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Jean-François Dunyach Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle. Hippolyte Taine et Les origines de la France contemporaine In: Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 115-137. Citer ce document / Cite this document : Dunyach Jean-François. Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle. Hippolyte Taine et Les origines de la France contemporaine. In: Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 115-137. doi : 10.3406/mcm.1996.1153 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1996_num_14_1_1153

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Jean-François Dunyach

Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle.Hippolyte Taine et Les origines de la France contemporaineIn: Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 115-137.

Citer ce document / Cite this document :

Dunyach Jean-François. Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle. Hippolyte Taine et Les origines de la Francecontemporaine. In: Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 115-137.

doi : 10.3406/mcm.1996.1153

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1996_num_14_1_1153

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Histoire et décadence en France

à la fin du XIXe siècle

Hippolyte Taine et Les origines

de la France contemporaine

JEAN-FRANÇOIS DUNYACH

Les origines de la France contemporaine 1 d'Hippolyte Taine constituent une étape importante dans l'appréhension du thème de la décadence par le discours historique. Ce moment historio- graphique semble en effet décisif dans la mesure où l'œuvre, Y opus magnum de l'historien, fondée sur vingt années d'un travail inédit de collecte d'informations et d'archives, peut être perçue comme une tentative originale — et sans suite — de constitution d'une véritable théorie historique de la décadence en France. L'œuvre de Taine est tout d'abord une charnière, historique et scientifique, dans le développement de la discipline historique en France à la fin du xixe siècle. Certes, le débat demeure sur la réelle portée de ce travail immense 2, cependant Les origines de la France contemporaine constituent une transition remarquable entre le courant érudit (Augustin Thierry) ou visionnaire (Quinet, Michelet) et l'Histoire méthodique, professionnelle et universitaire, celle des Monod, Seignobos et Aulard, qui s'installe sous la IIIe République. Il est certain en outre que, pour une historiographie de la notion de décadence, Les origines marquent un moment particulièrement intéressant dans la mesure où Taine

1. Publiées de 1876 à 1893 en six volumes. 2. On peut renvoyer par exemple aux conclusions divergentes

de deux ouvrages généraux : l'Histoire de la pensée historique de Guy Dhoquois (Paris, A. Colin, 1991) qui voit en Taine un héritier du positivisme comtien au même titre qu'Ernest Renan ou Fustel de Coulanges ; Les écoles historiques de Guy Bourde et Hervé Martin (Paris, Seuil, 1983) qui reprend les analyses de Charles-Olivier Carbonell sur le mythe positiviste appliqué à Taine, Renan ou Coulanges, dont les méthodes ne feront pas école.

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peut être considéré comme le dernier, et pour beaucoup le seul, historien français majeur à avoir réfléchi à une théorie de la décadence. Il conviendra de se demander si ce n'est pas précisément à partir des violents débats autour de l'ouvrage que date l'éviction de la notion de décadence du discours historique « officiel » en France.

L'œuvre de Taine est donc hybride — elle en fera les frais — et indique parfaitement, dans sa méthode comme dans sa réception, les questions posées par le développement d'un thème historique traditionnel dans le cadre d'une nouvelle grille de lecture des événements historiques. Les enjeux des Origines sont multiples 3, et chacun pourrait illustrer, peu ou prou, un aspect de la notion de décadence, ainsi que son rapport ambigu à l'Histoire.

On peut s'interroger sur le relatif désintérêt de la discipline historique contemporaine * à l'égard d'une notion qui, pourtant, mobilise un ensemble de perspectives et de réflexions dont l'Histoire est la matière. La décadence est en effet méditation sur l'Histoire. Elle constitue d'ailleurs, en un sens, l'objet même dans la mesure où elle propose tout d'abord une explication de la disparition d'une civilisation, d'une société, c'est-à-dire qu'elle tente de décrire les causes et le processus qui, précisément, ont vu l'objet étudié disparaître de l'Histoire, du cours positif des événements, pour entrer dans le champ du discours historique 5. La décadence est un passage entre l'Histoire- événement et l'Histoire-narration, et l'historien qui fait état d'une décadence ne fait donc rien moins que légitimer sa propre discipline, son propre discours6.

3. François Léger, «Taine Historien : Les origines de la France contemporaine », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 4, octobre-décembre 1987, p. 463-476.

4. Cf. Pierre Chaunu, Histoire et décadence, Paris, Perrin, 1981 et Julien Freund, La décadence, Histoire sociologique et philosophique d'une catégorie de l'expérience humaine, Paris, Sirey, 1984. Ces deux ouvrages de synthèse présentent la même dichotomie assez étrange : une première partie occupée à une tentative de synthèse historiographique de la notion jusqu'au vingtième siècle ; une seconde qui développe le constat de la décadence occidentale contemporaine. Pierre Chaunu ne fait pas mention de l'œuvre de Taine.

5. Sur l'usage et le sens des différentes temporalités attachées à la notion de décadence, voir V. Jankélévitch, « La décadence », Revue de métaphysique et de morale, avril 1950, p. 337-3:9.

R. J. Freund fait de la décadence « une des catégories fondamentales de toute interprétation historique » (op. cit., p. 1-4) .

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Mais la décadence n'est pas seulement explication à caractère historique, elle est aussi, traditionnellement, méditation : elle se propose, sur un registre finalement assez proche de celui de la notion de progrès 7, de donner les leçons de l'Histoire ; elle répond à une logique discursive d'explication et veut ainsi conjurer la possible absurdité du cours des événements humains. Le discours de la décadence ne se contente donc pas d'assurer la cohérence interne du discours historique en orientant le cours des événements, il répond également à une mission d'édification des contemporains. Edifier, c'est-à-dire à la fois « porter à la vertu, à la piété, par l'exemple ou le discours » et « instruire » 8 : la décadence d'une civilisation n'est donc pas un moment neutre dans le discours de l'historien. Cette dimension édifiante du thème de la décadence permet de lui donner une dimension histo- riographique en réintégrant le discours de l'historien dans les enjeux du débat contemporain9 : à partir d'une fonction en définitive convenue depuis ses origines, le thème de la décadence développe une série de catégories, de thématiques et d'images qui, précisément parce qu'elles doivent édifier un public donné, relèvent toutes d'un moment particulier10. Il s'agit donc ici d'esquisser un bilan historiographique du « moment Taine » ", à travers notamment cette synthèse remarquable que constituent Les origines de la France contemporaine.

Une œuvre d'édification

Les origines de la France contemporaine sont nées de la défaite de 1870 12. On sait, à ce propos, que l'œuvre marque l'entrée d'un clerc, sinon en politique du moins dans les affaires

7. Sur les rapports entre progrès et décadence, cf. ibid., p. 368- 379.

8. Articles « édifier » et « instruire » in Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Robert, 1992.

9. B. Valade, « L'idée de décadence ■», Cahiers internationaux de sociologie, LXII, janvier- juin 1977, p. 75-88.

10. Sur l'historicité du thème de la décadence, cf. Santo Mazzarino, La fin du monde antique, avatars d'un thème historiographique (1959), Paris, Gallimard. 1973.

11. Stéphane Michaud (dir.), Taine au carrefour des cultures du XIXe siècle, Paris, Bibliothèque Nationale de Fr?nce, 1995.

12. Cf. l'introduction de François Léger à la réédition des Origines de la France contemporaine, Paris, Robert Laffont, 1986, 2 vol. et la troisième partie ( « L'historien des Origines ») de la biographie Monsieur Taine, Paris, Criterion, 1993.

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de la cité 13. Cependant, il faut souligner une certaine originalité des Origines dans le courant de pessimisme historique 14 qui fleurit à l'occasion de l'effondrement du Second Empire ; celui des Renan15, Du Camp et Bourget. Il est en effet intéressant de noter le caractère réfléchi, théorisé et construit du grand projet tainien, dans la mesure où, à la différence de La Réforme intellectuelle et morale publiée dès 1871, la rédaction du premier chapitre des Origines, «L'Ancien Régime», requit près d'un quart de siècle 16.

Les considérations inspirées à Taine par l'effondrement du Second Empire et la Commune " sont donc celles d'une décadence française, et l'on a voulu voir dans le « diagnostic » tainien la synthèse de la conjonction des deux événements. La défaite aurait d'abord été perçue comme l'illustration de la faiblesse française devant la Prusse 18 ; puis la Commune, que Taine ne put comprendre, l'aurait conduit à élargir la perspective à l'ensemble de la civilisation française plongée dans « sa dissolution intime » 19. Il convient cependant de rappeler combien

13. La correspondance de Taine est à cet égard particulièrement éclairante et a fait l'objet d'une publication au début du siècle : Taine, sa vie et sa correspondance, Paris, 1902-1907, 4 vol. On y trouve notamment une lettre au jeune Albert Sorel, souvent citée et datée du 16 décembre 1870 : « Si le gouvernement qui nous est réservé n'est pas trop antilibéral, je crois que notre devoir à tous sera de faire des articles, conférences, etc., instructives et désagréables pour exposer et confesser publiquement nos fautes, pour montrer dans nos défauts la cause de nos revers, pour propager la connaissance des langues, de la tactique des nations étrangères et de l'Histoire » (ibid., t. III, p. 35) .

14. Cf. Anik Schuin, Le pessimisme historique au XIXe siècle : Hippolyte Taine, Genève, A. Schuin, 1982 et Irving Babbitt, The Masters of Modern French Criticism, Londres, 1913.

15. Gabriel Monod, Renan, Taine, Michelet, Paris, Calmann- Lévy, 1894. Pour des aperçus plus récents, J.-Th. Nordm^nn, « Péguy, Taine et Renan », Contrepoint, 12, novembre 1973, p. 81- 98 et le numéro consacré à Taine et Renan de la Revue Philosophique de la France et de l'étranger, 4, octobre-décembre 1987.

16. Colin Evans, Taine, essai de biographie intérieure, Paris, Nizet, 1975.

17. Un exemple parmi d'autres : « Je crois que peu de nations sont aussi remarquables par l'incapacité politique ; ceux qui se disent républicains, hommes du progrès, sont pour la plup4rt des fous furieux » (lettre à Emile Boutmy du 6 mars 1871, in Taine... correspondance, op. cit., t. III, p. 55).

18. Michael Werner, « Taine et l'Allemagne », in Taine au carrefour des cultures, op. cit., p. 85-95.

19. L'expression est de Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959, p. 222. Cette thèse est reprise par Eric Gasparini dans La pensée politique d'Hippolyte

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ce raisonnement en deux temps ne fait que reprendre le canon très classique de la défaite militaire comme sanction de l'histoire, sanction souvent définitive 20 dans la thématique de la décadence. Ainsi Taine, dans sa correspondance, impute-t-il la responsabilité ponctuelle de la défaite à l'imprudence des dirigeants du Second Empire 21. Responsabilité ponctuelle d'une élite dépassée, dans la mesure où la faiblesse française lui apparaît structurelle. La déclaration de la guerre à la Prusse a simplement permis le moment de la triste révélation que l'auteur attendait :

Vous savez bien que j'ai toujours eu des idées grises à l'endroit de la France. Le gris est devenu noir ; je vois d'ici à un an des journées de juin et la guerre civile, un peu plus tard, une seconde invasion, peut-être à la fin la scission de la France en deux, un avenir semblable aux trois derniers siècles de l'Italie 22.

On constate d'emblée le caractère analogique du propos : l'analogie constitue en effet bien souvent le fondement des « relations explicatives » 23 adoptées par Taine. Il convient également de remarquer le caractère inductif de la méthode tainienne, méthode développée dans son œuvre philosophique et critique antérieure24 et que Les origines vont illustrer à l'envi grâce au travail de documentation considérable dont elles sont issues25. Ainsi, par ses deux fondement logiques (induction systématique

Taine : entre traditionalisme et libéralisme, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 1993.

20. On trouve ce thème de la responsabilité historique des élites, entre autres lectures de Taine, dans Les héros et le culte des héros (1841) de Thomas Carlyle.

21. Lettre à John Durand du 7 septembre 1870, in Taine... correspondance, op. cit., t. III, p. 16.

22. Lettre à Emile Boutmy du 6 mars 1871, ibid., p. 55. 23. L'expression est de Jean-Thomas Nordmann, Taine et la

critique scientifique, Paris, PUF, 1992. 24. Notamment sa Philosophie de l'art (1865) et De l'intell

igence (1870) dont nous pouvons citer un extrait (7e éd., 1948, t. II, p. 429) : «partout où l'on peut isoler et observer les éléments d'un composé, on peut, par les propriétés des éléments, expliquer les propriété du composé, et, de quelques lois générales, déduire une foule de lois particulières ».

25. Ce travail systématique illustre d'ailleurs une autre influence importante chez Taine, Condillac, dont la théorie de la connaissance fondée sur les sensations va être transposée, dans le domaine moral, par l'auteur des Origines à l'Histoire qui, comme toute science, devra être fondée sur l'étude des faits et leur liaison.

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et analogie), la critique tainienne relève directement de la dimension référante2* du thème de la décadence, dans la mesure où ce paradigme littéraire est bien souvent régi par l'invocation, souvent incantatoire, de thèmes convenus, et par un exercice formel d'adéquation des événements traités au modèle de décadence défini et considéré comme pertinent. La décadence est aussi un exercice de style littéraire dont les canons rhétoriques sont, pour beaucoup, fixés depuis longtemps27.

Autre illustration de la fonction référante du thème de la décadence, fondée dans Les origines par l'analogie, le caractère de « consultation de médecins » 28 que Taine entend donner à son œuvre. Comme le souligne Julien Freund29, la métaphore médicale chez Taine illustre deux registres, deux idées de la décadence. Le premier thème, identique à celui développé par Maxime du Camp et Ernest Renan, fait état de la dégénérescence française, qualifiée de « capitulation intérieure », devant l'avenir ouvert et le destin en cours de réalisation de la Prusse victorieuse, de l'Angleterre et de l'Amérique 30 ; le second, dont la perspective est plus générale, expose le danger de la disparition de la culture européenne sous l'effet d'une infection qui la travaille depuis un siècle : la Révolution française. Chacun de ces deux aspects illustre la nature des concepts critiques 31 employés dans Les origines. Tout d'abord, l'idée de race 32 employée dans un sens proche de celui d'Augustin Thierry33, c'est-à-dire relevant plus d'une anthropologie culturelle que d'une perspective pro-

26. Pierre Chaunu {Histoire et décadence, op. cit.) est l'auteur de l'expression « décadence référante » qu'il emploie exclusivement pour la décadence romaine qui constituerait le paradigme de tout exposé sur la décadence dans la littérature occidentale.

27. Décadences et décadence, Bordeaux-Talence, Lapril, 1979. 28. Lettre à Ernest Havet du 24 mars 1878, in Taine... corres

pondance, op. cit., t. IV, p. 44. 29. La décadence..., op. cit., p. 176-177. 30. Taine... correspondance, op. cit., t II, p. 332. 31. J.-Th. Nordmann, Taine et la critique, op. cit., notamment

le chapitre 3. 32. Développée en 1864 dans son Histoire de la littérature

anglaise. 33. Cf. les Lettres sur l'Histoire de France (1827), et l'étude

que leur a consacrée Marcel Gauchet in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. II, vol. 1 : La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 247-316. Voir également François Léger, « L'idée de race chez Taine», in Pierre Guiral et Emile Temine (dir.), L'idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Editions du CNRS, 1977.

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prement biologique ; en clair l'idée d'une communauté historique d'esprit et de destin, « forgée par un long vivre ensemble » M, et placée en situation de concurrence face à d'autres entités. D'autre part, la transposition d'un registre physiologique, notamment médical et chimique, dans le discours historique33, idée force de l'œuvre, et illustration de la philosophie de son auteur, qui entend substituer la nature à la providence en Histoire et ainsi replacer l'homme dans le cadre des lois et forces qui régissent la nature elle-même36. Ce principe, celui d'un histori- cisme naturaliste, a là encore pour fonction de légitimer scientifiquement le discours historique37, sur la foi d'une démonstration qui emprunte à la physiologie et à la zoologie : l'historien ne rend compte en définitive que de l'observation de faits humains régis au même titre que le monde physique, par des lois immuables 38. Bref, sa parole se veut modeste, mais rigoureuse et pertinente puisqu'elle rend compte de la seule réalité. Là encore, le principe analogique, illustré par ce parallèle méthodologique constant entre histoire naturelle et histoire humaine, ramène aux enjeux référants, historiquement ancrés et édifiants de l'œuvre. Les origines sont conçues comme un exercice de naturalisme historique appliqué à la société française contemporaine.

Un diagnostic : questions de méthode

On a trop souvent voulu voir dans Les origines de la France contemporaine un « simple » pamphlet historique contre la révolution française 39. Il est certain que le débat auquel a donné

34. H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, 1863, t. I, p. XXVI.

35. Lettre à Cornélis de Witt du 17 mai 1854, in Taine... correspondance, op. cit., t. II, p. 305.

36. Antonella Codazzi, Hippolyte Taine e il progetto filosofico di una storiografia scientifica, Florence, La Nuova Italia, 1985.

37. Eric Gasparini, op. cit., p. 93-100. Sur le naturalisme tainien, cf. J.-Th. Nordmann, Taine et la critique scientifique, op. cit.

38. Emile Bréhier indique combien Taine est intéressé par les formes pathologiques quelles qu'elles soient, dans la mesure où elles permettent, par l'analyse d'un dysfonctionnement nécessairement révélateur, d'entrer dans le détail des conditions et combinaisons qui constituent l'individu comme une société. (Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 1986, t. III, p. 814-818.)

39. Alphonse Aulard, (Taine historien de la révolution française, 1907) tente, par le biais de l'érudition archivistique, de nier toute valeur historienne aux Origines.

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lieu l'œuvre au cours de la publication de ses différents chapitres, sur près de vingt-cinq ans, a pour beaucoup contribué à la maintenir dans un premier temps dans la catégorie hybride en France de l'essai historique40, pour finalement l'exiler dans la catégorie de l'historiographie contre-révolutionnaire41. C'est oublier un peu vite l'objet même de l'œuvre qui se propose, dès la préface, de répondre à la question « Qu'est-ce que la France contemporaine ? » 42. Fidèle à sa méthode naturaliste, Tame adopte alors le registre entomologique pour résumer l'évolution récente de l'état du pays :

A la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose. Son ancienne organisation se dissout; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n'est plus la même : par un sourd travail intérieur, un nouvel être s'est substitué à l'ancien. [...] Ainsi la créature nouvelle est à la fois stable et complète ; partant, sa structure, ses instincts et ses facultés marquent d'avance le cercle dans lequel s'agitera sa pensée ou son action*3.

Pour Taine, toute civilisation constitue à la fois la synthèse, l'expression et le support44 de la combinaison des forces et des éléments qui la constituent : tout y fait système et peut donc être décrit et intelligible en termes de causes et d'effets. La totalité organique que constitue la civilisation française, son devenir, sont donc circonscrits au cercle des possibilités, des combinaisons, que permet son organisation intime, exprimée par ses institutions. Ainsi, la France contemporaine, celle de 1870, s'agite dans le cercle de latitude laissé par cet événement fondateur que constitue la Révolution, qui marque un nouvel état de civilisation, c'est-à-dire, pour Taine, un nouvel état de la

40. Introduction de François Léger aux Origines de la France contemporaine, op. cit.

41. Gérard Gengembre, La contre-révolution ou l'histoire désespérante, Paris, Imago, 1989.

42. Il est vrai que Mignet, Tocqueville, Guizot, Quinet, Blanc, Renan, avaient tous essayé de répondre à cette question, dont on peut dire qu'elle relève de l'exercice de style à la fin XIXe siècle.

43. H. Taine, Les origines, op. cit., p. 5. 44. G. Gengembre, op. cit., p. 303-307.

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combinaison Société-Institution-Etat, et un nouveau champ de perspectives, de possibilités, pour de nouvelles combinaisons.

On remarque enfin que le registre métaphorique retenu pour la France est celui de la soudaineté et de la violence, bref que la Révolution constitue une modalité particulière d'évolution dont les conséquences restent à tirer. Or ce processus est perçu en soi de façon négative, dans la mesure où il relève d'une logique universaliste qui ignore la complexité et la fragilité des structures et des équilibres propres à chaque société ; c'est ainsi au nom de la science, que Taine rejette la validité du modèle révolutionnaire d'évolution :

La science, dès qu'elle est précise et solide, cesse d'être révolutionnaire, et même devient anti-révolutionnaire. La zoologie nous montre que l'homme a des canines : prenons garde de réveiller en lui l'instinct carnassier[...] la psychologie [...] que la raison dans l'homme a pour supports les mots et les images; prenons garde de provoquer en lui l'halluciné et le fou. L'économie politique qu'il y a toujours disproportion entre la population et les subsistances ; n'oublions jamais que, même pendant la prospérité et la paix, le struggle for life persiste [...] bref, il me semble que la science laïque conduit à l'esprit de prudence et de conservation, non à l'esprit de révolution et de renversement 45.

Outre une vision bien éloignée de l'optimisme des Lumières quant à la nature humaine **, la conception historique tainienne apparaît en définitive organique et non déterministe. La méthode scientifique, transposée métaphoriquement dans le registre historique, donne en effet une série de lois d'évolution et d'équilibre contradictoires avec les principes du processus révolutionnaire. Cependant, ce dernier n'est pas nécessaire : même s'il fonde sa théorie sur la férocité des instincts humains (transposée des individus aux Etats) 47, Taine voit dans ce qu'il appelle les insti-

45. Lettre à François Guizot du 12 juillet 1873, in Taine... correspondance, op. cit., t. III, p. 247-248.

46. Eric Gasparini, op. cit., p. 262-264. 47. Les emprunts à Spinoza, Hobbes et Burke dans le pess

imisme anti-rousseauiste et anti-individualiste de Taine sont évidents et relèvent d'ailleurs d'une nécessité logique exposée dans l'Histoire de la littérature anglaise : ce qu'il nomme « les institutions supérieures » (Etat, Eglise) , dernier degré de la hiérarchie

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tutions (Etat, gouvernement, religions, églises), dès lors qu'elles expriment la réalité humaine et sociale d'un pays, les garants de la raison et de la justice dans l'Histoire.

Taine fixe donc un cadre au devenir des nations, cadre donné par le recours à une métaphore organiciste : l'éclosion de la chrysalide. Fidèle à cette image, il donne alors une autre série de lois « historiques » qui, par leur caractère transformiste 48, illustrent l'influence de l'évolutionnisme spencerien 49. La nation est en effet un organisme vivant qui connaît, qui doit nécessairement connaître, des mutations pour s'adapter tour à tour à sa propre évolution interne, mais également au milieu comme au moment ; bref dont la survie dépend de l'adaptabilité aux circonstances. L'organicisme tainien appliqué à l'Histoire et à l'idée de nation relève en réalité d'une double influence. La première, celle de Montesquieu, fonde l'existence de lois présidant à l'association des éléments qui constituent les sociétés humaines (viabilité interne), lois dont Taine fait le fondement théorique et programmatique des Origines à propos de sa présentation de l'esprit des Lumières :

Ni la prospérité, ni la décadence, ni le despotisme, ni la liberté ne sont des coups de dés amenés par les vicissitudes de la chance, ou des coups de théâtre improvisés par l'arbitraire d'un homme. Elles ont des conditions auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. En tout cas, il nous est utile de connaître ces conditions, soit pour améliorer notre état, soit pour le prendre en patience, tantôt pour exécuter les réformes opportunes, tantôt pour renoncer aux réformes impraticables, tantôt pour avoir l'habileté qui réussit, tantôt pour acquérir la prudence qui s'abstient60.

sociale, sont à la fois l'expression de l'état de la société et ses garants contre la potentialité de violence toujours constante dans le peuple.

48. E. Gasparini, op. cit., p. 127-131. 49. Taine confesse, dans une lettre à Sainte-Beuve en 1867,

qu'entre autres J.S. Mill et H. Spencer constituent la « racine » de toutes ses idées historiques et morales. On peut remarquer les с méthodes » assez similaires de Spencer et de Taine dont le propos philosophique est souvent inconsciemment fondé sur la métaphore comme principe de transposition d'une sphère de réalité à une autre (souvent du biologique au politique).

50. Origines, op. cit., Livre troisième : « L'esprit et la doctrine», p. 137.

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L'autre influence, celle de Spencer, « complète » Montesquieu en fondant ces lois sur la transposition du principe évolution- niste de la physique à la biologie puis à la sphère morale et politique, et élargit ainsi la perspective en établissant l'idée darwinienne de la survivance du plus apte (viabilité externe) 51. Taine reprend ainsi les canons spenceriens de la viabilité des organismes et des sociétés ; l'aptitude est fixée selon différents critères que l'on veut quantifiables et rigoureux : rapidité (vitesse relative d'adaptation aux conditions du milieu), précision (des réactions au milieu et à ses modifications) harmonie et cohérence52 (des adaptations de détail ou de structure aux règles de fonctionnement de l'ensemble considéré, même si ce dernier doit profondément être modifié pour faire face à un nouveau milieu53). La survie d'une société dépend donc du respect de ces critères dans la combinaison réalisée, de l'adéquation des institutions à l'état social, processus continuel d'adaptation aux changements afin de rétablir un équilibre sans cesse menacé54. C'est là un des enjeux majeurs de la thèse évolutionniste que développe Taine : la capacité d'évolution cohérente d'une société détermine sa viabilité dans la mesure où elle illustre sa capacité toujours intacte à conserver sa force vitale initiale. Ces critères systémiques sont ainsi transposés par Taine dans le domaine historique et politique à l'étude des nations, dont la France :

Autour d'elle [la France], les autres nations, les unes précoces, les autres tardives, toutes avec des ménagements plus grands, quelques-unes avec succès meilleur, opèrent de même la transformation qui les fait passer de l'état

51. J. Rivelaygue, « Taine et la philosophie anglaise », Revue philosophique de la France et de l'étranger, loc. cit., p. 491-504 et F. Léger, «Taine et l'Angleterre», in Taine au carrefour des cultures, op. cit., p. 25-34.

52. La notion de cohérence chez Spencer exprime le principe fondamental de la conservation des forces.

53. Cette idée de cohérence est importante pour une étude des influences de Taine, dans la mesure où elle renvoie également, sur le plan purement historiographique, à Macaulay, dont Taine reconnaît la pertinence à propos de la nécessaire simplicité dans l'adaptation des moyens politiques aux bute. La complexité des moyens comme la pluralité des objectifs fixés constituent pour Taine autant de facteurs de faiblesse pour une société : «une machine atteint d'autant moins son but qu'elle se propose un plus grand nombre de buts et plus divergente » (Taine... correspondance, op. cit., t. IV, p. 333).

54. Regina Pozzi, H. Taine. Scienze umane e politica nell'Otto- cento, Pise-Venise, Marsilio, 1993.

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féodal à l'état moderne : Vêclosion est universelle et presque simultanée. Mais, sous cette forme nouvelle comme sous la forme ancienne, le faible est toujours la proie du fort. Malheur à ceux que l'évolution trop lente livre au voisin qui [...] sort le premier tout armé! Malheur aussi à celui dont l'évolution trop violente et trop brusque a mal équilibré l'économie intérieure, et qui, par l'exagération de son appareil directeur, par l'altération de ses organes profonds, par l'appauvrissement graduel de sa substance vivante, est condamné aux coups de tête, à la débilité, à l'impuissance, au milieu de voisins mieux proportionnés et plus sains S5 /

Taine assigne à l'Histoire, comme d'ailleurs à la politique qu'il veut directement inspirée de la première, une mission d'éducation destinée à assurer un modèle de progrès de civilisation en partie inspiré de Comte и, c'est-à-dire fondé, on Га vu, sur le rejet des évolutions violentes. Le paradigme retenu est donc aux antipodes de celui, hérité des Lumières, de la régénération de l'homme et de la société57 : la temporalité tainienne ne relève pas de l'eschatologie, mais bien du diagnostic 58. Ainsi, la forme pathologique qu'illustre ce moment normatif pour la France contemporaine qu'est la Révolution française doit receler les causes du trouble. A cette forme extrême doit donc nécessairement correspondre un état de dysfonctionnement particulièrement important pour que la France ait quitté le cadre normal, selon Taine, de l'évolution des nations. A ce propos, Taine ne considère pas la Révolution française en soi, comme un événement exceptionnel apparu brusquement, une malédiction qui serait la cause intrinsèque du « mal français » de 1870, mais bien comme une maladie née des conditions particulières de la société française à la fin du xviii* siècle, et qui infecterait progressivement le corps social59.

55. Origines, op. cit., p. 5. 56. Francis-Paul Benoit, Les idéologies politiques modernes :

le temps de Hegel, Paris, PUF, 1980. 57. A la différence de Michelet pour lequel la Révolution fran

çaise fut une résurrection. 58. Taine déclare lui-même dans la préface des Origines qu'il

se propose de décrire l'Ancien Régime, la Révolution et la France contemporaine comme « trois états », trois moments de la civilisation française et de sa pathologie.

59. Taine se démarque en cela très nettement du courant

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La France contemporaine au tribunal de la décadence

Le constat dressé par le premier volume des Origines (paru en 1876) est clair : l'Ancien Régime en France a disparu parce que ses institutions fondatrices ne traduisaient plus l'état réel de la société. Cependant, contrairement au modèle évolutif progressif retenu par Spencer et Taine comme le plus apte à conserver la cohérence nationale, la France s'est engagée dans un processus violent qui illustrait l'état des blocages dont elle souffrait. Le modèle retenu par Taine est certes social, mais il détourne la classique division tripartite de la société française (clergé-noblesse-tiers état) et la thèse des tensions croissantes entre ces trois termes, pour développer l'idée d'une incohérence croissante des élites françaises traditionnelles, à savoir le clergé, la noblesse et le roi.

L'analyse tainienne du dysfonctionnement de la société française à la fin du xviii* siècle repose sur l'inadéquation croissante du principe de privilège, quand ce dernier, privé de son fondement premier, le service c'est-à-dire la réciprocité, verse en définitive dans l'abus voire dans l'usurpation à des fins égoïstes. Le pessimisme psychologique et philosophique de Taine à l'égard de l'humaine nature, lui permet ainsi de développer les différents registres de la dissolution française. Au premier chef, l'idée d'une faillite des élites fondatrices de la nation60, qui établit une séparation radicale dans le corps social par l'abus des privilèges et la limitation de l'accès à ces derniers. Plus grave encore, cette démission permet, selon Taine, la destruction systématique des structures intermédiaires du corps politique61 sous l'effet de la mise en place de la monarchie absolue qui, par une centralisation « grossière, sans contrôle, sans publicité » K fait le lit du jacobinisme. Bref, Les origines présentent l'Ancien Régime français comme une société techniquement, politiquement

contre-révolutionnaire théocratique, en faisant de la science la base de sa méthode historique.

60. Là encore, soulignons la dimension référante de ces réflexions, à propos de l'investissement personnel et civique important de Taine dans le projet de l'Ecole Libre des Sciences Politiques, fondée en 1872 par son ami Emile Boutmy, et dont la vocation est précisément la formation des nouvelles élites françaises.

61. On retrouve ici, bien sûr, l'influence de Montesquieu sur l'organicisme politique de Taine.

62. Origines, op. cit., p. 62.

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et socialement bloquée et, à ce titre, incapable de la moindre adaptation aux circonstances 6S.

La Révolution est également la conséquence, selon Taine, de la victoire finale de l'esprit rationnel et de ses effets destructeurs sur les cadres de l'Ancien Régime. Victoire apparemment traitée de façon paradoxale, puisque l'auteur, qui pourtant se réclame de l'esprit d'examen, en dénonce les conséquences. En effet, Taine décèle dans l'esprit des Lumières et l'esprit révolutionnaire une filiation avec le classicisme64 : les deux premiers ne sont, dans l'ordre intellectuel et politique, que l'expression achevée, par l'esprit critique, de la « raison raisonnante » classique fondée sur l'abstraction dans laquelle l'auteur voit une marque de repli intellectuel, un refus du monde réel65. Les origines développent ainsi la thèse originale d'une forme de trahison des élites. Les inévitables progrès de la raison ne constituaient pas en soi une potentialité de destruction pour les cadres de la société d'Ancien Régime ; mais l'usage à la fois critique et abstractif qui en a été fait, a conduit à la dissolution des « piliers » traditionnels qui la soutenaient 66. Ne restaient donc que des cadres socio-politiques obsolètes, discrédités, face à la potentialité de violence et de destruction toujours intacte du peuple, véritable constante historique selon Taine, et qui ne demandait qu'à être mobilisée67.

63. « Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre le régime féodal conservé ou transformé compose encore une société vivante, en France son cadre mécanique n'enserre qu'une poussière d'hommes. On trouve encore l'ordre matériel ; on ne trouve plus l'ordre moral [...] Déjà avant l'écroulement final, la France est dissoute, et elle est dissoute parce que les privilégiés ont oublié leur caractère d'hommes publics» (ibid., t. I, p. 66).

64. Lettre de Taine à E. Boutmy du 31 juillet 1874, in Taine... correspondance, op. cit., t. III, p. 268.

65. Taine, fidèle à ses conceptions sur les caractères nationaux, fait d'ailleurs du français le véhicule privilégié de l'esprit classique : « Elle [la langue française] n'est que l'organe d'une certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut penser avec le moins de préparation et le plus de commodité qu'il se pourra, qui se contente de son acquis, qui ne songe pas à l'accroître ou à le renouveler, qui ne sait pas ou ne veut pas embrasser la plénitude et la complexité des choses réelles » (Origines, op. cit., t. I, p. 145).

66. J.-Th. Nordmann, « Taine : la science contre la légende », in La légende de la révolution 1770-1914, Clermont-Ferrand, Adosa, 1988.

67. Le pessimisme social des Origines, nourri des exemples de la Commune, fait de la figure souvent abstraite du peuple l'agent historique de la destruction : la capacité de cohérence d'une société dépend de son aptitude à développer les cadres et institutions capables de confiner la violence hors du champ social.

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Ainsi, l'Homme révolutionnaire, réduit à une abstraction philosophique et privé des cadres protecteurs de la société traditionnelle, devait alternativement faire face, d'un côté à la violence brute du peuple exaspéré, et de l'autre au pouvoir de coercition grandissant d'un Etat abstrait, jacobin et despotique, seul recours devant l'anarchie68. Or cet Etat, incohérent selon Taine car il se propose plusieurs buts contradictoires, est appelé à constamment osciller entre les deux pôles de l'anarchie et du despotisme, dans la mesure où les moyens sociaux, politiques et psychologiques les plus élémentaires lui manquent, comme l'illustre l'analogie mécaniste employée dans la description des caractères du « nouvel Etat » :

En toute société humaine, il faut un gouvernement, je veux dire une puissance publique ; nulle machine n'est si utile. Mais une machine n'est utile que si elle est adaptée à son service : autrement, elle ne fonctionne pas, ou elle fonctionne à l'inverse de son objet. [...] On avait supposé les matériaux excellents [...] et ils étaient mauvais, à la fois réfractaires et cassants : car ces matériaux humains étaient les Français de 1789 et des années suivantes, c'est-à-dire des hommes très sensibles et sans préparation politique, utopistes, impatients, indociles et surexcités. On avait calculé sur ces données prodigieusement fausses [...] C'est pourquoi la machine, irréprochable en théorie, restait impuissante en pratique 69.

La thèse de Taine est donc celle d'un dévoiement, d'une perversion psychologique et intellectuelle, bref d'une maladie de civilisation développée dans un organisme — la société

Le peuple est donc pour Taine un donné historique aux réactions peu ou prou constantes, comme l'illustre le traitement particulier qui lui est réservé dans le cinquième et dernier livre de L'Ancien Régime.

68. Taine voit dans l'Etat jacobin la mort de l'âme du pacte social traditionnel, fondé sur le respect mutuel des « gouvernants et des gouvernés », bref la fin du consensus autour de la forme politique nationale «non par un accident imprévu, mais par un effet forcé du système, par une conséquence pratique de la théorie spéculative qui, érigeant chaque homme en souverain absolu, met chaque homme en guerre avec tous les autres, et qui, sous prétexte de régénérer l'espèce humaine, déchaîne, autorise et consacre les pires instincts de la nature humaine, tous les appétits refoulés de licence, d'arbitraire et de domination ».

69. Origines, op. cit., t. II, p. 433-434.

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française — qui certes présentait une terrain favorable, mais qui pouvait également ne pas développer l'« infection ». La Révolution n'apparaît pas comme l'événement fondateur de la décadence nationale 70, mais comme l'expression d'un échec séculaire de la civilisation française à s'adapter aux nouvelles conditions historiques71. Taine fait donc un constat organique d'ensemble de l'événement révolutionnaire, et considère ses conséquences comme héritées depuis près de deux siècles : historiquement, le bilan de la Révolution n'a donc pas à être tiré séparément de celui de l'Ancien Régime, ni à être examiné dans le détail de son organisation pour en séparer les apports et les égarements 72. Paradoxalement, la thèse de Taine rappelle pour beaucoup celle d'Edgar Quinet qui, dans La Révolution (1865), montrait combien le jacobinisme, centralisateur et souvent oppressif, pouvait être considéré comme le fruit de l'esprit rationnel et de liberté qui avait initié la révolution73. Mais Quinet, à travers ses propres théories historiques et psychologiques, mobilisait les catégories herderiennes de la lutte des esprits de civilisation pour exalter la lutte de 1789, l'esprit de raison et de liberté, contre 1793, l'esprit d'autorité et d'institution 74. Ainsi, alors qu'Edgar Quinet donne à l'échec de la Révolution un caractère cyclique d'illustration des dangers du principe d'autorité en Histoire, Taine, à travers son analogie pathologique, y voit la mise au jour d'une aberration historique lentement mûrie. Les deux historiens mobilisent donc un type de temporalité différente, qui cependant permettent tous les deux de répondre aux exigences de la fonction édifiante du

70. Taine se démarque ainsi nettement du courant contre- révolutionnaire traditionaliste.

71. Regina Pozzi, « Taine et le problème historique de la Révolution française », in La storia délia storiografia europea sulla Rivoluzione francese, Naples, Morano, t. II, 1985, p. 97-113.

72. Cf. les conséquences orientées qu'en tire l'ouvrage de Louis Dimier, Les maîtres de la Contre-Révolution, leçons à l'Institut d'action française février-juin 1906, Paris, Librairie Nationale, 1907.

73. E. Gasparini, op. cit., p. 187-189, particulièrement les comparaisons avec Tocqueville, dont Taine reprend l'idée d'une Révolution lentement mûrie par l'Histoire et la société françaises, et Guizot, dont les perspectives libérales sur la psychologie des peuples, notamment le peuple anglais capable de réformes sans heurts, sont identiques à celles de Taine.

74. François Furet, La gauche et la Révolution française au milieu du XIXe siècle. Edgar Quinet et la question du jacobinisme, Paris, Hachette, 1986.

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discours : Quinet développe ainsi l'image d'un danger récurrent, quand Taine attire l'attention sur un «cancer de civilisation».

Fort de ce constat, Les origines de la France contemporaine développent, dans Le régime moderne15, une série de thèmes clairement référants qui indiquent combien l'œuvre se veut tournée vers l'analyse d'un échec français. Taine poursuit ainsi le procès de la Révolution jusqu'à l'époque contemporaine, la sienne, celle de la naissance puis de l'affermissement de la IIIe République, pour fustiger le balancement funeste entre l'anarchie (fondée on l'a vu sur le primat irénique de l'individu raisonnable, dans lequel Taine voit le germe de la guerre entre les « individus-rois » donc de la guerre civile) et le despotisme (fondé à la fois sur la raison raisonnante abstractive et le besoin d'institutions d'ordre). Ce balancement a eu en effet, selon lui, deux conséquences néfastes : d'une part la fréquence des révolutions en France, mouvement brutal et destructeur exprimant un désordre social ; d'autre part, la centralisation étatique excessive de l'Etat, qui constitue une aberration politique et un danger permanent de despotisme dès lors qu'une institution organisée (souvent l'armée) peut s'en rendre maître. Taine n'hésite donc pas à considérer l'organisation politique française comme une « anomalie » 76 reposant sur deux principes d'organisation particulièrement dangereux car produisant quantité de dysfonctionnements : la démocratie et la centralisation. La critique du premier principe repose sur l'analyse des méfaits de son expression électorale : le suffrage universel, dans lequel Taine ne voit en rien un moyen efficace de sélection des élites, dans la mesure où le procédé lui semble fondé sur l'illusion de la souveraineté d'un peuple ignorant. Cette tyrannie de l'incompétence doit structurellement reproduire au sommet les incohérences de la base et amener au pouvoir, tour à tour le démagogue et le candidat officiel ". Ainsi les « véritables » élites de la nation, celles qui pour Taine ne sont pas la proie d'intérêts égoïstes et peuvent encore incarner la mission de service, sont-elles écartées

75. Le premier tome parut en 1890, le second, publié par A. Sorel, parut inachevé en 1893.

76. Lettre au Prince impérial du 16 octobre 1877, in Taine... correspondance, op. cit., t. IV, p. 39.

77. Le livre quatrième du Régime moderne, « Le défaut et les effets du système », développe cette idée, notamment au niveau local : la perversion du suffrage universel empêche les pouvoirs locaux intermédiaires, de jouer leur rôle de protection des droits des individus.

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du pouvoir et ne peuvent exercer leur bénéfique influence sur le système78 politique qui lui semble désormais bloqué79. Second axe de critiques référantes : la condamnation du rôle nouveau que joue l'Etat, depuis la Révolution, dans le nouvel organisme, et notamment le jacobinisme dans lequel le libéral Taine voit, comme Tocqueville, la forme dévoyée du pouvoir monarchique80. Le réseau d'analogies retenu est là encore clairement organiciste : l'Etat jacobin omnipotent qui s'est mis en place en France depuis plus d'un siècle a achevé de briser les rouages, les institutions intermédiaires, qui assuraient la transmission des ordres et de l'information (aussi bien du corps vers la tête que l'inverse) dans l'organisme social. Ainsi, fustigeant une nouvelle fois l'optimisme rousseauiste, Taine voit dans le projet initial de régénération de l'homme, que se donnaient les révolutionnaires au moyen d'un Etat puissant, rationnel c'est-à- dire selon eux juste, le début de la constitution en France de la « caserne philosophique » 81 qu'il critique tant : devant la libération des conatus, des appétits particuliers, en clair l'anarchie, seul peut tenir un principe autoritaire, abstrait et arbitraire enfin possible par cet Etat omnipotent dont le lit a été fait par les illusions démocratiques82. Ainsi, l'Eglise, mais surtout

78. « Au-dessus du rentier, l'industriel, le négociant, le boutiquier est encore moins disposé à quitter ses affaires privées pour les affaires publiques [...] par cet abandon de la chose publique et d'eux-mêmes, ils se livrent d'avance, et, dans la grande cité, comme jadis à Sparte ou dans l'ancienne Rome, on voit, à côté et au-dessus d'une immense population de sujets sans droits, une petite oligarchie despotique qui compose à elle seule le peuple souverain » (in Origines, op. cit., t. I, p. 781-782) . Sur le rapport de Taine à l'Antiquité, cf. Marie-Odile Jentel, Les Antiquités romaines vues par Taine, Québec, Presses de l'Université Laval, 1988.

79. Sur la pensée politique de Taine, cf. E. Gasparini, op. cit. 80. En réalité, pour Taine, le jacobinisme réalise et parachève

pleinement les tensions néfastes de l'œuvre monarchique, elle- même pervertie depuis le XVIIe siècle par l'absolutisme.

81. « Code civil, université, concordat, administration préfectorale et centralisée, tous les détails [...] concourent à un effet d'ensemble qui est l'omnipotence de l'Etat, l'omniprésence du gouvernement, l'abolition de l'initiative locale et privée, la suppression de l'association volontaire et libre, la dispersion graduelle des petits groupes spontanés [...] Dans cette caserne philosophique, nous vivons depuis quatre-vingts ans » (Origines, op. cit., t. II, p. 357) .

82. Ibid., t. II, p. 52-54. Sur le même thème, Taine voit dans le Premier Empire la forme aboutie de l'autoritarisme étatique entièrement fondé sur l'égoïsme tout cru [...] et ce ressort, tendu à l'excès, détraque et démolit sa machine. Après lui [...] le même

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l'Ecole ю et l'Armée M, sont-elles passées sous le joug étatique, qui assied son emprise sur les jeunes générations. Le système reproduit structurellement ses propres incohérences et est donc condamné à un parcours erratique 85, à la décrépitude :

A mon sens, la bataille sociale et politique est perdue depuis longtemps, le suffrage universel à lui seul suffirait pour démolir la France. Restait à adoucir le passage, à faire passer les républicains par les affaires, à leur apprendre au contact des choses la distance de la théorie et de la pratique. [...] Puisque nous sommes livrés aux bêtes, il faut les apprivoiser et surtout leur donner à manger. Elles au pouvoir, nous aurons une France inférieure à l'Italie et à peu près au niveau de l'Espagne, mais nous ne pouvons

Conclusion : la décadence hors du discours historique

Résumons : une œuvre historique importante, qui utilise les acquis de la méthode positiviste pour développer une critique particulièrement virulente de la Révolution française, présentée comme le révélateur d'un dévoiement national initié dès l'ancien régime. Taine se permet donc, en pleine installation de la République, de critiquer l'acquis révolutionnaire : la Révolution des Origines n'apparaît en rien comme l'événement fondateur,

mécanisme jouera de même pour se casser de même » (ibid., p. 559-560).

83. Si le contrôle de l'Eglise catholique ne suscite que des inquiétudes sur la moralité générale de la société française, en revanche le chapitre sur l'Ecole nourrit beaucoup d'alarmes sur l'embrigadement des esprits et l'avenir de la science en France. Le grief est le même que pour le champ politique : le contrôle autoritaire de la connaissance, l'abstraction, la «disconvenance croissante de l'éducation et de la vie » (cf. ibid., t. II, p. 763-770) .

84. Taine voit dans la conscription, contrepartie du suffrage universel, une potentialité de barbarie pour le XXe siècle (ibid., t. II, p. 523-530).

85. « La France depuis 1789, est un cheval vicieux monté par de mauvais cavaliers ; dans les accidents, la faute principale est tantôt au cheval, comme en 1789 et en 1848, tantôt au cavalier comme en 1830 et 1877. » (Lettre à Emile Boutmy du 8 juillet 1877, in Taine... correspondance, op. cit., t. IV, p. 31.)

86. Lettre à Alexandre Denuelle du 21 mai 1877, ïbid., t. IV, p. 22.

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régénérateur et universel de Michelet ; elle n'est pas non plus cette étape sur le chemin de la modernité que présentait Guizot. Non, Taine inverse la proposition : d'événement-mythe, la Révolution devient simple illustration consternante ; de mémoire collective, presque universelle et sacrée, elle constitue un recueil de faits et d'idées parmi lesquels il convient de faire un choix drastique, car presque tout est déjà dévoyé. Bref, Taine choisit dans la Révolution, en fustigeant tour à tour l'individualisme, le jacobinisme ou le culte des masses. Il établit donc une théorie générale de la décadence française, alors que ses grands prédécesseurs ne développaient que des décadences partielles, appliquées le plus souvent à l'ancien régime ou aux « errements » jacobins de la Révolution, considérées comme des étapes sur le chemin du progrès. Ce caractère particulier des Origines, appliqué de surcroît à la mémoire révolutionnaire, explique pour beaucoup qu'on ait ignoré la fonction d'édification, de redressement conservateur, que Taine avait voulu lui donner. Les diatribes contre la Révolution semblent bien avoir hypothéqué le message général et contemporain de l'œuvre.

La réception des Origines de la France contemporaine répond à deux logiques distinctes, et à une chronologie87 (celle de la publication des différents volumes) qui expliquent pour beaucoup le débat virulent auquel l'œuvre a donné lieu88. Le premier mode d'appréhension fut proprement historiographique ад : l'apport du travail d'archives mis en avant pour étayer le jugement sur l'Ancien Régime et la Révolution fut d'abord considéré comme une avancée majeure de la discipline historique en France. Emile Boutmy, Gabriel Monod ou encore Albert Sorel 90, vont reconnaître la méthode de leur ami Taine, mais ce procédé apparaît finalement comme une approche prudente qui subsume les critiques du régime contemporain sous

87. L'Ancien Régime paraît en 1876, L'anarchie en 1878, La conquête jacobine en 1881, Le gouvernement révolutionnaire en 1885 et Le régime moderne (inachevé) de 1891 à 1893.

88. Sur la réception de l'œuvre, introduction de François Léger aux Origines, op. cit., p. XLII-XLVIII, E. Gasparini, op. cit., p. 344- 389 et Christophe Charle, « La magistrature intellectuelle de Taine », in Taine au carrefour des cultures, op. cit., p. 111-122.

89. Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations, Paris, Flammarion, 1970 et « Taine, la Révolution et l'Europe », in Taine au carrefour des cultures, op. cit. p. 127-140.

90. Gabriel Monod, « La Révolution par M. Taine », Revue historique, 1881 ; Albert Sorel, « L'ancien régime », ibid., 1878 et « La Révolution par H. Taine », Revue critique, 1878.

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le renouveau scientiste du genre historique en France. Ainsi, pour Albert Sorel91, qui cantonne l'œuvre dans le champ de la spéculation plus philosophique qu'historique, c'est l'approche psychopathologique du phénomène révolutionnaire qui retient l'attention ; selon sa formule fameuse, Taine « n'écrit pas l'histoire de la Révolution française, il fait la pathologie du Français pendant la révolution ». Cependant Sorel n'hésite pas à contester les thèses des Origines sur l'esprit classique et les méfaits de la philosophie des Lumières. Gabriel Monod92, pour sa part, reconnaît la grande valeur historiographique des Origines, mais rompt la logique de la démonstration tainienne pour défendre le bilan révolutionnaire et les avancées politiques et sociales qu'il aurait permises 93. Cette forme de schizophrénie des soutiens libéraux à l'œuvre, que l'on retrouve également chez Emile Boutmy94 par exemple, s'explique d'abord par la diversité des autres soutiens « scientifiques » à Taine, et notamment les Bru- netière 95, Bourget M, Faguet эт, en clair le courant traditionaliste, le grand adversaire à l'occasion de l'affaire Dreyfus. L'ambiguïté sur Les origines tombera par la levée de boucliers à laquelle l'ouvrage va donner lieu dans le milieu universitaire républicain 98. Ainsi Charles Seignobos, mais surtout le radical Alphonse Aulard " vont-ils attaquer Les origines sur la méthode, la documentation et le travail d'archives 10°, dénier toute valeur scien-

91. Nouveaux essais d'histoire et de critique, 1898. 92. Outre ses articles sur les Origines, G. Monod publie en

1894 un Renan-Taine-Michelet, les maîtres de l'histoire. 93. « II [Taine] ne se contente pas d'écrire et d'analyser : il

juge, il s'indigne ; au lieu de montrer simplement dans la chute de l'ancien régime, dans les violences de la Révolution, dans les gloires de la tyrannie de l'Empire, une succession de faits nécessaires et inévitables, il parle de fautes, d'erreurs, de crimes » (Renan-Taine-Michelet, op. cit., p. 167).

94. Taine-Schérer-Laboulaye, Paris, 1901. 95. « L'œuvre critique de Taine », Revue des Deux-Mondes, septembre 1902, p. 220-241.

96. Essais de psychologie contemporaine, Paris, 4e éd., 1885. 97. Politiques et moralistes au XIXe siècle, Paris, 1891-1900,

3 yol. Le volume III (1900) traite, entre autres, de Tocqueville, Sainte-Beuve, Renan et Taine.

98. Mona Ozouf, « Taine ■», in Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1980, p. 1061-1071.

99. Taine, historien de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1907.

100. «Théories préconçues, parti pris, impatience fébrile, ce n'est pas assez dire. Il faudrait presque parler d'une sorte d'état pathologique. Physiquement, Taine est incapable d'apercevoir dans les documents, ce qu'il n'y cherche pas » (ibid., p. 328) .

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tifique à l'œuvre afin de la jeter hors du champ de la mémoire historique, du patrimoine historique révolutionnaire en pleine construction101. Mais au-delà du procès de l'érudition intenté à Taine 102, il est remarquable de constater combien le procédé a, en définitive réussi dans ses objectifs : à partir du xx* siècle, Les origines vont en effet devenir une référence historiogra- phique, d'ailleurs ambiguë, du courant traditionaliste, celle de Barrés m et de Maurras 104 notamment. Il est certain en effet que les thèses anti-rousseauistes de Taine permettront de le rattacher assez facilement à la lignée historiographique héritée de Maistre 105. Cependant, force est de constater qu'au-delà de l'admiration pour la méthode critique tainienne, l'historiographie traditionaliste ne fera qu'un usage incantatoire de certaines formules des origines : Charles Maurras par exemple sera le premier à se démarquer de cette référence de jeunesse, trop anglophile à son goût et qui ose voir dans l'Ancien Régime même la source de sa décadence et l'origine de la Révolution ш. Taine apparaît bien comme un contre-révolutionnaire conservateur et non comme un réactionnaire 107.

Ainsi, pour des raisons assez similaires, ce n'est pas le moindre des paradoxes, à celles qui voient l'oubli organisé autour de La Révolution d'Edgar Quinet 108, Les origines de la France contemporaine connaissent la mise à l'écart d'une œuvre aux conclusions trop polémiques pour que lui soit réservée une place dans le Panthéon de la mémoire historique révolutionnaire. Celle qui se met en place à la Sorbonně sous la férule d'Alphonse

101. François Léger, op. cit., et Eric Gasparini, op. cit., p. 350- 354.

102. Procès à propos duquel Augustin Cochin a montré dès 1909, dans La crise de l'histoire révolutionnaire, Taine et M. Aulard, que Taine le méritait moins qu'Aulard lui-même, qualifié par le jeune historien de «maître de l'orthodoxie jacobine ».

103. Eric Gasparini, op. cit. 104. Victor Nguyen, Aux origines de l'Action Française. Intel

ligence et politique à l'aube du XXe siècle, Parie, Fayard, 1991 et François Léger, « Taine et Maurras », Etudes maurrassiennes, 1, 1972, p. 97-106.

105. Helmut Heydemann, « Rousseau et la contre-révolution de Rivarol à Charles Maurras », Etudes maurrassiennes, 3, 1974, p. 69-80.

108. Léon Daudet dans Le stupide XIXe siècle (1922), voit en Taine un simple conservateur et non un véritable réactionnaire.

107. François Léger, « Taine et Maurras », art. cit. 108. François Furet, op. cit., p. 111-117.

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Aulard 109, dans l'édition avec YHistoire de France de Lavisse no : en Histoire, la Révolution est désormais un lieu de mémoire, plus un champ de bataille U1.

La dérive des Origines, du débat méthodologique à la condamnation politique puis à l'ostracisme scientifique, illustre l'évacuation du thème de la décadence du champ historiographique en France. Après Taine en effet, le thème de la décadence devient marginal dans le discours historique français : la notion n'apparaît plus pertinente ni opératoire au regard d'un patrimoine historique constitué autour de la Révolution. Taine contestait trop de fondements de cette mémoire pour ne pas connaître l'opprobre puis l'oubli, ne serait-ce que par l'usage référant, historiquement ancré dans le débat contemporain, du thème de la décadence française. En effet, au-delà de ses exigences naturalistes et organicistes, le système historique qu'il nous présente dans Les origines illustre également la dimension polémique de la notion. C'est à travers ce balancement, non seulement scientifique et historiographique (la notion de décadence est-elle pertinente pour l'historien?) mais également politique (doit-on laisser s'installer une critique historique de la Révolution?) qu'il faut chercher les raisons du malaise provoqué par l'œuvre. Celle-ci révèle d'ailleurs parfaitement les limites opératoires de la notion de décadence, à travers l'incapacité croissante de l'auteur à faire le départ entre le bilan historique et le procès d'une société bien contemporaine, à éviter le débordement pourtant classique de la fonction d'édification. Il fallait donc lever, entièrement, l'hypothèque des Origines et nous voyons combien le rejet d'une notion désormais considérée comme politiquement suspecte car de plus en plus clairement identifiée à l'antirépubli- canisme, s'est fait autour des enjeux de la mémoire historique révolutionnaire. C'est là toute l'ambiguïté du sort des Origines de la France contemporaine, sans conteste la dernière grande œuvre historique française à présenter un système complet de la décadence.

109. Titulaire en 1886 de la première chaire d'Histoire de la Révolution Française nouvellement créée (1885) à la Sorbonně. Voir Mona Ozouf, «Histoire universitaire de la Révolution», in Dictionnaire critique de la Révolution française, op. cit., p. 979- 997.

110. Pierre Nora, «L'Histoire de France de Lavisse», in Id. (dir.), Les lieux de mémoire, op. cit., p. 317-375.

111. Alice Gérard, La Révolution française, op. cit., p. 65-79.