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Une introduction critique au droit

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J a d i s et a u j o u r d ' h u i I m p r i m e r i e I V I l e r i n .

h p i n a l

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TEXTES A L'APPUI

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une introduction critique au droit

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michel miaille

une introduction critique au droit

FRANÇOIS MASPERO 1, place paul-painlevé

PARIS Ve 1976

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@ François Maspero, Paris, 1976. ISBN 2-7071-0879-0

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A mes parents, A Line et à Bernard

Aux assistants et aux étudiants de la faculté de droit d'Alger, en souvenir d'un cours d'introduction à la science juridique sans lequel ce travail n'aurait jamais été réalisé.

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Avant-propos

Cette introduction au droit a été écrite avant tout à l 'intention des étudiants qui, entrant en première année de droit, découvrent l'univers juridique. Cette préoccupation explique le style, l'argu- mentation et les références que l'on trouvera dans le texte.

Je ne me suis pas inquiété de l'existence d'ouvrages classiques dits d' « introduction au droit » (ainsi l 'Introduction générale à l'étude du droit de BRETHE DE LA GRESSAYE et de LABORDE- LACOSTE ; toujours sous le même titre, l'ouvrage de BONNECASE ou celui de COULOMBEL). L'expérience me montre que ces livres ne sont jamais connus et lus par le public estudiantin. Je me suis donc attaché à reprendre, de manière critique, cette intro- duction au droit, telle qu'elle apparaît dans les manuels de pre- mière année. Là encore, j'ai pris comme échantillon les quatre manuels les plus utilisés : ceux de H., L. et J. MAZEAUD (Leçons de droit civil, t. I, Montchrestien, Paris, 1972) ; A. WEILL (Droit civil, introduction générale, Dalloz, Paris, 1973) ; J. CAR- BONNIER (Droit civil, t. I, introduction, les personnes, coll. Thé- mis, P. U. F., Paris, 1974) ; et B. STARCK (Droit civil, introduc- tion, Librairies techniques, Paris, 1972).

Il va de soi que l'on pourrait citer d'autres travaux, mais l'abondance ici ne sert de rien : n'importe qui peut allonger à loisir une liste bibliographique de pure érudition. Les amateurs trouveront tout le choix désiré à partir des manuels et ouvrages que je donne en référence.

De la même façon, les introductions marxistes au droit sont inconnues pour la raison fort simple qu'il n'existe pratiquement pas d'ouvrage à portée d 'un débutant. Certes, il faut citer

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M. et R. WEYL (La Part du droit dans la réalité et dans l'action, Editions sociales, Paris, 1972 ; Révolution et Perspectives du droit, Editions sociales, Paris, 1974). Mais ces auteurs aboutis- sent à des simplifications théoriques et des interprétations qui me paraissent critiquables. Si l'on excepte les ouvrages écrits par des non-marxistes sur la théorie marxiste du droit (ainsi K. STOYA- NOVITCH, La Pensée marxiste et le Droit, coll. Sup., P. U. F., Paris, 1975), il ne reste que des recherches critiques difficilement accessibles à un néophyte comme B. EDELMAN, Le Droit saisi par la photographie. Eléments pour une théorie marxiste du droit, Maspero, Paris, 1973.

Comme en beaucoup d'occasions, il vaut mieux revenir aux classiques eux-mêmes. Le texte le plus clair et le plus intéressant reste celui de E. B. PASUKANIS, Théorie générale du droit et Marxisme, E. D. I., Paris, 1970, et, bien sûr, certains textes de Marx, d'Engels ou de Lénine que l'on trouvera au fil de mes développements.

Dans ces conditions, même les non-étudiants pourront être intéressés par la découverte de ce qu'est le monde des juristes : c'est aussi à tous ceux-là que j'ai pensé en écrivant ce travail, car il faut convenir que les ouvrages de vulgarisation sur le droit sont ou bien très éclectiques (comme J. FREUND, Le Droit d'aujourd'hui, coll. Dossiers Logos, P. U. F., Paris, 1972), ou bien carrément inconsistants (R. LEGEAIS, Clefs pour le droit, Seghers, Paris, 1973).

Le texte que l'on va lire doit être pris pour ce qu'il est : une recherche qui amorce la remise en cause d'une place forte encore solide. Les critiques que ce travail s'attirera seront bienvenues pour poursuivre cette entreprise.

Décembre 1975

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Introduction

Une introduction critique au droit : ce titre, sous son appa- rente facilité, appelle quelques remarques. Il convient en effet de ne pas se tromper d'objectif.

Cet objectif est d'abord pédagogique : il s'agit d'inviter celui qui commence l'étude du droit à une réflexion sur ce qu'il entre- prend. En ce sens, ce projet n'est pas encore réalisé dans de nombreuses universités en France.

Vous venez d'accéder à l'université et avez choisi l'unité d'enseignement et de recherche (U. E. R.) juridique. Vous n'avez certainement pour le moment qu'une idée assez confuse de ce que peut être le droit. Voici qu'arrive à point nommé un cours d' « introduction au droit » : il va certainement répondre à l'at- tente d'une définition de votre étude.

Détrompez-vous : il n'y aura pas réellement d'introduction au droit. Ainsi est faite l'université dans ses départements juri- diques !

Bien sûr, il y a une partie d'un cours, celui de droit civil, qui s'intitule : « Introduction au droit ». Mais, comme je le montrerai plus loin, cette introduction ne fonctionne pas véritablement comme introduction. Il vous sera donné seulement — et c'est déjà un lourd travail — une annonce des connaissances qui vont constituer le contenu des cours à venir en première année, mais aussi pour toute la licence. En d'autres termes, cette « introduc- tion » apparaît comme une présentation, non comme une réflexion. Il y a, apparemment, de la logique à ce parti pris : comment un néophyte pourrait-il réfléchir sur ce qu'il ne connaît

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pas encore ? Il faut d'abord apprendre ; on pourra ensuite réfléchir1. Alors se trouve justifié le glissement qui d'une réflexion sur le droit aboutit à une présentation des règles de droit. On peut commencer tout de suite : « le droit est un ensemble de règles qui... », etc.

Pourtant, cette présentation n'est pas neutre. C'est ce que je vais tâcher de démontrer.

Que serait donc une introduction critique au droit ?

I. Une introduction

Partons d'un rappel de vocabulaire qui fera mieux comprendre la portée de l'entreprise. Introduire est un terme composé de deux mots latins : un adverbe (intro) et un verbe (ducere)2. Introduire, c'est conduire d'un endroit à un autre, faire péné- trer en un lieu nouveau.

Or, contrairement à ce que l'on pourrait facilement croire, ce déplacement d'un lieu à un autre, ce mouvement, ne saurait être neutre. Il n'y a pas d'introduction qui s'impose par elle- même, par la logique des choses. Prenons un exemple pour nous convaincre de cette affirmation.

La visite d'une maison inconnue, sous la conduite d'un guide, est toujours une expérience étrange : le guide vous introduit dans la maison, vous la fait visiter, vous en fait découvrir les différentes pièces. Mais il y a toujours des portes qui demeurent fermées, des ailes qu'on ne visite pas, et souvent un ordre de la visite qui ne correspond pas à la logique de l'immeuble. En somme, vous avez découvert cette maison « d'une certaine façon » : cette introduction a été conditionnée par des impératifs pratiques et pas nécessairement par l'ambition de faire réaliser une véritable connaissance de l'immeuble. Il est d'ailleurs vrai- semblable que, si vous connaissiez bien le gardien, vous auriez pu vous promener sans contrainte dans la maison, ouvrir les portes interdites et visiter les ailes fermées au public. En bref,

1. De là viennent souvent les propositions tendant à instaurer une réflexion sur le droit, appelée improprement philosophie du droit, dans les années supérieures de licence, voire en doctorat. Après quatre ans d'apprentissage, un peu de réflexion pourrait être intéressant...

2. Conduire au-dedans de, mener dans.

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vous auriez eu une autre connaissance de cette maison, parce que vous y auriez été introduit différemment. Que dire alors si vous étiez un des habitants de cette maison : vous la connaî- triez « de l'intérieur » — vous en sauriez les recoins familiers, les escaliers dérobés, l'usure produite par le temps et l'atmosphère intime. Tout se passe comme si, dans les trois hypothèses que nous venons d'évoquer, il y avait eu non pas une maison mais trois édifices, au fond très différents par la connaissance qu'ils nous laissent.

Cet exemple n'est jamais qu'une comparaison, et nous en verrons les limites, mais il permet de comprendre au début de ce travail qu'il n'y a pas d'introduction en soi, logique en elle- même, irréfutable. Il y a des introductions possibles, chacune ayant sa rationalité, quelquefois son intérêt, en tout cas ses conséquences. A combien plus forte raison cela vaut-il lorsqu'il s'agit d'introduire quelqu'un à un univers social comme l'univers juridique : le droit n'a pas la consistance matérielle d'une mai- son, il n'est pas délimité dans l'espace par des murs et des portes. Lorsque je prends l'initiative de vous introduire au droit, je prends la responsabilité d'ouvrir certaines portes, de conduire vos pas dans un certain sens, d'attirer votre attention sur tel élément et non sur tel autre 3. Or qui saura dire si les portes que j'ai ouvertes étaient les bonnes ? Si le sens de la visite était instructif pour le visiteur ?

De telles questions me paraissent fondamentales lorsqu'on aborde la découverte d'un lieu nouveau : c'est bien aux réponses que nous y donnerons que vous pourrez me prouver l'intérêt et la valeur de ce que je prétends vous faire connaître. Il est donc extrêmement important de préciser ce qu'est une introduction. En effet, pour reprendre l'image de la visite guidée, la connais- sance que vous aurez de la maison dépendra, bien évidemment, de ce que le guide vous aura montré : vous pourrez fort bien n'avoir vu que les communs, les pièces d'apparat ou seulement les jardins. Vous risquez de conclure à l'importance de la vie domestique dans cette maison ou, au contraire, à la prééminence de relations sociales fort mondaines. Et cette image que l'on vous aura donnée pourra vous marquer au point que vous ne parlerez plus de cette maison qu'en termes de cuisine ou en termes de salon. Toutes les discussions que vous aurez, désormais, sur cette maison pourront se ressentir de cette connaissance initiale.

3. Telle est ma tâche de guide, qui n'est que la traduction de péda- gogue.

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Finalement, la tâche du guide est lourde de responsabilités, puisqu'elle engage un avenir immense. Et encore, jusqu'ici, la comparaison nous a fait assimiler le guide à quelque personne redoutable qui, volontairement, pourrait nous refuser l'accès à certaines parties de la maison. Mais nous pourrions prendre d'autres comparaisons où ce curieux personnage disparaîtrait et où personne ne serait responsable des erreurs de la visite : je veux parler par exemple de la découverte que vous feriez seul d'une ville inconnue. Personne ne vous impose de prendre telle rue plutôt qu'une autre, d'aller admirer tel monument plutôt qu'un autre. En d'autres termes, suivant vos goûts, vos intérêts ou vos habitudes, vous pourriez fort bien « choisir » de visiter les églises plutôt que les usines, les quartiers commerçants plutôt que les quartiers résidentiels. Et vous auriez effectivement décou- vert la ville, ou plutôt un certain visage de la ville.

Il ne faut donc pas attacher à notre première image plus que ce qu'elle peut donner : l'introduction en un lieu nouveau n'est pas l'effet d'un complot savamment préparé par quelques guides tout-puissants dont vous seriez les victimes muettes et innocentes. Si elle est rarement un mécanisme machiavélique pour fermer délibérément certaines portes, toute introduction peut être com- parée à un itinéraire dont le sens et le déroulement ne sont jamais livrés au hasard et condamnent guides et visiteurs à ne jamais ouvrir certaines portes interdites.

Ce risque est réel et d'autant plus insidieux que notre univer- sité libérale n'affirme aucune orthodoxie précise à respecter : tout est apparemment possible, tout peut être dit. Il n'y a pas d'introduction officielle. Aussi tous les étudiants et la majorité des professeurs peuvent penser qu'ils ont ouvert toutes les portes, que rien n'a été caché. Le problème n'est donc pas de démasquer quelques guides malhonnêtes ; il s'agit de savoir pour- quoi la visite se fait toujours dans le même sens, pourquoi ce sont toujours les mêmes portes qui sont ouvertes et d'autres fermées.

On conviendra que ces questions ne sont pas sans importance puisque, en définitive, c'est le problème du contenu de l'intro- duction qui se trouve posé, alors même qu'aucune directive n'impose telle ou telle direction.

Et pourtant rien de tout cela ne se laisse deviner dans la pratique. L'introduction au droit a toutes les apparences d'une simple familiarisation avec la terminologie juridique : tout se passe comme si, à partir de définitions posées a priori, on livrait à l'étudiant les matériaux qu'il allait avoir à manier : la

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personne juridique, le droit public et le droit privé, le contrat, la loi, les jugements et les arrêts, et toute la technologie juridique. On en arrive à l'idée qu'au fond l'introduction est une chose simple. A qui a l'esprit clair et un peu de bonne volonté est donnée, de plain-pied, une connaissance immédiate du monde juridique. Il n'y a pas plusieurs manières de connaître le droit : il suffirait de vous plonger sans hésitation dans cet univers et, en en maîtrisant le vocabulaire et les techniques, vous pourriez bien- tôt devenir des juristes avertis. Voire ! Si aucune introduction n'est neutre, si tout itinéraire comporte sa logique et ses consé- quences, cette impression d'un accès immédiat au droit court tous les risques d'être une fausse impression. Il vaut donc la peine de s'arrêter quelque peu au seuil de ce nouveau monde si se trouve en jeu la qualité même de toute la connaissance que nous en tirerons.

Un dernier mot. Par une suite d'événements qui n'ont rien de hasardeux — et dont nous retracerons l'histoire plus tard —, l'introduction au droit fait l'objet dans les programmes actuels 4 d'un enseignement intégré au cours de droit civil de l'année. Cette situation entraîne deux conséquences importantes. Tout d'abord, l'introduction au droit reçoit, sauf dans quelques universités, une place mineure. Elle n'a pas le statut d'un cours autonome, donnant lieu à des séances de travaux dirigés, ouvrant donc sur une réflexion approfondie. Il suffirait pour s'en convaincre d'interviewer les étudiants de première année pour s'apercevoir que l'introduction, à leurs yeux, revêt au mieux le caractère d'un passage obligé avant d'aborder en profondeur les disciplines juri- diques. L'important, c'est ce que l'on étudiera ensuite : en droit civil, en droit constitutionnel ou en droit international. Aucune interrogation véritable n'est formulée au début des études juri- diques ; aucun doute sur la validité des notions utilisées, sur la rigueur des raisonnements de la logique juridique. L'introduction au droit, c'est un certain nombre de pages à savoir. On ne s'étonnera donc pas que la présence de l'introduction dans les programmes fonctionne comme une absence. Cruelle absence que seuls quelques philosophes du droit regrettent, de manière isolée, dans des revues spécialisées 5 ! Finalement, la connaissance juridique pourrait se passer d'une réflexion sur le droit.

4. Le D. E. U. G. a été institué par les arrêtés des 27 février et 1er mars 1973.

5. Le meilleur exemple est sans conteste le combat solitaire de M. VIL- LEY. Voir son dernier ouvrage : Philosophie du droit, précis Dalloz, 1975. « Demandez sur quoi repose notre prétendue science du droit, comment

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Mais il y a une deuxième conséquence, tout aussi grave. L'in- troduction au droit étant enseignée par le professeur de droit civil, celle-ci apparaît comme partie du droit civil, et non véri- tablement comme une introduction à « tout » le droit. Il est intéressant à cet égard de consulter les manuels et les polycopiés. Malgré certains efforts, la logique du droit privé prédomine, ce qui oblige la plupart du temps les autres professeurs de première année à donner, chacun pour leur part, une introduction... à leur branche du droit. L'étudiant a l'impression d'entendre trois ou quatre fois des développements identiques et, dans cette abon- dance, l'introduction au droit est perdue. Cette constatation est si vraie que rares sont les tentatives à plusieurs qui aient réussi. Fruits de l'interdisciplinarité de 1968, les expériences sont peu à peu revenues aux traditions, et l'introduction au droit perd sa place de réflexion commune sur l'ensemble des problèmes juri- diques.

Il y a plus grave même : l'introduction au droit n'est nulle- ment ressentie comme une nécessité. Chacun peut la réaliser dans un cours ou même n'en pas parler : cela n'a finalement aucune importance. Il faut savoir, comme le note avec perti- nence un enseignant 6, que « tous les professeurs peuvent se contenter de l'introduction du professeur de droit civil sans même examiner s'ils partagent son opinion. Ils s'en contentent d'autant mieux que ces introductions laissent toutes une impres- sion de neutralisme ». Qu'il y ait ou non introduction, rien n'en sera modifié dans les développements des cours.

Dans les faits, il n'y a pas véritablement d'introduction au droit au sens où se révèle nécessaire une réflexion sur la manière de connaître le droit. On peut être surpris de cette absence alors que, traditionnellement, les enseignements dits littéraires, qu'il s'agisse de littérature proprement dite ou de sociologie, d'his- toire, a fortiori de philosophie, ne se conçoivent pas sans cette interrogation sur leur propre démarche. Nous verrons que cette situation n'est pas due au hasard : il nous suffit pour le moment

se justifient nos méthodes , quelles sont les sources de nos connaissances, qui saura répondre ? [ . . .] Le juriste omet de justifier, de fonder sa mé thode de travail , ou de nous expl iquer pourquoi les solutions devra ient être tirées de telle ou telle source » (p. 9).

C 'es t exactement no t re po in t de dépar t . Mais nous n 'en t i rerons pas les mêmes conclusions.

6. G. WIEDERKEHR, « E lémen t s de phi losophie du droi t dans les manuels contempora ins de droi t civil », Archives de phi losophie du droit , 1965, p. 244.

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d ' e n p r e n d r e c o n s c i e n c e . N o u s a v o n s d o n c b e s o i n d ' u n e i n t r o -

d u c t i o n a u d r o i t q u i s o i t l e d é v o i l e m e n t d e l ' i t i n é r a i r e q u e n o u s

a l l o n s e m p r u n t e r .

P r é c i s é m e n t , t o u t e i n t r o d u c t i o n n ' e s t p a s p r o p r e à n o u s f o u r -

n i r c e t t e c l a r i f i c a t i o n : c ' e s t p o u r c e t t e r a i s o n q u e j e q u a l i f i e

c e l l e - c i d e c r i t i q u e .

II. Une introduction critique

Pour comprendre la portée de cet adjectif, il faut d'abord rappeler l'ambition du projet : introduire au droit, certes, mais selon une méthode scientifique. Cette prétention est grosse de conséquences.

En effet, l'introduction au droit que vous écoutez n'est pas développée dans n'importe quelle institution : elle est l'objet d'un enseignement donné dans une unité d'enseignement et de recherche intégrée dans une université. Ces institutions sont, par définition, celles où est élaboré et transmis le savoir. Mais pas n'importe quel savoir : celui qui porte nom science. De fait, tout le monde sait, plus ou moins, ce qu'est le droit — nous aurons l'occasion de revenir sur ce point fondamental —, mais un étudiant en droit peut avoir le désir légitime de connaître le droit mieux que par les institutions sociales ou familiales qui l'ont guidé jusque-là : il peut exiger qu'on produise devant lui de la science juridique. Introduire au droit, c'est implicitement introduire scientifiquement au droit ou introduire à la science juridique.

Si tel est le désir du nouveau venu et, en même temps, l'ambi- tion du professeur, il faudra donc que nous nous interrogions sérieusement sur ce qu'est une pensée scientifique. Ce n'est pas un luxe inutile, une remarque philosophique sans importance, une perte de temps : si je ne suis pas en mesure d'être introduit scientifiquement au droit, le doute est alors jeté sur toutes les connaissances qui pourront m'être enseignées. Quelle est la valeur d'une institution qui ne peut pas réaliser ce qu'elle écrit sur ses frontons ? Et, si l'université n'est plus le lieu où la science est produite, à quoi sert-elle et où pourrait-on trouver une connaissance scientifique ?

Je reviens donc au qualificatif même de cette introduction : critique. Tout d'abord, écartons une interprétation qui, bien que

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courante, n'en est pas moins erronée. Le terme critique n'a pas la signification du langage habituel : nous le prenons dans son sens théorique. Adresser des critiques c'est, en temps ordinaire, exercer sur les choses ou les personnes qui nous entourent un certain nombre de jugements tendant à redresser telle erreur, à repérer telle lacune, à dénoncer telle insuffisance. Critiquer, malgré le sens général du mot, n'est pourtant pas synonyme de remettre en cause. La plupart du temps, les critiques n'ont rien en commun avec une critique.

En effet, dans le concert assez homogène des enseignants pré- sentant une introduction au droit, il n'est pas exclu de relever des prises de position, des jugements, en somme des critiques. Celles-ci portent soit sur les opinions d'un auteur — on critique telle ou telle explication —, soit sur les dispositions des règles de droit — on critique telle loi, tel jugement, tel décret. Le libé- ralisme universitaire favorise une telle situation : si les critiques sont possibles, l'esprit critique est sauf, gage de la liberté de pensée 7. Et pourtant l'ensemble de l'édifice n'est pas véritable- ment remis en question ; même si nous pouvons distinguer des courants philosophiques et politiques différents dans les cours et les manuels qui traitent de l'introduction au droit 8, ceux-ci apparaissent comme les variantes d'une mélodie unique : la philosophie idéaliste des pays occidentaux, industrialisés.

Les critiques présentes ici et là ne peuvent masquer la profonde parenté de ces courants. Ainsi donc, une introduction critique ne sera pas une introduction avec des critiques.

Il faut prendre le mot dans tout son sens : celui de la possi- bilité de faire apparaître « l'invisible ». Expliquons cette for- mule quelque peu ésotérique 9. Le propre d'une pensée abstraite consiste précisément à pouvoir évoquer des « choses » ou des réalités en leur absence même. L'abstraction intellectuelle me per- met de parler de table ou de cheval, même si je n'ai pas une table ou un cheval sous les yeux au moment où j'en parle.

7. Un exemple particulièrement net de cette volonté affirmée d' « enga- gement » est donné dans le traité de H., L. et J. MAZEAUD, Leçons de droit civil, Montchrestien, Paris, 1972, 5" éd., p. 43-44 : « Cet enseigne- ment du droit demeure trop exclusivement axé sur l'étude du droit positif (législation et jurisprudence). [...] L'enseignement du droit doit se pro- poser un autre but : porter un jugement de valeur sur la règle de droit, étudier cette règle de lege ferenda [...]. »

8. G. WIEDERKEHR, « Eléments de philosophie... », art. cité, p. 243-266. 9. H. MARCUSE, Raison et Révolution, Editions de Minuit, Paris, 1968.

La préface, « Note sur la dialectique », p. 41-50, est d'une lecture facile et extrêmement intéressante.

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Cette faculté, qui paraît évidente tellement elle nous est habi- tuelle, est finalement ce qui constitue l'essentiel de la pensée abstraite. Mais la pensée critique est plus que la pensée abstraite : il faut y « ajouter » la dialectique. Qu'est-ce à dire ? La pensée dialectique part de l'expérience que le monde est complexe : le réel ne maintient les conditions de son existence que dans une lutte, qu'elle soit consciente ou inconsciente. La réalité qui m'apparaît à tel moment n'est donc qu'un moment, qu'une phase de sa réalisation : celle-ci est, en fait, un processus constant.

Une pensée dialectique est précisément une pensée qui « com- prend » cette existence contradictoire. Au contraire, j'appellerai positiviste une pensée qui se borne à décrire ce qui est visible, à montrer que telle chose qui existe se présente de telle et telle manière, avec telles et telles caractéristiques. L'abondance des détails que je pourrai produire sur cette réalité, telle que je la constate, telle qu'elle se présente à moi, pourra m'en donner une certaine connaissance. Et pourtant cette connaissance sera en quelque sorte unilatérale, parce qu'elle sera limitée à la figure même de ce que je vois. Tout autre est, devant ce même objet, la pensée dialectique ou critique : celle-ci l'envisage non pas seulement dans son état actuel, mais dans la totalité de son existence, c'est-à-dire dans ce qui l'a produit tout autant que dans son devenir. Cette pensée peut donc faire « apparaître » ce que la réalité présente me cache actuellement et qui est pourtant tout aussi important. « La réalité est autre chose et bien davan- tage que ce qui est codifié [...] dans le langage des faits10. » Prenons un exemple.

Devant un édifice, je peux dépasser la stricte description, voire l'analyse des matériaux qui le constituent, pour montrer de quoi cet édifice est né, les transformations qui peuvent l'affec- ter dans sa matérialité ou sa destination. Je donnerai alors de cette construction une connaissance qui, ne se limitant pas au visible qui s'impose à moi, permet de l'apprécier d'une tout autre manière : quel projet ce monument représente, quel travail a été nécessaire à sa construction, mais aussi quelle fonction il remplit aujourd'hui, quelles modifications sont possibles ou souhaitables pour aujourd'hui et pour demain. En somme, je réintègre cet objet dans un univers plus vaste, plus complet, qui est celui d'autres objets et surtout d'autres relations avec des événements apparemment indépendants de ce monument et sans lesquels pourtant on ne peut réellement le comprendre.

10. Ibid., p. 45.

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Ainsi fonctionne ce que j'appelle la pensée critique : elle mérite ce qualificatif en ce sens que, en suscitant ce qui n'est pas visi- ble pour expliquer le visible, elle se refuse à croire et à dire que la réalité est enfermée dans le visible. Elle sait que la réalité est en mouvement, c'est-à-dire que toute chose ne peut être saisie et analysée que dans son mouvement interne ; il ne faut donc pas abusivement réduire le réel à une de ses manifestations, à une de ses phases. On voit quel champ s'ouvre ainsi à l'analyse à partir du moment où elle prend ce parti. Et spécialement dans les sciences qui se proposent l'étude des hommes vivant en société.

En effet, la pensée critique devient alors la logique d'une théorie scientifique.

A la différence des théories scientifiques habituelles qui se réduisent à une technique d'investigation des choses — appli- quer son intelligence au meilleur recensement possible des phénomènes —, la théorie critique dans les sciences sociales apporte une réflexion d'un autre type : elle réfléchit en même temps sur les conditions de son existence, sur sa situation au sein de la vie sociale. Elle fonctionne donc non pas seulement pour elle-même mais en définissant ses rapports avec le contexte où elle apparaît 11.

Une pensée critique ne peut plus se contenter de décrire tel événement social tel qu'il s'offre à l'observation : elle ne peut que le réinsérer dans la totalité du passé et du devenir de la société qui l'a produit. Développé ainsi dans toutes ses dimensions, cet événement perd le caractère plat, unidimensionnel, que la seule description lui conférait : il devient gros de toutes les détermi- nations qui l'ont produit et de toutes les transformations possi- bles qui peuvent l'affecter. La théorie critique permet non seule- ment de découvrir les différents aspects cachés d'une réalité en mouvement, mais surtout ouvre alors les portes d'une nouvelle dimension : celle de l' « émancipation », selon le mot de G . R a u l e t 12. E n r é f l é c h i s s a n t s u r l e s c o n d i t i o n s e t l e s e f f e t s d e

s o n e x i s t e n c e d a n s l a v i e s o c i a l e , l a t h é o r i e r e t r o u v e s o n l i e n a v e c

l a p r a t i q u e , c ' e s t - à - d i r e a v e c l e m o n d e s o c i a l e x i s t a n t .

C e t t e r e m a r q u e e s t c a p i t a l e p o u r n o t r e o b j e t . U n e é t u d e d u

d r o i t d a n s l e s e n s q u e n o u s v e n o n s d ' i n d i q u e r d é p a s s e a l o r s l e

11. J. HABERMAS, Théorie et Pratique, Payot, Paris, 1975, t. I. Cf. pré- face de G. RAULET, p. 20 et s. : le marxisme est cette « théorie critique, par opposition à la théorie traditionnelle ne réfléchissant pas sur sa situa- tion au sein du processus de travail social ».

12. Ibid., p. 11.

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recensement, la classification et la connaissance du fonctionne- ment des diverses notions juridiques, des institutions et des méca- nismes du droit. Le monde juridique ne peut alors être vérita- blement connu, c'est-à-dire compris, que par rapport à tout ce qui en a permis l'existence et dans son devenir possible. Ce type d'analyse désenclave l'étude du droit de son isolement, le pro- jette dans le monde réel où il trouve sa place et sa raison d'être, et, le liant à tous les autres phénomènes de société, le rend justi- ciable de la même histoire sociale. Car, en définitive, il s'agit bien de savoir pourquoi telle règle juridique et non telle autre régit telle société, à tel moment. Si la science juridique peut seulement nous dire comment cette règle fonctionne, elle est réduite à une technologie juridique bien insatisfaisante. Nous sommes en droit d'exiger plus de cette science, ou plutôt d'exiger autre chose qu'une simple description des mécanismes.

Il est une autre signification à ce qualificatif. Critique, l'ana- lyse que nous devons tenter l'est par rapport aux analyses qui nous sont proposées actuellement. Je suis obligé ici de rappeler une évidence : la réflexion scientifique ne part jamais de rien ; il n'y a pas de point zéro de la connaissance, nous aurons l'occa- sion de revenir sur cette affirmation. Le savoir scientifique peut être représenté comme un travail jamais terminé pour formuler en termes plus exacts l'objet et les méthodes de sa recherche. La connaissance d'aujourd'hui est le dépassement de celle d'hier, cela est bien connu, mais la plupart du temps méconnu et mal connu. En effet, une représentation spontanée de l 'œuvre scien- tifique tend à laisser imaginer l'avancement de la science comme une trajectoire unie et unique où chaque auteur serait venu ajouter et rendre plus complexe une pensée qui, depuis le début des temps, se déroulerait à travers l'histoire des hommes. Cette his- toire de la science est tout simplement fausse 13. Les progrès scientifiques sont toujours, selon le terme consacré dont on oublie le sens réel, des « conquêtes » : il y a un attaquant, il y a un vaincu. La connaissance d'aujourd'hui est découpée sur la connaissance d'hier, tant il est vrai que découvrir en science ne signifie pas améliorer la pensée antérieure mais proposer une autre manière de poser le problème. Pour ne prendre qu'un exemple, Copernic n'améliore pas le système de Ptolémée : il le transforme

13. M. FICHANT, M. PÉCHEUX, Sur l 'his toire des sciences, coll. Théor ie , Maspero, Paris, 1969, p. 54 : « Le P rob lème de l 'histoire des sciences. » L. ALTHUSSER, Phi losophie e t Phi losophie spontanée des savants (1967), coll. Théorie , Maspero, Paris , 1974, p. 79 e t s.

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radicalement, c'est-à-dire le détruit en tant que prétention scientifi- que et lui substitue un tout autre univers 14. Il faut bien rappeler que, si Galilée rencontre une farouche opposition, c'est bien parce qu'il affirme une conception du monde qui, loin d'être la continuation améliorée de la précédente, se présente comme totalement nouvelle. Aujourd'hui vous demeurez certainement étonnés devant l'obscurantisme de l'Eglise officielle qui force Galilée à abjurer ses découvertes ; pourtant n'oublions pas que l'Eglise et l'Université de cette époque sont les institutions où est enseignée et étudiée la vérité, la vérité de la connaissance. Toutes proportions gardées, Pasteur, quelques siècles après, devra affronter l'hostilité des « milieux scientifiques » peu convaincus du caractère scientifique de ses découvertes. En d'autres termes, la connaissance scientifique est toujours arrachée contre une autre connaissance qui s'affirme science : c'est dans ce mouvement, dont nous verrons quels « coups de force » il nécessite quelque- fois pour se libérer, que se construit et se développe l'intelligence des choses et des hommes. Or cet enseignement d'introduction au droit est précisément réalisé dans une institution, l'université, qui est le lieu de la « vérité » scientifique. Nous sommes tous accoutumés à cette idée que ce qui est dit dans ce lieu est logique, explicatif, donc « vrai ». C'est la raison pour laquelle vous pouvez attacher quelque crédit à ce que les professeurs disent : sinon, l'université n'aurait plus de raison d'être. Pourtant, laissez-vous un instant, comme Descartes dans sa garnison militaire d'un hiver allemand, gagner par un doute : et s'il y avait une autre « vérité » possible dans la connaissance du droit ? Et si ce qui est affirmé comme «' vérité » évidente pouvait faire l'objet d'une attaque radicale ? Peut-être est-il possible d'aller plus loin ou plutôt d'aller ailleurs par rapport aux voies déjà tracées. Peut- être y a-t-il des portes que nous pouvons ouvrir que les doctrines précédentes et les affirmations d'aujourd'hui maintiennent fer- mées. C'est cet au-delà auquel vous invite toute réflexion cri- tique : et, comme toute réflexion scientifique, elle revêt quelque peu le caractère d'une aventure. Nul ne sait ce qui sera en fin de compte découvert, nul ne sait quelles difficultés nous atten- dent dans cette exploration. Mais l'expérience vaut bien d'être tentée, même si elle nous entraîne sur des chemins solitaires,

14. Un exposé très simple de cet te mu ta t ion se t rouve dans A. KOYRÉ, Du monde clos à l 'univers infini, P. U. F., Paris, 1962. Lire no t ammen t le chap. 2 : « L 'As t ronomie nouvelle et la Nouvel le Métaphys ique », p. 30 et s.

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même si elle nous oppose à tout ce qui est « normalement » dit et expliqué aujourd'hui. Une introduction critique, c'est donc bien l'initiation à un effort de réflexion avec tous ses risques et toutes ses ouvertures.

Cette introduction critique porte sur un objet particulier : le droit. Il convient encore d'en préciser le sens.

III. Une introduction critique au droit

Le mot droit connaît les avatars de nombreux autres termes de notre vocabulaire : il a plusieurs sens. Ce n'est pas, en général, une difficulté dirimante, mais pour notre entreprise ce peut être un obstacle important.

Partons d'une évidence pour montrer la complexité de la situation. Lorsqu'à la question de l'objet de vos études vous répondez « je fais du droit » — dans les familles bourgeoises, on dirait « il fait son droit » —, vous ne signifiez absolument pas que vous faites des règles de droit, que vous êtes l'auteur du droit ! Votre interlocuteur a compris sous ce jeu de mots que vous étudiez le droit.

Ce rappel du langage courant montre assez l'ambivalence du terme droit. Il signifie à la fois l'ensemble des règles (dites juri- diques) qui régissent le comportement des hommes en société et la connaissance que l'on peut avoir de ces règles. Le français n'a qu'un mot pour désigner ces deux réalités. Cette dualité de sens est présentée habituellement dans les manuels et les cours sous la distinction élégante des vocables : droit-art, droit- science.

Le droit c'est d'abord un ensemble de techniques pour réduire les antagonismes sociaux, pour permettre une vie aussi paci- fique que possible entre des hommes enclins aux passions. C'est dire le caractère fluctuant et pragmatique de cet art, un art d'hommes sages, comme le rappelle sans humour le vieux mot jurisprudence. Aussi la connaissance que l'on peut avoir de cet art reflétera les incertitudes de cette technique de pacification sociale. Le droit une science ? Certes. Mais pas à la manière des sciences exactes. Une science approchée, en quelque sorte, mais une science quand même.

Ce n'est pas uniquement pour honorer les inscriptions en tête de nos bâtiments que nous disons enseigner la science juri- dique : c'est parce que le statut officiel de cet enseignement est

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réputé scientifique. Qu'est-ce à dire ? L'image qui s'impose assez vite à un étudiant en droit c'est la coupure entre praticiens et théoriciens du droit. Je ne parle pas ici de la séparation souvent dénoncée entre connaissances théoriques et réalités pratiques, entre l'université et le monde qui l'entoure : elle vaut pour tous les ordres d'enseignement. Je désigne l'effet particulier qu'elle revêt dans les universités où l'on enseigne le droit. Les cours, les manuels ou les traités se présentent expressément comme une reprise de la matière brute offerte par la pratique juridique ou par les diverses pratiques du droit : législatives, administratives, judiciaires, etc. L'enseignant en droit s'élève au niveau de la théorie juridique, rassemblant les fils épars d'un écheveau où se perdent souvent les praticiens : avec quelle autorité la « doc- trine », notamment les professeurs de droit, propose telle ou telle solution au législateur ou au juge afin de rendre plus cohérent tel ou tel système. L'étudiant en droit passe apparem- ment le plus clair de son temps à prendre du recul par rapport aux contingences de la pratique : on a souvent répété que, sorti de l'université, sorti de ce monde artificiel, parfaitement structuré, logique et rationnel, il lui fallait tout réapprendre. Il y a plus d'un pas entre la théorie juridique et la pratique du droit : il y a souvent un fossé. Telle procédure qui fait l'objet d'un long développement dans tel cours est pratiquement inutilisée par les justiciables ; tel mécanisme savant, objet de chapitres intelli- gents, est la plupart du temps tourné dans les faits par des procédés moins réguliers mais plus efficaces. En bref, la science du droit gagnerait en rigueur ce qu'elle perdrait en actualité. Et avec quel soin, d'ailleurs, le formalisme d'exposition et de raison- nement est encore sauvegardé. Le plan en deux parties, sur n'importe quel sujet, donnant l'apparence d'une maîtrise parfaite de la question, finement articulé en ses développements internes au point que, pour paraphraser Hegel, « tout ce qui est réel devient rationnel ». Il est vrai que de telles pratiques sont propres au monde universitaire, comme l'indique avec talent Lévi-Strauss rappelant son agrégation de philosophie15. Certes, l'étudiant est payé de retour par la clarté, la minutie dans le raisonnement et la perfection logique dans ce type d'exer- cice intellectuel. Au-delà de toute scolastique stérile et de toute caricature universitaire, il est vrai qu'une certaine connaissance méthodique, approfondie et rationnelle est ainsi donnée des

15. C. LÉVI-SRAUSS, Tristes Tropiques, Plon, Paris, 1955, Introduction.

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mécanismes juridiques. En ce sens, il serait vain de vouloir nier les efforts de ceux qui pratiquent cette « science » et certains des résultats auxquels ils sont parvenus. Et, complexe d'univer- sitaire aidant, on aurait fort tendance à se penser comme déten- teurs de la « vérité » théorique, rejetant sur les praticiens la mauvaise compréhension ou l'utilisation erronée des techniques juridiques. Le droit : un art, mais dominé implicitement par la science, celle-ci occupant toujours la place élevée. Cette concep- tion, finalement fort technocratique, nous convaincrait qu'il existe réellement une science juridique.

Cette affirmation occulte cependant une réalité fort impor- tante : la relation qui existe entre science juridique et art du droit, je dirais la relation de dépendance de la première à l'égard du second ; car, en définitive, c'est bien cela qui nous est caché dans l'affirmation officielle de la séparation science-art et de la suprématie implicite de la science sur l'art.

Reprenons les choses à leur racine : produire du droit, je veux dire des règles de droit, est l'un des phénomènes de notre société. Cette production de règles législatives, administratives, etc., est nécessairement liée — peut-être dépendante, comme nous le verrons plus tard — à toutes les autres productions que cette société met à jour : production littéraire, artistique, cultu- relle, mais aussi production de liens et d'institutions politiques, mais encore production de biens économiques.

Ainsi, sans approfondir davantage pour le moment, la pro- duction de règles de droit se présente pour ce qu'elle est : pro- duction d'instruments nécessaires au fonctionnement et à la reproduction d'un certain type de société. Dès lors, les institu- tions juridiques, aussi bien dans leur logique que dans leur voca- bulaire, ne prétendent-elles autre chose que de donner à la société des moyens de se maintenir ? Pas moins, mais pas plus. On peut alors s'interroger sur le contenu exact de la réflexion dont la science va investir ce champ d'activité sociale. On pourrait s'attendre à ce que, comme dans les autres domaines, la science, ne s'arrêtant pas aux apparences et ne prenant pas les choses au pied de la lettre, dévoile les réalités explicatives du réel de la même façon que l'atome invisible explique la matière visible dans sa structure et son évolution.

Or telle n'est pas la conception, ou en tout cas la pratique, de la science juridique dans l'université. Tel n'est donc pas le droit auquel l'étudiant est habituellement introduit. De fait, il est introduit aux techniques juridiques telles que la société les pré- sente et les propose, non à une réflexion sur ces techniques. Ce

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n'est donc qu'en apparence que se trouvent séparés droit-art et droit-science : tout se passe, en réalité, comme si la science n'était ici que l'auxiliaire, la servante de l'art. Cette constatation entraîne deux conséquences dont il faut bien mesurer l'importance.

Tout d'abord, la prétention des théoriciens du droit à cons- truire une science est la plupart du temps très impropre à rendre compte de ce qui est réellement produit. Pour des raisons que j'aurai l'occasion d'expliciter plus tard, la science juridique telle qu'elle est pratiquée habituellement n'est qu'une mise en forme, une sorte de rationalisation de textes juridiques plus ou moins homogènes et compatibles entre eux. La science juridique se borne à être une présentation, exhaustive dans certains cas, sur un échantillon représentatif dans d'autres, des règles et des institutions. D'ailleurs, ce n'est pas par hasard si l'évocation des études de droit dans l'esprit du commun des mortels appelle aussitôt l'image d'énormes compilations et d'une nécessaire bonne mémoire. De fait, la licence en droit a pu être ce monument de connaissances emmagasinées dans des codes et des recueils, le tout repris dans les cours magistraux. La difficulté vient de ce qu'aujourd'hui la production juridique est telle en quantité et en complexité que le juriste scientifique s'essouffle à vouloir tout intégrer dans sa connaissance. Il est banal de constater et de dénoncer le gonflement exagéré des programmes d'enseignement. Que dire de ceux de la licence en droit ! Chaque année apporte de nouveaux phénomènes à analyser, chaque réforme ajoute qui un chapitre, qui un objet nouveau. Aussi les programmes présen- tent désormais un aspect non seulement surchargé mais surtout disparate. Dans cet amoncellement, on perd le fil directeur, et les enseignements juridiques sont accablants de technicité et de détails.

Ce que l'on appelle recherche en science juridique subit le même sort : les thèses deviennent d'énormes compilations sans aucune démonstration ; même les anciens mémoires des diplômes d'études supérieures tendaient à égaler par leur volume la taille d'une thèse de doctorat ! Peu de réflexion, au total, sinon un effort de mise en ordre, de clarté dans une jungle de plus en plus inextricable. Tout se passe comme si les théoriciens avaient pour seule ambition de classer les arrêts de la Cour de cassation ou d'annoter les derniers décrets parus au Journal officiel. Cette vision, à peine caricaturale, de ce qu'est la « science juridique » actuellement n'est pas démentie par l'effort tenté par certains pour développer des études juridiques plus approfondies : en général, la vague techniciste a déferlé sur les anciennes facultés de

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droit au mot d'ordre fort ambigu d'un « retour aux réalités et aux besoins exprimés par la société ». Pour éviter que ne se creuse le fossé existant entre université et société, on a mis l'université à l'école de la société : chargée de lui fournir ses cadres et ses techniciens, elle serait désormais vouée à n'envisager son œuvre que dans l'optique étroite d'une stricte formation pro- fessionnelle. Loin de moi l'idée de conserver l'université dans une fonction aristocratique inutile : le problème n'est pas là et, e n t o u t c a s , e s t b e a u c o u p p l u s c o m p l e x e 16. T o u t c e q u e j e d é s i r e

m o n t r e r , c ' e s t q u e l a t h é o r i e d e s j u r i s t e s n ' e s t j a m a i s , l a p l u p a r t

d u t e m p s , q u e l e d é c a l q u e d e s i n s t i t u t i o n s , d e s m o y e n s e t d e s

t e c h n i q u e s d u m o n d e d e s p r a t i c i e n s . O r , s ' i l e s t n o r m a l q u e

c e u x - c i c r é e n t e t u t i l i s e n t c e r t a i n e s n o t i o n s e t c e r t a i n s i n s t r u -

m e n t s , i l e s t c u r i e u x q u e c e s m ê m e s n o t i o n s e t c e s m ê m e s i n s t r u -

m e n t s d e v i e n n e n t , s a n s a u c u n c h a n g e m e n t , l e s é l é m e n t s d e l a

« t h é o r i e j u r i d i q u e » . S i , p a r e x e m p l e , l a d i s t i n c t i o n e n t r e d r o i t

p u b l i c e t d r o i t p r i v é e s t à l a f o i s c o m m o d e e t u t i l e d a n s n o t r e

s o c i é t é , i l e s t e n r e v a n c h e d i s c u t a b l e q u ' e l l e s o i t c o n s i d é r é e

c o m m e u n e c l a s s i f i c a t i o n f o n d a m e n t a l e d e l a s c i e n c e j u r i d i q u e .

O r n o u s p o u r r o n s o b s e r v e r d e n o m b r e u x g l i s s e m e n t s q u i , d u

m o n d e d e l a p r a t i q u e à c e l u i s u p p o s é d e l a s c i e n c e , t r a n s f i g u r e n t

d e s n o t i o n s o u d e s i n s t i t u t i o n s q u i n ' a v a i e n t a u c u n e p r é t e n t i o n

s c i e n t i f i q u e . O n e s t d o n c e n d r o i t d e v o i r e n t r e d r o i t - a r t e t

d r o i t - s c i e n c e p l u s q u ' u n e s i m p l e r e l a t i o n , m a i s u n l i e n d e d é p e n - d a n c e .

I l y a u n e a u t r e c o n s é q u e n c e , m o i n s a p p a r e n t e m a i s t r è s

i m p o r t a n t e , d o n t n o u s n e p o u v o n s m a i n t e n a n t q u e t r a c e r l e s

c o n t o u r s . L e j u r i s t e t h é o r i c i e n , b i e n q u e s e c r o y a n t p a r f a i t e m e n t

i n d é p e n d a n t d a n s s a r e c h e r c h e e t d a n s s o n e n s e i g n e m e n t , e s t l e

j o u e t d ' u n e i l l u s i o n : i l n e f a i t p a s s e u l e m e n t q u e « r e f l é t e r » l e

s y s t è m e j u r i d i q u e q u ' i l c r o i t a n a l y s e r , i l p a r t i c i p e à s a r e p r o d u c -

t i o n . E c a r t o n s d ' e m b l é e u n e m a u v a i s e q u e r e l l e : l a b o n n e f o i

o u l a s i n c é r i t é d e n o t r e t h é o r i c i e n n ' e s t p a s e n c a u s e . S e u l c o m p t e

l e m o u v e m e n t q u i s e r é a l i s e e f f e c t i v e m e n t . Q u e l q u e s o i t l ' a r g u -

m e n t d e b o n n e v o l o n t é , s i l e d i s c o u r s d e n o t r e j u r i s t e r e p r e n d

s a n s l e s c r i t i q u e r l e s n o t i o n s , l e s m o d e s d e r a i s o n n e m e n t e t l e s

i n s t i t u t i o n s q u i o n t c o u r s d a n s l a p r a t i q u e s o c i a l e q u i l ' e n v i r o n n e ,

i l s e m e t o b j e c t i v e m e n t a u s e r v i c e d e c e t t e p r a t i q u e s o c i a l e . C e

16. Il s'agit en réalité de tout le problème de la fonction de l'univer- sité. La littérature est abondante sur ce thème, surtout après 1968. Notons un précurseur : G. GUSDORF, L'Université en question.

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faisant, non seulement il y moule toute sa pensée, mais il y intègre tous ceux qui viennent à l'écouter ou à le lire. Plus grave même, il laisse croire que certaines techniques ou certaines institutions sont universelles et naturelles : croyant parler ratio- nalité et logique, il parle contingence et logique spécifique à un type social donné. La boucle est alors bouclée, à l'insu de ceux qui parlent comme de ceux qui écoutent : le discours de la science est un pavillon qui couvre en réalité des marchandises tout à fait différentes, quelquefois peu avouables. Il est vrai, comme nous le verrons plus loin, que cette complicité objective est aujourd'hui dénoncée en plusieurs endroits : il aura fallu que les classes laborieuses dénoncent la mystification de la pré- tendue liberté pour que des règles nouvelles de droit soient élaborées en matière de contrat de travail ; il aura fallu la décolo- nisation et la percée des révolutions du tiers monde pour que le droit international classique soit remis en cause dans ses fonde- ments. En d'autres termes, les mots et les institutions qu'ils recouvraient, pour avoir longtemps paru « naturels » et logiques, laissent découvrir aujourd'hui leur profonde solidarité — voulue ou involontaire, peu importe — avec des situations économiques, politiques ou sociales favorables seulement à une partie de ceux qui les utilisaient ou y étaient soumis.

Un travail de scientifique, d'une part, exige d'avoir pris cons- cience de cette réalité et, d'autre part, engage sur des chemins nouveaux la poursuite de la recherche. Il n'est plus possible d'utiliser encore les mêmes termes, les mêmes théories, les mêmes raisonnements pour expliquer les règles juridiques dans leur réalité. Ce n'est plus une simple question de cohérence de la pensée ni même une question d'honnêteté intellectuelle : celle qui obligerait la conscience à ne pas perpétuer un discours que l'on sait erroné. C'est tout simplement une nécessité de la pensée théorique, critique, telle que je l'ai définie. Tout simple- ment — et pourtant nous ne sommes pas au bout de nos peines. Qu'importe, pourvu que nous entrions dans ce mouvement.

Une introduction critique au droit : un programme ambitieux et pourtant possible. Il s'agit en quelque sorte de fixer les condi- tions dans lesquelles une étude scientifique du droit est aujour- d'hui possible. Cette recherche soulève, comme la suite le démon- trera amplement, d'énormes difficultés : c'est ce prix que toute science paie pour commencer à exister.

Ainsi, avant même de jeter un regard sur le monde juridique qui nous entoure, il faut fixer clairement les points de référence de la démarche scientifique que nous allons adopter. Aucun

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scientifique ne va à la rencontre de la réalité qu'il veut expliquer sans « information », sans formation : c'est, comme nous le verrons, une idée bien fausse de croire que l'observation est source de découverte 17. On ne découvre que ce que l'on était prêt intellectuellement à découvrir. Il nous faut donc préciser quelles « questions » nous allons poser au droit pour qu'il nous « dise » ce qu'il est. Ces questions ne peuvent être livrées au hasard : elles doivent nécessairement former les bases d'un système d'explication ; en d'autres termes, elles doivent avoir une cohé- rence théorique, la cohérence d'une théorie. Ce sera l'objet de notre premier pas.

L'esprit et le « regard » informés, nous irons alors à la ren- contre de ce monde juridique qui nous entoure de manière plus ou moins solennelle, plus ou moins répressive, plus ou moins efficace. Nous livrerons dans notre rencontre avec ce monde du droit le combat de ceux qui, au-delà des apparences, veulent connaître le dernier mot des réalités : nous découvrirons alors bien des « choses » qu'une observation naïve nous aurait cachées, tant il est vrai qu'il n'y a de science que science du caché. Ce sera notre deuxième pas.

Il sera possible à ce moment-là d'analyser de manière critique les différentes théories qui se sont présentées comme autant d'explications du droit. Certaines ont avoué leur nature propre- ment philosophique, d'autres ont prétendu, plus récemment, contribuer à la fondation d'une véritable science du droit quand ce n'est pas une science pure. Nous serons en mesure d'apprécier ces propositions au regard de ce que nous saurons déjà de ce monde juridique, de ses techniques et de sa logique de fonction- nement. Ce sera là notre troisième et dernier pas dans la pro- gression de cette introduction critique au droit.

Ainsi s'explique le plan que je vais suivre :

lrc partie : ÉPISTÉMOLOGIE ET DROIT. 2e partie : L'ART JURIDIQUE ET LES CONTRADICTIONS SOCIALES. y partie : SCIENCE ET IDÉOLOGIE JURIDIQUES.

17. G. BACHELARD, Le Nouvel Esprit scientifique (1934), P. U. F., Paris, 1968, p. 5. Parlant de l'esprit réaliste scientifique, l'auteur écrit : « Il s'agit d'un réalisme de seconde position, d'un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l'immédiat, d'un réalisme fait de raison réalisée, de raison expérimentée. »

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I

Épistémologie et droit

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