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ETUDE TYPOLOGIE DE LA VIOLENCE A TRAVERS LA SOCIETE ALGERIENNE ESSAI DE THEORISATION Slimane MEDHAR et Mahfoud ACHAIBOU Editions du LABORATOIRE DE RECHERCHE EN PSYCHOSOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS UNIVERSITE D’ALGER ISSN : 1112-5292 LRPSO REVUE DES DEUX RIVES COLLECTION VIE SOCIALE dirigée par Slimane MEDHAR 1 2004

REVUE DES DEUX RIVES N° 1 COLLECTION VIE SOCIALE 2004 Achaibou/violence.pdf · Rachid MESSILI, Professeur, Université d’Alger Youcef MAACHE, Professeur, Université de Constantine

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ETUDE

TYPOLOGIE DE LA VIOLENCE A TRAVERS LA SOCIETE ALGERIENNE

ESSAI DE THEORISATION

Slimane MEDHAR et

Mahfoud ACHAIBOU

Editions du LABORATOIRE DE RECHERCHE EN PSYCHOSOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS

UNIVERSITE D’ALGER

ISSN : 1112-5292 LRPSO

REVUE DES DEUX RIVES

COLLECTION VIE SOCIALE

dirigée par Slimane MEDHAR

N° 1

2004

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REVUE DES DEUX RIVES

Laboratoire de Recherche en Psychosociologie des Organisations Université d’Alger

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REVUE DES DEUX RIVES Collection Vie Sociale dirigée par Slimane MEDHAR

Comité Scientifique Claudine CHAULET, Professeur, Université d’Alger

Slimane MEDHAR, Professeur, Université d’Alger

Aïssa KADRI, Professeur, Institut Maghreb-Europe, Paris VIII

Mohamed LAHLOU, Professeur, Université Lumière Lyon 2

Rachid MESSILI, Professeur, Université d’Alger

Youcef MAACHE, Professeur, Université de Constantine

Gérard PREVOST, Maître de Conférences, Institut Maghreb-Europe, Paris VIII

Yvonne MIGNOT-LEFEBVRE, Sociologue, Chercheur CNRS, Paris.

______________________________________________________ Revue scientifique publiée par le Laboratoire de Recherche en Psychosociologie des Organisations, Université d’Alger. Rue Djamel Eddine El-Afghani, Air de France, Bouzaréah. e.mail : [email protected] Tél/fax : 021 93 32 34 Dépôt légal : 3027-2004 ISSN : 1112-5292

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REVUE DES DEUX RIVES N° 01/2004

ETUDE

TYPOLOGIE DE LA VIOLENCE A TRAVERS LA SOCIETE ALGERIENNE

ESSAI DE THEORISATION

Slimane MEDHAR * et

Mahfoud ACHAIBOU ** * Professeur, auteur et directeur du laboratoire de recherche en psychosociologie des organisations, Université d’Alger ** Chargé de cours au département de psychologie, chercheur et directeur adjoint du laboratoire de recherche en psychosociologie des organisations, Université d’Alger

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S O M M A I R E

Avant-propos 8

1. Eléments de base 12

1.1. Mise au point 1.2. Problématique

2. Signification et portée de la violence en Algérie 19 3. La violence de l’environnement comme fondement

de l’organisation sociale traditionnelle 23

3.1. Organisation traditionnelle de la société 3.2. Boomerang 3.3. Problèmes d’urbanisation

4. La violence sociale comme moyen de gestion

et de participation sociales 34

4.1. Fonctions et rôle 4.2. Caractéristiques 4.3. Cristallisations familiales de la violence sociale 38 4.3.1. Mode de gestion du facteur humain 4.3.2. Jalousie 4.3.3. Mode d’implication sociale 4.3.4. Léthargie des individus 4.3.5. Echec de la programmation familiale 4.3.6. Contre-violence 4.3.7. Violences du mariage 4.3.8. Perturbations de la vie conjugale 4.3.9. Problèmes d’héritage 4.3.10. Voies de dégagement 4.4. Cristallisations publiques de la violence sociale 69

4.4.1. Problèmes de gestion 4.4.2. Dysfonctions

4.4.2.1. Impact du bruit 4.4.2.2. Propagation de la saleté

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4.4.2.3. Dégénérescence du contrôle social 4.4.2.4. Insécurité routière 5. La violence physique comme moyen d’éducation

et de sanction 79

5.1. Violence physique intra-muros 5.1.1. La violence, moyen d’éducation 5.1.2. La violence, moyen de sanction 5.2. Violence physique extra-muros

6. La violence armée comme moyen de préservation

du mode de vie traditionnel 83

6.1. Dérapage 6.2. Systèmes concurrents 6.2.1. Absorption de l’Islam 6.2.2. Destruction du colonialisme 6.2.3. Evidement du socialisme 6.2.4. Interruption de la démocratie

7. La violence armée comme procédure d’accès au pouvoir 114 7.1. Limites de la théorie khaldounienne 7.2. Axes de transformation 7.2.1. Conditions 7.2.2. Axes d’émergence de l’individu 7.2.3. Préparation des axes d’émergence de l’individu.

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AVANT - PROPOS

C’est en se servant de leur propre énergie que les individus et les groupes sociaux agissent et interagissent. Cette énergie est, depuis toujours, partout identique. Elle est en même temps diversifiée. Son efficacité est cependant largement tributaire du mode de gestion auquel elle est soumise. Et c’est l’objet d’étude du Laboratoire de Recherche en Psychosociologie des Organisations (LRPSO).

Les activités du LRPSO portent, en effet, sur les procédures suivant lesquelles l’énergie que recèlent les acteurs individuels et collectifs est mise en œuvre. Une fois traduite en actes, cette préoccupation permet d’établir un fait, d’éviter un piège et de contribuer à la construction des connaissances scientifiques sans lesquelles plus aucune société ne peut être valablement organisée et gérée.

La mise en évidence progressive des procédures de gestion du facteur humain permet, en effet, de constater et, au besoin, de vérifier que ce n’est pas l’absence de telle ou telle dimension énergique chez une population considérée qui fait que cette dernière ne participe pas à l’aventure humaine suivant les exigences du siècle, mais la manière dont cette part d’énergie est mobilisée. Un exemple le montre.

Suivant que l’énergie intellectuelle est fertilisée par les caractéristiques de l’intelligence ou de la ruse, les individus et les groupes sociaux concernés s’efforcent de produire au sens large et de plus en plus moderne du terme, ou bien ils se limitent à la saisie des opportunités qui prennent de temps à autre corps et forme dans leur environnement. Les prolongements de ces deux dispositions intellectuelles sont vérifiables : les uns progressent dans la maîtrise de leur devenir et mettent en place les moyens susceptibles de leur permettre de gérer la planète dans son ensemble ; les autres sont de plus en plus handicapés par les difficultés auxquelles les expose leur dépendance grandissante.

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Un piège peut être alors évité. C’est celui que tendent, globalement, les Algériens à l’observateur non averti ou pressé. Il est relatif à la dissimulation et au camouflage. De prime abord, en effet, les Algériens semblent favorablement disposés à l’égard de la modernité. La preuve en est qu’ils se servent, à l’aise, des techniques modernes dont ils parviennent à disposer et ils en réclament d’ailleurs l’accès à toute occasion. Il importe cependant d’admettre qu’il faut participer à la créativité technique pour détenir, plus ou moins régulièrement, ces moyens d’action marqués par l’obsolescence et le renouvellement. Or c’est ce contre quoi les Algériens s’immunisent inlassablement. De fait, ils sont allergiques aux transformations psychosociologiques et culturelles, ces conditions de participation à la créativité technique et, de proche en proche, à la modernité. Et ils en réduisent à chaque fois les prémices qu’ils remarquent dans leurs espaces sociaux. En même temps, ils pensent pouvoir sauvegarder leur soubassement sociologique ancestral tout en profitant des nouveautés produites ailleurs. Ce faisant, ils se leurrent.

Dans ces conditions, la position de l’analyste est inconfortable. Etant écartelé entre deux rives, il occupe en effet la position d’entre deux. Elle est cependant passionnante. A condition de résister aux découragements que lui prodiguent les tenants des deux bords, il lui est possible de définir la démarche qui lui permet d’approcher le soubassement sociologique qui occupe l’espace algérien et le régit d’une manière désormais dangereuse pour les populations qui y évoluent.

Pour construire cette démarche, l’analyste peut s’inspirer du cheminement de Jacques Berque auquel le LRPSO rend un hommage permanent en intitulant son moyen de communication « Revue des deux rives »*. Il pourra alors s’approcher, à l’appui de différents travaux, de la théorie khaldounienne qui éclaire encore de larges pans de la vie --------------- *Jacques Berque, Mémoire des deux rives. Biographie, Paris, Seuil, 1999.

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sociale algérienne, et, tout en la soumettant aux corrections que favorisent les outils d’investigation scientifiques modernes, il tentera de participer à l’animation de l’interculturalité suivant les vœux de Carmel Camilléri. Ce faisant, il s’éloignera des reproductions plus ou moins fidèles de résultats obtenus ailleurs et/ou à d’autres époques, pour s’impliquer dans la construction de nouvelles connaissances scientifiques susceptibles d’éclairer les modalités de vie qui retiennent son attention. C’est cette démarche qui permet d’établir que la violence n’est pas une tare dont on peut se débarrasser volontairement ou à la suite d’un traitement pénal ou médical, sinon sous les pressions de l’extérieur, mais une caractéristique sociologique fondée sur des conditions anthropologiques et régie par une logique ancestrale.

De fait, c’est autour de la violence que s’articule l’agencement de la société algérienne. Et c’est à l’appui de la violence que se déroule la vie sociale dans cette contrée. A condition de ne pas la réduire à l’utilisation des armes exclusivement, il est en effet possible de constater que la violence représente un phénomène de société en Algérie. Elle ne peut être par conséquent maîtrisée qu’à la suite de transformations multiples et variées.

Et le propre de toute transformation est qu’elle se réalise sous la forme d’un processus complexe, généralement sous-jacent, dans tous les cas plein d’embûches et de rebondissements, et que rien ne garantit. Cependant, elle peut être préparée par la construction et la diffusion de connaissances scientifiques portant sur le phénomène considéré. En même temps, elle peut être facilitée par des décisions politiques et des mesures économiques.

Tels sont, rapidement signalés, les principaux pivots susceptibles de permettre d’approcher la violence en Algérie, d’évaluer ses effets et de préciser ce qu’il faut réviser pour la maîtriser d’une manière ou d’une autre.

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1. Eléments de base : Le discours sur la violence est pratiquement monopolisé par les décideurs en Algérie. Leur approche est cependant réductrice. De fait, seule la violence armée retient leur attention. Et elle ne les préoccupe que lorsqu’ils éprouvent des difficultés à la contrôler. Ils n’hésitent pas alors à la dénoncer comme une entreprise meurtrière dont souffrent des innocents. C’est également le cas des retournements de l’environnement géographique et climatique. Toutes proportions gardées, ils sont aussi dévastateurs que les explosions de bombes. Toutefois, les décideurs reconduisent les représentations, les attitudes et les pratiques dont font preuve les masses populaires à ce sujet. Ils n’appréhendent pas ces retournements comme des irruptions de violences, mais comme des manifestations de phénomènes naturels qui relèvent des prérogatives divines. Et ils appellent tout autant à l’acceptation de ces faits violents qu’à la solidarité et à l’entraide que nécessite le colmatage des brèches qu’ils provoquent dans l’édifice social. Parallèlement, ni la violence physique ni la violence sociale n’embarrassent les décideurs. Pourtant, un coup de poing peut aussi bien tuer qu’une balle et la malveillance ronge la vie des gens lorsqu’elle participe de la dynamique sociale. Cet intérêt différentiel à l’égard de la violence est dû au fait que les décideurs manquent de connaissances scientifiquement établies sur l’agencement et le fonctionnement réguliers de la société. La conséquence est vérifiable : ayant été pris de cours par l’éclatement de la violence armée sous la bannière de l’Islam au début des années 1990, ils n’ont pas manqué de faire part de leur étonnement. Et, depuis, ils ne ratent aucune occasion pour souligner deux aspects. D’abord, que la religion musulmane est une religion de concorde et de paix. Ensuite, que la société algérienne est habituellement non violente. Ces deux assertions sont cependant aussi infondées l’une que l’autre.

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Toutefois, la première assertion semble évidente. Elle confirme la nécessité de distinguer l’Islam modéré, Islam à la fois tolérant et favorable à la démocratie, de l’islamisme, ce refus de la différence qui se sert de tout, y compris de la violence, pour articuler la vie sociale sur la loi religieuse. Ce faisant, elle permet de se servir de ce qui se dit ici et là, plus précisément dans les capitales occidentales, comme d’une preuve irréfutable : que les musulmans sont globalement pacifistes et que seuls quelques-uns d’entre eux forment des groupuscules extrémistes qui versent dans la violence en vue d’imposer l’Islam comme unique source d’organisation et de gestion de la vie sociale dans les espaces qu’ils contrôlent ou qu’ils aspirent à contrôler. En revanche, la seconde assertion est plus délicate. Il est en effet difficile de faire passer sous silence la violence qui participe régulièrement de la dynamique de la société algérienne et, tout particulièrement, celle qui, au nom de l’Islam, ponctue son histoire depuis de nombreux siècles. Une mise au point est donc nécessaire. 1.1. Mise au point :

La violence est, au sens de Marcel Mauss, un phénomène social total à caractère universel. Elle représente le dénominateur commun des hommes. A condition de ne pas la relier à l’utilisation des armes exclusivement, comme nous le montrerons à travers l’exposé et l’analyse d’une typologie, il est en effet possible de constater qu’aucun territoire n’en est dépourvu et qu’aucune période historique n’en est indemne. De fait, la violence est un phénomène global, plus précisément générique, qui recouvre une multitude de faits violents à des degrés divers. « Elle me rappelle singulièrement mon intoxication au tabac », fait savoir un ancien fumeur. Ce dernier a en effet remarqué, au moment où il a décidé de cesser de fumer, que l’ensemble de ses actes était lié à la cigarette. C’est le cas de la violence. Elle colle aux hommes partout et depuis toujours. Il suffit, pour

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s’en convaincre, de consulter un dictionnaire. Les termes à connotation violente forment une liste interminable. Dans ces conditions, comment peut-on avancer que l’Islam est non violent alors qu’il date de plus de 15 siècles ? Certes, il n’est pas question de l’y réduire. Mais il suffit de revenir à son texte fondateur, à son mode de propagation et à son histoire pour constater que la violence y figure en bonne place dans les trois cas. De fait, le Coran contient une description franchement sadique de l’Enfer. Parallèlement, l’Islam ne s’est nulle part établi sans heurts. Enfin, son mode de gestion est ponctué d’épisodes violents depuis l’assassinat de Omar, le second khalife. Ces constats montrent, à l’évidence, que la violence est indissociable de l’Islam comme, du reste, de l’ensemble des phénomènes sociaux connus jusqu’à présent. Il est par conséquent logique de déduire qu’il est impossible de tenter de l’en extirper, sans en même temps transformer la religion musulmane. Or les musulmans s’y refusent. La preuve en est que ceux qui, parmi eux, affirment que l’Islam est une religion de concorde et de paix, se limitent à de simples déclarations de principe, le plus souvent imposées par les circonstances. En pratique, ils n’entreprennent d’aucune manière de réviser leurs références en vue d’ordonner autrement leur rapport au sacré, à la vie et, de proche en proche, aux autres. Rappelons-en les raisons. D’abord, l’Islam est dépourvu d’une autorité reconnue qui édicterait de nouvelles interprétations des textes sacrés et indiquerait aux croyants de nouvelles conduites à tenir. Et, de toutes les façons, les musulmans ont depuis de nombreux siècles tourné le dos à tout effort de réflexion susceptible de se traduire en source de renouvellement de leur vie en société. Ensuite, l’islam ne se réduit nullement aux croyances (unicité divine…, jugement dernier…) et aux pratiques qu’elles génèrent (prières, jeûne…). Il consiste plutôt à régir la vie dans son ensemble.

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Enfin, l’Islam est universel. Il est en effet appelé à se répandre, bon gré mal gré, parmi les hommes, tous les hommes. Ses adeptes sont par conséquent prosélytes. Et ils sont au courant de la stratégie qu’ils doivent adopter pour diffuser leur religion là où ils se trouvent et partout où ils accèdent. Les imams la leur rappellent à toute occasion. Cette stratégie est fondée sur un principe : tout ce qui ne traduit pas l’application de la charia’, qui s’en éloigne ou qui la contredit est une anomalie. Elle obéit à une exigence : une fois identifiée, toute anomalie doit être combattue. Sa mise en œuvre a cependant lieu suivant une démarche qui s’apparente à une répartition des rôles qui tient compte des conditions matérielles, sociales et psychologiques des musulmans. Ces derniers sont en effet invités à apprécier les situations qu’ils connaissent pour savoir s’ils peuvent se servir directement de la force pour rétablir l’ordre suivant les lectures qu’ils font des prescriptions de leur religion, ou bien recourir à la persuasion, ou bien encore se limiter aux ressentiments en attendant de disposer d’un autre moyen d’action plus énergique. Périodiquement concrétisée d’une manière brutale, suivant la première indication, cette stratégie incite l’observateur non averti ou pressé à distinguer le musulman modéré du musulman extrémiste dénommé islamiste pour la circonstance. Or rien ne justifie cette distinction. De fait, aucun musulman ne remet en question ouvertement cette stratégie. Et depuis la dernière décennie du 20e siècle, l’histoire sociale s’articule sur un fait patent en Algérie : les musulmans qui agissent en vue de l’application de la charia’ considèrent que tout coreligionnaire qui ne participe pas à leur projet est un musulman tiède qu’ils méprisent dans tous les cas et éliminent parfois, ou bien un musulman démuni comme l’indiquent différentes manifestations. Acculés par des journalistes sur des plateaux de télévision, deux défenseurs de l’Islam en Europe ont pris des positions contraires à la religion musulmane. Interrogé à propos de la lapidation des femmes adultères, l’un a déclaré qu’il était

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contre. Questionné au sujet des lois, l’autre a affirmé qu’il faut appliquer la loi de la République au lieu de la loi religieuse lorsque l’appréciation d’un fait impose de choisir entre ces deux dispositions juridiques. Loin d’être subitement devenus pacifistes ou d’avoir apostasié comme le laisserait entendre une première lecture de leurs déclarations, ces musulmans ont plutôt donné du mou à leurs adversaires suivant la dernière indication de la stratégie qu’ils partagent avec leurs coreligionnaires. C’est également le cas du Mufti du Caire lors de la consultation de l’Imam d’El Azhar par le Ministre français de l’Intérieur au sujet du foulard. L’Imam a publiquement déclaré que si un pays envisage d’adopter une loi contre ce symbole religieux, c’est son droit. Le Mufti n’était pas d’accord. Il a cependant attendu le départ de l’Imam pour se prononcer. Telle est la conduite ancestrale : on se soumet au pouvoir lorsque l’on ne peut pas le remettre en question ouvertement, plus précisément lorsqu’il est impossible de le réduire dans l’immédiat. En pratique, les musulmans s’adaptent aux circonstances qu’ils ne maîtrisent pas. Les Turcs viennent d’en fournir le dernier exemple. Pour obtenir l’autorisation de négocier leur entrée dans l’Union Européenne, ils ont renoncé à la loi contre l’adultère des femmes qu’ils venaient d’adopter. Loin d’être le résultat d’une transformation interne ou d’une remise en question quelconque, cette renonciation est plutôt imposée de l’extérieur. Elle laisse par conséquent intact le rapport à la religion. Ces faits ne permettent nullement de conclure que les musulmans peuvent être favorablement disposés à l’égard de la démocratie, entendue comme possibilité offerte à chacun de choisir librement son mode de vie. D’autres données le confirment. Primo, personne ne peut se défaire de l’Islam une fois qu’il l’a adopté. L’option est irréversible. L’apostasie expose, successivement, à l’excommunication, à la peine de mort et aux flammes de l’Enfer.

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Secundo, les musulmans ne revendiquent le respect du droit à la différence qu’à leur avantage. De fait, ils ne laissent subsister ni bar, ni charcuterie, ni cinéma dans les quartiers qu’ils contrôlent en France, par exemple. Et il y est difficile aux femmes de se produire à l’extérieur dans des tenues de leurs propres choix. Tertio, aucune dérogation ne peut être obtenue au sujet des prescriptions du Coran, texte sacré, scellé et maintenu sous la protection divine. La femme musulmane doit donc se voiler. Cette obligation est aussi intemporelle que le texte qui la contient. Deux raisons la justifient : la femme musulmane doit se distinguer des autres femmes et ne pas exciter les hommes en dehors de son mari. Derrière ces considérations religieuses campent cependant des raisons sociologiques que nous identifierons (voir plus haut). Quarto et enfin, rien n’indique que l’Islam favorise des élections démocratiques. L’accès au pouvoir est, chez les musulmans, l’aboutissement d’un processus violent pour des raisons qui méritent également de retenir l’attention. Et les décideurs du moment obtiennent l’allégeance de subordonnés et de clients, n’étant soumis à aucun contrôle, sinon à celui d’Allah. Il importe par conséquent de préciser les conditions d’alternance au pouvoir en terre d’Islam. En termes clairs, il faudrait savoir pourquoi cette alternance est-elle violente et pour quelle raison cette violence est-elle toujours justifiée par la nécessité de rétablir l’Islam authentique dans les contrées ayant déjà embrassé la religion musulmane. Des éléments d’explication pourront être avancés à partir de ce qui se passe en Algérie, pays musulman depuis une quinzaine de siècle. Pour ce faire, la mise en place d’une problématique est nécessaire. 1. 2. Problématique : En provenant de l’extérieur, aucun visiteur ne peut manquer d’être séduit par la diversité des paysages qu’offre l’Algérie à ses résidents. C’est exactement le cas de toute personne qui se rend dans une famille algérienne : elle ne peut pas manquer non plus d’en souligner la générosité.

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L’observateur constate cependant que les principaux lieux relativement hospitaliers que réservent ces paysages, se limitent généralement à une mince bande littorale. Le reste est déchiqueté, rude, saharien. Et si son séjour se prolonge, il remarque également que l’ambiance que contient la famille algérienne est généralement encombrée d’entraves et souvent occupée par des conflits plus ou moins larvés selon les cas. De fait, les individus traînent généralement un malaise interminable partout où ils se trouvent et à tel point qu’il devient difficile de préciser s’ils ne parviennent pas à s’en défaire ou qu’ils s’y refusent. Certes, ils ne nient pas la beauté des sites à travers lesquels ils évoluent. Mais ils ne manquent pas de faire savoir que les difficultés qu’ils subissent sans cesse les empêchent d’en profiter. Seuls le bluff, le fatalisme et l’immersion dans un groupe social leur permettent d’anesthésier momentanément leurs souffrances. Autrement, ils avouent que « rien ne fonctionne dans ce pays. » Et ils n’hésitent pas non plus à souligner qu’ « il vaut mieux partir ». Cependant, ils n’arrivent pas, non plus, à être à l’aise une fois à l’étranger. L’Algérie leur manque. Ils en éprouvent de la nostalgie. Ils s’efforcent alors de reconstituer le puzzle social dont ils ont situé les effets à l’origine de leur départ. Tel est le paradoxe des Algériens : ils souffrent et ils tiennent à évoluer à travers le mode de vie qui les fait souffrir. Rien n’indique pour autant que les Algériens sont sadomasochistes. Pourtant, ils ne parviennent pas à vivre sans se servir de la violence et, par conséquent, sans la subir. Celle-ci n’est cependant pas nécessairement physique ou armée. De fait, les gens se bagarrent moins qu’ils n’en donnent l’impression à travers leurs dispositions agressives. Et l’image de l’Algérien au couteau est surfaite. Le suivi de ses interactions montre, en effet, qu’il se sert beaucoup plus de mots blessants que de lames tranchantes ou d’armes à feu. Un préalable est cependant nécessaire à l’analyse de la violence qui l’accompagne ainsi sans relâche.

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Ce préalable est relatif à l’emprise du pouvoir sur la société. Il se veut total. Deux preuves l’attestent. La première preuve en est que le pouvoir s’interpose entre la vie en société et les conditions de vie des populations. Tout transite en effet par les instances dirigeantes. La conséquence en est une politisation à outrance de la vie sociale. Et c’est la seconde preuve attestant l’importance de l’emprise sociale du pouvoir. Tout a, en effet, une signification politique. Et tout ce qui ne correspond pas aux indications officielles est nécessairement contre le système en vigueur. Parallèlement, ceux qui évoluent dans cette ambiance attendent tout du pouvoir. Ils le font savoir sans gêne. De fait, ils ne manquent jamais de souligner que s’ils ne sont pas à l’aise, ce n’est pas parce qu’ils ne font rien pour l’être, mais bien parce que le pouvoir les en empêche. « En nous encombrant de problèmes de toutes sortes, disent-ils, les responsables nous occupent. Ainsi, ils nous épuisent, ce qui nous éloignent des questions politiques. » Ce faisant, ils révèlent une des principales caractéristiques de la violence. Celle-ci n’est pas accidentelle. Elle est plutôt voulue. Par conséquent, elle à une signification psychologique et une portée sociale dont les acteurs sociaux ne sont pas nécessairement conscients. 2. Signification et portée de la violence en Algérie :

Pour saisir la signification et jauger la portée de la violence en Algérie, il est nécessaire d’observer trois exigences. La première exigence consiste à prendre conscience du fait que les modalités de vie se compliquent sans fin en Algérie, épuisant les individus qu’elles concernent. Deux faits permettent de l’affirmer. Le premier fait a trait aux tenues vestimentaires des filles. Elles se réduisent généralement à des voiles même lorsqu’elles semblent modernes. Dans ce dernier cas, en effet, les filles font preuve d’un tour de force qu’elles renouvellent constamment : elles parviennent à exhiber leurs

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formes sans rien montrer de leurs corps, déroutant ainsi l’observateur non averti. La raison en est qu’elles ne sont pas plus libres de leurs corps que celles qui se camouflent derrière des voiles. Leur apparence est simplement trompeuse. Et la gymnastique psychosociale qu’elle nécessite est éprouvante : les filles dépensent leur énergie à paraître modernes tout en montrant qu’elles ne se départissent pas des traditions. Et c’est cet éreintement que l’on retrouve au bout du second fait. Une vie sociale nocturne semble s’installer à longueur d’année en Algérie. En effet, les Algériens sortent de plus en plus la nuit. Mais contrairement aux apparences, leur vie nocturne ne comporte généralement pas de vie sociale. Elle se réduit le plus souvent à des déplacements en voiture, moyen pratiquement aussi fermé que les points de chute auxquels il fait aboutir (maison, restaurant). Et ce moyen sert beaucoup plus à faciliter l’établissement et l’entretien des contacts nécessaires aux échanges et aux soutiens sociaux, qu’à la détente individuelle. Résultat : les individus sont continuellement pris par les exigences qu’induisent les relations sociales (visite, solidarité, entraide…), ce qui les épuise le plus souvent. Ainsi, le maintien des modalités de vie anciennes derrière des techniques modernes alourdit la vie sociale beaucoup plus qu’il ne la facilite. Et c’est ce qui empêche les individus de prendre le recul nécessaire à la clarification de leurs conditions de vie. Il leur est alors difficile de prendre conscience de la violence qui les accompagne comme leur ombre. Dans ces conditions, toute enquête scientifique réalisée à l’aide d’un questionnaire est susceptible de tourner court. De fait, il est difficile d’obtenir des réponses fiables au sujet des différents types de violence qui marquent la vie sociale. Au mieux ou au pire, les individus ne répondront qu’aux questions relatives à la violence armée et à la violence physique. Et comme ils ne les pratiquent pas nécessairement tous, leurs réponses ne dépasseront généralement pas les

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limites des déclarations officielles sur le terrorisme et ses effets. Par conséquent, la seconde exigence est d’entreprendre l’analyse de la violence en dehors de la nécessité de s’en défaire. Pour l’instant, il faut en effet connaître ce phénomène avant d’envisager de le maîtriser. D’autres données justifient cette nécessité. L’option pour la remise en question de la violence est récente. Jusqu’à présent, elle n’a nulle part produit d’effets pouvant servir de repères. Elle traduit, de surcroît, l’aboutissement d’une multitude de transformations qui n’ont eu lieu que dans les pays occidentaux. Et le stimulus de déclenchement de ces transformations est systématiquement mis à l’index dans les pays musulmans. En ayant trait à un processus de désacralisation, ce stimulus y relève de l’impensable. Aussi, toute velléité susceptible d’en favoriser l’enclenchement est combattue. Enfin, la troisième exigence est de ne plus se tenir aux seuls faits susceptibles d’attester que la colonisation, l’expérience de développement et l’islamisme ont tour à tour déstructuré la société algérienne. La raison en est qu’un phénomène ne peut être déstructuré une seconde et une troisième fois que s’il s’est restructuré entre temps. En effet, la société algérienne s’est restructurée à la suite de chacun de ces événements historiques. Etant vérifiable, cette restructuration signifie que le soubassement sociologique qui caractérise l’Algérie demeure vivace malgré les tentatives ayant effectivement consisté à le réduire d’une manière ou d’une autre. Il peut par conséquent servir de référence à l’établissement et à l’analyse d’une typologie de la violence, dans la mesure où il la contient et la sous-tend. De fait, quatre types de violence peuvent être mis en évidence à travers la société algérienne. 1. La violence de l’environnement géographique et

climatique : elle forme la base d’édification de

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l’organisation sociale traditionnelle qui, sous le couvert d’options politiques anciennes ou modernes (Islam,

socialisme, démocratie), régit en profondeur la société algérienne depuis toujours.

2. La violence sociale : elle figure comme un moyen, à la fois, de gestion de la vie sociale et de participation sociale des individus.

3. La violence physique : elle constitue une procédure d’éducation des jeunes et de sanction des récalcitrants, tout particulièrement des épouses.

4. La violence armée : elle sert de moyen de préservation du mode de vie traditionnel.

Le traitement de cette typologie permet de dégager de nouvelles perspectives analytiques. De fait, l’erreur commise jusque-là est de penser qu’il y a une violence domestique, une violence conjugale, une violence à l’école…, ou bien une violence liée au Ramadhan… Or, il ne s’agit là que des lieux et d’une période où les mêmes types de violence s’exercent. En effet, la violence pratiquée par les hommes est sociale, physique ou armée. Et ils la pratiquent partout et à tout moment suivant ces types. En revanche, les lieux et une période comme le Ramadhan, mois où la tension sociale s’exacerbe, ne contiennent pas des violences spécifiques, mais ils réunissent des stimuli de déclenchement de tel ou tel type de violence. Et c’est ce qui reste à préciser. Parallèlement à la clarification de l’enchaînement des types de violence que nous retenons, l’analyse permettra d’appréhender les conséquences dues au caractère désormais anachronique du soubassement sociologique traditionnel. Elles seront saisies aussi bien au niveau des acteurs sociaux (manque d’entretien physique, essoufflement rapide, refus de l’effort, inefficacité technique), que de la société globale (échec du développement, bouleversements sociaux, risque de dissolution sociologique). Il sera alors possible de disposer des éléments susceptibles de servir à l’explication du sombre tableau que présente la société algérienne.

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De fait, le délabrement habite l’Algérie. Il a rang de résident. Il est partout et il a partout pignon sur rue. Il est visible à l’œil nu. Il se propage, évolue et se complique comme tout élément vivant. En bref, il occupe les lieux au même titre que les individus et les groupes sociaux. D’ailleurs, ces derniers le côtoient sans gêne ou presque. Pire, le délabrement et la plupart des acteurs sociaux sont en interaction constante. Ils le renforcent et il détint sur eux. Ainsi, si le cadre de vie se dégrade sans fin, ceux qui en souffrent s’ingénient à admettre et à tenter de faire admettre qu’il s’agit d’un phénomène inéluctable. En fait, il prolonge leurs pratiques. Généralement, les gens n’agissent et n’interagissent que lorsqu’ils sont persuadés de gagner au change immédiatement et à titre personnel. Autrement, ils se détournent, lorsqu’ils ne détruisent pas ce qui pourrait servir à améliorer les conditions de vie des autres. Aussi, ils éprouvent des difficultés à sourire à la vie. Pis encore, la représentation catastrophique du devenir leur sert à démoraliser les rares manifestations d’espoir qu’ils remarquent autour d’eux. 3. La violence de l’environnement comme fondement de l’organisation sociale traditionnelle :

Les moyens de subsistance (air, eau, récolte…) proviennent de l’environnement géographique et climatique. De prime abord, cet environnement paraît ainsi clément. Cependant, il est en même temps violent. Ses retournements périodiques (séisme, sécheresse, pluies torrentielles, érosion, invasion d’insectes dévastateurs, épidémies…) sont en effet dangereux. Et ils sont, de surcroît, imprévisibles. Alors, les croyances collectives retiennent qu’ils traduisent les fluctuations incontrôlables de l’humeur divine, dans la mesure où les textes sacrés spécifient qu’Allah détient l’environnement sans partage et qu’il s’en sert pour récompenser et punir ses créatures selon son bon vouloir. Résultat : les retournements de l’environnement demeurent imparables, leurs effets étant souvent désastreux partout où le manque d’intégration des connaissances scientifiques ne permet pas d’établir une organisation sociale susceptible de

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sous-tendre la mise en œuvre de techniques de protection efficaces, comme c’est toujours le cas en Algérie.

3.1 Organisation traditionnelle de la société : L’observation montre, en effet, que sous le couvert d’options politiques et économiques modernes (socialisme/économie dirigée, démocratie/économie libérale), le champ social algérien est toujours régi par une organisation sociale ancienne, de type traditionnel. Ce qualificatif n’est cependant pas retenu pour signaler uniquement que cette organisation est ancienne et qu’elle contient des traditions, mais bien pour souligner deux autres aspects. D’abord, que cette organisation est structurée à partir des difficultés de maîtriser les conditions de l’environnement, donc les moyens de subsistance, plus précisément de survie. Ensuite, qu’elle est inlassablement reconduite à l’appui de la crainte de provoquer inévitablement le courroux divin en tentant de franchir les limites de l’Inconnu, cet attribut du monde extérieur, chasse gardée d’Allah. N’ayant jamais été transformée, l’organisation sociale traditionnelle occupe effectivement depuis toujours l’espace algérien au sens physique et symbolique du terme. En même temps, elle habite le conscient et, surtout, l’inconscient individuels et collectifs. Elle régit, par conséquent, la manière d’être et d’agir des acteurs sociaux. Certes, cette organisation semble parfois refluer au point de donner l’impression d’être en voie d’extinction. Cela a été le cas lorsque la modernité a eu le vent en poupe à l’occasion de l’enclenchement de l’expérience de développement au début des années 1970. Cependant, l’organisation sociale traditionnelle profite inlassablement de trois brèches pour s’infiltrer dans tout espace social et submerger la vie en société d’une manière partielle ou globale : les événements familiaux (mariage, naissance, circoncision, maladie, accident, décès), les rites religieux (ramadhan, aïd, mouloud) et les affaissements de la modernité (baisse de production, pénurie, catastrophe naturelle).

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Ces données révèlent l’emprise sociale inégalable de l’organisation sociale traditionnelle en Algérie. Et cette emprise est due au fait que, jusqu’à présent, la survie n’est assurée qu’à l’appui de cette organisation dans l’environnement hostile jamais maîtrisé sur lequel s’est établie la société algérienne. C’est cette organisation qui favorise, en effet, la solidarité et l’entraide nécessaires au maintien de la vie à travers l’adversité ambiante. Elle demeure cependant segmentaire, son efficacité (satisfaction des besoins, sécurité, perspectives…) ne dépassant généralement pas les limites des groupes domestiques (réseaux familiaux, famille élargie, tribu, ligue, confédération). Cette caractéristique a été mentionnée sans être expliquée. Elle ne peut l’être qu’à la condition d’admettre qu’elle traduit une stratégie établie à la suite de deux constats difficiles à dater. 1er Constat : Contrairement à ce que laissent généralement entendre leurs dispositions souvent fatalistes, les hommes évoluant à travers l’organisation sociale traditionnelle ont fini par constater qu’Allah, pour rester dans une ambiance musulmane, ne détient pas tout, absolument tout. Ils ont en effet remarqué que l’énergie que contiennent les groupes sociaux, tout particulièrement les réseaux relationnels, lui échappe en fin de compte. Effectivement, cette énergie est directement insaisissable. Rien ne la contient ouvertement, sinon les relations sociales dont la fluidité et les fluctuations peuvent être déroutantes. Et rien ne peut en venir à bout, du moins franchement. De fait, les accidents, les maladies et la mort concernent beaucoup plus les individus que les réseaux relationnels qu’ils établissement et entretiennent. Ces derniers sont permanents. Certes, ils s’affaiblissent de temps à autre, mais ils régénèrent sans cesse. Tout indique, ainsi, qu’ils sont immortels. Et ils demeurent clandestins, ce qui leur permet d’échapper au moins en partie aux emprises extérieures, y compris à l’emprise d’Allah. Or, ils représentent les organes moteurs de l’organisation sociale traditionnelle.

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C’est en effet à travers ces réseaux que les individus sont façonnés et gérés de telle façon qu’ils apprennent et, au besoin, vérifient qu’ils ne peuvent évoluer qu’à l’appui des soutiens que leur procurent leurs relations sociales et que, par conséquent, ils ne peuvent éventuellement compter que sur ceux avec lesquels ils sont en contact permanent. Certes, ce rapport à la vie a fini par butter contre des articulations modernes (structures sociales, entreprises, techniques …). Il continue cependant à être entretenu par les réseaux relationnels qui se font et se défont à l’abri des maisons, des organismes professionnels et des alliances politiques. 2ème constat : Les hommes évoluant à travers l’organisation sociale traditionnelle ont également vérifié que l’efficacité de l’énergie que contiennent les réseaux relationnels est tout particulièrement tributaire des liens du sang. Ils ont en effet remarqué que, pour venir en aide à quelqu’un en toute circonstance et parfois même au détriment de ses propres intérêts, il faut que ce bénéficiaire représente un autre soi-même, selon la formule de Carmel Camilleri. En termes clairs, il doit provenir de la même matrice sexuelle. La filiation est la garantie de la solidarité et de l’entraide inconditionnelles dont relèvent les échanges entre proches dans les milieux sociaux régis par l’organisation sociale traditionnelle. Résultat : en dehors des réseaux relationnels dont se compose l’intimité domestique et que renforcent d’éventuels alliés et clients dont la fidélité n’est pas nécessairement permanente, il ne reste que l’adversité. Dans ces conditions, une exigence devient incontournable : il faut se familiariser avec la violence pour se tenir prêt à faire face à d’éventuels coups durs nécessairement imprévisibles. Telle est la nécessité qui fonde le mode de vie traditionnel. En évoluant à travers une ambiance sociale marquée par la violence à des degrés divers, les uns et les autres bénéficient d’un stage permanent qui les aguerrit. Ils acquièrent, alors, une sorte de seconde nature qui leur permet, tout à la fois, de se protéger, de se défendre, de ne pas être totalement

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surpris par la violence lorsqu’elle éclate, d’être en quelque sorte blasé, et d’y faire face. L’analyse de la violence sociale permet de le préciser. En attendant de la mener, notons ce qu’il est possible d’appréhender sous la forme d’un boomerang en Algérie : depuis quelques décennies, l’environnement y est, à son tour, l’objet d’une violence que nous appréhendons sous la forme d’une sorte de vengeance. 3. 2. Boomerang : Deux raisons expliquent cette violence. La première raison est ancienne. La dangerosité de l’environnement est traumatisante. On a noté que l’insécurité qu’elle a de tout temps provoquée a incité à construire et à entretenir des réseaux relationnels comme autant d’unités sociales consistant à assurer la survie. Certes, ces réseaux sont puissants lorsqu’ils sont enchevêtrés. Ils sont cependant fragiles. Ce n’est qu’en se tenant comme des édredons qu’ils parviennent à résister aux assauts de la violence ambiante. Et ils sont, de surcroît, instables. Ils se font et se défont, en effet, au gré des circonstances, tout particulièrement des difficultés rencontrées. En fait, bien plus que les aléas de la vie (maladie, accident…), les moments de réjouissance (naissance, mariage…) incitent sans cesse à opérer de véritables bilans sur l’état des réseaux relationnels. La raison est simple : Il est difficile de compter sur quelqu’un en cas de coup dur après une défaillance lors d’une réjouissance. M’barek en a subi les effets. « J’ai toujours veillé à ce que mes parents ne manquent de rien. L’unique erreur que j’ai commise à leur égard est que je ne les ai pas invités au mariage de mon fils. Mais je ne pouvais pas le faire décemment, alors qu’ils étaient en deuil à la suite du décès d’un proche. Et je ne pouvais pas reporter la fête non plus, tout était fixé et préparé. Je le regrette. Et je le regrette d’autant plus que mes parents ont rompu avec moi

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pour cette raison. Ils ont refusé de me recevoir. J’ai été les visiter et ils m’ont fermé la porte au nez. J’ai passé la nuit dehors, dans la voiture. Ont-ils oublié tout ce que j’ai fait pour eux de nombreuses années sans hésitation et sans rien leur demander en échange ? » En fait, ils n’ont plus confiance en M’barek. Outre la raison déjà mentionnée, l’explication doit tenir compte des caractéristiques sociologiques de l’Algérie. Les réseaux relationnels contiennent la vie sociale dans cette contrée. Ils sont donc partout, dans tous les milieux de vie, y compris au sein des instances dirigeantes. Et s’ils sont entremêlés, ils sont également fluctuants. Leurs alliances sont en effet éphémères depuis toujours. Bien plus, elles sont régulièrement annulées par les trahisons qui surviennent parfois au moment où le besoin d’aide se fait durement sentir. Il suffit de consulter l’histoire des berbères d’Ibn Khaldoun (1) et de suivre le déroulement de la vie sociale pour constater que la dialectique alliance-trahison rythme inlassablement la vie maghrébine. L’insécurité qu’elle génère sans cesse incite chacun à éprouver la nécessité d’être constamment au courant de ce qui se passe dans les réseaux relationnels qu’il fréquente. Chacun tient, en effet, à savoir qui est avec qui et qui est contre qui parmi les gens qu’ils connaît, pour identifier ceux sur lesquels il pourrait éventuellement compter en cas de coup dur. Car, tout relève en fin de compte de la solidarité et de l’entraide que seules la proximité et la fusion sociale garantissent. Mais jusqu’à l’indépendance, pour prendre un repère historique, c’est-à-dire jusqu’au moment où les sources de revenu se sont subitement diversifiées, il fallait également compter, bon gré mal gré, avec l’environnement. Les récoltes étaient, en effet, tout aussi indispensables à la vie que le soutien des proches, des alliés et des clients. Ce n’est plus toujours le cas. -------- (1) Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de

l’Afrique septentrionale. Trad. par Le Baron De Slane, Paris, Librairie Orientale, 1978.

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Une seconde raison explique en effet le déploiement d’une sorte de vengeance contre l’environnement. Elle est récente. Elle a pris corps et forme à partir du moment où les individus et les groupes sociaux ont commencé, en nombre grandissant, à disposer de la possibilité de couvrir leurs besoins sans être obligés de passer par l’environnement ou d’en tenir compte. Ce fut d’abord le cas des fonctionnaires, ensuite des commerçants et des émigrés. Le salaire garanti et les avantages financiers et matériels (primes, logements…), d’une part, les gains dus au commerce, au change parallèle et à la corruption, d’autre part, ont souvent entraîné l’abandon de la terre et, dans des cas de plus en plus nombreux, sa destruction pure et simple. De fait, les gens entreprennent des constructions non pas en puisant, comme leurs ancêtres, dans les disponibilités de leur environnement immédiat (pierres, argile…), mais en achetant les matériaux dont ils ont besoin, ceux-ci étant au moins en partie importés. Et ils construisent partout, y compris sur les parcelles de terre arable qui ont servi à assurer la vie à travers une longue durée. Ils donnent ainsi l’impression de vouloir venir à bout d’un problème qu’ils subissent depuis longtemps. Cette impression devient certitude à travers l’occupation d’un nouveau quartier à la périphérie d’Alger. Il contient des pavillons dépourvus de garage. Leurs acheteurs le savaient. Mais au lieu de s’organiser en vue de disposer d’un garage collectif, la plupart ont décidé d’agir à titre individuel, n’hésitant pas à faire disparaître des espaces verts pour construire des abris pour leurs véhicules personnels. Parallèlement, trois types d’acteurs (des propriétaires de pavillon, un chef de service d’urbanisme et des gendarmes) ont procédé de manière identique à l’issue des transformations qu’ils ont apportées à leurs logements personnels et de fonction : au lieu de faire déposer leurs débris dans une décharge, ils s’en sont servis pour boucher les crevasses tout au long d’une route voisine, lorsqu’ils ne les ont pas purement et simplement abandonnés à la

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périphérie de leur quartier, le plus souvent sur des parcelles de terre arable. En quels termes pourraient-être posées les questions relatives à l’urbanisation dans ces conditions ?

3. 3. Problèmes d’urbanisation : Deux raisons incitent à retenir la préoccupation relative à cette interrogation. La première raison est récente. Elle est liée à l’étonnement d’un sportif. « J’ai été soudain pris par une odeur nauséabonde sur le circuit que j’ai souvent suivi en faisant du footing. J’ai immédiatement pensé qu’elle provenait d’un cadavre en décomposition. En fait, elle était dégagée par les déchets que déposaient les employés d’une usine de pâte alimentaire à proximité. J’ai par conséquent décidé d’alerter la gendarmerie du secteur. Le sergent qui m’a reçu m’a sérieusement étonné en me disant qu’ils étaient au courant, mais qu’ils ne pouvaient rien faire tant que le propriétaire du terrain ne s’est pas manifesté. En clair, la gendarmerie n’intervient qu’à la suite d’une plainte. » Autrement dit, les pouvoirs publics ne gèrent pas la société régulièrement, mais seuls les problèmes qu’ils ne peuvent pas ignorer. Le commentaire d’un cousin de ce sportif le confirme. « Ton étonnement n’a pas lieu d’être, fait remarquer ce cousin à ce sportif. Il suffit de faire attention pour constater que, en dehors de la circulation qu’ils règlent à certains moments et au niveau de certains carrefours, les gendarmes n’interviennent que lorsque un accident de la circulation comporte des dommages corporels. Ils établissent alors un constat. » En revanche, la seconde raison est plus ancienne. Elle a en effet trait au passé, dans la mesure où le moindre retour sur l’histoire de l’Algérie incite à affirmer que cette terre est imbibée du sang de ceux qui, autochtones et allogènes, ont lutté pour y vivre. Cette terre doit être par conséquent respectée et traitée avec égard. Tel n’est pas le cas. Les habitants l’abîment. Ils la cassent par morceau. Il importe par conséquent de revenir sur la guerre de libération pour

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préciser si le soulèvement irréversible contre la colonisation était réellement dû à l’amour de cette terre, ou bien à des raisons sociologiques étrangères, voire contraires aux questions d’urbanisation sans lesquelles aucun terroir ne peut plus être valablement préservé. En attendant d’avancer des éléments de réponse à cette interrogation, notons que la violence contre l’environnement n’est pas spécialement due au processus d’industrialisation, mais surtout à la complication du rapport ancestral au monde extérieur. Ne pouvant gérer l’environnement suivant ses propres besoins, l’homme traditionnel, on l’a noté, s’en est dessaisi au profit d’Allah. Cette rupture n’était cependant pas totale. L’homme traditionnel n’a en effet jamais manqué de se saisir des opportunités (eau, récoltes, gibiers…) qui prenaient corps et forme à sa proximité, réduisant ses propres interventions sur l’espace (labourage…) à de simples sollicitations de la puissance divine à travers les rites agraires. Et depuis qu’il peut vivre et évoluer sans se préoccuper directement de son environnement, il n’en a cure. De fait, on a noté qu’il l’agresse ouvertement, mais sans s’opposer directement à Allah pour autant. Cette récente tournure que prend la rupture avec l’environnement est, en effet, étrangère aux questions de désacralisation consubstantielle de l’urbanisation, processus consistant à organiser et à gérer la vie sociale suivant les disponibilités et les besoins des acteurs sociaux individuels et collectifs. Elle traduit plutôt la complication de la rupture ancestrale avec l’environnement, comme le montre la manière dont les déchets sont traités en Algérie. L’homme évoluant à travers l’organisation sociale traditionnelle a de tout temps abandonné ses déchets un peu partout sans se soucier de son environnement, ni paraître agressif pour autant. La raison en est que ce qu’il rejetait, ainsi, était biodégradable. Ce qui n’est plus toujours le cas.

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Résultat : l’environnement se dégrade. Et il s’abîme d’autant plus que, au même titre que les gestionnaires officiels de l’espace public, les auteurs de cette dégradation en ignorent la cause, tout autant que la portée des actes qui la provoquent. La raison en est que, ni les uns ni les autres ne peuvent s’interroger sur l’enchaînement de ces gestes sans finir par opérer les transformations socioculturelles nécessaires à l’établissement d’un nouveau mode d’organisation et de nouvelles modalités de gestion de la vie sociale. Or, musulmans, ils tiennent à bénéficier des projections que contient le Paradis dans l’Au-delà. Et ce bénéfice n’est nullement conditionné par des questions relatives aux transformations socioculturelles. Ainsi, lorsque les uns et les autres disposent des moyens (argent, responsabilité) qui leur permettent de ne plus passer par l’environnement physique pour vivre, ils entreprennent de s’en débarrasser au plus vite, quitte à le faire disparaître sous des couches de béton ; la Mitidja en porte les marques les plus criardes. En même temps, ils articulent leur vie en société autour du sacré plus franchement qu’auparavant. Les Casbahs, constructions traditionnelles, traduisent la projection de cette démarche sur le sol. Contrairement aux villages d’antan où le sacré était disposé à la périphérie, plus précisément à proximité des principales voies d’accès, là où des hommes faisaient le guet pour dissuader d’éventuels agresseurs et prémunir ainsi leurs groupes familiaux des dangers susceptibles de provenir de l’extérieur, les quartiers dont se composent les Casbahs ont généralement pour centres de gravité les mosquées. Parallèlement, ils forment des entrelacs de maisons accoudées les unes aux autres à la manière des réseaux relationnels dont l’enchevêtrement a été noté. En même temps, ils sont dépourvus d’espaces verts. La terre n’y subsiste que sous la forme d’une survivance à l’intérieur de pots à jasmin ou à fleurs, l’artisanat et le négoce, sinon les dotations du pouvoir, permettant de disposer des produits nécessaires à la vie.

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Tel est également le cas des nouvelles constructions. Outre le fait que les quartiers qu’elles forment sont souvent pourvus de mosquées, sinon de salles de prière, elles servent à contenir des réseaux familiaux extensibles et elles sont généralement dépourvues d’espaces verts. Les gens construisent en effet la totalité des terrains qu’ils achètent, ne laissant subsister la terre qu’en bordure de murs et dans des pots où ils plantent des rosiers ou des arbustes. Et tout comme les bâtisses des Casbahs d’antan, ces nouvelles constructions sont fermées sur les côtés à l’aide de murs aveugles et de palissades, ou de plantes grimpantes ou bien de bâches. Mais contrairement aux anciennes constructions, elles demeurent souvent inachevées. Cependant, rien n’indique que ces constructions souffrent d’un manque de moyens. Tout incite à affirmer que ce qui finit ainsi par constituer une forme étendue de misérabilisme est plutôt dû à la crainte du mauvais œil. Cet inachèvement, conforme à l’absence de précision et de finition qui caractérise le mode de vie traditionnel, consiste à dérouter les autres, y compris Allah. De fait, on attend du Créateur qu’il se conforme à l’habitude consistant à ne pas jalouser les pauvres et, surtout, à ne pas aggraver les situations de ceux qui souffrent de manques. Toutefois, la demande n’est pas clairement formulée. Elle fait partie des nombreux non-dits qui parsèment la vie sociale traditionnelle. Ce faisant, la société algérienne s’expose à une véritable crise écologique qui finira par lui poser des problèmes sur la scène internationale. Les transformations mondiales depuis la fin du siècle dernier sont en effet telles que pratiquement plus rien ne peut être organisé et géré suivant les paramètres relatifs au territoire national. Peu à peu, la terre est à la portée de tous. Elle finira par appartenir à tous. Aussi, aucune société ne pourra plus agir sans tenir compte des intérêts des autres, tout particulièrement en matière d’écologie. L’analyse de la violence sociale permettra de mettre en évidence d’autres difficultés auxquelles la société algérienne est susceptible de s’exposer.

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4. La violence sociale comme moyen de gestion et de participation sociales :

La violence sociale est concrétisée, principalement, à l’aide du regard, de la mimique, des attitudes et des mots. A ces différents titres, elle participe des interactions sociales qui forment les éléments moteurs de la vie quotidienne. Aussi, elle est, à la fois, illimitée, permanente et omniprésente. De fait, elle marque l’ensemble des milieux de vie et tous les niveaux de la hiérarchie sociale. En effet, tous les individus l’exercent. Et tous la subissent. Ils en sont, à la fois, auteurs et victimes. Elle les oppose et les raccorde les uns aux autres à la manière d’une dialectique dont ils souffrent et à laquelle ils participent. Leur nervosité épidermique et leur disposition générale à nuire en sont les signes distinctifs. Des relations de voisinage le montrent. Une dame, divorcée et mère d’un enfant, s’installe dans une maison individuelle. Elle héberge son père et sa mère. « Nous sommes tous les trois malades», dit-elle. Cependant, ses parents étaient plus souffrants, tout particulièrement son père. Agé de 91 ans, il avait continuellement besoin de soins. Sa fille le transportait souvent en urgence à l’hôpital. Aussi, pour faciliter le transbordement de son père du lit à la voiture, elle a souhaité faire stationner son véhicule près de sa porte d’entrée. Elle ne pouvait cependant le faire sans passer devant la porte de son voisin. Ce dernier s’y est opposé. Il a planté une buse au milieu de l’allée pour l’en empêcher. Elle s’est plainte à Amar, un autre voisin. « Vous vous rendez-compte de la méchanceté des gens, lui fit-elle remarquer ? Est-ce un voisin que nous avons-là ? C’est plutôt un monstre ! Mon père risque de mourir par sa faute! Heureusement que mes frères ne sont pas au courant de ce qui se passe. Autrement, ils l’auraient sérieusement malmené. » « Au bout de la seconde intervention de cette dame auprès de moi, fait savoir Amar, j’ai conclu qu’elle me prenait pour un naïf. Elle a su que je n’approuvais pas le traitement qu’elle subissait de la part de ce voisin. Aussi, elle a pensé qu’il

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suffisait, peut-être, de m’exciter un peu au nom de certaines valeurs pour m’amener à réagir à son profit sans qu’elle ne fasse appel à ses frères. Or ces derniers visitaient régulièrement leur père. Ils ont donc constaté l’existence de la buse. Et ils n’ont rien fait. » Telle est l’une des pratiques sociales les plus anciennes. Elle consiste à tenter d’agir à l’aide d’intermédiaires, quitte à les manipuler. L’objectif est de régler ses problèmes sans s’impliquer et, surtout, sans affronter les autres. Au besoin, on montre que l’on est démuni et on s’efforce de susciter de la pitié pour bénéficier d’une aide, d’un soutien ou d’une protection. Mais dès que ceux qui sont malmenés parviennent à détenir une possibilité de nuire à leur tour, ils s’en servent sans hésitation et pleinement. De fait, cette dame a entrepris de se venger du voisin qui l’a empêchée de déposer sa voiture auprès de sa porte, dès que son père est mort. Elle a en effet dressé un mur à la limite de son pavillon, coupant ainsi l’allée en deux. « C’est juste pour lui rendre la monnaie de sa pièce », fait-elle savoir. « Je lui bouche l’horizon à jamais », précise-t-elle. Elle oublie cependant qu’elle est malade et, qu’en cas d’urgence, elle pourrait avoir besoin de l’allée qu’elle vient ainsi d’obstruer pour assouvir sa rancœur. « C’est pratiquement le cas de ma voisine, dit Fodil. Elle profitait de toutes les rencontres de voisinage pour faire savoir et rappeler qu’elle était démunie. Alors, les voisins l’aidaient. Mais ils ne tenaient pas compte du fait qu’elle disposait du même logement que nous tous. Et ils viennent d’être surpris par le fait qu’elle a entrepris de transformer sa maison, ce qui va lui occasionner des dépenses. » 4.1. Fonctions et rôle : Tout indique, donc, que la violence sociale est d’une complexité extrême. Et tout incite à avancer qu’elle n’est pas gratuite. De fait, elle remplit des fonctions sociales et elle tient un rôle sociologique.

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L’analyse montre, en effet, que la violence sociale consiste à déranger l’individu, à le mettre en difficulté, à le fatiguer, à l’épuiser, à l’inquiéter, à le fragiliser. Telles sont ses fonctions sociales. En perturbant ainsi l’individu de différentes manières et à des degrés divers, la violence sociale l’amène à éprouver le besoin de bénéficier d’un soutien, voire d’une prise en charge. De fait, il se met à l’affût de tout réseau relationnel susceptible de le sécuriser. Tel est le rôle sociologique de la violence sociale : elle consiste à installer et à maintenir l’individu dans la dépendance. Et c’est lorsque cette dépendance a du mal à régir la vie sociale ou qu’elle est susceptible d’être remise en question qu’éclatent, tour à tour, la violence physique et la violence armée.

4. 2. Caractéristiques : Cependant, contrairement aux violences physique et armée, la violence sociale passe pratiquement inaperçue. Deux raisons expliquent ce fait. D’abord, la violence sociale ne laisse pas de traces, sinon dans les mémoires. Ensuite, il est difficile de la raccorder directement aux comportements qui la provoquent. De fait, les comportements générateurs de violence sociale sont dispersés à travers le temps et l’espace. Et ils paraissent d’autant plus anodins qu’ils représentent de simples détails de la vie quotidienne. En effet, quelle importance peut revêtir, par exemple, un claquement de porte face à une décision politique ou à une mesure économique ? Aucune, ou presque aucune. Tel est le type de réponse qui incite à négliger les comportements générateurs de violence sociale. Et c’est ce qui représente une erreur, dans la mesure où rien ne devient réalité sans comportements. Les conséquences sont à noter. Globalement, cette erreur empêche de veiller sur la gestion régulière de la vie sociale à l’égard de laquelle le comportement joue le rôle d’élément moteur. Dans ces

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conditions, les responsables ignorent ce qui, en termes de besoins et d’aspirations, poussent les acteurs sociaux à agir et à interagir. Ils se limitent, alors, à une simple surveillance qui leur permet de contrer les débordements éventuels de la dynamique sociale. En pratique, ils n’interviennent qu’en cas d’urgence. Leur rôle devient par conséquent répressif. En même temps, le fonctionnement des organismes qu’ils dirigent se réduit aux services qu’ils accordent à titre personnel. Et, plus précisément, cette erreur empêche de prendre conscience de trois aspects irremplaçables pour la compréhension de la violence sociale. Primo, que cette violence traduit l’accumulation de faits et gestes pouvant paraître insignifiants lorsqu’ils sont pris isolément. Secundo, qu’elle représente le revers de la prise en charge qu’assurent les réseaux relationnels à leurs éléments constitutifs. Tertio, qu’elle obstrue l’accès à la modernité, dans la mesure où elle entrave l’émergence de l’individu en tant qu’entité sociale distincte. De fait, la violence sociale est pernicieuse. Elle n’apparaît pas d’emblée à l’observateur alors qu’elle encombre la vie sociale. Ce n’est qu’à l’appui d’un suivi régulier que ce dernier pourrait déduire qu’elle traduit l’enchevêtrement de faits et gestes violents à des degrés divers. Il lui serait alors possible de distinguer une série de cristallisations de la violence sociale et de remarquer que celles-ci jalonnent, tout à la fois, la vie et le devenir des individus et des groupes sociaux. Parallèlement, l’analyse montre que cette violence est effectivement indissociable de la prise en charge que réservent les réseaux relationnels, familiaux et sociaux, aux individus dont ils se composent. La disponibilité dont font preuve ces deux types de réseaux est justifiée dans les deux cas. L’individu est fragile à sa naissance et il lui est pour le moins difficile de faire face aux difficultés de la vie lorsque les structures de substitution sont inexistantes, comme dans le passé, ou anémiées, comme c’est le cas en Algérie. En effet,

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il ne peut survivre sans la protection de son réseau familial. Et il ne peut vivre sans le soutien de ses réseaux sociaux. Le suivi de cette prise en charge montre, à son tour, deux autres aspects. D’abord, que cette prise en charge n’est pas gratuite. De fait, l’individu paie un prix dont nous préciserons le montant. Ensuite, que la reconduction de cette prise en charge à travers les générations enraye le renouvellement de la société. En effet, elle entrave, déstructure ou détériore tout ce qui pourrait permettre à l’individu d’émerger, d’agir et d’assumer les résultats de son action. En bref, elle entretient son incapacité de concevoir et d’entreprendre. Des cristallisations de cette violence sont significatives à cet égard. Elles marquent le milieu familial et la scène publique. D’autres cristallisations de la violence sociale alourdissent la dynamique du monde du travail. Elles ne seront cependant mises en évidence que lors de l’analyse de l’échec du processus de développement entrepris dans les années 1970. Ce processus devait, entre autres, articuler la société sur les questions relatives à la production. Or, on a précisé qu’elle est structurée en réseaux relationnels principalement. Il importe par conséquent de voir comment les perspectives de renouvellement furent étouffées à partir du milieu professionnel.

4. 3. Cristallisations familiales de la violence sociale : Avant de cerner ces cristallisations, notons la violence qu’exercent les instances dirigeantes contre la famille. Certes, cette structure est officiellement tenue pour être une cellule sociale de base. Cependant, son impact social est systématiquement négligé lorsqu’il s’agit d’organiser et de gérer, par exemple, le monde du travail. La raison en est que la famille semble en rupture avec l’extérieur. En tous les cas, on l’a noté, elle est généralement repliée derrière des murs aveugles. Cependant, elle représente un milieu incontournable. De fait, tous ceux qui vivent en dehors de leur famille sont guettés par l’exclusion.

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La preuve en est que la famille récupère quotidiennement les siens et, tout aussi quotidiennement, elle les réinjecte dans la société. Par conséquent, elle ne peut pas manquer de les influencer, ce qui lui permet d’influer à des degrés divers sur l’équilibre de l’ensemble des structures professionnelles où exercent ses éléments constitutifs. Des données l’attestent.

Sous le couvert des sollicitudes de ses proches, et d’abord de sa mère, l’individu est d’emblée immergé dans un moule social devant le contenir du berceau à la tombe. Tout est en effet entrepris pour qu’il observe des règles de conduite qui en font un élément au service des siens sa vie durant. Son éducation, sa socialisation et sa vie familiale le préparent à ne représenter qu’une simple pièce d’un puzzle qui le contient et s’en sert, plus précisément le consomme, si l’expression est permise. De fait, ses proches agissent et interagissent de telle façon qu’ils le piègent et le soumettent à une véritable anthropophagie sociale. La procédure qu’ils mettent en œuvre en vue de ce double objectif est, en effet, adoucie à l’aide de la charge affective dont ils dissolvent la violence du traitement qu’ils lui font subir. Elle consiste, sans lui offrir la possibilité de s’en rendre compte, à le dépouiller de son corps, de son sexe, de ses moyens et de son devenir pour en faire un bien à la portée des siens. Ces derniers le considèrent en effet comme une propriété indéfinie et ils le traitent comme telle. Tel est l’objectif visé à travers le mode de gestion auquel il est soumis dès sa naissance. 4. 3. 1. Mode de gestion du facteur humain : De fait, l’insécurité ambiante amène l’individu, garçon ou fille, à ressentir d’abord, à constater ensuite, que, sauf exception par définition rarissime, le seul milieu sécurisant dont il bénéficie automatiquement et sans restriction aucune est celui que représente sa mère. Et il vérifie que sa sécurité et son insécurité s’amplifient suivant qu’il se rapproche ou s’éloigne de sa génitrice. Contrairement aux autres qui le malmènent en effet à des degrés divers, sa mère le couve, le

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protège, le défend et ne le punit que lorsqu’il lui est franchement impossible de faire autrement. Alors, il s’attache à elle. Plus précisément, il n’aime qu’elle sa vie durant. Résultat : l’individu ne peut nourrir un sentiment affectueux ou amoureux pour quelqu’un d’autre, en l’occurrence pour son conjoint, sans avoir au moins inconsciemment l’impression de trahir sa mère. Il éprouve alors du remords. Telle est la principale, voire l’unique garantie dont ont longtemps disposée les mères pour se prémunir contre les aléas de la vie, tout particulièrement contre la répudiation. Cet échange de services avec la mère a lieu d’une autre manière avec le groupe familial. Si l’énergie affective que recèle l’individu est ainsi captée par sa mère, son énergie sexuelle est en effet accaparée par son groupe familial dont on a vu l’importance pour la survie de chacun. On a également noté que le groupe familial contient une énergie dont il se sert pour assurer la sécurité des siens. Il ne peut cependant inscrire ce rôle protecteur dans la durée que si les réseaux qui le forment se renouvellent à travers les générations. Aussi, ces derniers se saisissent de l’énergie sexuelle de leurs éléments constitutifs, du moins symboliquement, et ils s’en servent pour renforcer leurs effectifs. Le tout est vécu sous la forme d’une obligation religieuse dont l’application est balisée de valeurs culturelles et régie par des règles de conduite. C’est lorsque l’individu entreprend, à l’âge de 4 ou 5 ans, la construction de son schéma corporel qu’il est dépossédé de son énergie sexuelle par les siens. La procédure qu’il met en œuvre est autant connue que la contre-procédure dont il est alors l’objet. L’individu éprouve le besoin de connaître ses organes, de jauger leur teneur, de saisir leur imbrication. Aussi, il les explore. Il constate, alors, qu’il peut manipuler l’ensemble de ses organes, à l’exception de son sexe. De fait, il remarque qu’il suscite une réaction tout aussi immédiate que violente de la part de son entourage à chaque fois qu’il s’intéresse

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ouvertement à son sexe. Furieux, ses proches le lui interdisent et le menacent aussi bien de sévices corporels que des tourments de l’Enfer. Il finit alors par admettre qu’il porte un organe qui ne lui appartient pas, dans la mesure où il ne peut pas le manipuler à sa guise sans s’exposer à des risques en chaîne. Parallèlement au traumatisme qu’il subit ainsi, l’individu apprend trois choses. Primo, qu’il ne peut évoluer socialement à l’aise qu’au sein de son propre groupe de sexe, la mixité étant de sous-groupes de sexes et non pas d’individus. Secundo, que sa satisfaction sexuelle légale ne peut avoir lieu que dans le cadre du mariage. Tertio, qu’il ne disposera d’un statut social valorisé qu’à l’issue de sa participation à la procréation. Deux observations générales confirment l’impact de cette dépossession sur la vie sociale et sexuelle des individus. D’abord, toute interaction sociale incontrôlée entre une femme et un homme est automatiquement perçue sous un angle sexuel. Ensuite, la vie sexuelle des individus s’est longtemps déroulée dans le noir et le silence, la présence constante des autres ne permettait pas d’échanger autrement avec son partenaire. Cette dépossession, tour à tour, affective et sexuelle est d’autant plus durable que l’individu butte contre l’interdiction de mobiliser son énergie intellectuelle en vue de dégager de nouvelles perspectives de réflexion et d’action. De fait, l’emprise sociale des proches est telle que l’individu ne peut pas être en désaccord avec eux sans en même temps appréhender le risque de se trouver isolé, donc nécessairement démuni dans une société structurée en réseaux relationnels principalement. Et il ne peut s’interroger à propos du comportement d’un parent, ou bien le critiquer, ou bien encore le remettre en question sans que les autres ne le rappellent à l’ordre au nom de la différence d’âge, sinon des valeurs culturelles et du qu’en-dira-t-on. Le conformisme lui est imposé et rappelé comme une condition de participation à la vie sociale.

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La preuve en est qu’il est attendu de chacun d’investir son énergie productive dans des rôles collectifs et interchangeables. Le paradigme de ces rôles est la touïza, cette forme ancestrale du volontariat qui prend généralement l’allure d’une entraide. De fait, ce n’est pas du spécialiste dont on a besoin dans ces conditions, c’est-à-dire de celui qui organise son énergie en vue de faire preuve d’apport social tout en déployant ses potentialités, mais de l’individu disponible au moment où le besoin se fait sentir. Ce mode de gestion du facteur humain ne constitue pas uniquement l’une des principales pierres d’achoppement de la modernité en Algérie, mais également l’une des principales causes de déstabilisation du système traditionnel. De fait, il est à l’origine de la jalousie entre frères et sœurs, phénomène dont l’impact social n’a été ni circonscrit ni évalué.

4. 3. 2. Jalousie : Qu’elles régissent une famille nombreuse ou restreinte, les modalités traditionnelles de prise charge familiale amènent l’individu à éprouver, bon gré mal gré, de la jalousie à l’égard de ses frères et sœurs, tout particulièrement à l’égard de celui ou de celle qui lui succède dans l’enchaînement de la fratrie. La raison en est que les parents directs, principalement la mère, sont à la disposition pleine et entière du dernier-né. Mais ils ne sont ainsi à son service que jusqu’à ce que la mère enfante de nouveau. Alors, lorsque le plus âgé n’est pas purement et simplement rejeté, faisant généralement l’objet d’un sevrage plus ou moins brutal selon les cas, il est appelé à partager avec son frère ou sa sœur les avantages dont il profitait exclusivement auparavant. Dans ces conditions, il ne peut percevoir cet autre que comme un intrus, puis comme un concurrent avec lequel il rentre en conflit plus ou moins direct, souvent pour des broutilles.

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L’impact de la jalousie sur la relation fraternelle ne se limite pas à l’enfance. Et s’il est d’abord anodin, il s’aggrave par la suite et il finit par menacer l’unité familiale. La raison est à circonscrire. On a vu que le propre de la prise en charge familiale est d’installer l’individu dans la dépendance, la société étant structurée en réseaux relationnels principalement. L’individu s’habitue par conséquent à tout obtenir grâce aux autres. Jeune, il bénéficie de l’appui de sa mère qui l’aide à réduire une partie des frustrations qu’il subit. En effet, la mère joue le rôle de centre de gravité des interactions qui se déroulent entre ses enfants. Elle contrôle sans cesse leurs échanges et elle intervient régulièrement pour les inciter, aux noms de leur fraternité et de l’unité familiale, à faire preuve de solidarité et d’entraide face au besoin et à l’adversité. Ils y consentent plus ou moins difficilement, ne pouvant mécontenter leur mère indéfiniment. De fait, l’analyse montre que l’entraide dont font preuve les frères les uns à l’égard des autres n’est pas spécialement due à leur amour mutuel, mais surtout à leur attachement individuel à leur mère. Or cet attachement s’affaiblit progressivement à partir du moment où l’individu se marie et qu’il a à son tour des enfants à prendre en charge. Il doit en effet faire face à des sollicitations concurrentes et à d’autres demandes de la part de son conjoint et de sa progéniture, donc de sa propre famille. Et il finit par faire l’objet de pressions consistant à l’inciter à admettre et à faire admettre à ses propres frères et sœurs la nécessité de répartir l’héritage. Or, c’est ce qui ne va pas sans conflits préalables et c’est ce qui provoque la dislocation du groupe familial. Le tout se traduit de plus en plus en maltraitance des grands parents, comme nous le montrent les prolongements de l’implication sociale de l’individu.

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4. 3. 3. Mode d’implication sociale : Ainsi traité dès sa naissance, l’individu ne peut évoluer qu’à travers des réseaux relationnels d’ordre familial et social. Le premier type de réseaux qui conditionne son insertion sociale est, en effet, le réseau familial. Raccordé par la filiation au groupe familial, ce réseau est incontournable. C’est le réseau-mère, lieu de repli et base de redéploiement à l’extérieur. Pour y figurer, il faut appartenir à la même matrice sexuelle. Et pour y participer, il faut être solidaire des autres. Le statut de chacun est tributaire de ses possibilités de répondre aux demandes incessantes qu’il reçoit. Il est dévalorisé dès qu’il ne parvient plus à faire face aux exigences de ses proches ou qu’il s’y refuse. Parallèlement, aucun ne peut se désolidariser ouvertement de ses proches, sans verser dans l’isolement social. Et aucun réseau familial ne peut non plus se désolidariser ouvertement d’un proche sans révéler son manque de cohésion, voire sa désunion, donc sa fragilité. Les échanges entre deux frères sont aussi significatifs à cet égard que ceux d’un père avec son fils. Ibrahim et Mustapha se sont dressés l’un contre l’autre depuis que leurs épouses se sont chamaillées. Ils ne s’adressaient plus la parole depuis de nombreuses années. Ils vivaient cependant sous le même toit. La gestion de leurs espaces communs (salle de bain…) entretenait leur discorde. Leurs proches ne sont pas parvenus à les réconcilier. Cependant, ils s’efforçaient de tenir leurs conflits au secret. Leurs voisins les ignoraient ou faisaient semblant de les ignorer. En tous les cas, ces deux frères ne manquaient jamais de montrer qu’ils s’entendaient à chaque fois qu’ils étaient en présence d’une personne qui leur était étrangère. Aussi, Mustapha n’a pas hésité à faire preuve de solidarité lorsque son frère a subi un accident de la circulation. « Il a été lui rendre visite et l’a rassuré de son soutien devant tout le monde, dit un de leurs cousins. C’est vraiment bizarre ! Nous étions persuadés qu’ils ne se tendront plus jamais la main. Eh bien, on s’est trompé. Mais que penser de tout cela ? »

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C’est également le cas de Ismaïl. Il a été abandonné par son fils. « Il vivait dans l’isolement et dans le besoin, témoigne un voisin. Son fils ne lui a jamais rendu visite et il ne l’a aidé d’aucune manière depuis qu’il est parti il y a de cela plus de 7 ans. Mais contre toute attente, Islamïl a été visiter son fils dès qu’il a su qu’il était hospitalisé. Il l’a même rassuré qu’il ne lui en voulait pas et qu’il lui pardonnait tout le passé ». Le second type de réseaux auquel participent inévitablement les individus est d’ordre social. Il est établi et entretenu à l’extérieur de la famille suivant une grille d’intérêts que chacun organise et s’efforce de couvrir. Pour y figurer, il faut au moins laisser entendre que l’on peut être serviable. Et pour s’y maintenir, il faut répondre aux demandes incessantes que formulent les autres. Il est alors possible d’être non seulement protégé, mais de bénéficier d’avantages plus ou moins réels. Enfin, il suffit également de ne plus répondre aux attentes des autres pour être écarté, puis oublié. Mais contrairement aux réseaux familiaux qui, le plus souvent, se font et se défont suivant que les épouses deviennent mères ou disparaissent, on a noté que les réseaux sociaux sont révisés à l’aune des circonstances et, surtout, des capacités des uns et des autres à participer à l’entraide que nécessitent les aléas de la vie. Mais dans tous les cas, ils imposent à leurs éléments la même règle de conduite : le conformisme. 4. 3. 4. Léthargie des individus : A la fois anciens et inlassablement reconduits dans tous les milieux de vie, ce mode de gestion du facteur humain et ces types d’insertion et de participation sociales buttent, désormais, contre les nouvelles perspectives que laissent entrevoir la formation scolaire et l’activité professionnelle. Les individus et les groupes sociaux en paient le prix. Rien ne les prépare à adopter de nouvelles modalités de vie. Les traditions les retiennent et la modernité les attire. Ils ne parviennent cependant pas à réconcilier ces deux sources de

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références antinomiques, dans la mesure où l’une suscite leur dissolution dans leurs groupes d’appartenance et que l’autre consiste à favoriser leur émergence en tant qu’entités sociales distinctes. Ils se heurtent, par conséquent, à d’autres cristallisations de la violence sociale auxquelles ils réagissent de manières également violentes. Leur laisser-aller l’indique tout autant que leurs prises avec les questions affectives et sexuelles. En dehors des jeunes filles qui s’arrangent en vue de susciter des demandes en mariage, les individus ne font en effet pratiquement preuve d’aucun entretien régulier. Souvent, leurs corps dépérissent avant de vieillir. Très peu s’adonnent à des activités sportives ou culturelles. Ni vigueur, ni maintien, ni prestance ne marquent les manifestations des gens à l’extérieur. L’angoisse leur colle à la peau ; elle est parfois difficile à distinguer d’un énervement permanent. Le dégoût se lit à travers leurs regards. Leurs faciès sont renfrognés, rébarbatifs. Les nuisances qu’ils subissent et leurs dispositions générales à nuire finissent par marquer leurs physionomies. De fait, ils ne sont généralement pas beaux à regarder. Et de toutes les façons, certains ne se donnent même pas la peine de se rincer le visage et de se coiffer avant de sortir. Ils quittent leurs domiciles comme ils quittent leurs lits : dans les mêmes dispositions physiques et psychologiques. Alors, ceux qui se produisent dans des tenues correctes et semblent énergiques se raréfient. Aussi, ils attirent le regard et suscitent de l’étonnement. La raison en est que la plupart sont en savates. Ils les traînent tout au long d’une démarche qui semble alourdie par une fatigue chronique. Et dès qu’ils s’arrêtent, ils s’adossent à un mur ou s’assoient au bord d’un trottoir, donnant ainsi l’impression d’être au bord de l’épuisement. Et les gens donnent généralement cette impression même lorsqu’ils viennent de se réveiller. La raison tient à la confrontation de leur ébullition psychoaffective et des règles sociales. N’étant ni déclarée, ni avouée, cette confrontation à la fois larvée et souvent inconsciente est nécessairement

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consommatrice d’énergie, voire épuisante. Du fait des exigences qui leur sont très tôt imposées et régulièrement rappelées par leur entourage, les individus s’efforcent en effet d’étouffer leurs poussées affectives et sexuelles en se servant des parts d’énergie susceptibles d’être investies dans d’autres actions. Résultat : le conformisme auquel ils s’adonnent ainsi est éreintant. La misère sexuelle que traînent les célibataires et la culpabilité qu’ils éprouvent à la suite d’une relation sexuelle sans l’accord de leurs proches en sont des illustrations. 4. 3. 5. Echec de la programmation familiale : De fait, le groupe familial continue à programmer ses éléments constitutifs au mariage en vue de la procréation. Il ne parvient cependant plus à leur garantir cette prise de rôle dont relève en fin de compte leur statut social. Alors, le célibataire considère, au fur et à mesure de son avance en âge, qu’il n’a plus de raison d’être même s’il a un rôle professionnel. Et son entourage le perçoit comme quelqu’un qui n’a pas de chance. Cet enlisement est dû au fait que les conditions d’accès au mariage ne sont plus liées aux valeurs socioculturelles relatives à l’honneur, à l’unité et à la cohésion des groupes d’appartenance. Elles ont plutôt trait aux conditions matérielles du prétendant, celles que doit observer la future mariée demeurant globalement inchangées (beauté et pucelage). Pratiquement, aucune demande en mariage n’aboutit, en effet, sans être fondée sur des moyens parfois considérables (logement autonome, équipements variés, source de financement…) ; ce qui n’est pas à la portée de tous. Résultat : des effectifs grandissants des deux sexes versent dans un célibat prolongé, voire définitif. Ils subissent, ainsi, le sort longtemps réservé au fou du village et aux filles atteintes d’un handicap difficile à camoufler. Cependant, ils ne souffrent d’aucune anomalie évidente et ils détiennent dans beaucoup de cas des diplômés universitaires. Ils souhaitent

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se marier. Mais les moyens matériels leur font défaut. Aussi, ils s’efforcent de contenir des envies difficiles à réprimer. Et ils ne parviennent pas à rompre les amarres. 4. 3. 6. Contre-violence : Seuls ceux qui disposent d’un véhicule personnel parviennent à contourner l’interdit qui pèse sur la relation sexuelle hors mariage, sans envisager de le remettre en question ouvertement pour autant. Encore faut-il qu’ils connaissent des filles qui acceptent de les suivre. Et dans ce cas, ils vivent des moments de plaisirs encastrés dans une violence imminente. Des couples évoluent, en effet, dans des véhicules comme s’ils sont dans des chambres. Certes, ils sont seuls à l’intérieur. Cependant, ils se déplacent au milieu de dangers certains. Des données le montrent. C’est généralement le garçon qui conduit le véhicule. Mais il ne le conduit qu’avec la main gauche. Certes, il contrôle la circulation. Mais en même temps, il échange avec sa partenaire au sens propre et figuré du terme. Celle-ci est collée à lui. Elle ne regarde que lui. Elle lui sourit, lui parle, l’embrasse, le caresse, lui insufflant ainsi la conviction qu’il n’y a que lui qui compte pour elle et qu’elle se tient à son service. De fait, elle n’a cure du danger qui les guète en même temps que d’autres usagers de la route. De toutes les façons, elle ne s’en préoccupe pas. Suivant la répartition traditionnelle des rôles, la maîtrise de ce danger extérieur relève des prérogatives de son compagnon. Elle lui laisse ainsi entendre qu’il est le plus fort et qu’elle lui est par conséquent soumise, l’amenant dans ces conditions à ignorer à son tour le danger qu’il risque de provoquer, de subir et de faire subir à d’autres usagers de la route, à tout moment. En ville, les rares endroits où peuvent se rendrent les couples non mariés sont les salons de thé et les balcons des cinémas. Et à la périphérie d’Alger, par exemple, ils s’isolent

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dans le parc des loisirs, derrière des talus et des plantes touffues. Plus nombreux, les autres célibataires sans voiture et qui n’osent pas se rendre dans ces lieux semi-fermés, connaissent une misère sexuelle plus ou moins accentuée selon les cas. Ils souffrent par conséquent à des degrés divers. Mais ils souffrent en silence. La pudeur les empêche de faire part ouvertement de leurs frustrations. De toutes les façons, leur entourage les ignore. Aussi, questionnée sur sa vie sexuelle à l’occasion d’une étude sur l’adolescence, une fille de 17 ans déclare : « Je ne vais tout de même pas crier sur les toits que j’ai besoin d’un homme!». Notons, ne serait-ce que pour signaler les retentissements illimités de la violence sociale ainsi subie, que cette souffrance ne demeurera pas indéfiniment sans suites. De fait, lorsque ces dernières ne sont pas effectives, il est possible de les prévoir. La réaction de Linda aux frustrations sexuelles qu’elle a dû subir sans rechigner des années durant, montre que le système traditionnel n’est plus à l’abri de remises en question brutales, voire de réactions désordonnées. Celle que Linda a orchestrée est des plus pernicieuses. Agée de 22 ans, Linda profite d’une rencontre familiale pour séduire un de ses cousins. Elle s’approche de lui, lui sourit, lui propose différents sujets de discussion, puis elle lui parle à l’oreille et écoute attentivement ses réponses. Elle finit rapidement par ne le quitter que pour le rejoindre immédiatement après. Quelques jours plus tard, l’affaire est conclue et largement annoncée : tous les proches savent que Linda va épouser Ahmed. Certes, tous savent également que la démarche suivie n’est pas habituelle, mais personne ne formule de critique directe. Deux raisons expliquent ce silence. La première raison est simple. Tout s’est déroulé sous le contrôle des parents de Linda. Ces derniers étaient par

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conséquent consentants. Dans ces conditions, aucun ne pouvait critiquer quoi que ce soit sans courir le risque de rentrer en conflit avec eux. La seconde raison est plus complexe. Certes, les tractations préliminaires aux demandes en mariage ont longtemps été effectuées par les mères des futurs époux et par celles qu’elles chargeaient d’accomplir cette tâche à leurs places. Cependant, chacun sait que la complexité des conditions du mariage fait que tout membre de la famille peut tenir ce rôle à présent. Le plus important n’est pas en effet lié aux formes, mais à l’objectif à atteindre : susciter une demande en mariage au milieu d’une concurrence aiguë, souvent déloyale. De fait, les filles se préoccupent des questions de mariage dès leur puberté. Mais contrairement au passé, elle se manifestent partout et tout le temps, les plus jeunes et les plus belles déclassant inévitablement les autres. Après des démarches officielles, les fiançailles de Linda et Ahmed ont eu lieu selon des formes plus traditionnelles. Ahmed s’est en effet rendu chez Linda en compagnie de ses parents, muni de cadeaux et d’une bague de fiançailles. Alors, un rendez-vous fut pris pour la signature du contrat de mariage et la date de la célébration de la fête fut fixée. C’est à l’occasion de cette programmation que Assia, la mère de Linda, charge Fifoua, une parente, de veiller sur sa fille lors de la cérémonie du mariage proprement dite. Elle l’attire à part et lui confie discrètement : « Tu sais que je ne peux pas accompagner ma fille le jour du mariage, lui dit-elle. Les traditions ne me le permettent pas. Alors, je compte sur toi. Je te confie ma fille. Elle est encore jeune. Indiques-lui comment elle doit se comporter devant les gens, dans la salle des fêtes ». Fifoua accepte et rassure Assia, persuadée de l’importance que cette dernière accorde aux traditions. Cependant, Fifoua a dû renoncer à cette mission une semaine plus tard. « Je suis furieuse, dit-elle. Assia m’a prise pour une idiote. Elle m’a chargée de m’occuper de sa fille dans la salle des fêtes. Or Linda vient de profiter de la

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signature de son contrat de mariage pour fouler au pied toutes les traditions auxquelles ses parents semblaient attachés. Je ne sais absolument pas ce que je pourrai faire auprès d’elle ! » De fait, Linda a décidé de ne pas attendre la fin des cérémonies de son mariage pour s’isoler avec son mari. Elle l’a fait le jour même de la signature de son contrat de mariage. « C’est la honte, dit sa mère ! » « Mais c’est surtout stupide de venir à bout du programme que l’on s’est fixé, précise une autre parente. A quoi servirait en effet d’aller la chercher avec le cortège et tout le tintamarre dans quelques jours», s’interroge-t-elle ? De fait, Linda a mis tout le monde dans l’embarras. Et si elle a bousculé des traditions, elle n’a pas fait avancer la modernité pour autant. Elle demeure, en effet, dépendante des siens et de son mari. Parallèlement au bouleversement qu’a provoqué Linda, il est possible de prévoir d’autres réactions encore plus difficiles à maîtriser. De fait, on a noté que la souffrance due au célibat ne concerne plus des cas isolés, mais des effectifs grandissants des deux sexes. Elle ne relève donc plus de questions exclusivement psychologiques. Elle prend plutôt une tournure sociale. Et en devenant chronique, une question sociale peut se transformer en source d’entraves économiques. Elle devient par conséquent politique. De fait, les célibataires exerçant une activité professionnelle sont susceptibles d’opter pour une forme de démission pernicieuse. En constatant qu’ils souffrent et qu’ils n’ont, de surcroît, aucun statut social valable, ils finiront par conclure que rien ne les oblige à travailler. Aussi, ils pourront occuper des postes de travail sans rien produire. Seules des décisions politiques pourraient servir à dégager les horizons qui enserrent ainsi les célibataires et éclairer en même temps l’avenir de la société. Encore faut-il les prendre et les mettre en application. La remarque n’est pas exagérée. Car, ceux qui sont susceptibles d’opter pour des ouvertures en faveur des jeunes, sont généralement âgés et les

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questions sexuelles ne les préoccupent pas spécialement sinon pour rappeler qu’elles doivent être abordées sous l’angle des traditions. Et même lorsqu’ils sont encore assez jeunes pour comprendre les préoccupations des autres au sujet de cette intimité, ils sont parfois en bute à des difficultés inextricables. Installés dans la vie conjugale depuis de nombreuses années, des couples formés de cadres sombrent, en effet, dans des conflits qui les empêchent d’être à l’aise. Pourtant, ils semblent disposer de tout pour mener une vie équilibrée. Ils sont instruits et en bonne santé ; ils se sont connus et fréquentés avant de se marier ; ils disposent de leurs propres sources de revenus, d’un logement autonome et d’équipements modernes (voiture, téléphone…). Ils n’ont cependant été nullement préparés pour vivre une relation à deux, mais une relation à la fois multiple et conflictuelle dans le cadre de réseaux plus ou moins complexes. Et ils n’ont pas été non plus socialisés en vue d’être à l’aise, mais pour se méfier de tout, y compris des moments de bien-être. Tel est le paradoxe social que les cadres n’ont pas pu lever et qui les handicape à des degrés divers. De fait, on l’a noté, l’insécurité ambiante est, depuis toujours, multiple et variée. On a également souligné qu’aucune de ses tournures n’a jamais été maîtrisée en Algérie. Aussi, l’éducation, la socialisation, la vie et l’histoire familiales s’arc-boutent inlassablement sur la violence sociale en vue de raccorder les individus les uns aux autres à l’aide d’interactions souvent conflictuelles, seule manière de les tenir prêts à faire face à un surgissement de violence. Et lorsque quelqu’un traverse un moment de joie en dehors des rites collectifs (mariage…), son entourage lui conseille de ne pas trop s’y attarder, car « tu risques d’être surpris par un retournement de situation », lui fait-on savoir. La conséquence marque la célébration du mariage.

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4. 3. 7. Violences du mariage : Le mariage est la possibilité d’accéder légalement à la sexualité. Cet accès se déroule, cependant, sous le contrôle du groupe d’appartenance. Résultat : la sexualité, objet de l’union conjugale, est pratiquement occultée et le plaisir que peuvent en tirer les individus concernés est largement bridé par les exigences collectives. Dans ces conditions, la vie conjugale a du mal à s’établir. Différentes données permettent d’expliquer cette difficulté. Le mariage se compose, globalement, de deux étapes de durées inégales. Elles sont, cependant, aussi complexes l’une que l’autre, et elles occasionnent, chacune, des dépenses financières et énergétiques considérables pour les deux parties. Le tout se déroule, évidemment, sous le couvert de la joie qui accompagne, officiellement du moins, l’établissement de la nouvelle vie conjugale. C’est ce qui empêche, le plus souvent, de prendre conscience de phénomènes contraires. L’observation révèle, en effet, que la concrétisation de ces étapes est largement tributaire de l’aide symbolique, sociale, financière et matérielle qu’apportent les proches à chacun des futurs conjoints. Et l’analyse montre que le déroulement de ses étapes obéit beaucoup plus aux exigences collectives des groupes d’appartenance des futurs conjoints, qu’aux envies et aux désirs de ces derniers. De fait, les futurs époux font ce que leurs parents respectifs leur conseillent de faire. Certains savent que les exigences de leurs proches sont anachroniques. Ils l’avouent. Mais ils ne parviennent pas à y déroger. Résultat : ils s’épuisent au sens propre et figuré du terme. Les deux étapes que suivent les futurs époux avant de s’unir l’attestent. La première étape est généralement étalée dans le temps. Elle englobe la prospection en vue d’identifier le futur conjoint, les tractions nécessaires à la confirmation du choix une fois retenu, les négociations devant aboutir

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à l’établissement du contrat du mariage, la préparation matérielle et la contention de l’ébullition sexuelle tout particulièrement pour la fille. Suivant la répartition traditionnelle des tâches, la préparation matérielle consiste, pour le futur mari, à réunir les moyens nécessaires à l’établissement de la vie conjugale (logement, équipements…), et, pour la future épouse, à constituer son trousseau (bijoux, robes, draps, couvertures…). La seconde étape porte sur les festivités proprement dites. Ces dernières sont également préparées par les proches des futurs conjoints. De fait, des gâteaux sont préparés ou commandés, une salle des fêtes louée, des invitations sont lancées…, par les familles des futurs époux. En termes précis, des sommes d’argent, du temps et de l’énergie sont de nouveau consommés en grandes quantités par les uns et les autres. Et les festivités se déroulent d’abord chez les parents des futurs conjoints séparément, avant de prendre une tournure collective. Par conséquent, elle dure près de deux semaines. Résultat : les époux sont éreintés. Cet éreintement est d’autant plus inévitable que si les festivités se déroulent sous la forme d’une lutte à dominante symbolique du côté du mari, elles prennent l’allure d’un deuil du côté de la mariée. De fait, le mari et ses proches font tout pour éblouir leurs invités et, tout particulièrement, les parents de la mariée. Ils s’efforcent de montrer, à la fois, qu’ils sont forts en exhibant leurs effectifs et généreux en prouvant qu’ils ne font pas attention aux dépenses. Ils versent alors dans l’ostentation. En pratique, ils ne font qu’anesthésier leurs inquiétudes. Devant accueillir un nouvel élément dans leurs réseaux familiaux, ils ignorent s’ils sauront l’intégrer, plus précisément l’absorber. Ils passent cependant sous silence leurs préoccupations à ce sujet.

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En revanche, les proches de la mariée éprouvent parfois des difficultés réelles à cacher leur tristesse. La raison en est qu’ils perdent en fin de compte un élément. De fait, la transplantation que représente la nuit de noces pour la mariée équivaut à une véritable extraction. Aussi, la mariée et ses parents directs la vivent comme un deuil, ne souriant que difficilement. Notons un dernier aspect au sujet des violences du mariage. Il porte sur le cortège de la mariée. Ce dernier se compose de nombreuses voitures, généralement neuves. Le plus souvent conduites par des hommes, elles sont chargées de femmes et d’enfants de différents âges. Elles se suivent au milieu de dangers imminents. Leurs occupants semblent s’amuser, ignorant les risques qui les guettent du fait que les chauffeurs ne respectent aucune clause du code de la route. Dans ces conditions, rien n’indique que cette ambiance est propice à l’établissement de la vie conjugale. La preuve en est que cette dernière a parfois du mal à se maintenir. En effet, des couples sont brisés par l’un ou l’autre conjoint. Et d’autres couples sont ennuyés par leurs parents respectifs. Or, on l’a mentionné, ils semblent bénéficier, de prime abord, de conditions favorables aux échanges équilibrés. Aussi, il importe de se demander si le bien-être ne pose pas, en fin de compte, beaucoup plus de problèmes que le malaise dans cette société. Différents cas incitent à le penser. 4. 3. 8. Perturbations de la vie conjugale : - Cas - 1 - : Rachid et Louiza se sont connus dès leur première année d’études en médecine. Ils se sont mariés à l’issue de leur formation. Ils ont ensuite évolué la main dans la main : après quelques années d’activité à l’hôpital, ils ont ouvert un cabinet et ils l’ont géré en commun. Aucun problème ne les opposait. « Ils étaient d’accords en tout, y compris au sujet de l’éducation de leurs enfants et des relations avec leurs

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parents respectifs », soulignent leurs amis. Ces derniers ne comprennent cependant pas comment Rachid a fini par rompre sa vie conjugale et partir à l’aventure, laissant derrière lui sa femme et ses enfants dans le désespoir. « On dirait qu’il est devenu fou, » précise l’un d’entre eux. De fait, c’est en rentrant d’une soirée que Rachid fait part de ses décisions à Louiza. « Je te quitte, lui dit-il. Je viens de rencontrer la femme de ma vie. Nous allons tout vendre, l’appartement et le cabinet, et nous partager l’argent. Je pars tout de suite. » « Ce n’est plus Rachid que j’ai connu », fait savoir Moussa, un de ses amis. «Il mène avec sa nouvelle femme une vie de chien battu. Je ne vois vraiment pas ce qui l’attache à cette femme. Elle est le contraire de Louiza. Elle est moche, pratiquement illettrée, méchante, à la limite de la vulgarité. Elle le malmène. Elle ne le respecte pas. Elle n’hésite pas à le bousculer même lorsqu’ils ne sont pas seuls. Je suis persuadé qu’elle finira par le battre. En attendant, elle lui a fait oublier tout son passé, y compris ses enfants. » Tout en évitant soigneusement le divorce, Mouakkil et Maïmouna maintiennent leurs conjoints respectifs dans un état de stress permanent. Pourtant, ils ont également connus et fréquentés leurs partenaires avant le mariage. - Cas -2- : De fait, c’est aux côtés de Saliha que Mouakkil a suivi ses études supérieures. Ils ne se quittaient que pour rentrer chez eux. C’est ensemble qu’ils ont préparé leur mémoire de fin d’études. Leurs parents étaient au courant de leur relation et de leur projet conjugal. Enfin, Mouakkil savait que Saliha allait prendre ses fonctions dans une entreprise publique à l’issue de sa formation. Elle a d’ailleurs commencé à travailler avant lui. Cependant, Mouakkil semblait d’accord en tout avec Saliha jusqu’au mariage. Une fois engagé dans la vie conjugale, Mouakkil a adopté des orientations différentes.

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Il fait un scandale à chaque fois que Saliha est appelée à se déplacer dans le cadre d’une mission. « Tu pars avec des hommes ! Tu vas passer des nuits entières auprès d’eux ! Que vas-tu faire tout ce temps-là », lui répète-t-il sans cesse ? Et il ne finit pas de l’épier. Lorsqu’il ne téléphone pas à ses collègues pour leur demander de le renseigner sur la manière dont elle se comporte avec eux, il les contacte directement et les interroge de vive voix. Ainsi, Saliha subit une ambiance conjugale et professionnelle lourde. Ses parents lui conseillent de divorcer. « Et que deviendront les enfants », leur répond-elle ? Ils ont besoin de la présence de leur père ». Mais cette présence est perturbatrice. Est-ce de cela dont a besoin Saliha ? - Cas -3- : Et c’est cette question qui vient à l’esprit au sujet de Mustapha. Maïmouna, son épouse, lui fait subir une ambiance identique à celle que connaît Saliha. Pourtant, ils se sont longuement connus. De fait, c’est à l’occasion d’un recrutement que Maïmouna a connu Mustapha. Elle était son supérieur hiérarchique. Leurs échanges professionnels les ont progressivement conduits au mariage. Mais depuis, Maïmouna fait tout pour isoler Mustapha de ses amis et le maintenir sous son autorité directe. En effet, Maïmouna ne rate aucune occasion pour contacter les épouses de ses amis et leur tenir le discours suivant : « Nos maris sont de véritables malpropres. Ils ne finissent pas de nous tromper. Je sais avec qui ils sortent. Je finirai par vous apporter des preuves irréfutables. Mais en attendant, il faut que chacune d’entre nous fasse attention à son mari. » « En attendant, lui répond Fatiha, je te demande de ne plus nous ennuyer et de me permettre d’avoir confiance en mon mari. Sinon, je serai obligée de rompre avec toi. » «Tu as été dure avec elle », lui dirent les autres femmes une fois Maïmouna partie. « Non, leur répond-elle. Je tiens à

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protéger mon foyer. Que notre amie souffre, je trouve que c’est dommage et je suis disposée à l’aider dans la mesure du possible. Mais je ne suis pas disposée à la laisser m’emporter dans sa tourmente. » C’est à l’issue de cet échange que Fatima les a rejoint. « Tu as parfaitement raison », dit-elle à Fatiha. « Oui, elle a raison, souligne-t-elle aux autres. Mon beau-frère travaille dans la même entreprise que Maïmouna. Il m’a rapporté qu’elle maintient son mari à l’écart. C’est son subordonné au sens total du terme. Elle l’écrase totalement. Il se laisse faire. Il ne dit rien. Elle l’empêche de respirer, alors qu’elle n’hésite pas à sortir en compagnie d’autres hommes à l’occasion de dînés organisés par l’entreprise. Et elle ne rentre que tard. Son affaire n’est donc pas limpide. Méfions-nous d’elle. » - Cas -4- : C’est également le conseil de se méfier du conjoint que Baziz s’est efforcé de prodiguer à son frère cadet, Ahmed. « Notre père a trimé durant toute sa vie pour permettre à chacun d’entre nous de disposer d’une situation honorable. Comme nous tous, tu as pu suivre des études supérieures magnifiques. Tu gères maintenant une entreprise florissante. Tes gains sont considérables. Et mon souhait est que tout cela dure le plus longtemps possible. Cependant, je crains le pire. Ta santé, Ahmed, se porte beaucoup moins bien que ton entreprise. Elle périclite. Il faut faire attention à ton alimentation. Où est-ce que tu manges d’habitude ? Et que manges-tu ? Tu m’inquiètes sérieusement. Tu me sembles dans un état lamentable. Consultes un médecin, puis organises-toi en fonction de ses conseils.» Baziz était effectivement inquiet pour son frère, mais il l’a sérieusement étonné. «Je ne suis pas du tout souffrant. Je me porte bien, du moins normalement, comme d’habitude. Et à midi, je prend généralement un sandwich. Le soir, c’est plus variable. Lorsque je ne dîne pas à la maison, c’est au restaurant ou bien chez des amis. Je t’assure que je ne souffre de rien,» répond Ahmed.

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C’est ce type de réponse que redoutait Baziz. Car, il était persuadé que sa belle-sœur a purement et simplement ensorcelé son frère. « Ahmed est en très mauvaise passe, dit Baziz à un proche. Sa vie est vraiment menacée et il n’en est pas conscient. Sa femme fait de lui ce qu’elle veut.» Tel est le problème central qui a incité Baziz à réagir au sujet de la santé et de la vie de son frère. Après plusieurs échecs, Ahmed a pu s’installer durablement et, de son point de vue, définitivement dans la vie conjugale. « Cette fois-ci, dit-il, c’est la bonne. Je m’entend avec mon épouse. J’en suis heureux. » Le bonheur qu’éprouve Ahmed depuis qu’il vit avec sa dernière épouse est ressenti comme du malheur par son frère. Baziz est en effet convaincu que cette entente n’est pas naturelle et qu’elle est beaucoup plus due à l’emprise de sa belle-sœur. «Il n’y a aucun amour dans cette affaire. Son épouse fait plutôt de lui ce qu’elle veut. Elle a commencé par se brouiller avec nous, puis par inciter Ahmed à nous ignorer. Et maintenant, elle l’a sous la main depuis qu’il nous a quittés. Elle le dirige comme elle veut. Elle l’a effectivement ensorcelé. J’ai consulté un taleb à son sujet. Il m’a informé que c’est le cas. Pire, il m’a appris que le type d’ensorcellement que connaît Ahmed est vraiment dangereux. Sa femme veut sa fortune, m’a dit le taleb. Et elle a entrepris de le tuer à petit feu. En attendant, a précisé le taleb, elle exerce sur lui des pressions pour qu’il se désiste de ses biens en sa faveur. Aussi, je suis persuadé qu’elle le tuera franchement dès qu’elle considère qu’elle a obtenu de lui ce qu’elle voulait.» Dans ces conditions, Baziz ne s’est pas avoué vaincu à la suite de la réponse de son frère. Bien au contraire, il a redoublé d’effort pour amener Ahmed non seulement à consulter un médecin, mais également à se rendre chez ce taleb. «Tu ne te rends pas compte de ce qui t’arrive et de ce qui pourrait t’arriver sous peu, a-t-il dit à Ahmed. Ta femme t’a ensorcelé et elle risque de te tuer si tu ne réagis pas tout de suite. Viens avec moi et tu verras que ce que je te dis est

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exact. Le taleb t’exhibera toutes les preuves dont tu auras besoin. Tu comprendras alors que c’est moi qui te veux du bien.» «S’étant de nouveau heurté à un refus de non recevoir de la part d’Ahmed, rapporte Baziz, j’ai décidé de confondre sa femme devant lui. Je me suis rendu chez eux à l’improviste et je leur ai exposé tout ce que je savais. Ce fut un scandale. Mais ils sont toujours ensemble. » - Cas -5- : C’est à l’âge de 50 ans que Ferroudja s’est mariée. Et si elle a ainsi tardé à s’engager dans la vie conjugale, ce n’est pas faute d’avoir cherché un mari, mais bien parce qu’elle n’a reçu aucune demande satisfaisante. Elle en a refusées quelques-unes sous le prétexte qu’elle n’avait pas encore achevé ses études. Puis elle a refusé d’autres parce que le prétendant était de petite taille, ou bien son statut professionnel n’était pas élevé... « Non, je ne suis pas difficile ! Non ! Non ! Je ne suis pas exigeante. Mais je n’ai pas envie de me marier avec le premier venu », disait-elle à ceux qui cherchaient à connaître les raisons de ses refus. A l’issue de ses études, Ferroudja a pris un poste de travail dans la fonction publique et tout en exerçant ainsi comme fonctionnaire, elle a ouvert un bureau d’études. Les moyens financiers qu’elle a rapidement acquis lui ont permis d’écarter la notion de besoin de son univers personnel. « Cependant, il lui manquait un mari pour éventuellement vivre à l’aise », fait savoir un de ses proches. Et ce manque l’obsédait d’autant plus qu’elle ne recevait plus de demande. De fait, Ferroudja était continuellement préoccupée par le mariage. Elle en parlait tout le temps. Plus précisément, elle se servait de n’importe quel biais pour orienter ses conversations sur le mariage. « J’ai un moment craint qu’elle ne devienne folle », dit son amie intime. « Elle me rappelle mon professeur de langue arabe, ajoute cette dernière. Il adorait la chaire de poulet. Eh bien une copine trouvait

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toujours un moyen pour décrire les délices de la consommation de poulet lorsqu’elle avait à traiter un sujet de rédaction. Et elle obtenait à chaque fois une bonne note. Enfin, le professeur ne manquait jamais de l’en remercier. » Enfin, Ferroudja a fini par obtenir une demande en mariage de la part d’un veuf plus âgé qu’elle et père de plusieurs enfants. Elle l’a acceptée. « Mais elle vit avec lui d’une manière bizarre, fait savoir un de ses collègues. Elle n’a pas confiance en son mari. Elle lui ment. Elle ne lui parle pas de ses biens. Elle s’efforce de lui faire croire qu’elle n’a rien. En bref, elle tient à ce qu’il enregistre en son nom propre un appartement ou une villa avant qu’il ne meurt. Mais elle craint que l’un ou l’autre de ses proches ou amis ne l’informe de sa petite fortune. C’est pour cette raison qu’elle a rompu avec eux tous. Et elle reste aux aguets, évitant que l’une de ses anciennes connaissances ne prenne contact avec son mari. » Dans ces conditions, l’épuisement de Ferroudja est inévitable. « Et comment ne s’épuisera-t-elle pas alors qu’elle s’est encastrée entre deux situations extrêmes, s’interroge un autre collègue de Ferroudja ? La première situation, précise-t-il, est celle d’une cousine. Elle a été mariée à un proche qui n’en veut pas. Malgré cela, elle vit chez ses beaux-parents depuis des années. L’honneur de la famille l’empêche de divorcer. Elle demeure vierge et au service des beaux-parents. Tel est pratiquement le cas de Ferroudja, alors qu’elle a les moyens qui lui permettent de vivre une situation très proche de celle de Fouad, un de ses anciens amis. Il a décidé d’organiser sa vie conjugale en ne tenant compte que du point de vue de son épouse. » - Cas -6- : C’est la crainte d’être abandonné qui a incité les parents de Sekkoura à intervenir auprès de leur fille dès les premiers jours de sa vie conjugale. Sekkoura et Ali, son mari, se sont en effet d’emblée établis dans un logement autonome, loin de leurs parents respectifs. Au bout de quelques jours, les

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parents de Sekkoura leur ont rendu visite pour les inviter à dîner. « En fait, dit Ali, ils sont venus contrôler comment j’envisage de vivre avec ma femme et, au besoin, m’indiquer la conduite à tenir. C’est pour cette raison qu’ils nous ont invités », précise-t-il. Ali discute avec sa femme et il finit par la convaincre de décliner l’invitation de ses parents. Ces derniers leur font alors un scandale. « Et ils ont menacé de maudire Sekkoura », fait savoir Ali. « Depuis, ma femme craint le pire. On dirait que ses parents veulent dissoudre notre vie conjugale avant qu’elle ne s’établissent vraiment », conclut-il. - Cas -7- : Et c’est aussi la crainte d’être en quelque sorte déshérité qui préoccupe les parents et beaux-parents de Sofiane et Monia. Ces derniers ont quitté le pays pour un an, laissant derrière eux leur maison. Deux ans plus tard, ils ne sont toujours pas revenus. Alors, leurs parents respectifs occupent à tour de rôle la maison. Ils ne se rencontrent jamais. Ils ne se croisent même pas. Le compromis auquel ils sont arrivés a dû faire suite à des échanges vigoureux. L’affrontement multiple et varié auquel s’adonnent les adultes dans le milieu familial ne reste pas sans conséquences plus ou moins graves selon les cas. De fait, la violence sociale est contagieuse. Elle déborde facilement l’interaction sociale qui la provoque, surtout lorsque elle a lieu dans le milieu familial. Car, c’est connu, la famille comporte, entre autres, des enfants, éléments fragiles par excellence. Ils subissent les conflits de leurs parents sans pouvoir intervenir. Par conséquent, ils en souffrent de différentes manières. - Cas -8- : C’est le cas de Yamina et de Madjid, âgés respectivement de 12 et de 8 ans. Leurs parents ne rentrent à la maison qu’une fois épuisés et, surtout, lorsqu’ils n’ont pas l’occasion d’aller ailleurs. Ils ne sont jamais à l’aise ensemble. Ils

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n’arrêtent pas de s’entredéchirer. Pour un rien, ils rentrent dans un conflit rebondissant. Et ils ne s’arrêtent pas de crier l’un contre l’autre parce qu’ils ont épuisé la question qui les opposait, mais bien parce qu’ils se sont eux-mêmes épuisés ou qu’ils n’ont plus de temps pour se chamailler encore. «Pourquoi ne divorcent-ils pas alors », se demande M’barek en présence de sa femme ? « Ils vivront certainement plus tranquillement ! », espère-t-il. «S’ils ne divorcent pas, répond sa femme, c’est à cause des enfants. J’ai discuté à plusieurs reprises avec Yakout. Elle refuse cette éventualité. Il n’est pas question de nuire aux enfants, me répond-elle à chaque fois. » « Ecoutes, ce sont nos amis, précise M’barek. Mais il est temps qu’ils commencent à ne nous plus prendre pour ce que nous ne sommes pas. S’ils pensent vraiment à leurs enfants, ils devraient commencer par ne plus s’opposer systématiquement l’un à l’autre comme ils le font et en présence des enfants justement. » « Oui, tu as raison, M’barek, lui répond sa femme ». « Bien sûr que j’ai raison, dit M’barek. Et il faut que nos amis sachent qu’ils n’ont absolument pas le droit de maltraiter leurs enfants comme ils le font. Et effectivement, ils les maltraitent depuis leur naissance en les faisant vivre dans cette ambiance de fous ! C’est facile de faire des enfants, mais c’est un peu moins facile de les prendre en charge. Leurs enfants sont au bord de la maladie. Est-ce que tu t’es rendue compte de leur état ? Ils sont chétifs, maigres, blêmes. Ils n’ont pas d’appétits. Ils sont craintifs. Ils pleurent pour tout et rien. Ils ne font pas leurs âges. Un rien les emportera. De toutes les façons, ils garderont des séquelles. » « Tu sais, ajoute M’barek après un moment de silence, en s’adressant toujours à son épouse, je pense qu’au fond, Yakout et Moh aiment leurs enfants comme tous les parents. Mais il me semble qu’ils les aiment comme ces gens qui, ne pouvant dire non à leurs enfants en bas-âge, les prennent

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sur leurs genoux au moment où ils sont en train de conduire un véhicule. Ils les exposent ainsi à un danger réel. Oui ! oui ! Tu veux me dire que j’exagère avec ton regard. Mais réfléchis et tu trouveras que la différence entre ces gens et nos amis n’est pas très importante. » 4.3.9. Problèmes d’héritage : Le suivi de la vie familiale montre que les retentissements de la violence qui l’encombre sont illimités et qu’ils se compliquent au fur et à mesure de la complexification de la vie sociale. L’exemple de l’héritage le montre. La répartition de l’héritage s’effectue au regard de la loi religieuse, surtout lorsque les ayants droit ne parviennent pas à s’entendre sur la manière dont ils doivent procéder. Mais elle n’a ainsi lieu qu’à la suite de conflits suffisamment importants pour attirer l’attention des héritiers sur l’impossibilité de continuer à vivre en communauté, donc sur la nécessité de répartir les biens dont ils disposent en commun. Toutefois, ces conflits avaient généralement lieu après la disparition des parents, tout particulièrement de la mère. Or, ils ont de plus en plus lieu de leur vivant. Lorsque les parents ne répartissent pas eux-mêmes leurs biens entre leurs enfants, ou qu’ils s’y refusent parce que ces biens sont limités et qu’ils leur suffisent à peine pour vivre, ce sont leurs enfants qui leur réclament les parts qui leur reviennent surtout lorsqu’ils tardent à disparaître. « C’est notre droit, disent-ils. Et nous n’avons pas à attendre». Les raisons en sont principalement d’ordre économique. De fait, la crise économique qui sévit en Algérie depuis la chute concomitante des cours des hydrocarbures et du dollar en 1986, est endémique. Elle obstrue les voies de dégagement social et elle obscurcie les horizons. Contrairement aux années 1970, en effet, il devient de plus en plus difficile de projeter et, surtout, de réaliser une carrière sociale à partir d’une carrière professionnelle qu’aurait

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fondée une formation scolaire ou professionnelle. Le chômage immobilise des fractions importantes du corps social. Or, au fur et à mesure de leur avance en âge, les parents tiennent à être sûrs de pouvoir laisser un héritage à leurs enfants. C’est une manière d’être persuadés qu’ils ont fait quelque chose dans leur vie. Cependant, leurs propres parents sont parfois toujours en vie. Alors, certains n’hésitent pas à les malmener juste pour les aider à partir plus rapidement. Deux cas le montrent. - 1er cas : Il a trait à Merzak et M’barak. Agés respectivement de 50 et 52 ans, mariés, pères de 3 enfants chacun et employés dans le secteur public, ils habitent chez leurs parents. Après une multitude de petits conflits régulièrement étouffés par leur mère, ils ont failli venir aux mains à cause d’un problème difficile à résoudre. Construits en contrebas de la maison de leur père, les 2 garages dont ils disposent sont de dimensions différentes, celui de Merzak étant plus grand. Alors, M’barak a fini par exiger d’abattre le mur de séparation entre les deux garages pour répartir l’espace plus équitablement. « Autrement, dit-il à un intime, mon frère prendra plus que moi », sous-entendu que sa part d’héritage sera plus grande. Merzak n’accepte pas. Un conflit éclate. Il aurait pris de l’ampleur sans l’intervention de leurs sœurs. Le retour au calme fut bref. « Etant tombé gravement malade, dit M’barak, j’ai réalisé que je pouvais mourir avant mon père et j’ai alors conclu que mes enfants seront nécessairement désavantagés au moment de l’héritage. » Depuis, il est rentré en conflit avec tous les siens. Il ne parle plus à personne. « Il s’ingénie à rendre la vie dure à nos parents », précise Fatiha, une de ses sœurs. « Son comportement est dangereux, ajoute Mériam. Il veut les tuer en leur faisant subir cette ambiance irrespirable. » De fait, la mère de cette famille fut épuisée par la vie. « Elle

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est âgée de 85 ans, fait savoir sa plus jeune fille. C’est l’annonce de la fin. » Cependant, seules ses filles la prennent en charge. Ses garçons l’ignorent. « Ils s’occupent de leurs affaires, disent leurs sœurs. Nous ne les voyons plus. Nous sommes devenues des étrangères pour eux. Pourtant, les parents ont tout fait pour eux. On ne peut pas être plus ingrat. » En pratique, on assiste, à travers ce cas, à une troisième inversion sociologique. La première inversion a trait à la transplantation de l’époux au lieu de l’épouse lors de l’établissement de la vie conjugale. De fait, ce n’est plus exclusivement la nouvelle mariée qui quittent ses parents, mais également le mari qui va vivre chez sa femme ou ses beaux-parents, provoquant ainsi l’enclenchement d’un processus qu’il ne maîtrisera pas. La seconde inversion sociologique a lieu à la suite de l’établissement de la vie conjugale dans un logement autonome. En effet, ce n’est plus la mère de l’époux qui gère la vie familiale des époux une fois que ces derniers vivent dans leur propre logement, mais le tandem que forment l’épouse et sa mère. Enfin, la troisième inversion sociologique a lieu même lorsque la vie familiale garde son cachet ancien. Contrairement au passé, en effet, les personnes âgées ne sont plus prises en charge par leurs belles-filles, mais par leurs filles mariées ou célibataires. - 2ème cas : Il concerne Boualem et Djafar. Leurs parents ont construit une villa composée d’un entresol et d’un rez-de-chaussée. Ils les ont mariés et gardés auprès d’eux. Ils ne manquent de rien. Bien plus, leurs parents sont aux petits soins avec eux. Ils vivent en commun. Et leur père leur remet sa pension. C’est avec leurs moyens réunis qu’ils ont pu acheter une voiture, qu’ils partent en vacances…

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Ce régime a commencé à devenir insuffisant à partir du moment où les enfants de Boualem et de Djafar ont commencé à grandir. Ils sont au nombre de 8. Or, si le grand-père vient à disparaître, ce ne seront pas uniquement eux et leurs enfants qui hériterons, mais également leurs sœurs. Les parts dont ils pourront alors disposer seront nécessairement réduites. Boualem et Madjid ont intervenu auprès de leur père pour éviter ce risque. Ils lui ont demandé de déclarer auprès d’un notaire qu’ils leur a vendu à chacun une partie de la villa qu’ils habitent. Leurs sœurs se sont opposés. Depuis, ils ont rompu avec elles et ils n’arrêtent pas de rendre la vie dure à leurs parents. «Ce sont des misérables », affirme leur grande sœur. « Ils veulent tuer les vieux. C’est un véritable assassinat qu’ils sont en train de perpétrer. C’est écœurant ! » « Il ne suffit pas de dire que c’est écœurant, souligne un de ses enfants. Il faut agir, il faut les contrer. Je vais prendre conseille auprès d’un avocat pour voir comment il nous sera possible de protéger nos grands parents contre la méchanceté de leurs propres enfants. » Tout en évitant la généralisation, il faut noter que ce qui a ainsi trait à une mise à mort plus ou moins lente selon les cas, ne concerne pas uniquement les personnes âgées qui tardent à quitter la vie, mais également de plus jeunes. La situation de Mustapha le signale. Mustapha est marié depuis trente ans et père de 4 enfants. Il subit un accident de la route à l’âge de 50 ans. Il est opéré. Mais rien n’indique qu’il risque d’en garder des séquelles. Cependant, sa convalescence se prolonge. Et le jugement qui lui permettra de bénéficier d’une indemnisation et, peut-être, d’une pension n’est pas pour l’immédiat. Or sa femme et ses enfants ont besoin d’argent. Aussi, ils décident d’agir. Sous le prétexte qu’il s’agite la nuit, ils font appel à un médecin qui lui prescrit un tranquillisant. Cependant, ils lui font faire prendre des doses qui le perturbent. Et ils en profitent pour faire savoir que l’accident l’a rendu fou. « La

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preuve, disent-ils, est qu’il ne sait plus distinguer le jour de la nuit et il ne sait plus ce qu’il dit. » « Ils sont vraiment dangereux, rétorque un de leurs proches. Ils s’intéressent beaucoup moins à la santé de Mustapha qu’aux bénéfices qu’ils peuvent en tirer. Ils font partie de ces gens qui n’hésitent pas à se servir de tous les moyens pour gagner de l’argent. En faisant passer Mustapha pour un fou, ils peuvent effectivement disposer de son indemnisation. Peut-on parler de sécurité dans ces conditions », finit-il par se demander ? 4. 3. 10. Voies de dégagement : Telles sont, globalement, les principales cristallisations de la violence sociale dans le milieu familial. On a noté qu’elles sont tout particulièrement subies et provoquées par les individus. Par conséquent, il est possible d’avancer que la violence qui caractérise ces cristallisations doit avoir une signification profonde dont les individus ne sont pas nécessairement conscients, alors qu’ils en sont tour à tour victimes et auteurs. Il importe en effet de se demander si cette signification n’est pas d’ordre existentielle, dans la mesure où cette violence permet aux individus de se servir de mécanismes de défense pour se prémunir le tant soit peu contre les ingérences dissolvantes de leur entourage social et garder quelques distances avec leurs proches. Du fait du mode de gestion dont il est très tôt l’objet, on a noté que l’individu est tenu de se mettre à la disposition pleine et entière de ses proches. Cette obligation lui est imposée au nom de valeurs socioculturelles qui nient ses fluctuations psychoaffectives. De fait, il est, par exemple, exigé de l’individu d’aider son frère en toutes circonstances non pas parce qu’il l’aime effectivement, mais parce que c’est son frère. Les valeurs qui balisent son comportement sont donc contraignantes. Et c’est pour contourner cette contrainte, ou tout au moins l’atténuer, que l’individu se sert du caractère directement insaisissable de la violence sociale pour mettre en œuvre une série de mécanismes de défense tout aussi imperceptibles. C’est ce qui lui permet en effet de faire contre-poids aux valeurs qui balisent la vie sociale.

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N’étant pas d’emblée identifiable, la violence sociale lui sert d’interstice pour exprimer ses désirs, envies, besoins et aspirations sans se faire prendre. Un tableau à double entrée permet de le préciser. De prime abord, l’individu paraît soumis aux siens et, de proche en proche, à tout ce qui symbolise le pouvoir. De fait, il est fataliste ou craintif dès que les questions abordées ont trait au divin ou sont en rapport avec le pouvoir en vigueur. Il ne l’est cependant que tant qu’il est effectivement démuni. Et, dans ce cas, il contient ses fluctuations psychoaffectives, il s’adapte aux circonstances, il ne se prononce pas et il n’hésite ni à servir, ni à faire preuve d’endurance. Le tout est mis en œuvre sous le couvert de la fraternité, du respect de l’autre, de l’honneur et de la générosité, pour ne signaler que quelques valeurs ayant depuis longtemps servi de références culturelles aux comportements sociaux des individus. En pratique, si l’individu se tait ainsi de différentes manières, c’est parce que des données lui échappent. Son apparence est en effet trompeuse. Tant qu’il n’est pas persuadé de gagner au change, il s’immobilise jusqu’à paraître fainéant. En réalité, il ronge son frein. En même temps, il guette l’occasion susceptible de lui permettre de mettre en œuvre les procédures qu’il combine en vue de faire aboutir son projet personnel, même si l’objectif qu’il vise est contraire aux valeurs qu’il affiche. Et s’il se fait prendre en rusant ainsi, il plaide l’irresponsabilité. De toutes les façons, il ne se met en mouvement que suivant ses intérêts particuliers et en vue de gains immédiats. Le reste, tout le reste, ne le concerne pas, sauf s’il est contraint de se mêler de ce qui se passe. Notons que, loin de se limiter au milieu familial, la violence sociale déborde sur la scène publique où elle donne lieu à d’autres cristallisations. 4. 4. Cristallisations publiques de la violence sociale : L’emprise des Algériens sur le sol traduit ce que l’on a déjà noté : leurs représentations sociales les plus anciennes,

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souvent imbibées de sacré. Elle est inversement proportionnelle à celle de la puissance divine sur l’environnement. Seul le pouvoir politique, toujours dilué dans des réseaux clandestins, parvient à faire construire de grands ensembles d’habitation et à faire ouvrir des routes. Mais en pratique, l’espace public demeure, toute proportion gardée, ce qu’il a toujours été : étroit. Sa gestion est, de surcroît, réduite à sa plus simple expression. Les caractéristiques de la capitale le montrent. 4. 4. 1. Problèmes de gestion : Que ce soit près du centre ou à la périphérie, les voies de circulation sont limitées au sein de la capitale. Elles s’apparentent, parfois, à de simples venelles. Elles sont, globalement, au moins insuffisantes. Tout les encombre rapidement, passants et véhicules. Elles contiennent difficilement les usagers qui les fréquentent quotidiennement. Les voies de dégagement sont aussi vite engorgées que les aires de stationnement. Aux carrefours, longtemps dépourvus de tunnels, la circulation est ralentie de nombreuses heures par jour. Les trottoirs sont, à certains endroits, tout aussi inexistants que dans le passé où de simples sentiers servaient de voies de déplacement. Ailleurs, ils sont dans beaucoup de cas mal en point, par conséquent impraticables. Lorsque ce ne sont pas les crevasses et les flaques d’eau qui empêchent les piétons de s’y déplacer, ce sont les véhicules en stationnement, ou bien les charrettes des marchands ambulants, ou bien encore les marchandises qui débordent des magasins et des échoppes. Dans ces conditions, les gens vont et viennent sur la chaussée, en zigzagant entre les véhicules, au milieu des dangers. Le tout ressemble à un magma dont les éléments s’entremêlent avant de se disperser en fin de journée. Tel est le signe distinctif de la karachisation progressive de la vie sociale. A l’image de ce qui se passe à Karachi, en effet, l’ébullition sociale embrasse indistinctement tous les éléments présents, donnant lieu à une confusion indescriptible. Il est impossible d’y être à l’aise. La raison mérite d’être signalée.

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En dehors de policiers qui s’efforcent de régler la circulation automobile tout en ignorant les piétons qui se débrouillent pour traverser les rues, rien ne laisse supposer que la capitale est gérée à quelque titre que ce soit. Tout indique plutôt qu’elle est laissée à l’abandon. Des observations l’attestent. Les responsables n’habitent pas la capitale. Leurs loisirs et ceux de leurs proches ont également lieu ailleurs. En ne vivant pas ainsi dans la capitale, ils ne la vivent pas non plus. De fait, ils ne font que la traverser et ils n’y restent que le temps qu’exigent leurs activités professionnelles. Dans ces conditions, l’essentiel pour les responsables est qu’aucun trouble ne bouleverse la dynamique de la capitale. Le reste ne les dérange pas outre mesure. De fait, le service public est évanescent dans la capitale. Le secteur public est anémié, entravé comme il l’est par l’imprévision. Le secteur privé est axé sur le gain exclusivement. Le reste enraye la vie sociale de l’usager. En effet, l’usager dispose de moins en moins de commodités au sein de la capitale. Outre le fait qu’il est souvent bousculé et parfois compressé tout au long de certains trajets, il ne trouve pratiquement plus de lieux de détente et de loisirs (parc, aire de jeux, cinéma, théâtre…) et, en dehors des lieux où il doit payer quelques dinars pour se soulager, ils ne dispose pas non plus de toilettes. En pratique, la capitale se réduit imperceptiblement à un caravansérail où aucune place libre ne subsiste en fin de journée et à un espace vacant qu’occupe un négoce envahissant. Mais si elle n’est pas gouvernée, elle est contrôlée, surveillée. De fait, l’autorité publique se manifeste pleinement dès le moindre trouble. Les responsables sont donc au courant de ce qui s’y passe. Et s’ils se limitent à réagir lorsque l’urgence prend forme et corps, au lieu d’agir régulièrement, c’est-à-dire d’organiser et de gérer l’espace public, ce n’est pas spécialement pour des questions d’incapacité, mais pour des raisons relatives à l’urbanisation.

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Sans être spécialement liée à la résidence en ville, l’urbanisation est, en effet, une manière d’être et d’agir conçue, établie, mise en œuvre et constamment améliorée à l’appui de transformations continues des différentes dimensions de la vie en société. Elle traduit un mode de vie que fondent les besoins en sécurité et que fertilise l’aspiration au bien-être. Elle prolonge, par conséquent, une série de remises en question qui n’ont jamais eu cours en Algérie. 4. 4. 2. Dysfonctions : Telle est, globalement mentionnée, la condition favorable à la propagation du bruit et de la saleté à travers l’espace public. Du fait des désagréments qu’elles provoquent, ces cristallisations de la violence sociale sont assez évidentes. En effet, l’une déchire l’espace public, l’autre l’encombre. Plus concrètement, en occupant ainsi le champ social à des degrés divers, ces cristallisations lestent la vie sociale d’un malaise dont personne ne parvient à se départir. Aussi, elles retiennent assez facilement l’attention de l’observateur. En revanche, les comportements qui les génèrent passent généralement inaperçus, dans la mesure où, on l’a noté, ils paraissent anodins. Alors, le laxisme et le populisme incitent à n’attribuer aucune gravité particulière à ces détails de la vie quotidienne. Seule l’observation systématique permet de relier ces cristallisations de la violence sociale à des actions franches, nettes, identifiables. La raison, on l’a également notée, est qu’elles traduisent dans tous les cas l’enchaînement de faits et gestes en apparence insignifiants, mais qui s’accumulent en se multipliant et finissent par provoquer des effets psychosociaux gênants, parfois lourds de conséquences. 4. 4. 2. 1. Impact du bruit : De fait, le bruit prolonge une multitude d’actes bruyants à des degrés divers (échanges verbaux criards, claquements de portes et de fenêtres, chutes d’objets…). Mais que

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représentent ces actes pris isolément ? Rien, ou presque rien. Au mieux ou au pire, ils forment des épiphénomènes et ils semblent relever de l’inattention. Leur signification psychologique et leur portée sociale sont plutôt tributaires de leur enchevêtrement. Le suivi de la vie sociale montre en effet que, sauf exception par définition rarissime, le premier geste que font les individus le matin en quittant leur lit, se traduit en bruit, et le dernier geste qu’ils concrétisent avant d’y retourner est également bruyant. Et tout ce qu’ils font entre leur levé et leur couché est à son tour bruyant. Effectivement, les individus ne parlent pas, mais crient et s’interpellent. Ils ne marchent pas, mais martèlent le sol à l’aide de leurs talons. Ils ne ferment pas les portes et les fenêtres, mais ils les claquent. Ils ne descendent pas les escaliers, mais ils les dévalent. Les enfants ne jouent pas, mais ils crient, cassent ce qui leur tombe sous la main, ne laissent rien en place. Le reste est vérifiable : le bruit s’amplifie et se propage partout au fur et à mesure que les individus s’éveillent et agissent. Les conséquences sont, à la fois, inévitables et vérifiables : aucun ne peut bénéficier d’un moment de tranquillité ; excédés, certains réagissent violemment sans parvenir à maîtriser la source de leur malaise. «Et comment ne pas réagir lorsqu’il est pratiquement impossible de se reposer, s’interroge Fateh ? Je souffre sans cesse du bruit de mes voisins. Je ne peux aspirer à un moment de détente que lorsqu’ils dorment ou qu’ils sont à l’extérieur. Autrement, c’est infernal. Je les entend se déplacer. Je les suis à la trace. Ils n’arrêtent pas de traîner leurs chaises, de bousculer leurs tables, d’ouvrir et de fermer leurs portes... Ils ouvrent et ferment continuellement la porte coulissante de leur placard, n’oubliant pratiquement jamais de la heurter à chaque fois contre le cadre. C’est à partir de 21h30/22h qu’ils entreprennent de faire le ménage. Alors, je me venge depuis un moment. Je pense que c’est légitime. Je me lève tôt et je fais également du bruit à mon tour. Je verrai où cela aboutira. »

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Telle est l’impasse où fait aboutir l’inexistence de l’individu en tant qu’entité sociale distincte. Ne pouvant gérer son énergie suivant les conditions de vie de collectivités diverses, chacun agit à sa guise, participant ainsi au désordre. 4. 4. 2. 2. Propagation de la saleté : La saleté qui occupe largement l’espace public, est, à son tour, le prolongement d’actes dispersés qui s’enchaînent de telle façon qu’ils finissent par constituer un peu partout des amas d’ordure. Tel est le résultat de ces gestes automatiques qui consistent, depuis toujours, à jeter les déchets en dehors des lieux (maison, voiture), que l’on nettoie. Etant incontrôlés, ils ont non seulement lieu n’importe où et n’importe quand, mais ils portent également sur tout ce qui devient inutilisable. Résultat : outre les ordures qui s’amassent dans une multitude d’endroits, y compris au pied des plaques interdisant toute décharge, les bouteilles et les sachets en matière plastique sont dispersés à travers l’espace. De fait, les déchets jonchent les trottoirs, encombrent les coins de rues, parfois obstruent les sorties d’immeubles et occupent les plages. En bref, les individus subissent les contrecoups de leurs comportements : ils buttent contre les ordures qu’ils jettent dehors dès qu’ils accèdent à l’espace public. «J’habite un nouveau quartier, fait savoir M’hamed. Mes voisins sont issus de différentes catégories sociales. Mais ils sont généralement instruits. Et ils m’ont semblés un moment désorganisés. Car ils n’hésitaient pas à faire sortir leurs ordures à tout moment et à les déposer partout. Et lorsque je leur faisais remarquer que leurs comportements étaient inacceptables, tout en les invitant à agir autrement, ils me donnaient l’impression de ne pas comprendre ce que je leur disais. En fait, ils faisaient semblant de ne pas comprendre. Ils savaient en effet ce qu’ils faisaient, précise M’hamed. Et leurs actes étaient tels que le quartier est devenu parsemé d’ordures. Aucun ne donnait l’impression d’éprouver une gène quelconque à ce sujet. Bien au contraire, certains n’hésitaient plus à protester lorsque je leur faisais remarquer

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qu’il était nécessaire qu’ils cessent de se débarrasser d’une manière aussi désorganisée de leurs ordures. » «Les conflits qui s’en sont suivis m’ont amené, dit M’hamed, à engager différentes démarches auprès des autorités communales en vue de les amener à prendre deux mesures : réserver un seul endroit comme dépôt d’ordures ménagères dans le quartier et ordonner au personnel de nettoyage d’ignorer les ordures déposées ailleurs. Sur ce, j’ai effectué un suivi rigoureux pour faire admettre à mes voisins la nécessité de déposer leurs ordures ménagères au seul endroit réservé à cet effet et à des heures précises. C’est simple, je les ai surveillés de nombreux jours de suite et je n’hésitais pas à crier, même à faire des scandales lorsque les uns ou les autres s’efforçaient de bafouer ce qu’il est ainsi possible de considérer comme de simples règles de conduite en matière d’hygiène.» «J’ai cependant éprouvé des difficultés avec le propriétaire du fast-food qui s’est établi au pied de mon immeuble, précise M’hamed. Ses serveurs profitaient des heures tardives de fermeture pour se débarrasser de leurs ordures à proximité de la porte de mon immeuble. Je leur ai fait la remarque en vain. J’ai intervenu auprès de leur patron sans résultat non plus. Aussi, je me suis réveillé à plusieurs reprises tôt le matin, avant l’ouverture du fast-food, et j’ai agi de la manière suivante : j’ai vidé plus d’une fois les sachets d’ordures, que déposait ainsi ce personnel, devant l’entrée du fast-food et j’en ai à chaque fois étalé le contenu. Les serveurs ont fini par retenir la nécessité de déposer leurs ordures à l’endroit prévu à cet effet. » Mustapha profite de ses détails pour dire à M’hamed : «Avec ton expérience, tu dois à présent savoir que les gens ne sont pas éduqués dans le sens de la propreté. Rien ne les a préparés en effet à être propres. Il faut par conséquent les obliger à respecter les règles d’hygiène, du moins lorsque cela est possible. De toutes les façons, c’est ce que j’ai fait avec ma voisine. Elle secouait ses tapis, ses nappes et ses couvertures par la fenêtre sans nous avertir. Et elle agissait

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de la même manière lorsqu’elle lavait ses persiennes. Ma femme lui a demandé de nous avertir pour que nous fermions notre fenêtre et éviter ainsi de recevoir ses poussières et sa saleté chez nous. Elle lui a expliqué que nous étions en faveur de la propreté, mais à condition que cela ne se transforme pas en saleté pour nous. Ce fut en vain. Cette voisine a totalement ignoré notre demande. Préoccupé par le mépris qu’elle nous affichait ainsi, j’ai subitement eu une idée fonctionnelle en faisant le marché. J’ai en effet acheté des sardines et j’ai recommandé à ma femme de garder l’eau avec laquelle elle allait les rincer. Je l’ai mise dans un bidon que j’ai fermé et mis de côté. Quelques jours plus tard, notre voisine s’est mise à laver ses persiennes comme d’habitude. Alors, je n’ai pas hésité à verser le contenu de mon bidon sur son seuil tout en veillant à ce qu’elle reçoive le maximum du liquide chez elle. Elle est rentrée dans une colère noire lorsqu’elle s’en était rendue compte. Et elle a fini par nettoyer. Au bout de la seconde expérience de ce type, elle a compris que nous étions déterminés à ne pas nous laisser faire et elle a cessé de nous ennuyer. Oui, que veux-tu ? C’est vrai, je suis directeur d’une entreprise publique, précise Mustapha ! Mais comment se protéger plus efficacement lorsque les gens refusent d’entendre raison ? » En évoluant, ainsi, à travers le bruit et la saleté, les gens souffrent effectivement. Et non seulement ils expriment leur malaise lorsqu’ils en ont l’occasion, mais ils ne parviennent pas à le cacher. Il se lit facilement sur leur visage. Cependant, ils avouent généralement leur incapacité à y remédier. Contrairement, en effet, à M’hamed et Mustapha qui réagissent, bien que ce soit de manières différentes, les gens donnent l’impression d’être disposés à souffrir : « c’est comme ça, soulignent-ils. On ne peut rien faire ! ». Cette impuissance est provoquée par une seconde raison (1) pouvant servir à expliquer ce qui s’apparente à ce que l’on a déjà signalé : l’occultation de la violence sociale. Elle est d’ordre sociologique. ----------- (1) La première raison a trait au caractère apparemment éphémère des comportements générateurs de violence sociale.

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Cette raison a en effet trait au statut social de l’individu. On a vu que, contrairement aux réseaux relationnels qui le contiennent, ce dernier ne représente pas une entité sociale distincte. Or, c’est lui qui souffre. Et c’est cette souffrance qui le met à la disposition des réseaux qui l’entourent. Aussi, sous le prétexte qu’il lui est difficile de se mettre tout le monde sur le dos en dénonçant les dysfonctions qui perturbent son environnement immédiat et, par voie de conséquence, sa vie personnelle, il ne peut pas remettre en question ouvertement la souffrance qui le ronge. De fait, il étonne son entourage s’il revendique la tranquillité. Et s’il persiste, il est nécessairement pris pour un original, sinon pour quelqu’un d’impossible à vivre. Il finit alors par admettre qu’il a par conséquent intérêt à ronger son frein en silence, d’autant plus qu’il remarque qu’il est l’objet d’une troisième cristallisation de la violence sociale. 4. 4. 2. 3. Dégénérescence du contrôle social : Cette troisième cristallisation a trait à l’indiscrétion, forme dégénérative du contrôle social. De fait, l’absence de structures de défense organisées et régulièrement gérées a longtemps obligé les habitants des villages et des quartiers à surveiller leurs milieux de vie pour éventuellement se protéger et se défendre. L’appréhension du danger les obligeait à être, ainsi, au courant de ce qui se passait autour d’eux.

. Cette obligation n’est plus justifiée. En cas de danger, les structures censées y faire face existent. Il n’en demeure pas moins, cependant, que les gens ne finissent pas de s’épier mutuellement. De fait, les voies d’accès aux quartiers et aux villages sont sans cesse contrôlées. Des hommes de différents âges s’y tiennent. Lorsqu’ils ne sont pas assis au bord d‘un trottoir, ils sont adossés à un mur ou contre un poteau. Ils sont côte à côte, alignés, faisant face à l’entrée. Leurs échanges ne sont pas très animés. Ils paraissent même s’ennuyer. C’est effectivement le cas. Mais rien ne se passe à leur proximité sans qu’ils ne le sachent et ne le commentent. Ils sont au courant de tout. Leurs regards sont

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scrutateurs. Ils sont avides d’informations pour meubler leur temps mort. Et s’ils en manquent, ils vont en chercher. « C’est le cas de mon voisin, dit un juriste. J’ai ouvert un cabinet dans mon quartier. Et au bout de quelques mois, je suis resté fermé plusieurs jours de suite. J’étais pris par autre chose. Mon voisin a remarqué mon absence. Il en ignorait la raison. Il n’a pas hésité à me questionner. Que s’est-il passé, m’a-t-il demandé ? Tu es resté un moment fermé. Tu étais souffrant ? » 4. 4. 2. 4. Insécurité routière : La gêne que véhicule ainsi la vie sociale de différentes manières se cristallise en une insécurité effective à travers la circulation routière. Les usagers de la route, tout particulièrement les automobilistes et y compris ceux qui sont censés veiller sur la sécurité routière, c’est-à-dire des représentants de l’ordre public, agissent en effet à leur guise à travers le réseau routier sans se soucier de quoi que ce soit. En bref, ils violent systématiquement le code de la route. Et pour se déplacer à leur aise, certains n’hésitent pas à faire disparaître les panneaux de signalisation dans les quartiers qu’ils fréquent régulièrement. Résultat : la violence sociale qui participe à l’animation de l’ensemble de ces comportements devient de temps à autre meurtrière. Ainsi, le mode de gestion du facteur humain auquel incite la prise en charge qu’assure les réseaux relationnels a pour conséquence d’entretenir l’incapacité des individus de gérer leurs énergies suivant leurs besoins et aspirations. De fait, ces derniers subissent et reconduisent cette violence sociale qui finit par les mettre à la disposition des réseaux qui les entourent. Une exception confirme cette règle. Elle est révélée par la position sociale des chefs des groupes familiaux. Ces derniers semblent respectés, fiers, à l’aise, en tous les cas à l’abri de la violence sociale. Et ce sont eux qui ont longtemps échangé avec les enquêteurs et les chercheurs venant évidemment de l’extérieur. Par conséquent, ces derniers n’ont pas pu saisir la violence

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sociale qui ruine l’énergie des individus en Algérie. Telle est la troisième raison à l’origine de ce que l’on a tenu pour être une forme d’occultation de cette violence. Et c’est lorsqu’il devient difficile d’en engluer l’individu que la violence physique en prend le relais. 5. La violence physique comme moyen d’éducation et de sanction : On a signalé que, contrairement à ce que laissent souvent attendre leurs dispositions agressives, les Algériens sont des gens beaucoup plus querelleurs que bagarreurs. De fait, leur violence physique est périodique, par conséquent limitée dans le temps. En pratique, elle n’éclate pas pour des raisons de tempérament, mais lorsque des conditions psychosociologiques sont réunies. Deux cas de figures le montrent. Tout en mettant en œuvre les organes corporels (poings et pieds), ils diffèrent suivant que cette violence est exercée à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe familial.

5.1. Violence physique intra-muros : A l’intérieur du groupe familial, la violence physique est exercée contre deux types d’individus : ceux qui ne savent pas encore qu’ils doivent se conformer aux exigences collectives en matières d’action et d’interaction, en l’occurrence les enfants, et ceux qui tentent de ne pas observer les exigences du groupe familial, spécialement les épouses qui rechignent à évoluer suivant les attentes de leurs beaux-parents. Dans ces deux cas, la violence physique consiste à obliger les individus à admettre la nécessité de se conduire en fonction du code du groupe d’appartenance et en vue des objectifs qu’il se fixe. En même temps, elle sert à donner des exemples à ceux qui seraient tentés par la désobéissance. Telles sont ses fonctions sociales. Son rôle sociologique est d’imposer le conformisme comme type de conduite sociale.

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La contrainte qui caractérise l’exercice de cette violence au sein du groupe familial, est généralement interprétée comme un moyen d’éducation ou de répression suivant que l’individu concerné est un enfant en phase de socialisation, ou bien une épouse en phase d’intégration familiale.

5.1.1. La violence, moyen d’éducation : Les éducateurs et, plus globalement, les adultes n’hésitent généralement pas à recourir aux sévices corporels lorsqu’ils constatent une désobéissance de la part de ceux dont ils ont la charge, spécialement les enfants. La raison mérite d’être rappelée. Le code de conduite traditionnel, celui qui sert encore de modèle éducatif pour les nouvelles générations, n’est pas le produit d’une activité de recherche scientifique dont les résultats évolueraient, mais une simple synthèse déduite de l’expérience sociale que provoque l’hostilité de l’environnement physique tout particulièrement. Ce code de conduite consiste en effet à indiquer la manière dont il faut agir et interagir pour espérer se prémunir contre l’insécurité étant donné l’adversité ambiante. Dans ces conditions, ni le questionnement, ni l’explication n’ont cours. De fait, ceux qui ignorent les modalités d’action et d’interaction, en l’occurrence les enfants, ne disposent d’aucune possibilité d’interroger leurs éducateurs, parents et enseignants. Et ces derniers ne leur donnent aucune explication. Ils leur signalent tout simplement ce qu’il faut faire et, au besoin, ils les y obligent, quitte à recourir aux sévices corporels. L’objectif est de leur faire prendre conscience de la nécessité d’agir et d’interagir suivant les attentes de leur entourage social quelles que soient leurs propres dispositions. Telle est, globalement, la situation que vivent également les épouses mais pour des raisons différentes.

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5.1.2. La violence, moyen de sanction : L’intégration sociale de l’épouse dans le groupe familial du mari est un processus, à la fois, délicat et jamais achevé. La raison en est que l’épouse est toujours étrangère au réseau-mère du mari, même si son mariage est de type endogame. De fait, elle provient de l’extérieur. Aussi, elle est perçue et traitée comme une étrangère, tout particulièrement par sa belle-mère et ses belles-sœurs. Au besoin, ces dernières n’hésitent pas à le lui rappeler, ce qui la maintient à la périphérie de la famille, à la limite de l’exclusion, dans une zone d’insécurité permanente. Cette indisponibilité à l’égard de l’épouse n’est pas surfaite. En effet, l’épouse n’est pas préparée pour se dissoudre dans le groupe du mari, mais pour s’y infiltrer en vue d’y former son propre réseau à l’aide des enfants auxquels elle devra donner naissance sous peine de répudiation. Aussi, elle est susceptible de les socialiser suivant des indications différentes de celles que privilégie le réseau-mère de son mari. De fait, elle ne rate aucune occasion pour raccorder ses enfants à son propre groupe d’origine, ce qui ne peut manquer d’affaiblir le groupe du mari. Elle est par conséquent tenue en suspicion, surveillée et facilement sanctionnée. Au besoin, sa belle-mère et ses belles-sœurs lui cherchent la petite bête ne serait-ce que pour tester ses mécanismes de défense, donc sa capacité de résistance. Le statut d’épouse est d’autant plus fragile qu’il comporte un autre risque de déstabilisation du groupe du mari. De fait, les éléments constitutifs de ce type de groupe ne tolèrent aucun doute en matière de paternité, étant donné l’insécurité ambiante à travers laquelle ils évoluent et leur besoin incompressible de disposer de la disponibilité indéfectible de leurs proches. Ils tiennent donc à être persuadés que les enfants qui portent leur nom appartiennent effectivement à leur lignée. Or, du fait de son caractère étranger et des contraintes qu’elle connaît, l’épouse est susceptible de trahir cette attente. Aussi, elle est très souvent maintenue derrière des murs aveugles, des fenêtres fermées et sous une

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surveillance constante. Rien ne lui est permis de ce qui n’arrange pas totalement le réseau familial du mari. Outre les scandales que lui font sa belle-mère et ses belles-sœurs pour la moindre futilité, le mari n’hésite pas à la frapper et, au besoin, à la répudier. Elle ne peut se dégager de cet amas de difficultés que lorsqu’elle enfante et, surtout, lorsqu’elle devient belle-mère, grand-mère et veuve, reproduisant au détriment de ses belles-filles les contraintes qu’elle a subies. Bien qu’indéniable, le sadomasochisme n’explique pas entièrement cette reprise. Il faut tenir également compte de l’importance de la sexualité féminine dans la pérennité du système traditionnel. La permanence de ce système en est, en effet, largement tributaire. La preuve en est que la violence armée éclate à chaque fois que le système relationnel traditionnel est menacé d’extinction à un titre ou à un autre. 5. 2. Violence physique extra-muros : Globalement, la violence physique n’éclate à l’extérieur du groupe familial que comme un moyen de défense et lorsque la violence sociale échoue dans son rôle dissuasif. De fait, le suivi de la vie sociale montre que la violence physique est l’adjuvant de la violence sociale. Celle-ci consiste à dissuader l’adversaire. Et c’est son autre rôle. Elle est alors axée le plus souvent sur le bluff. Les individus s’efforcent, en effet, d’exhiber leur virilité. Ils la portent en bandoulière. Ils s’en servent pour tenter de convaincre d’éventuels agresseurs qu’ils peuvent être redoutables et qu’ils sont de toutes les façons invincibles. L’observation montre, également, que, toute proportion gardée et pour des raisons étrangères au courage, la violence physique déchire beaucoup plus la vie urbaine que la vie rurale. Cette différence est due au fait que, contrairement aux villes, les réseaux familiaux sont omniprésents à la campagne. Aussi, toute bagarre entre deux individus pourraient facilement dégénérer en bataille entre leurs groupes familiaux. Aussi, les gens sont plus prudents, plus circonspects.

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En revanche, en ville, les individus évoluent au milieu des multitudes, plus ou moins loin de leurs proches. Aussi, une rixe ne porte pas spécialement à conséquence, sur le plan social du moins. Et ce type d’affrontement est souvent fugitif, car il n’est généralement pas dû à un excès de rigueur mais à une surcharge de difficultés non maîtrisées. Et de toutes les façons, des gens finissent toujours par intervenir pour séparer les adversaires, les appeler au calme, leur rappeler qu’ils sont des frères et leur faire savoir que seul le diable est à l’origine de leur affrontement. 6. La violence armée comme moyen de préservation du mode de vie traditionnel : Trois types de menaces pèsent sur le mode de vie traditionnel. Le premier type de menaces est d’ordre interne. Il traduit un dérapage des interactions sociales, plus précisément une défaillance du contrôle de la mixité. Il a en effet trait à l’établissement d’une relation sexuelle incontrôlée. Le second type de menaces que connaît le système traditionnel, provient de l’extérieur. Différentes phases historiques en témoignent. Elles montrent que ce type de menaces est véhiculé par des systèmes sociaux globaux qui, concurrençant le système traditionnel, induisent un mode de vie différent. Il s’agit, principalement, de l’Islam, du colonialisme, du socialisme et de la démocratie. Enfin, le troisième type de menaces est d’ordre politique. Il est entrevu à partir des éventuelles transformations socioculturelles auxquelles incite l’exercice du pouvoir à partir du moment où il s’installe et exerce un impact durable sur la société. Il n’a cependant jamais dépassé le stade des prémices. 6.1. Dérapage : En pratique, le dérapage est le type de menace le plus facilement maîtrisable au regard du système traditionnel. De

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fait, la jeune fille et, lorsqu’elles reviennent dans leur groupe d’origine à la suite d’une rupture, la femme divorcée et la veuve sont généralement maintenues sous le contrôle incessant de leurs parents. Et c’est un contrôle identique qu’exercent les beaux-parents sur leurs belles-filles. Parallèlement, la virginité de la nouvelle mariée est dans tous les cas vérifiée. Enfin, les contrevenants sont, dit-on, sévèrement sanctionnés. Suivant les récits, ils sont systématiquement éliminés. C’est la règle. Rien n’atteste qu’elle a été effectivement appliquée à chaque fois. Son rappel sert toutefois à décourager d’éventuelles aventures. Un cas le prouve. On rapporte à Youcef que des gens racontent que sa sœur a été séduite par un homme qui a fini par abuser d’elle. Furieux, il roue de coups ses informateurs. Puis il se saisit d’un couteau et part à la recherche de sa sœur. Il la tue sans hésitation. L’autopsie révèle cependant qu’elle était toujours vierge. Certes, les conditions de vie nouvelles, en l’occurrence la scolarité, le travail salarié, la chirurgie moderne et l’autonomie du logement, mettent à rude épreuve les modalités de contrôle et, par conséquent, de sanction traditionnelles. De fait, il est impossible de suivre tout le temps un individu lorsqu’il quitte la sphère d’influence domestique. Cependant, l’éducation permanente et les récits relatant également le divorce systématique des jeunes filles dépucelées incitent généralement à la prudence, l’accès à la chirurgie moderne n’est pas à la portée de toutes. Et c’est effectivement la prudence qui marque le comportement des femmes à l’extérieur. Lorsqu’elles ne sont pas accompagnées ou qu’elles ne sont pas enveloppées dans ce qui fait office de protection (tenues vestimentaires et véhicules), elles ont généralement leur regard baissé sur le sol, elles ne vont pas n’importe où, elles rentrent avant la fin de la journée et lorsqu’elles se font accompagner par leurs petits amis, elles veillent à les quitter avant d’arriver à leurs quartiers.

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Parallèlement, le travail salarié féminin a été en partie accommodé aux exigences traditionnelles. Les femmes, optant le plus souvent sous la pression de leurs parents et de leurs époux, ont durant de nombreuses années préféré exercer dans l’éducation nationale, l’idée retenue est que les élèves sont sexuellement immatures. Telle est l’une des causes de féminisation de ce secteur professionnel stratégique, la crise économique structurelle ayant cependant mis un terme à cette répartition des activités suivant les exigences anciennes. Enfin, l’analyse montre que les logements autonomes ont été largement récupéré par le système traditionnel (1) et (2). En bref, le contrôle traditionnellement exercé sur la femme s’est simplement assoupli depuis que l’accès à la scène publique et au monde du travail est à la portée des représentants des deux sexes. 6.2. Systèmes concurrentiels : Quatre systèmes globaux ont, en effet, pris corps et forme en Algérie soit par la force et/ou la persuasion (Islam, colonialisme), soit par voie d’imitation (socialisme, démocratie), induisant, tour à tour, un mode d’organisation et des modalités de gestion de la vie sociale différents de ceux qui caractérisent le système traditionnel. Par conséquent, ils ont, de différentes manières et à des rythmes différents, menacé d’éradication ce système ancien. Dans ces conditions, une confrontation était inévitable. Et si elle a pris différentes tournures, mettant tout particulièrement en œuvre la violence sociale, elle a à chaque fois comporté au moins un épisode violent. Etant sous-tendus par un pouvoir céleste et/ou terrestre souvent redoutable, ces systèmes devaient logiquement -------------

(1) Voir Slimane Medhar, tradition contre développement et La violence sociale en Algérie.

(2) L’état actuel des connaissances permet, en effet, de signaler l’existence d’un système traditionnel complexe où l’organisation sociale est confortée par une culture, un mode de gestion du facteur humain et un mode d’implication sociale.

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sortir victorieux de cette confrontation avec le système traditionnel. Tel ne fut cependant pas le cas. La raison en est que, contrairement à chacun de ses concurrents, le système traditionnel est sociologiquement enraciné en Algérie. Il est, en effet, implanté depuis longtemps, partout et solidement à travers la société. Et c’est ce qui lui a permis de contrer la menace des trois premiers systèmes, avant de montrer des signes d’essoufflement lors de son affrontement avec la démocratie.

Etant directe, cette menace est évidente dans les deux premiers cas. De fait, l’Islam et le colonialisme, systèmes allogènes, se sont implantés en Algérie en vue de se substituer globalement et instantanément au système traditionnel, et de tenir successivement le rôle d’unique source d’organisation et de gestion de la société. Aussi, des conflits ont opposés les Algériens, confondus alors dans l’ensemble maghrébin, aux musulmans d’abord, aux colons ensuite. Et ces conflits n’ont pas été suscités par des questions politiques et socioéconomiques uniquement, donc par des questions de pouvoir, mais également par des considérations culturelles et anthropologiques. De fait, le sens que donne le système traditionnel à l’existence diffère de ceux que lui donnent tour à tour l’Islam et le colonialisme. On a montré que la vie sociale est nécessairement segmentaire lorsqu’elle est régie par le système traditionnel. Etant en effet indomptable suivant l’ancienne vision du monde, l’hostilité de l’environnement incite à maintenir la vie sociale à l’abri de réseaux relationnels somme toute restreints, facilement mobilisables et contrôlables, l’objectif étant de s’adapter à l’insécurité ambiante pour éviter d’en subir les effets de front. La preuve en est que le système traditionnel n’a jamais sous-tendu une guerre de front, mais de simples guérillas depuis qu’il est aux prises avec la modernité.

Certes, c’est toujours à l’abri de réseaux relationnels que la vie sociale se déroule en terre d’Islam. Cependant, ces réseaux ont pour fonction de former une Oumma, réseau

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englobant qui, devant s’établir suivant les règles religieuses, est censé bénéficier de la protection divine. En contrepartie de leur dépendance à Allah, les individus et les groupes sociaux susceptibles de former ce réseau attendent une protection à la fois illimitée et infaillible. En revanche, le système colonial menace les réseaux relationnels traditionnels à l’aide d’une activité conquérante qui consiste à monopoliser les moyens disponibles au profit des individus et des groupes sociaux qui le composent. A ce titre, il est exclusif, éliminant ou rejetant à sa périphérie, selon les cas, ceux qu’il refuse d’intégrer. Toutefois, l’islam ne peut, en principe du moins, ni s’implanter ni se propager sans briser les liens primaires, ceux qui, raccordant chacun aux siens, forment les réseaux-mères. Il substitut, en effet, l’appartenance religieuse à l’appartenance filiale. C’est la condition de rattachement à Allah. Et le colonialisme ne peut non plus s’établir et essaimer sans imposer aux autochtones un choix douloureux : se laisser déposséder et vivre l’exclusion, ou bien se départir de leur propre arsenal culturel et de leur identité, donc évoluer à travers l’aliénation. Telles sont, rapidement signalées, les principales raisons qui ont opposés les Algériens, tour à tour, aux représentants de l’Islam et du colonialisme. Du fait que ces raisons ne sont pas identiques, le sort réservé à ces deux systèmes est différent, le premier ayant été absorbé, le second détruit. L’analyse des données susceptibles de le montrer permettra de préciser ultérieurement comment le socialisme a été déstructuré à son tour.

6. 2. 1. Absorption de l’Islam : Inclus dans l’ensemble maghrébin, les Algériens ont certainement participé au double mouvement d’adoption et de rejet de l’Islam, que signale Ibn Khaldoun. Cet auteur note

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en effet dans sa Moqddima, que les Maghrébins ont apostasié 12 fois. Et il donne la précision suivante dans son Histoire des Berbères : « Ce peuple ne cherchait que des prétextes pour résister à la domination arabe ; et si, dans les premiers temps, il ne savait entreprendre une révolte sans se jeter dans l’apostasie, il apprit alors à s’insurger sans cesser d’être musulman» (1). En fait, il suffit de reconnaître l’existence d’un système traditionnel à travers le Maghreb et d’admettre l’importance de causes anthropologiques à l’origine de ces conflits pour préciser la pensée d’Ibn Khaldoun. En effet, les Maghrébins ont définitivement adopté la religion musulmane à partir du moment où ils ont constaté qu’ils pouvaient s’en servir pour renforcer les points névralgiques de leur système sans se dissoudre pour autant dans l’arabité.

Outre l’égalitarisme économique et le nivellement social sur lesquels nous reviendrons lors de l’analyse de la violence armée comme moyen d’accès au pouvoir, différentes articulations du système traditionnel étaient en effet fragiles : le refus des transformations et de l’effort, le statut social de l’individu et de la femme, la subordination des jeunes aux plus âgés et la séparation des sexes, les valeurs sociales et les règles de conduite. Depuis l’islamisation du Maghreb, ces articulations sociales sont scellées à l’aide de considérations religieuses qui les sacralisent, leur conférant ainsi un caractère inviolable et, partant, intemporel.

De fait, le refus des transformations, condition de perpétuation du système traditionnel, s’apparente au fatalisme, signe distinctif de la soumission au divin. Or, ce système est, globalement, une adaptation-soumission à l’impact des forces extraterrestres, que l’Islam a identifié en un concept unique, Allah, Maître de l’Univers. Il ne peut par conséquent souffrir la moindre transformation. L’appréhension de risques insupportables, largement mentionnés dans les récits coraniques comme autant de ----------- (1) Voir Ibn Khaldoun, op., cit., t.1, p. XXI.

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sanctions dues à l’ignorance des préceptes religieux, ne le permet pas. Et c’est également la crainte de ces risques qui se trouve à l’origine du refus de l’effort. De fait, l’effort consiste, entre autres, à investir l’environnement en vue d’en extraire ce qui pourrait servir à la satisfaction de besoins éprouvés. Or, on l’a noté, c’est la chasse gardée d’Allah. Aussi, le refus de l’effort est camouflé par les innombrables difficultés (manque de moyens, bureaucratie…) qui alourdissent l’activité et l’entravent sans cesse depuis qu’elle rythme les dynamiques des sociétés avancées et les échanges internationaux. Ce refus est clairement justifié par l’appel à la religion dès l’approche et tout au long du Ramadhan. De fait, tout projet susceptible de nécessiter des efforts quelconques est purement et simplement reporté à après l’Aïd. Il est ajourné, le refus de l’effort étant sacralisé. Parallèlement, le monde du travail écourte sa période d’activité : les employés commencent plus tard et finissent plus tôt que d’habitude leurs activités. En pratique, ils se limitent aux gestes incompressibles que nécessite le déroulement des affaires courantes. Or aucune clause des textes sacrés n’ordonne au musulman de réduire ou de suspendre ses efforts durant ce mois. Cependant, l’analyse permet de souligner que, du fait du jeûne qui doit être observé de l’aube au coucher du soleil durant un mois lunaire, la sacralisation de cet immobilisme permet de fonder la rationalisation suivante : les manques et les pénuries ne sont pas dus à notre incapacité de travailler, diraient les musulmans, mais au fait qu’Allah nous impose l’abstinence, sous peine de sanctions graves. Parallèlement, l’absence de l’entité individuelle en milieu traditionnel n’est pas appréhendée comme le prolongement de conditions de vie difficiles, mais comme l’application d’un choix divin. Il est en effet régulièrement rappelé qu’Allah est favorable au groupe social. Et les individus n’hésitent pas à suspendre momentanément leur argumentation pour supplier Allah de les préserver de l’emploi du « je » lorsqu’il leur arrive

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de s’en servir en vue de se prononcer au sujet d’une question ou d’une autre. Le « je » n’est pas seulement honni en milieu traditionnel, mais également suspect. Un proverbe l’indique. Il conseille de se méfier de l’oued lorsqu’il est calme plutôt que lorsqu’il est en crue. La métaphore est facile à décoder : l’individu à la fois isolé et calme est inquiétant. Il est automatiquement soupçonné d’être en train de combiner un traquenard dont souffriraient ses proches. Les raisons sont d’ordre sociologique. On a noté que, du fait de sa dépendance aux siens en tout et pour tout, l’individu ne représente pas une entité sociale distincte. Par conséquent, il ne dispose d’aucun espace ni d’aucun moment dont il pourrait se servir pour structurer et gérer une intimité quelconque. Il évolue immergé parmi ses proches et sous leur contrôle incessant sa vie durant. Aussi, il les inquiète dès qu’il leur échappe à un titre ou à un autre. Car il est alors susceptible de puiser dans ce qu’il doit sans cesse contenir, c’est-à-dire ses fluctuations psychoaffectives, et de dégager des perspectives de réflexion et d’action qui ne correspondent pas nécessairement aux attentes des siens. Malgré les innombrables preuves attestant que la femme peut non seulement égaler l’homme, mais le surpasser, son infériorité est toujours vécue comme une réplique de la volonté divine. La femme est perçue et se perçoit comme faible, démunie par rapport à l’homme. Ce dernier la prend en charge. En contrepartie, il se permet des libertés qu’il lui refuse : il sort quand il veut, consomme du vin, courtise des femmes… Les raisons sociologiques de cette discrimination qui déborde ainsi les limites du sacré, sont généralement enfouies sous un amas de considérations religieuses. C’est également le cas de la subordination des jeunes aux plus âgés et de la séparation des sexes. Sans cette subordination, les plus âgés courent de grands risques surtout lorsque les structures de substitution sont inexistantes ou anémiées. Et sans cette séparation, il est difficile de maintenir la cohésion familiale qu’exige l’insécurité

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ambiante. Aussi, pour éviter les bouleversements et, surtout, le risque d’effondrement du système traditionnel, qu’entraîneraient inévitablement l’émergence des jeunes et le rapprochement des sexes, tout particulièrement leur libération, l’âge demeure aussi sacralisé que l’acte sexuel. Enfin, en prenant un caractère religieux, les valeurs culturelles (fraternité, solidarité, entraide…) et les règles de conduite (salutations incessantes, prières collectives…) reconduisent des exigences traditionnelles. De fait, ces valeurs cimentent la filiation sans laquelle le système traditionnel s’effondre et ces règles enracinent le contrôle social sans lequel le mode de vie traditionnel s’affaiblit. Ainsi, le système traditionnel n’a nullement cédé sa place à l’Islam. Il s’en est plutôt servi. La preuve en est fournie par la modification de la hiérarchie des piliers de la religion musulmane. Ils sont au nombre de cinq. Et ils vont de la profession de foi au pèlerinage, en passant par la prière, la dîme et le Ramadhan. La hiérarchie originelle des piliers de l’Islam est officiellement maintenue. En pratique, elle est inversée. De fait, c’est le Ramadhan, quatrième pilier, qui occupe le haut de la hiérarchie des valeurs sociales. Contrairement aux autres rites, en effet, le jeûne mobilise l’ensemble des acteurs sociaux. Sauf dérogation explicitement prévue par les textes sacrés, tous les musulmans sont tenus d’observer le jeûne durant un mois par an. Aussi, chacun devient agent contrôleur et sujet contrôlé à cette occasion. Par conséquent, le conformisme atteint son paroxysme. Aucun ne viole l’interdit ouvertement. La raison est profondément enfouie sous un amas d’interprétations religieuses. En fait, elle est d’ordre sociologique. Elle est liée à l’incapacité de maîtriser les conditions de vie. Cette incapacité disparaît au profit du décret divin à la faveur du Ramadhan : le jeûne, vécue comme une interdiction de consommer de l’aube au coucher du soleil, est ordonné par Allah. Aussi, aucune remise en question n’est tolérée. L’Islam est ainsi situé aux antipodes de la modernité. Celle-ci s’est introduite par effraction en Algérie, à la faveur de l’installation de la colonisation.

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6. 2. 2. Destruction du colonialisme : Le colonialisme est un phénomène complexe. Outre la colonisation proprement dite, c’est-à-dire l’occupation d’un espace et la main-mise sur les biens disponibles, il véhicule un projet de société. Tel fut le cas en Algérie. La colonisation de l’Algérie par la France, en 1830, ne s’est pas en effet limitée à une annexion. Elle devait sous-tendre la création d’une société française sur l’espace algérien. Ceci confirme ce que l’on a déjà noté, à savoir qu’il s’agissait d’un système global qui portait non seulement sur des questions politiques, économiques et socioculturelles, mais également anthropologiques. D’où les deux grands types de conflits qui ont rythmé le rapport colonial : des soulèvements périodiques, essentiellement à caractère régional, et une guerre de libération menée à l’échelle nationale et internationale. La distinction entre ces deux types de conflits peut être opérée à l’aide d’un paradoxe. Il importe, en effet, de noter que si les conflits du premier type ont été suscités par des actions perpétrées par les colonisateurs en Algérie, tout particulièrement en termes de séquestration, de cantonnement et de discrimination, le risque de dissolution sociologique, stimulus de déclenchement du second type de conflit, a, contre toute attente, pris corps et forme non pas en Algérie mais en France, au sein du milieu migratoire. Des éléments d’explication peuvent être trouvés dans ce qui a, tour à tour, favorisé puis défavorisé le système colonial, à savoir le caractère segmentaire de la société algérienne. De fait, si ce système a profité de la segmentation sociale en Algérie pour s’installer, puis gérer la société subjuguée en se servant d’intermédiaires, il n’a pas pu la maîtriser. On en a noté la raison : les réseaux relationnels qui traduisent et entretiennent cette segmentation sont directement insaisissables, par conséquent incontrôlables. En effet, la guerre contre l’occupation coloniale et, avant 1954, les soulèvements contre la colonisation n’ont pas

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dépassé le cadre régional, plus précisément les limites du système relationnel tel qu’il était établi à l’aune des considérations traditionnelles, filiation et raccordement à un ancêtre réel ou éponyme. Ce système, on l’a vu, était structuré suivant l’impact de l’environnement physique dont l’empreinte différait selon les régions. Aussi, les individus et les groupes sociaux passaient d’un lien social à un autre en passant d’une région à une autre. Et de réseaux relationnels plus ou moins étendus (tribu, ligue, confédération), les acteurs sociaux passaient directement à la Oumma, réseau englobant, mais d’autant plus imprécis qu’il n’a jamais été construit et géré comme tel. La notion de nation ne marquait pas le territoire algérien. Elle échappait aux acteurs sociaux. Elle fut structurée à partir de la réaction contre le risque ultime qu’a fini par laisser entrevoir le vécu migratoire. Généralement analphabètes et jeunes pour la plupart, les émigrés ont, en effet, instinctivement pris conscience du fait que leur vécu comportait pour eux un risque anthropologique. Ayant émigrés pour acquérir les moyens de venir en aide à leurs familles restées au pays et le plus souvent dans le besoin, ils ont à un moment donné déduit que la durée de leur séjour était susceptible d’induire leur dissolution dans un mode de vie différent de celui qu’entretenaient leurs proches, malgré la discrimination qui enserrait leurs horizons. Aussi, ils ont globalement retenu la nécessité d’accéder à l’indépendance, quitte à mener une guerre de libération, dans la mesure où leur présence à l’étranger était la conséquence directe de la colonisation. Le reste, c’est-à-dire la remise en question effective de la colonisation, a rythmé de nombreuses années de suite. Il importe, cependant, de noter que l’option pour la guerre de libération est devenue irréversible à partir du moment où, en mai 1945, les militants du PPA/MTLD ont constaté que la lutte politique, seule, ne pouvait nullement faire aboutir à l’indépendance. De fait, les massacres perpétrés alors, leur ont fait prendre conscience que cette lutte buttait contre une fin de non-recevoir dramatique.

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Mais l’importance des risques encourus à la suite de cette option, était telle que les organisateurs de la guerre de libération ont puisé dans ce qu’ils maîtrisaient le plus et qui échappait largement à leurs ennemis, le système relationnel, pour préparer leur projet, puis pour le mettre en exécution. De fait, ils n’admettaient quelqu’un de nouveau parmi eux que s’il était cautionné, considérant que l’engagement politique était insuffisant. Parallèlement, la guerre qu’ils ont enclenchée était clandestine et les actions menées ne dépassaient pas les limites de groupes restreints. La preuve en est que, partout où ils se trouvaient, en ville ou à la campagne, en Algérie ou ailleurs, les militants du FLN/ALN s’efforçaient de construire et d’entretenir les réseaux relationnels nécessaires aux actions qu’ils envisageaient de mener en vue d’atteindre l’objectif qu’ils se sont fixés. De fait, ils ont établi des réseaux de combattants, mais également de collecteurs de fonds, de médecins, d’informateurs, d’avocats… et de diplomates. Et ce sont ces derniers qui, installés dans différentes capitales, mettant en œuvre le moyen d’action le plus élémentaire, le verbe, et se servant de la technique relationnelle la plus ancienne, la palabre, ont entretenu la lutte une fois que l’armée coloniale a pratiquement asphyxié les maquis et les réseaux urbains à l’intérieur du pays. Il faut cependant préciser que ni la guerre de libération, ni la préservation identitaire qui en était à l’origine n’auraient été possibles sans le refus préalable de tout ce que la colonisation proposait en matières d’organisation et de gestion de la vie sociale. Notons, toutefois, que la modernité relevait principalement, et c’est toujours le cas, des propositions dans ces deux domaines. La scolarité en est l’exemple. Il est impossible d’insuffler le moindre renouvellement dans la société sans fonder l’entreprise projetée sur une formation moderne. Or, Yvonne TURIN (1) fait savoir que les Algériens ont initialement refusé -------- (1) Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, écoles, médecines, religions, 1830-1880, Paris, Maspéro, 1971.

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d’envoyer leurs enfants et, tout particulièrement, leurs filles à l’école. Et ce n’est qu’après une lutte certes acharnée, mais souvent larvée et pleine de rebondissements qu’ils ont fini par envisager favorablement cette perspective d’avenir. Les raisons méritent de retenir l’attention.

Le rejet de la modernité était dû au fait que cette vision de la vie et du devenir n’a pas pris corps et forme, en Algérie, à la faveur de transformations sociales qui auraient induit une nouvelle dynamique de la société, mais dans le sillage de la colonisation. Elle a été introduite par la force des armes. Or il est difficile de faire confiance les yeux fermés à un ennemi qui met main-basse sur les biens matériels et extermine des populations entières. Ce rejet était donc logique, inévitable. Et il était d’autant plus logique et inévitable que l’école contenait un mode de gestion du facteur humain non seulement étranger mais contraire au mode de gestion traditionnel. En portant en effet sur l’énergie intellectuelle principalement, le mode de gestion que véhiculait l’école coloniale ne pouvait pas manquer de devenir l’élément moteur d’un mode de vie nouveau qui, concurrençant le mode de vie ancien encore prévalant en Algérie, menacerait de l’éradiquer. De fait, l’enfant algérien qui accédait à l’école, passait nécessairement d’un moule social auquel il était habitué, à un autre moule social auquel il devait s’accommoder sans aucune préparation préalable et où tout ou presque tout était différent de ce qu’il a connu jusque-là. Ni les références, ni la langue, ni les effets vestimentaires, ni le maintien, ni le mobilier, ni la hiérarchie, ni l’activité, ni les échanges, ni les interactions n’étaient en effet semblables dans les deux cas. Certes, la gymnastique psychosociale que nécessitait la participation à ces deux ensembles antinomiques pouvait être épuisante. Et de toutes les façons, rien n’en garantissait le succès. Cependant, lorsque l’on constate, avec un peu de recul, l’attrait qu’exerce la modernité sur les individus qui

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commencent à s’yhabituer, l’on comprend parfaitement le rejet de l’école par les populations algériennes à l’époque. Il est effectivement impossible, ou tout au moins difficile, de continuer à vivre comme par le passé lorsque l’on a consacré un certain nombre d’années à engranger des connaissances censées permettre de maîtriser progressivement les conditions de vie. Le vécu des acculturés en est l’illustration. Leur position d’entre-deux, suivant la formule de Carmel Camilleri, était, à la longue, inconfortable. Or, l’ensemble des populations tenaient, alors, à continuer à vivre selon les indications des anciens. La position des populations algériennes à l’égard de l’école n’est pas restée figée. Elle a progressivement évolué. Des parents ont, en effet, fini par accepter d’inscrire leurs enfants à l’école, y compris leurs filles. L’analyse montre, cependant, que, loin d’être à l’avantage d’un éventuel épanouissement individuel et collectif, cette nouvelle disposition à l’égard de l’école était plutôt le produit d’une stratégie familiale utilitaire finement élaborée et longtemps tenue au secret. Bien plus, elle traduisait l’établissement d’un rapport à la modernité qui a fini par ne pas être payant. De fait, les Algériens pensent depuis l’époque coloniale, alors que les conditions ambiantes ne sont plus les mêmes, qu’il leur est possible de profiter des facilités qu’offre la modernité sans y participer. Telle est la raison du changement d’attitude à l’égard de l’école. Les Algériens ont constaté qu’il leur était difficile d’éviter les arcanes de l’administration coloniale, de bénéficier d’éventuelles subventions et d’accéder à l’emploi régulier sans connaître la langue française. C’était le sésame. Le vécu de ceux qui ont connu ce code, l’atteste. Par rapport au reste des populations autochtones, ils ont disposé d’avantages parfois intéressants et de statuts sociaux valorisés. Etant par définition clandestine, cette infiltration dans la modernité ne pouvait pas être de longue durée. Elle n’était

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en effet payante que tant que les Algériens demeuraient colonisés. De fait, ils pouvaient consommer à l’aise les techniques modernes auxquelles ils accédaient, sans être responsables de la dynamique et de l’équilibre de la société. Ce n’était plus le cas à partir du moment où ils ont accédé à la responsabilité politique. Une fois indépendants, les Algériens ne pouvaient en effet se maintenir dans la modernité qu’à la condition de réviser le rapport qu’ils ont initialement établi avec cette nouvelle manière d’être et d’agir. En d’autres termes, ils ne pouvaient bénéficier des constructions modernes qu’à la condition de contribuer aux réalisations qui y aboutissaient. Ils devaient par conséquent procéder à de larges transformations de leurs modalités de vie ancestrales au lieu de les reconduire tout en s’efforçant de les adapter aux circonstances qu’ils connaissaient. Or c’est ce que les Algériens ont de nouveau évité. Profitant du renom que leur a valu une indépendance durement acquise, de la dualité internationale qu’ils ont cru irréversible et des ressources financières que leur procuraient leurs richesses minérales, ils ont continué à penser qu’ils pouvaient, plus que par le passé, disposer des techniques modernes de leur choix et s’en servir sans payer le prix des transformations sociales. Ce fut leur erreur. Cette erreur est au moins en partie due à l’intermède colonial. L’installation de la colonisation et son impact social ont, en effet, formé un écran qui a obscurci le déroulement des processus sociaux. Buttant contre le système colonial à chaque fois qu’ils voulaient connaître leur passé, les Algériens ont effectué une lecture beaucoup plus idéologique que critique de leur histoire. De fait, les travaux portant sur l’Algérie colonisée ne manquaient pratiquement pas de signaler la déstructuration de la société algérienne à la suite de sa subjugation. Alors, il fallait remonter loin dans le temps pour retrouver une société indemne. En fait, cette dernière fut reconstruite à l’aune des critères politiques de l’époque, nationalisme et lutte pour l’indépendance, puis contre le néo-colonialisme et l’impérialisme.

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Le problème est que cette erreur est à l’origine de l’échec du processus de développement que les Algériens ont engagé en vue de moderniser leur société sous l’angle du socialisme. Et cet échec a provoqué leur expulsion du champ de la modernité. Aussi, à moins d’un sursaut salvateur, ils risquent d’en être exclus.

6. 2. 3. Evidement du socialisme : Contrairement à l’Islam et au colonialisme, le socialisme a représenté le premier système global qui s’est établi par voie d’imitation en Algérie, le second étant la démocratie. Mais à l’instar de tous ces systèmes, il a également comporté un risque d’éradication du système traditionnel. De fait, le processus de développement projeté et entrepris en tant qu’organe moteur du socialisme, devait servir à construire une société nouvelle et à former un homme nouveau. Or, qui dit société nouvelle, dit culture également nouvelle, ce qui suppose l’éradication de la culture traditionnelle sans laquelle le système ancestral disparaîtrait. Et qui dit former un homme nouveau, dit mettre en place et en œuvre un nouveau mode de gestion du facteur humain qui remplacerait le mode traditionnel sans lequel le système ancien deviendrait également sans objet. Cependant, le risque d’éradication du système traditionnel n’était pas imminent. Il ne pouvait le devenir qu’à la suite de l’édification de la base matérielle (tissu industriel, administration…) à partir de laquelle il aurait été possible d’engager l’organisation et la gestion d’une société nouvelle, par définition moderne, et la formation d’un homme nouveau censé la vivre et la faire vivre. Et d’une manière similaire à celle qui a entraîné la remise en question globale de la colonisation, c’est l’appréhension instinctive de ce risque anthropologique qui a suscité le déploiement de pratiques qui, formant de véritables cristallisations de la violence sociale dans le milieu professionnel tout particulièrement, ont fini par vider le socialisme de son contenu et, partant, de sa signification et de sa portée sociales.

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De fait, le processus de développement était dépourvu de transformations psychosociologiques et culturelles préalables. Et il n’en a suscité aucune, dans la mesure où il a été non seulement lestée d’une erreur d’appréciation lourde de conséquences, mais également piégé par les réseaux relationnels qui composaient l’organe moteur du système traditionnel. Ce processus a en effet été commandité par les instances dirigeantes suivant les orientations idéologiques de l’époque (nationalisme, socialisme, économie dirigée, non alignement…). Et sa mise en œuvre a obéit beaucoup plus à des directives politiques qu’à des exigences économiques. Parallèlement, l’erreur a consisté a écarter la femme de l’entreprise de développement. Le processus engagé en vue de moderniser la société a en effet été conçue par des hommes et pratiquement mis en œuvre par des hommes, les femmes ayant été généralement reléguées aux postes subalternes sinon derrière les murs des maisons. Or, ce sont ces dernières qui ont de tout temps assuré la transmission du code de conduite traditionnel à travers l’éducation et la socialisation familiales, dimensions centrales de leur rôle domestique. Et au lieu d’être transformé, voire remis en question, ce rôle a été globalement préservé par la Charte nationale de 1976, texte porteur de la conception de développement de l’époque. Aucun texte d’aucune sorte n’a en effet abordé les questions relatives à l’éducation et à la socialisation familiales. Ces deux dimensions complémentaires sont contenues par la relation qui se tisse entre la mère et ses enfants, et elles sont entretenues par leurs interactions. Aussi, une première lecture de cette vacance conclut à de la négligence. De fait, rien n’indiquait, de prime abord du moins, que les effets de ces dimensions pouvaient éventuellement contrecarrer les options idéologiques, les décisions politiques et les mesures économiques censées baliser la réalisation du développement projeté.

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Cependant, une seconde lecture incite à retenir que les concepteurs du développement craignaient de s’engluer dans le halo subjectif auquel se réduit largement cette relation fondamentale. De fait, il est plus facile d’arrêter les mesures économiques qu’indiquent les choix politiques, que de réviser la prise en charge primaire en vue de dégager des perspectives d’avenir. Pourtant la référence inlassable à la guerre de libération, source de justification de l’ensemble des choix retenus à l’issue de l’indépendance, devait inciter à prendre conscience de deux aspects. D’abord, que la femme a joué un rôle irremplaçable tout au long de la lutte armée contre la colonisation. Ensuite, que ce rôle est une simple extension du rôle traditionnellement tenu par la femme. La femme a en effet tenu un rôle considérable durant cette guerre. Cependant, ce rôle n’a jamais été celui d’une combattante, sauf en ville, mais de soutien aux combattants. De fait, elle s’est limitée à la transmission des informations, à la préparation de la nourriture et aux soins aux blessés. Et ces activités n’avaient rien de moderne même si des techniques nouvelles étaient utilisées (seringues, pansements…). Certes, ce rôle était tenu en dehors du milieu domestique, dans les maquis et les réseaux de lutte urbaine. Cependant, cette sortie des femmes ne traduisait pas une transformation sociale quelconque, mais une simple restructuration du système traditionnel. De fait, l’emprise sociale du binôme FLN/ALN fut telle que l’appartenance n’était plus filiale uniquement, mais également politique. Et elle était obligatoire et exclusive. Il fallait en effet opter pour l’un ou l’autre camp, la neutralité étant impraticable. Et ceux qui ont opté pour la guerre de libération se considéraient comme frères et sœurs, à la manière traditionnel. Ils formaient un réseau englobant où chaque élément se reconnaissait à travers l’autre. Enfin, une fois la guerre achevée, les femmes ont repris leurs habitudes. Elles se sont repliées dans leurs familles respectives. Et là, elles ont automatiquement repris leur rôle

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ancestral qui a de tout temps consisté à inculquer le système traditionnel aux générations successives et à les suivre tout au long d’une période que l’on peut qualifier de rodage. De fait, les générations successives sont très tôt initiées et continuellement incitées à agir et à interagir au sein de réseaux relationnels, à l’appui d’intermédiaires, et en vue de rapporter à l’intérieur ce qu’ils peuvent happer comme opportunités à l’extérieur. Les effets de ce façonnement sont partout vérifiables, y compris dans le monde du travail sans lequel le développement devient un leurre. La preuve en est que l’accès à la responsabilité professionnelle et, de proche en proche, à l’emploi était tributaire non pas d’une compétence prouvée ou d’indices susceptibles de permettre de la supposer, mais de l’appartenance politique, excroissance de l’appartenance sociale. En effet, la désignation à un poste de responsabilité dépendait du degré de participation à la guerre de libération et du raccordement au réseau des décideurs du moment. Or, le propre des réseaux détenteurs du pouvoir est qu’ils ont inévitablement une base sociale régionale. Résultat : on assista bon gré mal gré à une politisation à outrance de l’organisation et de la gestion des structures professionnelles, ce qui a écarté des préoccupations la compétence technique. La conséquence a traduit la logique des réseaux relationnels, cette source de cristallisation de la violence sociale dans le milieu professionnel. Etant tributaires des réseaux relationnels, les détenteurs des postes de responsabilité veillaient, aux différents échelons de la hiérarchie professionnelle, non pas sur la dynamique des structures (entreprise, administration…) où ils étaient censés exercer des prérogatives liées à leurs rôles officiels (organisation, gestion, contrôle…), mais aux attentes personnelles et intérêts particuliers de ceux qui les ont désignés aux postes qu’ils occupaient. Telle était la condition, à la fois, de maintien au poste et de promotion. Les répercussions ont formé une spirale d’entraves ayant fini par vider le processus de développement de son contenu et de sa portée.

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En effet, les responsables aux différents échelons de la hiérarchie professionnelle s’ingéniaient à ne mécontenter d’aucune manière leurs supérieurs hiérarchiques, ou bien le réseau qui leur a fourni l’appui nécessaire à l’accès à la responsabilité, tenant ainsi non pas des rôles de subordonnés mais de vassaux. Ils bénéficiaient alors d’avantages plus ou moins réels (primes, missions à l’étranger, promotions, logements, voitures, bons d’essence…), en bref tout ce que leur propre milieu professionnel pouvait leur offrir. Et ils n’ont pas manqué de reproduire à leur profit cette forme de dépendance avec leurs propres subordonnés. Aussi, le reste des employés, ceux qui ne pouvaient pas s’inscrire ou se maintenir dans ce rapport de dépendance, optaient pour l’immobilisme, ne travaillaient qu’au ralenti et lorsque les instructions qu’ils recevaient étaient impérieuses. Dans ces conditions, les critères modernes de travail (assiduité, production, productivité, précision, rigueur, efficacité, contrôle, récompenses et sanctions) étaient systématiquement contrecarrés par les mécanismes traditionnels (populisme, dérogation, solidarité, entraide, piston, favoritisme, saisie des opportunités, refus de l’effort, passe-droit, laisser-aller…), ce qui a fini par vider le développement de sa raison d’être. De fait, la dynamique professionnelle se limitait pratiquement à l’acquisition de moyens modernes (techniques, usines…), abusivement qualifiée de transfert, les besoins sociaux étant principalement satisfaits à l’aide des importations que permettait la rente pétrolière. Le caractère artificielle de cette dynamique professionnelle est subitement devenu insoutenable à la suite de la chute concomitante des cours des hydrocarbures et du dollar en 1986. De fait, on assista alors à l’effondrement du processus de développement engagé. La réaction sociale aggrava la crise. Au lieu de réviser leurs modes d’implication socioprofessionnelle, les gens se sont en effet mis en quête de tout moyen susceptible de leur assurer une sécurité quelconque. Alors, le plus grand nombre a participé à la

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propagation, à la diversification et la complexification de la corruption. L’absence de sursaut salvateur a contraint le Président de la République a souligner, dans son discours du 19 septembre 1988, la nécessité de rétablir la loi et la responsabilité professionnelle comme seules possibilités de contrecarrer les dysfonctions sociales. Les transformations psychosociologiques et culturelles devenaient par conséquent inévitables. Elles furent brutalement refusées à travers ce que nous qualifions de séisme sociologique d’octobre 1988. De fait, on assista alors au déferlement d’une lame de fond qui vint à bout du système politique en vigueur. Ce bouleversement sans précédent dans l’histoire du pays après l’indépendance, fut l’objet de différentes interprétations. Celles-ci s’accordaient cependant toutes sur la mention d’une manipulation à l’origine de ces journées, les unes l’attribuant au Chef de l’Etat en personne, les autres au pouvoir pris globalement. Toutefois, aucune n’en a fourni la moindre preuve. La raison en est qu’il était difficile de préciser comment des masses sociales ont pu être manipulées sans que la moindre trace ne subsiste. Et il était encore plus difficile d’expliquer pourquoi et comment ce mouvement a rapidement échappé à ces manipulateurs. En réalité, il s’agit de pseudos interprétations qui ont fini par tourner court, leur objectif étant non pas d’expliquer ce qui s’était passé, mais de l’embrouiller. Car l’explication ne peut pas manquer de montrer que les journées d’octobre ont traduit l’étape ultime de la réaction du système traditionnel contre les risques qu’il a encourus. Ayant été tour à tour occulté et menacé d’éradication par la conception et l’enclenchement du développement, ce système a orchestré l’enrayement du processus une fois engagé. Et, directement mis en jeu par la nécessité d’enclencher des transformations sociales, il a fait irruption sur la scène publique, menaçant à son tour de tout emporter sur son passage. Mais pour adopter ce type d’explication, il faut se raccorder à la théorie khaldounienne et tenter d’en montrer les limites.

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Il importe, en effet, de noter que, loin d’être isolé ou récent, ce type de bouleversement est plutôt récurent. Suivant les cycles khaldouniens, il a marqué, au bout de toutes les quatre générations de décideurs, différentes périodes historiques. Et il a à chaque fois été suscité par la nécessité de mettre un terme aux velléités de transformation qui, devenues imminentes, menaçaient de remettre en question l’emprise du système traditionnel sur la vie sociale. Cependant, si, en 1988, il n’a pas abouti à la manière ancienne, c’est-à-dire qu’il na pas fait évacuer la sphère du pouvoir de tous ses occupants comme par le passé, c’est à cause de la disproportion des moyens mis en œuvre. De fait, les artisans de ce bouleversement se sont heurtés à la puissance de feu des forces armées. Des données le montrent. Le séisme sociologique d’octobre 1988 a été le fait de jeunes. Il faut cependant souligner que ce sont des lycéens des deux sexes qui sont à l’origine de cette lame de fond qui s’est ensuite propagée parmi les jeunes des quartiers populaires avant d’être noyée dans un bain de sang. Et il importe également de noter que le dénominateur commun des jeunes est qu’ils bénéficient sans cesse d’une prise en charge allant du soutien familial aux dotations matérielles les plus diverses (pécules, véhicules…), en passant par le laxisme des enseignants et le populisme des politiques. Or, si les intentions présidentielles, annoncées quelques jours auparavant, s’étaient traduites en instructions qui auraient été mises en œuvre, aucun jeune n’aurait pu se projeter dans l’avenir sans envisager de faire preuve d’apport social. En bref, les évaluations scolaires auraient été rigoureuses, les rachats aux examens méticuleux et toute forme de marché noir, qui mobilisait une multitude de jeunes, interdite. Contrairement à la prise en charge habituelle, cette aventure ne garantissait rien à personne. Elle fut par conséquent rejetée. Ses pivots, principalement les Ministères de l’Education nationale et de la Jeunesse et des Sports et quelques banques furent incendiés. L’issue a, un moment, semblé résider dans l’adoption de la démocratie.

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6. 2. 4. Interruption de la démocratie : Cependant, l’ambiance sociale était largement défavorable à l’installation de la démocratie. En dehors des forces armées, en effet, l’ensemble des structures publiques fut fragilisé par l’effondrement du système politique et économique précédent. Résultat : on assista à une taîwanisation des activités professionnelles et à la propagation d’une économie de souk. En effet, la production nationale devenait de plus en plus défectueuse. Ne pouvant concurrencer les productions des sociétés avancées, elle céda la place au négoce et à la contrefaçon, ces éléments moteurs de la spéculation. Aussi, plus rien n’était maîtrisé même en apparence. La démocratie ne pouvait pas s’implanter dans ces conditions. De toutes les façons, un malentendu et une interprétation abusive ont d’emblée enrayé l’intégration de la démocratie en Algérie. De fait, elle a été décrétée par le pouvoir en place, alors qu’elle s’acquiert généralement à la suite de luttes sociales et à l’appui d’acquis politiques (droit de vote, multipartisme…) à la fois progressifs et cumulatifs. En effet, le soulèvement des jeunes en octobre 1988 a surpris les responsables en poste. Aussi, les décideurs ont offert aux populations la possibilité de se constituer en association, l’objectif visé étant de disposer d’informations sur le fonctionnement de la société afin d’éviter le renouvellement de ces troubles. Les gens ont cependant conclu que le pouvoir manifestait des signes de déclin. Ils ont alors rapidement formé plus de 60 partis politiques. Le manque de préparation et la diversité des tâches à mener (diffusion des programmes politiques, organisation de meetings, gestion des militants, recherche de subventions, établissement d’alliances, résorption de conflits internes, lutte contre le pouvoir en place) ont réduit la dynamique de ces partis à de simples exercices politiques à caractère souvent clientéliste et en vue d’objectifs électoraux. En pratique, ces partis ont pris une tournure conforme au parti unique, dans la mesure où ils se sont mis à graviter autour de leurs chefs respectifs.

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En même temps, les militants de ces partis justifiaient leur présence sur la scène politique par l’obligation de répondre aux revendications des jeunes en octobre 1988. De leur point de vue, ces derniers ont réclamé l’établissement de la démocratie. Or, ils n’ont lancé aucun slogan à caractère franchement démocratique lors de leurs manifestations. Nous avons en effet souligné que leur colère n’a pas été provoquée par le manque de liberté d’expression ou l’absence de perspectives d’action, mais par le risque d’être privé de la prise en charge dont ils bénéficiaient régulièrement à des degrés divers. Dans ces conditions, il faut préciser que si la démocratie porte tout particulièrement sur la vie politique, elle ne forme pas pour autant une instance que les uns et les autres pourraient vivre en faisant abstraction des autres dimensions (économie, famille, affectivité, sexualité…) dont se compose la totalité solidaire que représente la vie sociale. La raison en est qu’elle est indissociable de l’ensemble auquel participe la modernité. Là où elle est effective, la démocratie représente en effet le volet politique de la société dont le volet économique est l’économie libérale et le volet social l’individu en tant qu’acteur, le tout ayant pour sève la modernité. Ainsi, la possibilité de choisir librement sur le plan politique ne peut avoir de signification psychologique et de portée sociale que si elle a pour réplique la possibilité de choisir tout aussi librement sur le plan personnel, professionnel et social. Et c’est ce qui ne va pas sans la nécessité d’assumer les prolongements de ses choix. L’émergence de l’individu est, en effet, une condition de modernité, donc de démocratie et de libre entreprise. Or, on a vu que cette perspective est régulièrement refusée en Algérie. Les indices qui la révèlent périodiquement sont systématiquement mis à mal, sinon franchement combattu. On en a noté la raison : le système traditionnel qui régit cette contrée est tributaire de la dissolution de l’individu dans son groupe d’appartenance. La conséquence a consisté, tout au long de la dernière décennie du 20e siècle, en une tentative

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désespérée d’immerger de nouveau la société algérienne dans ce qui renforce les points névralgiques du système traditionnel depuis de nombreux siècles : un Islam rigoriste, intransigeant. Deux mouvements l’attestent. Le premier mouvement a consisté, à l’appui de partis politiques légalement constitués, en une relance de l’Islam à travers la société. Il s’est traduit en un retour extensif à l’Islam. De fait, des effectifs grandissants se sont mis à vivre suivant les préceptes de la religion musulmane. Ayant désormais pignon sur rue, les militants des partis islamiques incitaient ouvertement les gens à évoluer suivant les indications qu’ils leur donnaient. En termes précis, ils ont profité de l’islamisation globale et déjà ancienne de la société pour entreprendre d’enserrer les populations entre les cimetières et les mosquées. De fait, c’est dans les cimetières, juste à la suite de la mise à terre des défunts, au moment de la bénédiction des morts, que les militants des partis islamiques surgissaient et prenaient parfois la parole de force, dans tous les cas d’autorité. Aucun ne pouvait les empêcher de prononcer leurs discours. La crainte de provoquer un scandale dans un lieu sacré, ou tout au moins de gêner les parents du défunt, et la peur d’être identifié comme un apostat immobilisaient le public. Alors, les orateurs-prédicateurs n’avaient aucun mal à chapitrer leurs auditoires au sujet des errements de la vie et à leur rappeler le caractère inéluctable de la mort, ce moment où chacun rencontre seul son Créateur. Etant ainsi brutalement rappelés à l’ordre musulman au moment où, bon gré mal gré, chacun s’interrogeait intimement sur le caractère éphémère de la vie et les perspectives de l’Au-delà, beaucoup de gens se mettaient à faire la prière et, par conséquent, à fréquenter les mosquées. Et c’est là où les imams leur indiquaient comment vivre musulman pour éviter les revirements de la vie et les tourments de l’Enfer, mais également pour profiter des faveurs du Paradis.

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Et ce sont souvent ces mêmes imams qui, chefs des partis islamiques, prenaient la parole à l’occasion de rencontres politiques, soulignant la nécessité de revenir pleinement et totalement à l’Islam pour régler les problèmes sociaux de la collectivité nationale. Se faisant, ils bénéficiaient de la léthargie des partis concurrents. Piégés par leur appartenance religieuse, les militants de ces derniers partis ne pouvaient pas concevoir un programme politique susceptible de servir à stimuler autrement les populations. Alors, les partis islamiques ont eu facilement le vent en poupe. De fait, ils sont parvenus à organiser et à gérer une société parallèle : les associations de quartiers qu’ils ont établies partout où ils ont pu s’introduire, ont formé des ligues ayant des représentants au parlement islamique, et elles se sont appuyées sur des structures publiques (mosquées et cimetières), un système de formation et d’information, un mode de financement, un syndicat, une hiérarchie, un service d’ordre et des alliances politiques à la fois internes et externes. Il ne manquait à cette société que le pouvoir politique pour participer officiellement aux échanges internationaux. Et c’est l’accès à ce dernier créneau qui fut brutalement interdit à cette société parallèle lors de l’annulation des élections législatives en janvier 1992. Les partis qui la géraient n’ont pas pu par conséquent présider aux destinées du pays. Pourtant, les militants des partis islamiques ont imprimé une tournure précise à la vie sociale. Ils ont en effet planté des symboles religieux partout où ils ont pu accéder. Ainsi, ils ont accolé le qualificatif musulman aux noms des mairies qu’ils géraient, dressé des panneaux rappelant l’emprise sociale d’Allah tout au long de nombreux tronçons d’autoroutes, obtenu la possibilité de disposer de salle de prière sur les lieux de travail, donc de faire suspendre les activités professionnelles lors des prières, et incité de nombreuses personnes à manifester leur appartenance religieuse à travers leurs tenues vestimentaires, leurs attitudes corporelles et leurs formes d’expression.

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Parallèlement, les partis islamiques n’ont eu aucun mal à prouver qu’ils exerçaient un impact considérable sur la société. De fait, les mosquées qu’ils géraient étaient archicombles, tout particulièrement le vendredi et lors de la célébration des fêtes religieuses (aïd, mouloud). Des foules considérables participaient à leurs manifestations et contre-manifestations. Enfin, ils ont, contrairement aux autres partis politiques, défié le pouvoir ouvertement à plusieurs reprises, montrant à chaque fois qu’ils disposaient de l’appui de nombreuses populations. Les partis islamiques se sont cependant coupés l’herbe sous les pieds, si l’expression est permise. Ils ont en effet commis des erreurs qui leur ont été fatales. De fait, ils ont menacé de traduire en justice les responsables en poste dès leur accès au pouvoir. En même temps, ils ont projeté de dissoudre l’armée, la gendarmerie et la police, et de les remplacer par leurs milices. Et ils ont carrément dépossédé les mères de leurs prérogatives matrimoniales ancestrales en procédant à l’organisation de mariages au sein des mosquées. Enfin, ils ont annoncé, à travers l’attentat qu’ils ont perpétrés à Guemmar, en octobre 1991, qu’ils allaient immanquablement mettre le pays à feu et à sang si leur volonté d’accéder au pouvoir suprême était enrayée, déclarant apostats tous ceux qui se mettraient en travers de leur chemin. Ils ont tenu parole. Le second mouvement qu’ont enclenché les militants des partis islamiques une fois qu’ils ont pris conscience de leur difficulté insurmontable d’accéder au pouvoir, est en effet de plonger le pays dans une guerre. Deux lectures peuvent être faites de leurs actions. La première lecture est d’ordre politique. Elle est partisane. Elle consiste beaucoup plus à prononcer des jugements de valeurs et des condamnations, quitte à finir par opter pour des compromis, qu’à comprendre et à faire comprendre ce qui se passe en vue de concevoir et de mettre en œuvre les modalités susceptibles de prémunir la société contre de nouvelles vagues de violences. De fait, ceux qui se sont

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efforcés d’articuler la vie sociale sur la charia’ ont connu trois formes d’exclusion sociale. D’abord, ils ont été perçus comme des inadaptés sociaux lorsqu’ils ont entrepris de diffuser leur mode de vie à travers la société. Ensuite, ils ont été méprisés lorsqu’ils ont manifesté leur aspiration à la détention du pouvoir suprême. Enfin, ils ont été appréhendés comme des terroristes et des criminels lorsqu’ils ont versé dans la violence armée. Or, ils ont fait preuve d’une organisation rigoureuse qui a emporté l’adhésion de nombreuses populations et bénéficié de soutiens internationaux. Le caractère anachronique de cette organisation ne pouvait retenir l’attention qu’à la condition de considérer la nécessité d’observer les exigences de la modernité. Or, c’est ce que les tenants de l’Islam combattent systématiquement. Sans écarter la possibilité de prendre des positions, la seconde lecture est d’ordre scientifique. Elle construit, à partir du système traditionnel que galvanise la référence à l’Islam, des connaissances sur le déroulement des faits qui ont ensanglanté l’Algérie à la fin du siècle dernier. Un exemple le montre. Des nourrissons ont été éliminés par des groupes armés agissant sous la bannière de l’Islam. Certes, aucun ne peut valablement justifier cette élimination. Mais parallèlement aux condamnations auxquelles incite inévitablement ce type d’acte, il faut également identifier le cheminement sociologique qui peut y conduire ; autrement, il serait difficile d’espérer débarrasser l’avenir de ce risque extrême. Et pour ce faire, il faut revenir à l’organisation de la société, enjamber l’intermède colonial et remonter dans le temps. Il serait alors possible de prendre conscience du fait que, en cas de guerre, la segmentation sociale impose la nécessité de venir à bout des ennemis jusqu’au dernier. Sans quoi, il serait nécessaire de se préparer à faire face à la vengeance. Deux faits le prouvent, l’un déjà ancien, l’autre relativement récent. Il suffit en effet de revenir à Ibn Khaldoun pour constater que l’alternance au pouvoir a de tout temps été sous-tendue par

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la violence armée. Et cet auteur fait savoir que les vainqueurs éliminaient régulièrement leurs ennemis jusqu’au dernier. La raison en est que la lutte en vue de la détention du pouvoir plonge ses racines dans des questions anthropologiques avant d’être justifiée par telle ou telle considération à caractère politique, économique ou culturel. Et ce sont ces questions anthropologiques que l’on retrouve à travers certains épisodes du soulèvement populaire du 20 août 1955 dans l’Est du pays. Certes, ce soulèvement a relancé la guerre de libération un moment menacée d’étouffement par la répression coloniale. Et les populations ont fait alors preuve d’un courage inégalable. Cependant, elles se sont attaquées à tout ce qui, se trouvant à leur proximité, représentait le système colonial, n’épargnant aucune vie sur leur passage. Certes, la réaction coloniale n’a pas été de main-morte non plus. Telle est la caractéristique centrale de la guerre anthropologique : les vainqueurs ne font pas de prisonniers. Et telle est la conséquence de l’absence de transformation psychosociologique et culturelle en Algérie. C’est un fait vérifiable. De toutes les façons, l’analyste ne peut pas manquer de constater la fragilité des structures de substitution dans cette contrée. Et on a noté que tout, ou presque tout, relève encore des prérogatives familiales, y compris la sécurité. En cas d’agression, par exemple, on continue à ne faire appel à la loi que lorsqu’il est difficile de se venger soi-même. Et c’est ce risque que les combattants de l’Islam ont tenu à éviter en éliminant des nourrissons. Autrement, ces derniers finiront par demander après leurs proches, puis par entreprendre de les venger. Parallèlement, les combattants de l’Islam ont mis un terme à la démocratie en stérilisant tous les éléments susceptibles de la fertiliser. De fait, de multiples vecteurs de modernité ont été anéantis. Des intellectuels ont été mis à mort. D’autres ont quitté le territoire national par crainte d’être également éliminés. Des femmes se sont remises au voile et des hommes au kamis. Des lieux de loisirs furent désertés… Des

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écoles, des usines, des routes, des ponts… ont été détruits. Enfin, parmi les gens qui se sont ravisés après avoir pris fait et acte pour l’établissement de la charia’, certains ont été réduits au silence à leur tour. Mais, si les combattants de l’Islam ont ainsi muselé la démocratie en Algérie et dans d’autres pays arabes, rien n’indique qu’ils sauraient s’en protéger indéfiniment, ni qu’ils pourraient en venir à bout ailleurs dans le monde. La raison en est que la démocratie, on l’a souligné, est une partie intégrante d’un ensemble complexe et en pleine extension. Elle représente, en effet, la dimension politique de la modernité, dont les capitales ne sont pas situées dans le monde arabe, mais en Occident. Et en Occident, l’élément moteur de la vie sociale est la transformation continue qui joue le rôle de spirale de transaction entre les différentes dimensions constitutives de la société. De fait, l’équilibre des sociétés occidentales réside dans un mouvement sans fin où, une fois analysés, les succès et les échecs servent à en relancer la dynamique. Aussi, tout change en Occident, bien que ce soit à des rythmes différents. Et ce changement qui tend à se confondre avec la transformation, tout comme les connaissances scientifiques avec les techniques d’investigation, ne se limite pas aux pays occidentaux. Bien au contraire, il se propage partout, au moins en partie. De fait, les techniques modernes, un des points d’aboutissement du processus de transformation, sont marquées par la mobilité. Et leurs effets sont imparables. Elles traversent les frontières, toutes les frontières qu’elles soient géographiques, politiques, économiques ou culturelles. Rien ne leur résiste. Et elles exercent un attrait à la fois extensif et irrésistible partout où elles s’introduisent. Aussi, ceux qui ne parviennent pas à en disposer, en rêvent. Et ils en rêvent d’autant plus que la succession ininterrompue des techniques leur laisse l’impression et, de plus en plus la certitude, qu’ils ont raté quelque chose d’intéressant et qu’ils sont susceptibles de rater d’autres choses tout aussi intéressantes.

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Du fait de l’induction de cette aspiration à la possession, les techniques modernes parviennent à fragiliser tous les systèmes politiques qui n’en favorisent pas la diffusion et, partant, la création. L’effondrement du système soviétique en est l’illustration. Malgré le contrôle stricte qu’il exerçait sur les populations, il n’est pas parvenu à empêcher l’éclosion de l’aspiration au changement que suscitent immanquablement les techniques modernes. Et, comme tout changement, celui que connaîtront éventuellement les pays issus de l’Union soviétique passe nécessairement par des transformations multiples et variées où des bouleversements plus ou moins nombreux et durables sont inévitables. Telle est la base d’établissement et d’entretien de la démocratie. La transformation génératrice des changements qui fondent la démocratie, est en effet à l’origine d’un enchaînement complexe. La production, l’innovation et la créativité indispensables au renouvellement ne peuvent pas se passer de la mobilisation de l’énergie des individus. Car, tout est en fin de compte tributaire de l’individu en matière de modernité. Et pour que l’individu puisse participer à ces créneaux de modernité selon ses possibilités, on a noté qu’il faudrait qu’il puisse choisir son activité, mais également son mode de vie et l’ambiance politique au sein de laquelle il souhaite évoluer, ce qui ne va pas sans frictions et conflits. Telles sont les caractéristiques centrales des techniques modernes. Leur diffusion est inévitable. Leur efficacité relève cependant de leur mode d’emploi. Et c’est cet élément de mondialisation qui fonde la globalisation du mode d’organisation et des modalités de gestion de la vie en société. De fait, la propagation des techniques modernes installe partout le même type d’actions et de réactions, ou tout au moins la revendication de la possibilité d’agir et d’interagir partout et en tout aussi librement que lorsque l’on se sert d’un téléphone portable. Une fois formulée, l’aspiration à la liberté devient un besoin. Et ce besoin ne peut plus être satisfait qu’à l’appui des conditions qu’impose le Nouvel Ordre Mondial. Révélé puis

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installé par la force des armes à l’occasion des deux guerres internationales contre l’Irak, cet Ordre exige de toute société de participer à la production matérielle, à l’innovation scientifique et à la créativité technique sous peine d’exclusion. Rien ne prémunit les sociétés qui refusent de s’y conformer. Les conditions d’accès au pouvoir en sont des preuves dans les pays arabes. 7. La violence armée comme procédure d’accès au pouvoir :

Le dernier épisode violent qui s’est emparé de l’Algérie à partir de la fin du 20e siècle, a été lourd de conséquences. Il a en effet enrayé le fonctionnement régulier des structures publiques chargées de l’organisation et de la gestion des dimensions constitutives de la société. En même temps, il a articulé la vie sociale sur l’insécurité, provoquant ainsi, au sens propre et figuré du terme, le départ de nombreux cadres et techniciens. Enfin, il a hypothéqué l’avenir de la société, empêchant les acteurs individuels et collectifs d’entrevoir la moindre perspective susceptible de leur permettre de formuler des projets et d’entreprendre leur réalisation. Globalement, donc, cet épisode violent a non seulement secoué et fragilisé la société dans son ensemble, mais il l’a également menacée d’effondrement et il en a largement réduit les possibilités de renouvellement. Parallèlement à ces traumatismes en série dont les répercussions sont encore loin d’être résorbées, cet épisode violent a mis également à mal le statut international de l’Algérie. De partie prenante dans les échanges mondiaux, l’Algérie fut rapidement tenue en suspicion et parfois mise à l’écart par ses partenaires à partir du moment où elle fut immobilisée par la violence. En même temps, elle a connu au moins deux risques. Elle a failli, d’une part, être privée de l’aide mondiale dont elle avait besoin pour relancer ses activités économiques et, d’autre part, devenir un terrain d’expérimentation des décisions

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internationales. Elle n’a pu écarter le premier risque qu’en procédant à un réajustement structurel sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Et elle n’a pu éviter le second risque qu’en étant absente des débats que suscitaient les thèses formulées au sujet de l’avenir politique qu’elle devait connaître. De fait, les Algériens résidents étaient pratiquement tenus en quarantaine, leur devenir ayant failli être défini par d’autres. Différents indices l’attestent. Le discours officiel et tout discours qui ne renforçait pas l’une ou l’autre thèses retenues ailleurs au sujet des perspectives que devait connaître l’Algérie (effondrement ou détention du pouvoir au nom de l’Islam), étaient tenus pour n’être que de simples langues de bois qui servaient à camoufler les réalités que connaissaient les populations algériennes. La clandestinité du mouvement qui sous-tendait cet épisode violent et les inévitables dépassements que généraient les procédures déployées pour le maîtriser ont incité différents centres de réflexion et d’action mondiaux à retenir la question consistant à se demander « Qui tue qui en Algérie ? » En même temps, les difficultés qu’ont éprouvées les pouvoirs publics à rétablir l’ordre et à garantir la sécurité aux populations ont favorisé et justifié l’ingérence internationale. Aussi, des observateurs étaient chargés par des instances internationales de contrôler la régularité du déroulement des élections présidentielles tout particulièrement. Enfin, une commission d’enquête européenne fut dépêchée en Algérie pour jauger directement les situations politiques, économiques et sécuritaires locales. Mais l’impasse où a fini par aboutir cet épisode violent a, à son tour, été à l’origine d’autres conséquences. De fait, la violence n’a pas permis à ceux qui l’ont mise en œuvre de se substituer aux responsables en poste. Cet échec a par conséquent montré qu’il est devenu pratiquement impossible d’accéder au pouvoir à l’appui de la violence. Et, dans la mesure où cet épisode fut enclenché et entretenu au nom de l’Islam, son échec prouve également qu’il est devenu impossible d’accéder au pouvoir pour y installer la loi

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religieuse et participer à la dynamique internationale. Dans ces conditions, il est possible d’identifier les limites de la théorie khaldounienne.

7.1. Limites de la théorie khaldounienne : Ibn Khaldoun montre à travers sa Moqaddima et son Histoire des Berbères que l’accès au pouvoir, dans le Maghreb, est tributaire du succès en matière de violence. Et il précise que c’est toujours à l’appui du raccordement social qu’il désigne à l’aide du concept açabiya que la lutte armée est engagée en vue de cet objectif. Il n’en mentionne cependant pas les raisons. Et au lieu de faire savoir pourquoi les prétendants aux responsabilités politiques se justifient à chaque fois de la nécessité de rétablir l’Islam authentique, il met en évidence l’affaiblissement progressif du pouvoir en place. Ce faisant, il quitte les questions sociologiques, pour articuler son analyse sur des considérations psychologiques et morales. Le silence d’Ibn Khaldoun au sujet de ces créneaux nécessaires à une explication plus large de ce qui se passe, entre autres, en Algérie, n’est pas dû exclusivement à l’état d’avancement des connaissances et au manque de pertinence des méthodes d’investigation de l’époque, mais également au fait qu’il occulte le système traditionnel. Musulman et Cadi de droit malékite, Ibn Khaldoun ne pouvait pas en effet admettre, alors, l’existence de ce système sans s’exposer à de graves risques. De fait, les musulmans refusent d’admettre la permanence du système traditionnel. Au pire, ils consentent à reconnaître que des bribes inconsistantes de ce système traînent encore sans nuire d’aucune manière à l’Islam. Et ils s’interdisent de supposer le moindre instant que ce système a pu absorber l’Islam dans le Maghreb et que, depuis de nombreux siècles, il s’en sert, à la fois, pour renforcer ses points névralgiques et se prémunir contre l’envahissement de l’extérieur. Les musulmans s’accordent plutôt pour situer le système traditionnel dans un passé révolu. Et tout en l’assimilant à

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l’ignorance du décret divin, ils soulignent unanimement, à chaque fois qu’ils en parlent, que l’Islam l’a définitivement éradiqué. Autrement, ils auraient été contraints d’admettre le manque d’emprise sociale de la religion musulmane. Ce qui relève de l’impensable, dans la mesure où ils auraient hypothéqué ce à quoi ils tiennent avant et par-dessus tout : les bénéfices du Paradis. Aussi, une hypothèse de travail permet de compléter les explications avancées en matière d’accès au pouvoir par Ibn Khaldoun. Dans les pays musulmans, le programme politique est consigné dans les textes sacrés et concrétisé à travers le modèle d’organisation et de gestion ayant marqué le 1er siècle de l’hégire. Aussi, la lutte en vue de la détention du pouvoir suprême est suscitée par la nécessité de reconduire ce modèle de conduite des affaires publiques. Par conséquent, elle est nécessairement violente. Car, elle nécessite l’annulation des prémices de changement que génèrent inévitablement la dynamique sociale et l’exercice du pouvoir, ce qui ne va généralement pas sans l’élimination de ceux qui les initient et s’en font prévaloir. D’autres raisons expliquent cette violence. Bien que consolidé par l’Islam qu’il a fini par absorber et avec lequel il partage l’allergie aux transformations, le système traditionnel comporte toujours une organisation sociale segmentaire. Etant ainsi par définition réduites, les unités sociales qui le portent sont beaucoup plus représentées que dirigées par des chefs. Le pouvoir de ces derniers est en effet atténué par la proximité sociale que favorise la fraternité, valeur complexe qu’entretiennent la solidarité et l’entraide et que fondent l’égalitarisme économique et le nivellement social dans des milieux marqués par le risque et l’absence de techniques de protection efficaces. Dans ces conditions, on a vu que les rôles sont nécessairement collectifs et interchangeables. On a en effet précisé qu’ils sont agis à la manière de touiza, cette forme ancienne du volontariat, y compris lorsqu’il s’agit d’engager une lutte armée. Tous ceux qui peuvent porter une arme sont en effet concernés et sont, de ce fait, mobilisés. Les derniers

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exemples ont été vécus non seulement dans un pays musulman comme l’Afghanistan, mais également dans des pays africains, c’est-à-dire partout où le système traditionnel demeure prégnant. C’est cette diversité de liens sociaux qui raccordent à l’autre, perçu et vécu comme une copie de soi-même, que désigne Ibn Khaldoun à l’aide du concept açabiya. Il s’agit d’un vecteur dynamique qui renforce et galvanise le réseau des prétendants aux responsabilités politiques, d’une part, sous-tend leur prise du pouvoir au nom de l’Islam dans les pays musulmans, d’autre part. Et c’est la nécessité de rétablir l’Islam authentique, c’est-à-dire l’Islam des origines, qui représente l’unique justification de la prétention à l’accès aux responsabilités politiques en terre d’Islam. Aussi, sa mise en œuvre est inévitablement violente, dans la mesure où elle consiste à éliminer tout ce qui éloigne des origines de la religion musulmane et, par voie de conséquence, tous ceux qui en sont responsables ou considérés comme tels. En pratique, il s’agit le plus souvent de récupérer au profit des membres du réseau d’opposition les avantages dont profitaient les responsables en poste. Cet objectif est cependant tenu au secret. A son tour, il relève des non-dits qui encombrent le mode de vie traditionnel. De fait, le séparatisme traditionnel se calfeutre derrière le caractère universel de l’Islam. Ainsi, la solidarité et l’entraide qui animent les échanges sociaux ne sont plus agies à l’appui de l’appartenance filiale uniquement, mais également religieuse. Ce ne sont plus seulement ceux qui proviennent de la même matrice sexuelle qui se considèrent comme frères, mais également ceux qui se raccordent à la même puissance divine. Loin d’être antinomiques, ces deux fraternités se renforcent lorsqu’elles s’emboîtent. Elles servent alors à dégager la voie d’accès au pouvoir. Depuis l’islamisation du Maghreb, en effet, c’est sous le couvert de l’Islam que l’aspiration à la prise du pouvoir est projetée en actes identifiables. Mais dans tous les cas, c’est toujours un réseau relationnel qui se fixe le pouvoir comme

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but et se met en mouvement pour l’atteindre. La démarche a été définie par Ibn Khadoun. Suivant les estimations d’Ibn Khaldoun, l’alternance au pouvoir a lieu toutes les quatre générations. Il en précise les raisons. Une tribu parvient à détenir le pouvoir. La première génération qui y accède reste soudée et proche des conditions socioculturelles et religieuses d’origine souvent austères, voire frustes. Tout en demeurant soudée, la seconde génération se renforce à l’aide des monopoles qu’elle parvient à établir et améliore ses conditions de vie sans rompre avec les principes anciens d’ordre socioculturel et religieux. Rassurée par les moyens plus ou moins nombreux qu’elle détient, la troisième génération verse dans le clientélisme et s’entoure de mercenaires qu’elle rétribue en contrepartie des services de protection et de défense qu’ils lui garantissent. En même temps, elle s’éloigne de la parenté et des exigences religieuses qui balisent la vie des musulmans. Ce qui est appréhendé ainsi comme une dérive devant mener à l’apostasie, devient vérifiable à travers la quatrième génération. En s’installant dans l’opulence, cette dernière génération se déprave. Résultat : elle s’affaiblit. Aussi, une tribu déclare les tenants du pouvoir comme des apostats. Et elle les considère comme des dangers pour l’Islam, justifiant ainsi la nécessité de les éliminer jusqu’au dernier pour rétablir l’Islam authentique, celui des origines, en fait l’Islam proche des conditions de vie austères qu’impose un environnement géo-climatique hostile. Ce retour plus d’une fois projeté et opéré incite à retenir que la violence armée éclate à chaque fois que l’exercice du pouvoir, entendu au sens large et diversifié du terme, est sur le point d’induire des transformations du mode de vie habituel. Il est par conséquent possible d’avancer que cette violence consiste à sauvegarder le système traditionnel en rétablissant un Islam austère. Et, rappelons-le, la violence représente un des facteurs de structuration du mode de vie ancien. Or, on l’a noté, cette violence n’est plus payante. Elle n’est donc plus d’époque. Dans ces conditions, rien ne sert à continuer à articuler la vie sociale sur la violence sociale et à

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contraindre les individus à s’y conformer à l’aide de la violence physique. En bref, ces deux derniers types de violences deviennent inutiles, par conséquent sans objet, voire dangereux. Car, plus rien ne pourrait les justifier. Et elles ne serviront alors qu’à consommer l’énergie humaine à perte. Résultat : à moins d’opter pour la dissolution sociologique, les transformations deviennent inévitables. 7. 2. Axes de transformation : En matière de transformation, il n’y a pas de recettes à utiliser, mais des conditions à observer. Il s’agit, en effet, d’enclencher et d’entretenir un processus de renouvellement qui consisterait à animer la dynamique sociale sans fin. Différentes possibilités pourraient y contribuer avec des chances de succès variables. Il s’agit donc de poser les conditions susceptibles de servir de points d’appuis aux actions à engager.

7.2.1. Conditions :

La condition de base est de reconnaître que le mode de vie qui occupe l’espace algérien est régi par le système traditionnel principalement. Il importe en effet de réhabiliter ce système. Car rien ne peut être valablement entrepris sans la maîtrise de ses dimensions constitutives. Cette réhabilitation ne consiste cependant pas à officialiser ce système en vue de le faire admettre, puis de le reconduire tel qu’il est. Il s’agit plutôt de reconnaître qu’il représente désormais une source de difficultés dont l’accumulation alourdit la dynamique sociale et menace de l’étouffer. Il sera alors possible d’identifier les problèmes qu’il pose et de mettre en place et en œuvre les procédures susceptibles de permettre de les résorber. Parmi ces problèmes, notons la position sociale de l’individu et rappelons que la notion d’individu renvoie aux représentants des deux sexes. De fait, un choix peut et, logiquement, doit être opéré aussi bien par les garçons que par les filles. Les uns et les autres

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doivent en effet choisir entre leur dissolution dans les réseaux relationnels qu’ils fréquentent et leur émergence en tant qu’entités sociales distinctes. Ces choix ne sont pas simples. Plus précisément, ils sont ardus et difficiles à assumer. La raison en est que chacun d’eux comporte des avantages et des inconvénients. La dissolution sociale de l’individu est la contrepartie de sa prise en charge par les réseaux qui l’entourent. Et cette prise en charge est synonyme d’indignité. Car elle est fondamentalement corruptrice. Certes, elle permet à l’individu de disposer de moyens plus ou moins importants selon les cas. Elle ne lui permet cependant de profiter d’avantages plus ou moins réels qu’en se soumettant à la collectivité qui le soutient. Ni le bluff ni la vantardise ne permettent plus de colmater la fragilité qui caractérise cette position sociale. La preuve en est que l’individu est désorienté, sinon inquiet et démuni dès qu’il se trouve seul. Or, il devient nécessaire, plus précisément vital, que chacun s’efforce de faire preuve d’apport social. Telle est l’exigence qui impose la nécessité d’opérer les transformations nécessaires à l’émergence de l’individu. Quels en sont les axes ?

7.2.2. Axes d’émergences de l’individu :

L’effort est le pivot central de l’émergence de l’individu. Ce dernier ne peut prendre la moindre décision, donc sauvegarder sa dignité, sans fournir les efforts nécessaires à la détention des moyens dont il a besoin pour vivre. Les autres axes d’émergence de l’individu renforcent cette disposition irremplaçable. De fait, l’individu ne peut se positionner comme tel qu’en refusant toute forme de dérogation. Autrement, il participera à la suspension de la loi, ce qui ne peut pas manquer de favoriser les dépassements. En même temps, il veillera à raccorder ses intérêts particuliers à l’intérêt général des milieux sociaux auxquels il participe. Tel est l’axe qui lui permet en effet de s’efforcer de

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faire preuve d’apport social pour apprécier les gains qu’il obtient. En termes précis, il se donne une raison d’être dont il pourrait être fier. Parallèlement, il veillera à entretenir ses capacités physiques et mentales en s’adonnant à telle ou telle activité de loisir. C’est cet axe qui lui permet de garder son tonus. Enfin, il ne manquera pas de dénoncer les dysfonctions dont il prend conscience. Et c’est cet axe qui lui permet de participer à la mise en place et à l’animation d’associations, donc de contribuer à la structuration de la société civile sans laquelle aucun contre-pouvoir ne peut être efficace. Cependant, aucun de ces axes n’est d’emblée à la disposition de l’individu. Chacun d’eux doit en effet être préparé. L’éducation familiale et la formation scolaire sont par conséquent irremplaçables. 7. 2. 3. Préparation des axes d’émergence de l’individu :

La première phase de préparation des axes d’émergence de l’individu a lieu dans le milieu familial. C’est là où l’individu apprend et, au besoin, s’entraîne à orienter sa vie et à assumer ses responsabilités. Il ne peut cependant se manifester de cette manière sans que ses parents n’admettent la nécessité de le stimuler en vue de l’amener à se déployer suivant ses propres possibilités de réflexion et d’action. Or, c’est spécialement à ce niveau que résident les plus importantes entraves auxquelles se heurte l’individu surtout lorsqu’il est encore enfant, c’est-à-dire dépendant des adultes. Les parents ne peuvent, en effet, nullement disposer leurs enfants en faveur de la modernité sans observer deux conditions. Ils doivent d’abord admettre qu’ils ne sont pas préparés eux-mêmes à éduquer leurs enfants en vue de la modernité. Et c’est ce que les parents n’acceptent pas volontiers, voire rejettent vigoureusement, surtout lorsqu’ils détiennent les possibilités (instruction, techniques modernes,

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responsabilités professionnelles) qui leur permettent d’affirmer le contraire. Cette difficulté est d’autant plus importante que cette prise de conscience doit logiquement amener les parents à observer une seconde condition : transformer leurs relations avec leurs enfants. Or, c’est ce qui n’est pas à la portée du plus grand nombre, y compris lorsqu’il s’agit d’individus instruits. La raison en est que toute transformation dans le milieu familial, tout particulièrement de cette relation fondamentale, porte inévitablement sur des questions imbibées de subjectivité et scellées à l’aide du sacré. Par conséquent, elle est nécessairement délicate. De fait, les parents n’admettent pas, par exemple, tout au moins facilement, que leurs enfants puissent un jour échapper à leur contrôle même lorsqu’ils sont diplômés, qu’ils vivent en ville, qu’ils utilisent des techniques modernes et qu’ils exercent des responsabilités professionnelles. La transformation de la relation parentale est d’autant plus difficile à mener que les questions familiales ont tendance à être maintenues sous silence. Les parents hésitent en effet à réfléchir sur les modalités à mettre en œuvre pour organiser et gérer leurs familles respectives autrement, plus précisément suivant les indications de l’heure. De toutes les façons, rien ne les y oblige. Ne pouvant ainsi prendre le recul nécessaire à cet effet, ils adoptent plutôt la fuite en avant. Ils s’efforcent en effet de répondre aux demandes que leur adressent leurs enfants, quitte à s’épuiser, au lieu de poser les repères susceptibles de baliser les échanges familiaux d’une manière nouvelle. Cependant, les exigences incontournables du monde du travail devraient logiquement inciter les parents à réviser leurs relations familiales. Du fait de leurs expériences professionnelles, ils sont censés savoir que rien, absolument rien ne s’obtient gratuitement. Aussi, ils devraient préparer leurs enfants à fournir des efforts en tout et partout. Et c’est ce qui faciliterait la tâche des formateurs.

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La seconde phase de préparation des individus à la modernité a en effet lieu dans le milieu scolaire. En prenant le relais des parents, les formateurs apprennent à chacun qu’il ne peut être éventuellement à l’aise qu’en participant suivant ses capacités et son rythme de travail à l’aventure humaine. Il finira alors par savoir que la modernité n’est pas le produit d’actions ponctuelles, mais d’un processus continu. Encore faut-il que l’option pour la formation des jeunes générations soit un choix délibéré et non pas un pis-aller qu’auraient imposé les circonstances. La raison en est que le rôle de formateur est contraignant, tout particulièrement dans un pays sous-développé. Outre le fait qu’il exige des efforts incessants de la part de ceux qui l’assument, ce rôle ne favorise pas l’enrichissement matériel. Bien au contraire, il est financièrement appauvrissant. Or, le statut social de l’individu est tributaire des signes d’enrichissement qu’il peut exhiber dans une société en crise comme l’Algérie. La conséquence est vérifiable : très peu de compétences vivifient le secteur de la formation dans cette contrée.

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Achevé d’imprimer en décembre 2004 Imprimerie HASNAOUI, Alger

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La collection Vie Sociale englobera les études portant sur les principales articulations psychosociologiques et culturelles qui influent sur l’équilibre des individus et des groupes sociaux en Algérie. Parmi ces dernières notons, la misère sexuelle, l’emprise familiale, l’appréhension du devenir, le sort réservé à la recherche

scientifique…

Laboratoire de Recherche en Psychosociologie des Organisations Université d’Alger Prix : 150,00 D A