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R E C O U R S E N A N N U L A T I O N A Messieurs les Présidents et Mesdames et Messieurs les Juges de la Cour constitutionnelle Place Royale, 7 1000 Bruxelles POUR : l’ORDRE DES BARREAUX FRANCOPHONES ET GERMANOPHONE, ci-après, « AVOCATS.BE », représenté par son conseil d’administration, dont le siège social est établi avenue de la Toison d’Or, 65 à 1000 Bruxelles, requérant, ayant pour conseil Me Vincent LETELLIER, avocat, rue du Marché au Charbon, 83 à 1000 Bruxelles, où il est fait élection de domicile, CONTRE : le CONSEIL DES MINISTRES Mesdames, Messieurs, Le requérant a l’honneur de solliciter l’annulation des articles 17 et 18 de la loi du 25 avril 2014 visant à corriger plusieurs lois réglant une matière visée à l’article 78 de la Constitution (Monit., 19 août 2014).

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R E C O U R S E N A N N U L A T I O N

A Messieurs les Présidents et Mesdames et Messieurs les Juges de la Cour constitutionnelle Place Royale, 7 1000 Bruxelles

POUR :

l’ORDRE DES BARREAUX FRANCOPHONES ET GERMANOPHONE, ci-après, « AVOCATS.BE », représenté par son conseil d’administration, dont le siège social est établi avenue de la Toison d’Or, 65 à 1000 Bruxelles, requérant, ayant pour conseil Me Vincent LETELLIER, avocat, rue du Marché au Charbon, 83 à 1000 Bruxelles, où il est fait élection de domicile,

CONTRE :

le CONSEIL DES MINISTRES Mesdames, Messieurs, Le requérant a l’honneur de solliciter l’annulation des articles 17 et 18 de la loi du 25 avril 2014 visant à corriger plusieurs lois réglant une matière visée à l’article 78 de la Constitution (Monit., 19 août 2014).

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A. OBJET DU RECOURS ET CONTEXTE DE L’ADOPTION DES DISPOSITIONS ATTAQUEES

1. L’article 17 de la loi du 25 avril 2014 visant à corriger plusieurs lois réglant

une matière visée à l’article 78 de la Constitution, dispose :

« L’article 1022, alinéa 8, du Code judiciaire, inséré par la loi du 21 février 2010 est complété par un 3° rédigé comme suit : ”3° lorsqu’une personne morale de droit public agit dans l’intérêt général, en tant que partie dans une procédure.”. »

L’article 18 de la loi précitée établit que l’article 17 entrera en vigueur au

jour de l’entrée en vigueur de l’article 2 de la loi du 21 février 2010 modifiant les articles 1022 du Code judiciaire et 162bis du Code d’instruction criminelle.

2. A la date d’entrée en vigueur de la disposition attaquée, date qu’il

appartient encore au Roi de fixer, l’article 1022 du Code judiciaire disposera :

« L'indemnité de procédure est une intervention forfaitaire dans les frais et honoraires d'avocat de la partie ayant obtenu gain de cause.

Après avoir pris l'avis de l'Ordre des barreaux francophones et

germanophone et de l'Orde van Vlaamse Balies, le Roi établit par arrêté délibéré en Conseil des ministres, les montants de base, minima et maxima de l'indemnité de procédure, en fonction notamment de la nature de l'affaire et de l'importance du litige.

A la demande d'une des parties, éventuellement formulée sur

interpellation par le juge, celui-ci peut, par décision spécialement motivée, soit réduire l'indemnité soit l'augmenter, sans pour autant dépasser les montants maxima et minima prévus par le Roi. Dans son appréciation, le juge tient compte :

- de la capacité financière de la partie succombante, pour diminuer le

montant de l'indemnité; - de la complexité de l'affaire; - des indemnités contractuelles convenues pour la partie qui obtient

gain de cause; - du caractère manifestement déraisonnable de la situation.

Si la partie succombante bénéficie de l'aide juridique de deuxième ligne,

l'indemnité de procédure est fixée au minimum établi par le Roi, sauf en cas de situation manifestement déraisonnable. Le juge motive spécialement sa décision sur ce point.

Lorsque, dans un même lien d’instance plusieurs parties bénéficient de

l'indemnité de procédure à charge d'une ou de plusieurs parties succombantes, ce montant est au maximum le double de l'indemnité de procédure maximale à laquelle peut prétendre le bénéficiaire qui est fondé

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à réclamer l'indemnité la plus élevée. Elle est répartie entre les parties par le juge.

Aucune partie ne peut être tenue au paiement d'une indemnité pour

l'intervention de l'avocat d'une autre partie au-delà du montant de l'indemnité de procédure.

Lorsque l’instance se clôture par une décision rendue par défaut et

qu’aucune partie succombante n’a jamais comparu ou lorsque toutes les parties succombantes ont comparu à l’audience d’introduction mais n’ont pas contesté la demande ou qu’elles demandent exclusivement des termes et délais, le montant de l’indemnité de procédure est celui de l’indemnité minimale.

Aucune indemnité n’est due à charge de l’Etat : 1° lorsque le ministère public intervient par voie d’action dans les

procédures civiles conformément à l’article 138bis, § 1er ; 2° lorsque l’auditorat du travail intente une action devant les juridictions

du travail conformément à l’article 138bis, § 2. 3° lorsqu’une personne morale de droit public agit dans l’intérêt général,

en tant que partie dans une procédure. »1

3. L’article 1022 du Code judiciaire résulte de la loi du 21 avril 2007 relative à la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat.

Concernant les motifs de l’adoption de cette disposition, Votre Cour a eu l’occasion de relever :

« B.2.1. La loi [du 21 avril 2007] est pour l’essentiel, issue d’un amendement du Gouvernement à l’une des propositions de loi relatives à la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat déposées au Sénat. Il ressort de la justification de ces amendements qu’il « s’agit pour l’essentiel de la solution proposée par les Ordres d’avocats, laquelle a fait l’objet d’un avis favorable du Conseil Supérieur de la Justice ». Le législateur a ancré la répétibilité « dans le droit de la procédure, en l’occurrence par le biais des indemnités de procédures, c’est-à-dire des montants forfaitaires déterminés par le Roi notamment en fonction de la nature ou de l’importance du litige » (Doc. parl., Sénat, 2006-2007, n° 3-1686/4, p. 4). B.2.2. Les travaux préparatoires indiquent que le législateur a estimé nécessaire d’intervenir dans cette matière à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 septembre 2004, lequel a posé la question de la répétibilité de manière « aiguë » en admettant que les honoraires des avocats puissent faire partie du dommage indemnisable dans le cadre de la responsabilité contractuelle (Doc. parl., Sénat, 2006-2007, n° 3-1686/5, p. 30 ; Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2891/002, p. 3). Le législateur a constaté qu’une grande insécurité juridique régnait depuis cet arrêt et qu’il fallait y mettre fin « au plus vite » (Doc. parl., Sénat, 2006-2007, 3-1686/5, p. 14) : « La jurisprudence est très disparate, allant du rejet parfois pur et simple du principe, à l’octroi de montants élevés sans motivation

1 Les dispositions de droit futur sont entre crochets.

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particulière. De plus, cet arrêt a souvent pour conséquence de créer un procès dans le procès, tant à propos du principe même de la répétibilité dans tel ou tel cas d’espèce, que sur le montant qui peut être octroyé à ce titre. C’est ainsi que l’on a vu des montants forfaitaires alloués à une partie, tands que dans d’autres cas, les états de frais et honoraires détaillés des conseils sont versés aux débats, ce qui pose des questions de principe fondamentales en ce qui concerne le secret professionnel » (ibid., p. 13). Dans l’avis qu’il a rendu au sujet des propositions de loi qui ont été déposées à ce sujet, le Conseil supérieur de la justice a lui aussi estimé que « la répétibilité [devait] être réglée d’urgence par une loi » (Avis approuvé par l’assemblée générale le 25 janvier 2006, Doc. parl., Sénat, 2005-2006, n° 3-51/4, p. 4). B.2.3. Certaines juridictions, confrontées à la jurisprudence de la Cour de cassation, ont adressé des questions préjudicielles à la Cour, qui a dit pour droit, dans son arrêt n° 57/2006 du 19 avril 2006, que « l’absence de dispositions législatives permettant de mettre les honoraires et frais d’avocat à charge de la partie demanderesse dans une action en responsabilité civile ou de la partie civile qui succombent viole les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme », tout en précisant que « pour mettre fin à cette discrimination, il appartient au législateur d’apprécier de quelle manière et dans quelle mesure la répétibilité des honoraires et frais d’avocat doit être organisée ». »2

La motivation de Votre arrêt 57/2006, qui constitue un des fondements de

la consécration par le législateur du principe de l’indemnité de procédure comme intervention forfaitaire dans les frais d’avocat de la partie qui obtient gain de cause, mérite également d’être rappelée :

« B.1.1. En vertu de l’article 1017 du Code judiciaire, dans tout jugement définitif, le juge condamne aux dépens la partie qui a succombé, à moins que des lois particulières n’en disposent autrement. Conformément à l’article 1018, ces dépens comprennent, entre autres, l’indemnité de procédure et de débours prévue à l’article 1022, qui vise à indemniser la partie qui a obtenu gain de cause pour les actes matériels accomplis en cours de procédure par son avocat.

B.1.2. Les honoraires et frais d’avocat ne font pas partie, selon la volonté du législateur, des dépens qui peuvent être réclamés à la partie ayant succombé. L’article 1023 du Code judiciaire fait obstacle à ce que les parties conviennent d’augmenter le montant de la créance à concurrence des honoraires dus à l’avocat qui a poursuivi la procédure en recouvrement du montant dû (Cass., 7 avril 1995, Pas., 1995, I, p. 403).

B.1.3. Sur la base des règles du Code judiciaire, toute partie au procès supporte donc en principe elle-même les frais et honoraires de son avocat, sauf l’indemnité de procédure. Ce n’est que lorsqu’une partie au procès exerce son droit d’agir en justice d’une manière qui excède manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente (Cass., 31 octobre 2003, Pas., I., p. 1747) que la partie adverse

2 C.C., n° 182/2008

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peut obtenir des dommages et intére ̂ts pour procédure téméraire ou vexatoire.

B.2.1. Les questions préjudicielles partent de l’interprétation des articles 1149, 1382 et 1383 du Code civil selon laquelle, en matière de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, les honoraires et frais d’avocat peuvent constituer un élément du dommage indemnisable.

B.2.2. Cette interprétation a pour effet que la partie demanderesse, lorsque sa demande est fondée, peut obtenir du responsable le remboursement des frais et honoraires d’avocat qu’elle a exposés en vue d’obtenir l’indemnisation du dommage subi, alors que la partie défenderesse, lorsqu’elle obtient gain de cause ne peut, en vertu des règles du Code judiciaire, répéter les honoraires et frais de son avocat sur la partie qui a perdu le procès, n’ayant droit à des dommages et intérêts que si cette dernière a mené un procès téméraire ou vexatoire, comme l’indique la Cour d’appel de Liège dans la question préjudicielle.

B.2.3. La Cour doit examiner si cette différence de traitement entre la partie demanderesse et la partie défenderesse est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

B.3.1. La victime d’une faute qui obtient gain de cause dans une action en responsabilité civile, d’une part, et le défendeur ou le prévenu qui obtient gain de cause dans une telle action, d’autre part, se trouvent dans une situation objectivement différente : dans le premier cas, la responsabilité est établie et les règles du droit de la responsabilité sont donc applicables, alors qu’il n’en est pas de même dans le deuxième cas.

B.3.2. Le droit de la responsabilité vise à indemniser intégralement le dommage subi par la victime d’une faute contractuelle ou extracontractuelle. Conformément à cet objectif, dans l’interprétation des juges a quo, les honoraires et frais d’avocat que la victime a dû exposer peuvent constituer un élément de son dommage. Cette interprétation repose sur un arrêt de la Cour de cassation du 2 septembre 2004 (C.01.0186.F), qui constitue un revirement de sa jurisprudence et selon lequel, « en application de l’article 1151 [du Code civil], les dommages et intérêts dus au créancier ne doivent comprendre que ce qui est une suite nécessaire de l’exécution de la convention » et « les honoraires et frais d’avocat ou de conseil technique exposés par la victime d’une faute contractuelle peuvent constituer un élément de son dommage donnant lieu à indemnisation dans la mesure où ils présentent ce caractère de nécessité ».

B.3.3. La différence de traitement entre, d’une part, le demandeur ou la partie civile, qui peuvent englober les honoraires et frais d’avocat dans leur dommage, et, d’autre part, le défendeur ou le prévenu, qui n’ont pas cette possibilité, repose, en ce qu’elle découle des règles de la responsabilité civile inscrites aux articles 1149, 1382 et 1383 du Code civil, sur un critère pertinent : si l’action en responsabilité est déclarée fondée, il est judiciairement établi que le défendeur ou le prévenu ont commis une faute, tandis que la décision qui déboute le demandeur ou la partie civile ne contient pas la démonstration d’une faute qu’ils auraient commise.

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B.4.1. Les problèmes posés par les questions préjudicielles excèdent cependant le domaine de la responsabilité civile. Le droit de s’adresser à un juge concerne tout autant la liberté d’agir en justice que celle de s’y défendre.

Le fait que des parties s’opposent quant au contenu juridique de leurs obligations et doivent, dès lors, recourir au juge pour trancher leur litige ne saurait être considéré comme une faute. De même, une partie raisonnable et de bonne foi peut se tromper sur l’étendue de ses droits.

B.4.2. L’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit à toute personne le droit de bénéficier d’un procès équitable, ce qui peut impliquer, en vue de comparaître devant une juridiction, l’assistance d’un conseil lorsqu’il ressort des circonstances de la cause qu’il est très improbable que la personne concernée puisse défendre utilement sa propre cause (Cour européenne des droits de l’homme, Airey c/Irlande, 9 octobre 1979).

B.4.3. Le droit d’accès à un juge et le principe de l’égalité des armes impliquent également l’obligation de garantir un équilibre entre les parties au procès et d’offrir à chaque partie la possibilité de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (Cour européenne des droits de l’homme, Dombo c/Pays-Bas, 22 septembre 1993; Öçalan c/Turquie, 12 mars 2003; Yvon c/France, 24 avril 2003).

B.4.4. C’est au législateur qu’il appartient de donner une portée concrète aux principes généraux tels l’accès à un juge et l’égalité des armes et de déterminer dans quelle mesure la répétibilité des honoraires et frais d’avocat doit y contribuer. Mais il relève de la compétence de la Cour, sans qu’elle puisse se substituer au législateur, de vérifier si les différentes parties au procès ne sont pas traitées de manière discriminatoire.

B.4.5. Il peut être nécessaire pour la victime d’un acte illicite ou d’un manquement contractuel de s’adresser à un juge si l’auteur du dommage conteste sa responsabilité et de faire appel à un avocat en vue de défendre ses intérêts.

Toutefois, si le responsable prétendu souhaite contester à l’aide d’arguments sérieux sa responsabilité ou l’étendue du dédommagement demandé, l’exercice de son droit de défense peut également justifier l’assistance d’un avocat.

B.4.6. Le coût éventuel d’une procédure judiciaire peut donc influencer aussi bien la décision d’intenter une action que la décision de se défendre contre une demande ou une accusation. La situation financière des différentes parties au procès peut être aggravée dans la même mesure par la charge des honoraires et frais d’avocat.

B.5.1. Or, dans l’état actuel du droit, les parties à un procès ne peuvent être indemnisées des honoraires et frais d’avocat qu’en subissant les différences de traitement examinées en B.3. Même si celles-ci sont justifiées au regard des règles de la responsabilité civile, elles ne satisfont pas aux exigences du procès équitable et de l’égalité des armes, puisque les parties assument inégalement le risque d’un procès.

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Le défendeur ou le prévenu qui obtiennent gain de cause dans une action en responsabilité dirigée contre eux sont donc victimes d’une discrimination en ce que les honoraires et frais d’avocat nécessaires à leur défense ne peuvent être mis à charge du demandeur ou de la partie civile qui succombe.

B.5.2. Cette différence de traitement ne provient cependant pas des articles du Code civil mentionnés dans les questions préjudicielles. Elle est due à l’inexistence de dispositions qui permettraient au juge de mettre les honoraires et frais d’avocat à charge de la partie qui succombe.

B.6. Pour mettre fin à cette discrimination, il appartient au législateur d’apprécier de quelle manière et dans quelle mesure la répétibilité des honoraires et frais d’avocat doit e ̂tre organisée.

Cette répétibilité fait l’objet de dispositions législatives notamment aux Pays-Bas, en France et en Allemagne.

Par ailleurs, selon la recommandation du Comité des ministres du Conseil de l’Europe n° R(81)7 sur les moyens de faciliter l’accès à la justice, « la partie gagnante, sauf dans des circonstances particulières, doit, en principe, obtenir de la partie perdante le remboursement de ses frais et dépens, y compris les honoraires d’avocat, qu’elle a raisonnablement exposés à propos de la procédure ».

B.7. Il découle de ce qui précède que les parties à un procès sont traitées de manière différente sans justification raisonnable mais que cette discrimination n’a pas son origine dans les articles 1149, 1382 ou 1383 du Code civil, de telle sorte que les questions préjudicielles appellent une réponse négative. »

L’adoption d’un régime de répétibilité des honoraires dans le droit procédural répondait ainsi à l’exigence que les parties soient mises sur un pied d’égalité quant au risque lié au coût d’un procès.

4. A l’occasion de l’adoption de la loi du 21 avril 2007, il a été décidé d’étendre « le principe de la répétibilité aux affaires pénales, mais [en] limit[a]nt cette extension aux relations entre le prévenu et la partie civile. Ainsi, la personne condamnée par une juridiction pénale envers la partie civile est redevable à son égard de l’indemnité de procédure. A l’inverse, la partie civile est condamnée à payer l’indemnité de procédure à l’inculpé bénéficiant d’un non-lieu ou au prévenu acquitté, mais uniquement dans l’hypothèse où elle est seule responsable de la mise en mouvement de l’action publique. Lorsque l’action publique est mise en mouvement soit par le ministère public, soit par une juridiction d’instruction qui renvoie l’inculpé devant une juridiction de jugement, aucune indemnité de procédure n’est due à l’inculpé bénéficiant d’un non-lieu ou au prévenu acquitté, ni à charge de la partie civile, ni à charge des pouvoirs publics. »3

Votre Cour a été saisie d’un recours dénonçant notamment la discrimination dont seraient victimes les inculpés bénéficiant d’un non-lieu et les prévenus acquittés lorsque l’action publique a été mise en

3 C. const., 182/2008, B.19.1.

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mouvement par le ministère public ou par une juridiction d’instruction, puisqu’ils se voient exclus du bénéfice de la répétibilité de leurs honoraires d’avocats alors que tous les autres justiciables qui obtiennent gain de cause ont, en principe, droit à une indemnité de procédure. Cette différence de traitement a toutefois été validée pour les motifs suivants :

« B.19.3. Les travaux préparatoires indiquent que l’application de la répétibilité devant les juridictions répressive a été prévue parce qu’il apparaissait « plus conforme aux principes d’égalité et de non-discrimination de traiter de manière identique les justiciables qui sollicitent la réparation d’un dommage devant une juridiction civile ou une juridiction répressive », et que la proposition d’étendre le système de la répétibilité dans les relations entre le prévenu et la partie civile était conforme à l’avis des Ordres d’avocats et à celui du Conseil supérieur de la justice (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2891/002, pp. 5-6). En ce qui concerne la situation du prévenu acquitté ou de l’inculpé bénéficiant d’un non-lieu, il est encore précisé : « La répétibilité ne jouera par ailleurs pas dans les relations entre le prévenu et l’Etat, représenté par le ministère public, et ce toujours conformément à l’avis des Ordres d’avocats et du Conseil supérieur de la Justice. Il faut ici relever que le ministère public, en exerçant les poursuites, représente l’intérêt général et ne peut dès lors être mis sur le même pied qu’une partie civile qui mettrait seule en mouvement l’action publique pour la défense d’un intérêt particulier » (ibid., pp. 6-7). B.19.4. Il est justifié que la partie civile ne soit condamnée à payer l’indemnité de procédure au prévenu acquitté ou à l’inculpé bénéficiant d’un non-lieu que quand c’est elle qui a mis l’action publique en mouvement, et non quand elle a greffé son action sur une action publique menée par le ministère public, ou quand une juridiction d’instruction a ordonné le renvoi du prévenu devant une juridiction de jugement. En effet, dans ces hypothèses, si la partie civile « échoue dans ses prétentions, elle ne peut pas être tenue pour responsable de [la procédure pénale] à l’égard du prévenu, et ne peut par conséquent pas être condamnée à l’indemniser pour les frais de procédure engendrés à cette occasion » (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2891/002, p. 6). B.19.5. Le choix du législateur d’exclure toute répétibilité dans les relations entre le prévenu et le ministère public a pour conséquence qu’en cas de non-lieu ou d’acquittement, le justiciable qui a été contraint de recourir aux services d’un avocat pour assurer sa défense alors qu’il avait été accusé à tort, devra supporter seul les frais et honoraires occasionnés par sa défense. B.19.6. La situation du prévenu ou de l’inculpé renvoyé des poursuites varie donc, en matière de répétibilité, selon que ces dernières sont exercées à l’initiative de la partie civile ou du ministère public (ce dernier agissant par une citation directe ou à la suite d’une décision de renvoi des juridictions d’instruction) : dans le premier cas, il pourra bénéficier de la répétibilité, dans le second cas, non. B.19.7. En principe, la situation d’un inculpé ou d’un prévenu est la même, qu’il soit pénalement poursuivi à l’initiative d’un particulier ou du ministère public : dans les deux cas, le recours à un avocat est le plus souvent nécessaire, et le droit à un avocat est garanti notamment par les articles 6.1 et 6.3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Lorsqu’un

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Etat prévoit un système de répétibilité, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est d’application et il ne peut exister de discrimination en ce domaine. B.19.8. Il existe, entre le ministère public et la partie civile, des différences fondamentales : le premier est chargé, dans l’intérêt de la société, de la recherche et de la poursuite des infractions et il exerce l’action publique ; la seconde défend son intérêt personnel et vise à obtenir, par l’action civile, la réparation du dommage que lui a causé l’infraction. B.19.9. En raison de la mission qui est dévolue au ministère public, le législateur a pu considérer qu’il ne convenait pas d’étendre à son égard un système selon lequel une indemnité de procédure serait due chaque fois que son action reste sans effet. B.19.10. Sans doute le législateur pourrait-il organiser à charge de l’Etat, en faveur de ceux qui font l’objet d’une décision d’acquittement ou de non-lieu, un système d’indemnisation qui tienne compte des spécificités du contentieux pénal. Mais, de ce qu’il n’a pas étendu, à charge de l’Etat en cas d’acquittement ou de non-lieu, le système d’indemnisation forfaitaire prévu par les dispositions attaquées, il ne s’ensuit pas qu’il aurait violé les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

Ce qui justifie la différence de traitement, selon Votre Cour, c’est « la

mission qui est dévolue au ministère public », celui-ci étant « chargé, dans l’intérêt de la société, de la recherche et de la poursuite des infractions et [d’]exerce[r] l’action publique ».

5. Alors que l’adoption de la loi du 21 avril 2007 devait permettre « de

garantir la sécurité juridique et de répondre à l’évolution jurisprudentielle en matière de répétibilité des frais d’avocat, ainsi que de sauvegarder l’accès à la justice pour tous les justiciable », sa mise en œuvre a donné lieu à de nombreuses questions préjudicielles qui ont conduit Votre Cour à corriger ce qu’elle a considéré comme des « oublis » dans le chef du législateur.

5.1. Ainsi, tout d’abord, dans son arrêt 83/2011, Votre Cour a jugé que

l’auditeur du travail devait être traité de la même manière que le ministère public et qu’aucune indemnité de procédure ne pouvait être mise à charge de l’Etat, sauf à violer les principes d’égalité et de non-discrimination, lorsque l’auditeur du travail qui intente l’action visée à l’article 138bis, § 2 du Code judiciaire succombe4.

4 Il est à noter que l’article 2, 3°, de la loi du 21 février 2010 modifie l’article 1022 du Code judiciaire en le complétant d’une dispense expresse d’indemnité de procédure pour l’Etat : 1° lorsque le ministère public intervient par voie d’action dans les procédures civiles conformément à l’article 138bis, § 1er ; 2° lorsque l’auditorat du travail intente une action devant les juridiction du travail conformément à l’article 138bis, § 2.

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5.2. Dans son arrêt 43/2012, Votre Cour a également jugé que les inspecteurs urbanistes compétents en Région flamande pour engager les actions en réparation en cas d’infraction urbanistique, devaient tout comme les membres du ministère public « pouvoir exercer leur action en toute indépendance, sans tenir compte du risque financier lié au procès »5 et donc ne pas être soumis à l’aléa de la répétibilité.

Ce qui fut déterminant dans cet arrêt c’est la considération selon laquelle l’action en réparation est intentée par l’inspecteur urbaniste dans l’intérêt général, en vue de garantir le bon aménagement du territoire.

Pour des motifs identiques à ceux énoncés dans l’arrêt 43/2012, l’arrêt 36/2013 de Votre Cour consacre le même principe à l’égard du fonctionnaire délégué de l’administration de l’urbanisme lorsqu’il poursuit, en Région wallonne, les mesures de remise en état devant le tribunal civil sur base de l’article 157 du CWATUPE.

Il faut toutefois noter que par arrêt n° 135/2009, Votre a dit pour droit

que la loi du 21 avril 2007 relative à la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’elle ne prévoit pas le droit, pour le fonctionnaire délégué de l’administration de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire agissant en vertu de l’article 155 du CWATUP, de réclamer une indemnité de procédure à charge du prévenu et des personnes civilement responsables qui sont condamnés.

5.3. Faisant usage des mêmes critères, Votre Cour a considéré dans l’arrêt

42/2013 que les articles 10 et 11 de la Constitution seraient violés si une indemnité de procédure pouvait être mise à charge de l’Etat belge lorsque le procureur du Roi succombe dans son action en annulation d’un mariage, intentée sur la base de l’article 184 du Code civil. Les motifs déterminants de cet arrêt sont les suivants :

« B.7. L’action qui est en cause dans la présente affaire a été intentée exclusivement dans l’intérêt général et en toute indépendance, en vue de faire respecter les conditions requises par le Code civil pour contracter mariage. L’action précitée du procureur du Roi doit par conséquent être traitée de la même manière que l’action publique, de sorte que la question préjudicielle appelle pour ce motif une réponse affirmative. »

5.4. Votre Cour a également eu à connaître d’une question préjudicielle

concernant la position respective des parties dans le cadre d’un litige devant le juge civil concernant la levée d’un ordre de cessation en application du titre VI du Code flamande de l’aménagement du territoire (« Mesures de maintien »), chapitre Ier (« Dispositions pénales »), division 7 (« Cessation des travaux ou actes exécutés en infraction »).

Dans son arrêt 57/2013, Votre Cour dit pour droit que « [p]our des motifs

analogues à ceux des arrêts n°s 135/2009 et 83/2011 précités, l’autorité 5 B.9.

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qui, en application du titre VI (« Mesures de maintien »), chapitre Ier (« Dispositions pénales »), division 5 (« Mesures de réparation ») demande des mesures de réparation ne peut se voir imposer aucune indemnité de procédure, mais ne peut pas non plus se voir octroyer une telle indemnité ».

Concernant les procédures visant la levée d’un ordre de cessation, le

même arrêt retient ce qui suit :

« B.4.2. L’ordre de cessation, en tant que mesure préventive, est donc imposé par les personnes visées à l’article 6.1.5 dans le seul but de sauvegarder le bon aménagement du territoire, ce qui constitue un objectif d’intérêt général. Contrairement à la demande de réparation, qui revêt un caractère répressif, l’ordre de cessation a un caractère préventif, mais ceci ne suffit pas pour justifier le paiement d’une indemnité de procédure. Les deux mesures figurent en effet sous le titre VI (« Mesures de maintien »), chapitre Ier (« Dispositions pénales »), du Code flamand de l’aménagement du territoire et ont pour objectif de sauvegarder le bon aménagement du territoire. B.4.3. Le constat que ce n’est pas l’autorité, à savoir la Région flamande, mais l’intéressé qui introduit la demande de levée de l’ordre de cessation n’est pas non plus de nature à justifier le paiement d’une indemnité de procédure. La procédure réglée par l’article 6.1.47 du code flamand de l’aménagement du territoire vise principalement à protéger les intéressés contre une intervention illicite de l’autorité. Plus particulièrement, la mesure vise à garantir la protection des droits fondamentaux. Il appartient au juge de contrôler l’ordre de cessation quant à sa légalité externe et interne et d’examiner si l’ordre est conforme à la loi ou s’il est fondé sur un excès ou un détournement de pouvoir. L’ordre de cessation est une mesure préventive qui tend non seulement à sauvegarder le pouvoir du juge en matière de réparation mais aussi à prévenir des infractions aux dispositions légales relatives à l’aménagement du territoire. Le fait que ce soit toujours, en la matière, l’autorité qui agit en tant que partie défenderesse tient à la nature de la procédure. En se défendant contre la demande de levée, l’autorité ayant délivré l’ordre de cessation défend cependant toujours l’intérêt général et la sauvegarde du bon aménagement du territoire, de sorte qu’il n’est pas justifié qu’elle puisse être condamnée au paiement d’une indemnité de procédure. B.4.4. Par conséquent, l’autorité qui a ordonné la cessation en application du titre VI (« Mesures de maintien »), chapitre Ier (« Dispositions pénales »), division 7 (« Cessation des travaux ou actes exécutés en infraction ») et qui se défend ensuite contre une demande de levée d’un ordre de cessation ne peut se voir imposer le paiement d’une indemnité de procédure, mais, compte tenu de ce qui est dit en B.4.3, elle ne peut pas non plus se voir octroyer une indemnité de procédure, de sorte que la différence de traitement est inexistante. » (le requérant souligne)

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12

Cet arrêt consacre donc le principe de réciprocité en cas de dispense de devoir payer une indemnité de procédure : la partie « organe public » qui ne peut se voir imposer le paiement d’une indemnité de procédure, ne peut non plus se voir octroyer une telle indemnité.

5.5. Ultérieurement, Votre Cour a appliqué les mêmes critères de la poursuite

de l’intérêt général couplé à la sauvegarde de l’ordre public pour retenir que l’officier de l’Etat civil qui succombe dans un recours intenté contre sa décision de refuser de célébrer un mariage ne pouvait être condamné au paiement d’une indemnité de procédure6.

5.6. Votre Cour a également été saisie de plusieurs questions préjudicielles

concernant la position de l’Etat au contentieux fiscal, le tribunal de première instance d’Arlon demandant si :

« L’article 1022 du Code judiciaire viole (…) les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’une indemnité de procédure peut être mise à charge de l’Etat belge lorsqu’il succombe dans un recours fondé sur l’article 569, 32°, du Code judiciaire ? »7

AVOCATS.BE a fait intervention dans ces affaires jointes en vue de soutenir

une réponse négative à cette question.

Au jour de l’introduction de la présente requête, cette affaire est toujours pendante.

5.7. Enfin, le tribunal de police de Flandre occidentale, division Courtrai a

interrogé Votre Cour quant à la position procédurale de la commune qui se défend dans le cadre d’un recours introduit contre une amende administrative prononcée par son fonctionnaire sanctionnateur, la question étant libellée comme suit :

« L’article 1022 du Code judiciaire viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’une indemnité de procédure est mise à la charge de la commune qui succombe dans le cadre d’un recours introduit sur la base de l’article 119bis, § 12, de la nouvelle loi communale contre une décision rendue par son fonctionnaire chargé des sanctions administratives communales, dans le cadre duquel elle agit dans l’intérêt général et pour préserver l’ordre public, alors que le ministère public, lorsqu’il intente une action publique, peut exercer ladite action en toute indépendance, sans devoir tenir compte d’un quelconque risque financier afférent au procès ? »8.

AVOCATS.BE a également fait intervention dans cette affaire, en vue de soutenir une réponse négative à la question.

6 C. const. 132/2013 ; C. const. 180/2013. 7 Affaires jointes inscrites sous les numéro 5809, 5839, 5843 et 5882. 8 Affaire inscrite sous le numéro 5887.

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13

6. C’est dans ce contexte9 que, le 25 octobre 2013, a été déposée une proposition de loi « visant à corriger plusieurs lois réglant une matière visée à l’article 78 de la Constitution ».

L’article 16 de cette proposition de loi vise à compléter l’article 1022, alinéa 8, du Code judiciaire, inséré par la loi du 21 février 2010, par une nouvelle catégorie d’exemption d’indemnité de procédure au bénéfice de l’Etat, « lorsqu’un organe public intente une action dans l’intérêt général ».

L’exposé des motifs fait référence au contexte tel que décrit ci-avant :

« Par la loi du 21 avril 2007 relative à la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat, le législateur entendait mettre un terme à la discrimination induite par l’absence d’une disposition légale autorisant le juge à mettre les honoraires et les frais d’avocat à charge de la partie succombante. L’article 1022 du Code judiciaire a été modifié en ce sens que l’indemnité de procédure est considérée désormais comme une intervention forfaitaire dans les frais et honoraires d’avocat de la partie ayant obtenu gain de cause. Les montants de ces indemnités ont été fixées par arrêté royal.3 Le Code d’instruction criminelle aussi a été modifié afin d’étendre partiellement la répétibilité aux affaires traitées par les juridictions pénales. La Cour constitutionnelle a déjà eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur cette matière dans des arrêts rendus sur des recours en annulation, totale ou partielle, ou sur diverses questions préjudicielles. Par la loi du 21 février 2010 modifiant les articles 1022 du Code judiciaire et 162bis du Code d’instruction criminelle et abrogeant l’article 6 de la loi du 2 août 2002 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, le législateur a remédié à plusieurs lacunes de cette loi. Il a tenu compte à cet effet de l’arrêt n° 182/2008 du 18 décembre 2008 de la Cour constitutionnelle relatif à la loi du 21 avril 2007. Dans cet arrêt, la Cour énonce entre autres ce qui suit :”En raison de la mission qui est dévolue au ministère public, le législateur a pu considérer qu’il ne convenait pas d’étendre à son égard un système selon lequel une indemnité de procédure serait due chaque fois que son action reste sans effet.” L’une des modification introduites par la loi du 21 février 2010 prévoit que plus aucune indemnité n’est due à charge de l’Etat belge lorsque le ministère public intervient par voie d’action dans une procédure civile ou lorsque l’auditorat du travail intente une action devant les juridictions du travail. En effet, en matière civile, tout comme en matière pénale, le ministère public défend l’intérêt général et doit dès lors pouvoir exercer son action en toute indépendance, sans tenir compte du risque financier lié à un procès. Cette règle a été inscrite à l’article 1022, alinéa 8, qui n’entrera toutefois en vigueur qu’à une date à fixer par le Roi. Dans son arrêt n° 83/2011, la Cour constitutionnelle estime que l’article 1022 du Code judiciaire viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’une indemnité de procédure peut être mise à charge de l’Etat lorsque

9 Sous réserve de la question préjudicielle posée par le tribunal de police de Flandre occidentale, division Courtrai, visée sous le n° 5.7 qui est postérieure.

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l’auditeur du travail succombe à son action intentée sur pied de l’article 138bis, § 2, du Code judiciaire. Dans son arrêt n° 42/2013, la Cour applique le même raisonnement dans le cas où une indemnité de procédure est mise à charge de l’Etat belge lorsque le procureur du Roi succombe dans son action en annulation d’un mariage, intentée sur la base de l’article 184 du Code civil. L’entrée en vigueur de l’article 1022, alinéa 8, peut mettre un terme à ces violations. Dans les arrêts n° 43/2012 et n° 36/2013, la Cour constitutionnelle étend le raisonnement au cas où un fonctionnaire délégué de l’urbanisme succombe en son action en réparation intentée devant le tribunal civil sur la base des décrets relatifs à l’aménagement du territoire. La Cour constitutionnelle considère que l’action en réparation est intentée par le fonctionnaire délégué exclusivement dans l’intérêt général, en vue de garantir le bon aménagement du territoire. Elle estime que la différence de statut entre le fonctionnaire délégué, qui relève du pouvoir exécutif, et un membre du ministère public, qui, en tant que magistrat, appartient à l’ordre judiciaire, ne peut suffire pour justifier une différence de traitement qui permettrait de mettre une indemnité de procédure à charge du fonctionnaire délégué. La Cour constitutionnelle conclut dès lors que les fonctionnaires délégués, tout comme le ministère public, doivent pouvoir exercer leur action en toute indépendance, sans tenir compte du risque financier lié à un procès. La loi du 21 février 2010 n’apporte aucune solution à ce problème, si bien qu’une initiative législative s’impose. Les auteurs de la présente proposition de loi proposent par conséquent de compléter l’alinéa 8 de l’article 1022 du Code judiciaire par une disposition prévoyant qu’aucune indemnité de procédure n’est due à charge de l’Etat lorsqu’un organe public intente une action au nom de l’intérêt général. »10

Cette proposition a fait l’objet d’un amendement visant à élargir le champ

d’application de la nouvelle catégorie d’exemption, « lorsqu’une personne morale de droit public agit dans l’intérêt général, en tant que partie dans une procédure ». Cet amendement a été justifié comme suit :

« Dans ses arrêts n° 132/2013 du 26 septembre 2013 et 180/2013 du 19 septembre 2013, la Cour constitutionnelle a constaté que l’article 1022 du Code judiciaire viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’une indemnité de procédure peut être mise à charge de l’officier de l’état civil lorsqu’il succombe dans un recours fondé sur l’article 167 du Code civil, intenté contre son refus de célébrer le mariage. La loi du 21 février 2010 modifiant les articles 1022 du Code judiciaire et 162bis du Code d’instruction criminelle ne suffit pas pour remédier à cette inconstitutionnalité, et l’article 16 ne tient pas encore compte de ces arrêts récents. Dans la situation soumise à la Cour constitutionnelle, l’officier de l’état civil intervient certes en tant qu’organe public et dans l’intérêt général, mais comme partie défenderesse. Afin que ”les officiers de l’état civil (puissent) (…) prendre les décisions qu’ils sont amenés à prendre du fait de leur fonction, sans tenir compte du risque financier lié à une procédure intentée contre pareille décision” (C.C. n° 132/2013 du 26 septembre 2013, cons. B.7. ; n° 180/2013 du 19

10 Doc. parl., Chambre, DOC 53-3098/001, pp. 8-10.

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décembre 2013, cons. B.7), il est proposé de remplacer le 3° proposé par une disposition englobant également le cas où l’organe public doit se défendre dans une procédure. »11

En Commission de la Justice, une des auteurs de l’amendement a précisé

que celui-ci visait à appliquer l’exonération que l’ « organe public » agisse comme demandeur ou comme défendeur. Elle a également souligné « qu’il est préférable, au lieu d’utiliser la notion d’”organe public”, de délimiter le champ d’application en utilisant la notion de ”personne morale de droit public”, qui est plus précise sur le plan juridique. »12

Le rapport fait au nom de la Commission de la Justice contient ensuite les

développements suivants :

« Mme Kristien Van Vaerenbergh, présidente, fait remarquer que la notion d’”organe public” est pourtant utilisée par la Cour constitutionnelle même (sic) dans les arrêts cités. On peut ensuite se demander si l’officier de l’état civil (cf. arrêts n° 132/2013 du 26 septembre 2013 et n° 180/2013 du 19 décembre 2013) et le fonctionnaire de l’urbanisme (cf. arrêts n° 36/2013 du 7 mars 2013 et n° 43/2013 du 21 mars 2013) relèvent bien, dans les litiges au fond concernés, de la notion proposée de ”personne morale de droit public”. Le représentant de la ministre de la Justice confirme qu’ils relèvent bien de cette notion. »13

7. Parallèlement à ces développements jurisprudentiels et législatifs, la

question de l’applicabilité du régime de répétibilité au contentieux objectif devant le Conseil d’Etat a également été posée. Il est important de le souligner, notamment dès lors que ce contentieux met évidemment en cause des autorités administratives dont l’action ne doit, en principe, être dirigée que par le souci de l’intérêt général.

Votre Cour a rendu, sur cette question, deux arrêts qu’il convient de

rappeler. Le législateur est ensuite intervenu. 7.1. Tout d’abord, par arrêt 118/2009, Votre Cour a jugé qu’interprété comme

ne s’appliquant pas au contentieux objectif devant le Conseil d’Etat, « l’article 1022 du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, dès lors que, par l’application combinée, devant le juge judiciaire, des articles 1382 du Code civil et 1022 du Code judiciaire, la différence de traitement entre la partie requérante qui obtient gain de cause devant le Conseil d’Etat et la partie qui obtient gain de cause devant une juridiction de l’ordre judiciaire a des effets qui ne peuvent être considérés comme disproportionnés. En effet, la partie requérante qui obtient l’annulation par le Conseil d’Etat de l’acte qu’elle a attaqué peut ensuite saisir le juge judiciaire sur la base de l’article 1382 du Code civil. Elle peut à cette occasion soutenir que l’illégalité qu’elle a fait censurer par

11 Doc. parl., Chambre, DOC 53-3098/003, pp. 1-2. 12 Doc. parl., Chambre, DOC 53-3098/005, p. 4. 13 Idem.

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16

le Conseil d’Etat constitue une faute et faire valoir que son dommage consiste notamment à avoir dû faire appel à un avocat. »14

7.2. Ensuite, s’est posée la question de l’admissibilité d’un régime, fondé sur

les articles 1022 du Code judicaire et 1382 du Code civil, aux termes duquel la partie adverse qui l’emporte devant le Conseil d’Etat ne peut obtenir à charge du requérant qui succombe la prise en charge ne fut-ce que partielle de ses frais d’avocat alors qu’elle aurait obtenu le remboursement forfaitaire de ces frais si le litige avait été porté devant les juridictions judiciaires.

Dans son arrêt 96/2012, Votre Cour a considéré ce qui suit :

« B.8. Il relève du pouvoir d’appréciation du législateur d’estimer s’il est opportun d’établir un régime de répétibilité des frais et honoraires d’avocat applicable aux procédures menées devant le Conseil d’Etat. B.9. L’article 1022 du Code judiciaire ne s’applique pas dans toutes les hypothèses où l’autorité publique obtient gain de cause devant une juridiction de l’ordre judiciaire, de sorte qu’elle n’obtient pas systématiquement le remboursement forfaitaire de ses frais d’avocats dans tous les litiges qu’elle gagne. Ainsi, en vertu de l’article 1017, alinéa 2, du Code judiciaire, la condamnation aux dépens est toujours prononcée, pour certains contentieux visés par cette disposition, à charge de l’autorité publique ou de l’organisme public, quelle que soit l’issue du litige. Le législateur a pu estimer qu’il existe des contentieux dans lesquels il ne serait pas justifié que la personne qui conteste une décision administrative la concernant et qui échoue dans cette contestation soit tenue de rembourser une part des frais et honoraires d’avocat exposés par l’administration défendant la légalité de la décision. B.10. Quant à la différence de traitement entre les parties à la procédure devant le Conseil d’Etat, elle repose sur un critère pertinent. En effet, l’autorité publique auteur de l’acte, partie adverse devant le Conseil d’Etat, dispose en principe, antérieurement à la procédure contentieuse, de toutes les ressources et informations utiles lui permettant de défendre la légalité de l’acte, ce qui la place dans une situation spécifique quant à la nécessité de recourir à l’assistance d’un avocat. Dans la situation inverse, la partie requérante qui peut prouver qu’elle a subi un dommage du fait de l’acte illégal peut faire valoir que les frais qu’elle a dû exposer, dès lors qu’elle n’aurait pas pu obtenir l’annulation de l’acte qui lui faisait grief sans l’assistance d’un avocat, font partie de ce dommage. Cette différence de situations justifie que l’autorité ne puisse obtenir le remboursement des frais et honoraires de son avocat à charge de la partie requérante dont le recours est rejeté, alors que la partie requérante qui obtient l’annulation de l’acte peut obtenir le remboursement forfaitaire de ses frais et honoraires d’avocat. B.11. Enfin, l’absence de possibilité, pour l’autorité publique qui obtient gain de cause au Conseil d’Etat, de récupérer une partie des frais et honoraires de son avocat auprès de la partie requérante n’a pas de conséquences disproportionnées. Même s’il est exact que toutes les autorités publiques appelées à être parties adverses dans des procédures

14 C. const. 96/2012, B.4.2.

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au Conseil d’Etat ne disposent pas des mêmes moyens, notamment en termes de personnel spécialisé dans le contentieux administratif, il peut être admis qu’en règle générale, l’autorité qui a adopté l’acte dont la légalité a été mise en cause dispose, pour organiser de manière satisfaisante la défense de la légalité de l’acte attaqué, de ressources humaines et financières suffisantes dont ne dispose pas nécessairement la partie requérante. La question préjudicielle appelle une réponse négative. »

7.3 A l’occasion de l’adoption de la loi du 19 janvier 2014 portant réforme de

la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’Etat, le législateur a mis en œuvre un régime de répétibilité, s’écartant ainsi de l’enseignement des arrêts 118/2009 et 96/2012.

L’article 11 de cette loi insère en effet, dans les lois sur le Conseil d’Etat

coordonnées le 12 janvier 1973, un article 30/1 rédigé comme suit :

« Art. 30/1. § 1er. La section du contentieux administratif peut accorder une indemnité de procédure qui est une intervention forfaitaire dans les frais et honoraires d'avocat de la partie ayant obtenu gain de cause.

Après avoir pris l'avis de l'Ordre des barreaux francophones et germanophone et de "l'Orde van Vlaamse Balies", le Roi établit par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, les montants de base, minima et maxima de l'indemnité de procédure, en fonction notamment de la nature de l'affaire et de l'importance du litige.

§ 2. La section du contentieux administratif peut, par décision spécialement motivée, soit réduire l'indemnité soit l'augmenter, sans pour autant dépasser les montants maxima et minima prévus par le Roi. Dans son appréciation, elle tient compte :

1° de la capacité financière de la partie succombante, pour diminuer le montant de l'indemnité;

2° de la complexité de l'affaire;

3° du caractère manifestement déraisonnable de la situation.

Si la partie succombante bénéficie de l'aide juridique de deuxième ligne, l'indemnité de procédure est fixée au montant minimum établi par le Roi, sauf en cas de situation manifestement déraisonnable. Sur ce point, la section du contentieux administratif motive spécialement sa décision de diminution ou d'augmentation. Lorsque plusieurs parties bénéficient de l'indemnité de procédure à charge d'une ou de plusieurs parties succombantes, son montant est au maximum le double de l'indemnité de procédure maximale à laquelle peut prétendre le bénéficiaire qui est fondé à réclamer l'indemnité la plus élevée. Elle est répartie entre les parties par la section du contentieux administratif.

Aucune partie ne peut être tenue au paiement d'une indemnité pour l'intervention de l'avocat d'une autre partie au-delà du montant de l'indemnité de procédure. Les parties intervenantes ne peuvent être tenues au paiement ou bénéficier de cette indemnité.". »

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18

Cette disposition reproduit donc quasi intégralement l’article 1022 du Code

judiciaire, le législateur ne consacrant toutefois aucune exception à l’égard de certaines parties ou de certaines matières. Comme souligné dans le rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 28 mars 2014 relatif à l’indemnité de procédure visée à l’article 30/1 des lois sur le Conseil d’Etat coordonnées le 12 janvier 197315, « [c]es nouvelles dispositions s’inscrivent dans le titre V des lois coordonnées sur la procédure, et s’appliquent indistinctement à tous les contentieux portés à titre principal devant la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat. Il en va ainsi du contentieux de l’indemnité pour préjudice exceptionnel, du contentieux de pleine juridiction, du contentieux de l’annulation ou du contentieux de la cassation administrative. »

Le même rapport précise qu’ « il a été décidé d’appliquer le même

montant pour la partie requérante et la partie adverse. A ce sujet, l’arrêt n° 96/2012 du 19 juillet 2012 de la Cour constitutionnelle a indiqué qu’il existait un critère pertinent entre le requérant et la partie adverse au Conseil d’Etat, pour justifier que seul le premier puisse réclamer une indemnisation pour ses frais d’avocats devant les cours et les tribunaux, contrairement à la seconde. Cependant, au même titre que le nouvel article 30/1 des lois coordonnées a été, dans une très large mesure, inspiré par l’article 1022 du Code judiciaire, l’élaboration du présent arrêté royal procède de la volonté de s’aligner sur ce qui prévaut devant la plupart des juridictions de l’ordre judiciaire. Cette égalité de traitement entre les parties au litige y est de mise, que ce litige oppose ou non un particulier à un pouvoir public. Devant les juridictions du travail, dans les contentieux liés à la sécurité sociale, le justiciable ne doit, certes, rien payer, si ce n’est en cas de procédure téméraire et vexatoire (article 1017 du Code judiciaire). Néanmoins, si ces contentieux opposent, comme au Conseil d’Etat, des particuliers à des pouvoirs publics, la gratuité trouve sa source dans la circonstance particulière qu’elle oppose des « assurés sociaux » aux organismes de la sécurité sociale. Cette catégorie s’entend des « personnes physiques qui ont droit à des prestations sociales, qui y prétendent ou qui peuvent y prétendre, leurs représentants légaux et leurs mandataires », au sens de la loi du 11 avril 1995 visant à instituer ”la charte” de l’assuré social. Pareille spécificité n’est pas a priori de mise pour les recours portés devant la haute juridiction administrative. »

*

* *

15 Monit., 2 avril 2014.

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B. MOYEN UNIQUE : VIOLATION DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONSTITUTION,

COMBINES AUX ARTICLES 6 ET 14 DE LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME ET/OU DES ARTICLES 14 ET 26 DU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

8. Les articles 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et 14 du

Pacte international relatif aux droits civils et politiques consacrent le droit à un procès équitable, lequel inclut le droit d’accès à un tribunal et peut impliquer, en vue de comparaître devant une juridiction, l’assistance d’un conseil lorsqu’il ressort des circonstances de la cause qu’il est très improbable que la personne concernée puisse défendre utilement sa propre cause (C.E.D.H., Airey c. Irlande, 9 octobre 1979). Les articles 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et 26 du Pacte précité garantissent la jouissance de ce droit sans discrimination.

Comme le reconnaît Votre Cour, « [l]e droit d’accès au juge, qui constitue

un aspect essentiel du droit à un procès équitable, est fondamental dans un Etat de droit »16.

Quant au droit de se faire assister d’un avocat, il s’agit selon Votre jurisprudence, d’ « un corollaire des droits de la défense dont le législateur ne pourrait priver une catégorie de justiciables sans établir une distinction injustifiée étant donné la nature des principes en cause »17.

Or, il a été rappelé, dans l’exposé des circonstances de la cause, que la

répétibilité encadrée des honoraires d’avocats a été voulue pour « rétablir rapidement la sécurité juridique et l’égalité des justiciables mises en péril »18 par l’évolution jurisprudentielle suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 2 septembre 2004, et que la mesure visait à « sauvegarder l’accès à la justice pour tous les justiciables »19.

9. La disposition attaquée dispose qu’aucune indemnité de procédure n’est

due à charge de l’Etat lorsqu’une personne morale de droit public agit dans l’intérêt général, en tant que partie dans une procédure.

La rédaction de la disposition attaquée est particulièrement malheureuse

puisqu’elle complète une liste d’exemption au bénéfice de l’Etat à l’occasion d’actions civiles menées par le ministère public devant les juridictions civiles ou d’actions menées devant le tribunal du travail par l’auditorat du travail, pour en réalité viser toutes les personnes morales de droit public qui agiraient dans l’intérêt général en tant que partie dans une procédure. La caractéristique première des personnes morales étant la personnalité juridique, il n’y a évidemment pas lieu de dispenser l’Etat de l’indemnité de procédure dans les actions menées par des tiers.

16 C.Const., 182/2008, B.5.3. 17 C.Const., 165/2014, B.17.1. 18 C.Const., 182/2008, B.5.5. 19 Idem. Voy. également B.5.3.

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La disposition attaquée doit donc s’entendre comme s’appliquant à toute personne morale de droit public, et pas seulement à l’Etat lorsqu’il agit par un « organe » intervenant dans l’intérêt général.

10. La disposition attaquée rompt frontalement avec la solution adoptée

lorsque le législateur a choisi d’ancrer la répétibilité dans le droit procédural en faisant de l’indemnité de procédure une participation forfaitaire dans les frais et honoraires de l’avocat de la partie gagnante à charge de la partie succombante. L’option retenue lors de l’adoption de l’article 1022 du Code judiciaire avait en effet été de traiter de manière identique toutes les parties à un procès, en répartissant de manière égale le risque de celui-ci entre parties. Votre Cour a d’ailleurs constaté que ce traitement égalitaire était exigé par les principes garantis par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme20.

La seule exception notoire, validée par Votre Cour, consista à limiter dans

les affaires pénales l’extension du principe de la répétibilité aux relations entre le prévenu et la partie civile. Ainsi, lorsque l’action publique est mise en mouvement soit par le ministère public, soit par une juridiction d’instruction qui renvoie l’inculpé devant une juridiction de jugement, aucune indemnité de procédure n’est due à l’inculpé bénéficiant d’un non-lieu ou au prévenu acquitté, ni à charge de la partie civile, ni à charge des pouvoirs publics.

La disposition attaquée s’inscrit également à l’opposé de l’option prise par

le législateur quelques, mois avant, d’instituer un mécanisme d’indemnité de procédure devant le Conseil d’Etat.

11. Comme énoncé dans l’arrêt 182/2008, s’ « il relève de la liberté

d’appréciation du législateur, pour mettre en œuvre sa volonté d’organiser un système de répétibilité des frais et honoraires d’avocat, de choisir la formule qui lui paraît la plus opportune, en raison des nombreux intérêts et principes, parfois contradictoires, en présence[, Votre] Cour doit toutefois examiner si, ce faisant, il n’a pas établi de différences de traitement injustifiées ».

12. En l’espèce, la disposition attaquée consacre trois types de différences de

traitement injustifiées et donc discriminatoires.

Tout d’abord, les personnes morales de droit public font l’objet d’un traitement privilégié par rapport aux personnes privées puisqu’elles sont immunisées du risque du procès lorsqu’elles agissent dans l’intérêt général et au motif qu’elles agissent dans l’intérêt général. Elles sont traitées différemment des autres justiciables, pour bénéficier du même régime que celui de l’Etat à l’occasion des actions intentées par le ministère public ou l’auditorat du travail.

Ensuite, à l’inverse, les justiciables qui gagnent leur procès contre une

personne morale de droit public se voient privés du bénéfice de toute intervention dans leurs frais d’avocat au motif que leur adversaire est une

20 Ibid., B.9.3.

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personne morale de droit public ou, selon l’interprétation qu’il conviendra de donner à la disposition litigieuse, qu’elle aurait agit, en demandant ou défendant, à tort, mais dans l’intérêt général. Les justiciables qui l’emportent sont donc traités différemment selon la qualité de leur adversaire. Ils sont traités de manière nettement défavorable si leur adversaire est une personne de droit public.

Enfin, la disposition attaquée consacre une rupture flagrante de l’égalité

des armes entre parties au même procès puisque la disposition attaquée ne consacre aucune réciprocité à la règle d’immunité : elle ne bénéficie qu’à la seule partie « personne morale de droit public ».

Les deux premières différences de traitement seront examinées ensemble.

a. Première branche : quant aux différences de traitement entre les personnes morales de droit public et les personnes privées

13. Selon les travaux préparatoires, la mesure viserait à corriger l’article 1022 du Code judiciaire pour répondre aux enseignements des arrêts 43/2012, 36/2013 et 132/201321. Ces arrêts concernaient respectivement les fonctionnaires urbanistes en Région flamande et les fonctionnaires délégués de l’urbanisme en Région wallonne lorsqu’ils poursuivent la remise en état des lieux suite à une infraction urbanistique et l’officier de l’Etat civil qui se défend d’une décision de refus de célébrer un mariage.

Ces trois hypothèses concernent la mise en œuvre d’actions spécifiques

dans le cadre de l’exercice de compétences d’attribution relatives au contrôle du respect de dispositions d’ordre public, à savoir le pouvoir d’agir conféré aux fonctionnaires urbanistes ou délégués de l’urbanisme de poursuivre la remise en état en cas d’infraction à la législation urbanistique, d’une part, et l’exercice de la compétence attribuée à l’échevin de l’Etat civil de contrôler le respect des conditions du mariage, d’autre part. Votre Cour a estimé qu’en raison des missions spécifiques qui leur sont dévolues – qui pour garantir le bon aménagement du territoire, qui pour contrôler la législation en matière de mariage – ces organes publics pouvaient être comparés au ministère public à l’égard duquel Votre Cour a jugé que « le législateur a pu considérer qu’il ne convenait pas d’étendre à son égard un système selon lequel une indemnité de procédure serait due chaque fois que son action reste sans effet »22. Il convient de souligner que ce qui a convaincu Votre Cour de l’admissibilité de la différence de traitement consacrée à l’égard du ministère public ne tient pas à ce qu’il agit dans l’intérêt général, mais qu’il « est chargé, dans l’intérêt de la société, de la recherche et de la poursuite des infractions et [qu’]il exerce l’action publique »23 ce qui lui confère une place particulière dans le procès.

21 Doc. parl., Chambre, DOC 53-3098/001, p. 9 ; Doc. parl., Chambre, DOC 53-3098/003, p.1. 22 C.const., 182/2008, B.19.9. 23 Ibid., B.19.8.

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Il n’est donc pas exact de retenir que Votre Cour aurait estimé pouvoir

comparer les catégories d’actions menées par les fonctionnaires urbanistes ou délégués de l’urbanisme, ou par les officiers de l’Etat civil, avec l’action public au simple motif que ces organes des Régions ou de l’Etat agissent dans l’intérêt général. La matière dans laquelle ils agissent, ou plus précisément l’objet de l’action en cause, fut chaque fois déterminante.

14. La disposition adoptée excède largement les hypothèses rencontrées par

les arrêts dont elle entend appliquer les enseignements puisqu’elle vise toute situation où « une personne morale de droit public agit dans l’intérêt général, en tant que partie dans une procédure » et non pas les hypothèses où un organe habilité par la loi exerce une action spécifique, que la loi lui attribue, en vue de la protection de l’ordre public, ce qui justifie pourtant selon la jurisprudence de Votre Cour que cet organe puisse « exercer [son] action en toute indépendance, sans tenir compte du risque financier lié au procès ».

15. Le critère retenu, qui distingue entre les actions menées, en demandant ou

en défendant, dans l’intérêt général de celles menées dans l’intérêt propre de la personne morale de droit public concernée rappelle le justiciable privé au temps où, jusqu’au célèbre arrêt Flandria du 5 novembre 1920, en matière de responsabilité civile, « une doctrine bien établie tout au long du XIXe siècle, fondée sur une distinction réitérée à de multiples reprises par la Cour de cassation [enseignait que] : le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs imposait que l’on distinguâts entre les actes accomplis par les pouvoirs publics dans l’exercice de leurs mission publique, cum imperio, et ceux qui relevaient de la gestion de leur patrimoine privé, notamment en matière contractuelle. Les cours et tribunaux n’avaient pas la compétence pour se prononcer sur d’éventuelles fautes commises par les pouvoirs publics dans la première hypothèse, tandis que le droit commun s’appliquait à la seconde. »24

Les personnes morales de droits publics ne seraient pas des justiciables

comme les autres, à tout le moins lorsqu’elles « agissent dans l’intérêt général », et ce au mépris des droits fondamentaux visés au moyen, dont la règle d’égalité, qui visent pourtant en premier ordre à protéger le citoyen contre l’autorité et non l’inverse25 et alors que « [l]orsqu’un Etat prévoit un système de répétibilité, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est d’application et il ne peut exister de discrimination en ce domaine »26.

24 P. VAN OMMESLAGHE, « La responsabilité des pouvoirs publics et, en particulier du pouvoir exécutif : bilan en 2014 », in Actualités en droit public et administratif, La responsabilité des pouvoirs publics, UB3, Bruylant, 2014, p. 9. 25 S.L.C.E., avis du 27 avril 1999, Doc. parl., Chambre, sess. 1998-1999, n° 1719/6, p. 3, cité par B. RENAULD et S. VAN DROOGHENBROECK, « Le principe d’égalité et de non-discrimination », in Les droits constitutionnels en Belgique. Les enseignements jurisprudentiels de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, dir. M. VERDUSSEN et N. BONBLED, Vol. 2, Bruylant, 2001, p. 569. 26 C. Const., 182/2008, B.17.7.

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16. Le critère retenu est d’autant moins admissible qu’il s’agit d’ « une notion floue, et de surcroit, protéiforme dans le temps et selon les circonstances »27 et qu’en principe, tous les actes d’une autorité publique sont censés se rapporter à l’intérêt général28.

17. La disposition attaquée rompt donc, sans justification admissible, l’égalité

de traitement entre les justiciables qui doit être de mise, que le litige oppose ou non un particulier à un pouvoir public29.

Il appartenait au législateur, pour répondre au but poursuivi de se

conformer à la jurisprudence de Votre Cour, de déterminer de manière restrictive et non pas exhaustive, les catégories d’action qui doivent pouvoir être exercées en toute indépendance et sans considération du risque lié au coût du procès et qui peuvent de ce point de vue être comparées à l’action publique.

La mesure porte une atteinte disproportionnée au droit à l’accès au tribunal. Rien ne justifie en effet que la partie privée soit privée du droit à la répétibilité, mesure voulue comme favorable à l’accès à la justice, au motif que la partie qui a perdu agissait dans l’intérêt général.

18. La première branche du moyen unique est fondée.

b. Seconde branche : quant à la différence de traitement entre parties au sein du même procès

19. La disposition attaquée consacre une troisième différence de traitement

injustifiée, entre les parties impliquées dans la même procédure. En effet, le législateur, s’il a pris soin de consacrer une immunité à l’égard

des personnes morales de droit public, s’est abstenu de garantir la réciprocité de la mesure à l’égard de l’adversaire de ce pouvoir public, rompant ainsi de manière flagrante « l’égalité des armes qui constitue le principe fondamental du procès équitable qui caractérise l’ensemble du droit à la justice »30 consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme notamment.

27 J. SALMON, J. JAUMOTTE et E. THIBAUT, Le Conseil d’Etat de Belgique, Vol. 1, Bruylant, 2012, p. 1033. 28 C.Const., 32/2003, B.3. 29 Ce principe constituant la justification de l’adoption du mécanisme de l’indemnité de procédure au contentieux devant le Conseil d’Etat lors de la réforme opérée par la loi du 19 janvier 2014 (voy. plus particulièrement le rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 28 mars 2014 relatif à l’indemnité de procédure visée à l’article 30/1 des lois sur le Conseil d’Etat coordonnées le 12 janvier 1973, dont l’extrait pertinent est reproduit sous le n° 7.3). 30 F. SUDRE, Droit international et européen des droits de l’homme, P.U.F., 7e éd., 2005, n° 213, cité par M. ANCZYK, « Répétibilité des frais de défense et égalité des armes (à propos de l’arrêt de la Cour de Strasbourg Stankiewicz c. la Pologne du 6 avril 2006) », Rev. trim. Dr. H., 69/2007, p. 230.

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Il ne pourrait en effet se justifier, au regard des exigences des articles 10 et 11 de la Constitution combinés à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qu’une partie au procès supporte le risque d’une indemnité de procédure et pas l’autre. C’est d’ailleurs ce qu’a retenu Votre Cour à l’occasion de son arrêt 57/201331 et, plus fondamentalement, ce qui a justifié, suite à Votre arrêt 57/2006, que le législateur intègre la répétibilité dans le champ procédural au travers de l’indemnité de procédure au bénéfice tant du demandeur que du défendeur si la demande était rejetée32.

20. La seconde branche du moyen est également fondée.

A CES CAUSES

Le requérant Vous prie, Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les Juges, de recevoir sa requête et d’annuler les articles 17 et 18 de la loi du 25 avril 2014 visant à corriger plusieurs lois réglant une matière visée à l’article 78 de la Constitution.

Bruxelles, le 22 janvier 2015

Pour le requérant, son conseil

Vincent LETELLIER Annexes :

1. loi attaquée ; 2. délibération de l’assemblée générale d’AVOCATS.BE du 1er décembre

2014 ; 3. délibération du conseil d’administration d’AVOCATS.BE du 19 janvier

2015.

31 B.4.4. 32 Voy. n° 3 in fine.

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