Upload
others
View
4
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
35
Syntaxe et cognition
Colette FEUILLARD
Laboratoire EDA
Université Paris Descartes
La notion de cognition est particuliĂšrement large et pose de nombreux problĂšmes aux
linguistes. Cette Ă©tude a pour objectif dâobserver les rapports que peuvent entretenir les
structures syntaxiques et les structures cognitives, Ă partir de lâexamen contrastif de certaines
constructions spatiales en allemand et en français. Elle sera complétée par un bref aperçu de
certaines variations de lâusage en français contemporain. Mais, auparavant, il convient de
sâinterroger rapidement sur ce que lâon peut entendre par cognition, puis dâexaminer quelques
grands courants se réclamant de la linguistique cognitive.
La cognition
La notion de cognition nâest pas un concept thĂ©orique homogĂšne, ce qui est Ă lâorigine de
nombreuses ambiguĂŻtĂ©s. Comme le dit Culioli32 : âA term like « cognition » shows itself to be
dangerously ambiguous, for it is used to mental activity, to simulation, to a whole series of
unverified simplifications : of representational activity to neuronal activity, to give but one
exampleâ.
Le terme cognition dĂ©signe habituellement lâĂ©tude des mĂ©canismes gĂ©nĂ©raux de la
construction des connaissances, et plus précisément « un ensemble de processus par lesquels
sâĂ©laborent les connaissances vraies, fausses ou approximatives »33. La cognition est dite
« naturelle » quand elle est considérée comme une fonction biologique du cerveau, ou
« artificielle » lorsque lâĂ©laboration des connaissances est Ă©tablie par des machines
(intelligence artificielle)34. On retrouve cette opposition entre cognition « naturelle » et
cognition « artificielle » dans certains mouvements représentatifs de la linguistique cognitive.
De quelques courants en linguistique cognitive :
En linguistique, le cognitivisme sâest dĂ©veloppĂ© Ă partir des annĂ©es 1950 aux Etats-Unis avec
les travaux de Chomsky. La linguistique cognitive connaĂźt Ă lâheure actuelle un essor
considérable non seulement aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Néanmoins, cette
appellation regroupe des tendances divergentes. On peut distinguer plusieurs courants.
32 Antoine CULIOLI, Cognition and Representation in Linguistic Theory, Linguistic Theory,
Amsterdam/Philadelphia, Benjamins, 1995 (1Ăšre Ă©dit. 1980). 33 Louis-Marie MORFAUX, Jean LEFRANC, Nouveau vocabulaire de philosophie et des
sciences humaines, Paris, A. Colin, 2005, p. 82. 34 Louis-Marie MORFAUX, Jean LEFRANC, Nouveau vocabulaire de philosophie et des
sciences humaines, p. 82. 4 Noam CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Le Seuil, 1971 (1Úre éd. The
Massachussets Institute of Technology, Cambridge, USA, 1967), p. 19. Paris, PUF, 1997, p.
1. 5 Noam CHOMSKY, La nouvelle syntaxe, Paris, Le Seuil, 1987 (1Ăšre Ă©d. MIT, 1982), p. 83.
36
1/ Le cognitivisme initié par Chomsky
Il sâest dĂ©veloppĂ© en rĂ©action contre le behaviorisme reprĂ©sentĂ© notamment par Bloomfield et
repose sur la thĂ©orie de lâinnĂ©isme. Il se caractĂ©rise par trois points principaux :
a/ La thĂ©orie gĂ©nĂ©rative et transformationnelle se propose dâĂ©laborer non seulement une
grammaire universelle, mais aussi un modĂšle de lâacquisition linguistique. Elle doit traiter
« de processus mentaux dĂ©passant de loin le niveau de la conscience actuelle ou mĂȘme
potentielle »35.
b/ La grammaire universelle doit rendre compte de la facultĂ© de langage que lâon peut
considĂ©rer comme « un Ă©lĂ©ment de lâhĂ©ritage biologique humain »36.
c/ Enfin, Chomsky pose comme hypothĂšse que le cerveau de lâhomme ou de lâanimal prĂ©sente
un fonctionnement analogue Ă celui dâun ordinateur.
« La facultĂ© de langage peut ĂȘtre comparĂ©e Ă un rĂ©seau Ă©lectrique fixe connectĂ© Ă une boĂźte de
commutateurs. Le réseau correspond aux principes invariants du langage, les commutateurs
aux choix paramĂ©triques quâimpose lâexpĂ©rience. Une fois les commutateurs dans une
certaine position on obtient le hongrois ; dans une autre position, ils donnent le japonais⊠»37.
Le langage a donc un ancrage biologique ; il a pour fonction dâexprimer la pensĂ©e et de
transmettre des informations. En dâautres termes, les structures linguistiques correspondent Ă
des structures mentales et ont un fondement biologique.
Pour Chomsky, la linguistique doit ĂȘtre une branche de la psychologie cognitive, qui, elle-
mĂȘme, est Ă rattacher aux sciences biologiques puisquâelle a pour objet « le savoir linguistique
dâindividus particuliers qui est une rĂ©alitĂ© psychologique et, donc, neurophysiologique »38.
2/ Autres mouvements cognitivistes
Dans les années 1970, en rupture avec la théorie chomskyenne, qui, centrée essentiellement
sur la syntaxe, ne permettait pas de rendre compte de façon satisfaisante du sens, sont apparus
dâautres courants reprĂ©sentĂ©s principalement aux Etats-Unis par Fodor, Jackendoff, Lakoff,
Langacker, Talmy et en France par Petitot et DesclĂ©s notamment. Câest ainsi quâa vu le jour
tout dâabord la sĂ©mantique cognitive, qui traite essentiellement de sĂ©mantique lexicale,
lâobjectif Ă©tant de dĂ©gager des constituants cognitifs et psychophysiques caractĂ©ristiques dâun
contenu mental, puis la sémantique cognitive et la sémiotique morphodynamique de Petitot
entre autres. Il nâest nullement question dans le cadre de cet exposĂ© de prĂ©senter ces diverses
thĂ©ories, ni de prĂ©ciser en quoi elles se diffĂ©rencient. En revanche, ce qui les rapproche, câest
le fait de considérer que la signification ne résulte pas exclusivement de facteurs linguistiques,
mais quâelle implique la prise en compte dâautres paramĂštres, tels que la situation, la culture,
etc. La capacitĂ© dâorganiser la signification Ă travers le discours met en jeu un sous-systĂšme
cognitif, corrĂ©lĂ© Ă dâautres systĂšmes cognitifs, en particulier le visuel. Langage et perception
se trouvent ainsi étroitement associés. De maniÚre plus large, les aptitudes linguistiques ne
37 Jean-Yves POLLOCK, Langage et cognition, Introduction au programme minimaliste de la
grammaire générative, Paris, PUF, 1997, p. XVIII. 38 Jean-Yves POLLOCK, Langage et cognition, Introduction au programme minimaliste de la
grammaire générative, Paris, PUF, 1997, p. 1.
37
sauraient ĂȘtre totalement dissociĂ©es des autres capacitĂ©s cognitives, mĂȘme si la facultĂ© de
langage peut ĂȘtre en soi considĂ©rĂ©e comme innĂ©e.
La fonction prioritaire assignĂ©e au langage nâest plus la simple expression de la pensĂ©e mais,
selon Catherine Fuchs, la conceptualisation du monde et/ou la communication. Deux
perspectives essentielles se dĂ©gagent de cette approche, lâune reprĂ©sentationnelle qui rend
compte de la maniĂšre dont se construit une reprĂ©sentation de la rĂ©alitĂ©, lâautre dynamique et
émergente centrée sur les processus intervenant dans la construction de ces représentations.
Câest cette fonction reprĂ©sentationnelle du langage envisagĂ©e dans un cadre dynamique qui va
dĂ©sormais ĂȘtre examinĂ©e. LâĂ©tude portera sur lâexpression de certaines relations spatiales dans
une perspective contrastive allemand/français dâune part et dâun point de vue interne, en
rĂ©fĂ©rence Ă la seule structure du français dâautre part.
Lâobjectif est de tenter de dĂ©terminer de façon empirique, en se fondant sur lâobservation des
donnĂ©es, si la conceptualisation verbalisĂ©e de lâespace est imposĂ©e par la configuration de
lâespace lui-mĂȘme, ou si, au contraire, ce sont les langues qui permettent de le conceptualiser.
Elles guideraient alors la perception, Ă©tant entendu que tout locuteur peut, dans les limites
permises par chaque langue, orienter la maniÚre dont il le conçoit, la maison est loin du
village/le village est loin de la maison. Dans le premier cas, le point de référence à partir
duquel est construite la représentation est maison, dans le second, il correspond à village.
Enfin, une troisiĂšme hypothĂšse peut ĂȘtre envisagĂ©e, qui concilierait les deux autres, Ă savoir
lâinteraction entre perception, structures linguistiques et point de vue du locuteur.
Analyse contrastive de quelques structures spatiales en allemand et en français Lâanalyse de complĂ©ments Ă valeur spatiale introduits par les prĂ©positions auf « sur » et aus
« hors de, de » en allemand et de leurs Ă©quivalents français met en Ă©vidence lâabsence de
correspondance systématique entre les deux langues :
38
Allemand
Français
Auf « sur »
1/ Er ist auf der UniversitÀt
1â/ Il est Ă lâuniversitĂ©
2/ Er ist auf dem Baum
2â/ Il est dans lâarbre
3/ Er ist auf dem Dach
3â/ Il est sur le toit
4/ Er ist auf dem Hof
4â/ Il est dans la cour
5/ Er ist auf Sizilien
5â/ Il est en Sicile
Aus « hors de, de »
6/ Er geht aus dem Haus
6â/ Il sort de la maison
7/ Er trinkt aus der Flasche
7â/ Il boit Ă la bouteille
8/ Er nimmt die Butter aus dem
KĂŒhlschranck
8â/ a) Il prend le beurre dans le rĂ©frigĂ©rateur
b) Il sort le beurre du réfrigérateur
9/ Er ist aus Berlin
9â/ Il est de Berlin
10/ Er ist aus dem Fenster gefallen
10â/ Il est tombĂ© par la fenĂȘtre
Les diverses occurrences de auf et aus ont des correspondants multiples en français, comme
lâillustrent les schĂ©mas ci-dessous :
39
Auf
Ă dans sur en
Aus
de Ă dans par
1/ La relation spatiale exprimée par auf « sur » en allemand et ses équivalents en
français
Dans les exemples proposĂ©s, il sâagit dâune relation statique impliquĂ©e par ist « est », qui fait
intervenir deux protagonistes, le thÚme, er « il » et le site, UniversitÀt « université », Baum
« arbre », etc., que lâon pourrait qualifier de superessive, compte tenu de la valeur de la
prĂ©position auf « sur ». En français, si elle peut ĂȘtre Ă©galement rendue par une relation
superessive, sur (3â), elle peut lâĂȘtre aussi par une relation ponctuelle, Ă (1â), ou inessive, dans
(2â et 4â), en (5â), cette derniĂšre marquant lâintĂ©rioritĂ©, dont les limites sont prĂ©supposĂ©es par
dans, alors quâelles ne sont pas Ă©voquĂ©es par en.
Par ailleurs, si lâon compare les exemples 2, er ist auf dem Baum et 2â, il est dans lâarbre, on
constate que la personne est perçue comme Ă©tant sur lâarbre en allemand (cf. il est perchĂ© sur
lâarbre), tandis que, en français, elle est positionnĂ©e dans un volume que lâon peut supposer
ĂȘtre constituĂ© par les branches.
Dans 4, er ist auf dem Hof, et 4â, il est dans la cour, la cour est envisagĂ©e comme une
superficie en allemand, au contraire du français qui la pose comme un espace dĂ©limitĂ©, câest-
Ă -dire clos, ainsi que le montre lâemploi de dans.
Lâutilisation respective de auf et de en dans 5, er ist auf Sizilien et dans 5â il est en Sicile vient
du fait que la Sicile est conçue prioritairement comme une Ăźle en allemand, alors quâelle est
envisagĂ©e dâabord comme un espace, au sein duquel on se trouve, ou plus prĂ©cisĂ©ment comme
une intériorité dans laquelle se situe la personne mentionnée, indépendamment du caractÚre
insulaire ou non du lieu, il est en France, il est en Corse39.
2/ La relation spatiale exprimée par aus « hors de », « de » en allemand et ses
équivalents en français
De maniĂšre analogue, la relation introduite par aus en allemand est exprimĂ©e tantĂŽt par de (6â,
8âb, 9â), tantĂŽt par Ă (7â), dans (8âa) ou par (10) en français.
Aus est insĂ©rĂ© dans une structure de type dynamique incluant un verbe de mouvement, Ă
lâexception de lâexemple 9, er ist aus Berlin. Elle comprend donc un thĂšme, er, un site, Haus,
Flasche, etc., et un objet dans la phrase 8, Butter, er nimmt die Butter aus dem KĂŒhlschranck.
Ces différents éléments sont reliés par une action qui entraßne une extériorisation impliquant
une trajectoire spĂ©cifiĂ©e par aus. Cette trajectoire part de lâintĂ©rieur pour aller vers lâextĂ©rieur.
En français, lâextĂ©riorisation nâest pas signalĂ©e par la prĂ©position, par nâindiquant que lâĂ©tape
transitoire du mouvement.
39 Lâusage de la prĂ©position en ne sera pas traitĂ© dans le dĂ©tail.
40
Les exemples 7 et 7â, er trinkt aus der Flasche, il boit Ă la bouteille, 8 et 8â, er nimmt die
Butter aus dem KĂŒhlschranck, il prend le beurre du frigo/il sort le beurre du frigo, 10 et 10â,
er ist aus dem Fenster gefallen, il est tombĂ© par la fenĂȘtre sont Ă©galement rĂ©vĂ©lateurs de la
diffĂ©rence de conceptualisation de lâespace et du mouvement. Dans 7, la prĂ©position aus
indique que le liquide bu sâĂ©coule de la bouteille, ou, en dâautres termes, signale la
provenance du liquide prĂ©supposĂ© par le procĂšs boire, alors que dans 7â, Ă mentionne le point
de rĂ©alisation de lâaction de boire.
De mĂȘme, la confrontation des structures 8 et 8â montre que lâallemand exprime lâextĂ©rioritĂ©
par aus, nehmen « prendre » renvoyant à un simple déplacement. En français, elle est
spécifiée par le signifié du verbe sortir, de ne précisant que le point de départ du mouvement,
cf. il sort le beurre du frigo ou il sort de la maison. La structure il prend le beurre dans le
frigo insiste davantage sur la localisation de beurre, lâextĂ©riorisation rĂ©sultant de la
conjonction du dĂ©placement dâun objet, prendre, et du lieu oĂč se trouve initialement cet objet
avant dâĂȘtre dĂ©placĂ©, dans.
La notion dâextĂ©rioritĂ© assumĂ©e, dans les exemples ci-dessus, par la prĂ©position aus en
allemand est relayée soit par le sens du verbe en français, sortir, soit par la combinaison des
valeurs du verbe et de la prĂ©position, prendre dans. Mais elle nâest pas prise en charge par la
préposition de, qui ne désigne que le point à partir duquel est envisagée la localisation avant
quâil y ait mouvement ou non.
La mise en parallÚle de ces différents exemples montre que :
1/ la relation Ă lâespace nâest pas conçue de la mĂȘme maniĂšre en allemand et en français,
bien quâil y ait de toute Ă©vidence des points de recoupement, er ist auf dem Dach/ il est sur le
toit, er ist aus Berlin/il est de Berlin ;
2/ lâespace naturel lui-mĂȘme nâest pas toujours conceptualisĂ© de façon analogue, malgrĂ© une
configuration gĂ©omĂ©trique identique. Câest le cas de lâarbre ou de la Sicile, er ist auf dem
Baum/il est dans lâarbre, er ist auf Sizilien/ il est en Sicile.
3/ lâespace construit peut ĂȘtre Ă©galement envisagĂ© diffĂ©remment selon les langues, er ist auf
dem Hof/il est dans la cour. Cependant, comme il sâagit dâun lieu construit, on pourrait
objecter que câest la diffĂ©rence de configuration due Ă des diffĂ©rences culturelles qui est Ă
lâorigine de la diffĂ©rence de reprĂ©sentation et de conceptualisation. Mais, si cet aspect peut
effectivement jouer, ce nâest pas toujours le cas, et lâon peut considĂ©rer quâune cour prĂ©sente Ă
peu prĂšs les mĂȘmes caractĂ©ristiques en Allemagne et en France.
La langue impose donc bien en partie la conceptualisation de lâespace et des relations
spatiales.
Examen de quelques structures spatiales en français :
1/ Expériences différentes et structures40 linguistiques différentes
Les phrases le bateau est dans la mer, le bateau est sur la mer ne renvoient pas aux mĂȘmes
données. Dans le premier cas, le bateau a sombré, dans le deuxiÚme cas le bateau est soit en
train de naviguer, soit arrĂȘtĂ© sur lâeau. On peut en dĂ©duire que lâexpĂ©rience impose la
40 Le terme structure est pris dans un sens relativement large. La différence ne repose que sur
le choix de la préposition.
41
conceptualisation, dâoĂč la distinction des structures linguistiques marquĂ©es respectivement par
dans et sur.
Ici, on se situe sur un plan strictement objectif, et on pourrait en conclure que la perception de
lâexpĂ©rience en dĂ©termine lâexpression linguistique. Toutefois, il est parfaitement concevable
que dans dâautres langues, cette diffĂ©rence de rĂ©alitĂ© puisse ĂȘtre exprimĂ©e non par la
préposition, mais par le verbe ou par la situation.
2/ Une mĂȘme expĂ©rience et des structures linguistiques diffĂ©rentes, imposĂ©es par la
langue
Ce nâest plus lâexpĂ©rience elle-mĂȘme qui rĂ©clame les prĂ©positions dans et sur dans les
exemples il marche dans la rue, il marche sur les boulevards, ni la forme des lieux en soi,
puisquâen allemand, on utiliserait auf aussi bien pour la rue que pour les boulevards.
En français, la langue permet de conceptualiser, grùce aux prépositions sur et dans, la
différence de configuration des lieux et de poser les boulevards comme un espace ouvert et la
rue comme un espace délimité.
3/ Une mĂȘme expĂ©rience et des structures linguistiques diffĂ©rentes, choisies librement par le
locuteur selon le point de vue adoptĂ©, et qui sâopposent
Dans des phrases telles que Jacques est assis devant Paul, Paul est assis derriÚre Jacques, la réalité
objective est strictement la mĂȘme. Câest le regard du locuteur sur la relation spatiale quâentretiennent
Jacques et Paul qui change, le point de dĂ©part de lâobservation Ă©tant tout dâabord Jacques, puis Paul.
On ne se place plus sur un plan objectif mais subjectif, lâinterprĂ©tation de la relation entre les deux
protagonistes ne relevant ni de lâespace en tant que tel, ni du systĂšme linguistique, mais du seul choix
du locuteur, ce dernier pouvant orienter la relation spatiale sous divers angles.
4/ Une mĂȘme expĂ©rience et des structures linguistiques diffĂ©rentes, choisies librement
par le locuteur, mais qui ne sâopposent pas. Ceci rĂ©sulte de la dynamique de la langue et
de la variation de certaines structures en synchronie
Il arrive, en effet, que les prĂ©positions Ă et sur soient utilisĂ©es indiffĂ©remment, câest-Ă -dire
sans que le locuteur ait conscience dâun changement de sens, comme lâont montrĂ© certaines
enquĂȘtes rĂ©alisĂ©es par des Ă©tudiants Ă propos dâexemples tels que il est Ă Paris mĂȘme, il est
sur Paris mĂȘme.
Plusieurs hypothĂšses peuvent ĂȘtre envisagĂ©es pour tenter dâexpliquer cette variation et la
concurrence de plus en plus grande de la préposition sur au détriment de la préposition à . Il se
peut quâune modification de perception de lâespace soit en train de provoquer un changement
de structure linguistique, Paris, compte tenu de son extension, étant alors conçu comme une
superficie. Inversement, on pourrait supposer que lâalternance des prĂ©positions face Ă une
mĂȘme relation spatiale impose progressivement une autre perception de lâespace. Dans le
premier cas, les structures cognitives influenceraient les structures linguistiques, dans le
deuxiĂšme cas, ce seraient les structures linguistiques qui conditionneraient les structures
cognitives. Une troisiĂšme hypothĂšse est encore envisageable : lâalternance des prĂ©positions Ă
et sur rĂ©sulterait dâune extension sĂ©mantique de sur, sans que cela ait une incidence directe
sur la perception de lâespace, comme pourrait lâillustrer la diversitĂ© des exemples recueillis in
vivo, il fait le tour de Paris pour revenir sur le mĂȘme point, avancez sur la caisse (propos
dâune caissiĂšre de supermarchĂ© adressĂ© Ă un client). Dans ces exemples, sur ne renvoie pas
visuellement Ă une superficie. On pourrait alors estimer quâil y a une certaine indĂ©pendance
des structures linguistiques et des structures cognitives.
42
En conclusion, sâil peut y avoir parallĂ©lisme entre structures linguistiques, structures
perceptives et structures cognitives au sein dâune langue donnĂ©e, les structures linguistiques
pouvant ĂȘtre interprĂ©tĂ©es comme reflĂ©tant une distinction expĂ©rientielle, le bateau est dans la
mer, le bateau est sur la mer, cette congruence est loin dâĂȘtre systĂ©matique, la langue Ă©tant
susceptible dâimposer une reprĂ©sentation de lâespace quâelle construit elle-mĂȘme, rien
nâobligeant dans la rĂ©alitĂ© des faits Ă diffĂ©rencier rue et boulevards face au processus de
marcher, il marche dans la rue, il marche sur les boulevards. Enfin, il est difficile de prouver
quâun changement de structure linguistique sâaccompagne obligatoirement dâun changement
de structure perceptive et de structure cognitive, ou que ce sont ces derniĂšres qui sont Ă
lâorigine de la variation linguistique, il est Ă Paris mĂȘme, il est sur Paris mĂȘme.
Sâil est impossible de rĂ©futer lâexistence de liens dâinterdĂ©pendance entre structures
linguistiques et structures cognitives, les deux fonctionnant en interaction, on doit néanmoins
poser une certaine autonomie des unes par rapport aux autres. Les structures linguistiques ne
correspondent pas Ă des universaux au sens strict du terme dans la mesure oĂč lâespace est
« codé » différemment en allemand et en français, par exemple. Il paraßt donc difficile de
considĂ©rer que les structures cognitives prĂ©existent Ă la langue, mĂȘme si lâon peut estimer
quâun certain nombre de configurations et de positions spatiales sont susceptibles dâavoir une
valeur générale, indépendamment de leur réalisation particuliÚre selon les cultures41, cf.
maison, toit, etc. Il en va de mĂȘme des relations spatiales, sauf si on les rĂ©duit Ă des
caractĂ©risations extrĂȘmement simples faisant intervenir des paramĂštres tels que thĂšme, site,
état, action, trajectoire, verticalité, latéralité, plan sagittal, etc.
Bien que lâespace soit une catĂ©gorie expĂ©rientielle universelle, la reprĂ©sentation que lâon sâen
fait et donc sa conceptualisation, que cet espace soit naturel ou construit, semble,
nĂ©cessairement passer par lâintermĂ©diaire de la langue, cf. la distinction campagne, ville,
village. La verbalisation de ces structures spatiales dans le discours met donc en jeu des
structures cognitives construites, non directement motivĂ©es a priori par la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme,
en constante interaction avec des structures perceptives et linguistiques déterminées par des
facteurs culturels et choisies en fonction du regard du locuteur, diversement selon les langues
considérées.
Bibliographie
1. CHOMSKY Noam, 1971 (1Ăšre Ă©d. The Massachussets Institute of Technology,
Cambridge, USA,1967), Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Le Seuil, 283 p.
2. CHOMSKY Noam, 1987 (1Ăšre Ă©d. MIT, 1982), La nouvelle syntaxe, Paris, Le Seuil,
319 p.
3. CULIOLI Antoine, 1995 (1Ăšre Ă©dit. 1980), Cognition and Representation in Linguistic
Theory, Linguistic Theory, Amsterdam/Philadelphia, Benjamins.
4. FUCHS Catherine, 2008, Linguistique française et cognition, Conférence pléniÚre
prononcée au CongrÚs Mondial de Linguistique Française. Texte paru dans les Actes du
colloque, CD-Rom et WWW.linguistiquefrançaise.org.
5. MORFAUX Louis-Marie, LEFRANC Jean, 2005 (1Ăšre Ă©d. 1980), Nouveau vocabulaire
de la philosophie et des sciences humaines, Paris, A. Colin, 604 p.
6. PETITOT Jean, Syntaxe topologique et grammaire cognitive ,
http://www.crea.polytechnique.fr/Jean Petitot/ArticlesPS/Petitot_langages.ps.gz.
7. POLLOCK Jean-Yves, 1997, Langage et cognition, Paris, PUF, 241 p.
41 Le terme culture est pris dans un sens général.