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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GIULIANI et GAGGIO c. ITALIE
(Requête no 23458/02)
ARRÊT
STRASBOURG
25 août 2009
Renvoi devant la Grande Chambre
01/03/2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 1
En l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant
en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Josep Casadevall,
Lech Garlicki
Giovanni Bonello,
Vladimiro Zagrebelsky,
Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2008 et
le 18 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 23458/02) dirigée
contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet Etat,
M. Giuliano Giuliani, Mme
Adelaide Gaggio (épouse Giuliani) et Mme
Elena
Giuliani (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 juin 2002 en vertu de
l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes
N. Paoletti et G. Pisapia,
avocats à Rome. Les requérants sont respectivement le père, la mère et la
sœur de Carlo Giuliani. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a
été représenté par son agent, E. Spatafora, et par son coagent, F. Crisafulli.
3. Les requérants alléguaient en particulier que Carlo Giuliani était
décédé en raison d'un recours excessif à la force publique.
4. Une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et à
celles de fond (article 54 § 3 du règlement) s'est déroulée en public au Palais
des droits de l'homme, à Strasbourg, le 5 décembre 2006 (article 59 § 3 du
règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. F. CRISAFULLI, coagent ;
– pour les requérants
M. N. PAOLETTI,
Mme
A. MARI,
Mme
G. PAOLETTI, avocats au barreau de Rome conseils.
2 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
5. Par une décision du 6 février 2007, la chambre a déclaré la requête
recevable.
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations
écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont
chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Les requérants sont nés respectivement en 1938, 1944 et 1972 et
résident à Gênes et à Milan.
A. Le contexte dans lequel s'est déroulé le G8 à Gênes et les
circonstances ayant précédé le décès de Carlo Giuliani
8. Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se déroula à Gênes le sommet dit du
« G8 ». De nombreuses manifestations « antimondialistes » furent
organisées dans la ville et un important dispositif de sécurité fut mis en
place par les autorités italiennes. La loi no 349 du 8 juin 2000 autorisait le
préfet de Gênes à recourir au personnel des forces armées. En outre, une
« zone rouge » avait été délimitée à l'aide d'un filet métallique dans la partie
de la ville concernée par les réunions du G8 (à savoir le centre historique de
la ville). De la sorte, seuls les riverains et les personnes qui devaient y
travailler pouvaient y accéder. L'accès au port avait été interdit et l'aéroport
fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune qui, à son
tour, était entourée d'une zone blanche (zone normale).
9. Concernant les ordres écrits du commandant des forces de l'ordre,
responsable du maintien et du rétablissement de l'ordre public, le
Gouvernement a soumis à la Cour des ordres de service datés des 14, 17 et
19 juillet 2001. Chacun de ces ordres de service commence par la phrase :
« la présente modifie et complète comme suit l'ordonnance de service
no 2143/R du 12 juillet relative aux services d'ordre et de sûreté prévus à
l'occasion du sommet du G8 qui se tiendra à Gênes du 20 au 22 juillet ».
Cette ordonnance du 12 juillet n'a pas été fournie à la Cour.
10. L'ordre de service du 19 juillet 2001 est celui de la veille des faits. Il
résume ainsi les priorités des forces de l'ordre : mettre en place à l'intérieur
de la « zone rouge » une ligne de défense permettant de repousser
rapidement toute tentative d'intrusion ; mettre en place dans la « zone
jaune » une ligne de défense pour pouvoir faire face à toute action, compte
tenu de la position des manifestants en différents endroits ainsi que des
actions provenant d'éléments plus extrémistes ; enfin, prendre des mesures
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 3
d'ordre public sur les axes touchés par les manifestations, eu égard au
danger d'agressions favorisé par les effets de masse.
11. Les parties s'accordent sur le fait que l'ordre de service du
19 juillet 2001 a modifié les plans établis jusque-là quant à la manière de
déployer les ressources et les moyens disponibles, afin que les forces de
l'ordre puissent contrer efficacement toute tentative d'intrusion dans la zone
rouge de personnes participant à la manifestation des « Tute bianche » (les
combinaisons blanches), annoncée et autorisée pour le lendemain.
S'appuyant sur des témoignages livrés dans le cadre d'une procédure
pénale diligentée à l'encontre de vingt-cinq manifestants (voir, ci-dessous, le
« procès des 25 »), les requérants ont indiqué que l'ordre de service du
19 juillet avait affecté le peloton de carabiniers en cause à une fonction
dynamique alors qu'auparavant il était censé être statique.
Quant à la manière dont ces instructions ont été diffusées, le
Gouvernement a indiqué que les ordres donnés et reçus par les officiers sur
le terrain ont été transmis oralement. Les requérants, quant à eux, se réfèrent
aux témoignages recueillis par le parquet et également dans le cadre du
« procès des 25 », notamment auprès de M. Lauro (paragraphe 56
ci-dessous).
12. Les parties s'accordent à dire qu'un système de communication radio
a été mis en place, avec une centrale opérationnelle située auprès de la
questura (bureaux de la police), et que cette centrale était en contact radio
avec les forces présentes sur le terrain. Les carabiniers et les policiers ne
pouvaient pas communiquer directement entre eux par radio ; ils ne
pouvaient joindre que la centrale opérationnelle.
13. Il ressort du jugement rendu dans le « procès des 25 » (voir ci-
dessous), versé au dossier, qu'avant le début du G8 il y avait eu des
moments de tension : le 16 juillet, une bombe avait été envoyée aux
carabiniers. Le 17 juillet, un fourgon contenant un engin explosif avait été
découvert près du stade Carlini, le lieu qui allait héberger les manifestants
qui participeraient à la grande manifestation du 20 juillet (le cortège des
« Tute bianche »). Le 18 juillet, les forces de l'ordre se rendirent au stade
Carlini pour effectuer des contrôles. Environ 500 manifestants étaient sur
place. L'inspection dura environ une heure et eut lieu en présence de
journalistes. Les manifestants présentaient des « moyens de défense
individuels », à savoir des boucliers en plexiglas et des vêtements pouvant
absorber d'éventuels chocs avec les forces de l'ordre.
14. Le même jugement fait état de ce que, le matin du 20 juillet, des
groupes de manifestants particulièrement agressifs, cagoulés et masqués (les
« black blocks ») provoquèrent de nombreux incidents et accrochages avec
les forces de l'ordre. Vers 13 h 30, le cortège des « Tute bianche » était prêt
à défiler. Le départ était prévu au stade Carlini. Il s'agissait d'une
manifestation regroupant plusieurs organisations : des représentants du
mouvement « no global », des centres sociaux, des jeunes communistes du
Parti « Rifondazione comunista ». Ils croyaient en la contestation non
4 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
violente (désobéissance civile) mais avaient annoncé un objectif politique :
tenter de franchir la limite de la zone rouge. C'est pourquoi à la date du
19 juillet 2001 le questore de Gênes avait interdit au cortège des
« Tute bianche » de pénétrer dans la zone rouge ou dans celle adjacente et
avait déployé les forces de l'ordre de manière à arrêter le cortège au niveau
de la place Verdi. Le cortège pouvait donc défiler entre le stade Carlini et
toute la longueur de la rue Tolemaide, jusqu'à la place Verdi, soit bien au-
delà du croisement entre cette rue et le boulevard Torino, croisement où se
déroulèrent les faits dont il est question ci-après. Vers 13 h 30, le cortège se
mit en route et avança lentement vers l'ouest. Pendant la descente, les
manifestants apparurent tranquilles et joyeux, du moins jusqu'au moment où
ils remarquèrent des colonnes de fumée dans la direction de la rue Canevari
et une voiture complètement brûlée rue Montevideo, ce qui engendra une
certaine tension. Dans le secteur de la rue Tolemaide, il y avait des traces de
désordres antérieurs. Un groupe de contact composé de politiciens et un
groupe de journalistes munis de caméras ou d'appareils photo marchaient en
tête du cortège. Ce dernier ralentit et marqua plusieurs arrêts. Plus bas, dans
la zone de la rue Tolemaide, des incidents opposèrent des personnes
masquées et cagoulées aux forces de l'ordre. Le cortège atteignit le tunnel de
la voie ferrée, au croisement du boulevard Torino. Soudain, des engins
lacrymogènes furent lancés sur le cortège par des carabiniers placés sous les
ordres de M. Mondelli.
15. M. Mondelli, commandant de la compagnie des carabiniers Alpha,
avait fait savoir à sa centrale que sa radio pouvait seulement recevoir les
communications et qu'il ne disposait pas d'un guide de Gênes connaissant
bien les rues. Il se trouvait place Tommaseo avec deux cents carabiniers.
Ceux-ci étaient équipés de la nouvelle matraque Tonfa, d'un bouclier, de
nouveaux engins lacrymogènes CS et de lanceurs, ainsi que d'une
combinaison ignifugée et d'équipements anti-incendie. A 14 h 29, la
centrale radio ordonna à M. Mondelli de se rendre rapidement place Giusti,
car le cortège des « Tute bianche » était en train de descendre le boulevard
Gastaldi. M. Mondelli accepta. Il avait trois itinéraires possibles pour se
rendre à son point de destination, mais il choisit celui qui l'exposait au
risque de croiser le cortège des « Tute bianche », c'est-à-dire l'itinéraire
passant par la rue d'Invrea et croisant le boulevard Torino. Quelques
minutes avant 15 heures, s'étant retrouvés sur le chemin des manifestants,
les carabiniers attaquèrent le cortège des « Tute bianche », en utilisant
d'abord des gaz lacrymogènes puis en avançant et en usant de leurs
matraques. Le cortège fut repoussé vers l'est (au croisement avec la rue
Casaregis). L'assaut dura environ deux minutes. Il n'avait été ordonné ni par
la centrale opérationnelle des carabiniers ni par la personne ayant la
compétence nécessaire. Les carabiniers repoussèrent les manifestants
jusqu'au croisement avec la rue d'Invrea. A cet endroit, ces derniers se
divisèrent : certains se dirigèrent vers la mer, d'autres cherchèrent un abri
rue d'Invrea, puis dans le secteur de la place Alimonda. Des manifestants
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 5
réagirent, trouvèrent des objets pouvant être utilisés comme des objets
contondants, tels que des bouteilles en verre ou des conteneurs à déchets, et
commencèrent à les lancer vers les forces de l'ordre. Des blindés de
carabiniers parcoururent à grande vitesse la rue Casaregis et la rue d'Invrea,
défonçant les barricades mises en place par les manifestants à l'aide de
conteneurs et provoquant l'éloignement des manifestants présents sur les
lieux. A 15 h 22 mn 52 s, la centrale opérationnelle ordonna à M. Mondelli
de se déplacer et de laisser passer le cortège des « Tute bianche ». L'assaut
terminé, les carabiniers se retirèrent rue Casaregis puis rue d'Invrea, en
direction du nord, puis suivirent la rue Tolemaide, vers l'ouest.
16. Certains manifestants organisèrent une riposte violente et des
accrochages avec les forces de l'ordre. Vers 15 h 40, un groupe de
manifestants attaqua un fourgon blindé des carabiniers et l'incendia par la
suite.
17. Vers 17 heures, la présence d'un groupe de manifestants semblant
très agressifs fut remarquée notamment par le bataillon Sicilia, composé
d'une cinquantaine de carabiniers postés près de la place Alimonda.
18. Le fonctionnaire de police Lauro ordonna auxdits carabiniers de
charger les manifestants. A pied et suivis par deux jeeps Defender, les
carabiniers chargèrent.
19. Peu après, les manifestants parvinrent toutefois à repousser l'attaque
des forces de l'ordre : les carabiniers se replièrent de manière désordonnée à
proximité de la place Alimonda, laissant sans protection les deux jeeps
Defender qui se trouvaient en queue de dispositif (le parquet, dans sa
demande de classement sans suite de l'affaire, décrit ceci comme
« ripiegamento disordinato che lascia scoperti i due defender che si trovano
alle spalle del reparto »). Les images prises par hélicoptère montrent les
manifestants qui avancent rue Caffa, à 17 h 23, en courant après les forces
de l'ordre.
B. Le décès de Carlo Giuliani
20. Les deux jeeps en question se bloquèrent réciproquement place
Alimonda. Alors que l'une d'elle réussissait finalement à s'éloigner, l'autre,
en raison d'une fausse manœuvre du conducteur, resta immobilisée place
Alimonda, bloquée par un conteneur à déchets renversé.
21. La jeep fut rejointe par un groupe de manifestants armés de pierres,
de bâtons et de barres de fer. Les vitres latérales arrière et la lunette arrière
de la jeep furent brisées. Les manifestants hurlèrent des injures et des
menaces à l'encontre des occupants de la jeep et lancèrent des pierres vers le
véhicule.
22. A bord de la jeep se trouvaient trois carabiniers : Mario Placanica,
Filippo Cavataio et Dario Raffone.
23. L'un d'eux, Mario Placanica (ci-après « M.P. »), était un grenadier
âgé de vingt ans. Intoxiqué par les grenades lacrymogènes qu'il avait
6 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
lancées lors d'accrochages antérieurs, il avait été autorisé par le capitaine
Cappello (commandant de la compagnie ECHO, au sein du CCIR –
« contingente di contenzione e intervento risolutivo ») à monter dans la jeep
pour s'éloigner des lieux du précédent affrontement. Accroupi à l'arrière de
la jeep, blessé, paniqué, se protégeant d'un côté avec un bouclier (selon la
déclaration du manifestant Predonzani), hurlant aux manifestants de s'en
aller, « sinon il les tuerait », M.P. dégaina son Beretta 9 mm, le pointa en
direction de la lunette arrière brisée du véhicule et, après quelques dizaines
de secondes, tira deux coups de feu.
24. Le premier coup de feu atteignit Carlo Giuliani au visage, sous l'œil
gauche, et le blessa grièvement, alors qu'il se trouvait à quelques mètres tout
au plus de l'arrière de la jeep et venait de ramasser un extincteur vide. Carlo
Giuliani s'écroula à proximité de la roue arrière gauche du véhicule.
25. Peu après, Filippo Cavataio (ci-après « F.C. »), le chauffeur, réussit à
redémarrer et, dans le but de se dégager, fit marche arrière, roulant ainsi sur
le corps de Carlo Giuliani. Il passa ensuite la première vitesse et roula une
deuxième fois sur le corps de Carlo Giuliani en quittant les lieux. La jeep se
dirigea alors vers la place Tommaseo.
26. Après « quelques mètres », le maréchal des carabiniers Amatori
monta à bord de la jeep et se mit au volant, « le chauffeur étant en état de
choc ». Le carabinier Rando monta également dans le véhicule.
27. Après le départ de la jeep, J.M., un manifestant, s'approcha de Carlo
Giuliani et observa que celui-ci perdait beaucoup de son sang, qui giclait
d'un orifice situé près de l'œil gauche, et constata que « le pouls de Carlo
Giuliani était très rapide et faible ». Quelques instants plus tard, après
l'arrivée de plusieurs carabiniers et policiers, J.M. s'éloigna de Carlo
Giuliani.
28. Des forces de police qui stationnaient de l'autre côté de la place
Alimonda intervinrent et dispersèrent les manifestants (selon la déclaration
du capitaine Cappello). Elles furent rejointes par des carabiniers.
29. A 17 h27 mn 25 s, un policier présent sur les lieux appela la centrale
opérationnelle pour demander une ambulance. Par la suite, un médecin
arrivé sur place constata le décès de Carlo Giuliani.
1. Les indications fournies par les parties quant aux moments ayant
précédé la mort de Carlo Giuliani
30. Les moments ayant précédé la mort de Carlo Giuliani ont été
reconstitués comme suit dans la note du ministère de l'Intérieur versée au
dossier par le Gouvernement :
« A 6 heures, le secteur reçut l'ordre de service et trois pelotons se placèrent à
proximité de la questura. Après quelques heures, le contingent fut dissous ; deux
pelotons restèrent.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 7
Vers la fin de la matinée, le contingent fut envoyé place Tommaseo, où il arriva
alors que les affrontements avec les manifestants étaient terminés. Le fonctionnaire de
police Lauro prit le commandement du contingent.
Les effectifs furent placés rue Rimassa, à proximité des jardins King, et se
trouvèrent exposés à des jets d'objets divers. A partir de 15 heures, le contingent, qui
suivait les manifestants, parcourut la rue Ivrea et arriva place Alimonda, où la
situation était relativement calme ; le contingent fut donc réorganisé. Les carabiniers
présents étaient une cinquantaine environ.
Les deux jeeps Defender utilisées pour assurer la liaison entre les contingents étaient
sur place. Le fonctionnaire de police Lauro et le capitaine Cappello décidèrent de
disposer le contingent rue Caffa, en direction de la rue Tolemaide, pour faire face à un
groupe de manifestants qui avait érigé une barricade en utilisant des conteneurs à
déchets. Les carabiniers firent l'objet d'une intense série de jets de pierres et de
bouteilles. Craignant d'être rejoints par d'autres manifestants venant de la rue Odessa,
les carabiniers se replièrent à pied, laissant à découvert les deux jeeps qui se
trouvaient derrière le contingent.
Dans l'agitation du moment, les chauffeurs des deux jeeps essayèrent de se replier au
plus vite, en marche arrière, vers la place Tommaseo. Dans leur tentative pour faire
demi-tour, les jeeps se firent obstacle l'une l'autre ; celle conduite par Filippo Cavataio
(F.C.) ne parvint pas à terminer sa manœuvre et se retrouva bloquée à l'avant pas un
conteneur à déchets. Quelques instants plus tard, elle fut rejointe par des manifestants
venus de la rue Tolemaide et de la rue Odessa. ».
31. S'appuyant entre autres sur des témoignages livrés par des membres
des forces de l'ordre au cours du « procès des 25 », les requérants décrivent
ainsi les circonstances de la mort de Carlo Giuliani :
« Le cortège des « Tute bianche » (combinaisons blanches) arriva rue Tolemaide
vers 14 h 50. A 14 h 53, les forces de l'ordre (la compagnie des carabiniers issus du
bataillon Lombardia) l'attaquèrent. Les assauts se répétèrent huit fois et furent menés à
l'aide de dix-neuf blindés, d'autopompes, d'engins lacrymogènes, de matraques. La
dernière attaque eut lieu à 17 h 15.
Entre-temps, la compagnie ECHO – qui avait aidé le bataillon Lombardia dans
quelques-uns des assauts – s'était positionnée place Alimonda-rue Caffa et était aux
ordres du fonctionnaire de police Lauro. Deux jeeps Defender la rejoignirent. Les
carabiniers purent enlever leurs masques à gaz, manger et se reposer.
Au même moment, la police, aux ordres du fonctionnaire de police Fiorillo, était
positionnée rue Caffa.
Dans ce contexte calme, le capitaine Cappello ordonna à M.P. et à D.R. de monter à
bord de l'une des deux jeeps. Il jugeait opportun de faire monter les deux carabiniers,
ceux-ci étant psychologiquement « à plat » (« a terra ») et ne remplissant plus les
conditions physiques pour être en service. Estimant en outre que M.P. devait cesser de
lancer des engins lacrymogènes, il lui enleva son lance-lacrymogènes ainsi que la
besace contenant les engins.
A 17 h 20, la compagnie ECHO, composée à ce moment-là d'une centaine
d'hommes, exécuta l'ordre du fonctionnaire de police Lauro, remit les masques à gaz,
les boucliers et se mit en marche rue Caffa vers la rue Tolemaide. Il fut décidé
8 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
d'attaquer le cortège, en la présence du lieutenant colonel Truglio. Les deux jeeps
suivaient le peloton. Plusieurs conteneurs à déchets servaient de barrière aux
manifestants. La compagnie ECHO commença sa retraite en suivant la rue Caffa, vers
la place Alimonda. La retraite fut accompagnée par les deux jeeps roulant en marche
arrière. Environ soixante-dix manifestants suivirent les carabiniers. Arrivée place
Alimonda, la jeep dans laquelle se trouvait M.P. rencontra sur son chemin un
conteneur à déchets, qui arrêta son parcours. Des manifestants jetèrent contre le
véhicule des pierres puis un extincteur, qui retomba par terre.
Carlo Giuliani se dirigea vers un extincteur gisant au sol. A ce moment-là, un
carabinier présent dans la jeep avait déjà un pistolet en main et était prêt à tirer. Carlo
Giuliani prit l'extincteur et le souleva. Il était 17 h 27. Il fut atteint au même moment
par la balle mortelle. »
32. S'agissant du pistolet, les requérants renvoient aux photographies
versées au dossier de l'enquête et soulignent que l'arme était tenue
horizontalement et vers le bas.
33. Le ministère de l'Intérieur a affirmé qu'il était impossible d'indiquer
le nombre précis de carabiniers et de policiers se trouvant sur les lieux au
moment du décès de Carlo Giuliani ; il y avait approximativement cinquante
carabiniers, à une distance de 150 mètres de la jeep. En outre, à 200 mètres,
à hauteur de la place Tommaseo, il y avait un groupe de policiers (reparto
mobile della polizia di stato).
34. Les requérants renvoient quant à eux aux déclarations du lieutenant
colonel Truglio (voir ci-dessous), qui a affirmé s'être trouvé à une dizaine de
mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep. A
quelques dizaines de mètres de la jeep se trouvaient les carabiniers (une
centaine). Les policiers étaient à la fin de la rue Caffa, vers la place
Tommaseo. Les requérants rappellent en outre que les photographies
versées au dossier de l'enquête montrent clairement la présence de
carabiniers à quelques mètres de la jeep en question.
2. Les indications des requérants quant aux instants ayant suivi
immédiatement le départ de la jeep
35. Un film soumis par les requérants et basé sur des images versées au
dossier de l'enquête montre plusieurs personnes et des membres des forces
de l'ordre qui s'approchent du corps de la victime. Près de la tête de la
victime, une pierre souillée de sang qui n'apparaît pas au début de la
séquence mais est visible à la fin. De plus, un policier présent près du corps
de Carlo Giuliani (M. Lauro) montre du doigt un manifestant et hurle « sei
stato tu, sei stato tu ! » (« c'est toi ! c'est toi ! »), après quoi des membres
des forces de l'ordre se lancent à la poursuite de l'homme en question pour
le rattraper, mais en vain.
36. Le carabinier Cappello, qui a témoigné au « procès des 25 »
(audience du 20 septembre 2005), a indiqué qu'une jeune femme s'était
approchée du corps de Carlo Giuliani et avait soulevé la cagoule qu'il
portait. Une blessure en forme d'étoile était visible sur le front de la victime.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 9
La jeune fille avait déclaré que Carlo Giuliani était mort et qu'à son avis ce
n'était pas à cause d'un coup de pierre. Deux minutes environ après que cette
phrase avait été prononcée, M. Lauro s'était livré à ce que M. Cappello
qualifiait d'« épanchement » et qui avait été montré à la télévision.
C. L'enquête menée par les autorités nationales
1. Les premiers actes d'enquête
37. La brigade mobile de la police de la province de Gênes- 3e section-
infractions contre les personnes- se rendit sur place vers 18 heures. Il ressort
du rapport établi par Mme
Bucci, fonctionnaire de police appartenant à la
brigade mobile de la police de Gênes, que vers 18 heures celle-ci se rendit
place Alimonda avec deux autres fonctionnaires de police, la centrale
opérationnelle ayant signalé le décès d'un jeune homme. Elle trouva le corps
de la victime recouvert d'un drap. Dans la mesure du possible, elle
circonscrivit les lieux (c'est-à-dire ferma la place Alimonda au public) pour
permettre à la police scientifique d'effectuer les relevés. Le visage de la
victime était découvert, la cagoule se trouvant derrière la tête. Les policiers
Fiorillo et Martino furent entendus (paragraphes 41-42 ci-dessous).
38. Une douille fut découverte à quelques mètres du corps de Carlo
Giuliani. Aucune balle ne fut trouvée. A côté du corps furent récupérés un
extincteur ainsi qu'une pierre souillée de sang, de l'argent, un cutter, un
téléphone portable, un briquet et des clefs. Ces objets furent saisis par la
police. Par ailleurs, il ressort du dossier que le parquet confia à la police
trente-six actes d'enquête.
39. La jeep, après son départ de la place Alimonda, mais aussi l'arme et
l'équipement de M.P., restèrent entre les mains des carabiniers ; le véhicule,
l'arme et l'équipement firent par la suite l'objet d'une saisie judiciaire. Une
douille fut retrouvée à l'intérieur de la jeep.
40. Le cadavre fut transporté, sur ordre du parquet, à l'hôpital Galliera. Il
put être identifié grâce aux empreintes digitales, inscrites dans le fichier de
l'autorité judiciaire.
41. A 21 h 30, le policier Fiorillo, responsable du groupe de policiers
présents rue Caffa, fut entendu au bureau de la brigade mobile de la police
de Gênes. Il déclara avoir vu place Alimonda un contingent de carabiniers
qui était entraîné (« travolto ») par un nombre impressionnant de
manifestants qui tentaient d'attaquer les policiers. Les deux jeeps Defender
étaient isolées au milieu des manifestants, encerclées et sérieusement
endommagées. Immédiatement après, les deux jeeps étaient parvenues à
repartir. A terre gisait un homme cagoulé. A proximité, il y avait un
extincteur.
42. A 20 h 50, au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes, le
policier Martino déclara avoir rejoint la place Alimonda avec son groupe de
policiers aux ordres de Fiorillo et avoir vu à terre Carlo Giuliani, qui
10 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
saignait abondamment de la tête. A proximité, il y avait un extincteur. Une
fois l'ambulance arrivée, un médecin avait tenté de réanimer Carlo Giuliani,
puis avait constaté le décès et attendu l'arrivée du magistrat.
43. Le 21 juillet 2001, le capitaine Cappello, responsable de la
compagnie ECHO, relata les événements de la veille et indiqua les noms des
carabiniers s'étant trouvés à bord de la jeep en cause, qui avait été encerclée
par de nombreux manifestants armés de barres de fer, de pierres et de
planches de bois. Il affirma qu'une fois que la jeep était parvenue à repartir,
la police présente de l'autre côté de la place était intervenue et avait dispersé
les manifestants, permettant ainsi de voir un corps cagoulé gisant au sol.
M. Cappello déclara ne pas avoir entendu de coups de feu, probablement à
cause de l'oreillette de la radio, du casque et du masque à gaz qui limitaient
son audition.
44. Le 28 juillet 2001, l'officier Mirante rédigea une note de service, qui
reprenait les considérations de l'officier Cappello, au sujet des faits survenus
place Alimonda.
2. La mise en examen de M.P. et F.C., deux des trois carabiniers
présents à bord de la jeep
45. Le soir du 20 juillet 2001, deux des trois carabiniers présents à bord
de la jeep au moment des faits furent identifiés et entendus par le parquet de
Gênes, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes, en tant
que personnes soupçonnées d'homicide volontaire.
a) Première déclaration du tireur (M.P.), entendu par le parquet le 20 juillet
2001, à 23 heures, dans les locaux du commandement des carabiniers à
Gênes
46. M.P. était un carabinier auxiliaire, affecté au bataillon no 12
« Sicilia » et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les besoins du
G8. Avec quatre autres compagnies venues d'autres régions d'Italie, la
compagnie ECHO faisait partie du CCIR, placé sous les ordres du
lieutenant-colonel Truglio. La compagnie ECHO était sous les ordres du
capitaine Cappello et de ses adjoints Mirante et Zappia, et sous la direction
et la coordination de M. Lauro, un fonctionnaire de la police (vice questore)
de Rome. En outre, il y avait un bataillon de parachutistes et des structures
dénommées G2 et G3. Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre
pelotons de cinquante hommes chacun. Le commandant de toutes les
compagnies était le colonel Leso ; le vice-commandant chargé de la
coordination était le lieutenant-colonel Truglio.
47. M.P., né le 13 août 1980, et entré en service le 16 septembre 2000,
était grenadier et avait été affecté au lancer d'engins lacrymogènes. Il
déclara que pendant les opérations de maintien et de rétablissement de
l'ordre public (MROP), il était censé se déplacer à pied avec son peloton.
Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il avait eu les yeux et le
visage brûlés et avait demandé au capitaine Cappello l'autorisation de
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 11
monter à bord de la jeep conduite par F.C. Peu après, un autre carabinier
(Dario Raffone), blessé, les avait rejoints.
48. M.P. affirma avoir eu très peur, à cause de tout ce qu'il avait vu
lancer pendant la journée, et avoir craint notamment que les manifestants ne
lancent des cocktails Molotov. Puis il expliqua que sa peur avait été accrue
lorsqu'il avait été blessé à la jambe par un objet métallique et à la tête par
une pierre. Il déclara avoir perçu la présence d'agresseurs en raison des jets
de pierres et avoir pensé que « des centaines de manifestants encerclaient la
jeep », même s'il ajouta qu'« au moment des tirs il n'y avait personne en
vue ». Il précisa avoir été « en proie à la panique ». M.P. décrivit le moment
du tir en disant qu'à un certain moment il avait réalisé que sa main avait
empoigné son pistolet, qu'il avait sorti sa main, armée, par la lunette arrière
de la jeep et qu'après environ une minute il avait tiré deux coups de feu.
M.P. ne donna aucune précision quant au moment où il avait enlevé le cran
de sûreté de son pistolet. Il soutint ne pas s'être aperçu de la présence de
Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant ni après avoir tiré.
b) Déclaration du chauffeur (F.C.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001,
dans les locaux du commandement des carabiniers
49. F.C., le chauffeur, né le 3 septembre 1977, était en service depuis
vingt-deux mois. Il déclara qu'il s'était trouvé dans une ruelle à proximité de
la place Alimonda et qu'il avait cherché à revenir vers la place en marche
arrière parce que le peloton reculait sous la poussée des manifestants.
Toutefois, sa route avait été bloquée par un conteneur à déchets qu'il n'était
pas arrivé à déplacer, le moteur ayant calé. Il affirma avoir concentré ses
efforts sur la manière de dégager la jeep, tandis que les collègues à bord du
véhicule hurlaient. De ce fait, il n'avait pas entendu les détonations du
pistolet de M.P. Enfin, il déclara : « Je n'ai pas remarqué de personnes à
terre parce que je portais un masque, qui ne me laissait qu'un champ de
vision partiel (...), et aussi parce que la vision latérale, dans la voiture, n'est
pas optimale. J'ai fait marche arrière et je n'ai senti aucune résistance ; en
fait, j'ai senti un soubresaut de la roue sur la gauche, j'ai pensé à un tas de
détritus étant donné que le conteneur à déchets avait été renversé ; je n'avais
qu'une idée en tête, celle de m'éloigner de ce désastre ».
c) Déclaration du troisième carabinier (D.R.) présent à bord de la jeep au
moment des faits, entendu par le parquet le 21 juillet 2001
50. D.R., qui est né le 25 janvier 1982, et qui effectuait son service
militaire (carabiniere di leva) depuis le 16 mars 2001, déclara qu'il avait été
touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et
qu'il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant
le visage, et M.P. avait tenté à son tour de l'abriter en faisant rempart de son
corps. A ce moment-là, il n'avait plus rien vu, mais il avait entendu les
hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l'habitacle
12 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
de la jeep. Il avait entendu M.P. hurler aux agresseurs d'arrêter et de s'en
aller, puis deux coups de feu juste après.
d) La deuxième déclaration de M.P. au parquet
51. Le 11 septembre 2001, M.P., interrogé par le parquet, confirma ses
déclarations du 20 juillet 2001 et ajouta avoir hurlé aux manifestants « allez
vous-en ou je vous tue ! ».
3. Déclarations recueillies pendant l'enquête
a) Déclarations faites par d'autres carabiniers
52. Le maréchal Amatori, qui se trouvait dans l'autre jeep immobilisée
un moment sur la place Alimonda, déclara avoir noté que la jeep à bord de
laquelle se trouvait M.P. était immobilisée par un conteneur à déchets et
qu'elle était entourée par un nombre important de manifestants,
« certainement plus de vingt ». Ces derniers lançaient des projectiles sur la
jeep. Le maréchal avait vu notamment qu'un manifestant avait lancé un
extincteur contre la lunette arrière. Il déclara avoir entendu les détonations
et avoir vu Carlo Giuliani s'écrouler. Il avait également vu la manœuvre de
la jeep, qui était passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani. Une fois
que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda, il s'était approché de
celle-ci et avait vu que F.C., le chauffeur, était descendu de la voiture et
demandait de l'aide, visiblement agité. Le maréchal avait pris la place du
chauffeur et avait remarqué que M.P. avait un pistolet à la main ; il lui avait
ordonné de remettre le cran de sûreté. Il déclara avoir pensé immédiatement
qu'il s'agissait de l'arme qui venait de tirer les deux coups de feu mais ne pas
en avoir parlé à M.P., ce dernier étant blessé et saignant de la tête. Le
maréchal affirma que F.C. lui avait raconté avoir entendu les détonations
pendant qu'il manœuvrait la jeep. Le maréchal ne recueillit aucune
explication quant aux circonstances ayant entouré la décision de tirer et ne
posa aucune question à ce sujet.
53. Le carabinier Rando avait rejoint à pied la jeep en question. Il
déclara avoir vu l'arme de M.P. sortie de sa gaine et avoir alors demandé à
M.P. s'il avait tiré. Celui-ci avait répondu par l'affirmative, sans préciser s'il
avait tiré en l'air ou en direction d'un manifestant donné. M. Rando relata
que M.P. répétait sans cesse « ils voulaient me tuer, je ne veux pas mourir ».
54. Le 11 septembre 2001, le parquet entendit le capitaine Cappello, qui
était chargé du commandement de la compagnie de carabiniers à laquelle
M.P. était affecté pendant le G8, et qui était placé sous les ordres du
lieutenant-colonel Truglio. M. Cappello déclara qu'il avait autorisé M.P. à
monter dans la jeep et qu'il avait récupéré le lance-lacrymogènes de ce
dernier parce que M.P. était en difficulté. Il précisa ultérieurement (au
« procès des 25 », audience du 20 septembre 2005) que M.P. était
physiquement inapte à poursuivre son service en raison de problèmes
psychologiques et de tension nerveuse. M. Cappello s'était ensuite dirigé
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 13
avec ses hommes – une cinquantaine – vers l'angle de la place Alimonda et
de la rue Caffa. M. Cappello indiqua avoir été prié par le fonctionnaire de
police Lauro de remonter la rue Caffa en direction de la rue Tolemaide pour
aider les forces occupées là-bas à repousser les manifestants. Il déclara avoir
été perplexe face à cette demande, vu le nombre et l'état de fatigue des
hommes à sa disposition. Néanmoins, M. Cappello et ses hommes s'étaient
placés rue Caffa. Sous la poussée des manifestants venant de la rue
Tolemaide, les carabiniers avaient été contraints de reculer ; ils s'étaient
repliés d'abord dans l'ordre puis de manière désordonnée. M. Cappello
indiqua ne pas avoir réalisé que lors du retrait des carabiniers deux jeeps
Defender suivaient ceux-ci, la présence de ces véhicules n'ayant aucune
« justification fonctionnelle ». Le capitaine Cappello déclara en outre que
les manifestants n'avaient été dispersés que grâce à l'intervention de
brigades mobiles de la police, présentes de l'autre côté de la place
Alimonda, et qu'alors seulement il avait constaté qu'un homme cagoulé
gisait à même le sol, apparemment grièvement blessé. M. Cappello indiqua
enfin que certains de ses hommes portaient un casque équipé de caméras
vidéo, ce qui permettrait d'éclaircir le déroulement des faits, et que les
enregistrements vidéo avaient été remis au responsable du CCIR, le colonel
Leso.
55. Le lieutenant-colonel Truglio déclara s'être arrêté à une dizaine de
mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep en
question, et avoir remarqué que celle-ci passait sur un corps étendu à terre.
b) Déclarations du fonctionnaire de police Lauro
56. Le 21 décembre 2001, M. Lauro fut entendu par le parquet. Il
déclara que le 20 juillet 2001 il s'était présenté à 6 heures à l'endroit où il
était censé prendre en charge deux cents hommes, pour commencer son
service. Deux heures plus tard, n'ayant vu arriver personne, il s'était
renseigné auprès de la questura et avait appris que les ordres de service
avaient été modifiés. Selon les précisions fournies ultérieurement par M.
Lauro (audience du 26 avril 2005, procès des 25), ce dernier avait été
informé le 19 juillet qu'aucun cortège n'avait été autorisé pour le lendemain.
Le 20 juillet il n'était pas au courant de ce qu'un cortège autorisé devait
défiler. On lui avait demandé de se rendre près de la foire et de rejoindre un
contingent de cent carabiniers afin de contrôler la zone. M. Lauro n'avait pu
entrer en contact avec le contingent et son capitaine – M. Cappello – qu'à 12
h 30. Il s'était rendu place Tommaseo, où se déroulaient des accrochages
avec les manifestants. A 15 h 30, dans un moment calme, le lieutenant-
colonel Truglio et les deux jeeps avaient rejoint le contingent. Un déjeuner
avait été pris. Le contingent avait été impliqué dans des accrochages
boulevard Torino entre 16 heures et 16 h 45. Puis il était arrivé place
Tommaseo-place Alimonda. Le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps
étaient revenus. Le contingent avait été réorganisé. M. Lauro déclara avoir
remarqué, au bout de la rue Caffa, un groupe de manifestants qui avaient
14 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
formé une barrière avec des conteneurs sur roulettes et qui avançaient vers
les forces de l'ordre. M. Lauro affirma avoir demandé à M. Cappello si ses
hommes étaient en mesure de faire face à la situation et avoir obtenu une
réponse affirmative. M. Lauro et le contingent s'étaient alors placés près de
la rue Caffa. Il avait entendu un ordre de repli et avait assisté à la retraite
désordonnée du contingent.
c) Déclarations livrées au parquet par des manifestants
57. Des manifestants présents au moment des faits furent également
entendus. Certains d'entre eux déclarèrent avoir été très près de la jeep,
avoir eux-mêmes lancé des pierres et avoir donné sur la jeep des coups à
l'aide de bâtons ou d'autres objets. L'un des manifestants déclara que M.P.
avait hurlé « bâtards, je vais tous vous tuer ! ». Un autre s'était aperçu que
M.P., à bord de la jeep, avait sorti son pistolet, et il avait alors hurlé à ses
camarades de faire attention et s'était éloigné. Un autre déclara que M.P.
s'était protégé d'un côté avec un bouclier (paragraphe 23 ci-dessus).
d) Autres déclarations livrées au parquet
58. Des personnes ayant assisté aux faits depuis les fenêtres de leurs
habitations déclarèrent avoir vu un manifestant ramasser un extincteur et le
soulever. Ils avaient entendu deux détonations et avaient vu le manifestant
s'écrouler.
4. Matériel audiovisuel
59. Au cours de l'enquête, le parquet ordonna aux forces de l'ordre de lui
remettre le matériel audiovisuel pouvant contribuer à la reconstitution des
faits survenus place Alimonda. Pendant les opérations de maintien et de
rétablissement de l'ordre public, des photographies et des enregistrements
vidéo avaient été réalisés par des équipes de tournage, des cameras montées
sur des hélicoptères et des mini-caméras placées sur les casques de quelques
agents. Par ailleurs, des images de source privée étaient également
disponibles.
5. Les expertises
a) L'autopsie
60. Dans les vingt-quatre heures, le parquet ordonna une autopsie aux
fins de l'établissement de la cause du décès de Carlo Giuliani. Le
21 juillet 2001, à 12 h 10, un avis d'autopsie – précisant que la partie lésée
pouvait nommer un expert et un défenseur – fut notifié au premier
requérant.
A 15 h 15, MM. Canale et Salvi, experts du parquet, furent formellement
investis du mandat, et les opérations d'autopsie commencèrent. Les
requérants n'envoyèrent aucun représentant ni expert désigné par eux.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 15
Le mandat donné aux experts se lisait ainsi : « Les experts doivent
indiquer quelle est la cause du décès de Carlo Giuliani et dire si, dans les
facteurs déterminants de celle-ci, sont intervenus des facteurs exogènes tels
que des substances chimiques-toxicologiques. Dans l'hypothèse où des tirs
d'arme à feu auraient causé la mort, les experts doivent préciser le nombre
de coups de feu, le point d'impact, la trajectoire suivie dans le corps, la
position de la victime par rapport au tireur et, si possible, la distance de tir,
et indiquer si avant la blessure mortelle il y a eu une lutte mortelle ».
61. L'autopsie terminée, le corps fut mis à la disposition de la famille de
Carlo Giuliani, qui souhaitait l'incinérer. Vu la complexité des questions, les
experts demandèrent au parquet un délai de soixante jours pour déposer leur
rapport. Le parquet fit droit à cette demande.
62. Le 23 juillet 2001, le parquet autorisa l'incinération du corps de
Carlo Giuliani souhaitée par la famille.
63. Le rapport d'expertise fut déposé le 6 novembre 2001. Les experts
relevaient que Carlo Giuliani avait été atteint sous l'œil gauche par un
projectile et que celui-ci avait traversé le crâne et était ressorti par la paroi
postérieure gauche. La trajectoire du projectile avait été la suivante : tiré à
plus de cinquante centimètres de distance, de l'avant vers l'arrière, de la
droite vers la gauche, du haut vers le bas. Carlo Giuliani mesurait 1,65 m.
Le tireur se trouvait face à la victime, légèrement décalé vers la droite.
Selon les experts, le coup de feu à la tête était d'une gravité telle qu'il avait
entraîné la mort en quelques minutes ; le passage de la jeep sur le corps
n'avait causé que des lésions mineures et non évaluables aux organes
thoraciques et abdominaux.
b) Les expertises médicolégales pratiquées sur M.P. et D.R.
64. Après avoir quitté la place Alimonda, les trois carabiniers qui
s'étaient trouvés dans la jeep s'étaient rendus aux services d'urgence de
l'hôpital Galliera, à Gênes. M.P. avait signalé des contusions diffuses à la
jambe droite et un traumatisme crânien avec blessures ouvertes ; malgré
l'avis des médecins voulant l'hospitaliser, M.P. avait signé une décharge et,
vers 21 h 30, avait quitté l'hôpital. Il souffrait d'un traumatisme crânien,
provoqué selon lui par un coup à la tête dû à un objet contondant, coup reçu
pendant qu'il était à bord de la jeep. Selon les médecins, il ne s'agissait pas
d'un état de santé pouvant mettre M.P. en danger de mort.
65. D.R. présentait des contusions et des écorchures sur le nez et la
pommette droite, des contusions à l'épaule gauche et au pied gauche. F.C.
avait signalé un syndrome psychologique post-traumatique guérissable en
quinze jours.
66. Les expertises médicolégales effectuées pour établir la nature précise
de ces lésions et les liens de celles-ci avec l'agression subie par les
occupants de la jeep conclurent que les blessures infligées à D.R. et à M.P.
n'avaient pas mis leur vie en danger. Concernant M.P., les blessures dont il
souffrait à la tête avaient pu être causées par un jet de pierre, mais on ne
16 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
pouvait pas déterminer l'origine des autres blessures. Quant à D.R., la lésion
qu'il présentait au visage avait pu être causée par un jet de pierre, et celle à
l'épaule par un coup porté à l'aide d'une planche.
c) Les expertises balistiques ordonnées par le parquet
i. La première expertise
67. Le 4 septembre 2001, le parquet chargea M. Cantarella d'établir si
les deux douilles retrouvées sur les lieux (l'une dans la jeep, l'autre à
quelques mètres du corps de Carlo Giuliani) provenaient de la même arme,
en particulier de celle de M.P. Dans son rapport du 5 décembre 2001,
l'expert estimait qu'il y avait 90 % de chances que la douille découverte dans
la jeep provienne du pistolet Beretta de M.P., alors qu'il n'y avait que 10 %
de chances que celle retrouvée à proximité du corps de Carlo Giuliani
provienne de ce même pistolet. Cette expertise fut effectuée unilatéralement
en vertu de l'article 392 du code de procédure pénale, c'est-à-dire sans qu'il
y ait possibilité pour la partie lésée d'y participer.
ii. La deuxième expertise
68. Le parquet nomma un deuxième expert, l'inspecteur de police Biagio
Manetto. Dans un rapport présenté le 15 janvier 2002, celui-ci était d'avis
qu'il y avait 60 % de chances que la douille retrouvée près du corps de la
victime provienne de l'arme de M.P. Il concluait que les deux douilles
provenaient du pistolet de M.P. Quant à la distance entre M.P. et Carlo
Giuliani au moment de l'impact, il estimait qu'elle se situait entre 110 et
140 centimètres. Cette expertise fut effectuée unilatéralement.
iii. La troisième expertise (collégiale)
69. Le 12 février 2002, le parquet ordonna à un collège d'experts
composé de Nello Balossino, Pietro Benedetti, Paolo Romanini et Carlo
Torre, « après avoir visionné le matériel vidéo et photographique et les
planimétries versés au dossier, les objets saisis, les expertises déjà
effectuées, de reconstituer, même sous forme virtuelle, la conduite de M.P.
et de Carlo Giuliani dans les moments ayant immédiatement précédé et
suivi l'instant où la balle a atteint le corps. Il s'agit en particulier de
déterminer la distance qui séparait M.P. et Carlo Giuliani, les angles de vue
respectifs et le champ de vision de M.P. à l'intérieur de la jeep au moment
des tirs ». Il ressort du dossier que M. Romanini avait fait paraître un article,
en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il
avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense.
Les experts furent autorisés à consulter l'ensemble de la documentation,
du matériel audiovisuel et des expertises dont disposait le parquet. Les
représentants et les experts des requérants participèrent aux actes
d'expertise. Il ressort du procès-verbal que les requérants furent représentés
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 17
pas Me Vinci, qui déclara ne pas vouloir formuler de demande d'incident
probatoire (incidente probatorio).
70. Un déplacement sur les lieux fut effectué le 20 avril 2002. A cette
occasion, un impact provoqué par le deuxième coup de feu fut découvert sur
le mur d'un bâtiment de la place Alimonda, à environ cinq mètres de
hauteur.
71. Le 10 juin 2002, le rapport d'expertise (intitulé « Etude de la
dynamique des événements ayant abouti au décès de Carlo Giuliani à
travers l'analyse des images ») fut déposé au parquet. Ce rapport avait pour
objet de déterminer la position des deux personnes concernées et la distance
entre elles au moment du coup de feu, ce aux fins d'établir l'angle visuel.
Les experts précisaient d'emblée que l'indisponibilité du cadavre de Carlo
Giuliani (en raison de son incinération) avait constitué un important obstacle
qui avait rendu leur travail non exhaustif en raison de l'impossibilité, d'une
part, de réexaminer certaines parties du corps et, d'autre part, de rechercher
des microtraces.
72. Tout d'abord, sur la base du « peu de matériel à disposition », les
experts tentaient de répondre à la question de savoir quel avait été l'impact
de la balle sur Carlo Giuliani. Selon eux, les blessures au crâne étaient très
graves et avaient entraîné la mort « après peu de temps ». Ils constataient
ensuite que la balle n'était pas sortie entière de la tête de Carlo Giuliani, le
scanner effectué avant l'autopsie ayant en effet permis d'identifier un
morceau de métal opaque qui, de par son aspect, semblait être un fragment
de blindage. Quant à l'orifice d'entrée sur l'avant du visage, il avait un aspect
qui ne se prêtait pas à une interprétation univoque, sa forme irrégulière
s'expliquant en premier lieu par la typologie des tissus de la zone du corps
atteinte par la balle. Une explication pouvait toutefois être avancée, selon
laquelle la balle n'avait pas atteint directement Carlo Giuliani mais avait
rencontré un objet intermédiaire, capable de la déformer et de la ralentir,
avant d'atteindre le corps de la victime. Cette hypothèse concordait avec les
dimensions réduites de l'orifice de sortie et avec le fait que la balle s'était
fragmentée à l'intérieur de la tête de Carlo Giuliani.
73. Partant de cette hypothèse, les experts avaient ensuite recherché des
traces, et ils affirmaient avoir retrouvé un petit fragment métallique de
plomb, provenant vraisemblablement de la balle. Comme il s'était détaché
de la cagoule de Carlo Giuliani lors de la manipulation de celle-ci, il était
impossible de savoir si ce fragment provenait de la partie antérieure, latérale
ou postérieure de la cagoule. Cela dit, les experts faisaient état de traces
d'une matière n'appartenant pas au projectile en tant que tel mais provenant
d'un matériel utilisé dans la construction. En outre, des micro-fragments de
plomb avaient été trouvés à l'avant et à l'arrière de la cagoule, ce qui
semblait confirmer l'hypothèse selon laquelle la balle avait en partie perdu
son blindage au moment de l'impact.
18 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
Quant à la nature de l'« objet intermédiaire », les experts affirmaient qu'il
n'était pas possible d'établir de quel objet il s'agissait mais que l'on pouvait
exclure l'extincteur que Carlo Giuliani tenait à bout de bras.
74. Enfin, quant à la distance de tir, les experts estimaient qu'elle avait
été supérieure à 50-100 centimètres.
75. Pour reconstituer les faits dans le cadre de « l'hypothèse de la
collision avec un objet », les experts avaient ensuite procédé à des essais de
tir et à des simulations vidéo et logicielle. Leurs conclusions étaient les
suivantes : en partant du postulat que la balle avait heurté un autre objet, il
ne leur était pas possible d'en établir la trajectoire, puisque celle-ci avait
certainement été modifiée par la collision. Se fondant sur une séquence
vidéo montrant une pierre se désintégrant en l'air et sur la détonation perçue
dans la bande son, les experts estimaient que la pierre avait explosé
immédiatement après le coup de feu.
Sur la base d'une simulation logicielle, les experts concluaient que la
balle tirée vers le haut par M.P. avait frappé Carlo Giuliani à la suite de la
collision avec cette pierre, qui avait été lancée par un autre manifestant
contre la jeep. Les experts estimaient que la distance entre Carlo Giuliani et
la jeep avait été d'environ 1,75 mètre au moment du coup de feu et qu'à ce
moment précis M.P. pouvait voir Carlo Giuliani.
6. Les investigations menées par les requérants
76. Les requérants déposèrent une déclaration faite devant leur avocat
par le manifestant J.M. en date du 19 février 2002. J.M. avait notamment
déclaré que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur
son corps et qu'il avait attiré l'attention des agents sur le blessé et avait hurlé
des mots comme « médecin, hôpital...». A l'arrivée des membres des forces
de l'ordre, J.M. s'était éloigné.
Les requérants soumirent ensuite une déclaration d'un carabinier (V.M.)
faisant état d'une pratique selon lui répandue au sein des forces de l'ordre,
consistant à modifier les projectiles du type de celui utilisé par M.P. afin
d'en accroître la capacité d'expansion et donc de fragmentation.
77. Les requérants déposèrent enfin deux rapports d'expertise rédigés par
des experts qu'ils avaient eux-mêmes désignés. Selon l'un d'eux, M. Gentile,
la balle était déjà fragmentée au moment où elle avait atteint la victime. La
fragmentation de la balle pouvait s'expliquer par un défaut ou par une
manipulation du projectile ayant visé à accroître sa capacité de
fragmentation. L'expert estimait que cela se vérifiait dans un nombre limité
de cas et que dès lors il s'agissait d'une hypothèse moins probable que celle
émise par les experts du parquet (à savoir que la balle avait heurté un objet
pendant sa trajectoire).
En outre, les autres experts chargés par les requérants de reconstituer le
déroulement des faits exclurent que « la pierre » s'était fragmentée à la suite
d'une collision avec la balle tirée par M.P. ; la pierre s'était à leur avis
fragmentée contre la jeep. Selon les experts, pour pouvoir reconstituer les
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 19
faits à partir du matériel audiovisuel, et notamment à partir des
photographies, il fallait forcément établir la position précise du
photographe, notamment son angle de vision, en tenant compte également
du type de matériel (focale, boîtier, caméra) utilisé. En outre, il fallait mettre
en rapport, d'une part, les images et le temps, et, d'autre part, les images et le
son. Par ailleurs, les experts contestèrent la méthode des experts mandatés
par le parquet, qui s'étaient basés sur une « simulation vidéo et logicielle »
et n'avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision.
Des critiques similaires furent formulées à l'égard de ces mêmes experts, au
motif qu'ils n'avaient pas suivi une méthode fiable lors des essais de tir.
78. Les experts des requérants conclurent que Carlo Giuliani se trouvait
à environ trois mètres de la jeep au moment du coup de feu et que, si l'on ne
pouvait nier que la balle meurtrière était fragmentée lorsqu'elle avait atteint
Carlo Giuliani, on devait exclure qu'il ait heurté la pierre visible sur l'image,
notamment parce qu'une pierre aurait déformé différemment la balle et
aurait laissé un autre type de traces sur le corps de Carlo Giuliani. De plus,
M.P. n'avait pas tiré vers le haut.
7. La demande de classement sans suite
79. A titre préliminaire, le parquet observa que l'organisation des
opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public avait été
profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet 2001, et considéra
que cela expliquait une partie des dysfonctionnements survenus le 20 juillet.
Il n'énuméra toutefois pas les modifications et les dysfonctionnements en
découlant.
Sur la base des éléments du dossier, le parquet reconstitua les faits ayant
précédé la mort de Carlo Giuliani. Quant à l'initiative de se poster rue Caffa
pour bloquer les manifestants présents rue Tolemaide, le parquet prit note de
ce que la version des faits présentée par M. Lauro divergeait en partie de
celle du capitaine Cappello : alors que M. Lauro parlait d'une décision prise
d'un commun accord, le capitaine Cappello soutenait que les hommes
avaient été postés sur décision unilatérale de M. Lauro, et ce malgré les
risques que pouvait comporter une telle décision (nombre réduit et fatigue
des hommes du détachement).
80. Le parquet examina ensuite les rapports d'expertise et releva que les
différents experts s'accordaient notamment sur le fait que le pistolet de M.P.
avait tiré deux balles, dont la première avait porté un coup mortel à Carlo
Giuliani ; que la balle en cause ne s'était pas fragmentée uniquement parce
qu'elle avait atteint Carlo Giuliani ; que la photographie montrant Carlo
Giuliani portant l'extincteur avait été prise alors qu'il était à environ trois
mètres de la jeep.
En revanche, les experts avaient des opinions divergentes notamment sur
les points suivants :
20 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
a) au moment où il avait été atteint, Carlo Giuliani était à 1,75 mètre de
la jeep selon les experts du parquet, mais à environ 3 mètres pour les experts
de la famille Giuliani ;
b) concernant le décalage entre l'image de la pierre et le bruit de la
détonation : pour les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant
qu'on puisse voir la pierre, alors que les experts du parquet pensaient le
contraire.
81. Etant donné que les parties s'accordaient à dire que la balle était déjà
fragmentée lorsqu'elle avait atteint la victime, le parquet en déduisit que les
parties étaient également d'accord sur les causes de cette fragmentation et
que les requérants adhéraient à la « théorie de la balle déviée par un objet
solide ». Le passage pertinent de la demande de classement se lit ainsi :
« Les points ne faisant l'objet d'aucune contestation substantielle sont indiqués
schématiquement ci-après :
(...)
Avant de toucher Giuliani, la balle a rencontré sur sa trajectoire un objet qui en a
causé la fragmentation partielle.
La note en bas de page dit : A la page 13 du rapport d'expertise du 10.06.02, l'expert,
M. Torre, affirme : « En bref, tous les éléments dont nous disposons indiquent que la
balle, avant d'atteindre le visage de Carlo Giuliani, est entrée en contact avec un objet
dur (cible intermédiaire) capable d'en ralentir la trajectoire de manière significative,
d'en endommager le blindage, favorisant ainsi sa désagrégation, et de laisser des
traces sur le noyau de plomb ». L'expert de la famille Giuliani, M. Gentile, affirme
quant à lui, à la page 2 de son rapport d'expertise déposé le 09.08.02 : « Nous ne
pouvons que souscrire à l'avis du professeur Torre selon lequel un projectile d'un tel
calibre, conforme à l'équipement OTAN, n'aurait pu (la négation a été ajoutée le
5.10.02 de la main de M. Gentile, durant la confrontation entre les experts) être
fragmenté à la suite d'un seul impact final avec la victime ».
Les autres hypothèses susceptibles d'expliquer la fragmentation de la
balle qui avaient été avancées par les requérants – telles qu'une
manipulation de la balle visant à accroître sa capacité à se fragmenter ou un
défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes
comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible
probabilité, ces hypothèses ne pouvaient selon le parquet fournir une
explication valable.
82. Avant de passer aux considérations juridiques, le parquet observa
que l'enquête avait été longue, notamment en raison du retard de quelques
experts et de la « superficialité » du rapport d'autopsie, ainsi que des erreurs
commises par M. Cantarella, l'un des experts. Ensuite, il estima que
l'enquête avait été menée à terme et que toute question pertinente avait été
approfondie. En conclusion, le parquet jugea que l'hypothèse de la balle
tirée vers le haut et déviée par une pierre lancée en l'air était « la plus
convaincante ». Toutefois, il considéra que les éléments du dossier ne
permettaient pas de déterminer si M.P. avait tiré dans la seule intention de
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 21
disperser les manifestants ou en prenant le risque d'en blesser ou d'en tuer
un ou plusieurs. Trois hypothèses étaient retenues, et « il n'y aurait jamais
de réponse certaine » :
– dans le premier cas, il s'agissait de tirs d'intimidation et donc d'un
homicide résultant d'une faute ;
– dans le deuxième cas, M.P. avait tiré pour arrêter l'agression et avait
pris le risque de tuer, auquel cas il y avait eu homicide volontaire ;
– dans le troisième cas, M.P. avait visé Carlo Giuliani et il s'agissait
également d'un homicide volontaire.
Selon le parquet, les éléments du dossier permettaient d'exclure la
troisième hypothèse.
83. Le parquet considéra ensuite que la collision entre la pierre et la
balle n'était pas de nature à rompre le lien de causalité entre le
comportement de M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Le lien de causalité
subsistait, la question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime
défense.
84. Aux yeux du parquet, il était avéré que l'intégrité physique des
occupants de la jeep était menacée et que M.P. avait « riposté » alors qu'il
était en danger. Cela dit, il fallait évaluer la riposte de M.P., tant du point de
vue de la nécessité que de la proportionnalité, « ce dernier aspect étant le
plus délicat ».
Quant à la question de savoir si M.P. avait une autre option et si l'on
pouvait s'attendre à ce qu'il se conduise autrement, le parquet répondit par la
négative en avançant les raisons suivantes : « la jeep était encerclée par les
manifestants, l'agression physique contre les occupants était évidente et
virulente ». C'était à juste titre que M.P. avait eu le sentiment d'être en
danger de mort. Le pistolet était un instrument capable d'arrêter l'agression,
et l'on ne pouvait critiquer M.P. quant au choix de l'équipement qu'on lui
avait fourni. D'un point de vue juridique, l'on ne pouvait exiger de M.P. qu'il
évite d'utiliser son arme à feu et subisse une agression susceptible de
menacer son intégrité physique.
85. A la lumière de ces considérations, le parquet demanda le classement
sans suite de l'affaire.
8. L'opposition des requérants
86. Le 10 décembre 2002, les requérants firent opposition à la demande
de classement sans suite. S'appuyant sur le fait que le parquet lui-même
avait reconnu que l'enquête avait été caractérisée par des erreurs et par des
doutes qui n'avaient pas trouvé de réponses certaines, ils soutenaient que des
débats contradictoires étaient indispensables à la recherche de la vérité.
87. Quant à M.P., les requérants contestaient la thèse de la balle déviée
par la pierre et alléguaient que l'on ne pouvait affirmer à la fois que M.P.
avait tiré en l'air et qu'il avait agi en état de légitime défense, d'autant que
l'intéressé avait déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment de tirer.
22 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
Les requérants faisaient ensuite remarquer que la thèse de la balle déviée
par un objet avait été émise un an après les faits par un expert nommé par le
parquet et qu'elle se fondait sur une simple hypothèse non corroborée par
des éléments objectifs. L'expert des requérants avait estimé qu'une collision
avec une pierre aurait déformé la balle d'une autre manière. En outre, les
requérants se référaient à la déclaration faisant état de la pratique consistant
à modifier les balles pour en accroître la capacité d'expansion et donc de
fragmentation.
88. Concernant F.C., les requérants faisaient observer qu'il ressortait du
dossier que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur
son corps. A cet égard, ils soulignaient que l'autopsie ayant conclu à
l'absence de lésions appréciables provoquées par les passages de la jeep
avait été qualifiée de superficielle par le parquet.
89. A la lumière de ces considérations, et critiquant le choix de confier
aux carabiniers plusieurs actes d'enquête, les requérants insistaient pour
qu'un procès ait lieu, aux fins de l'établissement des responsabilités quant au
décès de Carlo Giuliani.
90. A titre subsidiaire, les requérants demandaient l'accomplissement
d'autres actes d'enquête, notamment :
a) une expertise visant à établir les causes et le moment du décès de
Carlo Giuliani, en particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant
pendant et après le passage de la jeep ;
b) une audition du chef de la police, M. De Gennaro, et du carabinier
Zappia, pour savoir quelles directives avaient été données quant au port de
l'arme sur la cuisse ;
c) la recherche et l'identification de la personne ayant lancé la pierre en
cause ;
d) une deuxième audition des manifestants qui s'étaient présentés
spontanément ;
e) l'audition du carabinier V.M., qui avait fait état de la pratique
consistant à entailler la pointe des projectiles afin de leur donner un meilleur
effet ;
f) une expertise sur les douilles retrouvées et sur les armes de tous les
policiers ou gendarmes qui se trouvaient place Alimonda au moment des
faits.
9. L'audience devant la juge des investigations préliminaires
91. L'audience devant la juge des investigations préliminaires eut lieu le
17 avril 2003. Il ressort du compte rendu d'audience que les requérants
maintinrent leur thèse selon laquelle la balle en cause ne s'était pas
fragmentée à la suite d'une collision avec la pierre. Ils exclurent la
possibilité que la balle ait été déviée et soutinrent que celle-ci avait
directement atteint la victime. Me Vinci, le représentant des requérants à
l'audience, déclara quant à l'hypothèse selon laquelle on avait pu modifier le
projectile afin de le rendre plus performant, suivant la pratique relatée par
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 23
un témoin : « évidemment nous n'avons pas de preuves, il s'agit d'un
témoignage qu'on a produit pour avancer différentes hypothèses. Bien sûr,
nous ne pouvons pas affirmer, et nous ne le prétendons pas, que M.P. a fait
ça ».
92. Le procureur présent à l'audience déclara qu'il avait l'impression que
« certaines questions, dont [il avait] cru qu'elles étaient l'objet d'une
convergence, ne l'étaient pas et [qu]'il y [avait] au contraire des
divergences ». Il rappela que l'expert des requérants, M. Gentile, était
d'accord sur le fait que le projectile avait été endommagé avant d'atteindre
Carlo Giuliani et qu'il avait reconnu que, parmi les causes possibles du
dommage il y avait une collision avec quelque chose ou bien un défaut
intrinsèque du projectile, et que cette deuxième hypothèse était moins
probable que la première.
10. La décision de la juge des investigations préliminaires
93. Par une ordonnance déposée au greffe le 5 mai 2003, la juge des
investigations préliminaires de Gênes classa l'affaire sans suite.
94. Pour reconstituer les faits, la juge fit référence à un résumé des faits
établi par un anonyme et mis sur le net par un site anarchiste
(www.anarchy99.net), résumé que la juge estimait crédible compte tenu de
sa concordance avec le matériel audiovisuel et les déclarations de témoins :
« [I]l est particulièrement intéressant de se pencher sur la description, versée au
dossier, qu'un participant anonyme aux manifestations avait mise en ligne sur un site
Internet pouvant être relié à des anarchistes français (www.anarchy99.net) ; elle donne
un compte rendu précis et certainement fidèle à la réalité, comme on peut en juger par
les détails qui sont attestés dans les vidéos et photographies ainsi que dans les
témoignages versés au dossier, et peut donc servir de base à une reconstitution précise
des événements, aussi bien pour les mouvements des manifestants à l'endroit où Carlo
Giuliani a trouvé la mort que pour l'appréciation de leur nombre et de leur
comportement ainsi que de celui des forces de l'ordre dans les instants qui ont précédé
la mort du jeune homme ».
Le site en question décrivait la situation sur la place Alimonda et relatait
une charge des manifestants contre les carabiniers avec, en première ligne,
ceux qui lançaient tout ce qu'ils trouvaient et, en deuxième ligne, ceux qui
transportaient des conteneurs, poubelles, etc., pouvant servir de barricades
mobiles. L'atmosphère sur la place était décrite comme « furieuse ». La juge
retint dans sa décision le passage suivant :
« ... Je pense vraiment pas qu'on ait été très nombreux de ce cortège à aller jusqu'au
cœur de la zone d'affrontement, là où le corso Gastaldi se rétrécit et devient la Via
Tolemaide ...
Il y avait des milliers de personnes dans cette zone proche des affrontements qui se
reposaient, observaient, s'aéraient après avoir reçu des gaz lacrymogènes. J'ai continué
à descendre vers la Via Tolemaide. Il y avait toujours plein de gens et les premières
traces d'affrontements commençaient à apparaître ... Il y avait vraiment beaucoup de
gens qui portaient des équipements ou des éléments d'équipement « à la mode Tute
bianche »...
24 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
J'ai continué à descendre. Il y avait toujours plein de gens ... Il y avait des centaines
de personnes dans les premières lignes d'émeutiers ... Peu de temps après que j'eus
rejoint les premières lignes d'émeutiers, une grosse contre-attaque des manifestants a
commencé à se déclencher ... Des centaines de gens ont commencé à avancer vers les
flics. Les jets de projectiles sur les rangs de la police se sont intensifiés peu à peu. Ça
a commencé à être une véritable pluie de pierres. Ils y en avait toujours plus qui leur
tombaient dessus ... Ils en prenaient plein la gueule et ils voyaient tous que derrière les
centaines de gens qui les attaquaient, il y en avait mille, deux mille, plus haut sur
l'avenue, qui commençaient à suivre, de plus en plus massivement et rapidement, les
premières lignes émeutières, droit sur eux. Les gens criaient « Avanti ! Avanti ! ».
Alors, les rangs des flics ont commencé à se disloquer ... Les gens ont tous chargé
en criant et en lançant tout ce qu'ils pouvaient ... Les gens se précipitaient sur tous les
projectiles qui traînaient par terre. Tous les 20 mètres, ce qui avait été lancé sur les
flics était récupéré et réutilisé immédiatement. Le caillassage a pris la forme d'un
roulement intensif et rapide. Légèrement en arrière, des dizaines de gens trimballaient
en courant poubelles, containers, grilles, etc. et déplaçaient ainsi la barricade en même
temps que la charge qui progressait par petits bonds qui s'enchaînaient rapidement.
L'ambiance était furieuse. Le niveau de violence était vraiment élevé. Du fond de ce
qui restait du dispositif policier, ça a commencé à grenader furieusement. Ça nous a
ralentis. Les véhicules ont réussi à se dégager. Les flics ont commencé à reconstituer
leurs lignes. On les avait fait reculer de 200 mètres je pense. Ils avaient dû mettre
beaucoup de temps à les gagner ces 200 mètres. On les leur a fait perdre en dix
minutes. Les gens ont commencé à essayer de réunir les éléments nécessaires à une
nouvelle attaque (ramener et stocker des projectiles, des éléments de barricades
mobiles, se regrouper à beaucoup derrière les premières lignes...). Les flics venaient
de se prendre une bonne claque et ils étaient déstabilisés, sur la défensive. C'est pour
ça qu'ils ont dû envoyer ces 30 ou 40 flics dans la petite rue latérale, sur la gauche des
premières lignes de manifestants. Ils devaient penser que les premiers rangs allaient
avoir peur d'une charge sur le flanc qui les auraient coupés du reste de la manif
(charge qui aurait immédiatement été suivie d'une autre de face) et qu'ils allaient
reculer légèrement permettant ainsi de réduire la pression sur le dispositif policier de
la Via Tolemaide ou peut-être qu'ils cherchaient à nous dissuader de nous répandre
dans les petites rues sur la gauche et d'étendre ainsi le périmètre des combats. Je ne
sais pas pourquoi ils ont fait ça mais, en tout cas, c'était pas une bonne idée parce qu'il
y avait plein de gens énervés qui arrivaient pour appuyer les premières lignes et
occuper l'espace gagné pendant la charge des manifestants et les quelques dizaines de
flics ont très vite été chargés par au moins 60-70 personnes. Les flics ont reculé vers
une petite rue perpendiculaire. On a continué à les charger. Plus ils reculaient, plus on
chargeait. On les a poursuivis dans la petite rue perpendiculaire. On s'est retrouvés en
sortant de la petite rue sur une petite Place avec une église. Les flics ont continué à
reculer sous les projectiles. Pas mal de manifestants avaient des barres de fer ou des
manches de pioche. On était plus nombreux qu'eux et ils fuyaient le contact. Les flics
sont allés reconstituer leur ligne à l'entrée d'une rue qui donnait sur la place. En se
repliant, ils ont laissé à 20-30 mètres derrière eux, deux petites voitures 4 × 4 des
carabiniers. C'était violent, rapide et confus, alors je vais être prudent. Les deux
voitures ont essayé de reculer mais, pour une raison que j'ignore, au moins la
deuxième n'a pas pu le faire. Le véhicule s'est alors retrouvé coupé du reste du
dispositif policier et au contact des manifestants qui ont commencé à le lapider et à
frapper dessus avec des barres ou des manches. La vitre arrière du véhicule a été
brisée, j'ai pas vu comment mais il n'y en avait plus. J'étais à environ 10 mètres du
véhicule, un peu en surplomb par rapport à lui (qui était sur ma gauche) parce que
j'étais sur les marches de la petite église. C'est à ce moment-là que j'ai entendu la
première détonation, assez forte, sèche et proche. Je me suis instinctivement courbé et
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 25
j'ai pensé que c'était un coup de feu. J'ai regardé droit devant moi le dispositif policier
qui était à l'entrée de la petite rue pour voir ce qui se passait, si c'était eux qui tiraient,
s'ils chargeaient. Il y avait des gaz, ils étaient à 30 mètres environ, je ne voyais pas
grand-chose. Je crois qu'il y a eu une autre détonation. J'ai pivoté sur moi-même,
toujours courbé, j'ai descendu deux ou trois marches vers l'arrière, fait quelques pas et
je me suis accroupi derrière je ne sais plus trop quoi pour m'abriter. Je me suis relevé
un peu. Droit en face de moi, toujours à environ 10 mètres à mon avis, il y avait
l'arrière du 4 × 4 des carabiniers avec sa vitre défoncée. J'ai perçu des mouvements à
l'intérieur. Je me suis rabaissé et quasi immédiatement je me suis un peu relevé et je
crois (mais c'est un peu confus, je ne peux pas être catégorique) avoir aperçu, par la
vitre arrière brisée, assez distinctement, deux flics casqués, courbés ou accroupis,
serrés l'un contre l'autre. J'ai vu la « tache claire » d'une main, hauteur de torse, avec
dans le prolongement de cette main, une masse noir et luisante. J'ai immédiatement
compris que ça ne pouvait être qu'une arme de poing et que c'était de cette arme que
provenaient les détonations. J'ai pensé qu'ils avaient tiré en l'air pour se dégager. Les
flics (parce qu'il me semble qu'ils étaient deux) paraissaient agités et regardaient, en
pivotant légèrement sur eux-mêmes, par la fenêtre cassée si des manifestants
s'approchaient. Je ne voyais pas ce qui se passait au sol. J'ai ensuite regardé derrière
moi pour voir ce qui se passait, si les manifestants avançaient ou reculaient. Quand j'ai
regardé devant moi de nouveau, la bagnole des carabiniers était partie. Je me suis
relevé. J'ai avancé. Il y avait très peu de gens devant moi. J'ai eu le sentiment que le
bruit diminuait considérablement pendant quelques secondes. Puis il y a eu quelques
cris. Je me suis dit qu'il y avait un problème, que quelque chose de grave s'était
produit. J'ai vu quelques personnes courir et s'arrêter à 6-7 mètres de moi sur la
gauche. Je me suis approché. Il y avait 4-5 personnes en cercle. Je les ai contournées.
J'ai aperçu quelqu'un à terre. Une lacrymo a roulé près de notre groupe. J'ai shooté
dedans pour la renvoyer vers les flics qui ne bougeaient pas, toujours à 30 mètres
environ ... Ses pieds étaient près des miens. Je me souviens de son tee-shirt blanc et de
sa cagoule noire poisseuse et luisante de sang. J'ai vu une flaque de sang qui
s'élargissait à partir de sa tête. J'ai remarqué qu'il pissait du sang par l'orbite gauche.
J'ai compris que c'était une balle qui avait fait ça et que les coups de feu n'avaient pas
été tirés en l'air. J'ai fait quelques pas en arrière en me tenant la tête. Quand je me suis
retourné, j'ai vu 2-3 journalistes avec caméras et appareils photo qui zoomaient sur le
type à terre. Les flics ont commencé à approcher lentement. Un groupe de 6-7 flics
s'est détaché de leur rang et, derrière 3-4 boucliers, ils ont avancé droit sur nous assez
lentement et tranquillement à ce qu'il m'a semblé. Deux gars ont commencé à soulever
le type par terre. Je me suis approché pour les aider mais un autre manifestant s'est
amené en disant que le type était gravement blessé et qu'il ne fallait pas le bouger.
Alors, les deux gars l'ont reposé. Personne ne pensait qu'il était déjà mort en fait. Le
petit groupe de 6-7 flics s'était encore rapproché. Ils étaient à 10 mètres peut-être. On
a reculé et le rang de flics qui suivait le petit groupe de tête à distance s'est mis à
charger, alors on s'est barrés à fond. On savait pas quoi faire parce qu'on pensait que
le type à terre était salement touché mais pas mort. On n'a pas vérifié si son cœur ou
son pouls battait encore. Si on avait compris qu'il était déjà mort, évidemment, on
aurait jamais laissé son corps entre les mains des flics et on l'aurait porté Via
Tolemaide où on aurait chopé une ambulance (j'ose pas imaginer l'effet que ça aurait
produit sur les centaines et les centaines de gens qui s'y trouvaient). Toujours est-il
que les flics ont chargé et la Place s'est vidée, les derniers manifestants ont rattrapé le
gros du groupe et ont dit qu'un type avait pris une balle et qu'il était peut-être mort.
Les gens ont poussé des cris de colère. Les flics, après avoir vidé la place, se sont
pointés dans la petite rue par où les gens avaient commencé à se tirer vers la Via
Tolemaide. Quand ils les ont vus arriver, les gens leur ont foncé dessus en hurlant
« Assassini » et ont fait refluer les flics sur la petite place. En face de moi, il y avait la
rue où les gens chargeaient vers la Place et, sur ma droite, la rue qui débouchait sur la
26 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
Via Tolemaide. J'ai aperçu au bout de cette rue, un blindé léger qui remontait à fond la
Via Tolemaide en défonçant tous les obstacles. J'espère que personne ne s'est trouvé
sur sa route parce que le blindé fonçait tout droit, moteur à fond. J'ai croisé un des
journalistes qui avait assisté à la mort du manifestant, il parlait français et m'a dit, à
moi et à un autre Français qui traînait là, qu'il ne fallait pas se faire d'illusions : le type
était mort. Il a dit qu'il filait envoyer les images. J'ai rejoint la Via Tolemaide par une
petite rue, plus haut que l'endroit où j'avais aperçu le blindé passer. La nouvelle
commençait à se répandre dans les premières lignes émeutières et les gens ont attaqué
les flics furieusement. Moi, j'ai commencé à remonter lentement en sens inverse. La
funeste nouvelle remontait le cortège, elle aussi ... Ensuite, j'ai accéléré et crié,
pendant un bout de temps, tout en marchant vite, en plusieurs langues, qu'il y avait un
mort avec une balle dans la tête. J'ai informé le SO de la LCR de la nouvelle. Puis, j'ai
continué encore quelque temps à remonter la manif en annonçant la nouvelle ... Les
premières lignes émeutières étaient enragées par la nouvelle et la majorité de la manif
était, quant à elle, écœurée par celle-ci et quittait les lieux. Fin du récit. Un anarchiste
quelque part en France - fin 07 2001. »
95. Selon la juge, la description du manifestant anonyme concordait
pleinement avec le contenu des communications liées au signalement du
délit ainsi qu'avec les conclusions des enquêtes ouvertes immédiatement,
selon lesquelles « vers 17 heures, un groupe de manifestants s'était regroupé
rue Caffa, au croisement avec la rue Tolemaide, érigeant des barricades
avec des poubelles, des chariots de supermarché et tout ce qu'ils avaient
réussi à récupérer sur place. A partir de cette barricade, le groupe avait
commencé à lancer des pierres et des objets contondants en grand nombre
sur un contingent de carabiniers qui, au départ positionné place Alimonda, à
l'angle avec la rue Caffa, avait commencé à avancer dans le but d'arrêter les
manifestants, dont le nombre avait entre-temps augmenté du fait de l'arrivée
d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide. »
96. La juge reconstitua ainsi la suite des événements :
« C'est pourquoi deux jeeps Defender, dont l'une était conduite par le carabinier
Cavataio et à bord de laquelle se trouvaient les carabiniers Raffone et Placanica,
étaient venues en renfort pour aider le contingent bloqué.
De manière totalement inattendue, les manifestants avaient entrepris une charge
extrêmement violente qui avait contraint le contingent des carabiniers à reculer dans la
rue Caffa pour retrouver une position relativement sûre ; les deux jeeps avaient en
conséquence entamé une marche arrière jusqu'à la place Alimonda où, alors que l'une
des deux avait réussi à repartir en direction de la place Tommaseo, l'autre, conduite
par le carabinier Cavataio, en voulant faire demi-tour avait heurté son pare-chocs
avant contre une poubelle, sans réussir à faire marche arrière immédiatement. En
l'espace d'un instant, le véhicule s'était trouvé entouré par de nombreux manifestants
qui l'avaient encerclé, pris d'assaut et frappé avec tout ce qu'ils avaient sous la main
(tubes, poteaux de panneaux de signalisation, planches, etc.), tandis que les
manifestants à proximité même du véhicule ou plus loin avaient continué à lancer des
pierres de manière ininterrompue. Les nombreuses images filmées sur place montrent
la violence de l'attaque contre le contingent des carabiniers, notamment le film réalisé
par « Luna Rossa Cinematografica », où l'on voit bien que l'assaut contre la jeep
bloquée à l'angle de la place Alimonda a été d'une extrême violence, les manifestants
s'acharnant contre le véhicule, brisant les vitres à coups de pierres, de barres et de
bâtons. Les images extraites de films et les photographies prises au moment même de
l'événement et rassemblées dans l'album de la brigade mobile, qui contient 34 clichés,
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 27
indiquent le déroulement précis des faits, montrant les carabiniers à pied déployés
dans la partie de la rue Caffa qui relie la place Alimonda à la rue Tolemaide, alors
qu'ils sont confrontés à de nombreux manifestants qui, armés de barres de fer et de
bâtons, lancent des pierres depuis une barricade érigée au croisement avec la rue
Tolemaide, derrière laquelle on observe (photographie no 1) Carlo Giuliani lui-même
en train de lancer une pierre sur les carabiniers.
Les photographies nos
3 à 7 montrent les manifestants qui avancent vers le
contingent de carabiniers suivi par la jeep ; ils sont armés de barres de fer et de bâtons
ainsi que de nombreuses pierres qu'ils lancent sur les carabiniers, comme le montre de
manière évidente la photographie no 4.
Les images suivantes montrent la retraite du contingent de carabiniers, précédé des
jeeps roulant en marche arrière, « suivi » de très nombreux manifestants (parmi
lesquels on voit, sur la photographie no 10, Massimiliano Monai qui court en serrant
une poutre), un grand nombre d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide et
ayant entre-temps rejoint ceux qui se trouvaient déjà rue Caffa. Le contingent à pied
réussit à traverser la place en courant pour se replier vers la place Tommaseo, toujours
suivi par les manifestants, et les jeeps entament une rapide manœuvre pour faire demi-
tour mais sont rejointes par les manifestants qui, entre-temps, tentent un assaut,
comme le montrent bien les photographies nos
13 et 14. L'un des véhicules parvient à
mener à bien sa manœuvre et à quitter la place ; l'autre, en tentant un demi-tour, va
heurter par l'avant une poubelle, dans laquelle il reste encastré, notamment, comme
nous allons le voir, parce que son moteur a calé à plusieurs reprises.
Tandis que quelques manifestants continuent de lancer des pierres même sur le
contingent à pied qui s'est désormais éloigné et sur la jeep qui est en train de
s'éloigner, le véhicule conduit par le carabinier Cavataio – dans lequel ont pris place
les carabiniers Raffone et Placanica – est immédiatement encerclé par les manifestants
qui s'acharnent sur lui, défonçant les vitres et frappant les occupants avec des pierres
et des barres de fer qu'ils introduisent à plusieurs reprises par les fenêtres.
L'acharnement des manifestants contre le véhicule, comme le montre le matériel vidéo
et photographique versé au dossier, est impressionnant ; le véhicule est soumis à des
jets de pierres, dont certaines, comme on le verra, atteignent les carabiniers au visage
et à la tête, et on voit distinctement Massimiliano Monai, encore armé de la longue
poutre de bois, qui introduit celle-ci par la vitre latérale droite, occasionnant ainsi au
carabinier Dario Raffone, entre autres, « des contusions et éraflures au niveau de la
région scapulaire droite », lésions dont les conclusions de l'expertise médicolégale
demandée par le parquet attesteront qu'elles présentent des caractéristiques
compatibles avec un coup porté précisément de cette manière (photographies nos
16 à
22). Sur la photographie no 18, on note que, de la vitre arrière totalement défoncée
dépasse le pied de l'un des carabiniers se trouvant à bord, qui est en train de repousser
un extincteur lancé vers l'intérieur du véhicule, extincteur qui pourrait être l'objet
ayant occasionné l' « importante contusion à la jambe droite, avec œdème diffus dans
toute la jambe » signalée par le carabinier Placanica, lequel au cours de son
interrogatoire a en effet mentionné avoir été touché également à la jambe par un objet
« extrêmement lourd et métallique ».
Tandis que des objets continuent d'être lancés contre la jeep Defender et que les
assaillants restent massés autour du véhicule, l'un des carabiniers à l'intérieur de celui-
ci prend un pistolet de la main droite ; cela est clairement visible sur les photographies
nos
18, 19, 20, 21 et 22, où l'on voit une main qui, de l'intérieur, braque un pistolet au
niveau de la limite supérieure de la ligne formée sur la photographie par la masse de la
roue de secours placée sur la portière arrière ; tandis que l'agression se poursuit, un
28 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
jeune homme se penche à terre et ramasse un extincteur qu'il soulève vers la vitre
arrière de la jeep, comme pour le projeter.
De l'intérieur partent deux coups de feu rapprochés. Le jeune homme à l'extincteur
s'écroule et son corps roule, s'arrêtant contre la roue arrière gauche du véhicule ; à
côté de celle-ci, à l'avant du corps, a roulé l'extincteur.
Quelques instants après, la jeep Defender réussit à passer la marche arrière, roulant
avec sa roue arrière gauche sur le corps du jeune homme, puis le touchant à nouveau
tandis qu'elle avance et s'engage dans la rue Caffa en direction de la place Tommaseo,
s'arrêtant presque immédiatement à l'angle avec une rue latérale. Sur la chaussée reste
le corps inanimé d'un jeune homme à la tête recouverte d'un passe-montagne, qui sera
identifié comme étant Carlo Giuliani ».
97. Concernant F.C., la juge estima que les éléments du dossier
permettaient d'exclure sa responsabilité pénale, étant donné que la mort de
Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en quelques minutes, par le
coup de feu et que les passages de la jeep sur le corps n'avaient entraîné que
des contusions et des ecchymoses. De plus, F.C. n'avait pu voir Carlo
Giuliani, compte tenu de la confusion qui régnait autour de la jeep. Cela
excluait donc toute responsabilité du chauffeur pour homicide.
98. Quant à M.P., la juge prit acte de ce que les éléments du dossier
montraient que la première balle tirée avait touché mortellement Carlo
Giuliani. Il s'agissait d'un projectile blindé de calibre 9 mm parabellum,
donc de grande puissance. Compte tenu de cette puissance et de la faible
résistance des tissus traversés par la balle, l'on pouvait, selon la juge, retenir
l'hypothèse émise par les experts du parquet selon laquelle le projectile avait
frappé un objet avant d'atteindre Carlo Giuliani. Cet objet intermédiaire
pouvait être une des nombreuses pierres lancées par des manifestants en
direction de la jeep. Cela semblait confirmé par la séquence vidéo montrant
une pierre qui se désintègre en l'air, au moment même où l'on entend une
détonation.
99. Quant à la trajectoire initiale du tir (« l'originaria direzione del
colpo »), la juge prit acte de ce que celle-ci n'avait pas pu être établie par
l'expertise balistique. Elle estima cependant que, si l'on partait du principe
que la jeep mesurait 1,96 mètre de hauteur, que la pierre visible dans le film
se trouvait à une hauteur d'environ 1,90 mètre lorsque la caméra avait fixé
l'image, il était sensé de penser que le coup de feu avait été tiré vers le haut,
conformément aux conclusions des experts du parquet.
100. La juge estima que la première hypothèse formulée par le parquet –
à savoir que M.P. avait tiré dans le seul but d'intimider les manifestants – ne
pouvait être retenue, et considéra que M.P. avait voulu contrer l'agression.
Par ailleurs, il n'y avait pas assez d'éléments permettant d'affirmer que M.P.
avait pu voir Carlo Giuliani au moment de tirer et donc qu'il avait visé la
victime.
Selon la juge, l'hypothèse la plus probable était que M.P. avait tiré en
prenant le risque de tuer et qu'il s'agissait dès lors d'un homicide volontaire.
Toutefois, deux faits neutralisant la responsabilité pénale intervenaient en
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 29
l'espèce : premièrement, l'usage légitime des armes, tel que prévu par
l'article 53 du code pénal (« [ne peut être sanctionné] l'officier public qui,
dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de
faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique,
quand il y est obligé par la nécessité de repousser une violence ou de
vaincre une résistance à l'autorité ») ; deuxièmement, la légitime défense.
101. Il fallait tout d'abord déterminer si le recours à une arme avait été
nécessaire. La reconstitution détaillée des faits permettait de penser que
M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême violence tendant à
déstabiliser l'ordre public et visant les carabiniers, dont l'intégrité physique
était directement menacée. Selon la juge, le danger venait du nombre de
manifestants et des modalités globales de l'action (« modalità complessive
dell'azione »), qui étaient tels que les actes de violence contre M.P. et les
deux autres carabiniers mettaient en péril leur intégrité physique. En
conclusion, l'usage de l'arme à feu était justifié et susceptible de ne pas être
gravement préjudiciable, vu que M.P. avait « certainement tiré vers le haut »
et que la balle avait atteint Carlo Giuliani uniquement parce que sa
trajectoire avait été modifiée de manière imprévisible. Le passage pertinent
de la décision se lit ainsi :
« La mort de Carlo Giuliani, atteint par le projectile d'un carabinier qui, au cours
d'une manifestation, a fait usage de son arme, impose avant toute chose de rechercher
si la conduite de Placanica est justifiée au regard de l'article 53 CP, qui prévoit que ne
peut être sanctionné « l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa
fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de
coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser un acte de
violence ou de vaincre une résistance à l'autorité ». Il ne s'agit pas de légitime défense
mais d'un pouvoir plus étendu, où la légitimité de la réaction n'est pas subordonnée à
la limite de la proportionnalité par rapport à la menace, à condition de ne pas dépasser
les limites de la « nécessité », car si celles-ci sont franchies il conviendra d'appliquer
l'article 55 CP, qui punit l'excès involontaire, étant entendu que même pour les
officiers publics le recours à une arme constitue une « extrema ratio » et qu'il convient
donc toujours de préférer le moyen le moins préjudiciable. Mais quand le recours à
une arme est jugé légitime, à condition que le principe de proportionnalité ait été
respecté, le fait qu'il se produise un événement plus grave non voulu ne peut pas être
retenu à la charge de l'officier public dans la mesure où la prévisibilité d'un tel
événement est intrinsèquement liée au risque inhérent à l'utilisation d'une arme à feu
qui a été remise à l'officier public, et où ce risque ne pourrait être annulé que par la
renonciation à l'utilisation de l'arme, utilisation autorisée par la loi (voir jurisprudence
où l'usage légitime de leurs armes par des carabiniers a été reconnu : ces derniers
ayant visé les pneus pour arrêter une voiture en fuite, il a été exclu qu'ils aient à
répondre au titre de l'article 55 CP de l'homicide involontaire des passagers du
véhicule. Cass 22.9.2000 – Brancatelli). L'usage des armes ou de tout autre moyen de
coercition physique (consistant donc en une violence matérielle contre la personne)
n'est pas punissable :
– quand l'acte est commis pour s'acquitter d'un devoir propre à la fonction et du
fait de la nécessité dans laquelle se trouve l'auteur de l'acte de repousser une
violence ou une résistance à l'autorité ;
– quand elle est autorisée de manière spécifique par un texte de loi ;
30 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
– de manière générale, et donc sans qu'il soit nécessaire d'invoquer une
autorisation légale particulière, le caractère punissable est exclu lorsque l'acte tire
son origine de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à
l'autorité, qu'il s'agisse ou non d'une violence ou d'une résistance constitutives de
l'un des délits visés aux articles 336 et suivants du CP.
L'article 53 CP prévoit cependant une exception, y compris pour ce qui est des
officiers publics, aux dispositions des articles 51et 52 CP et justifie le comportement
de l'officier public quand bien même celui-ci n'est pas en train de réagir au danger
d'un délit injuste commis à son encontre ; en effet, l'article 53 CP contient une
exception spéciale s'appliquant également dans le cas de l'obligation de remplir un
devoir lié à une fonction qui qualifie la conduite.
Il s'agit donc d'une disposition qui complète celles des articles 51 et 52 CP en
conférant un cadre autonome à l'utilisation des armes et en éliminant tout doute sur les
conditions requises par la loi pour que l'officier public ou l'individu échappe aux
sanctions.
Il s'agit, comme on l'a dit, d'une justification plus étendue de la légitime défense qui
trouve des applications plus fréquentes dans des hypothèses de résistance que de
violences directes commises à l'encontre de l'officier public ; mais il est indubitable
que la limite entre les deux cas de figure juridiques, quand l'auteur de l'acte délictuel
est précisément un officier public, peut s'avérer ténue.
Il ne fait aucun doute, d'après la minutieuse reconstitution des faits, que Placanica,
qui était chargé de faire respecter l'ordre public, pouvait en toute légitimé faire usage
de son arme lorsque se sont réalisées les conditions de la nécessité de repousser une
violence ou de vaincre la résistance à l'autorité. De même, il n'y a pas de doute que la
situation à laquelle Placanica a dû faire face était une situation d'extrême violence
visant à déstabiliser l'ordre public et à s'opposer aux forces de l'ordre elles-mêmes,
dont l'intégrité était directement menacée.
En fait, dans le cas en l'espèce, il ne s'agissait pas de la nécessité de repousser un
acte de violence selon une notion générique qui couvre également l'absence de respect
de l'autorité, mais bel et bien de la nécessité de se défendre contre le danger concret
d'un acte d'agression injuste visant directement la personne de Placanica et ceux qui se
trouvaient avec lui.
Il est certain que, du fait du nombre des manifestants et des caractéristiques mêmes
de l'action violente lancée contre Placanica et l'équipage de la Land Rover dans
laquelle celui-ci se trouvait, il était exposé au risque de graves dommages physiques,
comme il ressort à l'évidence des blessures que Placanica lui-même et le carabinier
Raffone ont signalé, puisqu'ils ont été atteints à la tête et au visage par de grosses
pierres ainsi qu'en d'autres endroits de leur corps par des coups assénés avec des
planches, des poutres et des bâtons introduits violemment à travers les fenêtres brisées
de la jeep.
Il s'agissait donc d'une situation de grave danger qui est incontestable, au vu non
seulement des documents vidéo et photographiques versés au dossier, mais également
des déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'agression.
Il suffit de se souvenir de la description que l'anarchiste anonyme a faite de ces
instants, ainsi que des paroles de certains des agresseurs directs de la jeep :
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 31
« ... [M]oi, j'essaie de m'enfuir par une rue latérale, et je me retrouve avec environ
400 personnes au bout de rue qui conduit à la place Alimonda, où j'espérais que la
situation serait plus tranquille et que je pourrais reprendre mon souffle ... à peine
avons-nous pénétré dans la rue latérale que nous nous trouvons face à une
cinquantaine de carabiniers qui, me voyant arriver en courant, prennent peur et
s'enfuient également en courant après nous avoir aspergés à l'aide de petites bombes
lacrymogènes.
Nous continuons de courir, les carabiniers devant, nous derrière, jusqu'à la place
Alimonda. C'est là que deux jeeps des carabiniers s'interposent entre nous et eux, nous
arrêtent et protègent la course des agents.
Sur les deux jeeps arrivées sur place, l'une prend rapidement position pour rejoindre
le cordon de police et de carabiniers qui se trouvaient dans le morceau de la rue Caffa
près de la place Alimonda, l'autre, de manière incompréhensible, se dirige, avec la
vitre arrière déjà brisée, contre une poubelle qui s'encastre entre la jeep et le mur.
A ce moment-là, je suis à côté de la jeep ; je vois plusieurs manifestants qui se
massent autour du véhicule et se défoulent de quatre heures de peur et d'exaspération
...
Je regarde ce qui se passe autour de la jeep, je me rends compte que le carabinier qui
est assis à l'intérieur est en train de brandir le pistolet et je l'entends qui hurle « je vais
tous vous tuer, porcs, bâtards ! ». Je me retourne et je crie qu'il a un pistolet, je
cherche à prévenir les autres du danger. A ce moment-là, Carlo Giuliani, que je n'ai
pas encore reconnu, est près de moi et regarde par terre. Pendant que je cours vers la
rue où je voulais aller, j'entends les coups de feu, je me retourne et je vois le corps
d'un jeune par terre, les autres qui se trouvent à côté du véhicule s'arrêtent et
s'éloignent ... J'ai l'impression qu'entre le moment où j'ai vu le pistolet et celui où j'ai
entendu les coups de feu, plusieurs secondes se sont écoulées pendant lesquelles le
carabinier continuait de hurler « je vais tous vous tuer ! ». Je précise en outre que,
avant de tirer sur celui dont je saurai plus tard que c'était Carlo Giuliani, le carabinier
avait pointé l'arme vers d'autres personnes, surtout vers le jeune avec l'écharpe et le
casque noir, qui, s'étant rendu compte comme moi qu'il y avait ce pistolet, s'est
échappé en sortant de la ligne de mire ». Par la suite, dans le même interrogatoire, il
revient sur ses propos en disant « nous cherchions à passer vers un endroit où, selon
certains, « il n'y a personne », en fait, rue Caffa, il y avait 40 carabiniers, bizarrement,
il semblait qu'ils s'étaient perdus... Il devait y avoir 50 mètres avant de déboucher sur
la place Alimonda ; ils étaient 40, nous entre 400 et 500, à peine ils nous ont vus, ils
nous ont aspergés de gaz lacrymogène à trois, en l'air... A ce moment-là, ils s'enfuient,
nous sommes à 15 ou 20 mètres... Moi je n'ai pas envoyé de pierre, ni tapé sur la
jeep... J'ai lancé un caillou, à une cinquantaine de mètres de distance... J'ai peut-être
donné quelques coups de pieds à la jeep, mais de là à dire que j'ai pris quelque chose,
un morceau de fer, et que j'aurais donné des coups sur la jeep, ça je ne l'ai pas fait...
J'ai peut-être lancé une pierre, je ne sais pas, en tout cas sans intention de faire du mal
à qui que ce soit, j'avais peur avant toute chose... Vous savez, si quelqu'un m'arrive
dessus avec un pistolet pointé, je pourrais comprendre que je prendrais l'extincteur
pour lui enlever son arme, par exemple, je peux le comprendre, je peux le concevoir...
Je ne suis pas allé là-bas avec l'intention de donner l'assaut à une jeep... Je ne pense
pas être resté autour de cette jeep pendant plus de 15 à 20 secondes, juste le temps de
voir ce carabinier sur le côté qui se tournait ensuite, oui, avant cette photo, il était
tourné, j'étais en train de regarder dans la direction de ce jeune avec l'écharpe violette
qui parlait anglais. Le temps de le regarder, j'enlevais mon foulard et j'ai commencé à
crier qu'il fallait s'enfuir et, 15 secondes après que la photo a été prise, j'ai entendu les
32 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
coups de feu... Une quinzaine de personnes se sont enfuies avec moi, les autres sont
restées autour... La jeep est arrivée le nez contre la poubelle, avec une vitre déjà
défoncée et cette personne déjà étendue à l'intérieur avec le bras qui portait le bouclier
vers la fenêtre latérale (quand on regarde la jeep, c'est la fenêtre de gauche), et avec le
pistolet à la main... Je vous dis que nous avons vu la jeep et, probablement, je dis
probablement parce que je ne peux pas me rappeler ce qui m'est passé par l'esprit à ce
moment-là, je ne me rappelle plus. Aujourd'hui, je vous dis « j'étais en train de fuir »,
dans l'état d'esprit de ce moment-là, probablement, aussi parce qu'il y avait tous les
autres, je pensais qu'il y avait beaucoup moins de personnes, j'ai vu l'ennemi dans la
jeep, dans la jeep des carabiniers, et je lui ai peut-être envoyé deux pierres... Si j'avais
voulu faire du mal à quelqu'un, j'aurais pris des poutres en bois que j'ai réussi à
trouver, des bâtons, des masses etc., et je me serais mis derrière pour taper sur la jeep
où était le carabinier à la fenêtre, comme celui qui a essayé de lui envoyer une pierre
dans la figure, et ça, je ne l'ai pas fait... Si j'avais eu l'intention, depuis que j'étais
descendu dans la rue à une heure de l'après-midi, de faire du mal à quelqu'un, dans ce
cas quelqu'un des forces de l'ordre, j'aurais eu une très très bonne possibilité, j'aurais
eu une possibilité remarquable de faire du mal à quelqu'un, et je ne l'ai pas fait...
(Interrogatoire de Predonzani par le parquet en date du 6 septembre 2001).
Pour comprendre ce qui s'est réellement passé place Alimonda, il est en outre utile
de reprendre les déclarations faites par Massimiliano Monai, qui s'est présenté
spontanément au parquet le 30.8.2001, et qui a déclaré :
« ... Durant les affrontements, durant le foutoir, quand ils nous chargeaient encore
et toujours, un moment, on est près de Carlo Giuliani, moi en tout cas j'étais près
d'Ottavio Barbieri... je cherchais à faire quelque chose, à me replier vers l'arrière, ou
alors à avancer, mais je ne pouvais aller nulle part : devant il y avait eux. Derrière il
y avait une foule de gens qui jetaient des pierres. A ce moment-là, il se passait
quelque chose, on était tous là avec quelques personnes que je ne connais pas,
quelques-uns avaient un passe-montagne, il y en avait qui étaient comme moi,
d'autres avaient un foulard, on a vu les carabiniers reculer... J'ai vu des gens qui
jetaient les cailloux contre les carabiniers. Les carabiniers couraient vers l'arrière, il
y avait un groupe qui avançait et un groupe qui voulait les encercler ; on a reculé en
jetant des pierres... Les carabiniers couraient vers l'arrière et les gens les
caillassaient... Bon, ils se sont rapprochés clairement de nous, nous, nous fuyions...
A ce moment-là, les carabiniers sont partis, nous nous sommes arrêtés et ces deux
jeeps sont arrivées à toute vitesse. Pourquoi ? Bon, elles ont roulé vers nous, alors il
est évident qu'on partait en courant ; l'une des deux voitures a fait marche arrière
depuis l'église et a réussi à s'en aller, l'autre a fait un demi-tour et est resté bloquée ;
on lui est tous tombés dessus, comme on peut le voir ; là, à 20 mètres, j'ai vu cette
poutre, je l'ai prise et j'ai donné trois coups contre le véhicule, mais pas contre la
vitre, parce que, quand je suis arrivé, elle était déjà brisée. J'ai donné trois coups sur
le véhicule qui arrivait, puis j'ai pris le bâton, la vitre était déjà brisée et il y avait le
carabinier qui me regardait... Celui qui n'a pas tiré, celui qui me voyait avec la
poutre... Je n'ai rien vu, même pas le pistolet, rien, puis, laissant le bâton et tournant
sur moi-même, j'ai entendu dire « Allez, on va peut-être le sauver, allez »
« Assassins, assassins, ils l'ont tué ! ». J'ai donné trois coups de bâtons sur le
fourgon, j'ai reculé, il y avait deux carabiniers ; celui qui n'a pas tiré et qui me
regardait, je lui ai tapé dessus avec la poutre et je ne sais même pas si je l'ai eu, je
l'ai peut-être touché au côté. Lui s'est baissé pour se mettre à l'abri, moi je me suis
arrêté, j'ai lâché la poutre et, entre-temps, les gens continuaient à jeter des pierres ;
lui a tiré et moi j'étais toujours là, quand j'ai jeté la poutre, je n'ai pas fui pour
autant... Quand je me suis jeté contre lui, c'est là que le type a tiré... Ce sont eux qui
nous ont attaqués avec les Land Rover, c'est différent. Les forces de l'ordre étaient
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 33
en train de reculer à pied, et nous, on courait, on est arrivés quasiment au corps à
corps, eux ont reculé le plus possible, nous nous sommes arrêtés, les deux jeeps sont
venues vers nous. Puis elles ont fait marche arrière et la jeep s'est arrêtée, ensuite il y
a eu les 10 secondes de folie, avec tous les gens qui étaient là. Moi, je n'aurais tué
personne parce que je ne suis pas un délinquant... A cause de toutes les pierres que
les gens ont jetées, je n'ai pas entendu qu'on avait tiré... Quelqu'un a hurlé « Bâtards,
allez-vous-en ! » pendant une dizaine de secondes... ». Quand on lui a demandé
combien de personnes se trouvaient près de la jeep, il a répondu « énormément ».
Les photographies versées au dossier attestent largement de la violence décrite par
les manifestants eux-mêmes.
Il suffit de regarder les photographies nos
16 à 20, qui montrent clairement un
extincteur qui, projeté vers la vitre arrière déjà fracassée de la jeep, touche le pied
droit de Placanica. Ce dernier, clairement, se penche par-dessus la roue de secours
pour tenter d'empêcher l'extincteur de pénétrer à l'intérieur de la jeep, ce même
extincteur que, quelques secondes après, Carlo Giuliani ramassera par terre, soulèvera
au-dessus de sa tête pour le projeter à nouveau à l'intérieur de la jeep, comme
quelqu'un – à moins que ce ne soit lui-même – avait peu avant tenté de le faire, selon
ce qu'a déclaré à la police judiciaire le 23 juillet 2001 Neri Ernesta, gérante de la
pompe à essence de la société Q8 sise rue Tolemaide, qui a signalé que, peu après 16
heures, elle avait noté depuis son habitation un jeune avec un passe-montagne sombre,
un tee-shirt blanc et un pantalon sombre qui s'éloignait de la pompe à essence avec un
extincteur dont il vidait le contenu, tournant ensuite dans la rue Caffa ; elle a ensuite
reconnu l'extincteur portatif comme étant celui qui avait été saisi à côté du corps de
Carlo Giuliani.
La violence de l'assaut mené par de nombreux manifestants, le caillassage
ininterrompu du véhicule, qui a causé à ses passagers les dommages physiques relevés
par les expertises médicolégales, l'agression contre les passagers perpétrée par les
manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des
objets contondants et, en conséquence, le prolongement de la situation de danger, ont
indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à l'intégrité personnelle de
Placanica et de ses compagnons, ce qui a certainement rendu nécessaire une réaction
de défense qui ne pouvait que déboucher sur l'utilisation de l'unique moyen dont
disposait Placanica : son arme.
En fait, le geste de Giuliani n'a pas été un acte d'agression isolé, comme l'ont avancé
les défenseurs de sa famille, mais uniquement l'une des phases d'une violente
agression contre la jeep perpétrée par les nombreuses personnes qui l'avaient
encerclée, qui tentaient de la faire basculer et, probablement, d'en ouvrir la portière,
comme l'ont déclaré certaines des personnes présentes au moment des faits, au risque
de blesser directement et de manière plus grave les occupants du véhicule.
Si l'on part de l'hypothèse, désormais prouvée, que le coup de feu tiré par Placanica
était dirigé vers le haut, il ne fait pas de doute que la conduite de ce dernier, qui a
abouti à la mort de Carlo Giuliani, est couverte par les dispositions de l'article 53 CP,
le militaire ayant tiré deux coups de feu directement vers le haut après de nombreuses
et vaines sommations destinées à faire cesser la violence, l'un des éléments projetés
ayant, du fait d'un facteur absolument imprévisible, dévié le projectile, causant la mort
de Carlo Giuliani.
Tous les éléments de l'enquête, dont on ne peut douter qu'elle a été complète,
permettent donc d'exclure avec certitude que Placanica a délibérément dirigé ses
34 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
coups de feu vers Carlo Giuliani ; mais, quand bien même il s'avérerait que tel a été
été le cas, il ne fait pas de doute que le carabinier, autorisé à utiliser des armes, avec le
risque inhérent à l'utilisation d'un tel instrument, se trouvait face à un danger réel pour
sa vie ou son intégrité physique ainsi que pour celle de ses compagnons, danger qui
s'était déjà concrétisé par des actes ayant porté atteinte à l'intégrité physique et
devenant de plus en plus violents ; donc, légitimement, il aurait pu viser les agresseurs
afin de les mettre dans l'impossibilité de poursuivre leurs actes, même en cherchant à
limiter les dommages (par exemple en évitant d'atteindre des organes vitaux), puisqu'il
ne s'agissait pas d'une résistance passive et que l'agresseur n'avait pas non plus pris
d'otage en bouclier – les seuls cas où la doctrine et la jurisprudence concordent pour
exclure la légitimité de l'utilisation de l'arme directement contre l'agresseur.
Les arguments exposés ci-dessus permettent donc de conclure que le geste de
Placanica était justifié au regard de l'article 53 CP, d'autant plus que l'usage de l'arme,
absolument indispensable, a été adapté pour être le moins dangereux possible, puisque
les coups ont certainement été dirigés vers le haut et que ce n'est que du fait d'une
modification imprévisible de la trajectoire que l'un d'eux a atteint Carlo Giuliani. »
102. La juge estima ensuite devoir décider si M.P. avait agi en état de
légitime défense, critère « plus rigoureux » de neutralisation de la
responsabilité.
A cet égard, la juge estima que M.P. avait, à juste titre, eu l'impression
d'un danger pour son intégrité physique et celle de ses compagnons, et que
ce danger avait subsisté en raison du contexte violent. Selon la juge, pour
apprécier la nécessité de la riposte et la proportionnalité de celle-ci, il ne
fallait pas considérer la situation isolée de Carlo Giuliani et évaluer son
geste séparément (il avait soulevé un extincteur vide) ; il fallait au contraire
considérer le geste de Carlo Giuliani comme l'une des phases d'une violente
agression contre la jeep, perpétrée par une foule de manifestants. Cette
agression n'était pas le seul fait de Carlo Giuliani, mais d'une foule
d'agresseurs. La riposte de M.P. devait ainsi être mise en rapport avec
celle-ci pour être appréciée dans son « contexte ».
Compte tenu du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère
continu des actes de violence, des blessures des carabiniers présents dans la
jeep, de la difficulté pour le véhicule de s'éloigner de la place en raison de
problèmes de moteur, on pouvait dire que la riposte de M.P. avait été
nécessaire. Ensuite, la riposte avait été adéquate vu le degré de violence.
A cet égard, la juge affirma qu'il était certain que si M.P. n'avait pas sorti
son arme et tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur
– que M.P. avait déjà repoussé une fois avec sa jambe – avait pu pénétrer
dans la jeep il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y trouvaient. La
juge déclara que M.P. avait à disposition un seul moyen pour contrer
l'agression : son arme à feu. A cet égard, elle estima que M.P. en avait fait
un usage proportionné, dès lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux
manifestants de s'en aller pour que ceux-ci changent de comportement ;
puis, il avait tiré vers le haut. La juge conclut que M.P. avait agi en état de
légitime défense. Par ailleurs, elle précisa que le fait que M.P. avait pu voir
Carlo Giuliani – ce qu'affirmaient les experts du parquet et les requérants –
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 35
et le fait qu'il avait pris le risque de tuer ne changeaient rien à la conclusion,
dès lors que le geste de M.P. s'expliquait par la nécessité de défendre
l'intégrité physique des occupants de la jeep et était proportionné à
l'importance des biens à défendre et aux moyens dont il disposait pour cela.
103. La décision de classement sans suite était ainsi libellée :
« Il convient d'examiner la conduite de Placanica également à la lumière de la
persistance des conditions les plus limitatives exigées par l'article 52 CP, pour vérifier
si l'on peut invoquer aussi pour les circonstances factuelles et la réaction engagée les
éléments nécessaires à l'application de la cause plus rigoureuse de justification de la
légitime défense. Les circonstances factuelles et le contexte dans lequel Placanica a dû
agir ont été longuement présentés. Il ne fait pas de doute que dans cette situation –
similaire à celle qui, près de là, boulevard Torino, avait peu avant abouti à l'incendie
d'un véhicule blindé à l'intérieur duquel un cocktail Molotov avait été lancé –
Placanica a eu l'impression concrète qu'il y avait un danger d'atteinte à son intégrité et
à celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des blessures (selon
les pièces versées au dossier et les blessures signalées par les occupants de la jeep), et
que ce danger persistait malgré les sommations qu'il avait formulées à plusieurs
reprises en montrant l'arme. Il suffit d'observer les nombreuses photographies qui
montrent la jeep toujours encerclée par des manifestants défonçant les vitres du
véhicule avec des bâtons et des barres de fer, qu'ils introduisent à l'intérieur dans
l'intention manifeste, non seulement d'endommager le véhicule pour protester, mais
aussi de faire du mal à son équipage, et lançant vers le véhicule de très nombreuses
pierres, dont une grande partie ont pénétré à l'intérieur de l'habitacle et atteint les
occupants, pour avoir une idée de la violence concrète déchaînée et des dommages
ultérieurs qui auraient pu être causés aux occupants du véhicule. Il n'est pas possible
non plus d'étayer l'hypothèse soutenue au cours de l'audience par la défense de la
partie lésée, qui a avancé que les blessures à la tête de Placanica avaient pu être
occasionnées par le choc contre les leviers internes du gyrophare positionné sur le toit
de la jeep plutôt que par la conduite des manifestants. En dehors de la circonstance
objective que de nombreuses pierres souillées de sang ont été récupérées à l'intérieur
de la jeep, il convient de noter que le levier du gyrophare positionné sur le toit est
revêtu de plastique et inséré dans un élément à rotule couvert d'une coiffe protectrice
qui sert à orienter le phare, et le fait même que ce levier soit relié à un élément à rotule
prive l'ensemble de la rigidité nécessaire pour infliger aux passagers de la jeep des
blessures à la tête, encore moins des blessures avec écorchures de la nature de celles
signalées par Placanica. Pour en revenir à la situation effective, il ne fait pas de doute
que la réaction mise en œuvre a été nécessaire compte tenu de toutes les
circonstances, et en particulier du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés par ces
derniers pour agresser les personnes, de la durée des actes de violence, qui ne
cessaient pas malgré les nombreuses sommations des militaires, des blessures déjà
occasionnées à ces derniers, et enfin de la difficulté à quitter les lieux parce que le
moteur de la jeep avait calé, cet éloignement n'étant pas exigé mais ayant néanmoins
été tenté. Il s'ensuit que même l'analyse de l'adéquation de la réaction de défense face
à l'attaque, pour ce qui est de l'équivalence substantielle des biens mis en danger, ne
peut qu'aboutir à une conclusion positive, l'attaque contre la jeep des carabiniers
s'étant concrétisée par des actes non seulement dangereux, mais aussi en eux-mêmes
constitutifs d'une violation des droits, et en particulier de l'intégrité physique des
occupants du véhicule ; et il est incontestable à la lumière des circonstances factuelles
que, si Placanica n'avait pas extrait l'arme en menaçant les manifestants puis en tirant
les deux coups de feu, l'attaque n'aurait pas cessé et aurait certainement eu des
conséquences ultérieures plus graves et que, si l'extincteur que Placanica avait déjà
rejeté une fois d'un coup de pied avait pénétré dans l'habitacle et touché les carabiniers
déjà blessés, il leur aurait causé des blessures d'une grande gravité, voire pire.
36 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
L'existence d'un danger réel et d'une agression injuste ressort non seulement du niveau
de risque mais aussi du fait que l'agression était déjà en cours, et il convient de vérifier
si l'exigence de proportionnalité a été respectée, y compris en ce qui concerne les
moyens mis à disposition de l'agressé et les modalités de leur utilisation. Pour ce qui
est de la proportionnalité des moyens de défense par rapport à l'agression, la Cour de
cassation a à plusieurs reprises précisé que, aux fins de déterminer s'il y avait eu
légitime défense, la décision concernant la proportionnalité, qui doit être prise par
référence aux moyens dont dispose la personne agressée et aux biens protégés, ne peut
pas être qualitative mais uniquement relative. En effet, la mise en adéquation concerne
toujours le bien d'un agresseur et le bien d'un agressé, lequel, pour sa défense, n'est
pas à même dans la situation concrète de mesurer précisément le danger réel et les
effets de la réaction, de sorte que la proportionnalité n'est pas en cause quand bien
même le dommage infligé à l'agresseur serait d'une intensité légèrement supérieure à
celle du dommage menaçant la personne agressée » (en l'espèce, pour ce qui concerne
l'exception acceptée, l'inculpé s'était défendu en utilisant un fusil, unique instrument
dont il disposait à ce moment-là, pour neutraliser l'agression inattendue que la
victime, armée d'une barre de fer d'environ un mètre, avait auparavant déclenchée
contre le père de l'inculpé puis contre ce dernier, leur causant diverses blessures. Cour
de cassation, section I, arrêt no 08204 du 13/04/1987 – Catane). La Cour de cassation
a en outre établi que, pour ce qui est de la légitime défense, les expressions « nécessité
de défendre » et « à condition que la réaction de défense soit proportionnelle à
l'offense » contenues à l'article 52 CP, doivent s'entendre au sens où la réaction doit
être, vu les circonstances, la seule possible car ne pouvant être remplacée par une
autre moins dommageable qui serait également apte à protéger le droit (propre ou d'un
tiers) lésé » (Cour de cassation, Section I, arrêt no 02554 du 1/12/1995 – M.P. et
Vellino). Ces principes, sur lesquels s'alignent la jurisprudence constante et la doctrine
dominante, appliqués aux circonstances factuelles du décès tragique de Carlo Giuliani,
permettent de conclure également au respect de l'exigence de proportionnalité entre
les moyens offensifs dont disposaient les agresseurs et les moyens dont disposaient les
personnes agressées ; cette conclusion est justifiée par le fait que la notion de
proportionnalité doit faire référence non seulement aux biens objets du conflit, dont
on a parlé, mais également aux moyens utilisés pour les défendre. Mario Placanica
avait à disposition un seul moyen pour faire face à la violence déployée à son encontre
et à l'agression contre son intégrité physique, voire sa vie, et celle de ses
compagnons : son arme. Et, également à ce propos, les conclusions factuelles
semblent indiquer qu'il a utilisé ce moyen en l'adaptant de manière à infliger à
l'agresseur le minimum de dommages possibles, dans l'intention toutefois de le
dissuader d'agir et de le faire cesser. La Cour de cassation a en effet même précisé
qu'« aux fins de déterminer s'il y a eu légitime défense, la proportionnalité entre les
moyens défensifs à disposition de l'agressé et ceux utilisés doit être évaluée, quand on
ne dispose que d'un seul moyen mais que celui-ci peut être utilisé de manière diverse
et nuancée, pour mettre en regard les diverses utilisations possibles et l'usage qu'il est
choisi concrètement d'en faire en relation avec les modalités de l'agression perpétrée
ou de ses conséquences prévisibles, une telle situation étant en tous points identique à
celle dans laquelle l'évaluation doit être faite en mettant en regard plusieurs moyens à
disposition et celui qui a été utilisé. C'est pourquoi l'usage d'une arme à feu comme
moyen de défense doit être réservé, lorsque l'agression vise à infliger le maximum de
dommages à l'intégrité de la personne, à la seule mise en évidence de l'arme et à
l'adoption d'une attitude montrant que l'on est décidé à l'utiliser, en se limitant
toutefois à tirer en l'air et à terre, ou bien sur l'agresseur mais en prenant garde à ne
pas l'atteindre ou, au pire, à ne l'atteindre que dans des zones non vitales, donc dans le
seul but de décourager ou de blesser mais non d'ôter la vie » ; autrement dit « dans un
but de simple résistance ou d'atteinte à l'intégrité physique de l'agresseur » (Cass.
20.9.1982 – Tosani). Or, nonobstant le fait que de nombreuses photographies
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 37
montrent la jeep encerclée par les manifestants, d'où dépasse la main de Placanica
brandissant l'arme, et que les déclarations, versées au dossier, de la personne objet de
l'enquête mais également des agresseurs eux-mêmes témoignent des sommations
répétées de carabiniers ordonnant aux manifestants de s'éloigner, ce même matériel
photographique montre clairement que ces tentatives pour décourager l'agression n'ont
produit aucun effet sur le comportement des manifestants, qui ont continué à faire
preuve d'une violence extrême, poussant à la fin Placanica à se servir de l'arme,
unique moyen à sa disposition pour contrer la violence en cours. Qui plus est, la
conduite de Placanica paraît avoir respecté l'exigence de proportionnalité maximale
dans le cadre des modalités d'utilisation des moyens à sa disposition, si l'on considère
que, s'il avait voulu infliger à coup sûr un dommage à l'un ou l'autre de ses agresseurs,
il aurait pu diriger l'arme latéralement vers les vitres contre lesquelles se pressaient de
nombreux manifestants, alors que les conclusions techniques complexes attestent que
les coups de feu ont de manière certaine été tirés vers le haut ; le premier des deux
coups de feu, uniquement par une tragique fatalité, a causé la mort du jeune Giuliani.
En conséquence, que Placanica ait pu entrevoir Giuliani – comme l'a soutenu la
défense de la partie lésée et comme en ont également fait l'hypothèse les experts du
parquet – ou qu'il ne l'ait vraiment pas vu, comme cela semble plus probable, en tirant
du plus haut point que le lui permettait sa position et en acceptant peut-être le risque
que le coup de feu puisse atteindre des personnes qui se trouvaient là, son geste
semble justifié par une situation de légitime défense, attendu que le caractère
intentionnel dans la réalisation de l'événement voulu, voire simplement prévu, a
certainement été déterminé par la nécessité de défendre des droits injustement violés,
et que cette réaction de défense a respecté les limites de la proportionnalité, au regard
tant de la valeur des biens concernés que des moyens à disposition pour les protéger. »
104. Les demandes de la défense tendant à l'obtention d'un complément
d'enquête furent entièrement rejetées par la juge pour les motifs exposés
ci-après.
105. Quant à l'expertise médicolégale sur les causes de la mort de Carlo
Giuliani, qui visait en particulier à déterminer si celui-ci était encore vivant
au moment où la jeep avait roulé sur lui et, en conséquence, à vérifier si les
méthodes d'enquête appliquées étaient scientifiquement correctes :
« Il a déjà été dit qu'il n'y a dans le dossier aucun élément permettant de douter que
les vérifications ont été effectuées de manière scrupuleuse et que les méthodes
d'investigation employées par les experts étaient correctes ; c'est pourquoi cette
vérification supplémentaire demandée n'apparaît pas nécessaire. Nous faisons en outre
observer que la partie lésée, s'étant vu proposer de participer à l'autopsie du jeune
homme avec ses propres experts et donc de s'assurer que les méthodes d'enquêtes
appliquées étaient correctes, n'a pas jugé bon de se prévaloir de cette possibilité, ni de
procéder elle-même à des vérifications sur la dépouille du jeune homme qui, au
contraire, a été incinérée trois jours à peine après sa mort, ce qui a rendu impossible,
en admettant que cela eût été utile (ce qui n'est pas le cas), toute vérification
ultérieure. »
106. Quant à l'audition du chef de la police De Gennaro et du
sous-lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet des directives données pour
le maintien de l'ordre public et concernant la régularité de l'utilisation des
« étuis de cuisse » comme celui dont M.P. a extrait l'arme d'où est parti le
coup de feu qui a atteint Carlo Giuliani :
« Cette enquête paraît aussi parfaitement inappropriée pour la vérification des faits
tragiques qui ont entraîné la mort de Carlo Giuliani, attendu que les directives données
38 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
pour le maintien de l'ordre public ne peuvent avoir qu'un caractère général et ne
prévoient assurément pas des instructions applicables à des situations imprévisibles
d'attaques directes contre les personnes des militaires, telles que celles à laquelle le
carabinier Placanica a réagi ; la conduite de celui-ci, ainsi qu'il a été dit à maintes
reprises, se justifie tant par l'utilisation légitime de l'arme que par l'hypothèse plus
rigoureuse de la légitime défense. En ce qui concerne la demande de vérification de la
régularité de l'utilisation des « étuis de cuisse », et des modalités de cette utilisation
par les militaires de l'Arme des carabiniers, on ne comprend pas ce que ces éléments
pourraient apporter à l'enquête, étant entendu que la manière dont Placanica portait le
pistolet n'a aucune pertinence puisqu'il aurait pu légitimement, dans la situation
décrite, faire usage de l'arme quel que soit l'endroit où il la portait ou le lieu où il
l'avait prise. »
107. Quant aux recherches aux fins d'identification de la personne qui
pourrait avoir lancé la pierre susceptible d'avoir dévié la trajectoire de la
balle, afin de recueillir son témoignage au sujet de la trajectoire de cette
pierre :
« La vérification serait en pratique impossible, même si elle était jugée nécessaire,
attendu qu'il n'est pas réaliste de penser que des manifestants aient suivi la trajectoire
des pierres après les avoir lancées vers la cible choisie pour s'assurer qu'elles avaient
bien atteint cette cible ; les manifestants étaient davantage occupés à trouver de
nouveaux objets contondants à lancer sur les forces de l'ordre.
En outre, même en admettant la possibilité d'un tel témoignage de la part du
manifestant inconnu qui a paradoxalement, sans le vouloir, causé la mort d'un des
autres manifestants, il serait impossible d'identifier l'intéressé et ses déclarations ne
seraient de toute façon pas pertinentes par rapport aux conclusions techniques dont on
dispose. »
108. Quant à une nouvelle audition du manifestant M. Monai sur le
comportement des militaires à l'intérieur de la jeep Defender, sur le nombre
de manifestants qui se trouvaient à proximité du véhicule et sur la personne
qui, dans la jeep, a réellement saisi l'arme, à la lumière des déclarations
faites par M. Monai lors d'un précédent entretien, et quant à une nouvelle
audition d'E. Predonzani sur les mêmes circonstances, sur la position de
Giuliani avant qu'il n'ait été atteint par le tir mortel et sur le nombre de vitres
de la jeep qui étaient brisées :
« Toute nouvelle audition serait parfaitement inutile, compte tenu des déclarations
que Monai et Predonzani, très peu de temps après les faits et alors qu'ils en avaient un
souvenir plus vif qu'aujourd'hui, ont livrées en se présentant spontanément au parquet
afin de témoigner de ce qu'ils savaient sur les faits auxquels ils avaient pris part ainsi
que sur la mort tragique de Carlo Giuliani ; ces déclarations contiennent en effet des
détails extrêmement précis, qui ont été confirmés par les documents vidéo et
photographiques versés au dossier, au point de constituer une confirmation importante
des résultats des enquêtes techniques, alors que les différentes déclarations de
Predonzani et Monai, et en particulier de ce dernier, à des organes de presse écrite ou
de télévision n'ont aucune valeur judiciaire et que de toute façon leur contenu ne
nécessite aucun éclaircissement compte tenu de la reconstitution précise effectuée
immédiatement après les faits, qui a été confirmée par des données objectives telles
que des photographies et des films. Il ne paraît pas non plus pertinent de savoir
combien de vitres de la jeep étaient brisées puisqu'il est incontestable que certaines
vitres du côté droit l'étaient, ainsi que la vitre arrière. »
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 39
109. Quant à l'audition de Marco D'Auria, censée confirmer qu'aucun
cocktail Molotov n'avait été lancé place Alimonda, contrairement à ce qu'a
laissé entendre M.P., et permettre de déterminer la distance à laquelle il se
trouvait au moment de prendre la photographie sur laquelle les experts du
parquet se sont fondés pour effectuer la reconstitution balistique :
« Cette demande ne paraît pas non plus à même d'apporter une contribution
quelconque à l'enquête puisque la photographie prise par D'Auria n'a été qu'un des
éléments utilisés pour déterminer la position dans laquelle se trouvait Giuliani
lorsqu'il a été atteint par le coup de feu ; la distance entre la victime et la jeep a en
effet été calculée compte tenu de la position supposée des personnes qui figurent sur
les photographies par rapport à des éléments fixes tels que du mobilier urbain et des
panneaux de signalisation à partir desquels ont été effectuées des mesures concrètes ;
cette distance est confirmée par les déclarations des personnes qui se trouvaient à côté
de Giuliani.
Pour autant que Placanica aurait laissé entendre que des cocktails Molotov avaient
été lancés place Alimonda, comme il ressortirait de la demande de vérification
ultérieure, cette affirmation est inexacte. Placanica n'a en effet jamais affirmé que des
cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda : il a seulement indiqué qu'il
avait craint que tel fût le cas. »
110. Quant à l'audition du maréchal Primavera concernant le moment où
la vitre arrière du hayon de la jeep a été brisée :
« Il ne fait aucun doute que la vitre n'a pas été brisée par le coup de feu de Placanica,
puisqu'il est manifeste, d'après les photographies où l'on voit la main de Placanica
saisir le pistolet pour menacer les manifestants, que la vitre avait été brisée –
probablement par un jet de pierre – bien avant que Placanica ne tire le coup de feu qui
a causé la mort de Giuliani. La perception divergente de celui qui se trouvait dans une
autre jeep n'a pas influé sur la reconstitution des faits, lesquels ont été établis de
manière incontestable et sereine dans leur objectivité. »
111. Quant à l'obtention des images filmées sur la place Alimonda par
deux carabiniers dont les casques étaient équipés de caméras vidéo,
« étiquetées et remises au colonel Leso » :
« Il s'agit de matériels déjà versés au dossier, comme il ressort de la communication
des carabiniers de Gênes en date du 13/9/2001, qui donne acte de la transmission au
parquet de 17 vidéocassettes, dont 15 contiennent des images filmées en divers
endroits de la ville – parmi lesquels la rue Caffa – grâce aux caméras vidéo fixées sur
les casques de certains militaires ; deux autres vidéocassettes transmises contiennent
des images filmées depuis l'hélicoptère de l'Armée. »
112. Quant à l'audition du carabinier V.M. concernant les raisons pour
lesquelles le projectile a perdu sa chemise.
« La demande de la défense de la partie lésée repose sur les déclarations spontanées
de Mattioli, dont il ressort que « le fait d'entailler la pointe d'un projectile afin de lui
donner un meilleur pouvoir de fragmentation est une pratique répandue », ce qui
exclut automatiquement « l'intention de faire usage des armes à feu à des fins
d'intimidation. Elles servent à tuer du premier coup ».
Si l'on prend acte de la connaissance de cette pratique du fait de la déclaration de
Mattioli, on ne comprend pas quel intérêt il pourrait y avoir à ce qu'il soit entendu par
40 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
le parquet alors qu'on dispose déjà des conclusions des expertises balistiques
enregistrées, qui reposent sur des vérifications objectives ; étant entendu que
l'hypothèse de Mattioli ne peut être considérée que comme une référence à une
mauvaise pratique peu répandue, on comprend mal pour quel motif et sur la base de
quelles données objectives il faudrait l'attribuer au carabinier Placanica, attendu par
ailleurs que les autres balles trouvées dans le chargeur de son pistolet se sont avérées
parfaitement normales. »
113. Quant à l'expertise technique sur la jeep, dont l'objet était de
déterminer les causes des dégâts occasionnés au montant supérieur du
véhicule, au-dessus du deuxième « i » de l'inscription « carabinieri » :
« Les vérifications effectuées afin de déterminer l'origine des dégâts occasionnés au
hayon, imputables certainement au grand nombre de pierres et d'objets contondants
qui se sont abattus sur le véhicule, ont déjà été amplement exposées. Il est
incontestable que les dégâts dont il est question ici ne peuvent avoir une autre origine.
La nouvelle vérification demandée ne permettrait donc pas de dissiper les doutes de
la défense des opposants au sujet de la collision entre le projectile et une pierre,
puisqu'on ne peut certainement pas supposer qu'une seule pierre ait été lancée contre
le véhicule, qui a été cabossé en plusieurs endroits, puisque les objets lancés sur les
lieux et contre les véhicules des forces de l'ordre étaient très nombreux et ont causé
non seulement des lésions corporelles mais aussi les dégâts visibles sur la carrosserie
de la jeep. »
114. Quant à l'expertise technique collégiale sur les douilles saisies, dans
le but de vérifier de quelle arme elles ont été tirées, en élargissant la
vérification aux armes de tous les membres des forces de l'ordre présentes
sur la place Alimonda au moment où Carlo Giuliani a été atteint par la
balle :
« Il s'agit évidemment d'une vérification dénuée de toute utilité concrète. Il ne fait en
effet aucun doute, de l'aveu même de Placanica et d'après les résultats des expertises
effectuées, que c'est bien avec l'arme de ce dernier qu'a été tiré le coup de feu fatal à
Carlo Giuliani.
Les investigations menées à l'époque par le parquet pour vérifier si d'autres
membres des forces de l'ordre avaient utilisé leur arme à feu dans la zone de la place
Alimonda le 20 juillet 2001 ont en effet abouti à une réponse négative, sauf en ce qui
concerne les coups de feu d'intimidation que le carabinier Errichiello Massimiliano a
tirés dans la rue Tolemaide, au croisement avec la rue Armenia, afin d'éloigner
quelques manifestants armés de barres, de pierres et de pioches qui avaient encerclé
un autre véhicule blindé contre lequel ils lançaient des pierres. »
115. Concernant par ailleurs les critiques des avocats des requérants, qui
avaient fait valoir que de nombreux aspects de l'enquête avaient été
délégués aux carabiniers et qu'un grand nombre d'auditions avaient été
menées en présence de membres de l'Arme des carabiniers, la juge
s'exprima ainsi :
« On observe que de telles considérations peuvent à première vue sembler justifiées,
mais qu'elles n'ont cependant rien à voir avec les faits qui ont véritablement été établis
comme s'étant déroulés sur la place Alimonda et ayant entraîné la mort tragique du
jeune Giuliani, faits dont le déroulement dramatique a été reconstitué au moyen d'un
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 41
grand nombre de documents vidéo et photographiques versés au dossier et d'après les
déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'événement ; la profusion de ces
ressources et de ces détails ne peut pas – et ne doit pas – permettre qu'on prête
davantage attention à d'autres considérations parfaitement dénuées de pertinence. »
116. A la lumière de ces considérations, la juge des investigations
préliminaires conclut que « la preuve avait été faite que le carabinier M.P.
avait agi dans une situation justifiant qu'il ne soit pas condamné pour ces
faits et qu'aucun élément ne permettait de reconnaître la responsabilité du
carabinier F.C. dans la mort de Carlo Giuliani ». Partant, la juge décida de
classer l'affaire.
D. La Commission parlementaire d'enquête
117. Le 5 septembre 2001, une commission d'enquête parlementaire
entendit M. Lauro, un fonctionnaire de la police de Rome, qui avait
participé aux opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public à
Gênes.
118. M. Lauro déclara que les carabiniers étaient équipés de
laryngophones, instruments permettant de communiquer entre eux très
rapidement.
Appelé à expliquer pourquoi les forces de l'ordre se trouvant assez près
de la jeep (15 ou 20 mètres) n'étaient pas intervenues, M. Lauro répondit
que les hommes étaient en service depuis le matin et avaient eu plusieurs
accrochages pendant la journée. Il ajouta qu'il n'avait pas remarqué au
moment des faits qu'il y avait un groupe de carabiniers et de policiers qui
auraient pu intervenir.
Quant à la fonction des deux jeeps, M. Lauro expliqua que celles-ci
avaient apporté du ravitaillement aux alentours de 16 heures, qu'elles étaient
reparties et étaient réapparues environ une heure plus tard pour vérifier s'il y
avait des blessés.
En outre, M. Lauro déclara avoir appelé une ambulance pour Carlo
Giuliani, parce qu'il n'y avait pas de médecin sur place.
119. Le 20 septembre 2001, des parlementaires demandèrent au
Gouvernement d'expliquer les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre
déployées lors d'opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre
public étaient équipées de balles létales et non pas de balles en caoutchouc.
Les parlementaires prônaient l'utilisation de ce type de projectiles, arguant
que ceux-ci avaient été employés à plusieurs reprises avec succès dans des
pays étrangers.
Le représentant du Gouvernement répondit que la législation ne
prévoyait pas une telle possibilité et que, du reste, il n'était pas établi que de
telles munitions n'engendraient pas elles aussi des conséquences très graves
pour la victime. Enfin, il expliqua que des recherches sur l'opportunité
d'introduire des armes non létales étaient en cours.
42 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
E. Le jugement du tribunal de Gênes rendu dans le « procès des 25 »
120. Le 13 mars 2008, le tribunal de Gênes rendit public le jugement
prononcé à l'issue du procès intenté contre vingt-cinq manifestants pour
plusieurs infractions (notamment dégradation, vol, dévastation, saccage,
actes de violence à l'encontre de membres des forces de l'ordre) relatives à
la journée du 20 juillet 2001. Les ministères de l'Intérieur, de la Défense, de
la Justice, ainsi que le gouvernement, s'étaient constitués parties civiles. Le
jugement en question a été frappé d'appel et la procédure y relative est
pendante.
121. Ce jugement contribue à la compréhension des événements du
20 juillet 2001 (voir paragraphes 13-19 ci-dessus). Au cours des débats, lors
de 144 audiences, le tribunal de Gênes put notamment entendre de
nombreux témoins et examiner en détail l'abondante documentation
audiovisuelle.
122. Dans ses conclusions concernant l'attaque des carabiniers contre le
cortège des « Tute bianche », le tribunal estima que celle-ci avait été illégale
et arbitraire.
123. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal avait établi que les
manifestants des « Tute bianche » n'avaient pas commis d'actes significatifs
de violence à l'égard des carabiniers qui les avaient attaqués. L'usage
d'engins lacrymogènes et l'avancée des carabiniers vers le boulevard Torino
avaient eu lieu sans réelle nécessité d'employer la force. L'attaque avait été
menée contre des centaines de personnes inoffensives ; elle n'avait même
pas visé à isoler et bloquer les quelques personnes qui lançaient des objets
sur les carabiniers, qui avaient pu continuer à le faire tranquillement. Par
ailleurs, aucun ordre de se disperser n'avait été donné.
124. Le tribunal jugea ensuite que la charge consécutive avait également
été illégale et arbitraire. Elle n'avait pas été précédée par une sommation de
se disperser ; elle n'avait pas été ordonnée par l'officier qui en avait la
compétence. Elle n'avait pas été nécessaire : les images prouvaient que les
manifestants se tenaient immobiles derrière des boucliers en plexiglas, et
que les personnes participant au cortège ne lançaient pas d'objets, hormis
trois tirs provenant de l'extérieur du cortège. En outre, les forces de l'ordre
auraient eu le temps (environ une minute et demie) de demander des
instructions, ce qu'elles n'avaient pas fait. Enfin, le cortège était légal et les
manifestants n'avaient pas agressé les carabiniers.
125. Les modalités d'intervention avaient elles aussi été illégales : les
carabiniers avaient lancé des engins lacrymogènes à hauteur d'homme ;
beaucoup de manifestants présentaient des blessures infligées à l'aide de
matraques non régulières ; les blindés avaient défoncé les barricades et
poursuivi la foule jusque sur les trottoirs, avec l'intention manifeste de faire
mal.
126. En conséquence, le tribunal estima que le caractère illégal et
arbitraire des agissements des carabiniers justifiait les comportements de
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 43
résistance adoptés par les manifestants lors de l'usage de gaz lacrymogène et
lors de la charge du cortège, et puis les accrochages survenus dans les rues
latérales, rue Casaregis et rue d'Invrea, jusqu'à 15 h 30, soit jusqu'au
moment où les carabiniers avaient exécuté l'ordre d'arrêter et de laisser
passer le cortège. En conclusion, le tribunal jugea que les accusés s'étaient
trouvés dans une situation de « réponse nécessaire » face aux actes
arbitraires de la force publique, au sens de l'article 4 du décret législatif
no 288 de 1944.
127. En outre, le tribunal transmit le dossier au parquet, au motif que les
déclarations de M. Mondelli et de deux autres membres des forces de
l'ordre, selon lesquelles leur attaque avait été nécessaire pour riposter à
l'agression des manifestants, ne correspondaient pas à la réalité.
128. S'agissant du comportement adopté par les manifestants après
15 h 30, par contre, le tribunal estima qu'il n'était plus justifié par les
agissements de la force publique, dès lors que l'attaque illégale et arbitraire
avait cessé. Par conséquent, même si les manifestants avaient peut-être
gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus et d'injustices, leur
comportement à ce stade n'était plus défensif mais plutôt dû à un désir de
vengeance et, comme tel, injustifié et punissable.
129. Pour ce qui est spécifiquement des faits survenus place Alimonda,
le tribunal de Gênes considéra que l'attaque ordonnée par le fonctionnaire de
police Lauro à l'encontre du groupe de manifestants n'avait été ni illégale ni
arbitraire. De ce fait, la violente réaction des manifestants qui avait suivi, à
savoir la poursuite des carabiniers et l'assaut contre la jeep, ne pouvait pas
passer pour une réaction de défense contre un comportement arbitraire des
forces de l'ordre.
130. Quant à la conduite des carabiniers à bord de la jeep, ceux-ci
avaient pu imaginer faire l'objet d'une tentative de lynchage. Le fait que les
manifestants en question – à la différence des groupes de black blocks – ne
disposaient pas de cocktails Molotov et n'étaient donc pas en mesure
d'incendier le véhicule était un élément appréciable ex post. Selon le
tribunal, on ne pouvait pas reprocher aux occupants de la jeep de ne pas
avoir raisonné ainsi et d'avoir cédé à la panique.
131. Le tribunal estima que Carlo Giuliani se trouvait à quatre mètres de
la jeep lorsqu'il avait été abattu. F.C. avait déclaré qu'avec son masque à gaz
il n'avait qu'une vision partielle. M.P. avait dit ne pas avoir compris
pourquoi le véhicule dans lequel il était monté ne l'avait pas amené à
l'hôpital et s'était mis à suivre le contingent. Il voyait uniquement ce qui se
passait dans l'habitacle. Au moment du tir, M.P. était allongé et avait les
pieds vers la porte arrière du véhicule. Il avait pris Raffone sur lui et ne
voyait pas sa propre main : il ne pouvait pas dire si sa main s'était trouvée à
l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitacle. En tout cas, il avait tiré vers le haut.
Le jugement du tribunal mentionne que l'expert Marco Salvi, qui avait
autopsié le corps de Carlo Giuliani avait déclaré, quant à lui, que la
trajectoire du tir mortel indiquait un tir direct (« la traiettoria rimandava ad
44 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
uno sparo diretto »). Quant au fragment métallique logé dans le corps de la
victime, Salvi déclara qu'il était très difficile de le trouver.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Usage légitime des armes
132. L'article 53 du code pénal (CP) prévoit que ne peut être sanctionné
« l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction,
fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de
coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser une
violence ou de vaincre une résistance à l'autorité, et, en tout cas, s'il s'agit
d'empêcher l'accomplissement de faits délictueux tels que massacre,
naufrage, submersion, désastre aéronautique, désastre ferroviaire, homicide
volontaire, hold up et enlèvement de personne (...). La loi prévoit d'autres
cas où l'usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique est
autorisé ».
2. Légitime défense
133. L'article 52 CP prévoit que ne peut être sanctionné « quiconque a
commis une infraction pour y avoir été contraint par la nécessité de défendre
son droit ou le droit d'autrui contre le danger actuel d'une offense injuste, à
condition que la réaction de défense soit proportionnée à l'offense ».
3. Excès involontaire
134. Aux termes de l'article 55 CP, en cas notamment de légitime
défense ou d'usage légitime des armes, lorsque l'intéressé a par imprudence
(« colposamente ») dépassé les limites établies par la loi ou par l'autorité ou
par la nécessité, son comportement est punissable comme comportement
involontaire, dans la mesure où la loi le prévoit.
4. Dispositions sur la sûreté publique
135. Les articles 18-24 du code (Testo Unico) de la sûreté publique du
18 juin 1931 régissent le déroulement des réunions publiques et des
rassemblements en lieu public. Lorsqu'une réunion ou un rassemblement en
lieu public ou ouvert au public est susceptible de mettre en danger l'ordre
public ou la sûreté, ou lorsque des infractions sont commises, la réunion
peut être dissoute. Avant de procéder à la dissolution d'une telle réunion, les
participants sont invités par les forces de l'ordre à se disperser. Si cette
invitation reste sans effet, la foule est formellement sommée, à trois
reprises, de se disperser. Si les trois sommations restent sans effet ou si
celles-ci ne peuvent avoir lieu pour cause de révolte ou d'opposition, les
officiers de la sûreté publique ou des carabiniers ordonnent que la réunion
ou le regroupement soient dissous par la force. Cet ordre est exécuté par la
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 45
force publique et par la force armée, sous le commandement des chefs
respectifs. Quiconque refuse d'obéir à l'ordre de dispersion est puni d'une
peine d'emprisonnement (d'une durée minimum d'un mois et maximum d'un
an) et d'une amende (de 30 et 413 euros).
5. Réglementation de l'usage des armes
136. Une directive du ministère de l'Intérieur, datée de février 2001 et
adressée aux questori, contient des dispositions générales sur l'usage des
engins lacrymogènes et des matraques (sfollagente). L'usage de ce matériel
doit être ordonné de manière expresse et claire par le responsable du
service, après consultation du questore. Le personnel doit en être informé.
6. Enquête préliminaire et partie lésée
137. Les articles pertinents du code de procédure pénale (CPP)
disposent :
Article 79
« La constitution de partie civile a lieu à partir de l'audience préliminaire (...) »
Article 90
« La partie lésée exerce les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus
par la loi et peut en outre, à tout stade de la procédure, présenter des mémoires et,
excepté en cassation, indiquer des éléments de preuve. »
Article 101
« La partie lésée peut nommer un représentant légal pour l'exercice des droits et des
facultés dont elle jouit (...) »
Article 359 § 1
« Lorsque le parquet effectue des investigations techniques (...) nécessitant une
compétence particulière, il peut nommer des experts et s'en prévaloir. Ceux-ci ne
peuvent pas refuser leur contribution. »
Article 360
« 1. Lorsque les investigations techniques (...) sont à effectuer sur des personnes,
objets ou lieux susceptibles de modification, le parquet informe sans délai le prévenu,
la partie lésée et les défenseurs de la date, de l'heure et du lieu fixés (...) et de la
faculté de nommer des experts.
(...)
46 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
3. Les défenseurs et les experts nommés le cas échéant ont le droit d'assister à la
nomination des experts, de participer aux investigations techniques et de formuler des
observations. »
Article 392
« 1. Au cours des investigations préliminaires, le parquet et le prévenu auteur
présumé de l'infraction (persona sottoposta alle indagini) peuvent demander au juge
un incident probatoire (...) »
« 2. Le parquet et le prévenu peuvent demander au juge d'ordonner une expertise,
lorsque celle-ci pourrait entraîner une suspension (du procès) d'au moins soixante
jours si ordonnée pendant les débats ».
Article 394
« 1. La partie lésée peut demander au ministère public de provoquer un incident
probatoire (incidente probatorio).
2. Si le parquet ne fait pas droit à cette demande, il doit motiver sa décision et la
notifier à la partie lésée. »
Article 409
« 1. Hormis l'hypothèse où il y a eu opposition à la demande de classement sans
suite, si le juge accepte la demande de classement il prononce par ordonnance le
classement sans suite et restitue le dossier au parquet. (...)
2. Si le juge rejette la demande de classement sans suite, il fixe la date de l'audience
en chambre du conseil et en informe le parquet, le prévenu et la partie lésée. La
procédure se déroule conformément à l'article 127. Les actes sont déposés au greffe
jusqu'au jour de l'audience, et le défenseur peut en faire une copie.
3. Le juge informe de l'audience le procureur général près la cour d'appel.
4. Après l'audience, le juge peut indiquer par ordonnance au parquet les actes
complémentaires d'enquête qu'il estime nécessaires, et fixe un délai.
5. Lorsqu'il n'est pas nécessaire de procéder à des actes complémentaires d'enquête
et que le juge rejette la demande de classement sans suite, il demande au parquet de
formuler l'accusation dans les dix jours (...).
6. La décision de classement sans suite ne peut être attaquée devant la Cour de
cassation que pour cause de nullité au sens de l'article 127 § 5. »
Article 410
« 1. En s'opposant à la demande de classement sans suite, la partie lésée demande
que l'enquête se poursuive. Elle indique l'objet du complément d'enquête et les
moyens de preuve, sous peine d'irrecevabilité.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 47
2. Lorsque l'opposition est irrecevable et les soupçons sont infondés, le juge classe
la procédure sans suite par ordonnance et restitue le dossier au parquet.
3. Dans les hypothèses non couvertes par l'alinéa 2, le juge décide conformément à
l'article 409 §§ 2, 3, 4, 5. S'il y a pluralité de parties lésées, l'avis est notifié
uniquement à l'opposant. »
6. Inhumation et incinération
138. L'article 116 des dispositions d'exécution du CPP, relatif aux
investigations sur le décès d'une personne lorsqu'il y a soupçon de crime,
énonce :
« Au cas où, s'agissant du décès d'une personne, il y a un soupçon de crime, le
parquet vérifie la cause du décès et, s'il l'estime nécessaire, ordonne une autopsie
selon la procédure prévue à l'article 369 du code de procédure ou bien en demandant
un incident probatoire (...)
(...) L'inhumation ne peut avoir lieu sans l'ordre du procureur de la République. »
139. L'article 79 du décret du Président de la République no 285 du
10 septembre 1990 prévoit que l'incinération d'un cadavre doit être autorisée
par l'autorité judiciaire lorsque la mort est soudaine ou suspecte.
III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Principes de base de l'ONU sur le recours à la force et
l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application
des lois
140. Adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations
unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, ces
principes disposent en leurs parties pertinentes :
« 1. Les pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des
réglementations sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu contre les
personnes par les responsables de l'application des lois. En élaborant ces
réglementations, les gouvernements et les services de répression garderont
constamment à l'examen les questions d'éthique liées au recours à la force et à
l'utilisation des armes à feu.
2. Les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de
moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l'application des lois
de divers types d'armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la
force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non
meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter
de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. Il
devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables de
l'application des lois d'équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets
antiballes et véhicules blindés afin qu'il soit de moins en moins nécessaire d'utiliser
des armes de tout genre.
48 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
(...)
9. Les responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu
contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre
une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction
particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour
procéder à l'arrestation d'une personne présentant un tel risque et résistant à leur
autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et seulement lorsque des mesures moins
extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne
recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est
absolument inévitable pour protéger des vies humaines.
10. Dans les circonstances visées au principe 9, les responsables de l'application des
lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur
intention d'utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que
l'avertissement puisse être suivi d'effet, à moins qu'une telle façon de procéder ne
compromette indûment la sécurité des responsables de l'application des lois, qu'elle ne
présente un danger de mort ou d'accident grave pour d'autres personnes ou qu'elle ne
soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l'incident.
11. Une réglementation régissant l'usage des armes à feu par les responsables de
l'application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après :
a) Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l'application des
lois sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d'armes à feu et de
munitions autorisés ;
b) S'assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances
appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;
c) Interdire l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des
blessures inutiles ou présentent un risque injustifié ;
d) Réglementer le contrôle, l'entreposage et la délivrance d'armes à feu et prévoir
notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de
l'application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur
sont délivrées ;
e) Prévoir que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas
d'utilisation d'armes à feu ;
f) Prévoir un système de rapports en cas d'utilisation d'armes à feu par des
responsables de l'application des lois dans l'exercice de leurs fonctions.
(...)
18. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les
responsables de l'application des lois sont sélectionnés par des procédures
appropriées, qu'ils présentent les qualités morales et les aptitudes psychologiques et
physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et qu'ils reçoivent une
formation professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier
périodiquement s'ils demeurent aptes à remplir ces fonctions.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 49
19. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les
responsables de l'application des lois reçoivent une formation et sont soumis à des
tests selon des normes d'aptitude appropriées sur l'emploi de la force. Les
responsables de l'application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne
doivent être autorisés à en porter qu'après avoir été spécialement formés à leur
utilisation.
20. Pour la formation des responsables de l'application des lois, les pouvoirs publics
et les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions d'éthique
policière et de respect des droits de l'homme, en particulier dans le cadre des enquêtes,
et aux moyens d'éviter l'usage de la force ou des armes à feu, y compris le règlement
pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et les méthodes de
persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les moyens techniques, en vue
de limiter le recours à la force ou aux armes à feu. Les autorités de police devraient
revoir leur programme de formation et leurs méthodes d'action en fonction d'incidents
particuliers.
(...) »
B. Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (CPT)
141. Le passage pertinent du rapport relatif à la visite effectuée en Italie
en 2004, rendu public le 17 avril 2006, se lit comme suit :
« 14. Le CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes
concernant les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes
(du 20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d'informer le Comité
sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements formulées à l'encontre
des forces de l'ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l'occasion de la visite,
une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours.
Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de l'évolution des poursuites
judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre, il souhaite recevoir des
informations détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à
éviter le renouvellement d'épisodes similaires dans le futur (par exemple, au
niveau de la gestion des opérations de maintien de l'ordre d'envergure, au niveau
de la formation du personnel d'encadrement et d'exécution, et au niveau des
systèmes de contrôle et d'inspection).1
15. Dans son rapport sur la visite en 2000, le CPT avait recommandé que des
mesures soient prises en matière de formation des membres des forces de l'ordre, plus
particulièrement en ce qui concerne l'intégration des principes des droits de l'homme à
la formation pratique – initiale et continue – à la gestion des situation à haut risque,
telles que l'appréhension et l'interrogatoire de suspects. Dans leurs réponses, les
autorités italiennes ont seulement fourni des informations de nature générale sur la
composante « droits de l'homme » de la formation proposée aux membres des forces
de l'ordre. Le CPT souhaite recevoir des informations plus détaillées – et mises à
jour – sur cette question (...) »
1. En gras dans le texte
50 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA
CONVENTION
142. Les requérants se plaignent que Carlo Giuliani a été tué par les
forces de l'ordre et que les autorités n'ont pas protégé sa vie, ni mené une
enquête effective sur sa mort. Ils invoquent l'article 2 de la Convention,
ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être
infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale
prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les
cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une
personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Arguments des parties
1. Les requérants
a) Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention
143. Se référant à la jurisprudence de la Cour (notamment aux affaires
Şimşek et autres c. Turquie, nos
35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005,
Sergueï Chevtchenko c. Ukraine, no 32478/02, 4 avril 2006, Erdoğan et
autres c. Turquie, no 19807/92, 25 avril 2006), les requérants rappellent que
la Cour a le pouvoir de prendre en compte tous les éléments du dossier afin
d'apprécier s'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention. De ce fait,
elle peut parvenir à des conclusions différentes de celles figurant dans les
décisions nationales. Les intéressés demandent dès lors à la Cour de ne pas
limiter son examen aux conclusions de l'enquête pénale interne.
144. Les requérants estiment que les actes de M.P. mettent en cause la
responsabilité de l'Etat et affirment l'existence d'un lien de causalité entre le
coup de feu tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Selon eux, il faut s'en
tenir à ce que l'autopsie a constaté, à savoir que M.P. a tiré du haut vers le
bas et a atteint la victime.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 51
145. Quant à la « théorie de la pierre », ils observent que celle-ci n'a
jamais rencontré leur accord et renvoient sur ce point à leur opposition au
classement sans suite ainsi qu'au procès-verbal de l'audience devant la juge
des investigations préliminaires. Les requérants se réfèrent à l'opinion de
leur expert, M. Gentile, qui dans son rapport a affirmé que le projectile ne
s'était pas fragmenté en atteignant le corps de la victime ; toutefois, dès lors
que l'on ne disposait pas du projectile et que l'on ne connaissait ni la forme,
ni les dimensions ni la masse de la « cible intermédiaire », il était
impossible de formuler une hypothèse scientifique quant au type de
« traumatisme » subi par le projectile dans sa trajectoire et de soutenir que
celle-ci avait été déviée. En outre, les autres experts chargés par eux de
reconstituer le déroulement des faits ont exclu que « la pierre » se soit
fragmentée après collision avec le projectile tiré par M.P. et ont estimé
qu'elle s'était fragmentée contre la jeep.
146. Les requérants allèguent ensuite que les occupants de la jeep ne se
trouvaient pas en danger de mort, puisqu'il s'agissait d'une jeep Defender,
véhicule qui, même non blindé, est suffisamment robuste. En outre, le
nombre de manifestants visibles sur les images ne dépasse pas la douzaine.
Ceux-ci n'avaient pas d'armes létales. En outre, les images montrent bien
que les manifestants n'avaient pas encerclé la jeep : il n'y avait aucun
manifestant ni à gauche ni devant le véhicule. A bord de la jeep, il y avait un
bouclier, comme les photographies le prouvent. M.P. portait un gilet pare-
balles et avaient deux casques à sa disposition. Enfin, d'autres forces de
l'ordre étaient à proximité. Quant aux blessures de M.P. et D.R., les
requérants estiment qu'aucun élément ne prouve qu'elles ont été infligées au
moment des faits.
147. Selon les requérants, il y a eu en l'espèce un usage disproportionné
de la force. Les éléments suivants viennent selon eux corroborer cette
thèse : M.P. a tiré du haut vers le bas, selon l'autopsie et ce que l'on peut
déduire des déclarations de l'intéressé. Ce dernier n'a jamais affirmé avoir
tiré vers le haut et a déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment du
tir. Selon les requérants, cela signifie que M.P. a admis avoir tiré à hauteur
d'homme et qu'il n'a pas tiré dans le but de contrer un acte de violence
illégal émanant de Carlo Giuliani. En outre, M.P. n'a pas donné
d'avertissements clairs quant à son intention d'utiliser l'arme à feu. Les
images versées au dossier montrent bien que le pistolet est tenu
horizontalement et vers le bas. Les requérants observent ensuite que
certaines des photographies prises lors des faits montrent un bouclier de
carabinier servant de protection à la place de l'une des vitres cassées de la
jeep. Enfin, les balles létales dont disposaient les carabiniers renforcent la
thèse de l'usage excessif de la force. La responsabilité de l'Etat se trouve
donc engagée du fait des actes de M.P.
52 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
148. Les requérants estiment ensuite que la responsabilité de l'Etat est
également engagée en raison des défaillances dans la planification,
l'organisation et la gestion de l'opération de maintien de l'ordre, et des
lacunes du cadre normatif.
149. Selon les requérants, un premier problème est posé par le fait que
les forces de l'ordre n'ont pas bénéficié d'un cadre normatif approprié, mis
en place par le droit interne et la pratique. Le droit interne a rendu inévitable
l'usage de l'arme à feu, ce que démontre le fait que l'enquête a été classée
sans suite parce que la conduite de M.P. relevait des articles 52 et 53 CP.
Les requérants allèguent que le droit interne en matière d'usage des armes
par les forces de l'ordre est inadéquat, dépassé et non conforme aux normes
internationales. Ils arguent qu'à la lumière de la jurisprudence de la Cour
(Erdoğan et autres, précité ; Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99,
23 février 2006 ; Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et
43579/98, CEDH 2005-VII ; Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99,
CEDH 2004-XI), un contexte normatif (législatif et administratif) déficient
abaisse le niveau de protection légale du droit à la vie qui est requis dans un
Etat démocratique ; en l'espèce, il n'y avait pas assez de mesures préventives
et il n'y a pas eu de lignes de conduite claires et de critères présidant à
l'usage de la force et des armes à feu. S'agissant des dispositions de droit
interne, les requérants observent que l'article 53 CP et l'article 24 du code de
la sûreté publique ne sont pas compatibles avec l'article 2 de la Convention
et les normes internationales, ce en raison de l'époque où ils ont été adoptés
(époque fasciste) et de leur contenu, qui reflète ce contexte. A cet égard, les
requérants estiment que la notion de « nécessité » légitimant l'usage des
armes et la notion d'« usage de la force » ne sont pas équivalentes aux
principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg relative au recours aux
armes, qui se fonde sur l' « absolue nécessité ». En outre, l'article 52 CP
prévoit que la légitime défense s'applique lorsque « la réaction de défense
[est] proportionnée à l'offense » ; or cela n'équivaut guère aux formules
« absolument inévitable pour protéger des vies humaines » et « strictement
proportionné [aux circonstances] » qui figurent dans la jurisprudence de la
Cour.
150. En outre, il n'y pas eu en matière d'usage des armes à feu de
dispositions réglementaires claires et conformes aux normes internationales.
En effet, aucun des ordres de service du questore de Gênes soumis par le
Gouvernement ne réglemente l'usage des armes à feu. Les requérants se
réfèrent aux Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des
armes à feu par les responsables de l'application des lois, adoptés par le
huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le
traitement des délinquants, qui s'est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au
7 septembre 1990. Ils renvoient en particulier à l'obligation pour les
pouvoirs publics et les autorités de police d'adopter et d'appliquer des
dispositions sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les
responsables de l'application des lois (principe no 1). Ils invoquent
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 53
également le principe no 11, selon lequel la réglementation régissant l'usage
des armes à feu doit notamment : spécifier les circonstances dans lesquelles
les responsables de l'application des lois sont autorisés à porter des armes à
feu ; prescrire les types d'armes à feu et de munitions autorisés ; s'assurer
que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées
et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ; interdire
l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures
inutiles ou présentent un risque injustifié.
151. Un autre problème réside dans la sélection et la formation du
personnel. A cet égard, les requérants allèguent que la compagnie de
carabiniers CCIR était commandée par des personnes expérimentées dans le
domaine des missions de police militaire internationale à l'étranger mais
dépourvues d'expérience en matière de maintien et de rétablissement de
l'ordre public. Les officiers Leso, Truglio et Cappello avaient précédemment
eu des expériences internationales (par exemple en Somalie). Quant à
l'expérience du personnel en général, les requérants observent qu'aucun
règlement contenant des critères de recrutement et de sélection pour des
opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public n'était en
vigueur au moment des faits. Cela est contraire aux principes nos
18 et 19
énoncés par l'ONU. Le Gouvernement n'a d'ailleurs pas précisé les
conditions minimales pour qu'un carabinier soit déployé lors d'une grande
opération de maintien et de rétablissement de l'ordre public. Quant à
l'expérience des troupes employées à Gênes, les requérants arguent qu'il
s'agissait pour les trois quarts de jeunes faisant leur service militaire au sein
de l'Arme des carabiniers ou juste nommés auxiliaires (carabinieri di leva,
carabinieri ausiliari), ce qui donne une idée de leur inexpérience.
Concernant en particulier les trois carabiniers à bord de la jeep : D.R. avait
dix-neuf ans et six mois au moment des faits et effectuait son service
militaire depuis quatre mois ; M.P. n'avait pas encore vingt ans et était en
service depuis moins de dix mois ; F.C. n'avait pas encore vingt-quatre ans
et était en service depuis vingt-deux mois. Quant au stage de formation
d'une semaine à Velletri mentionné par le Gouvernement, les requérants
observent qu'il ne s'agissait pas d'une formation ayant pour objet la
connaissance des normes internationales en vue de réduire au maximum les
risques pour la vie des manifestants ; il s'agissait plutôt d'un entraînement de
guerre, puisque les instructeurs – tel le capitaine Cappello – avaient acquis
une expérience professionnelle militaire à l'étranger. Or cela serait
incompatible avec le principe no 20 de l'ONU. Les requérants rappellent
enfin les observations formulées par le Comité européen pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
dans son rapport relatif à la visite en Italie rendu public le 17 avril 2006
(voir les textes internationaux pertinents ci-dessus).
152. L'équipement des carabiniers serait également problématique, car
non conforme au principe no 2 de l'ONU étant donné que les intéressés
étaient équipés uniquement de balles létales et non pas de balles en
54 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
caoutchouc. En outre, un certain nombre de carabiniers aurait utilisé des
armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques.
153. Les requérants se penchent ensuite sur l'ordre de service du
19 juillet 2001 et observent que celui-ci avait profondément modifié les
instructions précédentes, en ce qu'il avait prévu un dispositif de défense
dynamique impliquant la mobilité des carabiniers alors qu'auparavant il
s'agissait d'une organisation statique. En outre, l'ordre de service du
19 juillet avait autorisé, en plus des manifestations statiques, le cortège des
« Tute bianche ». De surcroît, cet ordre de service n'aurait pas été diffusé de
manière adéquate. En témoigneraient les déclarations faites au « procès des
25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par l'officier des carabiniers
Zappia, le premier ayant affirmé avoir été informé par radio des
modifications le 20 juillet au matin, le deuxième ayant indiqué que l'ordre
de service était tombé à 3 heures du matin le 20 juillet. M. Lauro avait en
outre précisé que le 19 juillet on lui avait dit qu'aucun cortège n'était
autorisé le lendemain et qu'il devait commencer son service à 6 heures à un
endroit donné, alors que dans la matinée du 20 juillet il avait reçu par radio
d'autres instructions selon lesquelles le début de son service était fixé à
10 heures à un autre endroit. Enfin, il avait affirmé ne pas avoir su qu'il
devait y avoir un cortège (déclarations de M. Lauro à l'audience du 26 avril
2005, lors du « procès des 25 » ; déclarations de M. Zappia à l'audience du
3 mai 2005, lors du même procès). Enfin, les requérants allèguent que les
forces de l'ordre sélectionnées et déployées à Gênes ne connaissaient pas la
ville et ses routes. Ils renvoient sur ce point à plusieurs déclarations livrées
au « procès des 25 » (M. Mondelli, audience du 16 novembre 2004 ;
M. Bruno, même audience ; M. Fiorillo, audience du 8 février 2005 ;
M. Lauro, audience du 26 avril 2005 ; M. Mirante, 15 mars 2005).
154. Les requérants soutiennent ensuite que les autorités italiennes n'ont
pas pris les mesures nécessaires pour protéger la vie des personnes pendant
la gestion des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public
et qu'elles n'ont pas été capables d'évaluer le risque de manière adéquate. A
cet égard, ils observent que M.P. a été considéré par son supérieur, le
capitaine Cappello, comme étant inapte psychiquement et physiquement à
poursuivre son service. De ce fait, le lance-lacrymogène et les engins
lacrymogènes lui ont été retirés. Les requérants se demandent dès lors
pourquoi le pistolet muni de balles létales ne lui a pas été retiré aussi. Cela
représente pour les requérants un élément permettant, à lui seul, d'établir la
violation de l'article 2 de la Convention.
155. Les requérants observent en outre que la jeep dans laquelle se
trouvait M.P. était une jeep non blindée et que malgré cela elle a été laissée
sans protection. Les raisons pouvant expliquer la présence des jeeps en
queue de peloton, lorsque celui-ci est parti à l'assaut d'un groupe de
manifestants, n'apparaissent pas dans le dossier d'enquête. Les responsables
Lauro et Cappello ont déclaré au « procès des 25 » ne pas s'être aperçus que
les deux jeeps suivaient. Le deuxième aurait déclaré : « la jeep qui suit doit
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 55
être blindée, sinon c'est du suicide » (audiences du 26 avril et du
20 septembre 2005). Quoi qu'il en soit, les requérants estiment que le fait
qu'aucune surveillance n'ait été assurée sur les deux jeeps qui suivaient la
compagnie, si bien qu'elles ont pu suivre le peloton une fois celui-ci parti à
l'attaque des manifestants, révèle la désorganisation et l'absence d'une
chaîne de commandement claire.
156. Les requérants observent que le système de communication a
également connu des dysfonctionnements du fait de sa structure, puisque
beaucoup de policiers et carabiniers devaient communiquer avec la centrale
opérationnelle et que policiers et carabiniers ne pouvaient pas communiquer
par radio directement entre eux.
157. Enfin, les requérants déclarent ne pas comprendre pourquoi, malgré
leur proximité, les forces de l'ordre présentes sur les lieux ne sont pas
intervenues. A leur avis, les policiers qui se trouvaient non loin ont
forcément dû voir la scène.
158. De surcroît, les requérants allèguent que l'absence de secours
immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé et les passages de la jeep
sur son corps ont contribué au décès de leur proche.
b) Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention
159. Les requérants soutiennent que l'enquête n'a pas été effective au
sens de l'article 2 de la Convention. De ce fait, ils invitent la Cour à
considérer avec prudence les conclusions de l'autorité judiciaire nationale
(Erdoğan et autres, précité). Selon eux, l'enquête menée par les autorités
nationales a été défaillante tant sur le plan de son étendue qu'à cause de
nombreux dysfonctionnements et du manque d'impartialité.
160. S'agissant de l'étendue de l'enquête, les requérants observent qu'à
aucun moment il n'a été question d'évaluer la responsabilité globale des
autorités quant aux défaillances dans la conduite des opérations et quant à
leur incapacité à assurer un usage proportionné de la force pour disperser les
manifestants (Şimşek et autres, précité). L'enquête n'a pas porté sur la
planification et la coordination des opérations (Erdoğan et autres, précité).
Elle n'a pas non plus porté sur les instructions données aux membres des
forces de l'ordre, ni sur les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre
n'avaient que des balles létales (ibidem). Le parquet semble avoir accepté la
version des faits livrée par les membres des forces de l'ordre sans se poser
d'autres questions sur les circonstances factuelles. Il ne s'est jamais demandé
si les supérieurs de M.P. pouvaient être tenus pour responsables du fait
qu'ils avaient laissé une arme létale entre les mains d'un carabinier alors que
l'état psychologique et physique de celui-ci le rendait inapte à poursuivre
son service.
161. Les requérants rappellent que, pour sa défense, le Gouvernement a
plaidé l'impossibilité d'étendre l'enquête au motif que le parquet ne pouvait
agir que par rapport à la personne soupçonnée d'avoir commis l'infraction.
Une enquête sur les décisions politiques et d'organisation était exclue, dès
56 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
lors que le parquet ne pouvait examiner le bien-fondé des choix
opérationnels effectués pendant le G8.
Selon les requérants, si cela est vrai, c'est le droit national qui est
incompatible avec l'article 2 de la Convention, dans la mesure où il ne
permet pas que l'enquête soit étendue à la recherche des responsabilités
quant à la planification, l'organisation et la gestion des opérations, et les
circonstances du décès de la victime.
Cependant, vu que le parquet, dans sa demande de classement sans suite,
a fait état de dysfonctionnements (sans préciser leur nature), et vu que ce
constat n'a pas donné lieu à la recherche des causes et des responsabilités à
l'origine de ces dysfonctionnements, la violation de l'article 2 est également
liée au choix du parquet d'avoir une enquête incomplète.
162. Les requérants soulignent qu'ils se sont opposés au classement de
l'affaire et ont demandé, en vain, l'approfondissement et l'élargissement de
l'enquête. Ils reprochent aux enquêteurs de ne pas avoir entendu J.M., le
témoin ayant vu Carlo Giuliani vivant après le tir ; de ne pas avoir tenté
d'identifier le lanceur de « la pierre » ; de ne pas avoir enquêté sur la
régularité de l'arme de M.P. ; de ne pas avoir entendu le photographe auteur
du cliché qui montre Carlo Giuliani portant l'extincteur, de sorte que la
distance entre celui-ci et la jeep a été présumée et non confirmée ; de ne pas
avoir pris en compte l'hypothèse selon laquelle le projectile meurtrier avait
été modifié avant le tir (effet dum-dum), suivant la pratique en vigueur au
sein des forces de l'ordre ; de ne pas avoir entendu les hauts responsables de
la police.
163. Quant à la possibilité de participer à l'enquête du parquet, les
requérants observent d'emblée qu'ils n'ont jamais été « parties » à la
procédure, car en droit italien la constitution de partie civile n'est possible
que s'il y a renvoi en jugement. En tant que personnes lésées en l'absence de
renvoi en jugement, les requérants ont bénéficié d'un droit limité de
participation à l'enquête, droit qui est encore plus restreint lorsque le parquet
procède suivant l'article 360 du code de procédure pénale (investigations
techniques non répétables), dès lors que la loi ne prévoit pas dans ce cas la
possibilité pour la partie lésée de demander au parquet d'adresser au juge
une demande d'incident probatoire (et que c'est seulement en cas d'incident
probatoire que la partie lésée peut prier le juge de poser des questions aux
experts du parquet).
164. Les requérants se sont trouvés dans la situation des « investigations
techniques non répétables » lors de l'autopsie et de l'expertise collégiale.
En ce qui concerne spécifiquement l'autopsie, les requérants font en outre
observer que le parquet les a informés en fin de matinée que l'autopsie
commencerait à 15 heures, et que le délai était tellement court qu'eux-
mêmes et leur défenseur n'ont pas eu la possibilité de comprendre et
d'étudier la situation.
S'agissant des première et deuxième expertises balistiques, les requérants
admettent qu'ils avaient la possibilité théorique de prier le parquet d'adresser
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 57
au juge une demande d'incident probatoire ; toutefois, le parquet ayant lui-
même demandé un incident probatoire et ayant essuyé un refus, les
requérants n'avaient pas estimé utile de déposer pareille demande.
165. Enfin, les requérants observent qu'ils n'ont pu intervenir au moment
des premiers actes d'enquête confiés aux carabiniers (saisie de l'arme de
M.P. ; constat que l'arme était équipée d'un chargeur ; premières
investigations techniques sur le cadavre dans la salle mortuaire de l'hôpital ;
investigations techniques concernant la jeep à bord de laquelle s'était trouvé
M.P. ; relevés photographiques du matériel de M.P. au moment de la mort
de Carlo Giuliani ; vérifications concernant l'obturateur non original de
l'arme de M.P. ; saisie de la voiture), car leur intervention n'était pas prévue
par la loi.
166. Les requérants énumèrent ensuite plusieurs défaillances de
l'enquête :
– les projectiles n'ont jamais été retrouvés, de sorte qu'aucune véritable
expertise balistique n'a été possible. Seules deux douilles ont été retrouvées,
et il n'est pas certain qu'elles correspondent aux projectiles tirés par M.P.
(voir les première et deuxième expertises balistiques) ;
– un scanner avait permis de voir un fragment métallique logé dans la
tête de Carlo Giuliani. Or celui-ci n'a jamais été retrouvé et versé au
dossier ;
– l'intervention de l'autorité judiciaire sur place n'a pas été rapide et n'a
pas permis de préserver l'état des lieux ;
– l'arme, l'équipement et la jeep sont restés en possession des
carabiniers ;
– M.P., D.R., et F.C. ont eu un entretien avec leurs supérieurs avant
d'être entendus par le parquet et ont pu communiquer entre eux. Par ailleurs,
D.R. n'a été entendu qu'au lendemain des faits ;
– des membres des forces de l'ordre présents sur les lieux ont été
entendus avec beaucoup de retard (le capitaine Cappello a été entendu le
11 septembre 2001 ; son adjoint Zappia, le 21 décembre 2001).
– la juge des investigations préliminaires a également basé sa décision de
classement sans suite sur du matériel provenant d'un site internet anonyme ;
– il n'y a pas eu de procédure contradictoire, le classement sans suite
ayant empêché la tenue de débats contradictoires.
167. Les requérants remettent en cause l'impartialité de l'enquête en
raison du rôle joué par les carabiniers de Gênes (comando provinciale di
Genova), vu que, potentiellement, ces carabiniers auraient pu être entendus
si l'enquête avait été conforme à l'article 2 de la Convention. Ils observent
que :
– immédiatement après la mort de Carlo Giuliani, les trois carabiniers se
sont éloignés (avec la jeep et les armes) jusqu'au moment où, des heures
plus tard, le parquet a commencé les auditions. Ainsi, M.P., F.C. et D.R.
auraient été entendus par leurs supérieurs avant d'être entendus par le
parquet ;
58 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
– les carabiniers ont eu en main les premiers le pistolet de M.P. et ont
procédé à sa saisie ; ils ont déclaré que le chargeur de l'arme comptait moins
de quinze balles ;
– les premiers relevés techniques sur le cadavre auraient été faits par les
carabiniers ;
– les carabiniers ont procédé aux relevés techniques sur la jeep et ont eu
en leur possession ledit véhicule et le matériel se trouvant à bord, y compris
une douille ;
– ils ont effectué les relevés photographiques de l'équipement de M.P. ;
– ils ont été chargés de retrouver et transmettre à l'autorité judiciaire
l'ensemble des films et des photographies (aériennes et au sol) pris par les
carabiniers ou d'autres sujets, concernant les événements survenus le
20 juillet entre 12 heures et 18 heures près de la place Alimonda ;
– ils ont été priés de vérifier le matériel audiovisuel ;
– ils ont acté les déclarations faites au parquet.
168. Les requérants remettent ensuite en question l'impartialité de
l'enquête au motif que la police de Gênes (squadra mobile di Genova) aurait
dû être visée par l'enquête si celle-ci avait été conforme à l'article 2. A cet
égard, ils observent que le questore de Gênes était le plus haut responsable
de l'ordre public pendant le G8 ; que la centrale opérationnelle, pendant le
G8, se trouvait au siège de la questura de Gênes ; que les ordres d'attaquer
les manifestants ont été donnés par les fonctionnaires de police.
169. Les requérants remettent enfin en cause l'impartialité de l'expert
Romanini, choisi par le parquet pour coordonner la troisième expertise
balistique. Ils observent que cet expert avait fait paraître un article en
septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait
estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense. La question de son
incompatibilité avait été soulevée par le quotidien « Il Manifesto » le
19 mars 2003, à savoir avant la décision de classement du 5 mai 2003. Les
requérants n'ont pas eu la possibilité de demander l'exclusion de l'expert du
parquet, puisque l'affaire en est restée au stade de l'enquête préliminaire.
Les requérants soulignent l'importance que l'expertise de M. Romanini a
eue pour l'autorité judiciaire, qui a retenu sa théorie de la « balle déviée par
une pierre ».
170. A la lumière de ces éléments, les requérants demandent à la Cour
de conclure à la violation de l'article 2 de la Convention en son volet
procédural.
2. Le Gouvernement
a) Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention
171. Se fondant sur la thèse selon laquelle l'enquête menée au niveau
national a été effective, le Gouvernement observe d'emblée que la Cour n'est
pas compétente pour remettre en cause les résultats de l'enquête et les
conclusions des juges nationaux. De ce fait, la réponse – négative – à la
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 59
question de savoir si les autorités nationales ont manqué à leur devoir de
protéger la vie de Carlo Giuliani est énoncée dans la demande de classement
sans suite, tout comme le déroulement des faits qui doit être retenu. Le
Gouvernement invoque à l'appui de ces allégations l'opinion dissidente des
juges Thomassen et Zagrebelsky annexée à l'arrêt Ramsahai et autres
c. Pays-Bas (no 52391/99, 10 novembre 2005), et demande à la Cour de
suivre cette approche.
172. Selon le Gouvernement, en l'espèce, la mort n'a pas été infligée
intentionnellement. En outre, il n'y aurait eu « usage excessif de la force » ni
de la part de M.P., ni dans l'organisation et la gestion des opérations de
maintien de l'ordre public. Dans sa note intégrée aux observations du
Gouvernement, le ministère de l'Intérieur fait observer qu'à l'issue de
l'enquête judiciaire, c'est la thèse de l'usage légitime des armes qui a été
retenue au bénéfice de M.P. et que le classement de l'enquête se fonde sur
cet élément.
173. Le Gouvernement plaide l'absence de causalité entre le coup de feu
tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani ; ce n'est que par un hasard tout à
fait exceptionnel et imprévisible que la balle a touché la victime. Selon lui,
cette thèse se dégage de la décision de classement sans suite. A cet égard, il
indique que le classement de l'affaire n'a pas été motivé par l'exclusion de la
responsabilité objective de M.P. (il n'y a guère eu de doute, dès les premiers
moments de l'enquête, quant au fait que Carlo Giuliani avait succombé à
une balle tirée par M.P.), mais par des motifs de caractère juridique (la
légitime défense), combinés avec certains éléments de fait relatifs à la
direction du tir, à la visibilité et à la trajectoire anormale de la balle. S'il est
vrai que la juge des investigations préliminaires a bien appliqué les règles
excluant la responsabilité en cas d'usage légitime des armes et en cas de
légitime défense, elle n'a toutefois pas négligé la circonstance
exceptionnelle et imprévisible de la déviation du tir suite à la collision avec
une pierre, circonstance qui a été appréciée sur le terrain de la
proportionnalité. Le Gouvernement en déduit que la décision de classement
sans suite a exclu la responsabilité de M.P. au motif que le lien de causalité
entre le coup de feu et le décès de Carlo Giuliani avait été rompu par la
collision entre la balle et la pierre et la déviation de la trajectoire du tir. Cela
« constitue d'ailleurs un volet des motifs de son acquittement, mais en
définitive ce détail procédural importe peu ».
174. Le Gouvernement rappelle les conclusions de la juge des
investigations préliminaires : M.P. a agi de sa propre initiative, en proie à la
panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa
propre vie ou son intégrité physique étaient exposées à un danger grave et
imminent, de même que celles de ses collègues. En outre, M.P. n'a visé ni
Carlo Giuliani, ni qui que ce fût d'autre. Il a tiré vers le haut, dans une
direction incompatible avec le risque de toucher quelqu'un. Il serait dès lors
inapproprié de tenir M.P. pour responsable de la mort de Carlo Giuliani, car
le lien de causalité entre son action et ses effets a été rompu par
60 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
l'intervention d'un facteur externe imprévisible et incontrôlable. Le décès n'a
pas été la conséquence voulue et directe d'un recours à la force, et cette
force n'était pas potentiellement meurtrière (Scavuzzo-Hager et autres
c. Suisse, no 41773/98, §§ 58 et 60, 7 février 2006 ; Kathleen Stewart
c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décisions et
rapports (DR) 39, p.162). Quant à la trajectoire de la balle, le Gouvernement
souligne « le caractère improbable et imprévisible de la collision entre la
balle et un corps solide qui l'a déviée ». Cette théorie de la « déviation de la
balle » aurait eu l'adhésion des requérants, comme le parquet l'a indiqué
dans sa demande de classement sans suite, dès lors que les experts des deux
parties concordaient sur le fait que la balle était déjà fragmentée avant
d'atteindre le corps de la victime ; cela impliquerait qu'il y avait également
accord sur les causes de cette fragmentation. Les autres hypothèses pouvant
expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants – telles
qu'une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité de
fragmentation ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les
requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par
leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas fournir une
explication valable. Concernant pour finir l'impossibilité d'identifier l'objet
susceptible d'avoir croisé, endommagé et dévié la balle, le Gouvernement
estime – tout comme le parquet – qu'il s'agit d'un détail qui ne semble pas
pouvoir peser de manière décisive sur les conclusions de l'enquête.
175. A titre subsidiaire et « par acquit de conscience », dans l'hypothèse
où un lien de causalité juridiquement appréciable entre le coup de feu et la
mort de Carlo Giuliani serait retenu par la Cour et où la responsabilité de
l'Etat se trouverait dès lors engagée, le Gouvernement argue que le recours à
la force « meurtrière » a été « absolument nécessaire » et « proportionné »
(Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, Recueil des arrêts
et décisions 1997-VI ; Brady c. Royaume-Uni (déc.), no 55151/00,
3 avril 2001 ; Ahmet Özkanet et autres c. Turquie, no 21689/93,
6 avril 2004). A l'appui de cette thèse, le Gouvernement se livre à une
analyse de la décision de classement sans suite et prend en compte les
éléments suivants qui s'en dégagent : l'ampleur et le caractère généralisé de
la violence qui prévalaient, depuis le début, dans le cadre des
manifestations ; la force de l'assaut des manifestants contre le contingent des
carabiniers juste avant les actes litigieux, et le paroxysme de violence que
les événements avaient atteint à ce moment ; la condition personnelle,
physique et psychologique des carabiniers impliqués, surtout de M.P. ;
l'extrême brièveté de la scène, depuis l'assaut donné au véhicule jusqu'au
coup de feu mortel (sur ce point, le Gouvernement renvoie aux deux
cassettes vidéo qu'il a soumises) ; le fait que M.P. n'a tiré que deux coups de
feu et les a dirigés vers le haut ; la probabilité que M.P. ne pouvait pas voir
la victime au moment du tir, ou qu'il pouvait tout au plus l'apercevoir
indistinctement à la limite de son champ visuel ; les blessures subies par
M.P. et D.R. pendant le service, le 20 juillet.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 61
176. S'agissant notamment de la hauteur des tirs de M.P., le
Gouvernement observe qu'il n'est pas prouvé que la photographie montrant
le pistolet dépassant de la lunette arrière de la jeep – cliché versé au dossier
– indique la position de l'arme au moment des deux coups de feu. En effet, il
ne faut pas oublier que M.P. a sorti son arme quelques secondes au moins
avant de tirer, et qu'une fraction de seconde suffit pour déplacer la main de
quelques centimètres ou pour changer son angle de quelques degrés. La
photographie en question n'apporte donc pas la preuve de la responsabilité
de M.P. quant à la mort de Carlo Giuliani et elle ne contredit pas la thèse de
l'accident imprévisible.
177. Le Gouvernement souligne ensuite « l'impossibilité objective,
retenue par le parquet, de savoir quelles étaient l'attitude psychologique et
les intentions précises de M.P., étant donné l'état de confusion et de panique
dans lequel il se trouvait au moment des faits et son incapacité à se donner
des réponses à lui-même ». Toutefois, « il suffit de regarder les images
vidéo et de tenir compte des lésions corporelles qu'avaient déjà subies les
carabiniers pour se rendre compte que ces derniers étaient effectivement
exposés au danger sérieux et immédiat de perdre la vie ou de subir des
blessures graves. Du moins pouvaient-ils légitimement penser courir ce
risque ». L'équipement de M.P. était constitué de sa tenue de maintien de
l'ordre public, de deux casques équipés d'une visière, d'un sac à dos, de six
grands engins lacrymogènes, d'un filtre Dirin 500Sekur pour masque à gaz,
d'un pistolet Beretta et de son chargeur. Le ministère de l'Intérieur affirme
qu'il n'est pas possible de savoir s'il y avait un bouclier à bord de la jeep au
moment des faits.
178. Le Gouvernement observe que M.P. n'a, à aucun moment, reçu
l'ordre de tirer et qu'il a agi de sa propre initiative, en proie à la panique,
dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie
ou son intégrité physique étaient sérieusement menacés, de même que celles
de ses collègues. L'usage des armes à feu n'a à aucun moment été préconisé
dans la planification des opérations. L'épisode de la mort de Carlo Giuliani
doit être replacé dans un contexte général de violence et, de ce fait, tout
excès dans l'usage de l'arme et toute disproportion doivent être exclus. Selon
le Gouvernent, M.P. n'avait pas d'autre possibilité que de tirer ; la position
du véhicule empêchait la fuite. En outre, les carabiniers se trouvant dans la
jeep ne pouvaient appeler au secours, vu leur état de panique, les intentions
agressives des manifestants et la rapidité de l'action. Les secours n'auraient
d'ailleurs pas eu le temps d'arriver, compte tenu de la distance et du fait que
les forces de l'ordre devaient se réorganiser et étaient elles aussi engagées
dans un affrontement avec les manifestants.
62 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
179. La demande de classement formée par le parquet se fondait sur la
prise en compte de tous ces éléments, ainsi que sur le principe du favor rei :
lorsqu'il y a des doutes et qu'il apparaît impossible de soutenir devant le
tribunal, avec des chances de succès, l'accusation sur la base des éléments
rassemblés, et que les débats ne sont pas susceptibles d'intégrer le matériel
probatoire de manière significative, alors le classement d'une affaire
s'impose.
180. Le Gouvernement en conclut que la responsabilité de l'Etat ne se
trouve en aucun cas engagée du fait des actes de M.P. et F.C.
181. Sur la question de savoir si la responsabilité des autorités peut être
retenue du fait que celles-ci auraient indirectement provoqué la situation de
danger qui a abouti à la nécessité pour M.P. de faire feu, le Gouvernement
observe que la mort de Carlo Giuliani est résultée de l'action individuelle de
M.P., action non ordonnée et non autorisée par ses supérieurs, et donc
réaction imprévue et imprévisible. Les conclusions de l'enquête – tir vers le
haut interrompu et dévié par une pierre – permettent d'exclure toute
responsabilité de l'Etat, y compris la responsabilité indirecte en raison de
prétendues lacunes dans l'organisation ou la gestion des opérations de
maintien et de rétablissement de l'ordre public dans leur ensemble.
S'agissant des « dysfonctionnements » évoqués par le parquet dans sa
demande de classement sans suite, notamment en raison des modifications
apportées à l'organisation dans la nuit ayant précédé les faits, le
Gouvernement observe que ceux-ci n'ont pas été précisés ou établis. Pour sa
part, le Gouvernement nie que la conduite des opérations ait été perturbée
par des changements de plan inopportuns et, de toute manière, nie que
d'éventuels dysfonctionnements soient à l'origine des actes litigieux.
182. Se référant à l'arrêt Andronicou et Constantinou précité, le
Gouvernement prie la Cour de faire preuve de la même retenue et de ne pas
aller au-delà d'un « simple regret » quant à la mort de Carlo Giuliani. Il ne
serait pas justifié que la Cour substitue son appréciation à celle des officiers
et des fonctionnaires qui, dans leurs bureaux ou sur le terrain, ont planifié et
conduit les opérations.
183. Quant aux aspects généraux de l'organisation des opérations de
maintien et de rétablissement de l'ordre public, le Gouvernement observe
que rien n'indique qu'il y ait eu une erreur d'appréciation pouvant être
rattachée à l'événement litigieux. Le Gouvernement fait remarquer qu'il n'y
a pas de lien de causalité entre la mort de Carlo Giuliani et l'assaut donné au
cortège des « Tute bianche ». Ensuite, rien ne permet de dire qu'il ne fallait
pas conduire le contingent des carabiniers place Alimonda, prendre le temps
de le réorganiser et le déployer face aux manifestants.
184. Ce qui distingue l'espèce des affaires Ergi c. Turquie
(28 juillet 1998, Recueil 1998-IV), Oğur c. Turquie ([GC], no 21594/93,
CEDH 1999-III) et Makaratzis (précitée), c'est que dans la présente affaire
la planification des opérations ne pouvait qu'être partielle et approximative,
étant donné que les manifestants pouvaient soit rester pacifiques soit se
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 63
livrer à la violence. De ce fait, les manifestants étaient « pour ainsi dire,
inévitablement, maîtres du jeu en ce qui concerne l'évolution des faits, et les
autorités ne pouvaient pas prévoir dans les détails ce qui allait se passer et
devaient assurer dans leur intervention une flexibilité difficile à
programmer ».
185. Le Gouvernement observe ensuite qu'un deuxième élément
distingue le cas d'espèce des affaires ci-dessus. Dans ces affaires, les
victimes avaient été atteintes par une balle tirée à hauteur d'homme et dans
le cadre de tirs multiples. En somme, « dans aucune desdites affaires, le
hasard n'avait joué un rôle comparable à celui qu'il a tenu dans la situation
litigieuse ».
186. Le Gouvernement remarque que les manifestations de Gênes
auraient dû être pacifiques et se dérouler dans la légalité. Les images vidéo
montrent qu'une grande partie des manifestants sont restés dans les limites
de la légalité et de la non-violence. Les autorités auraient fait tout ce qui
était en leur pouvoir – par le biais des services de renseignement – pour
éviter dans la mesure du possible que des éléments perturbateurs
(anarchistes, provocateurs, sujets violents et agressifs, voire terroristes) se
mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation. A cet égard,
le Gouvernement allègue « qu'un nombre considérable de sujets violents
(dont le jeune Giuliani) ont pu rejoindre la ville et la mettre à feu et à
sang ». En prévision d'une éventuelle dégradation de la situation,
d'importantes précautions avaient été prises. Toutefois, aucune autorité
n'aurait pu – « sans l'assistance d'un voyant » – prévoir exactement quand,
où et comment la violence allait éclater et dans quelles directions elle se
répandrait. Au moment où les carabiniers étaient arrivés place Alimonda, la
situation était calme et les commandants en avaient profité pour réorganiser
leurs hommes et pour faire monter à bord de la jeep M.P. et D.R., les deux
carabiniers intoxiqués par des gaz lacrymogènes. Ce n'est qu'à la suite de
l'assaut donné par les manifestants (qui avaient lancé des objets contondants
et entamé une manœuvre d'encerclement dans l'intention évidente de mener
une véritable attaque contre les militaires) que les carabiniers avaient dû se
replier. Au cours de cette retraite, les deux jeeps s'étaient retrouvées isolées.
Selon le Gouvernement, si les événements ne s'étaient pas précipités, la jeep
concernée se serait éloignée aussitôt avec les blessés.
187. Sur la question de savoir pourquoi une jeep non blindée comme
celle où se trouvait M.P. a été utilisée lors du G8, le Gouvernement soutient
que le véhicule n'était pas destiné à être opérationnel dans le cadre du
maintien de l'ordre mais qu'il intervenait simplement dans le support
logistique. Par ailleurs, le Gouvernement précise que la jeep Defender était
équipée de grilles métalliques destinées à protéger le pare-brise et les vitres
latérales avant. A l'arrière, les vitres latérales et la lunette ne comportaient
pas de grilles. En outre, la jeep était dotée du système radio Gamma 400.
64 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
188. Quant au fait que les forces de l'ordre étaient équipées de munitions
létales et non pas de balles en caoutchouc, le Gouvernement observe que le
droit italien ne permet pas l'utilisation de ce deuxième type de munitions. En
tout cas, le port d'une arme « non létale », indépendamment des règles en
vigueur, constitue un encouragement à s'en servir, dans l'illusion de ne pas
provoquer de graves dégâts. Or, la règle en Italie est que les armes à feu ne
sont pas utilisées dans les opérations de maintien de l'ordre : les forces de
police ne tirent pas sur les foules, que ce soit avec du plomb ou avec du
caoutchouc. De plus, l'expérimentation des armes et munitions « non
létales » effectuée dans les années 80 a été suspendue à la suite d'incidents
ayant montré que celles-ci pouvaient provoquer la mort ou des blessures très
graves. Les armes non létales sont conçues pour un usage massif visant à
contrer un assaut important de manifestants ou à disperser ceux-ci. Dans le
cas d'espèce, les forces de l'ordre n'ont jamais reçu l'ordre de tirer et leur
équipement servait, comme c'était le cas pour M.P., à leur défense
personnelle.
189. Aucune disposition spécifique en vue du G8 n'a été adoptée
concernant l'usage des armes à feu, mais référence a été faite aux circulaires
du Commandement général des carabiniers rappelant les dispositions du CP
en vigueur (articles 52, 53 et 54).
190. S'agissant de l'expérience professionnelle des carabiniers employés
au G8 de Gênes, le Gouvernement précise que F.C. (le chauffeur) était en
service depuis le 16 septembre 1999, D.R., auxiliaire, depuis le 16 mars
2001, et M.P., auxiliaire, depuis le 14 septembre 2000. Leur formation avait
inclus un entraînement technique de base dispensé au moment de leur
recrutement et des stages de perfectionnement sur le maintien de l'ordre
public et l'utilisation de l'équipement fourni. En outre, ils avaient acquis une
expérience significative lors d'événements sportifs ou autres.
191. Enfin, en vue du G8 tout le personnel utilisé à Gênes, y compris les
trois carabiniers susmentionnés, avait participé à des sessions
d'entraînement à Velletri. A cette occasion, des moniteurs expérimentés
avaient approfondi les techniques d'intervention à mettre en œuvre lors
d'opérations de maintien de l'ordre public.
192. Quant à la question de savoir pour quelles raisons les forces de
l'ordre qui se trouvaient à proximité de la jeep ne sont pas intervenues, le
Gouvernement observe que les carabiniers présents sur place venaient de se
replier sous l'attaque des manifestants et qu'il leur fallait donc du temps pour
se réorganiser. Quant aux policiers, « présents à une distance relativement
courte, mais non à proximité immédiate », ils sont intervenus aussi
rapidement que possible. A cet égard, le Gouvernement souligne la rapidité
avec laquelle l'événement tragique s'est produit (quelques dizaines de
secondes au total).
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 65
193. Enfin, le Gouvernement fait remarquer que le rapport d'autopsie a
fait état de ce que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait
été sans conséquences sérieuses pour celui-ci. Par ailleurs, les secours
étaient intervenus rapidement sur les lieux du drame.
b) Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention
194. Le Gouvernement observe qu'il faut partir de l'examen du volet
procédural du grief, et invite la Cour à conclure que l'enquête a été
conforme à l'article 2. Sur la base de cette conclusion, il sera ensuite
possible d'examiner le volet matériel du grief sans remettre en cause les
conclusions des juges nationaux.
195. Quant à l'exigence d'efficacité, le Gouvernement souligne qu'il
s'agit d'une obligation de moyens et non de résultat. Par conséquent, le fait
que les moyens déployés, malgré leur caractère adéquat, n'aient pas permis
de tirer entièrement au clair tous les aspects du cas d'espèce ne saurait, en
tant que tel, conduire la Cour à un constat d'insuffisance de l'enquête. Le
Gouvernement concède que « certains actes et documents font état de
difficultés dans la reconstitution des faits, notamment en raison de
l'indisponibilité de certains éléments, mais ces difficultés ne sont nullement
imputables aux autorités ou à une négligence de leur part, mais résultent de
conditions objectives et non maîtrisables. En l'absence d'un manque de
diligence avéré, les zones d'ombre dans la reconstitution des faits ne
sauraient donc être imputées aux enquêteurs, qui ont satisfait à l'obligation
de moyens ». En l'espèce, les éléments factuels ont été suffisamment bien
vérifiés. Toutefois, à supposer qu'un doute puisse subsister quant à certains
de ces éléments, en matière pénale c'est à l'accusé et non à la victime que le
doute doit profiter (in dubio pro reo). Ce principe ne peut pas être remis en
cause par une interprétation forcée de l'article 2. En tout état de cause, il
n'appartient pas à la Cour de se substituer aux juridictions nationales pour
apprécier le caractère concluant de tel ou tel élément de preuve.
196. Quant à l'exigence de célérité dans l'ouverture de la procédure et
dans le rassemblement des preuves, elle aurait également été respectée,
notamment au vu des éléments suivants : la mise en examen des deux
suspects date du lendemain des faits ; immédiatement après les faits, la
place Alimonda a été isolée et la scène du drame a été préservée ; des objets
pertinents ont tout de suite été identifiés et saisis ; l'autopsie a été pratiquée
dans les vingt-quatre heures ; les principaux acteurs et témoins ont été
entendus immédiatement (M.P. et F.C. le soir même, D.R. le lendemain) ;
les autres témoins facilement accessibles ont également été entendus dans
des délais très brefs ; seuls les manifestants plus difficile à identifier ont été
convoqués plus tard, mais en tout cas dans des délais pleinement
compatibles avec l'exigence de célérité.
66 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
197. Quant à l'ampleur et au sérieux des investigations, le
Gouvernement observe que l'autorité judiciaire n'a fait l'économie d'aucun
moyen pour établir les faits et a eu recours dans ce but aux ressources
technologiques les plus avancées tout comme à des méthodes plus
traditionnelles. Ainsi, le parquet et les enquêteurs ont réinterrogé des
personnes qui avaient déjà été entendues une première fois, lorsque cela est
apparu nécessaire, et ont également entendu des tiers étrangers aussi bien
aux manifestants qu'aux forces de l'ordre (des habitants qui avaient pu
assister aux faits). Il a été procédé à une reconstitution des faits et à des
essais de tir sur place. Un matériel audiovisuel important a été intégré aux
actes de la procédure. Il s'agissait non seulement d'images filmées par les
forces de l'ordre (qui, au demeurant, ne sauraient être taxées de non fiables
pour cette seule raison), mais également du matériel qui avait pu être
identifié auprès de particuliers (notamment de journalistes). Trois expertises
balistiques ont été ordonnées par le parquet, dont la troisième a été confiée à
un collège de quatre experts très réputés pour les expertises délicates qu'ils
avaient réalisées lors d'autres procès. Enfin, le Gouvernement rappelle que
la juge des investigations préliminaires, dans sa décision, s'est également
appuyée sur du matériel provenant de sources proches des manifestants eux-
mêmes (le matériel d'un site internet anarchiste). Cela prouverait « le soin et
l'impartialité avec lesquels tout élément potentiellement utile a été recueilli
et analysé, alors même qu'il n'était pas évident d'en apprendre l'existence et
d'en prévoir le contenu ».
198. Quant au fait que l'enquête n'ait visé que M.P. et F.C., le
Gouvernement observe que la responsabilité pénale est strictement
personnelle et présuppose un rapport de causalité selon lequel le fait
délictueux est la conséquence directe et immédiate de l'acte incriminé. Or,
des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans l'organisation, la
direction ou la conduite des opérations de maintien de l'ordre public ne
pouvaient en aucun cas être considérés comme étant directement à l'origine
du drame survenu place Alimonda. Il eût donc été superflu, et étranger à la
compétence et aux pouvoirs de l'autorité judiciaire, d'étendre l'enquête aux
hauts responsables de la police ou de rechercher d'autres responsables,« le
but d'une procédure pénale n'étant pas de trouver à tout prix un bouc
émissaire. » En particulier, la disposition du code pénal prévoyant le
« manquement à un devoir de sa charge » ne trouvait pas à s'appliquer en
l'espèce, personne n'ayant jamais insinué qu'un fonctionnaire, officier ou
agent de police ait refusé ou omis d'accomplir un acte imposé par sa
fonction.
199. Quant à l'exigence de transparence de l'enquête – qui a été ouverte
d'office, conformément au principe de droit de l'action pénale obligatoire –,
le Gouvernement remarque que les requérants auraient eu, dès le début, la
possibilité de participer pleinement à l'enquête, en se faisant représenter par
des avocats. Ils auraient également pu participer aux opérations de nature
technique en mandatant des experts. Ils ont pris part, par le biais de leurs
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 67
propres experts, à la troisième expertise balistique et à la reconstitution des
faits. Cela a été possible grâce au parquet, qui « est allé jusqu'à forcer
l'interprétation et l'utilisation de l'article 360 du code de procédure pénale ».
Par ailleurs, les requérants n'ont pas profité de la possibilité qu'ils avaient de
participer à l'autopsie. A cet égard, le Gouvernement observe que l'avis
d'autopsie a été notifié au premier requérant à 12 h 10 le 21 juillet 2001, soit
trois heures avant le début de l'examen. Compte tenu de la célérité requise
dans ce type d'affaires on ne saurait critiquer ce délai comme étant trop bref.
Enfin, le Gouvernement remarque que les requérants ont pu formuler des
critiques et des demandes lors de l'opposition à la demande de classement ;
dans sa décision de classement, la juge a fourni une réponse suffisamment
détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes d'instruction
complémentaire. Certes, les requérants n'ont pas eu la possibilité de
demander un incident probatoire en vertu de l'article 394 CPP en ce qui
concerne les premiers actes de l'enquête, mais ce type de vérification relève
exclusivement de l'activité de la police. Quant à la possibilité de demander
un incident probatoire au parquet à propos de l'autopsie et de l'expertise
collégiale pour la reconstitution des faits, le Gouvernement soutient que
cette possibilité existait en droit, même si l'article 360 CPP ne le prévoit pas.
Toutefois, le parquet n'aurait pas été tenu d'accepter une telle demande. En
tout cas, lors de l'expertise collégiale le parquet a demandé aux parties s'il
elles avaient des objections à ce qu'il utilise la procédure prévue par l'article
360 CPP, et aucune objection n'a été soulevée. Quant aux deux expertises
balistiques qui ont précédé l'expertise collégiale, le Gouvernement reconnaît
qu'elles ont été faites unilatéralement. Cependant, ces expertises avaient
pour seul but de vérifier si les deux douilles retrouvées appartenaient ou non
à l'arme de M.P., et puisque ce dernier avait déjà avoué avoir tiré deux
coups de feu elles n'avaient aucune incidence décisive sur la reconstitution
des faits et sur la suite de l'enquête. Elles n'étaient que des vérifications de
routine. En tout état de cause, l'arme a été réexaminée lors de l'expertise
collégiale.
200. Quant à l'exigence d'impartialité de l'enquête, le Gouvernement
observe que dès les premiers instants consécutifs au drame, la police de
Gênes (Squadra mobile della Questura di Genova) est intervenue et a pris
en main les investigations. Les carabiniers n'ont été mandatés que « pour
des actes de moindre importance et lorsqu'il s'agissait d'objets se trouvant en
leur possession – par exemple pour la saisie du véhicule ou de l'arme – ou
de personnes appartenant à leurs effectifs – par exemple lorsqu'il a fallu
citer (non pas entendre) des carabiniers. » En outre, le parquet a limité au
minimum les actes délégués, préférant les accomplir lui-même, notamment
les interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient pu être influencés
par l'appartenance de l'enquêteur à un corps de police ou autre. « Compte
tenu de l'autonomie et de l'indépendance du judiciaire, qui a atteint en Italie
un niveau qui figure parmi les plus élevés d'Europe, et dont bénéficient au
même titre (ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays) aussi bien les juges
68 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
que les représentants du parquet, et du fait qu'il faut bien confier l'enquête à
une autorité de police (à moins de s'en remettre aux détectives privés pour
les affaires concernant l'article 2), on ne saurait reprocher à l'enquête ou aux
enquêteurs un manque quelconque d'impartialité (d'un point de vue subjectif
ou objectif). D'ailleurs le fait qu'une telle hypothèse relève de la pure
fantaisie est une chose confirmée par deux éléments circonstanciels : ab
interno, par les résultats des investigations, qui n'ont nullement donné à
penser que l'on essayait de dissimuler des éléments, ainsi que par les motifs
du classement sans suite ; ab externo, par l'aboutissement d'une autre
enquête (concernant certains agissements ultérieurs à l'épisode de la place
Alimonda), à l'issue de laquelle plusieurs membres des forces de l'ordre,
accusés de s'être livrés à un raid dans une école qui abritait des manifestants
pour la nuit, ont été renvoyés en jugement ».
201. Au demeurant, le Gouvernement observe que tous les experts du
parquet étaient des civils, à l'exception du deuxième expert en balistique,
qui était un policier. Quant à l'expert Romanini, le parquet aurait ignoré à
l'époque où il lui avait confié l'expertise que celui-ci avait publié en
septembre 2001 un éditorial dans lequel il avait estimé que M.P. avait agi en
état de légitime défense, compte tenu de la gravité de la situation de danger
et de peur dans laquelle il s'était manifestement trouvé. Le Gouvernement
soutient que l'éditorial litigieux n'avait pour but que d'exposer une théorie
politique fondée sur la comparaison entre l'épisode en question et une autre
tragédie, qui était survenue auparavant à Naples et que M. Romanini jugeait
objectivement plus grave, mais qui d'après lui avait fait beaucoup moins de
bruit dans les médias parce qu'elle ne se prêtait pas à une
instrumentalisation politique. Selon le Gouvernement, le fait d'avoir écrit cet
article ne rendait pas M. Romanini inapte à exercer de manière objective et
impartiale son mandat d'expert, car celui-ci ne consistait ni à rechercher si
M.P. avait agi en état de légitime défense, ni à vérifier si le déroulement des
faits était de nature à étayer la thèse de la légitime défense. Le collège
d'experts devait s'exprimer en particulier sur la trajectoire de la balle. Le
rôle spécifique de M. Romanini s'est limité à effectuer des essais de tir en
présence des autres experts ainsi que des requérants et des experts désignés
par ceux-ci. Cette activité « purement technique et essentiellement
matérielle » ne laissait pas de place à des appréciations préconçues qui
auraient pu influer sur les conclusions de l'enquête. Au demeurant, le
Gouvernement observe que les requérants n'ont soulevé aucune objection
quant au choix de la personne de M. Romanini.
202. En conclusion, le Gouvernement estime que l'enquête a été
effective et que les obligations procédurales découlant de l'article 2 de la
Convention ont été respectées.
203. Le Gouvernement précise par ailleurs qu'aucune enquête
administrative ou disciplinaire n'a été ouverte à l'encontre des carabiniers.
Quant aux policiers, il observe que deux procédures dirigées contre
plusieurs agents sont pendantes pour des actes de violence prétendument
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 69
commis à l'égard de manifestants après la mort de Carlo Giuliani, les 21 et
22 juillet 2001.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
204. L'article 2, qui garantit le droit à la vie et expose les circonstances
dans lesquelles infliger la mort peut se justifier, se place parmi les articles
primordiaux de la Convention et aucune dérogation ne saurait y être
autorisée. Combiné à l'article 3, il consacre l'une des valeurs fondamentales
des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. Les
circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier appellent
donc une interprétation étroite. L'objet et le but de la Convention, en tant
qu'instrument de protection des êtres humains, appellent eux aussi à
comprendre et appliquer l'article 2 d'une manière qui en rende les exigences
concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre
1995, §§ 146-147, série A no 324). Le texte de l'article 2, pris dans son
ensemble, démontre qu'il ne couvre pas seulement l'homicide intentionnel,
mais aussi les situations dans lesquelles il est possible d'avoir « recours à la
force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le
recours délibéré ou volontaire à la force meurtrière n'est toutefois que l'un
des facteurs à prendre en compte lorsqu'il s'agit d'apprécier la nécessité. Le
recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre
l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c) du paragraphe 2 de
l'article 2. Ces termes indiquent qu'il faut appliquer un critère de nécessité
plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si
l'intervention de l'Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au
titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée
doit en particulier être strictement proportionnée aux buts ainsi permis
(McCann et autres précité, §§ 148-149). A cet égard, la Cour rappelle que
l'usage de la force par des agents de l'Etat pour atteindre l'un des objectifs
énoncés au paragraphe 2 de l'article 2 de la Convention peut se justifier au
regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête
considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des
événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire
imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une
charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle
d'autrui (McCann et autres précité, § 200).
205. La première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non seulement à
s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi
à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures
nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction
(Kiliç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III). L'obligation de l'Etat
à cet égard implique le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en
70 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de
commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme
d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations.
Comme le montre le texte de l'article 2 lui-même, le recours des policiers à
la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois,
l'article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et
l'abandon à l'arbitraire de l'action des agents de l'Etat sont incompatibles
avec un respect effectif des droits de l'homme. Cela signifie que les
opérations de police, en plus d'être autorisées par le droit national, doivent
être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d'un système de
garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force
(Makaratzis, précité, § 58).
206. Compte tenu de l'importance de la protection accordée par
l'article 2, la Cour doit examiner de manière extrêmement attentive les cas
où l'on inflige la mort, et prendre en considération non seulement les actes
des agents de l'Etat mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire,
notamment la préparation et le contrôle des actes en question (Mc Cann et
autres précité, §§ 147-150 ; Andronicou et Constantinou, précité, § 171).
207. L'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la
Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de
l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les
droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de
mener une forme d'enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné
mort d'homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres précité, § 161, et
Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I). Pareille enquête
doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d'homme à la suite du
recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l'Etat ou des
tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III).
Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et
rigoureuses (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie
[GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).
208. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l'examen
répondant au critère minimum d'effectivité de l'enquête dépendent des
circonstances de l'espèce. Ils s'apprécient sur la base de l'ensemble des faits
pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d'enquête. Il n'est pas
possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple
liste d'actes d'enquête ou à d'autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie
[GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV ; Kaya, précité, §§ 89-91 ;
Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79-81, Recueil 1998-IV ; Velikova
c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI ; et Buldan c. Turquie,
no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).
209. D'une manière générale, il est nécessaire, pour que l'enquête puisse
passer pour « effective » au sens visé, que les personnes qui en sont
responsables et celles effectuant les investigations soient indépendantes de
celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 71
l'absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une
indépendance pratique (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99,
§ 325, CEDH 2007-... ; McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 128,
CEDH 2001-III ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 120, CEDH
2001-III ; Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003-V). Il y va de
l'adhésion de l'opinion publique au monopole du recours à la force possédé
par l'Etat.
210. L'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit
permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les
circonstances (voir, par exemple, l'arrêt Kaya précité, § 87) et d'identifier et
de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation non pas de résultat,
mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables
dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits
en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires,
des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte
rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des
constatations cliniques, notamment de la cause du décès (concernant les
autopsies, voir par exemple l'arrêt Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §
106, CEDH 2000-VII ; concernant les témoins, voir par exemple Tanrıkulu,
précité, § 109 ; concernant les expertises, voir par exemple Gül c. Turquie,
no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000).
211. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite
dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil
1998-VI ; Cakıcı précité, §§ 80, 87 et 106 ; Tanrıkulu précité, § 109 ;
Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III). Force
est d'admettre qu'il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant
l'enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une
réponse rapide des autorités lorsqu'il s'agit d'enquêter sur le recours à la
force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour
préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et
pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des
actes illégaux.
212. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard
suffisant sur l'enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu'il puisse y avoir
mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu'en théorie. Le degré
requis de contrôle du public peut varier d'une situation à l'autre. Dans tous
les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la
procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts
légitimes (dans l'affaire Güleç, précitée (§ 82), le père de la victime n'avait
pas été informé des décisions de non-lieu ; dans l'affaire Oğur, précitée,
(§ 92), la famille de la victime n'avait pas pu consulter les documents
relatifs à l'enquête et à la procédure ; voir aussi l'arrêt Gül précité, § 93).
213. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la
cause du décès ou les personnes responsables risque de faire conclure
qu'elle ne répond pas à cette norme (Aktaş, précité, § 300).
72 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
2. Application de ces principes au cas d'espèce
a) Sur l'usage prétendument excessif de la force
214. La Cour est appelée à répondre en premier lieu à la question de
savoir s'il y a eu usage excessif de la force, susceptible d'entraîner la
violation du volet matériel de l'article 2.
215. L'enquête menée au niveau national a conclu que Carlo Giuliani a
été tué par une balle tirée par M.P.
216. En dépit des arguments présentés par le Gouvernement, le
classement sans suite de l'enquête ayant visé M.P. ne se fonde pas sur
l'absence d'un lien de causalité entre le tir mortel et le décès de Carlo
Giuliani. En effet, la collision entre la pierre et la balle n'était pas de nature
à rompre ce lien, comme l'a explicité le parquet dans sa demande de
classement sans suite (paragraphe 83 ci-dessus).
217. L'existence d'un lien de causalité entre le tir de M.P. et le décès de
Carlo Giuliani est au cœur du raisonnement de la juge des investigations
préliminaires, qui l'a retenue, même si cet élément n'est pas explicité dans le
texte de la décision de classement sans suite. En effet, si une absence de lien
de causalité avait été constatée, ce constat aurait été à lui seul suffisant pour
exclure la culpabilité de M.P.
Or, la juge des investigations préliminaires a approfondi son
raisonnement, une fois l'existence du lien de causalité retenue. Ce faisant, la
juge a soigneusement évalué les circonstances ayant entouré le décès de
Carlo Giuliani, essayant de se faire une idée précise des évènements, sur la
base des témoignages recueillis, du dossier d'enquête, de l'abondant matériel
audiovisuel, comme il ressort du texte de sa décision résumé en détail aux
paragraphes 93-116 ci-dessus.
218. Bien que la trajectoire précise du tir mortel n'ait pu être déterminée
(paragraphe 99 ci-dessus), la juge des investigations préliminaires a estimé
que M.P. avait tiré vers le haut, ce qui permettait d'exclure qu'il ait
délibérément tué Carlo Giuliani (paragraphe 101 ci-dessus). Selon la juge il
s'agissait tout de même d'un homicide volontaire, car M.P. n'avait pas tiré
juste pour intimider ses agresseurs, mais pour contrer la violence, prenant
ainsi le risque de tuer (paragraphe 100 ci-dessus).
219. La juge des investigations préliminaires s'est posé ensuite la
question de savoir s'il y avait des faits pouvant neutraliser la responsabilité
de M.P. A cet égard, la juge a conclu que deux faits neutralisaient la
responsabilité pénale de M.P. : l'usage légitime de l'arme et la légitime
défense.
220. S'agissant de l'usage de l'arme, la juge a estimé que celui-ci avait
été indispensable, étant donné que la reconstitution détaillée des faits
permettait de penser que M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême
violence déstabilisant l'ordre public et menaçant directement l'intégrité
physique des carabiniers (paragraphe 101 ci-dessus).
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 73
Dans son évaluation du danger, la juge a pris en compte le nombre de
manifestants et les modalités globales de l'action, tels que les actes de
violence contre M.P. et les autres occupants de la jeep. En particulier, la
juge s'est basée sur les témoignages et les images montrant la violence de
l'assaut mené par les manifestants, le caillassage ininterrompu du véhicule,
qui avait causé à ses occupants des dommages physiques, l'agression contre
les passagers perpétrée par les manifestants qui continuaient à entourer le
véhicule de très près en y introduisant des objets contondants. Cette
situation de danger prolongé avait indéniablement constitué une atteinte
réelle et injuste à l'intégrité personnelle de M.P. et de ses compagnons, et
avait rendu nécessaire une réaction de défense qui ne pouvait que déboucher
sur l'utilisation de l'unique moyen dont disposait M.P. : son arme.
221. A supposer même que M.P. eût délibérément dirigé ses coups de
feux vers Carlo Giuliani, selon la juge la situation de danger ci-dessus aurait
en tout cas rendu légitime le recours à l'arme (paragraphe 101 ci-dessus).
222. Quant à la légitime défense, la juge des investigations préliminaires
a estimé qu'elle intervenait aussi pour neutraliser la responsabilité pénale de
M.P., compte tenu de ce que celui-ci avait à juste titre eu l'impression d'un
danger menaçant son intégrité physique et celle de ses compagnons. La
riposte de M.P. était nécessaire, compte tenu du nombre d'agresseurs, des
moyens utilisés, du caractère continu des actes de violence, des blessures
des occupants de la jeep, des difficultés pour le véhicule de se déplacer. La
riposte de M.P. était adéquate, vu que si M.P. n'avait pas pris son arme et
tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur avait pu
pénétrer dans la jeep, il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y
trouvaient. En outre, la riposte de M.P. était proportionnée, dès lors qu'avant
de tirer il avait hurlé aux manifestants de s'en aller, et compte tenu de ce
qu'il avait tiré vers le haut (paragraphes 102-103 ci-dessus). En conclusion,
le geste de M.P., qui avait pris le risque de tuer en utilisant son arme à feu,
était dû à la nécessité de défendre l'intégrité physique des occupants de la
jeep, et était proportionné à l'importance des biens à défendre et aux moyens
à disposition pour les défendre.
223. Quant à F.C., compte tenu de ce qu'il avait roulé sur le corps de
Carlo Giuliani sans le voir et que les passages de la jeep sur le corps de la
victime n'avaient causé ni le décès ni des lésions appréciables, aucun
élément ne permettait de lui attribuer une responsabilité quelconque
(paragraphe 97 ci-dessus).
224. A la lumière des conclusions de l'enquête, et en l'absence d'autres
éléments pouvant l'amener à conclure différemment, la Cour n'a aucune
raison de douter que M.P. ait sincèrement cru que sa vie était en danger et
estime que M.P. a utilisé son arme dans le but de se défendre contre
l'agression ayant visé les occupants de la jeep, dont lui-même, qui se sentait
directement menacé (McCann et autres, précité, § 200 ; Huohvanainen c.
Finlande, no 57389/00, § 96, 13 mars 2007). Il s'agit là de l'un des cas
énumérés au second paragraphe de l'article 2, dans lesquels le recours à une
74 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
force meurtrière peut être légitime, mais il va de soi qu'un équilibre doit
exister entre le but et les moyens. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher
si le recours à la force meurtrière était légitime. Ce faisant, elle ne saurait,
en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre
appréciation de la situation à celle de l'agent qui a dû réagir, dans le feu de
l'action, à ce qu'il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa
vie (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II
(extraits)).
225. M.P. a utilisé un pistolet Beretta, arme puissante. En effet, ayant été
écarté du service d'ordre, il ne disposait plus d'engins lacrymogènes et il
n'est pas établi judiciairement – car la décision de classement sans suite ne
le mentionne pas – qu'il avait un bouclier pour se protéger. Cependant, la
Cour note que, d'après les photographies versées au dossier, il y avait un
bouclier dans la jeep et que l'un des manifestants a déclaré que M.P. avait
tenté de s'en servir pour se défendre (paragraphe 23 ci-dessus). Avant de
tirer, M.P. a hurlé et a tenu le Beretta armé dans sa main de manière visible
depuis l'extérieur (les images versées au dossier montrent le pistolet). Le
carabinier était confronté à un groupe de manifestants qui menaient une
attaque violente contre le véhicule où il se trouvait et qui avaient ignoré les
sommations de s'éloigner. La Cour estime que, dans les circonstances de la
cause, le recours à la force meurtrière, quoique très regrettable, n'a pas
outrepassé les limites de ce qui était absolument nécessaire pour éviter ce
que M.P. avait honnêtement perçu comme étant un danger réel et imminent
menaçant sa vie et celle de ses collègues.
226. La Cour ne perd pas de vue que l'auteur du tir a pris l'initiative
personnelle de faire feu, sous l'effet de la panique. Dès lors, la Cour n'estime
pas nécessaire de se pencher dans l'abstrait sur la compatibilité avec l'article
2 des dispositions législatives applicables en matière d'usage des armes par
les membres des force de l'ordre lors d'opérations de maintien de l'ordre
(McCann et autres précité, § 153), car la situation examinée concerne la
défense d'un militaire exclu du service d'ordre et placé dans un véhicule non
blindé, et relève des articles 52 et 53 du code pénal.
227. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'y a pas eu usage
disproportionné de la force. Dès lors, il n'y a pas eu violation du volet
matériel de l'article 2 de la Convention à cet égard.
b) Sur le manquement aux obligations de protéger la vie de Carlo Giuliani
228. La Cour est appelée à répondre en deuxième lieu à la question de
savoir si l'opération de maintien de l'ordre a été planifiée, organisée et
conduite de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours
à la force meurtrière, à défaut de quoi elle devrait constater un manquement
aux obligations positives découlant du volet matériel de l'article 2 de la
Convention.
229. Elle note d'emblée que les défaillances identifiées par les requérants
(paragraphes 149-159 ci-dessus) n'ont pas été prises en considération par les
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 75
autorités nationales car l'enquête qui a eu lieu s'est focalisée sur le
comportement de F.C. et M.P. pris isolément. La Cour reviendra sur ce
point dans le cadre de l'analyse des obligations procédurales découlant de
l'article 2 (voir 245-255 ci-dessous).
230. En procédant à l'évaluation de la phase de préparation et de
direction de l'opération sous l'angle de l'article 2 de la Convention, la Cour
doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel l'incident s'est
produit ainsi que la manière dont la situation a évolué. Son unique souci
doit être de déterminer si, dans ces conditions, la préparation et la direction
de l'opération de maintien de l'ordre montrent que les autorités ont déployé
la vigilance voulue pour que toute mise en danger de la vie de Carlo
Giuliani fût réduite au minimum et qu'elles n'ont pas fait preuve de
négligence dans le choix des mesures prises (Andronicou et Constantinou,
précité, §§ 181-182).
231. De manière générale, la Cour estime que lorsqu'un Etat accepte que
sur son territoire se déroule un évènement international à très haut risque, il
doit prendre les mesures de sécurité qui s'imposent et déployer un effort
maximal pour assurer le maintien de l'ordre. Ainsi, il lui incombe de
prévenir les débordements pouvant occasionner des incidents violents. Si
toutefois de tels incidents se produisent, les autorités doivent être attentives
dans leur réponse à la violence, de façon à réduire au minimum le risque de
recourir à la force meurtrière. En même temps, l'Etat a le devoir d'assurer le
bon déroulement des manifestations organisées autour de l'évènement, en
protégeant entre autres les droits garantis par les articles 10 et 11 de la
Convention.
232. En l'occurrence, les autorités italiennes avaient affaire à une
réunion du G8 au cours de laquelle elles devaient assurer la sécurité des
chefs d'Etat et fonctionnaires, celle des habitants de Gênes ainsi que celle
des milliers de manifestants ayant annoncé leur présence. S'agissant de la
planification et de l'organisation, il ressort du dossier que le préfet de Gênes
a pris des mesures visant à limiter l'accès aux zones sensibles de la ville,
dans le but de préserver la sécurité des participants aux travaux du G8 et
d'éviter le risque d'attentats et d'agressions. Ensuite, compte tenu de
l'importance de l'évènement, de la taille de la ville et du nombre très
important de manifestants attendus, un nombre considérable de membres
des forces de l'ordre avait été envoyé à Gênes quelques jours avant le début
du G8. La veille du 20 juillet 2001, les responsables de la sûreté ont élaboré
leur stratégie pour le lendemain sachant qu'il s'agirait d'une opération de
grande envergure et qu'ils devraient tenter d'éviter tout débordement de la
part des manifestants.
233. La Cour doit répondre à la question de savoir si les défaillances
ayant pu entacher la préparation et la conduite de l'opération sont en rapport
direct avec la mort de Carlo Giuliani.
234. Parmi les défaillances identifiées par les requérants figurent entre
autres le système de communication mis en place et ne permettant pas à des
76 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
membres de forces de l'ordre différentes de communiquer directement entre
eux ; la diffusion inadéquate de l'ordre de service concernant le 20 juillet
2001, qui a fait que les forces de l'ordre ont attaqué le convoi des Tute
bianche, ignorant qu'il était autorisé ; le manque de coordination des forces
de l'ordre sur le terrain.
235. S'agissant de la conduite de l'opération, il n'est pas contesté que les
carabiniers ont attaqué le convoi autorisé des Tute bianche. Elle relève à cet
égard que le tribunal de Gênes, appelé à un examen approfondi de cet
épisode dans le cadre du « procès des 25 », qui est pendant en appel, a
conclu en première instance au caractère illégal et arbitraire des agissements
des carabiniers en ce qui concerne l'attaque au convoi en question.
Cela dit, la Cour ne perd pas de vue que l'attaque au convoi des Tute
bianche n'est pas en rapport direct avec les faits survenus place Alimonda,
qui se sont déroulés quelques heures plus tard. Elle note que ce même
tribunal de Gênes a clairement fait la distinction entre la réaction des
manifestants pendant que lesdits agissements arbitraires avaient lieu et la
réaction successive, lorsque les manifestants, animés uniquement par un
désir de vengeance et non plus par un besoin de défense, se sont livrés à des
actes de violence (paragraphes 120-128 ci-dessus).
236. Concernant les faits de la place Alimonda, la Cour relève qu'en
l'espace de quelques minutes, le groupe de carabiniers conduit par le
fonctionnaire de police Lauro a attaqué des manifestants particulièrement
agressifs provenant d'une rue adjacente et que ces derniers ont obligé les
forces de l'ordre à reculer rapidement. Le véhicule à bord duquel se trouvait
M.P. a suivi la charge et s'est retrouvé bloqué place Alimonda lors de la
manœuvre de repli. Les policiers présents à proximité ne sont pas venus en
aide aux occupants du véhicule, et ces derniers se sont sentis en situation de
grave danger, de sorte que M.P. a utilisé son arme à feu.
Certes, il y a lieu de se demander : si M.P., qui a agi dans un état
psychologique particulier découlant d'un grand stress et de la panique, aurait
pris cette initiative s'il avait bénéficié d'une formation et d'une expérience
appropriées ; si par ailleurs une meilleure coordination entre les forces de
l'ordre présentes sur place aurait permis de contrer l'attaque de la jeep sans
faire de victimes ; enfin et surtout, si on aurait pu éviter le drame en prenant
soin de ne pas laisser la jeep non équipée de protections au beau milieu des
affrontements, d'autant que celle-ci avait à son bord des blessés non
désarmés.
237. La réponse à ces questions ne ressort ni de l'enquête menée au
niveau national ni des autres éléments du dossier. Dans ces circonstances, la
Cour, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, doit faire preuve de
prudence quand elle réexamine les événements avec le bénéfice du recul
(Bubbins, précité, §§ 139 et 141; Andronicou et Constantinou précité,
§ 171).
238. La Cour ne perd pas de vue le fait que contrairement à la situation
dans d'autres affaires (Mc Cann précité, Andronicou précité), l'opération des
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 77
forces de l'ordre ne visait pas en l'espèce une cible précise, étant donné que
le danger de débordement était imprévisible et dépendait de l'évolution de la
situation. Par conséquent, l'envergure de l'opération était très vaste et la
situation était en quelque sorte floue.
Elle relève ensuite que les événements litigieux se sont déroulés à la fin
d'une longue journée d'opérations de maintien de l'ordre, au cours de
laquelle les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations de danger
évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions
opérationnelles cruciales. Aussi la Cour est-elle convaincue que les forces
de l'ordre ont subi une pression énorme, ce que confirme la condition
psychique de M.P.
La Cour estime que la charge ordonnée par le fonctionnaire de police
Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la
perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation. Il était dès
lors impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits
place Alimonda.
Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de
Carlo Giuliani a été relativement bref.
239. Eu égard à ce qui précède, et vu l'absence d'une enquête nationale à
ce sujet, qu'elle déplore (paragraphes 245-255 ci-dessous), la Cour est dans
l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les
défaillances qui ont pu entacher la préparation ou la conduite de l'opération
de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.
240. La Cour doit enfin se pencher sur l'allégation des requérants selon
laquelle, après que Carlo Giuliani s'est écroulé, les autorités ont tardé à
appeler et à faire intervenir les secours.
241. Il ressort du dossier (paragraphe 19 ci-dessus) qu'à 17 h 23, le
groupe de manifestants précédemment chargé par les forces de l'ordre était
parvenu à repousser celles-ci et remontait la rue Caffa. A 17 h 27 mn 25 s,
un policier présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour
demander qu'une ambulance porte secours à Carlo Giuliani (paragraphe 29
ci-dessus). La balle mortelle a donc été tirée dans ce laps de temps. Par
ailleurs, les requérants ont observé qu'une image montre Carlo Giuliani avec
l'extincteur en main à 17 h 27, et qu'à ce moment précis il a été atteint par le
tir mortel (paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime
que l'appel au secours lancé par le policier présent sur les lieux ne saurait
passer pour tardif.
242. L'heure à laquelle l'ambulance est arrivée sur place ne figure pas
dans le dossier. Compte tenu toutefois de ce que la mort de Carlo Giuliani
est survenue en quelques minutes seulement, vu la gravité de la blessure par
balle (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour juge que rien n'indique que
l'ambulance soit arrivée en dehors d'un délai raisonnable au vu des
circonstances.
78 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
243. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'est pas établi que
les autorités italiennes ont manqué à leur obligation de protéger la vie de
Carlo Giuliani.
244. Partant, il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la
Convention à cet égard.
c) Sur l'observation des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la
Convention
245. Plusieurs dysfonctionnements de l'enquête ont été signalés par les
requérants. La Cour n'estime pas devoir se livrer à une analyse de tous les
points soulevés, car, comme elle l'a rappelé plus haut, toute déficience de
l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause ou les personnes
responsables du décès risque de faire conclure qu'elle ne satisfait pas à
l'obligation procédurale découlant de l'article 2 (Aktaş précité, § 300).
246. La Cour souligne les aspects suivants.
247. Elle note en premier lieu qu'une autopsie a été pratiquée le
lendemain du décès de Carlo Giuliani par deux médecins mandatés par le
parquet. Ces derniers ont constaté que la victime avait été touchée par une
seule balle, laquelle avait entraîné la mort. Bien que le scanner « total
body » effectué sur le cadavre ait révélé la présence d'un fragment
métallique fiché dans la tête, les deux experts ne l'ont pas mentionné dans le
rapport d'expertise et n'ont pas extrait le fragment en question. Dans sa
déposition au « procès des 25 », M. Salvi a déclaré qu'il avait bien tenté
d'extraire le fragment en question. En outre, les balles tirées par M.P.
n'avaient pas été retrouvées, et, au demeurant, rien n'indique que l'on ait
tenté de les retrouver. L'analyse de ce fragment métallique aurait donc été
importante pour une évaluation balistique et pour la reconstitution des faits.
Quant à la trajectoire suivie par le projectile litigieux, les médecins ont
indiqué que celle-ci allait du haut vers le bas, de l'avant vers l'arrière et de la
droite vers la gauche, et que la distance de tir avait été supérieure à
50 centimètres. Cependant, il n'a pas été précisé explicitement si le tir avait
été direct.
248. Partageant ainsi les doutes du parquet (paragraphe 82 ci-dessus)
liés au caractère superficiel des informations recueillies pendant cet examen,
la Cour juge en outre regrettable que l'intervalle de trois heures seulement
laissé aux requérants entre la notification de l'avis d'autopsie et l'autopsie
elle-même les ait vraisemblablement empêchés de mandater un
représentant.
249. On ne saurait soutenir que l'autopsie qui a été pratiquée ou les
constatations consignées dans le rapport d'autopsie étaient de nature à servir
de point de départ à une enquête ultérieure efficace ou à satisfaire aux
exigences minimales d'une investigation sur un cas manifeste d'homicide,
car elles ont laissé trop de questions cruciales sans réponse. Ces lacunes
doivent passer pour particulièrement graves étant donné que le cadavre a
ensuite été remis aux requérants et qu'une autorisation d'incinération a été
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 79
délivrée, ce qui a interdit toute analyse ultérieure, notamment du fragment
de métal logé dans le corps.
250. La Cour trouve fort regrettable que le parquet ait autorisé
l'incinération du cadavre le 23 juillet 2001, bien avant de connaître les
résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un
délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le
parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie. Que la non-
conservation du corps ait été un obstacle majeur à l'enquête est d'ailleurs
confirmé par les quatre experts mandatés par le parquet (paragraphe 71 ci-
dessus), qui ont été entravés dans la reconstitution des faits, de sorte que la
trajectoire précise du tir mortel n'a pu être déterminée (paragraphe 99 ci-
dessus).
251. Eu égard aux lacunes de l'examen médicolégal et à la
non-conservation du corps, il n'est pas surprenant que la procédure
judiciaire ait débouché sur le classement sans suite de l'affaire. La Cour
conclut que les autorités n'ont pas mené une enquête adéquate sur les
circonstances du décès de Carlo Giuliani.
252. En second lieu, la Cour note que l'enquête au niveau national était
limitée à l'examen de la responsabilité de F.C. et M.P.. Pour la Cour, une
telle approche ne peut être considérée comme étant conforme aux exigences
de l'article 2, car, comme elle l'a rappelé plus haut (paragraphe 206 ci-
dessus), les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales
et rigoureuses et elles doivent porter sur les circonstances ayant entouré la
mort.
A aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte général et de
voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de
l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès de Carlo
Giuliani. En particulier, l'enquête n'a nullement visé à déterminer les raisons
pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses supérieurs de poursuivre son
service en raison de son état physique et psychique (paragraphes 47 et 54 ci-
dessus) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été laissé
en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep privée de
protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait suivi.
253. La Cour considère que l'enquête aurait dû porter au moins sur ces
aspects de l'organisation et de la gestion des opérations de maintien de
l'ordre, car elle voit un lien étroit entre le tir mortel et la situation dans
laquelle M.P. et F.C. se sont retrouvés. En d'autres termes, l'enquête n'a pas
été adéquate dans la mesure où elle n'a pas recherché quelles étaient les
personnes responsables de cette situation.
254. Dès lors, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en son
volet procédural.
255. Ayant abouti à cette conclusion, la Cour n'estime pas devoir
examiner les autres défaillances de l'enquête alléguées par les requérants,
notamment l'absence d'indépendance des enquêteurs et des experts.
80 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA
CONVENTION
256. Sous l'angle de l'article 3 de la Convention, les requérants allèguent
que l'absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé
et le passage de la jeep sur son corps ont contribué à son décès et ont
constitué un traitement inhumain.
257. L'article 3 de la Convention dispose :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou
dégradants ».
258. Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal
fondé, dès lors que le rapport d'autopsie a indiqué que le passage du
véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans conséquences sérieuses
pour celui-ci, et que l'on a tenté de secourir la victime rapidement.
259. Les requérants contestent cette thèse et renvoient aux principes
nos
5 et 8 de l'ONU susmentionnés.
260. La Cour estime que l'on ne saurait déduire du comportement des
forces de l'ordre qu'elles ont eu l'intention d'infliger des douleurs ou des
souffrances à Carlo Giuliani (Makaratzis, précité, § 53). Eu égard aux
circonstances de la présente affaire, elle considère que les faits allégués
appellent un examen sous l'angle de l'article 2 de la Convention, examen
auquel elle vient de se livrer (paragraphes 214-244 ci-dessus).
261. Partant, il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de
l'article 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA
CONVENTION
262. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d'une enquête
conforme aux exigences procédurales découlant des articles 6 et 13 de la
Convention.
Le passage pertinent de l'article 6 de la Convention dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,
publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial,
établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (...) »
L'article 13 de la Convention se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été
violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même
que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs
fonctions officielles. »
263. Les requérants soutiennent qu'au vu des résultats contradictoires et
incomplets de l'enquête, l'affaire nécessitait des approfondissements, dans le
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 81
cadre de véritables débats contradictoires. Or ils n'ont disposé d'aucune voie
de droit qui leur eût permis d'obtenir une telle enquête.
264. Le Gouvernement demande à la Cour de dire qu'aucune question
distincte ne se pose sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ou
que ces dispositions n'ont pas été méconnues, eu égard à la conduite de
l'enquête et à la participation des requérants à celle-ci.
265. La Cour note que le grief tiré par les requérants de l'article 6 § 1 de
la Convention est indissolublement lié à leur doléance concernant la
manière dont les autorités chargées de l'enquête ont traité le décès de Carlo
Giuliani et les répercussions qui en ont résulté sur l'accès à des recours
effectifs qui leur auraient permis de faire redresser le préjudice que ce
drame leur a causé. Il convient donc d'examiner le grief que les requérants
tirent de l'article 6 en liaison avec l'obligation plus générale que l'article 13
de la Convention fait peser sur les Etats contractants, selon lequel ils
doivent fournir un recours effectif pour les violations de la Convention, y
compris de l'article 2 (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie,
18 décembre 1996, §§ 93-94, Recueil 1996-VI).
266. Eu égard aux circonstances de la présente affaire et au
raisonnement qui l'a conduite à constater une violation de l'article 2 de la
Convention en son volet procédural (paragraphe 254 ci-dessus), la Cour
estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 13.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 38 DE LA
CONVENTION
267. Les requérants critiquent l'attitude du Gouvernement durant la
procédure devant la Cour et allèguent que celui-ci n'a pas suffisamment
coopéré au sens de l'article 38 de la Convention. Il aurait, d'une part, fourni
des réponses fausses ou incomplètes (par exemple quant à l'expérience
professionnelle des carabiniers présents à bord de la jeep ou quant à la
présence d'un bouclier dans le véhicule). D'autre part, le Gouvernement
aurait omis de préciser certaines circonstances essentielles (notamment en
ne fournissant pas la liste de la structure du commandement du service
d'ordre jusqu'au sommet ; en ne précisant pas les critères de sélection des
agents pouvant être déployés lors d'opérations de maintien et de
rétablissement de l'ordre public ; en ne produisant pas les documents
attestant de la carrière des carabiniers concernés (fogli matricolari) ; en
omettant de soumettre les ordres que le fonctionnaire de police Lauro et les
officiers responsables de la compagnie ont reçus de leurs supérieurs ; en ne
fournissant aucune indication quant à l'identité de la personne qui a ordonné
l'attaque du cortège des manifestants « Tute bianche », attaque qui a précédé
les faits survenus place Alimonda ; en omettant de produire les
transcriptions des communications radio pertinentes).
268. Le Gouvernement observe qu'il a le droit « sacro-saint » de se
défendre et qu'en tout état de cause il a mis à la disposition de la Cour toutes
82 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
les informations utiles. Quant aux informations concernant l'assaut contre le
cortège des « Tute bianche », il faut remarquer que cet épisode n'a pas de
rapport avec les événements au cœur de la requête.
269. La Cour rappelle qu'il est fondamental pour le bon fonctionnement
du système de recours individuel prévu par l'article 34 de la Convention que
les Etats fournissent toute l'aide nécessaire pour permettre un examen
effectif des requêtes (Tanrıkulu, précité, § 70). La non mise à disposition de
la Cour, sans explication valable, des informations pertinentes dont un Etat
dispose expose celui-ci non seulement à des conséquences quant au
bien-fondé des allégations de la partie requérante, mais aussi au constat de
non-respect de l'article 38 § 1 a) de la Convention. Les mêmes
conséquences s'appliquent à un Etat qui fournit des informations en retard
(Bazorkina c. Russie, no
69481/01, § 171, 27 juillet 2006).
270. En l'espèce, même si les informations fournies par le
Gouvernement ne couvrent pas de manière exhaustive les points énumérés
ci-dessus, la Cour estime que le caractère incomplet de ces informations ne
l'a pas empêchée d'examiner le cas d'espèce.
271. Dans ces circonstances, elle conclut que l'Etat défendeur n'a pas
manqué aux obligations découlant de l'article 38 de la Convention.
V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
272. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
273. Les requérants demandent à la Cour de leur accorder une somme
équitable pour le préjudice moral qu'ils ont subi. Ils s'en remettent à la
sagesse de la Cour et précisent que cette somme sera dévolue à une
fondation pour la défense des droits de l'homme qu'ils entendent créer en
mémoire de Carlo Giuliani.
274. Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux
requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre de la
satisfaction équitable.
275. Statuant en équité, la Cour alloue 15 000 euros (EUR) à
M. Giuliano Giuliani, 15 000 EUR à Mme
Adelaide Gaggio (épouse
Giuliani) et 10 000 EUR à Mme
Elena Giuliani.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 83
B. Frais et dépens
276. Les requérants demandent à la Cour de statuer en équité pour leur
allouer une somme au titre des frais exposés dans le cadre de la procédure à
Strasbourg. Ils précisent que cette somme sera également dévolue à la
fondation pour la défense des droits de l'homme.
277. Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux
requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre des frais et
dépens.
278. En l'absence de justificatifs pertinents, la Cour rejette la demande
de remboursement des frais concernant la procédure à Strasbourg.
C. Intérêts moratoires
279. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la
Convention en son volet matériel pour ce qui est de l'usage excessif de la
force ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de
l'article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce qui est des
obligations positives de protéger la vie ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 2
de la Convention en son volet procédural ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de
l'article 3 de la Convention ;
5. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle des
articles 6 et 13 de la Convention ;
6. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 38 de la
Convention ;
84 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
7. Dit, à l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à
compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à
l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. pour les requérants Giuliano Giuliani et Adelaide Gaggio :
– à chacun 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral et
ii. pour la requérante Elena Giuliani :
– 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à
titre d'impôt, pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces
montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le
surplus.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 25 août 2009,
en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early Nicolas Bratza
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la
Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions dissidentes
suivantes :
– opinion en partie dissidente du juge Bratza à laquelle se rallie le
juge Šikuta ;
– opinion en partie dissidente commune des juges Casadevall et
Garlicki ;
– opinion en partie dissidente du juge Zagrebelsky.
N.B.
T.L.E
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 85
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE BRATZA À
LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ŠIKUTA
(Traduction)
1. Je partage l'avis de la majorité de la chambre selon lequel il y a eu en
l'espèce violation des obligations procédurales de l'Etat défendeur découlant
de l'article 2 de la Convention, pour les raisons exposées dans l'arrêt. Je ne
puis toutefois souscrire à l'avis de la majorité qu'il n'y a pas eu violation des
obligations matérielles de l'Etat au regard de la même disposition. A mes
yeux, le décès de Carlo Giuliani est le résultat d'un manquement des
autorités nationales à protéger son droit à la vie conformément aux
exigences de l'article en question.
i. L'obligation matérielle découlant de l'article 2
2. Les principes généraux régissant l'interprétation et l'application de
l'article 2 sont fidèlement exposés aux paragraphes 205 à 214 de l'arrêt de la
chambre. Je compléterai ce résumé en soulignant deux points.
Premièrement, l'article 2 contient, outre l'interdiction d'un recours à la force
qui n'est pas absolument nécessaire pour atteindre l'un des buts mentionnés
aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 2 de l'article, une obligation positive
pour l'Etat, en vertu de la première phrase de cet article, de protéger la vie.
Lorsque la force meurtrière a été utilisée dans le cadre d'une opération
policière ou militaire, il faut rechercher non seulement si le recours à cette
force était légitime mais aussi si l'opération litigieuse était encadrée par des
règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de
faire perdre la vie aux personnes concernées (voir, par exemple, Şimşek et
autres c. Turquie, nos
35072/97 et 37194/97, § 106, 26 juillet 2005).
Deuxièmement, la Cour a conscience du caractère subsidiaire de son rôle et
doit se montrer prudente avant d'assumer celui d'une juridiction de première
instance appelée à connaître des faits, lorsque les circonstances d'une affaire
donnée ne le lui commandent pas. Dans l'hypothèse où il y a eu une
procédure interne, il n'entre pas dans les attributions de la Cour de substituer
sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux nationaux, auxquels
il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Même si la
Cour n'est pas liée par les constatations de fait de ceux-ci, elle doit
normalement posséder des données convaincantes pour pouvoir s'en écarter.
Elle doit toutefois se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont
alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention, même si des
procédures et des enquêtes ont déjà eu lieu au niveau interne (Şimşek et
autres, précité, § 102).
3. S'appuyant sur les conclusions factuelles du procureur et de la juge
des investigations préliminaires, le Gouvernement estime qu'aucune
86 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
violation matérielle de l'article 2 n'a été établie. Il argue tout d'abord qu'il
n'y a pas de lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et le décès de
Carlo Giuliani, la balle n'ayant selon lui atteint la victime que par un hasard
tout à fait exceptionnel et imprévisible. Le décès, dit-il, n'est pas le résultat
d'un recours intentionnel et direct de M.P. à une force potentiellement
meurtrière : M.P. aurait tiré en l'air et le lien de causalité entre son action et
les effets de cette action aurait été rompu par la collision imprévisible et
incontrôlable entre la balle et une pierre, ce qui aurait modifié la trajectoire
du projectile. Ensuite, le Gouvernement affirme que même dans l'hypothèse
où il existerait un lien de causalité et où la responsabilité de l'Etat se
trouverait dès lors engagée, le recours à la force meurtrière pour protéger les
passagers de la jeep contre une violence illégale était « absolument
nécessaire » et « proportionné ». Enfin, le Gouvernement soutient qu'il n'y a
eu de la part des autorités nationales aucun manquement à protéger le droit à
la vie de Carlo Giuliani en conséquence d'une mauvaise planification des
opérations ayant abouti au décès, les autorités ayant fait tout ce qui était en
leur pouvoir pour empêcher une manifestation pacifique de dégénérer en
violence.
4. La parquet a expressément examiné l'hypothèse de la rupture de la
chaîne de causalité et a explicitement rejeté cette théorie, considérant que la
collision entre la balle et la pierre n'était pas de nature à rompre le lien de
causalité entre l'acte de M.P. et le décès de Carlo Giuliani, la véritable
question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime défense
(paragraphe 83 de l'arrêt). La juge des investigations préliminaires ne s'est
pas penchée sur cette théorie. Même si dans sa décision elle a mentionné la
déviation de la balle comme étant un « facteur absolument imprévisible » et
le décès de Carlo Giuliani comme étant résulté d'une « tragique fatalité », il
ressort clairement du contexte qu'elle n'insinuait pas qu'il y avait eu rupture
du lien de causalité mais se demandait si les conditions de l'article 53 du
code pénal étaient remplies et si dans les circonstances de l'espèce l'usage
par M.P. de son arme à feu avait constitué une réaction nécessaire et
proportionnée.
5. Que la thèse du Gouvernement soit ou non étayée par le raisonnement
de la juge des investigations préliminaires, je ne puis absolument pas
souscrire à l'argument selon lequel la déviation de la trajectoire de la balle
après collision avec une pierre ou un autre objet solide était de nature à
rompre le lien de causalité et donc à dégager l'Etat de sa responsabilité
quant au décès. Pour rompre une chaîne de causalité, la cause nouvelle doit
à mon sens être suffisamment puissante et inattendue pour que la conduite
de la personne concernée ne puisse en aucun cas passer pour une cause mais
tout au plus pour un élément de l'ensemble des circonstances de l'affaire. Si
le facteur en question pouvait raisonnablement être prévu, il ne peut en soi
être considéré comme un novus actus interveniens – un événement
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 87
nouveau – rompant le lien de causalité et isolant l'acte initial du résultat
final.
6. Les circonstances de l'espèce sont à mon avis très éloignées de celles
d'un véritable novus actus. L'acte de M.P., c'est-à-dire le fait de prendre un
pistolet chargé et de tirer, était foncièrement dangereux. M.P. était tapi sur
le plancher de la jeep. La jeep était encerclée par une foule de manifestants
qui la bombardaient de pierres et d'autres projectiles et qui étaient
suffisamment proches pour pouvoir enfoncer une planche et un extincteur
par la lunette arrière brisée et pour blesser M.P. La visibilité de M.P. depuis
l'arrière de la jeep était voilée (selon son propre récit, il savait que des
« centaines de manifestants » entouraient la jeep, mais au moment où il a
tiré il n'y avait personne en vue et il n'avait remarqué la présence de Carlo
Giuliani derrière la jeep ni avant ni après le coup de feu). De plus, les
photographies prises au moment des faits montrent clairement qu'à un
moment donné M.P. a pointé le pistolet horizontalement en direction des
manifestants afin de se protéger des agresseurs. Même si, comme l'ont jugé
les tribunaux nationaux, l'arme était dirigée vers le haut lorsque M.P. a tiré,
il y a eu à tout le moins – comme l'a estimé la juge des investigations
préliminaires – un risque que la balle n'atteigne l'une des personnes
présentes. A mon avis, il était aussi clairement prévisible que, même si la
balle ne touchait directement aucun des manifestants, elle risquait
néanmoins de ricocher sur l'un des projectiles lancés ou brandis par les
manifestants et ainsi de tuer ou de blesser grièvement quelqu'un. Les
requérants maintiennent que la balle n'a jamais heurté de pierre et que
d'après les éléments photographiques et autres, loin de tirer en l'air M.P. a
tiré directement vers Carlo Giuliani en visant du haut vers le bas.
Cependant, même si l'on admet les faits tels qu'établis par le parquet et la
juge, la déviation de la balle après collision avec une pierre ne peut, vu les
circonstances, être considérée comme un élément extraordinaire et
imprévisible au point de rompre le lien de causalité.
7. La juge des investigations préliminaires a estimé non seulement que
l'usage d'une arme par M.P. avait été justifié au regard de l'article 53 du
code pénal, car nécessaire pour repousser un acte de violence, mais aussi
que la mort de Carlo Giuliani était résultée d'un acte légitime d'une personne
qui avait voulu se défendre ou défendre autrui, au sens de l'article 52 du
code, le tir ayant été à la fois « nécessaire » et « proportionné » à la menace.
Selon les requérants, les conclusions de la juge ne forment pas une base
solide permettant de conclure que les exigences de l'article 2 § 2 de la
Convention ont été satisfaites : à leurs yeux, les critères relatifs à l'usage des
armes à feu posés par l'article 53 du code pénal – disposition datant des
années 1930 – ne correspondent pas aux normes internationales modernes
reconnues, notamment aux Principes de base de l'ONU sur le recours à la
force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des
88 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
lois, déjà évoqués dans la jurisprudence de la Cour ; de plus, les notions de
« nécessité » et de « proportionnalité » contenues à l'article 52 du code
pénal n'équivaudraient pas à la formule « absolument nécessaire » figurant à
l'article 2 § 2 ou aux termes « absolument inévitable pour protéger des vies
humaines » ou « strictement proportionné [aux circonstances] », utilisés
dans la jurisprudence de la Cour relative à cet article. Les requérants se
fondent également sur les lacunes de l'enquête elle-même, examinées dans
le cadre des obligations procédurales de l'Etat découlant de l'article 2. En
outre, ils contestent en tout état de cause la conclusion de la juge selon
laquelle M.P. a agi en état de légitime défense, arguant que vu les
circonstances de l'affaire les occupants de la jeep n'étaient pas confrontés à
un danger mortel justifiant le recours à la force meurtrière, dès lors qu'ils se
trouvaient dans un véhicule solide et étaient protégés par un bouclier, des
gilets pare-balles et des casques, qu'il y avait relativement peu de
manifestants, lesquels n'étaient pas munis d'armes meurtrières, que les
blessures de M.P. et de D.R. étaient sans gravité et que de nombreux autres
policiers et carabiniers étaient à proximité immédiate de la jeep et pouvaient
leur venir en aide si nécessaire.
8. Je ne suis pas sûr que la Cour doive rejeter ou traiter avec
circonspection les conclusions de la juge des investigations préliminaires
pour l'un ou l'autre des motifs invoqués par les requérants. Ainsi que la Cour
l'a dit précédemment, la Convention n'oblige pas les Parties contractantes à
incorporer ses dispositions dans leur système national, et le rôle de la Cour
ne consiste pas à examiner dans l'abstrait la compatibilité des dispositions
législatives ou constitutionnelles internes avec les exigences de la
Convention (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 153,
série A no 324). Bien que le critère pertinent de la « nécessité absolue », tiré
de l'article 2 § 2 de la Convention, paraisse de prime abord plus strict que
celui prévu en droit interne, je trouve que la différence entre les deux n'est
pas bien grande en l'espèce. Objectivement, il ressort de la décision de la
juge qu'un strict critère de nécessité a été appliqué, la juge ayant conclu non
seulement que l'usage de l'arme à feu avait été en l'espèce « absolument
indispensable » mais aussi que le fait de tirer avait constitué un acte
proportionné compte tenu des circonstances de l'affaire – en ce que c'était le
seul moyen dont disposait M.P. pour se protéger et protéger son collègue
contre les actes extrêmement violents dirigés contre eux –, et qu'en tirant en
l'air M.P. avait essayé de réduire autant que possible les risques pour les
agresseurs.
9. Il est vrai qu'il y a eu dans les mesures d'enquête des lacunes qui ont
abouti à la décision de clore l'enquête pénale relative à M.P. et à F.C.,
lacunes dont la majorité de la Cour a jugé qu'elles avaient donné lieu à la
violation des obligations procédurales de l'Etat en vertu de l'article 2. En
dépit de ces carences, le parquet et la juge des investigations préliminaires
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 89
semblent avoir étudié de manière approfondie les circonstances dans
lesquelles M.P. a fait feu. En particulier, tant le parquet que la juge ont
examiné avec minutie les éléments de preuve dont ils disposaient –
témoignages oculaires et expertises – avant de conclure que M.P. avait agi
en état de légitime défense. De plus, la juge a pleinement motivé sa décision
d'écarter la version différente des requérants quant à la manière dont la balle
avait atteint Carlo Giuliani mais aussi leur demande de complément
d'enquête.
10. Il reste à savoir si la conclusion des autorités judiciaires nationales
selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense peut se justifier au vu
des éléments dont dispose la Cour. L'argument des requérants consistant à
dire qu'il n'a pas été démontré objectivement que les manifestants
menaçaient la vie des occupants de la jeep et qu'en conséquence on ne peut
affirmer que M.P. a agi en état de légitime défense revient à mon sens à
imposer un critère trop strict. La jurisprudence de la Cour a établi que la
question de savoir si l'usage de la force était absolument nécessaire pour
assurer la défense d'une personne contre une violence illégale doit être
appréciée à la lumière non seulement de la situation prise globalement mais
aussi de la perception subjective de la personne qui a eu recours à la force
meurtrière à un moment donné. Ainsi, le recours à la force pour atteindre
l'un des objectifs énoncés à l'article 2 § 2 de la Convention peut se justifier
au regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête
considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des
événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire
« imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une
charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle
d'autrui » (McCann et autres, précité, § 200 ; Bubbins c. Royaume-Uni,
no 50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005-II). Dans le même ordre d'idées, la
Cour a déclaré qu'elle ne saurait substituer sa propre appréciation de la
situation à celle d'un agent chargé de l'application des lois qui a dû réagir,
dans le feu de l'action, à un danger pour sa propre vie ou celle d'autrui.
11. En dépit des divers éléments qui selon les requérants font douter de
la réalité et de la gravité du danger couru par les passagers de la jeep, je ne
vois aucune raison de remettre en cause la conclusion des autorités
judiciaires nationales, à savoir que l'impression de M.P. selon laquelle sa
propre vie et celle de D.R. étaient menacées reposait sur de bonnes raisons
et que le coup de feu n'a pas en soi donné lieu à une violation de l'article 2.
Je peux également admettre l'avis du parquet et de la juge des investigations
préliminaires – fondé sur les éléments dont ils disposaient, notamment le
rapport d'autopsie – selon lequel la marche arrière de F.C. sur le corps de
Carlo Giuliani n'a pas causé de lésions internes et n'a pas contribué au
décès, lequel est résulté exclusivement de la blessure par balle à la tête.
90 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
12. Il reste toutefois à déterminer si les mesures d'organisation et de
contrôle des opérations ayant abouti à la situation de crise dans laquelle
M.P. s'est retrouvé et a recouru à la force meurtrière ont respecté l'obligation
en vertu de l'article 2 de protéger le droit à la vie (McCann et autres, précité,
§§ 200 et 201). C'est sur cet aspect que je m'écarte du point de vue
majoritaire de la Cour. Il s'agit du reste d'une question sur laquelle les
enquêtes du parquet et de la juge des investigations préliminaires, qui se
sont limitées à examiner la responsabilité pénale de M.P. et de F.C., ne sont
pas d'un grand secours. Ni le parquet ni la juge n'ont réellement étudié la
planification générale des opérations de sécurité ou l'opération particulière
qui a plus directement mené au « naufrage » de la jeep où se trouvait M.P.,
place Alimonda, et débouché sur la mort de Carlo Giuliani. Les requérants
critiquent sévèrement ces deux aspects. Concernant la planification
générale, les critiques visent plus particulièrement certains éléments : la
modification des plans, le 19 juillet 2001 – veille des événements –, qui
semble avoir donné aux carabiniers une fonction dynamique alors
qu'auparavant ils étaient censés rester essentiellement statiques, changement
qui n'a été communiqué qu'oralement aux chefs, dont M. Lauro, lequel n'en
a eu connaissance qu'au matin du 20 juillet ; le fait que les carabiniers
n'aient pas été convenablement informés d'un autre changement dans l'ordre
de service du 19 juillet 2001, à savoir la décision d'autoriser le cortège des
« Tute bianche » ; la sélection et la formation des effectifs, l'argument
avancé étant que les carabiniers étaient commandés par des personnes qui
avaient de l'expérience dans le domaine des missions de police militaire
internationale à l'étranger mais pas en matière de maintien et de
rétablissement de l'ordre public ; le choix des armes confiées aux
carabiniers, à savoir des armes à feu dotées de balles de plomb et non de
balles de caoutchouc ; enfin, le système de communication choisi, qui
permettait uniquement les échanges avec les centres de commandement de
la police et des carabiniers mais non les contacts radio directs entre policiers
et carabiniers. Le Gouvernement estime que des erreurs ou
dysfonctionnements éventuels dans la planification, la direction ou la
conduite des opérations de sécurité ne sauraient passer pour être directement
à l'origine du drame survenu place Alimonda. Je doute fort que cela soit
vrai, du moins en ce qui concerne le manquement à informer adéquatement
les carabiniers que le cortège des « Tute bianche » avait été autorisé. A
supposer que l'on puisse affirmer que la planification générale de l'ensemble
des opérations de sécurité n'a pas eu d'effet direct sur les événements ayant
conduit au décès de Carlo Giuliani, on ne peut à mon avis en dire autant de
la gestion et du contrôle des événements survenus juste avant que la jeep ne
se retrouve coincée sur la place.
13. La lumière a été faite sur ces événements grâce aux témoignages
livrés lors du « procès des 25 » et au jugement rendu dans cette affaire par le
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 91
tribunal de Gênes à la date du 13 mars 2008. En résumé, les éléments dont
dispose la Cour, notamment ledit jugement, font ressortir les faits suivants :
i. Vers 14 h 50, le cortège des « Tute bianche » arriva rue Tolemaide.
Peu après, les carabiniers du bataillon Lombardia l'attaquèrent à l'aide de
gaz lacrymogène et de matraques, ignorant apparemment que le cortège
avait été autorisé par l'ordre de service modifié de la veille. En réaction, les
manifestants commencèrent à lancer des bouteilles de verre et des
conteneurs à déchets vers les forces de l'ordre. Des véhicules blindés
conduits par des carabiniers arrivèrent à grande vitesse et défoncèrent les
barricades mises en place par les manifestants. Peu avant 15 h 30, la
centrale opérationnelle ordonna aux carabiniers de se retirer et de laisser
passer le cortège des « Tute bianche ». Certains manifestants organisèrent
une violente riposte, incendiant l'un des blindés. Le tribunal de Gênes a jugé
que jusqu'à 15 h 30 la conduite des carabiniers avait été illégale et arbitraire
et avait justifié la résistance des manifestants. Il a cependant estimé que le
comportement de ceux-ci après le retrait des carabiniers n'était plus justifié
dès lors que l'assaut illégal et arbitraire des carabiniers avait cessé ; en
conséquence, même si les manifestants avaient gardé le sentiment d'avoir
été victimes d'abus et d'injustices, leur conduite ne pouvait plus à ce stade
passer pour défensive mais devait plutôt être considérée comme motivée par
un désir de vengeance.
ii. Durant ces événements, et après une confrontation avec des
manifestants, un contingent de la compagnie ECHO, dont M.P. faisait
partie, se retira dans le calme relatif de la place Alimonda et s'y réorganisa.
A un moment donné, le contingent fut rejoint par les deux jeeps Defender,
l'une affectée à la compagnie ECHO et l'autre au lieutenant colonel Truglio.
Aucun des deux véhicules n'était blindé ni muni de grilles de protection au
niveau des vitres latérales arrière ou de la lunette arrière. Selon le
Gouvernement, la jeep de la compagnie ECHO conduite par F.C. n'était pas
employée dans les opérations de maintien de l'ordre – pour lesquelles on
utilisait des véhicules blindés d'un autre type – mais servait uniquement au
soutien logistique ; toujours selon le Gouvernement, la jeep avait été
envoyée place Alimonda afin d'y récupérer M.P. et D.R., qui étaient
souffrants à cause de leur exposition prolongée au gaz lacrymogène. Le
capitaine Cappello autorisa M.P. et D.R. à monter dans le véhicule. Selon
des éléments de preuve non contestés, M.P. était jeune et inexpérimenté –
en service comme carabinier auxiliaire depuis environ dix mois – et de plus
il souffrait des effets du gaz lacrymogène, montrait des signes d'intolérance
au masque à gaz, avait du mal à respirer et était extrêmement nerveux.
Selon le capitaine Cappello, il était inapte à poursuivre son service et était
psychologiquement « à plat » et « épuisé ». M. Cappello avait retiré à M.P.
le lance-lacrymogènes et la besace contenant les engins lacrymogènes mais
ne lui avait pris ni son arme ni ses munitions. En dépit de ses difficultés
92 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
respiratoires et de sa nervosité, M.P. n'avait pas reçu de soins médicaux
alors que, selon le Gouvernement, c'était là le but avoué de l'envoi de la jeep
vers la place Alimonda. M.P. a dit lui-même ne pas avoir compris pourquoi
on ne l'avait pas conduit à l'hôpital. Au lieu de cela, il était resté à l'arrière
de la jeep avec D.R., lequel souffrait également de tension nerveuse et des
effets du gaz lacrymogène.
iii. Vers 17 h 20, le contingent de la compagnie ECHO, constitué de
cinquante à cent hommes, reçut de M. Lauro l'ordre de remonter la rue
Caffa vers la rue Tolemaide, afin d'aider à affronter certains manifestants
qui avaient adopté une attitude très agressive et avaient placé des conteneurs
à déchets au croisement avec la rue Caffa. Le capitaine Capello a déclaré
plus tard que cet ordre l'avait rendu perplexe, compte tenu du nombre et de
l'état d'épuisement des hommes dont il disposait et de l'absence totale de
véhicules blindés pour protéger ceux-ci. Comme les requérants l'ont
souligné, ces propos cadrent mal avec l'affirmation de M. Lauro selon
laquelle, avant d'avancer vers la rue Tolemaide, il aurait demandé au
capitaine Capello si ses hommes étaient en état de faire face à la situation et
aurait reçu une réponse affirmative.
iv. Les deux jeeps Defender, dont l'une avait toujours à son bord M.P. et
D.R., suivirent les membres de l'unité qui remontaient à pied la rue Caffa,
munis de masques à gaz et de boucliers. Nul ne sait précisément qui, le cas
échéant, en a donné l'ordre. F.C., le conducteur de la jeep attribuée à la
compagnie ECHO, a déclaré lors du « procès des 25 » qu'il avait eu pour
mission de « fermer la marche de ses collègues à pied ». Le sous-lieutenant
Zappia, adjoint du capitaine Cappello, a assuré que les deux jeeps s'étaient
déplacées ensemble pour éviter de se retrouver isolées et que des
instructions avaient été reçues du capitaine Cappello et de M. Lauro, qui
étaient en tête du contingent. Or, MM. Lauro et Cappello ont tous deux nié
s'être jamais aperçu que les jeeps suivaient l'unité. M. Lauro a dit que les
jeeps n'auraient pas dû être là. Le capitaine Cappello a quant à lui affirmé
que s'il avait su qu'elles suivaient, il les aurait « renvoyées sans détours » :
selon lui, les véhicules n'avaient reçu de lui aucune instruction de suivre le
contingent en marche car cela aurait été « du suicide », tout véhicule qui se
déplace avec un contingent devant être blindé pour pouvoir fournir le
soutien nécessaire. M.P. lui-même a déclaré qu'il n'avait pas compris
pourquoi la jeep avait suivi le contingent de la compagnie ECHO au lieu de
le conduire à l'hôpital.
v. Rue Tolemaide, le contingent fit l'objet d'une forte riposte de
manifestants qui, abrités derrière une barricade de conteneurs, jetaient aux
carabiniers des pierres et d'autres projectiles. Le contingent fut contraint à
un repli désordonné vers la place Alimonda, laissant derrière lui les deux
jeeps exposées et non protégées. Les véhicules firent marche arrière. En
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 93
essayant de faire demi-tour pour battre en retraite, la jeep conduite par F.C.
heurta un conteneur à déchets renversé, qui la bloqua ; le moteur cala. Le
véhicule fut immédiatement suivi et encerclé par des manifestants qui,
armés de pierres, de bâtons, de barres de fer et d'autres objets, attaquèrent
les deux passagers qui se trouvaient à l'arrière. Il est malaisé de déterminer
où étaient les autres membres du contingent durant l'assaut de la jeep ayant
abouti au décès de Carlo Giuliani. Le Gouvernement a affirmé qu'au
moment des faits il y avait approximativement cinquante carabiniers à
quelque 150 mètres de la jeep et une « brigade volante » de la Polizia dello
Stato postée place Tommaseo, à 250 mètres environ. Il a également été dit
qu'aucun appel à l'aide n'avait été adressé à la centrale opérationnelle. Ces
informations sont contestées par les requérants, selon lesquels, d'après les
documents photographiques et le rapport sommaire, le lieutenant Truglio
était à 10 mètres environ de la place Alimonda et le reste de la compagnie
ECHO – soit une centaine d'hommes – un peu plus loin, ce que corroborent
les témoignages livrés lors du « procès des 25 » par l'officier Mirante et le
sous-lieutenant Zappia, qui ont estimé que les jeeps se trouvaient
respectivement à 30 et 20 mètres d'eux. Ce qui est clair et incontesté, c'est
que les membres de la compagnie ECHO et la police n'ont rien fait pour
venir en aide à la Defender, qui était l'objet d'un violent assaut et qui avait à
son bord deux personnes diminuées et vulnérables, tapies à l'arrière,
situation dans laquelle il existait un réel danger de mort non seulement pour
les carabiniers eux-mêmes mais aussi pour les manifestants dans l'hypothèse
où les carabiniers étaient forcés d'utiliser leurs armes pour se défendre.
14. La majorité de la chambre admet que la gestion des opérations par
les autorités nationales soulève un certain nombre de questions, auxquelles
n'ont permis de répondre ni l'enquête menée au niveau interne ni les autres
éléments dont dispose la Cour. La majorité estime toutefois qu'il faut tenir
compte du fait que les événements en cause se sont produits en un court laps
de temps et au terme d'une longue journée d'opérations de maintien de
l'ordre, journée durant laquelle les services chargés de l'application des lois
ont été mis à rude épreuve face à des situations dangereuses où tout se
précipitait. La majorité déclare également que la charge contre les
manifestants ordonnée par M. Lauro était le résultat d'une décision
opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de
l'évolution de la situation, et qu'il était impossible de prévoir les événements
de la place Alimonda. Plus généralement, la majorité estime que, vu
l'absence d'une enquête nationale à ce sujet, la Cour est dans l'impossibilité
d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les défaillances qui ont
pu entacher la préparation et la conduite de l'opération de maintien de
l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.
15. Je ne conteste pas que la décision de recourir à la compagnie ECHO
pour charger les manifestants était justifiée sur le plan opérationnel. Ce qui
94 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
en revanche soulève de sérieuses questions, c'est le fait que les deux jeeps –
dont l'une avait à son bord un carabinier armé et diminué physiquement et
psychologiquement – aient été autorisées à suivre l'unité et à participer à
une opération pour laquelle elles n'étaient manifestement pas équipées. Si
les faits précis qui se sont produits place Alimonda ne pouvaient être
prévus, il était à mon sens parfaitement prévisible que, dans la situation très
tendue qui prévalait à ce moment et en ce lieu, la vie des occupants de la
jeep et celle des manifestants étaient menacées. Pour la même raison, et
même si la Cour a hélas été privée du bénéfice des conclusions d'une
enquête interne effective sur les faits ayant abouti au décès, je ne peux
admettre qu'aucun lien ne puisse être établi entre, d'une part, les carences du
contrôle et de la gestion des faits survenus juste avant les déboires de la
Defender et, d'autre part, la mort de Carlo Giuliani.
16. Concernant le premier élément d'appréciation invoqué par la
majorité de la Cour, je tiens à dire que je suis bien conscient des grandes
difficultés rencontrées par les autorités nationales dans la planification et la
conduite d'une vaste opération de sécurité lors du sommet du G8, lequel a
été le théâtre de graves troubles et d'actes extrêmement violents. J'ai
également à l'esprit la mise en garde du Gouvernement contre le fait de
substituer son propre avis sur la bonne manière de gérer les opérations à
celui des responsables qui se trouvaient sur place, et je n'oublie pas qu'il est
risqué de s'appuyer sur la sagesse rétrospective. Cependant, même si l'on
tient compte des problèmes auxquels les autorités ont dû faire face, les
circonstances décrites révèlent à mon sens un grave et préoccupant manque
de coordination et de contrôle effectif sur les opérations de sécurité de
l'après-midi du 20 juillet, lacunes qui sont directement à l'origine de la
situation dans laquelle M.P., jeune carabinier inexpérimenté, blessé, non
protégé et paniqué, a eu recours à une force meurtrière ayant entraîné un
tragique décès. A mes yeux, ces défaillances de la part des personnes
responsables de la planification et du contrôle des opérations s'analysent en
un manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani, et donc en une
violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel.
ii. L'obligation procédurale découlant de l'article 2
17. Le Gouvernement insiste sur le fait que, puisque toutes erreurs ou
carences éventuelles dans la planification et la conduite des opérations n'ont
eu aucun effet direct sur l'origine des événements de la place Alimonda, il
était superflu et étranger à la compétence des autorités judiciaires italiennes
ayant examiné la responsabilité pénale de M.P. et de F.C. d'étendre leurs
investigations aux autorités supérieures de la police ou d'apprécier la
responsabilité d'autres personnes. Pour les raisons exposées plus haut, je ne
suis pas convaincu que les erreurs et défaillances dans la conduite des
opérations soient dépourvues de lien étroit avec les événements qui ont
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 95
débouché sur le décès de Carlo Giuliani. Les obligations procédurales
pesant sur l'Etat en vertu de l'article 2 exigent que les actions de l'Etat ayant
mené à l'usage de la force meurtrière soient soumises à une forme d'enquête
indépendante et publique propre à déterminer si le recours à la force était
justifié dans les circonstances particulières d'une affaire. Le cas échéant,
l'enquête doit également être susceptible d'examiner toute déficience du
système ayant pu aboutir à un décès, par exemple dans la planification
d'opérations de police (McCann et autres et Şimşek et autres, arrêts
précités). Dans le contexte propre à l'espèce, j'estime que l'article 2 exigeait
une enquête effective portant non seulement sur l'éventuelle responsabilité
pénale de M.P. ou de F.C., mais aussi sur la planification et la conduite des
opérations ayant mené au décès, de manière à faire jouer pleinement
l'obligation des agents de l'Etat de rendre des comptes quant aux
circonstances ayant abouti au décès. Etant donné que pareille enquête n'a
pas été menée, il y a eu, comme l'a jugé la majorité, violation des exigences
procédurales de l'article 2 pour ce motif également.
18. Etant parvenu à cette conclusion, j'ai estimé qu'il n'était pas
nécessaire d'examiner séparément le grief des requérants tiré des articles 6
et 13 de la Convention. En outre, je partage globalement l'avis de la
chambre selon lequel il n'y a pas eu manquement de l'Etat défendeur à
satisfaire à ses obligations découlant de l'article 38 de la Convention.
96 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX
JUGES CASADEVALL ET GARLICKI
1. Dans cette affaire, certes déplorable, la majorité a conclu à la violation
de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural. Nous ne saurions
souscrire à cette conclusion.
2. D'emblée, nous tenons à marquer notre accord partiel avec
l'observation de caractère général du juge Zagrebelsky, notre collègue, en ce
qui concerne l'exposé de faits figurant dans l'arrêt. Celui-ci est
excessivement long et comporte des antécédents non nécessaires, voire
inutiles, pour l'essentiel des questions à résoudre en l'espèce.
3. Nous adhérons par ailleurs à l'exposé des faits et aux conclusions de la
juge des investigations préliminaires en date du 5 mai 2003, notamment sur
les points relatifs au lien de causalité entre le tir de M.P. et la mort de Carlo
Giuliani, ainsi que sur la situation d'extrême violence envers les carabiniers
qui a prévalu dans les lieux et les circonstances de l'affaire et qui permet de
neutraliser la responsabilité pénale de M.P. Celui-ci a fait un usage légitime
des armes pour repousser une violence ou vaincre une résistance à l'autorité
(cas prévus à l'article 53 du code pénal) et, en tout état de cause, confronté à
une situation d'extrême violence qui menaçait directement son intégrité
physique, a agi en situation de légitime défense (paragraphe 2 a) de l'article
2 de la Convention).
4. Une fois admis qu'il n'y a pas eu un usage disproportionné de la force
(paragraphe 227) ni de manquement à l'obligation positive de protéger la vie
de Carlo Giuliani (paragraphe 243 de l'arrêt), il ne reste plus que la question
des obligations procédurales. La majorité conclut à la violation de l'article 2
sous son volet procédural en se basant essentiellement sur les deux points
suivants :
a) le caractère prétendument « superficiel » du rapport d'autopsie,
combiné avec l'observation d'un fragment métallique fiché dans la tête de
la victime et la restitution du corps à la famille en vue de son incinération
(paragraphes 247 à 251) et
b) l'absence d'un examen du contexte général – enquête au niveau
national – qui eût permis de déterminer si les opérations de maintien de
l'ordre avaient été planifiées de façon à éviter l'incident (paragraphes 252
et 253).
5. Sur le premier point, nous estimons qu'après le constat du lien de
causalité entre l'action du tireur et l'effet produit, ainsi que de la réalité de la
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 97
mort de la victime, nulle autre autopsie n'était vraiment nécessaire afin
d'établir la vérité (si ce n'est pour l'intérêt médicolégal et de police
scientifique). En effet, Carlo Giuliani a été tué par M.P., qui a avoué avoir
tiré deux coups de feu, dans des conditions ayant résulté des faits.
Pour trancher la question qui nous est posée, peu importent les
éventuelles informations supplémentaires qui auraient pu être obtenues sur
le fragment métallique, la distance, la trajectoire, l'angle de tir ou l'éventuel
impact de la balle avec une pierre ou un autre objet intermédiaire. Des telles
informations n'auraient à notre avis rien changé aux éléments essentiels du
drame, à savoir : l'auteur des tirs, la victime et la cause du décès. Le corps
du défunt n'a été remis à la famille qu'après l'autopsie et c'est à sa demande
que le parquet, n'ayant pas de raison impérieuse, présente ou prévisible de
refuser une telle demande, et pour éviter de prolonger inutilement le
désarroi de la famille, a autorisé l'incinération. Les proches du défunt
savaient que l'incinération est un mode de destruction irréversible et que
toute autopsie ultérieure serait désormais impossible.
6. Sur le deuxième point, nous ne voyons pas de rapport entre une
enquête au « niveau national » visant à l'examen de l'organisation et de la
gestion de l'ensemble des opérations de maintien de l'ordre pour le sommet
du G8 à Gênes, et l'incident concret, ponctuel et de courte durée qui s'est
produit place Alimonda le 20 juillet 2001. La majorité reconnaît que la
charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro « était le résultat d'une
décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en
fonction de l'évolution de la situation » et elle ajoute qu'« [i]l était dès lors
impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits (...).
Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de Carlo
Giuliani a été relativement bref » (paragraphe 238) ; en effet, l'incident s'est
déroulé entre 17 heures et 17 heures 27 (paragraphes 17 et 29) et « les
circonstances ayant entouré la mort » (paragraphe 252) ne laissent aucun
doute.
7. Partant, avec le bénéfice du recul, nous estimons que l'enquête menée
pas les autorités italiennes dans cette regrettable affaire a été suffisante,
effective et contradictoire, conformément aux obligations positives
incombant à l'Etat, et qu'aucune violation procédurale de l'article 2 de la
Convention n'est imputable à l'Etat défendeur.
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 98
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DU JUGE ZAGREBELSKY
Je regrette de ne pouvoir partager l'opinion de la majorité de la chambre,
qui a conclu à la violation de l'article 2 de la Convention sous son volet
procédural.
1. J'expliquerai ci-après mon opinion dissidente, mais une prémisse
générale est nécessaire, concernant l'arrêt dans son ensemble et, plus
particulièrement, sa partie en fait. A mon avis, l'exposé des faits s'étend sur
la narration d'antécédents dont la Cour elle-même est consciente de
l'inutilité aux fins des questions à trancher (voir le paragraphe 235). Il s'agit
de la description et de l'évaluation d'événements hautement controversés au
niveau national et qui n'ont pas encore fait l'objet de jugements définitifs des
tribunaux internes. Le risque d'une lecture partisane de l'arrêt aux fins des
tensions que suscitent toujours en Italie les événements en cause n'est pas
exclu, et se trouve même aggravé par le retard avec lequel la décision de la
Cour arrive (sept ans après l'introduction de la requête).
2. Je partage l'opinion de la majorité de la chambre, qui n'a pas décelé de
violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel. A mon avis, il
n'y a aucune raison de se départir des conclusions du jugement rendu à
l'issue d'une enquête qui a éclairci, autant qu'il était possible, les événements
en question.
La juge, sur la base du rapport collégial des experts et des autres preuves
(vidéos, témoignages) dont elle disposait, a admis que le tir allait vers le
haut et que la trajectoire de la balle avait été déviée par l'impact avec une
pierre ou un objet similaire.
Il me semble que, dans le contexte de l'agression violente qu'il a subie
avec ses collègues, le tireur a eu une réaction justifiée au sens du
paragraphe 2 a) de l'article 2 de la Convention.
Nul doute que l'agression était très grave et qu'elle a dû paraître
gravissime aux occupants de la jeep, encerclée par plusieurs manifestants
qui étaient armés de bâtons, de poutres et de pierres, et qui avaient cassé les
vitres du véhicule. L'un des assaillants a introduit une planche de bois dans
la jeep et a blessé un carabinier qui se trouvait à côté de l'auteur des coups
de feu. Les occupants ne pouvaient bouger à l'intérieur de la jeep. Peu avant,
un blindé des carabiniers avait été incendié par les manifestants. La crainte
d'être lynché était, vu les circonstances, plus que raisonnable.
Dans cette situation spécifique – soudaine et gravissime –, la réaction du
carabinier a consisté à tirer deux coups de feu vers le haut ; seul un hasard
exceptionnel et improbable a dévié la balle. On doit certes prendre en
considération l'anomalie imprévisible de la trajectoire de la balle (et les
conséquences mortelles du coup de feu qui, par ricochet, a touché la
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 99
victime), même si l'on admet que cette anomalie n'exclut pas le lien de
causalité.
Des tirs d'intimidation peuvent-ils être assimilés à l'usage de la force au
sens de l'article 2 § 2 a) de la Convention ? Il est clair en tout cas que leur
nature, au regard de leur nécessité et du but légitime poursuivi, doit être
prise en compte.
Dans l'arrêt Bakan c. Turquie (no 50939/99, §§ 55-56, 12 juin 2007), la
Cour a exclu la violation de l'article 2 de la Convention en tenant compte du
fait que la mort de la victime, tuée par une balle tirée par un gendarme,
« [était] le résultat de la malchance, la balle à l'origine de la blessure
mortelle ayant atteint la victime par ricochet » (voir aussi, mutatis mutandis,
Kathleen Stewart c. Royaume-Uni, no 10044/82, décision de la Commission
du 10 juillet 1984, Décision et rapports 39).
Sagesse et prudence conduisent normalement la Cour à adopter un critère
réaliste et à dire que la légitimité de l'usage de la force doit être appréciée au
regard de la situation telle qu'elle s'est présentée aux yeux des protagonistes
des événements, qui agissent dans le feu de l'action et dans la perception
honnête d'un danger pour leur propre vie ou celle des autres, même si par la
suite la situation peut être évaluée différemment. Une attitude différente de
la part de la Cour imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application
des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur
vie et de celle d'autrui (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 138-140,
CEDH 2005-II ; McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §
200, série A no 324 ; Makaratzis c. Grèce [GC], n
o 50385/99, § 66, CEDH
2004-XI ; Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, §§ 96-97, 13 mars
2007).
3. Le G8 de Gènes a vu se dérouler, d'une part une imposante
manifestation d'opposition pacifique et légale et, d'autre part, des actes de
violence extrême contre les biens et les personnes, organisés par des
groupes nombreux, armés de toutes sortes d'objets. En s'entremêlant,
manifestations et actes de violence ont rendu extrêmement difficile, voire
impossible, une gestion de l'ordre public ordonnée et planifiée à l'avance.
La majorité elle-même admet que « la charge ordonnée par le
fonctionnaire de police Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle
justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la
situation », que « les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations
de danger évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions
opérationnelles cruciales », qu'« [i]l était (...) impossible de prévoir à
l'avance les événements qui se sont produits place Alimonda » et que
« l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref »
(paragraphe 238 de l'arrêt). On ne voit pas, par conséquent, la pertinence des
questions concernant l'organisation, la planification et la gestion des
opérations de maintien de l'ordre public antérieures aux faits litigieux
(paragraphe 235). Et ce particulièrement si l'on tient compte, comme on doit
100 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
le faire, de la situation d'encombrement et de violence qui prévalait dans la
zone, des priorités qui étaient celles des responsables des opérations et de
l'imprévisibilité de l'incident soudain.
En ce qui concerne les événements tels qu'ils se sont produits, ce qui est
pertinent c'est l'action du tireur dans le contexte du moment.
De plus, la Cour a dit plusieurs fois qu' « eu égard à la difficulté de la
mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l'imprévisibilité du
comportement humain et à l'inévitabilité de choix opérationnels en termes
de priorités et de ressources, il y a lieu d'interpréter l'étendue de l'obligation
positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à
celles-ci un fardeau insupportable » (voir, entre autres, Makaratzis précité, §
69).
La jurisprudence de la Cour offre nombre d'exemples où la Cour a décelé
des manquements ou des erreurs dans la planification et la direction de
l'action des forces de l'ordre et a dit, pour cette seule raison, qu'il y avait eu
violation de l'article 2. Il ressort de cette jurisprudence que la responsabilité
de l'Etat peut être engagée même dans le cas où aucune critique ne peut être
soulevée à propos de l'action ultime de l'agent qui a causé la perte d'une vie.
Cela dit, il est tout à fait évident que les circonstances propres à chaque
affaire sont différentes et que la jurisprudence dont il s'agit doit être maniée
avec discernement. Il suffit de comparer la présente affaire avec les cas
examinés par la Cour dans les arrêts McCann et autres (précité),
Andronicou et Constantinou c. Chypre (9 octobre 1997, Recueil des arrêts
et décisions 1997-VI), Makaratzis (précité), Natchova et autres c. Bulgarie
([GC], nos
43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), Şimşek et autres c.
Turquie (nos
35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005) et Erdoğan et autres c.
Turquie (no 19807/92, 25 avril 2006).
En l'espèce, le cadre et la cause des tirs du carabinier résident
exclusivement dans l'agression menée par le groupe de manifestants, dont la
victime elle-même faisait partie. Cela me conduit à dire qu'il serait injustifié
de fonder une conclusion de violation matérielle de l'article 2 sur
l'évaluation critique de la conduite des autorités à un moment ou à un autre
des événements qui ont marqué les manifestations contre le sommet du G8
de Gênes. A la lumière de ce que la majorité admet (paragraphe 238), seuls
me paraissent pertinents, dans la présente affaire, le contexte de la violente
agression, l'action du tireur et ses conséquences.
4. La position que je pense correcte aux fins de l'examen du grief
concernant l'article 2 sous son volet matériel amène une discussion parallèle
sur la question de la carence de l'enquête nationale, retenue par la majorité
du fait qu' « [à] aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte
général et de voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de
maintien de l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès
de Carlo Giuliani ». En particulier, l'enquête n'aurait « nullement visé à
déterminer les raisons pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 101
supérieurs de poursuivre son service en raison de son état physique et
psychique (...) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été
laissé en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep
privée de protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait
suivi » (paragraphe 252 de l'arrêt).
D'une part, il me semble que l'enquête menée par le parquet de Gênes a
bien abordé les éléments antérieurs aux tirs en cause. De ce fait, l'enquête
est allée bien au-delà du seul fait matériel des tirs de pistolet et du contexte
immédiat dans lequel ils se sont inscrits (la documentation rassemblée
pendant l'enquête, le contenu des témoignages, l'exposé des faits dans le
réquisitoire du ministère public et dans la décision du juge en sont la
preuve). Et cela est encore plus vrai s'agissant du « procès des 25 ».
D'autre part, pour les raisons déjà exprimées dans le cadre de l'examen
du volet matériel de l'article 2, l'efficacité de l'enquête en ce qui concerne le
décès en cause n'en a en rien pâti, puisque les faits indiqués au paragraphe
252 de l'arrêt ne concernent pas la question de savoir si en l'espèce la mort
infligée à la victime est justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 2 de
la Convention. La réponse à cette question est donnée par la majorité au
paragraphe 238.
5. Dans le raisonnement de la majorité, une autre défaillance de l'enquête
justifierait sa conclusion qu'il y a eu violation de l'article 2 en son volet
procédural. Il s'agit de la « superficialité » de l'autopsie, de l'incinération
inopportune du cadavre, du trop court délai laissé aux requérants pour
intervenir dans les opérations d'autopsie.
Concernant cette dernière remarque (paragraphe 248), il me semble
qu'elle ne tient pas compte du fait que l'autopsie est par sa nature même
urgente, ce qui laisse très peu de temps au parquet, à l'accusé et aux parties
lésées pour le choix de leurs experts. De toute façon, rien n'empêchait les
requérants de nommer un expert, de prendre contact avec les experts du
parquet et de voir le corps dans les heures suivantes avant de faire procéder
à l'incinération (autorisée le 23 juillet, soit deux jours après l'autopsie). La
possibilité de participer aux opérations des experts n'a par conséquent pas
été rendue trop difficile, voire impossible.
Le corps, après l'autopsie, a été rendu à la famille et, à la demande de
celle-ci, le parquet en a autorisé l'incinération. La majorité estime que le
parquet n'aurait pas dû donner son autorisation « bien avant de connaître les
résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un
délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le
parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie » (paragraphe
250).
Au moment où le parquet a autorisé la famille de la victime à disposer de
la dépouille et à la faire incinérer, aucune des raisons qui sont apparues par
la suite n'étaient présentes ou prévisibles (ne l'était certes pas la
« superficialité » du rapport des experts, lequel devait encore être rédigé) ;
102 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
de plus, si les experts n'indiquent pas qu'ils ont encore besoin du cadavre, la
pratique constante et raisonnable veut que l'on épargne à la famille le
fardeau supplémentaire d'une attente prolongée.
Tout ce que l'on peut regretter a posteriori ne permet pas, à mon avis, de
mettre en cause ceux qui à l'époque ont raisonnablement cru pouvoir et
devoir répondre favorablement à la demande de la famille. Pour l'évaluation
des faits matériels objets d'une requête mais également en ce qui concerne
les décisions judiciaires de nature procédurale, le moment et cadre à prendre
en considération est celui où la décision a été (a dû être) prise (voir, mutatis
mutandis, R.K. et A.K. c. Royaume-Uni, no 38000/05, § 36, 30 septembre
2008).
J'en viens à la question de la « superficialité » de l'autopsie et du rapport
d'autopsie. Mentionnée par le parquet dans son réquisitoire, sans précisions,
pour justifier le temps pris par l'enquête (le parquet ayant dû ordonner une
autre expertise collégiale), elle renvoie à l'évidence au fait que les experts
n'ont pas récupéré le morceau du blindage de la balle que le scanner avait
mis en évidence, fiché dans la tête de la victime. L'expert Salvi s'est
expliqué à ce propos et l'arrêt du tribunal de Gênes dans le « procès des 25 »
en donne acte (page 389). L'expert a vu le fragment métallique dans les
reproductions tirées du scanner et a estimé qu'il ne s'agissait pas de la balle
mais d'un fragment très petit, le jugeant très difficile à récupérer dans la
masse cérébrale et inutile aux fins des examens balistiques. Cette
explication peut paraître insuffisante a posteriori, vu l'importance du fait
que le blindage de la balle s'était brisé, et que certains débris du blindage,
retrouvés dans la cagoule de la victime, portaient les traces d'un impact avec
un objet intermédiaire, amenant ainsi l'hypothèse d'une déviation de la
trajectoire du tir. On peut comprendre que les experts successifs aient pu,
par prudence, regretter l'indisponibilité du cadavre aux fins de leurs
examens, mais cela ne signifie pas que cet élément ait entaché l'enquête
dans son ensemble. En effet, le morceau de blindage non récupéré pouvait
uniquement confirmer l'hypothèse d'un impact avec un objet intermédiaire
(en cas de présence de traces de l'impact), mais nullement l'infirmer (en cas
d'absence de traces).
Tous les éléments pertinents et utiles pour évaluer le déroulement des
faits et les éventuelles responsabilités quant à la mort de la victime ont été
recherchés et examinés, autant qu'il était possible, pendant l'enquête. Celle-
ci doit donc, à mon avis, être jugée suffisante dans son ensemble au regard
des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la Convention.