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HAL Id: tel-01990395 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01990395 Submitted on 23 Jan 2019 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entiïŹc research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diïŹ€usion de documents scientiïŹques de niveau recherche, publiĂ©s ou non, Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et de recherche français ou Ă©trangers, des laboratoires publics ou privĂ©s. Songes, apparitions et images mentales : les inïŹ‚uences de la doctorine Ă©picurienne sur l’EnĂ©ide de Virgile AnaĂŻs Monchy To cite this version: AnaĂŻs Monchy. Songes, apparitions et images mentales: les inïŹ‚uences de la doctorine Ă©picurienne sur l’EnĂ©ide de Virgile. Linguistique. Normandie UniversitĂ©, 2018. Français. NNT: 2018NORMR082. tel-01990395

Songes, apparitions et images mentales: les influences de

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HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiĂ©s ou non, Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et de recherche français ou Ă©trangers, des laboratoires publics ou privĂ©s.
Songes, apparitions et images mentales : les influences de la doctorine Ă©picurienne sur l’EnĂ©ide de Virgile
AnaĂŻs Monchy
To cite this version: AnaĂŻs Monchy. Songes, apparitions et images mentales : les influences de la doctorine Ă©picurienne sur l’EnĂ©ide de Virgile. Linguistique. Normandie UniversitĂ©, 2018. Français. NNT : 2018NORMR082. tel-01990395
Spécialité Langues et littératures anciennes
Préparée au sein de Normandie Université
Songes, apparitions et images mentales : les influences de la doctrine Ă©picurienne sur l’ÉnĂ©ide de Virgile
Présentée et soutenue par Anaïs MONCHY
ThÚse dirigée par Clara AUVRAY-ASSAYAS, laboratoire ERIAC
ThÚse soutenue publiquement le 25 octobre 2018 devant le jury composé de
Mme / Clara AUVRAY-ASSAYAS Professeur / Université de Rouen Normandie Directeur de thÚse
Mme / Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ Professeur / UniversitĂ© de Lorraine Rapporteur
Mme / Stéphanie WYLER Maßtre de conférences / Paris 7-Paris Diderot Examinateur
M. / Charles GUITTARD Professeur émérite / Université Paris Nanterre Rapporteur
M. / JérÎme LAURENT Professeur / Université de Caen Normandie Examinateur
 
 
1
Remerciements
Je tiens tout d’abord à exprimer toute ma gratitude à Mme Clara Auvray-Assayas, ma
directrice de thĂšse, pour son soutien et ses nombreux avis et conseils scientifiques, mais
Ă©galement pour sa bienveillance et sa patience constantes Ă  mon Ă©gard tout au long de ces
années.
Je remercie tout particuliÚrement M. Charles Guittard, professeur émérite à
l’universitĂ© Paris-Nanterre, et Mme Emmanuelle JouĂ«t-PastrĂ©, professeur Ă  l’universitĂ© de
Lorraine, qui ont acceptĂ© d’ĂȘtre rapporteurs de ce travail et membres du jury.
J’associe Ă  ces remerciements les autres membres du jury, M. JĂ©rĂŽme Laurent,
professeur Ă  l’universitĂ© de Caen Normandie, et Mme StĂ©phanie Wyler, maĂźtre de confĂ©rences
Ă  l’universitĂ© Paris 7-Paris Diderot, qui ont Ă©galement acceptĂ© d’apporter leur expertise Ă 
cette thĂšse.
Je tiens aussi Ă  adresser mes remerciements Ă  l’école doctorale Histoire, mĂ©moire,
patrimoine, langage (HMPL) de l’universitĂ© de Rouen Normandie et Ă  Mme Catherine Godard
pour son aide précieuse, notamment en matiÚre administrative.
Je souhaite tout autant remercier l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur les aires
culturelles (ÉRIAC) et son directeur M. Miguel Olmos, qui se sont toujours montrĂ©s attentifs
à mes travaux et ont grandement participé à faciliter mes recherches.
Je termine en exprimant ma reconnaissance à tous ceux qui, de prùs ou de loin, m’ont
soutenue, ma famille, mes amis, mes collĂšgues et tous les autres.
2
Introduction
Le sujet que je me propose de traiter ici est directement issu d’une rĂ©flexion abordĂ©e
dans le cadre de mon mémoire de master.
Cette premiĂšre approche a Ă©tĂ© pour moi l’occasion de m’intĂ©resser au statut des songes et des
apparitions dans la vie des Romains et de la citĂ©, avant de me pencher sur le cas des rĂȘves
dans l’ÉnĂ©ide et d’essayer de mettre en Ă©vidence leurs liens souvent sous-estimĂ©s avec les
théories du Jardin.
Ainsi, j’ai, dans un premier temps, fait le choix de me concentrer plus spĂ©cifiquement
sur l’étude des songes en eux-mĂȘmes et surtout sur leur rapport Ă©troit avec la divination. Je
me suis rapidement aperçue que les rĂȘves et les pratiques divinatoires qui y sont associĂ©es
Ă©taient inscrits en filigrane dans la vie quotidienne des Romains et qu’ils trouvaient une
résonance tant dans la vie politique et religieuse que dans la vie littéraire.
J’ai alors dĂ©cidĂ© de me concentrer sur l’étude du texte du De divinatione de CicĂ©ron, car ce
dialogue philosophique, au cƓur du triptyque qu’il forme avec le De natura deorum et le De
fato1, s’avĂšre ĂȘtre une source dont la richesse documentaire sur le sujet est inĂ©galĂ©e dans la
littérature antique2.
L’attitude des Romains face aux rĂȘves et aux apparitions semble ĂȘtre ambivalente et, s’ils
éprouvent à certains égards de la méfiance pour la divination inspirée à laquelle
appartiennent les songes, il n’en est pas moins vrai que les rĂȘves, auxquels ils accordent
1 De divinatione, II, I, 3 : « Quibus rebus editis tres libri perfecti sunt de natura deorum, in quibus omnis eius loci quaestio continetur. Quae ut plane esset cumulateque perfecta, de diuinatione ingressi sumus his libris scribere; quibus, ut est in animo, de fato si adiunxerimus, erit abunde satisfactum toti huic quaestioni » (AprĂšs leur publication [Les Tusculanes], j’ai achevĂ© trois livres Sur la nature des dieux, qui renferment toute l’enquĂȘte qu’exige un tel sujet. Et, pour que l’entreprise fĂ»t bel et bien parachevĂ©e, j’ai commencĂ© Ă  Ă©crire ces livres Sur la divination. Si, comme j’en ai l’intention, j’y ajoute un livre Sur le destin, j’aurai largement satisfait Ă  toute cette question). 2 Les rĂ©fĂ©rences bibliographiques sont notĂ©es de la façon suivante, nom et prĂ©nom de l’auteur, date de parution et pagination Ă©ventuelle lorsque la rĂ©fĂ©rence apparaĂźt pour la premiĂšre fois, par la suite seront spĂ©cifiĂ©s uniquement le nom de l’auteur, la date de parution et la pagination. Voir notamment pour une vue d’ensemble sur le sujet de la divination Ă  Rome l’ouvrage de François Guillaumont, 1984 ; Jean-Georges Heintz (dir.), 1997 ; Élisabeth Smadja et Évelyne Geny, 1999 ; Jorg RĂŒpke, 2005.
3
volontiers une certaine valeur prémonitoire, tiennent une place de premier ordre dans la
tradition lĂ©gendaire et dans l’imaginaire collectif3.
On remarque ainsi que le phénomÚne des songes et des apparitions a nourri de nombreuses
rĂ©flexions dans l’AntiquitĂ© et que celui-ci est presque toujours abordĂ© dans son rapport avec
l’utilisation qui en est faite dans les domaines de la mĂ©decine, de la vie religieuse ou encore
de la politique.
C’est pourquoi CicĂ©ron tente alors, dans son De divinatione, de faire la lumiĂšre sur ce qui
relùve essentiellement de la superstition et ce qui s’apparente davantage à des cheminements
intérieurs et inconscients. Dans ce dialogue critique, il oppose aux croyances énoncées et
défendues par son frÚre, Quintus, le rationalisme de sa démonstration qui repose par ailleurs
sur un catalogue complet et détaillé, illustré par de nombreux exemples de songes que
l’auteur emprunte Ă  la tradition littĂ©raire latine, mais Ă©galement grecque.
Dans le mĂȘme temps, CicĂ©ron Ă©tablit Ă©galement des liens entre songes, religion et politique et
incite à réfléchir sur les logiques et les systÚmes de pensée qui structurent la divination et
diverses pratiques divinatoires.
C’est ce qui explique que je me sois essentiellement attachĂ©e Ă  l’observation de ces liens et Ă 
leur articulation.
À partir de la lecture du dialogue cicĂ©ronien, il m’a paru essentiel de voir comment les codes
et les institutions avaient intégré la notion de songe et parallÚlement comment les auteurs
latins l’avaient traitĂ©e et notamment Virgile et LucrĂšce.
Les phĂ©nomĂšnes relevant des apparitions ou des songes sont trĂšs courants dans l’épopĂ©e, oĂč
ils sont prĂ©sentĂ©s comme un ressort de l’action frĂ©quemment employĂ©. Par ailleurs, ceux-ci
sont Ă©galement l’objet d’un dĂ©veloppement thĂ©orique dans le De rerum natura de LucrĂšce,
représentant romain de la philosophie épicurienne du Ier siÚcle.
Dans un second temps, je me suis donc intéressée aux théories épicuriennes et
lucrétiennes touchant les songes et les apparitions.
À l’intĂ©rieur de son Ɠuvre, divisĂ©e en six chants, LucrĂšce a entrepris de faire partager, sous
la forme d’un poùme philosophique, les principaux enseignements d’Épicure :
3 Voir par exemple l’article de Nicole Belayche et Jorg RĂŒpke, 2007, p. 139-147.
4
Toi qui fis jaillir la lumiÚre du fond des ténÚbres,
Ă©clairant le premier les biens de l’existence,
toi l’honneur de la Grùce, aujourd’hui je te suis
et j’imprime mes pas dans les tiens4.
Le poĂšte, dans ces quelques vers, affirme clairement sa volontĂ© de suivre les traces d’Épicure
qui constitue sa référence5.
Par l’intermĂ©diaire de ses vers et en s’appuyant sur les thĂ©ories dĂ©veloppĂ©es par le maĂźtre du
Jardin, il cherche à libérer les hommes des vaines superstitions, dont la crainte des dieux ou
encore celle de la mort, qui les entravent et les empĂȘchent d’accĂ©der Ă  l’ataraxie, la vraie
forme de sagesse et de bonheur selon les Ă©picuriens.
C’est dans le chant IV qu’il est plus prĂ©cisĂ©ment fait mention des rĂȘves et de leur explication.
Le poÚte expose alors le fait que la plupart des images qui se présentent en songe sont en
rĂ©alitĂ© le reflet de ce qui occupe gĂ©nĂ©ralement l’esprit du dormeur au cours de la journĂ©e.
Enfin, dans un dernier temps, mon Ă©tude s’est recentrĂ©e sur le texte mĂȘme de Virgile
et sur les divers Ă©lĂ©ments Ă©picuriens qui pouvaient y ĂȘtre rattachĂ©s. Les Ɠuvres de CicĂ©ron et
de LucrĂšce se sont, dĂšs lors, rĂ©vĂ©lĂ©es ĂȘtre des outils extrĂȘmement prĂ©cieux pour interprĂ©ter et
expliquer les vers virgiliens.
Ce mémoire de recherche se proposait donc de mettre en lumiÚre deux aspects qui
apparaissaient comme fondamentaux pour aborder le phénomÚne des songes et des
4 Nous avons de maniĂšre gĂ©nĂ©rale eu recours Ă  la traduction poĂ©tique de JosĂ© Kany-Turpin et nous nous autoriserons Ă  la modifier dans des cas qui nĂ©cessitent une analyse plus approfondie ou qui prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt trĂšs spĂ©cifique. LucrĂšce, De rerum natura, III, 1-6 :
E tenebris tantis tam clarum extollere lumen qui primus potuisti inlustrans commoda uitae, te sequor, o Graiae gentis decus, inque tuis nunc ficta pedum pono pressis uestigia signis, non ita certandi cupidus quam propter amorem quod te imitari aueo [
].
5 Concernant le statut d’Épicure au sein de l’école Ă©picurienne et pour ses disciples, voir ce qu’écrit RenĂ©e Koch-Piettre (1999 et 2005) sur le sujet, de mĂȘme que l’article de Sabine Luciani (2007) ou encore Daniel Delattre, 1996, p. 87 : « En vĂ©ritĂ©, les liens personnels d’amitiĂ© Ă©taient essentiels dans l’épicurisme ; cela explique facilement d’une part la vĂ©nĂ©ration des disciples pour les pĂšres fondateurs d’une doctrine en laquelle ils voyaient une libĂ©ration dĂ©finitive de l’humanitĂ© et, d’autre part, une fidĂ©litĂ© remarquable Ă  la lettre de l’enseignement Ă©noncĂ© dans les 37 livres de De rerum natura par le MaĂźtre lui-mĂȘme, puis rĂ©sumĂ© par ses soins sous forme d’abrĂ©gĂ©s (les trois Lettres Ă  HĂ©rodote, PythoclĂšs et MĂ©nĂ©cĂ©e) et de Maximes maĂźtresses. »
5
apparitions Ă  savoir le lien existant avec les institutions romaines, mais Ă©galement, et plus
encore, avec la littérature.
Ce premier travail de recherche a été pour moi un moyen de traiter sous des angles divers et
variĂ©s des songes et des apparitions. Il m’a surtout permis de poser des bases solides sur
lesquelles appuyer mes futures recherches dont l’objectif Ă©tait de mener une rĂ©flexion
recentrée sur le corpus virgilien.
À la suite de ce travail exploratoire, j’ai souhaitĂ© mettre Ă  profit et exploiter un certain
nombre d’élĂ©ments que j’avais repĂ©rĂ©s. Ceux-ci m’ont ainsi aidĂ© Ă  organiser et Ă  consolider
ma pensĂ©e en m’appuyant sur une sĂ©rie d’interrogations essentielles Ă  l’orientation de mes
travaux.
En effet, une grande part de mes réflexions était axée sur les songes et leurs liens avec la
divination, ainsi que sur l’étude plus spĂ©cifique du texte de LucrĂšce et des thĂ©ories
Ă©picuriennes sur les rĂȘves et les apparitions, mais je n’ai pu, dans le cadre limitĂ© du mĂ©moire,
qu’effleurer les points de rencontre entre Virgile et l’épicurisme. Cette thĂšse m’a donc permis
de revenir sur ces diffĂ©rents aspects pour les approfondir et surtout rĂ©unir les vers de l’ÉnĂ©ide
et ceux du De rerum natura autour de la thématique des songes et des apparitions.
C’est en effectuant des lectures prĂ©liminaires sur les Ɠuvres de Virgile et sur celle de
LucrĂšce, ainsi que sur la philosophie d’Épicure plus gĂ©nĂ©ralement, qu’un lien entre les deux
auteurs et leurs deux Ɠuvres a Ă©mergĂ©.
Virgile, comme bien d’autres, a eu l’occasion dans ses jeunes annĂ©es de formation
philosophique de suivre l’enseignement des thĂ©ories d’Épicure au sein de cercles Ă©picuriens
de la baie de Naples. Il a notamment fréquenté celui qui se trouvait rassemblé autour de la
figure de PhilodÚme de Gadara, grand représentant romain de la philosophie du Jardin au
I er siÚcle avant notre Úre ou encore celui du grec Siron. La présence de Virgile en Campanie
et sa fréquentation des milieux épicuriens sont attestées par des preuves archéologiques et
philologiques provenant d’Herculanum.
Marcello Gigante dans son ouvrage Virgilio e la Campania ou son article intitulé « Vergil in
the shadow of Vesuvius » revient sur le passage du poÚte dans la baie de Naples et expose ses
liens avec les représentants du Jardin : « Sirone era il maestro di circolo epicureo di
Posillipo, dove aveva una piccola villa che alla sua morte sarebbe stata possesso di Virgilio.
6
[
] Ercolano era l’altro centro di filosofia epucurea dominato dalla poliedrica figura di
Filodemo di Gadara: fu frequentato da Virgilio “fondatore della brigata letteraria degli
augustei6.” »
De mĂȘme, Daniel Delattre, notamment dans son article « Le retour du papyrus d’Herculanum
de Paris 2 Ă  l’Institut de France : un rouleau Ă©picurien inĂ©dit en 279 fragments », Ă©tudie des
fragments de papyrus, le PHerc.Paris2, qui laissent ainsi entrevoir une mention du nom de
Virgile associĂ© Ă  ceux d’autres personnages dont on sait qu’ils ont fait partie des proches de
PhilodĂšme7.
Virgile avait donc une connaissance certaine des enseignements Ă©picuriens et avait Ă©galement
pu ĂȘtre en contact direct avec les Ă©crits des diffĂ©rents maĂźtres et disciples de l’épicurisme. Ces
diffĂ©rents Ă©lĂ©ments permettent de penser que sa connaissance de la doctrine n’était pas que
superficielle, mĂȘme si cette derniĂšre n’a pas Ă©tĂ© la seule Ă  retenir son attention, Ă  l’instar du
stoïcisme ou du platonisme, et à influencer sa pensée.
Là se trouvait donc un point de rencontre entre le poÚme de Virgile et les théories
dĂ©veloppĂ©es par les tenants de l’épicurisme et il Ă©tait dĂšs lors envisageable d’essayer de faire
apparaĂźtre les liens et les traces, mĂȘme tĂ©nus, laissĂ©s par cet enseignement, dont les diffĂ©rents
textes de Virgile devaient assurĂ©ment ĂȘtre les tĂ©moins.
La philosophie d’Épicure n’était pas Ă©trangĂšre au jeune poĂšte et, outre PhilodĂšme de Gadara,
on sait qu’à la mĂȘme Ă©poque, le texte de l’épicurien LucrĂšce Ă©tait dĂ©jĂ  connu. On trouve
notamment une brĂšve Ă©vocation de son poĂšme chez CicĂ©ron, qui, dans l’une de ses
nombreuses lettres adressées à son frÚre, loue le génie et le grand art de son auteur : « Lucreti
poemata, ut scribis, ita sunt, multis luminibus ingenii, multae tamen artis8 ».
6 Ici Marcello Gigante, 1984, p. 49-50 : « Siron Ă©tait le maĂźtre du cercle Ă©picurien de Pausilippe, oĂč il y avait une petite villa, laquelle sera, Ă  sa mort, propriĂ©tĂ© de Virgile. [...] Herculanum Ă©tait l’autre foyer de la philosophie Ă©picurienne dominĂ©e par le personnage multidimensionnel de PhilodĂšme de Gadara : Virgile frĂ©quenta le “fondateur du cercle littĂ©raire des adeptes d’Auguste.” » Voir aussi du mĂȘme auteur, 2004, p. 85-99. 7 Voir Delattre, 2004, p. 1383-1384. Pour une vision d’ensemble de la prĂ©sence des Ă©picuriens autour de la baie de Naples, voir Gigante, 1987 et Delattre, 2001. 8 CicĂ©ron, Ad Quintum, II, 9, 3 : « Le poĂšme de LucrĂšce est tel que tu l’écris, il y a de nombreux traits de gĂ©nie, d’ailleurs beaucoup d’art ». Pour ce qui touche Ă  l’attitude de CicĂ©ron concernant l’épicurisme, voir Jean-Marie AndrĂ©, 1974 ; Clara Auvray-Assayas, 1999 ; Carlos LĂ©vy et Jean-Louis Ferrary, 2001 ou encore Holger Essler, 2011.
7
Si Virgile a pu avoir accĂšs Ă  certains Ă©crits Ă©picuriens, il n’a vraisemblablement pu manquer
de prendre connaissance du texte de LucrĂšce dont il est en outre quasiment le contemporain9.
Comme l’écrit Pierre BoyancĂ© dans son ouvrage La religion de Virgile : « BientĂŽt, il
[Virgile] lira LucrĂšce et ne cessera plus de s’en souvenir. Mais les Ă©chos qu’il lui fera dans
ses vers s’adresseront surtout aux pages les plus Ă©mouvantes du De rerum natura10. »
C’est pourquoi, plus encore que les Ă©chos entre Virgile et l’épicurisme, ce sont les rapports
entretenus entre les Ă©crits virgiliens et les vers lucrĂ©tiens qui m’ont semblĂ© devoir ĂȘtre
approfondis avec pour trame de fond la volontĂ© de montrer en quoi l’écriture de Virgile et la
façon dont il aborde certaines thĂ©matiques peuvent ĂȘtre rapprochĂ©es de ce que dit LucrĂšce de
la doctrine Ă©picurienne.
Des points de contact entre l’Ɠuvre de Virgile et les milieux Ă©picuriens de la baie de
Naples qu’il a pu cĂŽtoyer dans sa jeunesse ont ainsi clairement Ă©tĂ© mis en avant.
Toutefois, les analyses proposées et les divers éléments mis en lumiÚre se focalisent
essentiellement sur les deux poĂšmes que sont les Bucoliques et les GĂ©orgiques. Étrangement,
l’épopĂ©e consacrĂ©e Ă  la fuite d’ÉnĂ©e et Ă  la formation de la future Rome, pourtant considĂ©rĂ©e
comme l’Ɠuvre la plus importante de Virgile, tant du point de vue de son objet d’écriture que
de son traitement littĂ©raire et de l’art dĂ©ployĂ© par l’auteur, se trouve bien souvent ignorĂ©e ou,
à tout le moins, mise à l’arriùre-plan.
C’est donc comme si toute trace d’épicurisme devait soudainement avoir disparu, Virgile en
faisant une totale abstraction au moment de rĂ©diger l’ÉnĂ©ide.
Ce constat est assez paradoxal dans la mesure oĂč l’on reconnaĂźt une part de platonisme dans
son Ɠuvre, de mĂȘme que des renvois Ă  la philosophie stoĂŻcienne et que l’on admet
généralement les nombreux apports philosophiques assimilés par Virgile11.
9 Sur les liens entre LucrĂšce et les Ă©picuriens de Campanie, on peut consulter les articles de Tiziano Dorandi, 1997, p. 35-48 ; Knut Kleve, 1997, p. 49-66 et Dirk Obbink, 2007, p. 33-40. Sur une lecture de LucrĂšce par Virgile, voir par exemple Susanna Morton Braund, 1997, p. 201-221 ou encore Jean-Paul Brisson, 1966, p. 49-50, note 5 : « Les vraisemblances chronologiques permettent de penser que Virgile a dĂ» lire au moins certaines pages de LucrĂšce dĂšs son sĂ©jour romain. [
] La composition d’une grande partie du De natura rerum coĂŻncide donc avec le dĂ©but du sĂ©jour de Virgile Ă  Rome. Si dĂšs fĂ©vrier 54 des copies des parties dĂ©jĂ  rĂ©digĂ©es du poĂšme circulaient dans un milieu restreint non Ă©picurien – donc pour de simples raisons littĂ©raires, – il n’est pas invraisemblable de penser que Virgile, liĂ© sans doute assez vite avec certains cercles intellectuels de Rome, ait pu lire, dĂšs 51 ou 52, de larges extraits de l’Ɠuvre de LucrĂšce ». 10 Pierre BoyancĂ©, 1963b, p. 7.
8
Mais, malgrĂ© tout, la part d’épicurisme est rĂ©guliĂšrement diminuĂ©e et quand l’on veut bien en
admettre des touches Ă©parses chez Virgile, cela concerne essentiellement ses premiers
poĂšmes12. Ainsi, Jean-Paul Brisson consacre dans son ouvrage Virgile : son temps et le nĂŽtre,
des développements aux allusions et aux parallÚles nombreux faits par Virgile avec
l’épicurisme et le poĂšme de LucrĂšce dans l’ensemble de son Ɠuvre, mais les liens les plus
Ă©vidents sont faits avec les Bucoliques et les GĂ©orgiques. Pour lui, entre les poĂšmes de
jeunesse de Virgile et le De rerum natura « il n’y a pas seulement similitudes des thĂšmes
traitĂ©s ; il y a aussi des rencontres de termes ou d’idĂ©es qui ne sont pas l’Ɠuvre du hasard ».
Pour autant, lorsqu’il s’agit de l’ÉnĂ©ide, cela est moins Ă©vident, mĂȘme si l’auteur a bien senti
que le rîle des dieux et des songes n’est pas uniquement là pour satisfaire aux exigences du
genre Ă©pique et qu’il n’est pas sans prĂ©senter une certaine sensibilitĂ© Ă©picurienne13.
Malgré une volonté de traiter des écrits virgiliens dans leur ensemble, il semble que
l’influence de la doctrine d’Épicure apparaisse comme nĂ©gligeable.
Pierre Grimal consacre un article trÚs intéressant à « quelques aspects épicuriens des
GĂ©orgiques ». Dans ces pages, l’auteur entreprend de montrer que Virgile, en rĂ©digeant son
poĂšme, garde Ă  l’esprit des enseignements hĂ©ritĂ©s de la conception Ă©picurienne du monde.
En effet, son attachement Ă  certaines thĂ©matiques, comme l’éloge de la vie rustique ou bien
encore l’importance accordĂ©e notamment Ă  la connaissance des phĂ©nomĂšnes naturels et leurs
justifications physiques, qui n’ont pu manquer d’enrichir sa vision poĂ©tique, trouvent un Ă©cho
dans la doctrine du Jardin ; « le bonheur de la terre est tout proche de celui des épicuriens14 ».
C’est donc pour une bonne partie autour des premiers poùmes virgiliens que se concentrent
les Ă©tudes scientifiques sur l’épicurisme de Virgile, car la composition, le cadre et les sujets
11 Voir notamment Ă  ce sujet Morton Braund, 1997, p. 201-221 : « Moreover, Virgil was clearly deeply familiar with Lucretius’ De rerum natura, the earliest (extant) articulation of Epicureanism in Latin and (arguably) the greatest poem of generation prior to Virgil. On the other hand, Virgil moved in the same circle as Areius Didymus, a Stoic philosopher
 » (De plus, Virgile avait manifestement une bonne connaissance du De rerum natura de LucrĂšce, la premiĂšre expression (qui a survĂ©cu) de l’épicurisme en latin et (sans doute) le meilleur poĂšme de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dant Virgile. D’un autre cĂŽtĂ©, Virgile, Ă©volua dans le mĂȘme cercle qu’Arius Didymus, un philosophe stoĂŻcien). On peut Ă©galement consulter Michael C. J. Putnam, 1995 ou encore Alain Michel, 1970, p. 197-205. 12 Voir Ă©galement sur le sujet Walter R. Johnson, 2004, p. 75-83 ou encore Philip Hardie, 2009, p. 153-179. 13 Voir plus particuliĂšrement les pages 275-295. 14 Pierre Grimal, 1980, p. 66.
9
choisis laissent plus de place Ă  des rapprochements avec la philosophie Ă©picurienne et les
vers de LucrĂšce.
« There is an indeniable Epicurean influence on the poems of Vergil’s youth. Whether we
consider the pessimism in the depiction of the passion of love or the philosophical tendency
in the field of metaphysics and religion, the mark of the Garden, the impact of Lucretius as
well as the teachings of Siro and Philodemus, is prominent, even if we must also take into
account the stimulus of other philosophical and religious trends of which we can detect
traces15. »
En effet, le contexte gĂ©nĂ©ral et les thĂšmes mis en avant dans les GĂ©orgiques de mĂȘme que
dans les Bucoliques sont plus directement perçus comme pouvant s’accorder à la philosophie
Ă©picurienne. Ainsi, la cĂ©lĂ©bration de l’univers pastoral, la reprĂ©sentation d’un mode de vie
simple et modeste, et surtout l’intĂ©rĂȘt particulier portĂ© Ă  tout ce qui touche Ă  la nature et Ă  son
observation font plus distinctement écho à ce qui doit préoccuper les disciples du Jardin et
qui est thĂ©orisĂ© chez Épicure ou LucrĂšce.
Lorsqu’il s’agit de l’Éneide, les rĂ©fĂ©rences Ă  l’épicurisme sont moins Ă©videntes et
s’apprĂ©hendent moins directement. On a ainsi tendance Ă  mettre en avant le fait que les
thĂ©ories Ă©picuriennes ne semblent pas devoir s’accorder avec le projet envisagĂ© par le poĂšte,
tant sur le fond que sur la forme, s’agissant d’un rĂ©cit Ă©pique et Ă  la gloire de Rome16.
C’est notamment ce qui ressort de la prĂ©sentation que fait Paul Veyne du poĂšme : « La
philologie anglo-saxonne a, sur d’autres Ă©coles philologiques, le bon sens supĂ©rieur de voir
dans l’Éneide, non un texte philosophique ou thĂ©ologique, mais une fiction Ă©pique. [
]
l’Éneide n’est pas un exposĂ© de mĂ©taphysique ni de thĂ©ologie sur les idĂ©es de Virgile, c’est
une fiction et un récit légendaire17. »
15 RĂ©gine Chambert, 2004, p. 55 : « Il y a, dans les poĂšmes de jeunesse de Virgile, une indĂ©niable influence Ă©picurienne. Si nous considĂ©rons le pessimisme de la description de la passion amoureuse ou la tendance philosophique dans le domaine de la mĂ©taphysique ou du religieux, l’empreinte du Jardin, l’impact de LucrĂšce aussi bien que les enseignements de Siron et PhilodĂšme sont importants, mĂȘme si nous devons Ă©galement tenir compte de l’influence d’autres courants philosophiques ou religieux dont nous pouvons percevoir les traces. » 16 Jacques Perret, 1959, p. 19 : « En fait, il est presque impossible de discerner dans l’Ɠuvre de Virgile quelque indice positif d’une influence Ă©picurienne. Pour l’ÉnĂ©ide personne n’en doute [
]. L’idĂ©e mĂȘme du poĂšme, qui est celle d’un devenir historique orientĂ© vers une rĂ©ussite positive, est incompatible avec les dogmes de la secte [
] ». 17 Paul Veyne, dans Virgile, Éneide, 2013, note 5, p. 11.
10
Au cours de mes recherches bibliographiques, j’ai pu remarquer qu’il Ă©tait relativement
difficile de trouver des articles et des ouvrages qui traitent précisément du sujet, et
notamment de l’épicurisme virgilien, car il se trouve que celui-ci a rarement fait l’objet de
recherches d’ensemble et est parfois seulement Ă©voquĂ© sur quelques lignes ou paragraphes,
ce qui m’a confortĂ©e dans l’idĂ©e de poursuivre ma rĂ©flexion18.
Il m’a donc fallu compiler et croiser les diffĂ©rentes rĂ©fĂ©rences et nombreux points d’accroche
entre Virgile et LucrÚce afin de voir si ce qui avait été mis en avant pour les premiers poÚmes
virgiliens des Bucoliques et des GĂ©orgiques pouvait Ă©galement s’appliquer Ă  son rĂ©cit Ă©pique.
En effet, si des empreintes de la philosophie Ă©picurienne Ă©mergent effectivement de ses
poùmes dits de jeunesse, il apparaüt comme plausible que l’on puisse les retrouver dans son
Ă©popĂ©e. C’est pourquoi il m’a semblĂ© intĂ©ressant de voir plus prĂ©cisĂ©ment ce qu’il en Ă©tait
dans ses vers Ă©piques s’attachant au pĂ©riple d’ÉnĂ©e et Ă  la fondation de Rome.
AprĂšs avoir dĂ©limitĂ© un premier objet d’étude global, il a Ă©tĂ© nĂ©cessaire de dĂ©limiter
mon corpus et d’affiner mon thùme de recherche. En approfondissant mon travail sur le De
rerum natura et sur l’ÉnĂ©ide, j’ai pu constater que, dans l’un comme dans l’autre texte, ce
qui touchait aux phénomÚnes de la vue et de la perception, et en particulier les songes, les
apparitions et les images mentales, tenait une place de premier ordre, qu’on ne devait pas
négliger.
C’est avant tout dans le chant IV de son poùme que Lucrùce traite de la formation des
perceptions et de la pensĂ©e. Il dĂ©veloppe ici la thĂ©orie Ă©picurienne des simulacres et les rĂȘves
y tiennent un rĂŽle important.
Ce chant est, pour l’essentiel, consacrĂ© Ă  la formation des images. L’auteur y dĂ©crit leur
nature et met en avant le fait que celles-ci sont des pellicules d’atomes, qui, une fois
dĂ©tachĂ©es de l’objet, crĂ©ent une image en venant frapper nos yeux.
18 Le volume de Viviane Melinghoff-Bourgerie (1990), intitulĂ© Les incertitudes de Virgile : contributions Ă©picuriennes Ă  la thĂ©ologie de l’ÉnĂ©ide, spĂ©cifiquement consacrĂ© aux rapprochements entre les vers du De rerum natura et ceux du texte virgilien, est l’un des premiers que j’ai consultĂ©s. Si l’approche de son auteur diffĂšre de la mienne, les nombreuses comparaisons lexicales, tout comme les parallĂšles et les reprises par Virgile du vocabulaire de LucrĂšce qu’elle a pu mettre en avant, notamment pour tout ce qui concerne la descente aux Enfers du hĂ©ros et de la sibylle, sont particuliĂšrement intĂ©ressants.
11
La thĂ©orie des images est essentielle dans la doctrine Ă©picurienne dans la mesure oĂč elle
participe à la connaissance. Les images sont vraies en tant qu’elles sont conformes à ce qui
les a produites et elles peuvent donc, comme toute sensation, constituer un critÚre de vérité.
Il y a une objectivité des images, « des images-objets, conditions de toute représentation et de
toute pensĂ©e, qui sont comme dĂ©lĂ©guĂ©es Ă  l’esprit par le monde et les choses eux-mĂȘmes19 ».
Les images mentales et les rĂȘves, qui dĂ©coulent de la thĂ©orie des images, occupent donc un
point central tant dans les dĂ©veloppements d’Épicure que dans les vers lucrĂ©tiens.
LucrÚce développe également dans ce chant sur les différents phénomÚnes de la vision et les
illusions d’optique. Il explique alors que c’est notre esprit qui formule un jugement faux et
non pas les sens qui sont trompeurs. ParallÚlement au phénomÚne de la vue, LucrÚce évoque
les simulacres extrĂȘmement tĂ©nus qui pĂ©nĂštrent directement l’esprit, crĂ©ant ainsi des images
mentales, et ce Ă  l’état Ă©veillĂ© comme dans les songes. Les images des rĂȘves, comme la
vision des fantĂŽmes de personnes disparues que nous pouvons avoir durant le sommeil, sont
également traitées.
La question des images et de tout ce qui s’y rapporte apparaüt ainsi comme centrale dans le
De rerum natura et la doctrine Ă©picurienne.
De mĂȘme, chez Virgile, les rĂȘves et les apparitions sont des Ă©lĂ©ments que l’on retrouve trĂšs
réguliÚrement. Toutefois, parce que ceux-ci sont bien souvent perçus comme un moteur de
l’action, on a tendance Ă  ne voir en eux qu’un procĂ©dĂ© littĂ©raire classique permettant, entre
autres, aux divinitĂ©s de rappeler le hĂ©ros troyen Ă  sa mission premiĂšre lorsque celui-ci s’en
Ă©loigne un peu trop.
Au sein de l’ÉnĂ©ide, qu’il s’agisse des rĂȘves ou des apparitions, que ce soit des divinitĂ©s ou
bien des morts qui se prĂ©sentent, j’ai pu constater que ceux-ci reprĂ©sentaient bien souvent des
moments clés du récit virgilien.
Les songes et les apparitions ont certes une fonction définie dans la construction littéraire,
mais dans l’ÉnĂ©ide leur traitement, le vocabulaire employĂ©, la description des diffĂ©rents rĂȘves
ou apparitions, tout comme les figures qui se présentent aux personnages, tendent à montrer
que Virgile s’est appropriĂ© la matiĂšre poĂ©tique et Ă©pique en y intĂ©grant des Ă©lĂ©ments propres
19 Alain Gigandet, 1998, p. 206.
12
Ă  sa formation philosophique et Ă  ses goĂ»ts personnels, mĂȘme si la structure du poĂšme
respecte les codes que l’on associe traditionnellement Ă  l’épopĂ©e.
C’est donc sur la base des Ă©lĂ©ments prĂ©sents Ă  la fois chez Virgile et chez LucrĂšce que
j’ai fait le choix de restreindre mon corpus aux rĂȘves, aux apparitions et aux images
mentales.
Il est, en effet, apparu que l’intĂ©rĂȘt d’étudier spĂ©cifiquement ces passages virgiliens rĂ©sidait
dans le fait que l’on pouvait, au vu de l’attention portĂ©e par la doctrine du Jardin et par le
texte lucrétien aux images et à leur perception, y retrouver des traces de la fréquentation par
Virgile des cercles Ă©picuriens.
Mon travail sur la divination par les songes, et notamment leur statut particulier au sein de
l’institution religieuse et de la vie civile romaines, m’a laissĂ© supposer que le traitement des
rĂȘves et des apparitions chez Virgile ne rĂ©pondait peut-ĂȘtre pas seulement Ă  des exigences
liĂ©es aux codes gĂ©nĂ©riques de l’épopĂ©e. De plus, mes recherches sur le poĂšme lucrĂ©tien, de
mĂȘme que les points de contact entre Virgile et la philosophie Ă©picurienne, et plus
particuliÚrement la théorie des simulacres, ont fourni un cadre épistémologique à ma
réflexion.
Ainsi, s’il existe bien des Ă©tudes consacrĂ©es Ă  la question du traitement des songes et des
apparitions dans l’ÉnĂ©ide, notamment leurs liens avec les textes homĂ©riques, et de
nombreuses autres sur le thĂšme des images mentales dans la philosophie Ă©picurienne et chez
LucrÚce, qui consacre un chant entier à la perception, les deux thématiques ne sont que peu
reliées.
En outre, lorsque des parallĂšles sont Ă©tablis avec l’épicurisme et avec le De rerum natura, ces
derniers sont relativement limitĂ©s et renvoient bien souvent au chant VI de l’épopĂ©e, qui
correspond à la descente aux Enfers du héros troyen et de la sibylle, chant charniÚre du récit,
ou encore Ă  certaines expressions ou certains passages particuliers.
Il m’a alors paru nĂ©cessaire de rĂ©flĂ©chir sur la façon dont l’étude des apparitions et des
songes prĂ©sents dans l’ÉnĂ©ide de Virgile peut laisser entrevoir des empreintes de
l’enseignement Ă©picurien qu’il a reçu dans sa jeunesse.
Je me suis également demandé dans quelle mesure le traitement de ces différents épisodes
qui rythment l’épopĂ©e virgilienne constitue un reflet des considĂ©rations Ă©picuriennes qui ont
13
participĂ© Ă  la formation philosophique du jeune Virgile. De mĂȘme, il m’est apparu primordial
de montrer en quoi, mais aussi jusqu’oĂč, la façon dont il aborde la question des rĂȘves et des
apparitions au travers d’un rĂ©cit Ă©pique codifiĂ© peut ĂȘtre mise en rapport avec les Ă©crits
d’Épicure et plus spĂ©cifiquement le De rerum natura de LucrĂšce.
En effet, l’un de mes objectifs a consistĂ© Ă  montrer jusqu’oĂč il Ă©tait pertinent de pousser les
rapprochements, notamment au niveau du vocabulaire utilisé par les deux auteurs, afin de
mettre en Ă©vidence les limites de l’étude. Le texte de LucrĂšce m’a ainsi servi d’outil pour
l’analyse et permis de dĂ©chiffrer les allusions Ă©picuriennes.
Cependant, une fois mon sujet Ă©tabli, ma problĂ©matique d’ensemble formulĂ©e, mes
principales pistes de recherche dĂ©finies et orientĂ©es, j’ai Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă  plusieurs difficultĂ©s,
d’ordre mĂ©thodologique, mais aussi d’ordre Ă©pistĂ©mologique.
L’une des principales difficultĂ©s que j’ai rencontrĂ©es a concernĂ© les rĂ©fĂ©rences scientifiques.
J’ai rapidement pu constater que les ouvrages les plus Ă  mĂȘme de me servir de base de travail
Ă©taient parfois datĂ©s, je pense par exemple aux textes de Pierre BoyancĂ© sur l’épicurisme ou
sur Virgile20. Il a donc Ă©tĂ© nĂ©cessaire de construire, Ă  partir d’une bibliographie trĂšs
fragmentĂ©e, des outils d’analyse plus rĂ©cents qui, pour une grande part nĂ©anmoins, ne font
que prolonger les Ă©tudes antĂ©rieures que j’ai consultĂ©es et dont l’intĂ©rĂȘt Ă©tait dans certains cas
toujours d’actualitĂ©.
Pour rĂ©pondre au mieux Ă  ces questions, j’ai organisĂ© mon travail de recherche autour
de trois principales idées, constituant les trois parties de cette thÚse.
La premiÚre partie est conçue comme un essai de mise au point traitant de façon
gĂ©nĂ©rale de Virgile et l’épicurisme de son Ă©poque. J’aborde ainsi dans un premier temps ce
qui touche Ă  l’épicurisme romain et aux cercles philosophiques de la baie de Naples, avant de
me pencher, dans un second temps, sur l’épicurisme qui ressort de ses premiĂšres Ɠuvres, Ă 
savoir les deux poĂšmes des Bucoliques et des GĂ©orgiques.
20 Cet ouvrage, certes paru en 1963, a Ă©tĂ© un outil indispensable et a constituĂ© une base solide pour l’étude du texte de Virgile. Il m’a Ă©tĂ© utile non seulement pour l’établissement d’une typologie des songes et des apparitions dans l’ÉnĂ©ide, mais Ă©galement pour ce qui touche aux reprĂ©sentations divines. L’approche particuliĂšrement mĂ©thodique de Pierre BoyancĂ© m’a, en outre, permis d’éclaircir un certain nombre de points touchant la religion de Virgile. En effet, chaque titre chapitre est constituĂ© d’un terme sur lequel l’auteur revient de façon claire, notamment les Enfers ou encore la divination. Cela m’a aidĂ©e Ă  me forger une premiĂšre idĂ©e sur ces questions tout en cherchant Ă  les approfondir et Ă  les complĂ©ter.
14
J’aborde par la suite d’un point de vue global ce qui a trait Ă  l’épicurisme dans l’ÉnĂ©ide, en
commençant par rĂ©flĂ©chir Ă  la place de Virgile en tant que poĂšte au service de l’élite romaine
et du pouvoir augustĂ©en. Par ailleurs, malgrĂ© le fait que son Ɠuvre Ă©pique soit centrĂ©e sur le
personnage d’ÉnĂ©e et qu’elle se prĂ©sente comme un rĂ©cit tĂ©lĂ©ologique, il est possible de
mettre en lumiĂšre un certain nombre d’exemples d’empreintes Ă©picuriennes et lucrĂ©tiennes.
AprĂšs avoir posĂ© un cadre et situĂ© mon Ă©tude, j’ai entrepris de faire un Ă©tat de la
question des songes et des apparitions, notamment de leurs rapports avec la vie romaine ou
encore de la maniĂšre dont ils sont reprĂ©sentĂ©s et de la place qu’ils tiennent dans la pensĂ©e
philosophique et littéraire.
Ma deuxiĂšme partie se recentre donc davantage sur les songes, les apparitions et les images
mentales. Il est question du statut des songes et de la divination dans l’AntiquitĂ©. Sont alors
envisagés les points de vue de trois penseurs grecs : Démocrite, Platon et Aristote, mais
également la place du songe dans la tradition littéraire latine ainsi que leurs rÎles dans les
pratiques cultuelles, tant dans le monde grec que dans le monde romain.
Je traite en outre de façon plus prĂ©cise du statut du rĂȘve dans la philosophie Ă©picurienne. Sont
dĂ©finis et dĂ©veloppĂ©s la thĂ©orie de la vision, celle des simulacres et des rĂȘves ainsi que
certains Ă©lĂ©ments essentiels de la doctrine du Jardin et qui posent encore aujourd’hui question
tels que la notion de prolĂȘpsis ou la conception mentale des dieux. Ces Ă©lĂ©ments viennent
justifier l’intĂ©rĂȘt du corpus.
Par ailleurs, mon travail sur ces diffĂ©rents types de textes m’a Ă©galement permis de constater
qu’un certain nombre de termes revenait rĂ©guliĂšrement, dont quelques-uns m’ont paru devoir
ĂȘtre dĂ©gagĂ©s et Ă©tudiĂ©s de façon plus approfondie.
Ainsi, ma troisiĂšme partie qui constitue le cƓur mĂȘme de mes recherches s’attache Ă 
étudier le vocabulaire des songes et des apparitions. AprÚs avoir dégagé quatre termes clés du
corpus : imago, simulacrum, umbra et species, il me faudra ensuite en démontrer la
pertinence.
En effet, tous quatre peuvent ĂȘtre traduits en des termes relativement proches et renvoient, Ă 
premiùre vue, à des notions trùs similaires, pourtant leur emploi n’est pas sans signification
dans ce contexte.
15
Cette analyse lexicale me permettra, pour finir, d’aborder et d’établir une vĂ©ritable typologie
de ces rĂȘves et de ces apparitions chez Virgile. Cet Ă©lĂ©ment essentiel donnera elle-mĂȘme
l’occasion d’approfondir la question de leurs Ă©chos et de leurs liens avec le De rerum natura
de LucrĂšce.
L’épicurisme au temps de Virgile
C’est un fait Ă©voquĂ© par diverses sources que Virgile, durant ses annĂ©es de formation,
a frĂ©quentĂ© les cercles Ă©picuriens de la baie de Naples et qu’il y a trĂšs vraisemblablement
suivi l’enseignement de l’épicurien Siron21. À cette occasion, il a sĂ»rement rencontrĂ©
PhilodĂšme de Gadara, reprĂ©sentant de premier ordre de l’épicurisme de cette pĂ©riode22.
Il nous a ainsi paru essentiel de nous pencher sur l’impact et les empreintes que cette relation
entre le jeune poĂšte et les milieux Ă©picuriens avaient pu laisser dans ses Ă©crits et plus
spécifiquement dans son épopée.
Nous nous intĂ©resserons dans un premier temps Ă  l’épicurisme romain et plus
particuliÚrement à ses représentants de la baie de Naples, dont PhilodÚme de Gadara. Nous
Ă©tudierons dans un second temps les reflets Ă©picuriens que l’on peut dĂ©gager des textes des
Bucoliques et des GĂ©orgiques, mais nous ferons d’abord un point sur la contradiction qui
semble exister entre les positions d’Épicure et le choix fait par Virgile de se consacrer à la
poĂ©sie. Enfin, nous mettrons en Ă©vidence les liens existant, au sein de l’ÉnĂ©ide, entre
l’écriture de Virgile et les thĂ©matiques propres Ă  la philosophie d’Épicure et au poĂšme de
LucrĂšce.
Si l’enseignement Ă©picurien que Virgile a reçu durant ces annĂ©es napolitaines semble
depuis longtemps reconnu et accepté, bien souvent les études se concentrent presque
exclusivement sur ses Ă©crits dits de jeunesse que sont les Bucoliques, ou encore sur les
GĂ©orgiques23 ; en revanche la part d’épicurisme, lorsque l’on veut bien l’admettre dans
l’ÉnĂ©ide, semble la plupart du temps minimisĂ©e, voire complĂštement occultĂ©e.
21 Voir notamment Servius, Commentaire sur l’ÉnĂ©ide de Virgile. Livre VI, v. 264 : « ex maiore autem parte Sironem, id est magistrum suum Epicureum sequitur » (mais dans une assez large mesure, c’est Siron, son maĂźtre Ă©picurien, qu’il suit). On peut Ă©galement citer deux petites piĂšces du Catalepton (V : « magni petentes docta dicta Sironis » et VIII : « villula, quae Sironis eras »), poĂšme pseudo-virgilien dont l’authenticitĂ© n’est pas Ă©tablie, dans lesquelles on trouve une rĂ©fĂ©rence Ă  Siron. Voir sur ce sujet Chambert, 2003, p. 247-264 ; Gigante, 2001, p. 5-26 et 1990. 22 À l’époque oĂč Virgile frĂ©quente la baie de Naples et suit les leçons de Siron, PhilodĂšme de Gadara, accueilli par Lucius Calpurnius Pison dans sa villa d’Herculanum, s’y trouve Ă©galement. CicĂ©ron l’évoque dans son Contre Pison, 28-29, voir infra note 31. PhilodĂšme a, en outre, dĂ©diĂ© son ouvrage Le Bon Roi selon HomĂšre Ă  Pison, de mĂȘme qu’une de ses Ă©pigrammes. Voir Ă©galement Gigante, 1987 ; Griffin, 2001 ; Delattre, 2004 et l’ouvrage collectif David Armstrong, Jeffrey Fish, Patricia A. Johnston et al., 2004. 23 Catherine Castner, 1988, p. 78-79 conclut que « what assigns Virgil to the definite adherents is not his poems, which bear the imprint of popular Epicureanism as of many literary and cultural ingredients and influences, but
17
Il paraissait donc essentiel de montrer que les textes de Virgile, et plus particuliĂšrement ici
l’ÉnĂ©ide, font assurĂ©ment des renvois Ă  la philosophie Ă©picurienne, bien que cela
n’apparaisse parfois qu’en filigrane au travers de quelques passages ou expressions
particuliĂšres.
Par ailleurs, l’idĂ©e que Virgile ait subitement fait totalement abstraction de cet aspect de son
enseignement et de sa formation philosophiques est difficilement concevable, mĂȘme si cela
peut paraĂźtre, au premier abord, ne pas devoir s’accorder avec son projet Ă©pique Ă  la gloire
d’ÉnĂ©e et du peuple romain.
L’épicurisme romain et la baie de Naples
L’influence de la philosophie Ă©picurienne a depuis bien longtemps dĂ©passĂ© le cercle
du Jardin athĂ©nien et des premiers disciples du maĂźtre. La pensĂ©e philosophique d’Épicure
s’est rĂ©pandue au-delĂ  des frontiĂšres du monde hellĂ©nistique.
C’est au Ier siĂšcle avant J.-C. que la doctrine d’Épicure semble avoir trouvĂ© un second souffle
et se diffuse progressivement en Italie. Ainsi, Rome qui avait auparavant exclu plusieurs
Ă©picuriens24 apparaĂźt alors comme un centre important dans la diffusion de la philosophie
Ă©picurienne25.
the combination of biographical and literary evidence, and this points to a temporary and youthful, and not lifelong, adherence » ([
] ce qui fait appartenir Virgile aux disciples certains [de la philosophie Ă©picurienne] ne sont pas tant ses poĂšmes qui portent l’empreinte de l’épicurisme populaire Ă  l’image des nombreux apports littĂ©raires et culturels et de leurs influences, mais la combinaison de preuves biographiques et littĂ©raires, ce qui montre davantage une adhĂ©sion temporaire et de jeunesse, plutĂŽt que toute sa vie durant). De mĂȘme, Chambert (2004, p. 55) affirme : « There is an indeniable Epicurean influence on the poems of Vergil’s youth » (Il y a une influence Ă©picurienne indĂ©niable dans les poĂšmes de jeunesse de Virgile). 24 Aux alentours de 155, ou 173 avant J.-C. pour certains, la datation prĂ©cise est encore disputĂ©e, deux Grecs, Alkios et Philiskos, qui voulaient fonder une Ă©cole Ă©picurienne Ă  Rome en furent chassĂ©s (AthĂ©nĂ©e, The Learned Banqueters, XII, 68 : « Καλς ρα Ï€ÎżÎčÎżÎœÏ„Î”Ï‚ ÎĄÏ‰ÎŒÎ±ÎżÎč Îż πΜτα ρÎčÏƒÏ„ÎżÎč ΑλÎșÎ±ÎżÎœ Îșα ΊÎčλσÎșÎżÎœ Ï„ÎżÏ‚ ΕπÎčÎșÎżÏ…ÏÎ”ÎżÏ…Ï‚ ΟÎČÎ±Î»ÎżÎœ τς πλΔως, ΛΔυÎșÎżÏ… Ï„Îż Î ÎżÏƒÏ„ÎżÏ…ÎŒÎżÏ… Ï€Î±Ï„Î”ÎżÎœÏ„ÎżÏ‚, ÎŽÎč’ ς Î”ÏƒÎ·ÎłÎżÎœÏ„Îż ÎŽÎżÎœÏ‚ » (Les Romains donc, qui sont les meilleurs en toutes choses, ont bien fait quand ils ont chassĂ© de la citĂ© les Ă©picuriens Alkios et Philiskos sous le consulat de Lucius Postumius, en raison des plaisirs qu’ils avaient introduits [traduction personnelle]). La philosophie Ă©picurienne qui faisait du plaisir le souverain bien et qui refusait toute intervention des dieux dans les affaires humaines Ă©tait, semble-t-il, mal acceptĂ©e dans la citĂ©. Voir notamment Giuseppe Cambiano, 1989, p. 246 ; BoyancĂ©, 1960, p. 500-501 ; Paul PĂ©dech, 1965, p. 67 ; Ferrary, 2014, p. 354-356 ; David Sedley, 2012, p. 30 et Castner, 1988, p. xiii : « This was probably part of a general conservative reaction » (Cela participait probablement d’une rĂ©action gĂ©nĂ©rale conservatrice). 25 « Le De rerum natura est, Ă  cĂŽtĂ© de nombreux ouvrages de PhilodĂšme de Gadara, le tĂ©moignage le plus rĂ©vĂ©lateur sur la diffusion dĂ©jĂ  indĂ©niable de la philosophie Ă©picurienne en Italie au Ier siĂšcle av. J.-C. »
18
On trouve chez Cicéron, notamment, plusieurs mentions de cet engouement pour la
philosophie d’Épicure qui a gagnĂ© un grand nombre de Romains26. Dans le De finibus, par
exemple, on peut lire ces quelques mots : « Et quod quaeritur saepe, cur tam multi sint
Epicurei27 » ou encore dans les Tusculanes dans lesquelles, malgrĂ© l’exagĂ©ration certaine qui
transparaĂźt dans ses propos, l’auteur semble faire le constat d’une popularitĂ© de l’épicurisme
pour autant bien réelle : « Post Amafinium autem multi eiusdem aemuli rationis multa cum
scripsissent, Italiam totam occupaverunt28 [
] ».
Mais c’est plus spĂ©cifiquement en Campanie, rĂ©gion de culture grecque situĂ©e aux
alentours de la baie de Naples que le courant philosophique s’implante et se dĂ©veloppe.
En effet, au I er siĂšcle avant J.-C. la baie de Naples est le thĂ©Ăątre d’une intense activitĂ©
intellectuelle, notamment parce que la citĂ© napolitaine, qui se trouve Ă  l’intersection des
mondes grec et romain, est considĂ©rĂ©e Ă  l’époque comme un centre important de la culture
hellĂ©nistique. Les Romains viennent profiter du loisir et des plaisirs grecs qu’offre la citĂ© qui
demeure en mĂȘme temps sous domination romaine29.
Les rouleaux épicuriens appartenant à une trÚs riche bibliothÚque découverte à Herculanum
au XVIII e siĂšcle lors des fouilles de ce que l’on pense ĂȘtre la villa de Lucius Calpurnius Pison,
beau-pÚre de César et consul en 58 avant J.-C, sont des témoins importants de cette activité
Ă©picurienne30.
Cette demeure aurait abritĂ© un cercle d’épicuriens rĂ©unis autour du philosophe PhilodĂšme de
Gadara, dont Pison Ă©tait le protecteur. C’est ce dont on trouve trace dans certains passages du
(Dorandi, 1997, p. 35). « Many Romans travelled, or sent their sons, to Athens to study in the metropolitan schools. But, conversely, many of the philosophers migrated towards the new centre of power, typically joining the entourage of a powerful Roman. By the mid first century BC, Rome itself had become one of the leading philosophical centres » (Beaucoup de Romains voyageaient, ou envoyaient leurs fils Ă  AthĂšnes pour Ă©tudier dans des Ă©coles mĂ©tropolitaines. Au milieu du premier siĂšcle av. J.-C., Rome elle-mĂȘme est devenue un des grands centres philosophiques, voir Sedley, 2012, p. 29). Voir Ă©galement Benedino Gemelli, 1983, p. 281-290. 26 Sur les rapports qu’entretient CicĂ©ron avec l’épicurisme et ses reprĂ©sentants, dont PhilodĂšme de Gadara, voir Clara Auvray-Assayas et Daniel Delattre (dir.), 2001. Cet ouvrage Ă©tudie les diffĂ©rents liens unissant ces deux contemporains dont les Ɠuvres prĂ©sentent des problĂ©matiques comparables sur la politique, la thĂ©ologie, mais aussi sur l’esthĂ©tique. 27 CicĂ©ron, Des termes extrĂȘmes des biens et des maux, I, VII, 25 : « On demande souvent pourquoi il y a tant d’épicuriens [
]. » 28 CicĂ©ron, Tusculanes, IV, III, 7 : « D’autre part, aprĂšs Amafinius, nombre de sectateurs du mĂȘme systĂšme Ă©crivirent tant d’ouvrages qu’ils conquirent toute l’Italie [
]. » 29 Emmanuelle Valette-Cagnac, 2005, p. 215-252. 30 Voir James Warren (dir.), 2009 et plus particuliĂšrement les articles de Sedley et Michael Erler.
19
Contre Pison de CicĂ©ron qui Ă©voque les liens d’amitiĂ© qui unissent les deux hommes31. De
mĂȘme, le philosophe grec a dĂ©diĂ© Ă  Pison son Ɠuvre Le Bon Roi selon HomĂšre, qui traite de
politique et des qualitĂ©s attendues d’un bon chef d’État.
PhilodĂšme, originaire de la citĂ© de Gadara, aurait suivi l’enseignement de ZĂ©non de Sidon,
scholarque du Jardin Ă  AthĂšnes entre ~ 110 et ~ 75 avant J.-C., dont l’arrivĂ©e Ă  la tĂȘte de
l’école Ă©picurienne athĂ©nienne semblait dĂ©jĂ  marquer un certain renouveau. Il est par la suite
venu s’installer Ă  Rome avec l’espoir de recrĂ©er une communautĂ© Ă©picurienne Ă  l’image de
celle du Jardin originel d’Épicure32.
Une grande partie des Ɠuvres trouvĂ©es Ă  Herculanum viennent de ce que l’on suppose ĂȘtre la
bibliothĂšque personnelle de PhilodĂšme. Il apparaĂźt fort probable qu’à la mort de ZĂ©non, il ait
hĂ©ritĂ© d’une partie de sa bibliothĂšque qui contenait assurĂ©ment des ouvrages indispensables Ă 
la poursuite de l’Ɠuvre de son maĂźtre c’est-Ă -dire revenir Ă  l’étude des Ă©crits fondateurs de
l’école et pouvoir assurer au mieux la dĂ©fense de la doctrine Ă©picurienne, notamment contre
les frĂ©quentes attaques des stoĂŻciens33. C’est sĂ»rement ce qui explique que l’on ait retrouvĂ©
dans la bibliothĂšque d’Herculanum un vieux fonds d’ouvrages Ă©picuriens dont des Ă©crits
d’Épicure, de ColotĂšs, etc.34. Les papyrus mutilĂ©s retrouvĂ©s Ă  Herculanum sont parmi les
rares tĂ©moins des Ă©crits de PhilodĂšme avec un certain nombre d’épigrammes qui lui sont
attribués35.
Mais ce n’est pas le seul grand reprĂ©sentant de l’épicurisme Ă  frĂ©quenter la baie de
Naples. En effet, le philosophe grec Siron dispense lui aussi l’enseignement du Jardin.
31 CicĂ©ron, Contre Pison, XXVIII : « Est quidam Graecus qui cum isto uiuit, homo, uere ut dicam – sic enim cognoui – humanus, sed tam diu quam diu aut cum aliis est aut ipse secum. Is cum istum adulescentem iam tum hac dis irata fronte uidisset, non fastidiuit eius amicitiam, cum esset praesertim appetitus ; dedit se in consuetudinem sic ut prorsus una uiueret nec fere umquam ab eo discederet » (Il y a un certain Grec qui vit avec lui, homme, Ă  dire vrai – en effet je l’ai connu ainsi – cultivĂ©, mais tant qu’il est avec d’autres ou qu’il est seul [
]. D’autre part, celui dont je parle a une trĂšs haute culture non seulement en philosophie, mais aussi sur d’autres sujets que, dit-on, les Ă©picuriens gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligent ; il compose en plus des vers si spirituels, si charmants, si Ă©lĂ©gants, qu’il n’est pas possible de faire rien de plus harmonieux). 32 Delattre, 2001 ; Dorandi, 2001, p. 237-248 ; Gigante, 1987. 33 Dorandi, 1997. 34 Delattre et Pigeaud (dir.), 2010, notice et notes sur PhilodĂšme et ses Ă©crits, p. 1223-1312. 35 PhilodĂšme est ainsi identifiĂ© comme Ă©tant l’auteur d’une trentaine d’épigrammes regroupĂ©s dans l’Anthologie palatine, pour une vue d’ensemble du sujet voir David Sider, 1997, p. 28 : « Philodemos also adopted the Hellenistic taste, not of course limited to epigrams, for point or wit, which would be all the more appreciated if it could be reserved for the poem’s last word. [
] » (PhilodĂšme a Ă©galement adoptĂ© un ton hellĂ©nistique, bien Ă©videmment pas seulement limitĂ© aux Ă©pigrammes, en ce qui concerne des points prĂ©cis ou dans le style, ce qui pourrait ĂȘtre d’autant mieux Ă©valuĂ© si cela pouvait ĂȘtre circonscrit au dernier mot du poĂšme).
20
Comme le rapportent les biographes de Virgile36, lors des années durant lesquelles il
s’installa Ă  Naples, il a Ă©tĂ© le disciple de celui que CicĂ©ron qualifie, au mĂȘme titre que
PhilodĂšme, d’« optimus vir » et d’« homines doctissimos37 ».
Mis à part ce témoignage, on ne connaßt quasiment rien de la vie et de la pensée de Siron,
mais on peut penser, vu l’intĂ©rĂȘt que lui porte CicĂ©ron, qu’il Ă©tait bien connu des milieux
philosophiques de l’époque. Le commentaire de Servius nous apprend lui aussi que le
philosophe épicurien a eu comme auditeurs Virgile et Varus : « nam vult exequi sectam
Epicuream, quam didicerant tam Vergilius quam Varus docente Sirone38 [
] ». De mĂȘme,
Donat, dans sa Vita Vergilii, évoque la présence du poÚte lors des leçons épicuriennes
dispensées par le philosophe campanien : « audivit a Sirone praecepta Epicuri, cuius
doctrinae socium habuit Varium39 ».
Par ailleurs, des traces papyrologiques permettent de renforcer l’idĂ©e de la prĂ©sence de
Virgile en Campanie et plus encore de son rapport avec les milieux Ă©picuriens et PhilodĂšme
de Gadara plus particuliĂšrement.
En effet, grĂące Ă  l’exploitation de fragments de textes grecs provenant d’un papyrus attribuĂ©
à celui-ci et découvert à Herculanum, on a trouvé ce qui apparaßt comme une preuve
supplémentaire des liens qui pouvaient unir le poÚte romain au disciple de Zénon40. Dans ce
36 Nous faisons ici rĂ©fĂ©rence Ă  certains passages relatifs Ă  la vie de Virgile issus des textes de grammairiens qui prĂ©sentent aujourd’hui encore un intĂ©rĂȘt bien que la fiabilitĂ© de leurs tĂ©moignages ne soit pas sans poser de problĂšmes. En effet, cette tradition repose essentiellement sur les Ă©lĂ©ments biographiques que l’on trouve notamment chez Donat et Servius (IVe siĂšcle aprĂšs J.-C.) et dont on pense qu’ils reposent vraisemblablement en grande partie sur une Vie de Virgile Ă©crite par l’historien SuĂ©tone au IIe siĂšcle aprĂšs J.-C. aujourd’hui perdue (voir notamment Philippe HeuzĂ©, 2015a, p. 1352-1353). 37 CicĂ©ron, Des termes extrĂȘmes des biens et des maux, II, XXXV, 119 : « Familiares nostros, credo, Sironem dicis et Philodemum, cum optimos viros, tum homines doctissimos » (C’est Ă  nos amis Siron et PhilodĂšme que tu fais, je crois, allusion, les meilleurs et les plus savants des hommes). 38 Servius, In Vergilii Bucolica et Georgica commentarii, VI, 13 : « car il souhaite suivre les enseignements Ă©picuriens, qu’aussi bien Virgile que Varus avaient appris auprĂšs du docte Siron ». 39 Donat, Vitae Vergilianae, 68 : « il [Virgile] a suivi les leçons de l’épicurien Siron, durant ces enseignements il a eu pour compagnon Varus ». 40 Il s’agit du papyrus PHerc. Paris 2, fr. 279a, l. 7-13 : τατα ΌΜ Îż[Îœ ΌΜ πρ τΔ Ï„ÎżÏ„Ï‰Îœ Îșα Îș[α- ÎžÎ»ÎżÏ… Ï„Îœ ÎŽÎčαÎČλωΜ ρ[- σÎșΔÎč λγΔÎčÎœ, ΠλτÎčΔ Îșα [Ο]- ρ[Îč]Δ Îșα ÎŸÏÎłÎčλΔ Îșα ΚοÎčΜτ[- λÎč]Δ Îż ÎŽ π[Δρ Ï„Îœ Ν]ÎčÎșασ[Îč]Îșρ- τηΜ]

VoilĂ  donc ce qu’il nous plaĂźt, Ă  nous, de dire sur ces gens-lĂ  (ou : ces vices-lĂ ), et de façon gĂ©nĂ©rale, sur les calomniateurs (ou : les calomnies si on lit ÎŽÎčαÎČλΜ Plotius, Varius, Virgile et Quintilius. Quant aux disciples de NicasicratĂšs ils

On trouve cette transcription dans Delattre, 2004, p. 1383.
21
fragment, le nom de Virgile se trouve associé à ceux de Plotius, Varius et Quintilius41 ce qui
« confirme indiscutablement que des liens Ă©troits d’amitiĂ© unissaient au cercle des poĂštes
latins qui entouraient MĂ©cĂšne, l’auteur de ce livre que la perte de la subscriptio finale ne
nous fait cependant pas connaĂźtre avec certitude ». « Il ne peut s’agir pourtant que de
PhilodÚme, dont les PHerc. 253 (fr. 12, 4) et 1082 (col. 11, 3) avaient déjà laissé entrevoir le
lien privilĂ©giĂ© avec les trois poĂštes les moins connus aujourd’hui de cette sĂ©rie. Le nom de
Virgile s’ajoute ainsi naturellement au nombre des amis du GadarĂ©en42. »
On peut donc supposer que les divers cercles Ă©picuriens se rencontraient et que Virgile
connaissait Ă  la fois Siron et PhilodĂšme.
On peut toutefois lĂ©gitimement s’interroger sur les motivations de Virgile et sur ce
qu’il Ă©tait venu chercher dans la baie de Naples.
Pour Jean-Paul Brisson, il n’y a aucun doute, « en choisissant le sĂ©jour de Naples, Virgile
n’allait pas chercher les plaisirs mesquins d’une station balnĂ©aire : il entrait Ă  l’école du
philosophe Siron43 ».
Le jeune homme, qui a alors une vingtaine d’annĂ©es, serait donc venu s’installer lĂ -bas dans
le but de complĂ©ter sa formation philosophique et d’approfondir sa connaissance de
l’épicurisme avec peut-ĂȘtre l’idĂ©e d’écrire lui aussi, tout comme PhilodĂšme ou LucrĂšce, un
poĂšme philosophique44.
Comme bon nombre de jeunes Romains Virgile a suivi la voie traditionnelle qui invite Ă 
poursuivre son éducation auprÚs de rhéteurs et de philosophes. AprÚs un passage à Milan et à
Rome oĂč il apprend l’éloquence et le droit, il se dirige ensuite vers la Campanie dans le but
de compléter sa formation.
41 Chez Horace, dans un passage se rĂ©fĂ©rant Ă  la Campanie, Plotius, Varius et Virgile se trouvent Ă©galement associĂ©s et leurs noms apparaissent dans le mĂȘme ordre : [
] namque Plotius et Varius Sinuessae Vergiliusque occurrunt [
].
[
] car à Sinuessa nous rejoignent Plotius, Varius, Virgile [
]. (Horace, Satires, I, V, 39-41)
Voir Gigante, 2004, p. 87. 42 Delattre, 2004, p. 1384. 43 Brisson, 1966, p. 48. 44 Gigante, 2004 : « Vergil almost certainly knew this Philodemean treatise [L’Économie], whether he read it or attended the lectures of Epicurean circle in the belvedere of the Villa dei Papiri » (Virgile a eu trĂšs probablement connaissance ce traitĂ© de PhilodĂšme [L’Économie], s’il l’a lu ou s’il a suivi les lectures du cercle Ă©picurien dans le belvĂ©dĂšre de la Villa des Papyri). Voir sur le mĂȘme sujet l’article de Patricia A. Johnston, 2004.
22
Il aura sĂ»rement Ă©tĂ© sĂ©duit par l’effervescence de cette rĂ©gion d’Italie et ses divers cercles
épicuriens, trÚs courus en ces temps, ont pu représenter un attrait pour un jeune homme venu
apprendre et se former.
En effet, la Campanie, et la ville de Naples plus précisément, est trÚs fréquentée par les
Ă©picuriens. Les divers rouleaux de papyrus endommagĂ©s lors de l’éruption du VĂ©suve et
retrouvĂ©s dans la villa d’Herculanum laissent entrevoir la grande diversitĂ© des Ă©crits et des
thĂ©matiques abordĂ©es par les adeptes d’Épicure. Plusieurs Ă©crits de PhilodĂšme de Gadara
trouvĂ©s sur place montrent qu’il s’intĂ©resse notamment Ă  la rhĂ©torique, Ă  la musique, etc. On
a ainsi trace de traitĂ©s sur l’économie ou encore les vices et les vertus, qui viennent
témoigner de son importante culture.
On peut donc aisément penser que le jeune Virgile, qui avait déjà, semble-t-il, un goût certain
pour la rhétorique, la médecine, les lois qui gouvernent la nature et la poésie45, a pu trouver
dans la fréquentation des cercles épicuriens de la baie de Naples matiÚre à nourrir sa
réflexion.
Néanmoins, bien que la baie de Naples ait été présentée comme un haut lieu de
formation intellectuelle et philosophique et l’épicurisme romain du I er siĂšcle avant J.-C.
reconnu comme trÚs actif dans la région, certains travaux de recherches tentent de nuancer
cette image.
Les travaux de Jacques Perret46 et plus récemment ceux de Pierre Vesperini47 tendent, en
effet, Ă  voir davantage dans l’épicurisme napolitain et dans les Romains qui frĂ©quentent leurs
reprĂ©sentants, qu’il s’agisse de Siron ou bien de PhilodĂšme, l’expression de ce qui semble
plutĂŽt tĂ©moigner d’une sympathie superficielle.
45 Voir Donat, Vie de Virgile, 15 : « Inter cetera studia medicinae quoque ac maxime mathematicae operam dedit » (Parmi tous les sujets qu’il Ă©tudia, il s’adonna aussi Ă  la mĂ©decine et surtout aux mathĂ©matiques). 46 « Et Virgile ? Quels attraits a-t-il pu trouver [Ă  l’épicurisme] ? Il faut faire la part de la jeunesse, gĂ©nĂ©ralement soucieuse de franchise, plus sensible souvent Ă  la chaleur des amitiĂ©s qu’au contenu de l’idĂ©ologie qui leur sert de prĂ©texte, puis l’admiration spontanĂ©e de tout ce qui touche Ă  CĂ©sar, son grand homme » (Perret, 1959, p. 19). 47 Pierre Vesperini, 2009, p. 515-543. Voir Ă©galement John Ferguson, 1990, p. 2262 : « The last period of the Republic was a great period for Epicureanism. Farrington’s suggestion that there was a plebeian mass- movement alongside the aristocrats and intellectuals has not proved convincing. Even without that, they are a formidable array. But the Romans had made Epicureanism their own ; the list includes politicians, soldiers, authors with some concern for style, and bons viveurs » (La fin de la RĂ©publique a Ă©tĂ© une pĂ©riode faste pour l’épicurisme. La suggestion de Farrington selon laquelle il y avait un afflux massif de plĂ©bĂ©iens auprĂšs des aristocrates et des intellectuels n’a pas Ă©tĂ© prouvĂ©e de façon convaincante. MĂȘme sans cela, il en existe une grande variĂ©tĂ©. Mais les Romains ont fait leur l’épicurisme, cette liste comprend des politiciens, des soldats, des auteurs ayant de l’intĂ©rĂȘt pour le style et les « bons viveurs »).
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Celle-ci s’apparenterait donc davantage à une sorte d’approbation de façade plus qu’à une
rĂ©elle conviction ou Ă  un intĂ©rĂȘt profond pour les thĂ©ories fondamentales attachĂ©es Ă  la
doctrine du Jardin, comme peuvent l’ĂȘtre les thĂ©ories des simulacres ou tout ce qui tient aux
phénomÚnes naturels.
Selon eux, le contexte politique ambiant de la fin de la RĂ©publique et la personne de CĂ©sar
jouent un rĂŽle non nĂ©gligeable dans l’engouement pour l’épicurisme48. En tĂ©moignent les
nombreux adeptes ou personnages publics considérés comme tels ainsi que, entre autres
exemples, les liens qui unissent Lucius Calpurnius Pison, beau-pĂšre de CĂ©sar, et PhilodĂšme
de Gadara49.
L’épicurisme serait un outil politique utilisĂ© pour bousculer l’ordre Ă©tabli. Certains aspects de
la doctrine d’Épicure, comme l’amoindrissement du rĂŽle des divinitĂ©s ou encore le
regroupement en cercles d’amis, auraient ainsi servi Ă  des fins de prosĂ©lytisme. La
philosophie d’Épicure est alors vue comme un ornement et l’aspect purement philosophique
se trouve relégué au second plan pour faire place à des considérations beaucoup plus
pragmatiques ou utilitaristes50.
Les Romains de la fin de la RĂ©publique n’auraient ainsi « pas pris au sĂ©rieux » la philosophie
épicurienne, laissant cela aux seuls « vrais » philosophes et lui seraient restés, de fait,
extérieurs.
48 « Dans un milieu aussi intensĂ©ment politisĂ© que celui des derniĂšres annĂ©es de la RĂ©publique, il n’est rien qui ne prenne couleur politique, fĂ»t-ce la philosophie. Or les populares, les ennemis du SĂ©nat, les tenants de CĂ©sar, tiennent pour Épicure. Comme il arrive dans la plupart des cas de ce genre, cette conjonction d’une philosophie et d’une politique ne peut guĂšre s’expliquer de façon dĂ©ductive ; tout au plus peut-on essayer de reconnaĂźtre les quelques affinitĂ©s auxquelles les contemporains semblent avoir Ă©tĂ© sensibles » (Perret, 1959, p. 19). 49 Castner, 1988, p. xiv : « The influence of Epicureanism at Rome during its most popular period appears, in the earlier half of this century, among public personalities: Piso, Cassius, Trebatius Testa. At the end of the Republic, however, Epicureanism manifests itself not so much as political but rather as a cultural influence, and the ethical doctrines, weakened and dissipated, pervade the poetry of the Augustan Age as vague and attractive hedonistic ingredients » (L’influence de l’épicurisme Ă  Rome apparaĂźt, pour ce qui concerne sa pĂ©riode la plus populaire, durant la premiĂšre moitiĂ© de ce siĂšcle, parmi des personnalitĂ©s publiques : Pison, Cassius, Trebatius Testa. À la fin de la RĂ©publique, nĂ©anmoins, l’épicurisme se traduit par une influence non pas tant politique que culturelle ; quant aux doctrines Ă©thiques, affaiblies et dissipĂ©es, elles ont imprĂ©gnĂ© la poĂ©sie de l’Âge augustĂ©en en tant qu’ingrĂ©dients d’un hĂ©donisme vague et sĂ©duisant). 50 « [
] se dire Ă©picurien ou ĂȘtre qualifiĂ© d’épicurien, protĂ©ger un philosophe Ă©picurien ou suivre son enseignement, n’engageait pas des convictions, des croyances, des programmes politiques, mais des stratĂ©gies de prestige, des styles oratoires, des façons de se tenir en public, des goĂ»ts esthĂ©tiques, des plaisirs et des jeux, qui n’impliquent pas un engagement politique ou spirituel » (Vesperini, 2009, p. 518).
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Ces recherches, lorsqu’elles reconnaissent une part d’épicurisme dans l’Ɠuvre de Virgile,
dĂ©veloppent parallĂšlement l’idĂ©e que la doctrine n’est pas considĂ©rĂ©e dans son ensemble et
surtout que Virgile n’adhùre pas fonciùrement à ses enseignements51.
Dans une autre perspective, on a Ă©galement Ă©mis l’hypothĂšse que les Romains plus
généralement, lassés par les conflits qui marquent cette période, trouvent un certain réconfort
dans la philosophie du Jardin et dans le souverain bien que reprĂ©sente l’ataraxie52.
« Cette vie Ă©picurienne [
] est apparue dans tout son charme surtout aux gĂ©nĂ©rations de la
fin du I er siĂšcle, celles de LucrĂšce, puis de Virgile ou d’Horace. À ces hommes tourmentĂ©s
par les misùres des guerres civiles atroces, par l’effondrement des traditions ancestrales, elle
offrait une sorte de havre et de refuge53. »
Cette polĂ©mique autour de l’épicurisme de la baie de Naples et de ceux qui la frĂ©quentent se
heurte Ă  d’autres points de vue, notamment celui de Pierre Grimal pour lequel « [e]n ce
temps lĂ , suivre l’enseignement d’un philosophe ressemblait assez Ă  un noviciat religieux54 ».
Afin de se former Ă  la pratique de la sagesse, les disciples se rĂ©unissent autour d’un maĂźtre et
mùnent une vie commune, à l’image du premier Jardin d’Épicure.
Si l’on peut admettre qu’une partie des auditeurs romains des Ă©picuriens napolitains ont pu
venir chercher dans la fréquentation de cette école philosophique une sorte de divertissement
intellectuel, nous estimons que le cas de Virgile est trÚs différent.
Virgile connaissait bien la doctrine du Jardin et l’a assimilĂ©e. L’enseignement philosophique
qu’il a alors reçu va marquer de son empreinte les Ă©crits du poĂšte, et mĂȘme si on ne peut pas
l’enfermer dans l’épicurisme, car nombreuses et variĂ©es ont Ă©tĂ© ses influences, des traces de
cette frĂ©quentation de l’école de Siron apparaissent tout au long de ses textes, qu’il ait
consciemment ou non mis en avant certains aspects qui ne manquent pas de faire Ă©cho Ă  la
philosophie épicurienne et plus précisément au De rerum natura de LucrÚce.
51 Michel, 1970, p. 201 : « On ne saurait nier la prĂ©sence de l’épicurisme ; mais celui-ci n’est pas adoptĂ© pour lui-mĂȘme. Le poĂšte cherche plutĂŽt Ă  concilier dans sa dĂ©marche crĂ©atrice les enseignements de plusieurs Ă©coles ». 52 Notamment, Emmanuelle Valette-Cagnac, 2005. 53 BoyancĂ©, 1960, p. 514 : « On comprend que la vie n’ait jamais paru plus menacĂ©e au sein mĂȘme de la citĂ© et jamais l’enseignement d’Épicure sur la crainte de la mort n’ait paru plus actuel. Jamais aussi il n’avait semblĂ© davantage, en prĂ©sence des incohĂ©rences et des crimes de l’histoire, que les dieux se dĂ©sintĂ©ressaient des hommes. » 54 Grimal, 1985, p. 47.
25
MĂȘme s’il s’en est peu Ă  peu Ă©loignĂ© elle fait partie intĂ©grante de sa culture personnelle et
permet d’apporter un Ă©clairage particulier sur l’ensemble de son Ɠuvre.
Savoir si son adhésion était totale ou bien si elle a duré dans le temps apparaßt comme trÚs
secondaire. En effet, l’implication dont il fait preuve auprĂšs des cercles Ă©picuriens comme
des leçons du maßtre Siron, ainsi que sa connaissance approfondie des écrits de PhilodÚme,
mais aussi du De rerum natura de LucrĂšce sont pour nous le tĂ©moignage d’un intĂ©rĂȘt rĂ©el et
sincùre pour la doctrine d’Épicure.
On peut ainsi en trouver une trace dans l’esthĂ©tique de l’Ɠuvre de Virgile et notamment le
fait de recourir à la forme poétique, comme avant lui les épicuriens LucrÚce ou PhilodÚme,
qui apparaissent comme trĂšs significatifs.
Si l’on s’attache au point de vue trĂšs tranchĂ© sur la poĂ©sie que l’on attribue Ă  Épicure, ce parti
pris paraĂźt ĂȘtre en totale opposition avec ce qu’il en dit, mĂȘme si Ă  y regarder de plus prĂšs
cela n’est peut-ĂȘtre pas si Ă©vident55.
Pour le maütre du Jardin, d’aprùs ce que nous en disent les travaux de Philodùme sur la
poétique56, « le rapport entre la poésie et la philosophie, traditionnellement difficile,
confirmait l’impossibilitĂ© d’une coexistence, car la forme poĂ©tique ne peut jamais rĂ©pondre
aux exigences de clartĂ© et d’efficacitĂ© articulĂ©e dans l’argumentation que la prose seule
permet57 ».
Poésie et philosophie seraient donc inconciliables, et ce, pour plusieurs raisons bien
spécifiques :
55 Elizabeth Asmis, 1995a, p. 15 : « The ancient quarrel between philosophy and poetry seems to have played itself out in an extreme paradox in Epicureanism. Epicurus has the reputation of being the most hostile to poetry of any Greek philosopher. But some of his later followers were clearly devoted to poetry, and one of them, Lucretius, achieved a remarkable reconciliation between philosophy and poetry » (L’ancienne querelle entre philosophie et poĂ©sie semble avoir reprĂ©sentĂ© un paradoxe extrĂȘme au sein de l’épicurisme. Épicure avait la rĂ©putation d’ĂȘtre le plus hostile de tous les philosophes grecs Ă  la poĂ©sie. Mais, beaucoup de ses disciples postĂ©rieurs se sont consacrĂ©s Ă  la poĂ©sie, et l’un d’entre eux, LucrĂšce, est parvenu Ă  une remarquable rĂ©conciliation de philosophie et de la poĂ©sie).