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Sartre et le langage Author(s): Dominique Baudouin Source: Pacific Coast Philology, Vol. 7 (Apr., 1972), pp. 11-19 Published by: Pacific Ancient and Modern Language Association Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1316527 . Accessed: 17/08/2011 04:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Pacific Ancient and Modern Language Association is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Pacific Coast Philology. http://www.jstor.org

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Sartre et le langageAuthor(s): Dominique BaudouinSource: Pacific Coast Philology, Vol. 7 (Apr., 1972), pp. 11-19Published by: Pacific Ancient and Modern Language AssociationStable URL: http://www.jstor.org/stable/1316527 .Accessed: 17/08/2011 04:59

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SARTRE ET LE LANGAGE

BY DOMINIQUE BAUDOUIN

La question de la litterature aujourd'hui se pose comme celle des rapports du langage avec la personne et avec le monde. La tache philosophique de son cote, pour reprendre une formule de M. Foucault, se rapproche d'une reflexion radicale sur le langage. A cette conjonction, si actuelle, la pensee de Sartre fut des longtemps attentive. II s'agira de preciser ici les positions que Sartre a ete amene a prendre en face des structuralismes, linguistique et litteraire notam- ment, au cours d'une assez longue querelle, qui aboutit 'a un approfondissement nouveau, en des textes importants, de son interrogation de toujours sur le lan- gage litteraire. Ses recents ecrits ont-ils donc resolu les contradictions souvent relevees dans Qu'est-ce que la litterature?, de 1947-48?1

Un d6bat de 1964, Que peut la litterature?, semblait la reduire encore plus au seul probleme de son efficacite.2 Contre quoi protestait Ricardou, porte- parole du nouveau roman et de la nouvelle critique: "pour ces gens-la, l'essen- tiel n'est pas hors du langage; l'essentiel, c'est le langage meme. Ecrire, pour eux, est non telle volonte de communiquer une information prealable, mais le projet d'explorer le langage entendu comme espace particulier" (p. 52). Ri- cardou se referait ainsi a la fameuse distinction etablie par Roland Barthes entre "Ecrivains et ecrivants,"3 preferant meme pour ces derniers le terme d"'informateurs": "On voit donc que ce que je propose de nommer litterature, Sartre I'appelle poesie - et ce que j'appelle domaine des ecrivains ou informa- tion, il le nomme litterature" (p. 54). Pour Barthes, faut-il le rappeler, "la litterature n'est bien qu'un langage, c'est-a-dire un syst6me de signes: son etre n'est pas dans son message, mais dans ce 'systeme',"4 Sartre, bien sur, denonga ce retournement du langage sur lui-meme, selon lequel l'oeuvre devient sa propre fin, sa propre legon, n'y voyant qu'ali6nation de l'homme a son produit, creation d'un univers clos du langage, ferme au monde comme au lecteur.

La querelle s'envenima en 1965-1966. Sartre, dans un congr6s sur l'avant- garde a Rome,5 reprocha aux "gens de Tel Quel" leur byzantinisme. D'un ton de superiorite condescendante, Jean-Pierre Faye, dans deux articles de cette revue,6 accusa Sartre de confondre les registres de la philosophie et de la linguistique, et de refuser toute precision scientifique en bousculant les plus elementaires distinctions saussuriennes: ce que Sartre, en effet, venait d'oser dans un important entretien sur "L'Ecrivain et sa langue", publie par la Revue d'esthetique.7 Et Faye denongait dans l'ecriture meme de Sartre une "redout- able inflation des mots" (p. 78) - par exemple celui de totalite, d'origine fasciste - faute de comprendre suffisamment leur nature de "trace absent" (p. 11-12, p. 78), pourtant entrevue jadis par I'auteur de L'Imaginaire (1940). Un numero special de L'Arc devait bientot prendre la defense de Sartre, qui, dans un entretien avec B. Pingaud, stigmatisait la "demission" des gens de Tel Quel et leur n6o-positivisme litteraire: "ce qu'ils contestent, c'est le langage en tant qu'instrument de communication et d'expression" (p. 96).8

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Mais un aspect anterieur de cette querelle entre Sartre et les structuralistes menait plus profondement au coeur du probleme: II s'agit du debat ouvert entre l'auteur de la Critique de la raison dialectique (1960) et celui de La Pensee sauvage (1962). La pensee existentialiste pretend etre "I'anthropologie elle-meme, en tant qu'elle cherche a se donner un fondement" (Critique . . . p. 104). Fondement qui serait l'interrelation dialectique de 1'homme et des choses, ou le langage joue son role de relai. Sartre souligne le caractere limite d'une anthropologie positiviste incapable de saisir l'homme total comme "objet- sujet".9 "L'anthropologie est une science destructrice de l'homme dans la mesure ou precisement elle le traite parfaitement, de mieux en mieux, dans la supposition que c'est un objet scientifique."10 Levi-Strauss, lui, montre que Sartre ne veut rien entendre 'a la pensee sauvage, et critique longuement la raison dialectique et le primat de la notion d'histoire. Bref, des deux raisons, dialectique et analytique, chacune pretend englober l 'autre a titre de cas particulier ou de discipline auxiliaire.11 Or ce differend ideologique aboutit a une interrogation sur la nature du langage qui eclaire toute l'opposition de la praxis et de la structure, dont elle apparalt l'exemple le plus manifeste. Pour le savant les regles de la linguistique, comme celles des societes exotiques ou de la psychanalyse, reposent sur le jeu combine de mecanismes biologiques et psychologiques qui echappent a l'histoire humaine. "Totalisation non reflexive, la langue est une raison humaine qui a ses raisons, et que l'homme ne connalt pas." Ses structures donc precedent ou depassent la praxis. Ou, plus exacte- ment, Levi-Strauss y decele une sorte de "teleologie inconsciente," qui lui paralt echapper aussi bien a la systematisation structurale qu'a la dialectique sartrienne:

"Car la langue ne reside, ni dans la raison analytique des anciens gram- mairiens, ni dans la dialectique constituee de la linguistique structurale, ni dans la dialectique constituante de la praxis individuelle affrontee au pratico- inerte, puisque toutes les trois la supposent."12

Quelle est donc la position de Sartre en face du structuralisme? A partir de l'anthropologie, elle s'oriente bientot aussi vers la linguistique, en passant par la psychanalyse. Les structures du langage se justifient fort bien a un certain niveau comme moment de son "pratico-inerte," mais "ce moment doit etre considere comme provisoire, comme un scheme abstrait, une stase."13 L'homme sartrien est voue au depassement des structures, par son perpetuel effort vers une totalite signifiante. "Je ne comprends donc pas qu'on s'arrete aux structures, c'est pour moi un scandale logique."14 Pretendre faire du modele linguistique un modele d'intelligibilite pour tous les phenomenes hu- mains serait imposer a l'homme une synthese fausse et inerte. La linguistique elle-meme n'est intelligible que si elle renvoie a la praxis du sujet parlant. Le langage ne saurait s'entendre comme ce qui se parle a travers le sujet; sauf. on le verra, dans le cas anormal du jeune Flaubert qui ne parle pas, qui est parle.15 Ne se perd dans le langage que celui qui veut bien se laisser engluer dans sa masse ou ses structures. La subjectivite sartrienne existe, pourrait-on dire, non seulement par la conscience, mais encore grace au langage.

Sous son aspect collectif, la structure peut s'imposer a l'individu: dans la mesure ou elle est faite par d'autres. La aussi le langage n'existe qu'en acte, car la aussi le systeme est mort si quelqu'un ne le reprend pas a son compte. Une discussion serree avec Sartre s'est pourtant developpee dans la New Left

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Review sur ce probleme de la totalisation collective.16 Si l'on regarde le langage comme le resultat d'une multiplicite d'actes de parole individuels additionnes, d'ou provient la structuration qui se dessine dans cette masse? Pourquoi ces structures plutot le labyrinthe du hasard? Sartre renvoie ici au probleme des origines du langage comme institution sociale, puis a la complexite du developpement historique des langues; enfin aux futures explications d'un second tome de la Critique de la raison dialectique, en projet. Rien dans tout cela qui autorise 'a douer la matiere ouvree mais inerte du langage d'un pouvoir d'auto-structuration.

Mais, pour passer au registre proprement linguistique, le parti-pris essentiel de Sartre, dont l'expose dans "L'ecrivain et sa langue" lui valut les foudres du groupe Tel Quel, est celui qui bouleverse l'universelle serie: "signifiant- signifie-ref6rent"; le mot, le concept, l'objet. Sartre y substitue sa triade: le signifie qui est pour lui l'objet, la chaise - la signification qui est, transmis par la phrase, le message dont j'entoure l'objet - le signifiant enfin: mais ce participe actif, il le reserve au locuteur.17 Ainsi est souligne le role primordial du sujet historique comme fondateur du langage. Et en reduisant le signifie au referent, Sartre elimine l'etage des relations proprement linguistiques, le niveau du concept. C'est dire que l'etre du langage se definit comme com- munication: 'a la fois mediation directe en prise avec Ie reel et reciprocite entre les signifiants ou sujets parlant. Le langage c'est l'Autre en nous.18

Deux attitudes sont alors possibles: celle d'une transcendance qui cherche a depasser la materialite des mots vers l'action reelle - et celle d'une imma- nence qui s'attarde sur le langage et s'enfonce dans sa materialite. C'est le piege du pratico-inerte, fait des structures de la langue, des structures de l'inconscient qui s'y manifestent, et plus souvent de ces lieux communs au niveau desquels se fixe pour toute sa vie un Gustave Flaubert obnubile par la betise, ou le langage comme "substance."19

A partir de ses definitions, Sartre 6bauche, dans "L'ecrivain et sa langue," toute une theorie des niveaux de communication: les deux extremes en sont l'etat d'enfance verbale et l'analyse philosophique. Par le langage, l'enfant ne vise pas le rapport a autrui, mais la "creation-appropriation" du monde. Idee magique du mot qui mene a batir des chateaux de mots "comme on peut faire un chateau de sable quand on est gosse, pour la beaute du chateau, pas pour etre montre" (p. 308). Ce qui pourtant en reste, a l'age adulte, c'est tout le style litteraire; temoin Flaubert justement, qui reva du chateau de mots se tenant tout seul, et n'en est jamais sorti. A l'autre extreme, l'analyse philoso- phique se presente comme le langage le plus pur, celui "qui veut le plus communiquer" (p. 323). Divers niveaux intermediaires sont evoques, certes: la prose du langage banal, la plus neutre dans la transmission, encore qu'elle tende deja a deborder la simple signification (p. 318-19-20). La prose litteraire, amplement traitee on va le voir. La prose du langage scientifique, ecartee peremptoirement comme fausse connaissance, qui ne renvoie pas a l'homme en tant que sujet (p. 326). Mais la prose philosophique les couronne comme la plus complete. Elle ne se refuse pas, du reste, de jouer sur I'ambiguYte du langage, sur la resonance des mots a l'arriere-plan: "il y a toujours dans la philosophie une prose litteraire cachee" (p. 326). Nostalgie de l'art litteraire? Non pas. Superieure est la prose abstraite, parce que prise de conscience a un niveau conceptuel de ce qui n'est dans la litterature que totalite encore trop

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immediate et non consciente de soi. La litterature commence a dechiffrer un sens du monde que la philosophie seule sait expliciter totalement. Elle reste donc subordonnee a la philosophie et par la au sens sartrien de l'histoire.

I1 n'y aurait la de nouveau, si ces entretiens ne semblaient apporter plus que des nuances, un veritable assouplissement au statut de la litterature engagee. L'ecriture litteraire est en effet non pas contradiction, mais tension entre les deux types de rapport au langage: celui de communication et celui de recreation (entendre aussi bien re-creation que re-creation: jeu sur le lan- gage). Car Sartre ne rappelle ici la contradiction entre ecrivain et 6crivant que pour mieux la resoudre, en expliquant longuement la specificite de la communication litteraire. L'ecriture est a double face: outre leur lien avec le signifie reel, les mots ont un rapport inevitable a l'histoire, tant celle du langage que celle du signifiant qui les emploie. Le vrai 6crivain-ecrivant, as- sumant ces deux dimensions, devrait faire de leur contradiction la matiere meme de son travail.20

Ouvrant ainsi le champ des "surdeterminations litteraires", Sartre y procede meme a une recuperation de la poesie. Car celle-ci, sorte de communication inverse, narcissisme de l'auteur provoquant celui du lecteur, represente nean- moins le moment indispensable de l'interiorite, la reconquete d'une solitude a laquelle on doit parfois revenir. La poesie utilise les mots non pour eux- memes, "mais en tant que l'inarticulable se joue dans leur realit6 meme." Chose admissible, sans doute, parce que "le salut de la poesie, c'est qu'il y a de la prose a cote."21

La prose litteraire, elle, trouve un equilibre entre la signification et le sens: le "sens" ici designe expressement le style. Or le sens, "lieu de l'universel singulier" ou concret, "c'est veritablement le lieu oiu peut se constituer le plus profond de la communication litteraire" (p. 316). Le travail de l'6crivain avec les surdeterminations historiques ou les resonances subjectives vise en effet a produire un sens transmissible, dont le d6voilement meme ne s'opere que dans la mesure ofu il est destine a l'Autre. Maniere captieuse de designer, choix d'un certain type de mots qui, "par la mani6re dont ils s'allument r6ciproque- ment", donneront au lecteur la table absente "non pas comme un signe seule- ment, mais comme une table suscitee" (p. 310). Ainsi le langage devient moyen de communication totale non pas malgr6 les difficultes inherentes a son epaisseur pratico-inerte ou a son relativisme socio-psychologique, mais precisement a cause d'elles. Et le style semblerait presque acceder par la a la dignite de praxis sartrienne.

Sartre affirme en meme temps un vigoureux optimisme du langage, qui correspond sur le plan litteraire a l'affirmation philosophique de la praxis contre la structure. "Rien n'est inexprimable a la condition d'inventer l'ex- pression." Pour une intelligence dialectique, la parole c'est l'invention memem.22 Pareil optimisme vient de loin: du temps oa - 1944 - Sartre reprochait a Brice Parain, auteur de Recherches sur la nature et la fonction du langage, son pessimisme linguistique. Car Parain mefiant et resigne, ne savait voir que l'inexactitude, l'impuissance et la prison du langage, ou il finissait par s'en- fermer a nouveau. Sartre y denonqait deja un chosisme du langage: les mots sont-ils nos maitres ou non? Ni Dieu, ni la societe ne suffisent, comme le croit Parain, a soutenir le mot. Le langage n'existe que par cette synthese,

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off se rejoignent et se distinguent a la fois l'identification personnelle et le processus universalisant, qui est l'experience meme du "Je" parlant et com- muniquant; car "le langage n'est rien que l'existence en presence d'autrui," et du monde.23 La meme ann6e, Sartre adressait un reproche analogue a Francis Ponge, l'homme du Parti pris des choses, dont l'effort de decapage linguistique avait pour resultat de degrader l'humain, de reduire l'observateur a l'etat d'huitre, ou de le mineraliser en galet. Car deja Ponge "hant6 par la materialite du mot" est accuse, comme le sera Flaubert, de vouloir "petrifier" l'homme par son style.

Voila donc qu'en 1965, ramenant les questions linguistiques au probleme litteraire, Sartre paralt vouloir assumer plus positivement que jamais l'epais- seur du style baptise sens. S'appretait-il 'a reconnaltre la specificite de la lit- terature, ou a nous donner cette psychanalyse existentielle du style que lui demandait un Manuel de Dieguez?24 Bien au contraire! Toute l'6tude du cas Flaubert, dans cet enorme livre de 2140 pages qu'est L'Idiot de la famille, paru en mars 1971, s'avere la reaffirmation passionnee des plus constants partis pris sartriens.

Car Flaubert, c'est avant tout pour Sartre un cas d'anomalie linguistique.25 I1 nous d6couvre en Gustave, du fait de son conditionnement familial, un petit garcon passif, incapable de l'apprentissage correct des mots, "mal visse dans l'univers du discours." II se refugie dans l'hebetude ou l'inarticule et tombe devant le langage en etat "d'estrangement." II voit les mots du dehors, comme des choses, dans leur materialit6 opaque: disposition d'esprit qui sera a l'ori- gine du Dictionnaire des idees regues. Pourtant une sensibilite quasi-animale l'agite: "Ce que j'ai de meilleur, dira-t-il, c'est la Poesie, c'est la bete." En- tendons quelque chose de vecu sans commune mesure avec le langage. Alors comment expliquer ce "scandale": l'idiot de la famille devenant genie lit- teraire? C'est justement son rapport vicieux avec les mots qui le jette dans l'aventure de sa vie. "A neuf ans, Gustave a decide d'ecrire parce qu'a sept, il ne savait pas lire." Sartre ne cesse done de demonter et de remonter, dans leurs plus lointaines complexites psychanalytiques et sociologiques, les con- duites de ressentiment et d'orgueil qui feront de ce petit gargon muet, etranger au langage, un ecrivain. D'abord le pokte qui va se tourmenter des annees pour accorder "l'indisable" de ses aspirations et les insuffisances du langage, en attendant de devenir l'Artiste, celui qui niera ses propres conditionnements pour se vouer a la pure ambition du travail formel.

Or 'a chaque tournant de sa dialectique progressive-regressive, affleure la meme opposition de Sartre aux formalismes du langage. Des le premier mot qu'il ne dit pas - "Gustave ne parle pas, il est parle" - le voici predestine a devenir ce Flaubert sans lequel le nouveau roman ne serait pas ce qu'il est. Le Flaubert qui, selon G. Genette, apres J. Rousset, a forme ce projet de "ne rien dire," ce refus de l'expression qui inaugure l'experience litteraire moderne.26 Plus encore que le proces d'un Flaubert bourgeois, Sartre instruit ici le proces de l'Artiste qui traite le reel pour le mettre au service de l'imagi- naire: des qu'on entre dans le langage "pour le cultiver et non plus pour s'en servir, on n'en sort plus jamais;" "la litterature commence avec la decision de voler le langage, de le detourner de ses fins et, sans abandonner les signi- fications directes, d'en faire les moyens de presentifier l'inarticulable."27 Sub- ordonnant en effet la signification au "sens," ne retenant des signes que leur

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part ou leurs structures non-signifiantes, leur somptueuse materialite, Flaubert s'empare du monde pour objectiver sa vision nihiliste en une totalisation imaginaire. Son style revele le langage sans les hommes, le langage comme etre, et non comme l'expression d'un etre. Le style, manifestant le langage dans sa profondeur non-signifiante, le travaillant en fonction de l'indisable, n'aboutit qu'a son irrealisation et fait entrevoir a travers lui une unite totali- taire de l'Etre dont le sens secret est le neant. Cette totalisation negative n'est que l'autre nom de la beaute et de l'art. L'Art: "c'est un mot pour designer le choix de l'irrealite." La beaute litteraire se fait, avec Flaubert, contre- creation, appel de la mort, invite au neant (a la lettre, pourrait-on dire).28

De meme tout orphisme litteraire, toute creation d'univers par un ecrivain est un univers faux. Sartre observe ici l'evolution generale de la fonction du langage des classiques aux romantiques, jusqu'a Mallarme et aux surrealistes. Le passage de la fonction informative a la fonction de participation poetique va de pair avec l'affirmation de l'individualisme. Baudelaire, moins consciem- ment, et Flaubert, plus responsable, y voient une invite a faire de la litterature "une antiphysis du langage". Mais c'est a partir de Flaubert qu'apparait la tendance a vider l'oeuvre de la subjectivite particuliere de son auteur. Toute la litterature moderne accuse cette distance entre les signifies reels et le langage immanent du "sens" qui se pretend la verite du Verbe. Le but du travail litteraire est le Livre, resultat d'une "autodestruction systematique de l'existence au profit de l'Etre." Ainsi 'a travers le modele de Flaubert, Sartre, avec une passion demonstrative plus torrentielle que jamais, denonce tous ceux qui, asservis au nihilisme de I'art, font du langage de l'imaginaire l'instrument d'une derealisation de Ia parole et du reel.29

La question du langage ici est comme la "mise en abyme" d'une totalite philosophique. Ce long debat n'a fait qu'accuser les divergences entre la sub- jectivite sartrienne et les formalismes structuralistes. II semble que Sartre apres avoir trouve des formules conciliantes au cours des entretiens, se raidisse finale- ment sur des positions de refus ou de mepris. Aux formules balancees du No de L'Arc sur l'ambiguite de la litterature, succede, dans l'etude sur Flaubert, un veritable requisitoire contre l'esprit de la litterature moderne. Tout cela invite a relever les paradoxes de la position sartrienne.

Sartre ne mesure la specificite de la litterature que pour la mieux ecarter. I1 y a paradoxe a condamner les efforts d'une litterature a la recherche d'elle- meme, tout en s'appliquant a definir son caractere comme dialectique du signe et du sens, ou depassement des significations par le style. Sartre fait vertu au philosophe de parvenir a enoncer l'inexprime; mais il fait reproche au styliste de vouloir exprimer l'indisable. Lui-meme manifeste un sens raffine des valeurs du langage. I1 en offre de merveilleux exemples d'appreciation stylistique: tel regret de Rousseau ("J'etais ou j'6tais, j'allais ou j'allais, jamais plus loin"); tel vers de Mallarme; ou l'extraordinaire detail des resonances du nom d'Am- boise, I'Amboise-framboise, frais fruite et feminin.30

Mais ce paradoxe, il etait deja dans La Nausee, qui essayait de depouiller l'existence nue des signes humains surajoutes, pour finalement recourir a l'in- certain salut de la musique; ou de l'ecriture, comme l'avouera son auteur a la fin des Mots. L'auteur des Mots avait un compte a regler avec eux depuis son enfance: ce qui ne l'empechait pas d'en exploiter l'heritage. Dans le cas

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de Flaubert, le lien intime de la question du style avec une vision nihiliste permet trop facilement de condamner l'un par l'autre. Mais Sartre ne congoit pas que la litterature puisse etre la contrepartie positive d'une conduite d'echec metaphysique ou social. Sauf. . . dans le cas de Genet, oh il admirait ce vol du langage, cette derealisation du style, parce que les belles-lettres pouvaient alors etre "considerees comme un assassinat."

Quant au nouveau roman, Sartre tient-il vraiment compte de ses ambitions? Je veux dire de cette possibilite d'exploration des nouveaux visages du monde par le jeu meme des formes litteraires: que ce rapport soit plus distant avec le regard moiseen de R. Barthes - ou qu'il soit plus profond d'apres la philoso- phie heideggerienne d'un lien essentiel de l'etre au langage - ou que ce rap- port soit plus efficace avec M. Butor pour qui l'invention formelle joue ce "triple role, par rapport h la conscience que nous avons du reel, d'exploration, de denonciation et d'adaptation." Or ce caractere exploratoire du formalisme, Sartre l'a condamne des 1964, disant du texte de Butor: "En verite, c'est une plaisanterie. . . "31 Du fait qu'il a ecarte le signifi6 linguistique autonome, et maintient le langage au rang d'instrument pratico-inerte, Sartre doit centrer toute prospective sur le Pour-soi humain.

Autre paradoxe: refuser le savoir objectif de la science tout en reduisant la litterature a la personnalite de l'artiste et celle-ci a un savoir. Autre savoir, certes, qui s'ing6nie a embrasser l'objectif et le subjectif en leur reciprocite. Mais alors pourquoi ce savoir dialectique se refuse-t-il a accepter pleinement la nature particuliere du langage litteraire, qui joue sur ces deux plans, du reel et de l'imaginaire? Sartre ne reconnalit-il pas lui-meme que la nomination la plus 61ementaire est deja un art?

En un temps oi s'accuse la scission, montree par M. Foucault, entre l'ordre des mots et l'ordre des choses, Sartre entend travailler a leur synthese. En viendra-t-il a accepter ce statut intermediaire et autonome du langage et de la litterature que sugg6rent les structuralismes? Cela supposerait une plus grande modestie du sujet au profit d'un triple decentrement. Le psychanalyste Lacan parle en effet d'un decentrement du sujet, oui Sartre ne voit qu'une "dispari- tion" de l'homme devant les structures. Levi-Strauss, lui, sugg6re un decentre- ment du langage meme: "La linguistique nous met en presence d'un etre dialectique et totalisant, mais exterieur (ou inf6rieur) a la conscience et a la volonte." Etre du langage, autonome peut-etre aussi, on l'a vu, par rapport aux structures memes. Et de facon analogue dans Signes de Merleau-Ponty, le langage s'entrevoit comme un tout poetique aux dimensions existentielles propres, independant en quelque mesure du reel comme du sujet parlant.32

La litterature mieux encore, par un semblable decentrement, ne saurait- elle se concevoir comme une totalisation intermediaire entre la praxis et la structure? Lieu de la fonction esthetique du langage, ne peut-elle par Ia dis- tanciation meme qu'elle provoque eclairer l'homme sartrien sur ses rapports avec le monde? Que la litterature, comme le langage, ne s'accomplisse que dans le desengagement et le decentrement du sujet par rapport au reel et a ses exigences historiques, telle est, paradoxalement, la legon qu'impose l'immense 6tude de Sartre sur Flaubert.

UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

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NOTES

1Voir R. Champigny, "Langage et litterature selon Sartre," Revue d'esth6etique, XIX, 2 (avr.-juin 1966), 131-148. [Le lieu des 6ditions est Paris, sauf mention contraire.]

2Debat organise par le groupe Clarte a la Mutualit6 en d6c. 1964, et publi6 dans "L'ln6dit 10/18," 1965: renvois a cette 6dition. Intervention de Ricardou, p. 49-61; de Sartre, p. 107-127. Voir M. Contat et M. Rybalka, Les Ecrits de Sartre (Gallimard, 1970), r6fer. 65/419 et 65/425. [Bibliographie ci-apres indiqu6e par: E. de S.]

3R. Barthes, Essais critiques (Seuil, 1964): "Ecrivains et 6crivants," p. 147-154.

41bid., "Qu'est-ce que la critique?" p. 257.

5Voir E. de S., 65/431.

6J. P. Faye, "Le recit hunique," p. 9-16; et "Sartre entend-il Sartre?" p. 72-81, Tel

Quel, 27 (Automne, 1966).

7J. P. Sartre, "L'Ecrivain et sa langue," texte recueilli et retranscrit par Pierre

Verstraeten, Revue d'esthetique, XVIII, 3-4, (juil.-dec. 1965), 306-344. Voir E.de S.,

65/430.

8L'Arc, 30 [Octobre 1966], num6ro sp6cial "Sartre aujourd'hui. "Voir entre autres: J. J. Brochier, "Les Huns et les autres," p. 65-70, replique 6 J. P. Faye; et "Jean-Paul Sartre r6pond," p. 87-96, qui est I'entretien avec B. Pingaud. Voir E.de S., 66/449.

9Sartre, "Entretien sur I'anthropologie," Cahiers de Philosophie, 2-3 (f6vr. 1966),

p. 3-5. Voir E.de S., 66/441.

10"L'Ecrivain et sa langue," p. 326.

"Voir Cl. L6vi-Strauss, La Pensee sauvage, Plon, 1962; particuli6rement le chap. IX, "Histoire et dialectique," p. 330-35. Voir aussi Jean Pouillon, "Sartre et Le6vi-Strauss," L'Arc, 26 [ler trim. 1968], p. 60-65.

12La Pens4e sauvage, p. 333-34.

l3Cahiers de Philosophie, p. 5-7.

141"J. P. Sartre r6pond," L'Arc, 30, p. 95.

15Expression rep6t6e dans: Jean-Paul Sartre, L'idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 6 1857 (Gallimard, "Biblioth6que de Philosophie," 1971, 2 vol.), e.g. p. 49,

p. 1997-98.

16"Questioning Jean-Paul Sartre, Itinerary of a Thought," New Left Review, 58, Nov.- Dec. 1969, 43-66. Texte tres riche non signal6 dans E.de S.

17"L'Ecrivain et sa langue," p. 311.

'8Sur la communication voir: ibid. p. 314-15. Et L'idiot de ia famille, p. 22, 26, 668.

19Sur BWtise et langage voir L'ldiot . . ., p. 618 a 640, e.g. 622.

20Voir "L'Ecrivain et sa langue," p. 310, 312. Cette double face de 1'6criture a un autre nom: c'est le couple d6notation-connotation de la stylistique.

2Voir ibid. p. 318-21. P. Verstraeten rappelle 6 propos que Sartre n'a jamais proprement condamn6 la po6sie.

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SARTRE ET LE LANGAGE

22Voir L'ldiot . . ., p. 38-39.

23Sur Parain: J. P. Sartre, "Aller et retour," Situations I (Gallimard, 1947), p. 189- 244, e.g. p. 221, 237. Sur Ponge: "L'Homme et les choses," ibid., p. 244-293, e.g. p. 252, 283, 287.

24Manuel de Di6guez, "Jean-Paul Sartre," L'Ecrivain et son tangage (Gallimard, "Les Essais," 1960), p. 234-293.

25Flaubert a toujours hant6 Sartre comme son double. Voir: Questions de m4thode et les articles des Temps Modernes sur Flaubert (E.de S., 66/440), base de l'6tude de Benjamin Suhl, J. P. Sartre: The Philosopher as a Literary Critic (New York, Columbia U.P., 1970). Dans L'Idiot de la famille voir sur I'anomalie de l'enfant: "Naivet6 et langage," p. 23 a 51. Sur le passage du po&te 6 I'artiste: p. 1482-85.

26G6rard Genette, "Silences de Flaubert," Figures (I; Seuil, 1966), p. 242 et 243 (note citant Rousset).

27L'ldiot . . ., p. 961 et 1981. Une note de la p. 961 vise La Modification de M. Butor; preuve de plus que Sartre pense aux d6bats actuels.

28Voir L'diot. .... p. 968 a 970, p. 1997, p. 2001.

291bid., p. 1981, p. 1984 a 1989, 1998-99, et 2096.

30Voir "L'Ecrivain et sa langue," p. 324-25; L'ldiot . . ., p. 929-34.

31Voir: R. Barthes, "Ecrivains et 6crivants," Essais critiques, p. 50 (cf. p. 264); - "L'Ecrivain et sa langue," ou Sartre repousse cette conception heideggerienne, p. 314; - M. Butor, "Le roman comme recherche," R6pertoire, I (Minuit, 1962); - Sartre, in Que peut la litt6rature, p. 113.

32C1. Levi-Strauss, La Pens6e sauvage, p. 334; - M. Merleau-Ponty, Signes (Galli- mard, 1960), e.g. "Le langage indirect et les Voix du Silence," p. 54, 101-104; cf. J. Sumpf, Introduction & la stylistique du francais (Larousse, 1971), p. 44-45. La notion de decentrement a et6 utilisee par Jean Pouillon, art. cite (note 11) p. 65; cf. E. de S., p. 434. Sartre la d6nonce dans L'Arc, 30, p. 91-93.

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