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Sur l’ornement
Florent DjeghloudPJ5 Art, 2014
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Sous la direction de Clément Rodzielski
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Introduction
On a prôné au début du XXe siècle la nécessité de se débarrasser de l’ornement. Le
fer de lance de cette pensée moderne (voire révolutionnaire) s’est incarné en la personne
d’ Adolf Loos, architecte autrichien, à travers son écrit publié en 1908 par Le Corbusier
dans sa revue L’Esprit Nouveau : Ornement et Crime1. Le point de vue de Loos est sans appel :
l’ornement est inutile, superflu, il appartient au domaine du gaspillage – gaspillage du temps
de travail, des matériaux et, par conséquent, du capital. C’est l’évolution de la culture,
l’entrée de l’art dans l’ère moderne, qui rend impossible le recours à l’ornement. Cette
vision univoque se justifie notamment par les changements qui ont été opérés à la fin du
XIXe siècle.
Selon Loos, l’ornement a produit – et ce pendant des siècles – des styles. Le XXe
siècle doit se démarquer en bannissant l’ornement afin d’atteindre un niveau suprême
de dépouillement qu’il met en parallèle avec Sion, la Ville sainte. L’absence d’ornement
symboliserait la grandeur que les siècles précédents n’avaient pas. Cette volonté de créer
une césure nette avec le passé en rejetant ce qui est alors perçu comme inutile s’inscrit
dans une démarche artistique qui vise à explorer et à conquérir des territoires autres que
celui du Beau. Loos défendait une cause qui apparaissait comme légitime au début du XXe
siècle, mais qu’en est-il aujourd’hui ? S’est-on débarrassé de l’ornement ? Ou bien l’essence
de l’ornement a-t-elle évolué, s’est-elle dotée d’un sens nouveau afin de ne pas disparaître
mais de s’adapter à cette ère nouvelle qui a voulu l’évincer ? Les « noirs génies »2 que
redoutait et décriait Loos sont-ils parvenus à ressusciter l’ornement en lui conférant une
portée nouvelle ?
En dépit des intellectuels qui prédisaient l’étiolement puis la disparition totale de l’ornement
en faveur d’une société où pureté et dépouillement incarneraient le stade ultime d’une
civilisation ultra-culturelle, Jeanne Quéheillard3 affirme que l’ornement résiste aux heurts
qui lui ont été infligés. Oleg Grabar, archéologue et historien d’art, souligne la polysémie du
terme « ornement » et de ses dérivés et retient deux sens en particulier.
Le premier sens rejoint la pensée d’Adolf Loos à savoir que l’ornement est un ajout inutile,
un artifice, puisqu’il ne modifie en rien la fonctionnalité de l’objet qu’il recouvre. Ce sens,
qui remonte à la Renaissance, est toujours opératoire. Grabar parle d’un « ensemble de
1 LOOS Adolf, Ornement et Crime, Éditions Payot & Rivages, Paris, 20032 LOOS Adolf, Ornement..., op. cit., p.743 QUEHEILLARD Jeanne, Collectif, Ever Living – Ornement, B42, 2012
4
techniques et de motifs, souvent regroupés en listes et associés principalement avec les arts
industriels ou bien recouvrant des surfaces architecturales. »4 L’ornement, contrairement à
l’art figuratif, peut être copié, il n’est pas unique.
Le deuxième sens mis en avant par Grabar s’est développé progressivement au cours
du XXe siècle. Les techniques et motifs n’ont plus qu’un rôle secondaire. L’essentiel,
c’est l’effet produit. L’ornement se dématérialise, se soustrait à ses qualités purement
décoratives pour devenir un déclencheur de plaisir. Grabar met en évidence ce sentiment
de plaisir qui naît et que l’on ressent en regardant un ornement. Cet aspect a été occulté
étant donné qu’une pudeur à l’égard du plaisir sensuel a perduré jusqu’au dernier quart
du XXe siècle. Il est pourtant manifeste que l’ornement n’est plus simplement une chose,
mais également « une émotion, une passion, une idée qui affecte tout ce qui est crée par
les artistes et les artisans. »5
N’est-ce pas un des buts de l’art que de créer une émotion, de générer une passion, de
produire une idée ?
Le motif en tant que caractéristique fondamentale de l’ornement constituera notre
première partie. Nous verrons en quoi cet élément répond à un spectre qui recouvre
aussi bien des données esthétiques et plastiques telles que le hors-champ ou la répétition
que des données d’ordre spirituel voire sacré – d’où l’importance de l’invisible dans l’art.
Notre deuxième partie traitera de l’influence des arts islamiques. Le style abstrait devient
un « mode ornemental »6 et de là, le point de départ d’une réflexion sur le langage abstrait
qui renvoie au symbolisme et notamment à la création d’un corps métaphorique.
L’idée d’ornement s’articule autour d’une dichotomie qui constituera notre troisième
partie : cosmos et chaos. Étymologiquement, l’ornement (du latin ornatum) se réfère à ce
qui est nécessaire au bon ordre. Cependant, l’un n’existe pas sans l’autre et leur interaction
provoque l’émergence d’un discours et d’une réflexion à la fois politique et philosophique.
Il s’agit de comprendre la transformation qui s’effectue entre ‘voir’ et ‘savoir’, entre les
phénomènes esthétiques et les objets de savoir. Comme Deleuze et Guattari le soulignent,
« l’art n’est pas le chaos mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation,
si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé – non pas prévu
ni préconçu. »7
4 GRABAR Oleg, De l’ornement et de ses définitions, 1992, 5 GRABAR Oleg, De l’ornement ... op. cit., 1992, 6 GRABAR Oleg, Penser l’art islamique. Une esthétique de l’ornement, Albin Michel, Paris, 2 1996, 7 DELEUZE et GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1991
5
Le motif
Étymologiquement, le pattern est un terme emprunté à l’anglais qui signifie modèle,
type, patron. Dans l’idée de patron on a cette idée d’un élément, géométrique ou non, que
l’on peut répéter à l’infini sur plus ou moins n’importe quel support. Frank Stella utilisa, au
milieu des années soixante, un pattern pour l’élaboration de ses Protractor series basé sur
l’instrument de traçage qu’on utilise pour mesurer et construire les angles : le rapporteur.
C’est à cette période que Stella introduit la courbe dans son travail. A la suite d’un voyage
en Orient, Frank Stella décide de faire une série de peintures/objets qu’il renommera
chacune suivant l’endroit qu’il a voulu représenter. Harran II en fait partie entre autres. Le
chiffre romain qui suit le titre de chaque œuvre indique lequel des trois groupes de motif –
entrelacs, arc-en-ciel, éventails – est inclus sur la surface. Harran II est composé d’un cercle
formé de deux rapporteurs verticaux, chacun d’entre eux s’imbrique avec un rapporteur
horizontal. Chaque forme de rapporteur contient à l’intérieur de sa zone huit bandes
circulaires concentriques (qui tournent autour du même centre) qui articulent la surface
de la toile. Les motifs dominants des Protractor series sont circulaires et curvilignes, chaque
forme est en fait définie par paires de lignes horizontales et verticales qui se croisent
aux angles; le motif quadrillé qui est formé est superposé aux arcs décoratifs. A travers le
système du rapporteur et l’utilisation de couleurs quasi psychédéliques - une combinaison
d’acrylique et de pigments fluorescents - Stella a amené l’abstraction et la peinture de
motifs décoratifs à une certaine conformité qui défi les conventions des deux traditions.
Le modernisme des années soixante libère un ornemental aux traits non illustratifs et
non narratifs. La réhabilitation du décoratif et de l’ornement est au cœur de ce qu’on a
appelé « postmodernisme » Cependant il me semble que Stella se trouve toujours dans
du modernisme avec ses Protractor series, tout comme avec la série des Black paintings et la
Purple series. En effet, comme le souligne Christine Buci-Glucksmann, le modernisme a
revendiqué l’esthétique, la pureté et le sublime tandis que le postmodernisme développe
l’impur, le mélangé et tout une anti-esthétique qui peut déboucher sur l’assomption du laid,
du kitsch mais aussi sur une attitude « allégorique » et « déconstructive », plus essentielle,
propre à un champs plus élargi de l’art. Parmi les artistes qui ont utilisé le motif comme
ornement, on trouve entre autres David Reed, Philippe Taaffe, et les artistes du mouvement
Supports/Surfaces. Pour ces derniers, le motif fonctionne comme une trame évidente, que
le regard peut suivre sans difficulté : les formes de Viallat, les points de Dolla, les cannages
6
de Deuzeuze, les carrées de Valensi et de Pincemin sont issus à la fois de l’héritage de
Matisse et de l’influence de B.M.P.T. Chaque motif associé à l’artiste devient en quelque
sorte une signature, donc un moyen d’écriture. Jacques Soulillou définit le motif de telle
manière qu’il le pense en terme de grammaire ou de vocabulaire. Le motif est, selon lui, ce
qui circule, se répète et qui assure une cohérence générale avec ce qui s’énonce. Qu’il soit
géométrique, arabesque ou écriture, l’ornement est soumis à des règles récurrentes comme
la répétition, la démultiplication, les enroulements, les combinatoires algorithmiques, pour
offrir une expérience vertigineuse du motif.
Même s’ils ne s’y réfèrent pas directement, Matisse a une importance majeure pour les
artistes de Supports/Surfaces. Par lui ils ont appris la force plastique du motif, la manière
dont il ouvre l’espace, y introduit du mouvement ou de la stabilité tout en accentuant la
frontalité de l’œuvre.
Chez B.M.P.T., le motif à une place primordiale, mais il ne possède plus le délié matissien. Il
sert chez eux les besoins de la théorie avant d’être appréhendé plastiquement. Ces artistes
y voient en effet un moyen d’entériner la distinction, la distanciation de l’artiste par rapport
à son œuvre. Les motifs ont été choisis une fois pour toutes, et seuls les lieux ou la toile en
modifient la prise dans l’espace. Le motif est donc pour eux un moyen abstrait de détruire
la subjectivité dans le but de dresser la peinture à une lisibilité parfaite. C’est aussi dans
cette perspective que les membres de Supports/Surfaces l’utilisent. Mais la radicalité de
leur propos est tempérée par une profonde passion de la peinture, qui fait toujours primer
le souci plastique. Comme le dit Patrick Saytour « notre travail ne démontre pas, il montre ».
L’éthique marxiste, chez certains d’entre eux, les oriente vers des formes simples, mais
bien souvent, la couleur les projette dans une dimension bien plus sensuelle que théorique.
La forme de Viallat, inspirée par Matisse plus que par des partis-pris idéologiques, se pare
de couleurs innombrables allant même jusqu’à l’emprunte du feu. Dans les tamponnages
de Cane, le bleu et le rouge, inlassablement alternés, finissent par primer sur le motif
qui les forme, de sorte que le sens n’apparaît que dans un second temps. Les points de
Dolla posés sur la cime de l’Authion en 1969 sont si grands que le spectateur qui le voit
de près se retrouve confronté à un monochrome. L’étude de la dispersion du motif dans
l’espace ainsi que la place accordée à la couleur amène les artistes de Supports/Surfaces
à agrandir leurs supports. Louis Cane note que « le format et son inscription dans l’espace
sont liés à la couleur, je veux dire à la façon dont le format est mis en fonctionnement par la
couleur. » L’expressionnisme abstrait américain initie un nouveau rapport à la peinture. La
monumentalité des formats domine le spectateur qui plonge dans la couleur à tel point
que la couleur devient environnement. Les membres de Supports/Surfaces suivent cette
7
voie, poussés par la volonté de rompre avec des formats de chevalet, taillés aux dimensions
des murs des appartements bourgeois. La grandeur de leurs œuvres leur permet aussi
de mettre en relief les qualités du support qu’ils utilisent. La toile libre, utilisée pour des
grands formats, ondule et oscille, s’enroule au sol comme les treilles de Dezeuze, qui sont
situés avec ambiguïté, par leur dimensions, entre le châssis et le support.
Le rapport du motif dans l espace se retrouve dans le travail de Richard Wright. L’idée de
répétition et d’expérience vertigineuse du motif est également présent dans son travail. En
effet, les peintures murales de Richard Wright se nichent pour la plupart dans des recoins
ou dans des espaces négligés. Elles sollicitent l’attention par allusion. Elles ne l’excite pas
d’emblée. Elles sont indirectes. Elles ne s’imposent pas. Mais elles ne sont pas pour autant
dissimulées, malgré la mise en œuvre de l’artiste pour nous empêcher de les voir ou
contrarier notre vision frontale. Wright fait en sorte que nous posions notre regard de
biais vers un motif placé trop haut ou trop bas. Le geste de Wright est lent et d’une faible
amplitude. Deux traits opposés caractérisent les œuvres de Richard Wright à savoir la
minutie et la monumentalité. Les peintures murales de Richard Wright sont monumentales
mais peuvent aussi passer inaperçues. De grande ou de petite taille, elles font souvent
appel à des lignes convergentes ou parallèles formées au pinceau sans le secours d’outils
de traçage au stade de la mise en couleur. Quand ce ne sont pas des lignes, ce sont des
motifs délicats de guirlandes comme on pourrait voir sur certains papiers d’emballage, sur
des tissus imprimés, sur des enluminures et des lettrines, dans le domaine de la typographie
ou de l’héraldique (science du blason), sur des bagues à cigare, des étiquettes, des jeux de
cartes, etc. Sur le plan morphologique, Wright use soit de formes très déliées et souples
soit de formes géométriques contraintes et contraignantes. Quand elles restent simples,
ces formes disponibles et gratuites sont presque aussi anodines pour l’observateur qu’elles
ont été obsédantes pour l’artiste. Peintes dans des conditions souvent très inconfortables
et répétées encore et encore, la contrainte corporelle que s’est infligée l’artiste en les
peignant s’offre à la délectation de tous sans pathos ni complaisance, mais le temps requis
pour l’exécution de ces peintures prend une consistance telle qu’il devient un composant
essentiel – et non seulement un matériau comme le crayon, l’acrylique, la gouache, la
tempera ou même la feuille d’or. Ce genre d’œuvres décoratives réclament de leurs
auteurs une adresse et une abnégation lors de l’exécution de leurs ornements voués à
plaire, mais vide de toute signification s’ils ne sont pas chargés de propriétés symboliques.
Ainsi, n’est-il pas étonnant que les frises reviennent souvent dans le travail de Richard
Wright. Elles sont comme la métaphore de tout ce temps passé « pour rien », à la fois
linéaire, oblique, fourmillant, cyclique et jamais le même.
8
Le travail de Martin Barré exposé à la galerie Nathalie Obadia en 2010 rend compte de
cette notion de frise également, mais d’une manière plus indirecte. En effet, dans son travail,
la frise intervient surtout au niveau de l’accrochage afin de mettre en valeur l’espace
d’exposition. Les toiles sont placées plus hautes que dans un accrochage dit conventionnel.
Martin Barré questionne les données fondamentales de la peinture à savoir le format, le
geste, la série et l’accrochage. Le trait et la forme structurent l’espace du tableau et de
l’environnement. Ses formes géométriques sur toiles, non plus carrées mais rectangulaires
dites predelles - partie inférieure d’un polyptyque, développée horizontalement, qui sert
de support aux panneaux principaux - se déplacent, évoluent dans l’espace du tableau qui
est pour Barré un espace de jeu.
«Je ne peins pas pour livrer des états d’âme. J’utilise une règle, une règle du jeu; je la transgresse
quand la peinture l’impose.»
Les dix peintures présentées à la galerie Obadia relèvent d’une même série qui s’établit
sur les relations internes entre la couleur, sa bordure et l’espace. Le vocabulaire de figures
géométriques est subtilement bousculé et la variation du motif entraîne une manipulation
du pattern sous différents aspects mais en le rendant toujours reconnaissable puisqu’il
ne change pas ou quasiment pas, seule la disposition des éléments dans la composition
change. On reconnaît le même élément sur les toiles. Tout est pris en compte, les couleurs,
la répétition des formes dans un même espace pictural.
9
Orients seconds / Orientalistes traditionnels
Qu’est-ce que l’orientalisme ? Il s’agit d’un terme apparu au XIXe siècle en
Europe. Les occidentaux ont développé un goût pour les arts islamiques et ont commencé
à les imiter, à les intégrer, à les réinterpréter. Cette tendance n’était pas nouvelle mais
elle le semblait car l’ampleur du phénomène a été magnifiée par l’impérialisme et, par
extension, les collectionneurs privés qui ont commencé à acquérir, à amasser des objets
d’art qualifiés d’exotiques. Nombreuses sont les toiles d’artistes qui témoignent de
ce courant orientaliste : Le bain turc d’Ingres (achevé en 1859), La Mort de Sardanapale
d’Eugène Delacroix (1827), ou encore Pèlerins allant à la Mecque de Léon Belly (1861). Le
XIXe siècle est jalonné d’œuvres ayant pour thème l’Orient.
L’art occidental s’est nourri de l’art oriental pour plusieurs raisons dont une est indéniable
et essentielle : l’Orient est associé au rêve d’ailleurs, au voyage, à une soif d’évasion et
à l’ouverture des possibles que les progrès apportés notamment par les moyens de
transports ont permis.
Cependant, il s’agit d’une vision, d’une interprétation de l’Orient par l’Occident. C’est
pourquoi il nous faut distinguer les orients seconds des orientalistes traditionnels. Les
orientalistes traditionnels se caractérisent par l’utilisation de l’ornementation. Les trois
formes essentielle de l’ornementation islamique sont l’arabesque végétale, l’entrelacs et
la calligraphie. Worringer la partageait en deux catégories, l’organique et l’abstrait. L’un
peut se trouver combiner à l’autre et vice-versa. Cet art de la non-représentation, ce style
abstrait, est ce qu’ Oleg Grabar appelle le « mode ornemental », c’est-à-dire cette manière
de s’exprimer qui « réduit ou élimine entièrement l’aspect référentiel des arts »8. Qu’il
s’agisse d’architecture ou d’un objet, la création n’est pas une fin en soi puisqu’elle doit
mener à une transfiguration, à un double mouvement qui implique à la fois le ‘voir’ et le ‘lire’,
où « l’exprimable est exprimé par l’inexprimé ». Ce mode ne relève pas d’un ornement
second, puisqu’il s’agit de reconnaître un aspect essentiel de la relation de l’homme à
l’art. De l’ Alhambra, en passant par la medersa de Salé ou les mosquées de Jérusalem, de
Damas ou de Kairouan, le langage abstrait qu’on nous donne à voir devient une immense
métaphore graphique. Par exemple, à l’extérieur, l’ Alhambra semble être un édifice lourd,
bâti sans ordre et sans règle; les murs, construits en pisé, sont dépourvus d’ornements.
8 BUCI-GLUCKSMANN Christine, Philosophie de l’ornement d’Orient en Occident, Galilée, Paris, 2008, p.90
10
Mais l’intérieur est le chef-d’œuvre de l’architecture moresque : le plan est conçu d’après
les idées romaines, et les cours, les portiques, les galeries, les bains, révèlent l’imitation
des palais de l’empereur byzantin Justinien; les détails d’architecture y sont gothiques; les
dessins des ornements peints aux plafonds sont ceux des tissus de l’Inde et de la Chine;
dans la disposition et les figures des fontaines, on retrouve le souvenir des monuments
hébraïques et assyriens. En un mot, l’ Alhambra est l’œuvre d’un peuple voyageur, qui a vu
beaucoup de siècles et de pays différents. La naissance de l’émerveillement ne se limite
pas à la vue abrupte et spontanée mais tout un réseau polysémique vient se greffer et se
définie par l’œil arabe (aïn) qui exprime à la fois l’œil, mais aussi la source et le vide.
Ce mode ornemental a également été repris et réinterprété par l’ Occident. Une des
œuvres qui reprend cette géométrie abstraite est Le pavillon de verre de Bruno Taut. Ce
bâtiment, conçu pour l’exposition du Deutscher Werkbund à Cologne (1914), se coiffe
d’un dôme formé de plaques fines découpées en losange. Il s’agit d’une architecture assez
petite qui semble entièrement réalisée en verre. Taut démontre les possibilités de ce
nouveau matériau créant un lien fort entre artistes et industriels. On pourrait voir la
maison de Taut comme l’apogée de la civilisation industrielle prenant le pas sur la nature.
Or, le pavillon est érigé à la fois en tant que prouesse technique mais également en tant
qu’éloge de la nature, réalisation d’un rêve d’une communauté organique. Le matériau
principalement utilisé, le verre, permet un jeu de transparence qui dévoile l’ossature du
bâtiment. Walter Benjamin notait « Vivre dans une maison de verre est, par excellence,
une vertu révolutionnaire. Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme moral dont nous
avons grand besoin »9. Nous vivons dans des espaces clos, où la vision se heurte sans cesse
à des obstacles. L’architecture en verre de Taut prend une dimension utopique. Cependant,
l’utilisation du même matériau par d’autres architectes, dont Loos, fait le constat inverse
de Taut. Le verre ne doit pas être détourné et utilisé pour créer une architecture fantasque
où l’ornement fleurit sur le dôme, car Benjamin défend que « les objets de verre n’ont pas
d’aura »10. Benjamin, par les deux positions exprimées ci-dessus montre toute l’ambiguïté
qui existe entre art, technique et esthétique. L’expérimentation de nouveaux matériaux
en architecture mais également dans l’art au sens le plus large, traduit-elle une perte de
mystère et de sacré ou bien un renouvellement, une renaissance notamment à travers
l’utilisation de l’ornement ? La tradition de l’ornement connaît-elle un déclin face à la
modernité ou bien la modernité inclut-elle la tradition de l’ornement de façon souterraine
et sans jamais vraiment sans départir ?
9 BENJAMIN Walter, Le Surréalsime. Le dernier instant de l’Intelligentsia (1929), trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, in Oeuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p.11810 BENJAMIN Walter, Expérience et pauvreté, P. Rusch (trad.), in Oeuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 369
11
La reprise de l’ornementation islamique par des artistes occidentaux s’exprime peut-
être de manière plus efficace et pertinente chez Matisse. De nombreux tableaux de
Matisse incorporent des éléments liés à ce mode ornemental et ce, dès le début du
XXe siècle (Les Tapis rouges, 1906), avant ses deux voyages au Maroc qui vont provoquer
chez lui la « révélation de l’Orient ». Matisse agence les différents éléments qu’il juge lui-
même décoratifs afin d’« exprimer ses sentiments »11. Le décoratif recouvre des réalités
différentes, voire opposées (Maurice Denis, Bonnard et Matisse pensent tous trois le
décoratif d’une manière différente). Pourtant, il est indéniable qu’il circule dans toute la
culture européenne et principalement française et allemande. Le décoratif est dotée d’une
portée nouvelle dans l’art de Matisse et devient le paradigme d’une création immanente
liée à la nature et notamment à l’arabesque. En effet, Matisse ne perçoit pas le décoratif
comme un arrière-plan, comme un décor, mais comme « la conquête d’une spatialité
illimitée et cosmique, immanente à la peinture et au monde »12. Il cherche à traduire le
spatial et le corporel en éléments plans, décoratifs. Deux des expériences déterminantes
furent l’exposition ‘Meisterwerk muhammedanischer Kunst’ (‘Chefs d’œuvres de l’art
islamique’), Haus der Kunst, à Munich en 1910 qui marque une reconnaissance inédite
des arts de l’Islam et les deux voyages au Maroc qu’il effectua en 1912. Ses intérieurs et
ses natures mortes, ses formes et ses motifs en arabesque évoluent. Matisse se consacre
désormais à la peinture plane. Il aspire à un art sacré empreint de calme et d’harmonie
qui passe à la fois par la planéité et l’ornement. Dans Le café marocain (1912-13), Matisse
supprime les lignes du visage des six hommes, les couleurs de leurs burnous et de leurs
babouches, car selon lui, « pour atteindre la perfection, il faut simplifier ». Matisse ne
cède pas au pittoresque que cultivaient à l’époque la plupart des peintres orientalistes. La
peinture n’a pas pour but de copier le monde extérieur, mais doit utiliser tous les moyens
possibles pour illuminer l’espace autour d’elle, à la manière d’un tapis ou d’une céramique.
Ce que Matisse veut atteindre, c’est une vérité poétique. Sa « révélation » lui procure un
besoin de liberté, celui de briser une stricte hiérarchie des genres et la différence entre art
et artisanat. Selon lui, l’art islamique, par ses accessoires et ses ornements, « suggère un
espace plus grand, un véritable espace plastique ». Si l’œil doit dépasser le cadre de la toile,
c’est parce que la pensée implique un œil aussi physique que mental. Le plaisir des sens
qui découle de l’œuvre amène à une « cosmovision », une vision illimitée et universelle,
car, Matisse explique qu’ « ordonner un chaos, voilà la création »13. L’œuvre de Matisse
s’articule autour d’un Orient latent, toujours réinventé. Ce processus de métamorphoses
11 MATISSE Henri; Notes d’un peintre, dans Écrits et propos sur l’art, p.4212 BUCI-GLUCKSMANN Christine, Philosophie de l’ornement d’Orient en Occident, p.10413 MATISSE Henri, Notes d’un peintre, dans Écrits et propos sur l’art, p.56
12
peut être mis en parallèle avec la façon dont les orientalistes traditionnels composent leur
art.
L’art islamique, grande culture décorative, s’exprime au moyen d’intermédiaires qui
régissent les relations entre le sensible et l’intelligible. L’ornement est un langage abstrait.
Cependant, il s’agit d’une abstraction multiple. Christine Buci-Glucksmann définie trois
sens : l’abstraction comme intouchable-tabou ; l’abstraction comme intouchable-indemne ;
et « ce qui est abstrait en posant à la place du corps substantiel un corps métaphorique »
(Fethi Benslama).
13
Chaos et Cosmos
Comment ces deux notions peuvent-elles être liées à l’ornement ? En quoi
l’ornement participe à la fois à la construction de l’un mais aussi de l’autre ? L’ornement
est doué d’une dichotomie intrinsèque qui dès lors le met au cœur d’un débat irrésolu
puisque la question fondamentale qu’il pose n’est autre que « qu’est-ce que l’art ? ».
Afin de démontrer en quoi l’ornement est un élément appartenant à la fois au champ du
chaos et à celui du cosmos, revenons à l’étymologie de ces deux termes qui à bien des
égards est révélatrice.
Il s’agit de deux mots d’étymologie grecque. Kosmos signifie « ordre », puis « ornement »
et enfin « monde » et « univers ». Chaos signifie un espace infini et par effet d’assimilation
« gouffre », « abîme », la condition originelle de toute chose selon Hésiode. Les cosmétiques
sont l’art de la parure, l’art de camoufler, de déguiser, tout comme le cosmos, de part sa
signification, est lié aux notions de superflu, de décoration et même de plaisir. Le chaos
doit être également compris comme étant déclencheur d’un plaisir empreint de crainte de
l’abîme et du sublime. Ces deux notions se rejoignent en un point crucial : celui du plaisir,
la naissance d’un plaisir différent qui prend sa source dans une sorte d’annihilation ou de
transcendance du soi.
Alfred Loos pensait l’ornement en tant qu’élément chaotique. Chaotique parce que
dérangeant, générant une décadence, une dégénérescence dont il fallait se débarrasser à
tout prix. Loos n’entendait pas l’ornement comme un chaos engendrant un chaos fécond,
un chaos capable de créer une destination qui dépasserait l’esthétique.
L’art – et par extension, l’ornement – commence au moment où vacille l’ordre qui préside
à nos représentations de l’univers, à nos habitudes de vie et de langage. Ce vertige, ce
chaos, nous plonge dans la turbulence d’une matière-émotion, où le moi et le monde ne
cessent de bouger, de se joindre et de se briser. Mais celle-ci nous permet de tendre vers
un ordre qui découle du chaos.
En d’autres termes, démontrer en quoi l’ornement n’est pas qu’un cosmos au sens où il
dissimule et ne se définie que par le superflu et en quoi il n’est pas le symbole du chaos
comme Loos l’entendait mais qu’il se trouve à une jonction, un chaosmos, qui rend le
chaos cosmos, rendre l’invisible tangible, sensible, comment les notions de chaos, de vide,
d’infini, de « rien » trouvent-t-elles une mise en œuvre en art à travers l’ornement qui les
rend tangibles. Ne pas rendre le mystérieux – ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on ne voit
14
pas, ce qu’on ne peut pas percevoir par les sens, l’inconnu – sensible mais l’apprivoiser et
le décliner dans l’art non pas pour l’amputer de ces qualités mystérieuses mais pour les
magnifier en le révélant ainsi à travers l’utilisation de l’ornement. Comme l’expliquent
Deleuze et Guattari, l’art rend le chaos sensible, c’est-à-dire perceptible par les sens.
L’ornement offre une possibilité de composition du chaos, une création – un cosmos –
qui constitue un « chaosmos », mot-valise inventé par James Joyce – un chaos composé.
L’ornement permet un double mouvement, un mouvement de va-et-vient entre cosmos et
chaos, entre le fini et l’infini, entre la nature et la culture. Il est doué d’un caractère ambigu
qui le fait demeurer à la frontière entre l’ordre et le désordre, il tangue sans cesse entre le
presque-perceptible et l’inconnu, il nous échappe et, de ce fait, nous invite à comprendre
la transformation qui s’effectue entre ‘voir’ et ‘savoir’, entre les objets de savoir et les
phénomènes esthétiques.
L’ornement est un outil de l’art mais aussi de la pensée qui part à la recherche du changement,
de l’imprévisible. Deleuze soutient que l’expérience est le fruit de la multiplicité et pas de
l’unicité. Le cosmos se plie, se déplie, se replie tel un origami.
15
Conclusion
L’ornement n’est pas seulement un ajout inutile qui viendrait se greffer a une
architecture ou a un objet dans le seul but de l’embellir. Son utilisation en art le prouve
puisqu’il semble avoir traversé les époques et les frontières. C’est cette capacité a être
présent dans toutes les cultures (japonaise, maori, européenne, islamique, etc.) qui fait
de l’ornement un langage universel. Comme le remarque Christine Buci-Glucksmann,
il convient d’élaborer une « théorie voyageuse » à travers les cultures et les pratiques
artistiques. C’est l’idée qu’avec l’ornement et le motif, la pensée est amenée à voyager.
Cette théorie s’arrache au temps et a l’espace parce qu’elle relève d’une philosophie de
la vie et de ses rythmes. Le cycle de la nature débute par la vie et se termine par la mort.
Cette spirale de la vie comme rythme céleste du cosmos est une forme mais à a donc
aussi un sens. La diversité de l’ornement est un langage universel qui s’établit à travers
des singularités. Ce qui implique « l’autre » comme singularité ornementale ou plutôt
comme motif de cette diversité. Il faut défendre cette diversité qui décline du fait de la
mondialisation. L’être humain du XXIe siècle veut être résolument libre et individualiste
alors qu’il ne fait que se fondre dans la masse. Tout le monde se ressemble et les différences
s’estompent. L’artiste doit être celui qui glorifie cette diversité à travers son art, à travers
l’ornement qui ouvre justement le champs des possibles (infini) et celui de la diversité. On
peut ainsi mieux comprendre le monde et les mondes. Non seulement notre civilisation
actuelle mais également les civilisations passées afin de s’enrichir en tant qu’individu. C’est
pourquoi l’ornement n’est pas un crime mais une dimension essentielle de l’art puisqu’il
permet une ouverture sur l’autre.
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Bibliographie
Catalogues d’expositions
DECORUM - Tapis et tapisseries d’artistes, Musée d’art moderne de la ville de Paris/Arc, Skira
Flammarion, 2013
Ever Living - Ornement, Micro Onde et le centre d’art de l’Onde à Vélizy, éditions B42, 2012
Tapis volants, Académie de France à Rome-Villa Médicis, Drago, 2012
Ouvrages
BENJAMIN Walter, Expérience et pauvreté, P.Rusch (trad.), in Œuvres II, Gallimard, 2000
BENJAMIN Walter, Le Surréalisme. Le dernier instant de l’intelligentsia européenne (1929), trad.
M.de Gandillac, revue par P. Rusch, in Œuvres II, Gallimard, 2000
BUCI-GLUCKSMANN Christine, Philosophie de l’ornement d’Orient en Occident, Galilée,
2008
DELEUZE et GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, les éditions de Minuit (coll.
«Critique»), 1991
GRABAR Oleg, L’ornement – formes et fonctions dans l’art islamique, Champs arts, 2013
GRABAR Oleg, De l’ornement et de ses définitions, http://perspective.revues.org/, 1992
GRABAR Oleg, Penser l’art islamique, une esthétique de l’ornement, Albin Michel, 1996
HATTSTEIN Markus et DELIUS Peter, L’Islam arts et civilisations, h.f. Ullmann, 2004
LOOS Alfred, Ornement et crime : et autres textes, éditions Payot et Rivages, 2003
MATISSE Henri, Notes d’un peintre, dans Écrits et propos sur l’art
SOULILLOU Jacques, Le livre de l’ornement et de la guerre, Parenthèses, 2003
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ICONOGRAPHIE
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Frank STELLA, Harran II; 1967 from Protractor series
Peinture polymère et peinture polymère fluorescante sur toile304,8 x 609,6 cm
Musée Guggenheim, New York
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Franck STELLA, Die Fahne Hoch !, 1959 from the Black Painting series
Enamel on canevas, 308,6 x 185,4 cmWhitney Museum of American Art, New York
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Franck STELLA, Gezira 1960 from the Black Painting series
Enamel on canevas, 308,6 x 185,4 cmWhitney Museum of American Art, New York
22
Franck STELLA, avril-mai 1962Gallerie Leo Castelli, New York
Franck STELLA, avril 1963Gallerie Lawrence, Paris
23
Franck STELLA, mars-avril 1966Gallerie Leo Castelli, New York
Franck STELLA, janvier-février 1964Gallerie Leo Castelli, New York
24
Claude VIALLAT, Sans titre, 1966
Huile sur toile de jute orange178 x 233 cm
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Claude VIALLAT, Sans titre, 1967
Huile sur toile de coton178 x 233 cm
26
Noël DOLLA, Cîme de l’Authion 1969
Peinture sur rocherDimensions variables
27
Daniel DEZEUZE, Echelle de bois souple 1975
440 x 107,5 cmDiamètre du rouleau : 37 cm
28
André VALENSI, Objet d’analyse, 1970Bâche et sangle / 1500 x 25 cm
29
Jean-Pierre PINCEMIN, Sans titre («Carrés Collés»), détail Teinture sur toile libre découpée , assemblée et collée /337 x 147 cm
30
Toile tamponnée«Louis Cane, Artiste Peintre» / 1967
Timbre, encre sur toile de drap290 x 195 cm
31
Richard WRIGHT, Untitled, 2002
Gouache sur mur
32
Richard WRIGHT, The Stairwell Project, 2010
Gouache sur mur
33
Martin BARRÉ, vue de l’exposition 91 à la galerie Obadia, 2010
Martin BARRÉ, 91 -, 1991
Acryllique sur toile72 x 288 cm
34
Jean-Auguste-Dominique INGRES, Le bain turc, 1862
Peinture à l’huile sur bois108 x 108 cm
Musée du Louvre, Paris
35
Eugène DELACROIX, La mort de Sardanapale, 1827
Peinture à l’huile sur toile392 x 496 x 0,55 cm
Musée du Louvre, Paris
36
Léon BELLY, Pèlerins allant à la Mecque, 1861
Peinture à l’huile sur toile161 x 242 cm
Musée d’Orsay, Paris
37
Arabesques aux fleurs ornant un panneau de céramique siliceuse à décor peint sur engobe et sous glaçure transparente, Iznik (Turquie)
Seconde moitié du XVie siècle. Musée du Louvre, Paris
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Mekhnès, MarocMédersa Bou Inania, détail de mosaïque
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L’Alhambra, GrenadeSalle des bains
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L’Alhambra, GrenadeLa Cour des Lions (Patio de los Leones)
41
L’Alhambra, Grenade Les colonades de la Cour des Lions (Patio de los Leones)
42
L’Alhambra, GrenadeSalle des bains
43
Bruno TAUT, Le pavillon de verre, 1914
44
Henri MATISSE, Les tapis rouges (Nature morte au tapis rouge), 1906
Huile sur toile, 89 x 116 cmMusée de Grenoble
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Henri MATISSE, Le café marocain, 1912
Huile sur toile, 176 x 210Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg
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