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Monsieur John Scheid Comment identifier un lieu de culte ? In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 8, 1997. pp. 51-59. Citer ce document / Cite this document : Scheid John. Comment identifier un lieu de culte ?. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 8, 1997. pp. 51-59. doi : 10.3406/ccgg.1997.1432 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccgg_1016-9008_1997_num_8_1_1432

Scheid - Comment Identifier Un Lieu de Culte

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Monsieur John Scheid

Comment identifier un lieu de culte ?In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 8, 1997. pp. 51-59.

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Scheid John. Comment identifier un lieu de culte ?. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 8, 1997. pp. 51-59.

doi : 10.3406/ccgg.1997.1432

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccgg_1016-9008_1997_num_8_1_1432

Pour un inventaire des lieux de culte de l'Italie antique

John Scheid

COMMENT IDENTIFIER UN LIEU DE CULTE ?

1 . Un inventaire des lieux de culte et des sources qui les concernent ne saurait être une simple liste des toutes les sources qui, dans un cadre géographique donné, appartiennent au religieux.

Une telle enumeration comportera un double risque. D'abord il est à peu près certain que les futurs utilisateurs emprunteront sans trop s'interroger la plupart des données, comme ils le font avec les rubriques des dictionnaires ou les catalogues. Et ainsi une collection inorganisée, qui serait structurée simplement par l'ordre alphabétique des sources, des lieux de découverte ou des divinités attestées, risque de se transformer dans les mains des utilisateurs non spécialistes en un bilan des activités religieuses dans telle ou telle région d'Italie. Cette manière d'organiser les données, ou plutôt de ne pas les structurer, impliquerait de toute façon une position théorique : la présomption que la collecte et la présentation ne posent aucun problème, c'est-à-dire que le religieux se comprend intuitivement. L'image de la pratique religieuse qui résulterait de cette approche ne serait sans doute pas celle des Anciens et risquerait de négliger des questions importantes. Ainsi, que nous le voulions ou non, notre collecte sera toujours prise pour une représentation de la vie religieuse d'une région à une époque donnée. Il faudra par conséquent veiller à ce que l'image de la vie religieuse, telle que le futur Corpus la transmettra aux « non-spécialistes » soit pertinente et utilisable par eux.

De même que dans les recueils des sources topographiques, les documents sont organisés en fonction des cités, des régions urbaines et des édifices, les sources relatives aux pratiques religieuses doivent être décrites dans leur contexte précis. La première obligation, et d'ailleurs toute la difficulté, réside dans le souci de recueillir et de présenter les sources dans leur contexte précis. Car il faut éviter de raisonner comme dans les religions universelles du monde occidental contemporain. Dans ce contexte, une messe célébrée dans tel ou tel quartier, devant et pour telle ou telle communauté, sera toujours une messe, placée sous la même autorité. Un rite romain, au contraire, ne sera jamais le même selon le lieu, l'époque, la communauté concernés. Les rites romains n'étaient pas universels, et n'étaient pas, à Rome, en Italie ou dans l'Empire, soumis à une même autorité religieuse.

2. La première ambiguïté est celle de la définition du lieu de culte, du sanctuaire. Le terme sanctuaire désigne, par exemple d'après le dictionnaire Robert, un « édifice consacré aux cérémonies d'une religion » — on notera en passant que cette définition implique que l'on doit savoir ce que l'on

Cahiers Glotz,Vlll, 1997, p. 51-59

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appelle « religion » pour comprendre ce qu'est un sanctuaire. Même si les sources antiques désignent généralement les lieux de culte par des noms précis, dont les uns renvoient à la résidence d'une divinité {cedes, templum, sacra- rium,fanum, delubrum, ìncus, ara, Ιερόν, oraculum), les autres à des lieux où sont célébrés des rites déterminés (templum, auguratorium), le terme sanctuaire est couramment employé par les antiquisants pour désigner tout lieu de culte. Or ce terme n'est pas courant dans les sources antiques et son sens est spécifique. Les témoignages littéraires romains emploient sanctuarium au sens de « lieu pour la conservation de documents privés ou confidentiels » 1 , mais quelques inscriptions l'attestent également dans un sens religieux pour désigner des emplacements destinés à conserver des objets sacrés ou les restes d'un défunt2. Conformément à l'étymologie du terme sanctus0, il s'agit d'un endroit dont l'intégrité est garantie à l'égal d'un lieu sacré, c'est-à-dire propriété d'une divinité. L'emploi du terme sanctuaire apparaît donc comme très ambigu, d'autant plus que les antiquisants donnent généralement au terme une signification plus large : pour eux, sanctuaire désigne tout lieu de culte, qu'il comporte un ou plusieurs édifices. Ils appellent sanctuaire tout lieu consacré où l'on célèbre des actes cultuels. Mais ce n'est pas ce genre de définition qui nous permettra d'aller loin. Car il faut se demander ce que nous entendons par actes cultuels et même par lieu consacré. En effet, dans le monde romain, les relations entre « la » religion, les rites et les lieux de culte ne sont jamais dépourvues d'ambiguïtés.

3. D'abord, s'agit-il toujours d'une seule et même activité, constituant « la » religion des Romains ? Je ne pense pas que l'on puisse résumer par un seul terme toute la pratique religieuse qui s'exerce dans le cadre d'une région, d'une cité et même d'un sanctuaire. Indépendamment du fait que nous sommes rarement capables d'en saisir tous les aspects, nous devons en outre considérer dans un premier temps les cultes attestés comme différents de ceux des cités voisines. Certes, il existe des styles religieux ou une culture religieuse régionaux, et toutes ces pratiques sont, dans leur contexte propre, complémentaires. On ne se trompera pas en considérant que les rites sacrificiels sont en gros analogues d'une région d'Italie à l'autre, du moins à partir de l'époque impériale quand la romanisation devient générale. On peut tirer cette conclusion du fait que les auteurs de l'époque impériale n'évoquent jamais ni clivages ni conflits. Certes, une lettre du jeune Marc Aurèle à son maître Fronton4 montre que la recherche et la description des traditions locales particulières étaient une occupation courante de l'homme cultivé, tout comme l'était la visite curieuse des lieux de culte5. Mais à lire de près ce témoignage,

1 Plin., NH 23, 149 ; Sic. Flacc, p. 118 suiv. Lachmann. 2 CIL VIII, 12014 (ciuitas Vrsitana templum cum sanctuari[o Iojuis fecit) ;VIII, 796 (de 338 ap.

J.-C.) où dans un contexte religieux [necjnon et silicem omne sanctuarium strauit ; pour une tombe C/LVI, 9036.Voir aussi CGLV, 42, 6 (Sanctuarium locus uel cubiculum, ubi sanctae resgeruntur) où il s'agit manifestement déjà d'une acception différente du terme.

3 Voir Y. Thomas, Sanctio. Les défenses de la loi, dans L'écrit du temps, 10, 1988, Négations, 61-84, notamment 72-79.

4 Front. 4, 4, 1. 5 Voir p. ex. la description du sanctuaire des sources du Clitumne par Pline le Jeune, Ep. 8, 8.

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on constate qu'il se réfère à des souvenirs du passé révolu : désormais, peut- on conclure, les rites sont les mêmes partout.

Quoi qu'il en soit, il en allait différemment auparavant. Mais que savons- nous des temps plus anciens ? Que savons-nous par exemple du sacrifice en pays étrusque sous la République, dans telle ou telle cité étrusque ? Il ne suffit pas de se référer à quelques données générales et vagues, tirées de Cicéron ou des antiquaires, ou bien de commenter un objet comme le foie de Plaisance pour répondre de manière satisfaisante à cette question. Le fait est que nous ne disposons pas d'un savoir suffisant à propos des rites proprement dits, sans même parler des traditions étrusques locales, qui devaient être aussi nombreuses que variées, pour être capables d'apprécier des documents fragmentaires qui se rapporteraient à des sacrifices. Entre les rites sacrificiels et divinatoires tels que les Tables Eugubines les reflètent, et les rites romains contemporains que l'on recueille chezTite Live, Caton ou Plaute, existent des analogies indubitables, mais également des différences significatives. Alors que les Romains constataient l'agrément de la victime par la divinité grâce au rite de l'extispicine, les célébrants d'Iguvium le faisaient par l'observation du vol des oiseaux. À propos des auspices, les Romains, qui n'ignoraient pas la divination par le vol des oiseaux, recouraient en fait à la même époque presque exclusivement aux signes donnés par des pulii, du moins dans les rites publics. La même difficulté est signalée par la structure archéologique, sauvée par M. Torelli, que nous appelons auguraculum ou templum augurale de Bantia6. Malgré les travaux de M. Torelli (qui a bien décrit dans son deuxième article les difficultés de l'interprétation) et d'A. Magdelain7, la destination de ce « lieu cultuel » demeure mystérieuse. La chronologie des cippes a pu être précisée en 19838, mais leur signification demeure toujours problématique. Indépendamment de l'interprétation de cet ensemble archéologique, on doit notamment se demander si le modèle romain de Y auguraculum et de l'observation du vol des oiseaux est pertinent, car à cette date les Romains n'utilisaient plus cette technique. Ce n'est donc qu'à titre comparatif que l'on peut invoquer les maigres sources romaines sur Vauspicium. Les Tables Eugubines offrent un autre témoignage de notre ignorance : il suffit de comparer les différentes traductions de ces documents pour se rendre compte que la connaissance de la phonétique et de la langue ne permet souvent pas de reconstruire le rite précis que les inscriptions décrivent9.

6 M. Torelli, Un templum augurale d'età repubblicana a Bantia, dans RAL 21, 1966, 293-315 ; id., Contributi al Supplementum del CIL IX, dans RAL 24, 1969, 9-48.

7 A. Magdelain, L auguraculum de l'arx à Rome et dans d'autres villes (1969-70), dans A. Magdelain, Jus imperium auctoritas. Études de droit romain (Collection de l'École Française de Rome, vol. 133), Rome 1990, 193-207.

8 M. Torelli, Una nuova epigrafe di Bantia e la cronologia dello statuto municipale bantino, dans Athenaeum 61, 1983, 252-253, voir aussi M. Crawford (éd.), Roman Statutes. I (B.I.C.S.Suppl. 64), Londres 1996, 274 suiv.

9 Trois exemples pour signaler les apories :T. Eug. Ha, 1. 15 suiv. « Qu'on découpe les viscères avec des broches fines » (Devoto) = « Qu'il rôtisse les morceaux sacrificatoires sur un nombre suffisant de broches » (Poultney) ; « Avec la coupe de la Boisson qu'on prononce la

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D'autre part, dans un contexte donné, les rites ne sont jamais répétitifs d'autres rites, tout comme les divinités du « panthéon » ne sont pas de simples doublets l'une de l'autre ou des actualisations d'un prototype divin universel. En philosophie des religions ce genre de spéculations est possible — les anciens les pratiquaient eux-mêmes dans leurs recherches erudites -, mais elles ne sont ni pertinentes ni heuristiques pour l'historien et l'archéologue. Les rites et les divinités construisent chaque année un cycle de représentations collectives, de l'ordre du monde et de l'action divine dans ce monde. L'ensemble des rites et des fêtes, dont le déroulement périodique associe tous les lieux de culte, produisait et instituait à l'état implicite une sorte d'énoncé traditionnel du système des choses, une sorte de révélation dans le cadre de laquelle se plaçaient les affaires des humains. Ces représentations utilisent le paysage et déterminent l'installation des lieux de culte, selon des modalités fort complexes.

4. Pour saisir au moins quelques éléments de ce système polythéiste et ritualiste, il convient d'abord de connaître le plus précisément possible le statut juridique de chaque culte ou lieu de culte. Par ce biais on est à même de cerner la communauté cultuelle qui s'exprime en un lieu donné. Car ces données sont déterminées par la qualité juridique de l'endroit. Le lieu de culte peut appartenir à la cité, être public au plein sens du terme, ou bien appartenir à une famille ou un groupe privé ; dans certains cas, il peut être géré par les propriétaires ou un groupe au nom de la cité10. Tout cela est bien connu. Pour notre propos, le statut du lieu de culte peut déterminer la signification des rites et le modèle de référence pour comprendre ceux-ci.

Pour ce qui concerne les cultes publics, c'est-à-dire tous les cultes célébrés au nom d'une cité, directement par les magistrats ou les prêtres, ou indirectement par une famille ou un groupe investis de cette fonction, l'interprétation s'appuie généralement sur les seules informations relativement étendues et précises que nous possédons : celles qui concernent les cultes de la cité de Rome. Cette référence est justifiée, notamment pour les colonies, qui sont en quelque sorte comme des quartiers de Rome. Toutefois une assimilation trop poussée peut induire en erreur, car chaque cité, même une colonie romaine,

formule » (D) = « Qu'il éteigne le feu avec une coupe d'hydromel » (P) ;Va l-b7 : « Que le flamine ...prépare le repas pour l'arrivée des frères Attedii avec les paroles sacrificielles » (D) = « ... procure des légumes en liaison avec les sacrifices non brûlés à la discrétion des frères Attedii » (Ρ). Il est évident que ce n'est pas pour des raisons linguistiques que les savants n'arrivent pas à déterminer le sens précis des mots qu'ils doivent traduire. C'est parce qu'aucune autre source ne fait connaître la religion et notamment les rites sacrificiels d'Iguvium, en partie aussi parce que les traducteurs reconstruisaient le sens des descriptions données par les T. Eugubines à l'aide de sources romaines. Or ces sources concernant l'organisation sacerdotale, le sacrifice et le banquet sacrificiel sont complexes et leur étude ou leur exploitation impliquent que l'on accorde une importance réelle au ritualisme, que l'on assimile sa logique propre. A l'époque de Devoto et de Poultney ceci n'était pas le cas.

10 Voir par exemple le cas du temple de Cérès situé sur les terres de Pline le Jeune, J. Scheid, Pline le Jeune et les sanctuaires d'Italie. Observations sur les Lettres IV 1, VIII, 8 et IX, 39, dans A. Chastagnol, S. Demougin, Cl. Lepelley, Splendidissima civitas. Etudes d'histoire romaine en hommage à François Jacques, Paris, 1996, 241-258.

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possède une tradition propre. L'insistance sur le contexte juridique et historique veut éviter avant tout la référence à des catégories aussi vagues que le sentiment et le comportement religieux universels, qui nient en fait toute originalité à la religion des cités antiques. Mais le refus de se représenter le sentiment religieux comme identique partout et toujours ne suffit pas pour garantir l'objectivité et la justesse de l'interprétation des témoignages cultuels.

La référence au modèle romain ne saurait donc automatiquement valoir pour tous les lieux de culte d'Italie, même les colonies et même tous les lieux de culte de la ville de Rome. Le modèle construit à partir des inscriptions, de la littérature ou des temples publics ne vaut en effet que pour les cultes et vestiges indéniablement publics. Il n'est pas forcément pertinent pour les cultes non-publics, ou les cultes des autres communautés d'Italie, dans lesquels une autre logique peut régir le culte et la disposition des lieux. À en juger par le témoignage de la lex coloniae Genetivae, les règles d'organisation des cultes publics d'une colonie romaine de l'époque de César étaient très peu contraignantes en ce qui concernait le contenu et la nature des cultes11. Le nouvel organisme romain ne reprenait pas simplement le calendrier et le « panthéon » romain, il construisait plutôt un nouveau système religieux, baignant certes dans la même culture religieuse que le culte romain, mais plus ouvert sur les traditions propres des colons, souvent originaires de différentes régions d'Italie, et à celles de l'endroit où la colonie s'installait. Seule la forme générale du droit sacré et du culte était conforme au modèle romain, dont elle faisait partie. Un indice des différences qui pouvaient exister est donné par le fait que la plupart des cultes locaux d'Italie ou du monde romain trouvèrent place dans les calendriers officiels des colonies et municipes romains, mais n'entrèrent pas pour autant dans le culte public de Rome. Or un culte ce n'est pas seulement une divinité, c'est avant tout un ensemble de rites ; c'est dire que les relations entre les lieux cultuels d'Italie et le modèle de Rome sont ambiguës sinon trompeuses. Le culte impérial ne joue aucun rôle dans ce contexte, non seulement parce que ce culte est loin d'être celui qui possède le plus de sanctuaires, et parce que lui aussi peut être célébré selon des modalités locales. De fait, à quelques exceptions près, toute pratique religieuse locale est déterminée, non par les règles de Rome, mais par les autorités et les coutumes de l'endroit. De ce fait une colonie et davantage encore un municipe d'Étru- rie, de Transpadane ou de Lucanie pouvaient fonctionner selon des règles cultuelles relativement différentes de celles de Rome, en intégrant dans des formes romaines des rites provenant de traditions étrusques, « gauloises », lucaniennes ou grecques.

D'autre part les cultes des cités d'Italie ne peuvent pas simplement être interprétés à partir des traditions locales préromaines (à supposer qu'elles soient connues), car avec la romanisation les coutumes propres des cités ont évolué pour constituer des ensembles nouveaux. Rien ne serait plus précieux, par exemple, que la description précise d'un sacrifice de la colonie de Paestum. Il n'était certainement identique ni aux sacrifices des fondateurs, ni

11 Crawford, Roman Statutes. I, 393-454., notamment le chapitre LXIIII et suiv.

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à ceux des Lucaniens et des Romains de Rome. Par ailleurs on discerne tout de suite la difficulté que peut poser l'utilisation des sources littéraires pour expliquer des rites d'Italie romaine, car elles décrivent presque exclusivement les rites de Rome.

5. A ces problèmes s'ajoute le fait que tout lieu de culte public peut accueillir des cultes privés. En dehors des sacrifices ou autres actes célébrés par les représentants de la cité, les sanctuaires accueillaient des familles, des groupes de citoyens ou des individus désirant célébrer un culte en leur nom propre.

Or c'est sur ce plan que se pose un problème majeur. Quelles sont en effet les traces laissées par ces différentes expressions du culte ? Les cultes publics laissaient bien entendu de nombreuses traces, mais elles risquaient d'être moins explicites que celles des particuliers fréquentant le même lieu de culte. Témoins du culte public sont généralement les éléments architecturaux. Si l'on dispose d'une inscription dédicatoire des bâtiments cultuels, on peut reconstruire un certain nombre d'éléments, même s'il est fréquent que des bienfaiteurs se substituent aux autorités locales pour financer et dédier les édifices cultuels. Néanmoins ce genre de documents livre souvent quelques éléments utiles : l'identité du titulaire divin du temple, des précisions sur l'autorité juridique compétente (grâce à des formules comme loco dato decreto decu- rionum, ex pagi sententia ...). Parfois même un document exceptionnel comme le cippe d'Abella12 nous livre avec précision la situation juridique du sanctuaire. Mais sinon, les témoignages cultuels, des dons ou des ex-voto sont presque toujours des documents privés. Car les sacrifices et fêtes publics étaient inscrits dans le calendrier officiel de la cité concernée13, et les vœux que ses représentants formulaient trouvaient place, comme les éventuels comptes rendus des rites accomplis, dans les commentarii des magistrats ou prêtres. Parfois un bâtiment du lieu de culte en témoigne, mais dans l'ensemble tous les témoignages matériels de l'accomplissement des cultes et vœux publics ont entièrement disparu, si tant est qu'ils aient jamais été été visibles dans les lieux cultuels. En pays grec on copiait ce type de documents sur les parois des édifices, en Italie c'était exceptionnel14.

Au contraire la pratique privée du culte, qui n'était pas fondée sur des archives publiques, entraînait le dépôt devant le sanctuaire, sous des portiques ou dans des trésors, de monuments rappelant le rite accompli (autels, pinakes avec peintures, ex-voto précieux ou non, représentant la divinité concernée ou une autre divinité, le célébrant, la victime offerte etc.)15. De ce fait les témoignages cultuels directs, - ou plutôt les signes de l'activité rituelle, car seules les traces des offrandes seraient des documents directs - concernent plutôt la fréquentation privée des sanctuaires que le culte principal qui y était

12 E.Vetter, Handbuch der italischen Diakkte, Heidelberg 1953, n° 1. 13 Crawford, Roman Statutes, 401, chap. LXIIII. 14 L'un des rares exemples est constitué par le collège des frères arvales. 15 Voir à ce propos M. Beard, Writing and religion -.Ancient Literacy and the function of the writ

ten word in Roman religion. Question ? What was the rôle of writing in Graeco- Roman paganism ?, dans Literacy in the Roman World, Ann Arbor, 1991, 35-58.

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célébré. Les dévotions privées ne peuvent pas être exclues de l'histoire d'un lieu de culte, mais pour restituer à un sanctuaire sa place précise dans un système religieux, il faut connaître le culte prioritaire de ce sanctuaire, car les règles régissant les actes cultuels privés n'étaient pas forcément les mêmes que celles du culte public. D'autant plus que les signes du culte célébré peuvent elles-mêmes induire en erreur. Trop souvent, par exemple, des représentations d'orantes sont prises pour des déesses, les ex-voto anatomiques pour l'indice d'un « culte de guérison » ou de « fertilité », alors que d'autres interprétations sont possibles16. Enfin, on sait que la divinité titulaire du lieu peut recevoir l'offrande d'une statuette représentant une autre divinité17. Les témoignages littéraires ne sont pas non plus toujours précis. Comme les nombreuses et brèves mentions de rites privés ou les remarques concernant des cultes publics, des descriptions étendues de lieux de culte peuvent être difficiles à utiliser : ainsi seule une analyse détaillée peut établir le statut du temple de Cérès situé dans un domaine de Pline18. Que dire alors des allusions très générales faites aux coutumes de telle cité, de tel peuple d'Italie ?

5. Dans nos identifications, la notion de lieu de culte est à la fois vague et précise. Vague parce que nous ne disposons généralement d'aucun indice rituel qui permette d'identifier de manière satisfaisante un lieu de culte19, précise parce que nous avons tendance à prendre l'acte religieux comme un acte de vénération extérieur au temps et à l'espace, sous l'influence d'une conception idéaliste de la pratique religieuse. En fait les rites de la vénération des dieux étaient nombreux : il pouvait s'agir de sacrifices sur un autel, dans une fosse, dans les eaux ; il pouvait s'agir de lustrations avec procession symbolique autour de l'entité à constituer, de purifications, de cueillette et d'offrande de prémices, de consultations divinatoires, de jeux, sans parler de tous les rites qui se greffaient sur les actes centraux du culte (rites d'initiation, rites d'investiture, supplications, dans certains cas, mystères ...). Combien d'entre ces rites laissaient des traces, d'autant plus que beaucoup d'entre eux étaient célébrés une seule fois par an ?

6. Un problème chronologique se greffe sur ces questions typologiques : le problème de la durée des cultes. Un culte public dure généralement pendant des siècles, en tout cas tant que les cités auxquelles il est lié durent. Même après la conquête romaine, puis l'intégration des cités d'Italie dans l'ensemble romain, les cultes locaux continuaient de faire partie de la religion publique des cités d'Italie. En Etrurie et Ombrie, c'est la réputation mais sans doute aussi des fetes supra-régionales traditionnelles malheureusement inconnues qui ont présidé, au milieu du IIe siècle de notre ère, au choix de Volsinies et

16 Voir Scheid, Épigraphie et sanctuaires guérisseurs en Gaule, dans MEFRA 104, 1992, 25-40, notamment 29-33.

17 Par exemple ILS 3182, 3338 ; 3687-3688 ; 4369. 18 Voir ci-dessus note 10. 19 O. Buchsenschutz m'a rappelle à ce propos l'origine anecdotique du toponyme

« Cimetière des borgnes », près du village de Plozévet en pays Bigouden : « Dieu sait comment les savants de l'avenir expliqueront ce nom », écrit P. J. Hélias, Le cheval d'orgueil (1975), Terre humaine/Poche, 117.

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de Hispellum comme sièges des jeux annuels de la région Tuscie-Ombrie20. Même si ces jeux célébraient au IIe siècle les Divi, les lieux de culte restaient les mêmes. Du moins, ces jeux furent confiés aux cités qui géraient les deux grands sanctuaires traditionnels des deux régions, celui du FanumVoltumnae et celui du Clitumnus. D'après cet exemple, ou ceux de Lavinium, d'Albe, de Caenina, on peut parler de lieu de culte traditionnel, de permanence religieuse, et d'ailleurs établir un lien entre d'éventuelles mentions littéraires de ces cultes et les vestiges archéologiques.

En revanche, la durée des lieux de culte privés est limitée à celle de la famille qui les possède et utilise, pendant deux ou trois générations. Même si les devoirs religieux passent aux propriétaires suivants, étrangers à la communauté fondatrice, il est peu vraisemblable que les rites mêmes aient continué à être célébrés de la même manière. C'est peut-être davantage le statut juridique du Heu, sa servitude, qu'une continuité rituelle qui étaient la cause de la permanence. De même que sur un territoire de cité le statut public de certains lieux de culte a pu attirer un nouveau culte, après la déduction d'une colonie, ou bien plus tard, après la disparition de la religion traditionnelle, une église. D'autre part la famille a pu s'installer ailleurs, fermer son sanctuaire primitif et le transférer près de son nouveau lieu de résidence.

Il convient donc de tenir compte dans l'appréciation des données du clivage entre des cultes privés à durée limitée, susceptibles en tout cas d'évoluer rapidement, et des cultes publics, célébrés pendant des siècles au même endroit, gérés et surveillés par les autorités des cités, parfois même de plusieurs cités, et évoluant beaucoup moins vite de ce fait. D'où l'importance de Γ estimation de la durée de vie des sites et des cultes répertoriés. On doit toujours se demander si la permanence d'un site est effectivement attestée par les sources, et non pas la postuler a priori. Il faudrait même accentuer plutôt que taire ou relativiser les ruptures de continuité dans l'occupation. Et si les sources nous privent d'une grande partie des informations, si les fouilles restent partielles, ou si les découvertes sont isolées ou fortuites, il convient d'en avertir les utilisateurs, plutôt que de donner l'image rassurante mais trompeuse de la continuité. Faire comme si tous les lieux de culte et tous les cultes existaient depuis toujours induit en erreur. Trop souvent on considère que la raison ou la justification d'un culte résident dans son ancienneté, ce qui encourage d'ailleurs à pousser les datations vers le passé. Parfois avec raison, mais parfois aussi sans autre argument que la présomption que la piété est éternelle. Or les religions poliades ou familiales ne réalisaient pas l'histoire du salut de l'humanité, forcément continue et progressive, mais elles traduisaient les relations de communautés humaines avec des divinités. Comme toutes les relations soumises à la volonté des hommes, celles-ci étaient conjoncturelles, mouvantes et polymorphes. Les différentes composantes de la pratique évoluaient

20 J. Gascou, Le resent d'Hispellum, dans MEFRA 79, 1967, 609-659. - Le seul document qui nous renseigne de manière précise sur la gestion commune d'un sanctuaire de confins par deux cités est donné par le cippe d'Abella (voir A. Franchi De Bellis, H cippo abellano, Urbino 1988). Voir aussi Scheid, note 10, ci-dessus.

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plus ou moins vite, et celles dont nous possédons le plus de témoignages archéologiques, les relations privées avec les dieux, étaient celles qui évoluaient le plus vite. Un projet d'inventaire des lieux de culte en Italie ancienne n'a donc pas à établir la continuité de l'occupation religieuse ou la continuité entre les religions romaine ou italiques.

7. Ces réflexions imposent la conclusion qu'il faut décrire avec une grande précision le statut des témoignages recueillis. Dans un inventaire des lieux de culte il faut que le lecteur sache tout de suite à quel niveau de la pratique religieuse un document se place : s'agit-il de la religion officielle, fondée sur une théologie traditionnelle et savante ? Celle qui est (parfois) connue par les livres des antiquaires romains ? S'agit-il de pratiques privées - individuelles ou collectives - dans un lieu public ? Ou bien s'agit-il de sanctuaires privés, réservés à de petits groupes ? Comme corollaire de cette nécessaire précision, on pourrait recommander la prudence : une inventaire n'a pas à se substituer à tout prix à l'insuffisance des sources, il n'a pas à reconstruire ce qui ne peut l'être. Mieux valent quelques modèles solides qu'une fresque apparemment complète mais largement inventée.

À la précision dans la description doit se joindre également l'utilisation d'une même conception de la religion et du culte. Ni les approches vagues, tributaires des représentations romantiques de la religion antique, ni la réduction de tous les cultes à la protection de la fécondité, chère à l'ethnologie du début du siècle, pour prendre deux exemples, ne permettra de faire œuvre utile*.

* Les articles composant ce dossier ont été présentés et discutés lors d'une table ronde organisée par l'URA 1979 à Paris, le Vendredi 24 Mai 1996. Il s'agissait des contributions de J. Scheid, F. Glinister, S. Estienne, S. Berlioz, G. Bradley, A. Dubourdieu, O. de Cazanove. Nous y joignons une étude de cas due à L. Boccali.