lapprciation
de ce niveau de responsabilit. Ce chercheur a demand ses sujets
(des tudiants) de visionner un extrait de la cassette vido de
lexprience de Milgram o on voyait un seul individu dans la
situation de base. On arrtait alors la vido et on disait aux sujets
que 65 % des personnes taient alles jusquau bout (450 volts). Selon
les conditions, on rajoutait que la personne vue sur la vido tait
une de ces personnes ou quelle stait arrte 210 volts et avait refus
de continuer. On demandait aux sujets de juger de la responsabilit
de lexprimentateur, du sujet et de llve dans ce qui arrivait
(attribution dun pourcentage chacun jusqu un total de 100). Les
rsultats qui furent obtenus sont prsents dans le tableau 1.4
ci-dessous. Ils prsentent les moyennes des taux de responsabilit
attribue chacun des trois protagonistes de lexprience selon la
condition dobissance ou de dsobissance. Sujet lve Sujet dsobissant
Dunod La photocopie non autorise est un dlit. Exprimentateur 35.3
52.2 12.5 Sujet obissant 59.7 31.3 19.0 Tableau 1.4 Moyennes de
lattribution de responsabilit chaque acteur selon linformation sur
le comportement du sujet (en %) lvidence, les sujets sont en mesure
doprer un transfert du niveau de responsabilit personnelle du sujet
selon son comportement. Lorsquil y a obissance, cest la
responsabilit de lexprimentateur qui est le plus souvent avance
tandis que cest celle du sujet lorsquil y a dsobissance. Cette
perte dautonomie distingue ici les deux groupes de sujets.
41. 32 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION Ltat
agentique : un modle heuristique danalyse des gnocides et de la
fabrication des tortionnaires Un individu est en tat agentique
quand, dans une situation donne, il se dnit dune faon telle quil
accepte le contrle total dune personne possdant un statut plus lev.
Dans ce cas, il ne sestime plus responsable de ses actes. Il voit
en lui un simple instrument destin excuter les volonts dautrui.
(Milgram, 1974, p. 167) Trs tt Milgram a tent de faire un parallle
entre les rsultats de ses expriences et la structure
organisationnelle de lholocauste juif commis par les Allemands
pendant la Seconde Guerre mondiale. Il lutilise aussi pour
expliquer dautres exactions commises par les soldats amricains
pendant la guerre du Vietnam comme le fameux massacre de My Lai o
des soldats amricains ordinaires, pres de familles, ls exemplaires,
massacrrent larme automatique tous les habitants dun village qui ne
comprenait plus gure que des femmes, des enfants et des vieillards.
Lhypothse de ltat argentique servira largement de cause explicative
ces phnomnes. Pour Milgram, lholocauste a pu se faire parce que
lorganisation sur laquelle il reposait, optimisait, renforait la
dresponsabilisation de ses acteurs. Il ne nie pas quil y avait des
responsables, mais estime quil en fallait nalement peu pour obtenir
un tel rsultat. Il sufsait que ces responsables soient placs des
endroits bien particuliers du dispositif et quils aient une
lgitimit. Ce fut le cas. Les responsables principaux ont t les
organisateurs (le donneur dordre, Adolf Hitler, et celui quil plaa
la tte de cette organisation : Rudolf Eichman). Il sufsait ensuite
de placer des endroits stratgiques des personnes idologiquement
proches des conceptions radicales de ces responsables et le tour
tait jou. En plaant ensuite diffrents agents dont le rle tait
tellement anodin en apparence, quil leur donnait lillusion de les
dresponsabiliser de lacte nal (par exemple : faire des listes
dhommes et de femmes, organiser la concentration de ces personnes
dans des zones, organiser des convois ferroviaires, assurer le
transport, mais aussi creuser des fosses, brler des corps,
surveiller des prisonniers, etc.). Prise une une, aucune de ces
tches ntait rprhensible en apparence tout comme ltaient les
comportements civiques auxquels on exhortait la population
(dnoncer, reprer, collaborer). Ajoutez cela une campagne pralable
de stigmatisation, de dshumanisation des cibles et vous obtenez
tous les ingrdients de la production dun tat agentique. Bien
entendu, comme le soulignera Milgram, le processus de lholocauste a
dur bien plus que celui de son exprience : prs de dix ans si on
tient compte de la prparation contre une heure pour lexprience de
Milgram, il sagissait dune planication grande chelle, dun contexte
diffrent, etc. Nanmoins, pour quil ait russi se maintenir, il
fallait certainement que le conit intrieur quauraient pu subir les
diffrents acteurs de cette chane en constatant le rsultat nal
soit
42. LA SOUMISSION LAUTORIT : LOBISSANCE MOINDRE COT 33 trs
largement diminu par linsigniance de leur tche et donc de leur
responsabilit. Comment fabriquer des tortionnaires avec des gens
ordinaires ? Dunod La photocopie non autorise est un dlit. Dans un
article publi en 1988, Haritos-Fatouros a tent de savoir comment
avaient procd les militaires grecs ayant pris le pouvoir en 1967 et
a trouv de fortes correspondances avec ce concept dtat agentique
que lon retrouvait au cur du dispositif de formation des
tortionnaires. On sait que cette junte a largement utilis la
torture entre 1967 et 1974 sur les civils. Bien quadmettant trs
largement la contribution de Milgram, Haritos-Fatouros estimait
que, dans le cas de lobissance une autorit violente, il fallait
certainement aller plus loin dans le choix des futurs
tortionnaires, dans lapplication des procdures dentranement mais
aussi dans la conception des facteurs de pression. Aussi a-t-elle
men une enqute auprs de seize expoliciers militaires de la section
spciale de renseignements de larme grecque dont on savait quelle
avait largement recours la torture pour obtenir des renseignements
. Pour ce faire, elle a procd ladministration dentretiens
semi-directifs environ cinq six ans aprs que les sujets ont quitt
larme. Les interviews taient bases sur deux grands thmes : les
procdures de slection (critres de slection avant dentrer larme,
dure de lentranement, critres dexemption la participation du groupe
des tortionnaires, etc.) et les procdures dentranement (rcompenses
et punitions pendant la formation, type de langage utilis avec eux,
description dun jour typique de formation , etc.). Les rsultats
quelle obtiendra lissue de ces entretiens lui permettront de mettre
en vidence deux systmes complmentaires pour obtenir de ces hommes
les comportements que lon attendait deux. Le premier systme
concernait le processus de slection. Il sagissait dhommes de 18
ans, non communistes, slectionns au cours de leur priode de
classes. Leurs futures victimes taient dvalorises, rabaisses. La
slection avait lieu trois mois aprs et se faisait sur des critres
de rsistance physique et morale : lobissance des ordres illogiques
grotesques ou dgradants manant des ofciers. Deux mois aprs, on
retenait les candidats initialement slectionns. Seuls 1,5 % des
recrues du dpart taient estimes aptes devenir des tortionnaires.
Haritos-Fatouros notera que ce taux tait similaire celui de
lexprience de Milgram o 2,5 % des sujets taient considrs comme
ayant un comportement dviant (ceux qui, sans ordre, administraient
450 volts llve). Le deuxime systme reposait sur ce que
Haritos-Fatouros a nomm les facteurs contraignants de lautorit. Il
y avait une crmonie dentre et de n au camp dentranement, il y avait
allgeance une gure totmique. Diverses sries de contraintes et
dobligations taient subies par les sujets : de nature morale (ide
dappartenance leurs suprieurs militaires et de divi-
43. 34 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION
nisation des ofciers) et physiques (atteintes aux besoins primaires
de ltre humain par la restriction deau, de nourriture et daccs aux
toilettes comme la rtention durine jusqu quatre jours ou la
dfcation jusqu quinze jours) ; valorisation du rle de la police
militaire, utilisation de surnoms pour protger lidentit ; emploi de
mtaphores pour dsigner un acte cruel particulier (par exemple, th
avec toast pour dsigner des brlures). Au nal Haritos-Fatouros a
tent de modliser ce dispositif que nous prsentons dans la gure 1.7
ci-dessous et qui tend le modle de Milgram. Conditions de vie
antrieures de lindividu (croyances, environnement social) SLECTION
Contraintes, obligations (donnes par lautorit) TAT AGENTIQUE
CONSQUENCES Processus dapprentissage TENSION Figure 1.7 Modle deux
systmes de la soumission lautorit chez Haritos-Fatouros (1988) En
fait, la dernire partie de ce modle est celle dnie par Milgram, la
diffrence apporte par Haritos-Fatouros a port uniquement sur le
processus pralable de slection des personnes. Pour faire le
parallle avec lexprience de Milgram, cest comme si le premier
niveau tait l pour ne retenir que les 65 % qui obissent tandis que
le second niveau serait l pour maintenir cette soumission dans le
temps an dviter la tension suscite par les comportements exigs des
personnes (ici ce que Haritos-Fatouros a appel les consquences). On
pourrait dire de manire trs acadmique quil sagit ici dun modle
interactionniste qui prend en compte la situation (les facteurs
contraignants de lautorit) et les diffrences individuelles (le
processus de slection). Il est noter que Nissani (1990) proposera
galement un complment la thorie de ltat agentique de Milgram. Il
estime en effet que dautres facteurs additionnels cet tat
agentique, plus rsolument cognitifs, peuvent tre avancs pour
expliquer les mcanismes de la soumission. Ils proviendraient dune
analyse de la moralit de lexprience faite par le sujet. Le sujet
aurait des cognitions bien tablies propos de ce que fait
lexprimentateur qui est quelquun de normalement r