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QUATRIÈME SECTION AFFAIRE GIULIANI et GAGGIO c. ITALIE (Requête n o 23458/02) ARRÊT STRASBOURG 25 août 2009 Renvoi devant la Grande Chambre 01/03/2010 Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

QUATRIÈME SECTION · Vladimiro Zagrebelsky, Ljiljana Mijović, Ján Šikuta, juges, et de Lawrence Early, greffier de section, Après en avoir délibéré en chambre du conseil le

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GIULIANI et GAGGIO c. ITALIE

(Requête no 23458/02)

ARRÊT

STRASBOURG

25 août 2009

Renvoi devant la Grande Chambre

01/03/2010

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la

Convention. Il peut subir des retouches de forme.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 1

En l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant

en une chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,

Josep Casadevall,

Lech Garlicki

Giovanni Bonello,

Vladimiro Zagrebelsky,

Ljiljana Mijović,

Ján Šikuta, juges,

et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2008 et

le 18 juin 2009,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 23458/02) dirigée

contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet Etat,

M. Giuliano Giuliani, Mme

Adelaide Gaggio (épouse Giuliani) et Mme

Elena

Giuliani (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 juin 2002 en vertu de

l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des

libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes

N. Paoletti et G. Pisapia,

avocats à Rome. Les requérants sont respectivement le père, la mère et la

sœur de Carlo Giuliani. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a

été représenté par son agent, E. Spatafora, et par son coagent, F. Crisafulli.

3. Les requérants alléguaient en particulier que Carlo Giuliani était

décédé en raison d'un recours excessif à la force publique.

4. Une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et à

celles de fond (article 54 § 3 du règlement) s'est déroulée en public au Palais

des droits de l'homme, à Strasbourg, le 5 décembre 2006 (article 59 § 3 du

règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

M. F. CRISAFULLI, coagent ;

– pour les requérants

M. N. PAOLETTI,

Mme

A. MARI,

Mme

G. PAOLETTI, avocats au barreau de Rome conseils.

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5. Par une décision du 6 février 2007, la chambre a déclaré la requête

recevable.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations

écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont

chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7. Les requérants sont nés respectivement en 1938, 1944 et 1972 et

résident à Gênes et à Milan.

A. Le contexte dans lequel s'est déroulé le G8 à Gênes et les

circonstances ayant précédé le décès de Carlo Giuliani

8. Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se déroula à Gênes le sommet dit du

« G8 ». De nombreuses manifestations « antimondialistes » furent

organisées dans la ville et un important dispositif de sécurité fut mis en

place par les autorités italiennes. La loi no 349 du 8 juin 2000 autorisait le

préfet de Gênes à recourir au personnel des forces armées. En outre, une

« zone rouge » avait été délimitée à l'aide d'un filet métallique dans la partie

de la ville concernée par les réunions du G8 (à savoir le centre historique de

la ville). De la sorte, seuls les riverains et les personnes qui devaient y

travailler pouvaient y accéder. L'accès au port avait été interdit et l'aéroport

fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune qui, à son

tour, était entourée d'une zone blanche (zone normale).

9. Concernant les ordres écrits du commandant des forces de l'ordre,

responsable du maintien et du rétablissement de l'ordre public, le

Gouvernement a soumis à la Cour des ordres de service datés des 14, 17 et

19 juillet 2001. Chacun de ces ordres de service commence par la phrase :

« la présente modifie et complète comme suit l'ordonnance de service

no 2143/R du 12 juillet relative aux services d'ordre et de sûreté prévus à

l'occasion du sommet du G8 qui se tiendra à Gênes du 20 au 22 juillet ».

Cette ordonnance du 12 juillet n'a pas été fournie à la Cour.

10. L'ordre de service du 19 juillet 2001 est celui de la veille des faits. Il

résume ainsi les priorités des forces de l'ordre : mettre en place à l'intérieur

de la « zone rouge » une ligne de défense permettant de repousser

rapidement toute tentative d'intrusion ; mettre en place dans la « zone

jaune » une ligne de défense pour pouvoir faire face à toute action, compte

tenu de la position des manifestants en différents endroits ainsi que des

actions provenant d'éléments plus extrémistes ; enfin, prendre des mesures

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d'ordre public sur les axes touchés par les manifestations, eu égard au

danger d'agressions favorisé par les effets de masse.

11. Les parties s'accordent sur le fait que l'ordre de service du

19 juillet 2001 a modifié les plans établis jusque-là quant à la manière de

déployer les ressources et les moyens disponibles, afin que les forces de

l'ordre puissent contrer efficacement toute tentative d'intrusion dans la zone

rouge de personnes participant à la manifestation des « Tute bianche » (les

combinaisons blanches), annoncée et autorisée pour le lendemain.

S'appuyant sur des témoignages livrés dans le cadre d'une procédure

pénale diligentée à l'encontre de vingt-cinq manifestants (voir, ci-dessous, le

« procès des 25 »), les requérants ont indiqué que l'ordre de service du

19 juillet avait affecté le peloton de carabiniers en cause à une fonction

dynamique alors qu'auparavant il était censé être statique.

Quant à la manière dont ces instructions ont été diffusées, le

Gouvernement a indiqué que les ordres donnés et reçus par les officiers sur

le terrain ont été transmis oralement. Les requérants, quant à eux, se réfèrent

aux témoignages recueillis par le parquet et également dans le cadre du

« procès des 25 », notamment auprès de M. Lauro (paragraphe 56

ci-dessous).

12. Les parties s'accordent à dire qu'un système de communication radio

a été mis en place, avec une centrale opérationnelle située auprès de la

questura (bureaux de la police), et que cette centrale était en contact radio

avec les forces présentes sur le terrain. Les carabiniers et les policiers ne

pouvaient pas communiquer directement entre eux par radio ; ils ne

pouvaient joindre que la centrale opérationnelle.

13. Il ressort du jugement rendu dans le « procès des 25 » (voir ci-

dessous), versé au dossier, qu'avant le début du G8 il y avait eu des

moments de tension : le 16 juillet, une bombe avait été envoyée aux

carabiniers. Le 17 juillet, un fourgon contenant un engin explosif avait été

découvert près du stade Carlini, le lieu qui allait héberger les manifestants

qui participeraient à la grande manifestation du 20 juillet (le cortège des

« Tute bianche »). Le 18 juillet, les forces de l'ordre se rendirent au stade

Carlini pour effectuer des contrôles. Environ 500 manifestants étaient sur

place. L'inspection dura environ une heure et eut lieu en présence de

journalistes. Les manifestants présentaient des « moyens de défense

individuels », à savoir des boucliers en plexiglas et des vêtements pouvant

absorber d'éventuels chocs avec les forces de l'ordre.

14. Le même jugement fait état de ce que, le matin du 20 juillet, des

groupes de manifestants particulièrement agressifs, cagoulés et masqués (les

« black blocks ») provoquèrent de nombreux incidents et accrochages avec

les forces de l'ordre. Vers 13 h 30, le cortège des « Tute bianche » était prêt

à défiler. Le départ était prévu au stade Carlini. Il s'agissait d'une

manifestation regroupant plusieurs organisations : des représentants du

mouvement « no global », des centres sociaux, des jeunes communistes du

Parti « Rifondazione comunista ». Ils croyaient en la contestation non

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violente (désobéissance civile) mais avaient annoncé un objectif politique :

tenter de franchir la limite de la zone rouge. C'est pourquoi à la date du

19 juillet 2001 le questore de Gênes avait interdit au cortège des

« Tute bianche » de pénétrer dans la zone rouge ou dans celle adjacente et

avait déployé les forces de l'ordre de manière à arrêter le cortège au niveau

de la place Verdi. Le cortège pouvait donc défiler entre le stade Carlini et

toute la longueur de la rue Tolemaide, jusqu'à la place Verdi, soit bien au-

delà du croisement entre cette rue et le boulevard Torino, croisement où se

déroulèrent les faits dont il est question ci-après. Vers 13 h 30, le cortège se

mit en route et avança lentement vers l'ouest. Pendant la descente, les

manifestants apparurent tranquilles et joyeux, du moins jusqu'au moment où

ils remarquèrent des colonnes de fumée dans la direction de la rue Canevari

et une voiture complètement brûlée rue Montevideo, ce qui engendra une

certaine tension. Dans le secteur de la rue Tolemaide, il y avait des traces de

désordres antérieurs. Un groupe de contact composé de politiciens et un

groupe de journalistes munis de caméras ou d'appareils photo marchaient en

tête du cortège. Ce dernier ralentit et marqua plusieurs arrêts. Plus bas, dans

la zone de la rue Tolemaide, des incidents opposèrent des personnes

masquées et cagoulées aux forces de l'ordre. Le cortège atteignit le tunnel de

la voie ferrée, au croisement du boulevard Torino. Soudain, des engins

lacrymogènes furent lancés sur le cortège par des carabiniers placés sous les

ordres de M. Mondelli.

15. M. Mondelli, commandant de la compagnie des carabiniers Alpha,

avait fait savoir à sa centrale que sa radio pouvait seulement recevoir les

communications et qu'il ne disposait pas d'un guide de Gênes connaissant

bien les rues. Il se trouvait place Tommaseo avec deux cents carabiniers.

Ceux-ci étaient équipés de la nouvelle matraque Tonfa, d'un bouclier, de

nouveaux engins lacrymogènes CS et de lanceurs, ainsi que d'une

combinaison ignifugée et d'équipements anti-incendie. A 14 h 29, la

centrale radio ordonna à M. Mondelli de se rendre rapidement place Giusti,

car le cortège des « Tute bianche » était en train de descendre le boulevard

Gastaldi. M. Mondelli accepta. Il avait trois itinéraires possibles pour se

rendre à son point de destination, mais il choisit celui qui l'exposait au

risque de croiser le cortège des « Tute bianche », c'est-à-dire l'itinéraire

passant par la rue d'Invrea et croisant le boulevard Torino. Quelques

minutes avant 15 heures, s'étant retrouvés sur le chemin des manifestants,

les carabiniers attaquèrent le cortège des « Tute bianche », en utilisant

d'abord des gaz lacrymogènes puis en avançant et en usant de leurs

matraques. Le cortège fut repoussé vers l'est (au croisement avec la rue

Casaregis). L'assaut dura environ deux minutes. Il n'avait été ordonné ni par

la centrale opérationnelle des carabiniers ni par la personne ayant la

compétence nécessaire. Les carabiniers repoussèrent les manifestants

jusqu'au croisement avec la rue d'Invrea. A cet endroit, ces derniers se

divisèrent : certains se dirigèrent vers la mer, d'autres cherchèrent un abri

rue d'Invrea, puis dans le secteur de la place Alimonda. Des manifestants

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réagirent, trouvèrent des objets pouvant être utilisés comme des objets

contondants, tels que des bouteilles en verre ou des conteneurs à déchets, et

commencèrent à les lancer vers les forces de l'ordre. Des blindés de

carabiniers parcoururent à grande vitesse la rue Casaregis et la rue d'Invrea,

défonçant les barricades mises en place par les manifestants à l'aide de

conteneurs et provoquant l'éloignement des manifestants présents sur les

lieux. A 15 h 22 mn 52 s, la centrale opérationnelle ordonna à M. Mondelli

de se déplacer et de laisser passer le cortège des « Tute bianche ». L'assaut

terminé, les carabiniers se retirèrent rue Casaregis puis rue d'Invrea, en

direction du nord, puis suivirent la rue Tolemaide, vers l'ouest.

16. Certains manifestants organisèrent une riposte violente et des

accrochages avec les forces de l'ordre. Vers 15 h 40, un groupe de

manifestants attaqua un fourgon blindé des carabiniers et l'incendia par la

suite.

17. Vers 17 heures, la présence d'un groupe de manifestants semblant

très agressifs fut remarquée notamment par le bataillon Sicilia, composé

d'une cinquantaine de carabiniers postés près de la place Alimonda.

18. Le fonctionnaire de police Lauro ordonna auxdits carabiniers de

charger les manifestants. A pied et suivis par deux jeeps Defender, les

carabiniers chargèrent.

19. Peu après, les manifestants parvinrent toutefois à repousser l'attaque

des forces de l'ordre : les carabiniers se replièrent de manière désordonnée à

proximité de la place Alimonda, laissant sans protection les deux jeeps

Defender qui se trouvaient en queue de dispositif (le parquet, dans sa

demande de classement sans suite de l'affaire, décrit ceci comme

« ripiegamento disordinato che lascia scoperti i due defender che si trovano

alle spalle del reparto »). Les images prises par hélicoptère montrent les

manifestants qui avancent rue Caffa, à 17 h 23, en courant après les forces

de l'ordre.

B. Le décès de Carlo Giuliani

20. Les deux jeeps en question se bloquèrent réciproquement place

Alimonda. Alors que l'une d'elle réussissait finalement à s'éloigner, l'autre,

en raison d'une fausse manœuvre du conducteur, resta immobilisée place

Alimonda, bloquée par un conteneur à déchets renversé.

21. La jeep fut rejointe par un groupe de manifestants armés de pierres,

de bâtons et de barres de fer. Les vitres latérales arrière et la lunette arrière

de la jeep furent brisées. Les manifestants hurlèrent des injures et des

menaces à l'encontre des occupants de la jeep et lancèrent des pierres vers le

véhicule.

22. A bord de la jeep se trouvaient trois carabiniers : Mario Placanica,

Filippo Cavataio et Dario Raffone.

23. L'un d'eux, Mario Placanica (ci-après « M.P. »), était un grenadier

âgé de vingt ans. Intoxiqué par les grenades lacrymogènes qu'il avait

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lancées lors d'accrochages antérieurs, il avait été autorisé par le capitaine

Cappello (commandant de la compagnie ECHO, au sein du CCIR –

« contingente di contenzione e intervento risolutivo ») à monter dans la jeep

pour s'éloigner des lieux du précédent affrontement. Accroupi à l'arrière de

la jeep, blessé, paniqué, se protégeant d'un côté avec un bouclier (selon la

déclaration du manifestant Predonzani), hurlant aux manifestants de s'en

aller, « sinon il les tuerait », M.P. dégaina son Beretta 9 mm, le pointa en

direction de la lunette arrière brisée du véhicule et, après quelques dizaines

de secondes, tira deux coups de feu.

24. Le premier coup de feu atteignit Carlo Giuliani au visage, sous l'œil

gauche, et le blessa grièvement, alors qu'il se trouvait à quelques mètres tout

au plus de l'arrière de la jeep et venait de ramasser un extincteur vide. Carlo

Giuliani s'écroula à proximité de la roue arrière gauche du véhicule.

25. Peu après, Filippo Cavataio (ci-après « F.C. »), le chauffeur, réussit à

redémarrer et, dans le but de se dégager, fit marche arrière, roulant ainsi sur

le corps de Carlo Giuliani. Il passa ensuite la première vitesse et roula une

deuxième fois sur le corps de Carlo Giuliani en quittant les lieux. La jeep se

dirigea alors vers la place Tommaseo.

26. Après « quelques mètres », le maréchal des carabiniers Amatori

monta à bord de la jeep et se mit au volant, « le chauffeur étant en état de

choc ». Le carabinier Rando monta également dans le véhicule.

27. Après le départ de la jeep, J.M., un manifestant, s'approcha de Carlo

Giuliani et observa que celui-ci perdait beaucoup de son sang, qui giclait

d'un orifice situé près de l'œil gauche, et constata que « le pouls de Carlo

Giuliani était très rapide et faible ». Quelques instants plus tard, après

l'arrivée de plusieurs carabiniers et policiers, J.M. s'éloigna de Carlo

Giuliani.

28. Des forces de police qui stationnaient de l'autre côté de la place

Alimonda intervinrent et dispersèrent les manifestants (selon la déclaration

du capitaine Cappello). Elles furent rejointes par des carabiniers.

29. A 17 h27 mn 25 s, un policier présent sur les lieux appela la centrale

opérationnelle pour demander une ambulance. Par la suite, un médecin

arrivé sur place constata le décès de Carlo Giuliani.

1. Les indications fournies par les parties quant aux moments ayant

précédé la mort de Carlo Giuliani

30. Les moments ayant précédé la mort de Carlo Giuliani ont été

reconstitués comme suit dans la note du ministère de l'Intérieur versée au

dossier par le Gouvernement :

« A 6 heures, le secteur reçut l'ordre de service et trois pelotons se placèrent à

proximité de la questura. Après quelques heures, le contingent fut dissous ; deux

pelotons restèrent.

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Vers la fin de la matinée, le contingent fut envoyé place Tommaseo, où il arriva

alors que les affrontements avec les manifestants étaient terminés. Le fonctionnaire de

police Lauro prit le commandement du contingent.

Les effectifs furent placés rue Rimassa, à proximité des jardins King, et se

trouvèrent exposés à des jets d'objets divers. A partir de 15 heures, le contingent, qui

suivait les manifestants, parcourut la rue Ivrea et arriva place Alimonda, où la

situation était relativement calme ; le contingent fut donc réorganisé. Les carabiniers

présents étaient une cinquantaine environ.

Les deux jeeps Defender utilisées pour assurer la liaison entre les contingents étaient

sur place. Le fonctionnaire de police Lauro et le capitaine Cappello décidèrent de

disposer le contingent rue Caffa, en direction de la rue Tolemaide, pour faire face à un

groupe de manifestants qui avait érigé une barricade en utilisant des conteneurs à

déchets. Les carabiniers firent l'objet d'une intense série de jets de pierres et de

bouteilles. Craignant d'être rejoints par d'autres manifestants venant de la rue Odessa,

les carabiniers se replièrent à pied, laissant à découvert les deux jeeps qui se

trouvaient derrière le contingent.

Dans l'agitation du moment, les chauffeurs des deux jeeps essayèrent de se replier au

plus vite, en marche arrière, vers la place Tommaseo. Dans leur tentative pour faire

demi-tour, les jeeps se firent obstacle l'une l'autre ; celle conduite par Filippo Cavataio

(F.C.) ne parvint pas à terminer sa manœuvre et se retrouva bloquée à l'avant pas un

conteneur à déchets. Quelques instants plus tard, elle fut rejointe par des manifestants

venus de la rue Tolemaide et de la rue Odessa. ».

31. S'appuyant entre autres sur des témoignages livrés par des membres

des forces de l'ordre au cours du « procès des 25 », les requérants décrivent

ainsi les circonstances de la mort de Carlo Giuliani :

« Le cortège des « Tute bianche » (combinaisons blanches) arriva rue Tolemaide

vers 14 h 50. A 14 h 53, les forces de l'ordre (la compagnie des carabiniers issus du

bataillon Lombardia) l'attaquèrent. Les assauts se répétèrent huit fois et furent menés à

l'aide de dix-neuf blindés, d'autopompes, d'engins lacrymogènes, de matraques. La

dernière attaque eut lieu à 17 h 15.

Entre-temps, la compagnie ECHO – qui avait aidé le bataillon Lombardia dans

quelques-uns des assauts – s'était positionnée place Alimonda-rue Caffa et était aux

ordres du fonctionnaire de police Lauro. Deux jeeps Defender la rejoignirent. Les

carabiniers purent enlever leurs masques à gaz, manger et se reposer.

Au même moment, la police, aux ordres du fonctionnaire de police Fiorillo, était

positionnée rue Caffa.

Dans ce contexte calme, le capitaine Cappello ordonna à M.P. et à D.R. de monter à

bord de l'une des deux jeeps. Il jugeait opportun de faire monter les deux carabiniers,

ceux-ci étant psychologiquement « à plat » (« a terra ») et ne remplissant plus les

conditions physiques pour être en service. Estimant en outre que M.P. devait cesser de

lancer des engins lacrymogènes, il lui enleva son lance-lacrymogènes ainsi que la

besace contenant les engins.

A 17 h 20, la compagnie ECHO, composée à ce moment-là d'une centaine

d'hommes, exécuta l'ordre du fonctionnaire de police Lauro, remit les masques à gaz,

les boucliers et se mit en marche rue Caffa vers la rue Tolemaide. Il fut décidé

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d'attaquer le cortège, en la présence du lieutenant colonel Truglio. Les deux jeeps

suivaient le peloton. Plusieurs conteneurs à déchets servaient de barrière aux

manifestants. La compagnie ECHO commença sa retraite en suivant la rue Caffa, vers

la place Alimonda. La retraite fut accompagnée par les deux jeeps roulant en marche

arrière. Environ soixante-dix manifestants suivirent les carabiniers. Arrivée place

Alimonda, la jeep dans laquelle se trouvait M.P. rencontra sur son chemin un

conteneur à déchets, qui arrêta son parcours. Des manifestants jetèrent contre le

véhicule des pierres puis un extincteur, qui retomba par terre.

Carlo Giuliani se dirigea vers un extincteur gisant au sol. A ce moment-là, un

carabinier présent dans la jeep avait déjà un pistolet en main et était prêt à tirer. Carlo

Giuliani prit l'extincteur et le souleva. Il était 17 h 27. Il fut atteint au même moment

par la balle mortelle. »

32. S'agissant du pistolet, les requérants renvoient aux photographies

versées au dossier de l'enquête et soulignent que l'arme était tenue

horizontalement et vers le bas.

33. Le ministère de l'Intérieur a affirmé qu'il était impossible d'indiquer

le nombre précis de carabiniers et de policiers se trouvant sur les lieux au

moment du décès de Carlo Giuliani ; il y avait approximativement cinquante

carabiniers, à une distance de 150 mètres de la jeep. En outre, à 200 mètres,

à hauteur de la place Tommaseo, il y avait un groupe de policiers (reparto

mobile della polizia di stato).

34. Les requérants renvoient quant à eux aux déclarations du lieutenant

colonel Truglio (voir ci-dessous), qui a affirmé s'être trouvé à une dizaine de

mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep. A

quelques dizaines de mètres de la jeep se trouvaient les carabiniers (une

centaine). Les policiers étaient à la fin de la rue Caffa, vers la place

Tommaseo. Les requérants rappellent en outre que les photographies

versées au dossier de l'enquête montrent clairement la présence de

carabiniers à quelques mètres de la jeep en question.

2. Les indications des requérants quant aux instants ayant suivi

immédiatement le départ de la jeep

35. Un film soumis par les requérants et basé sur des images versées au

dossier de l'enquête montre plusieurs personnes et des membres des forces

de l'ordre qui s'approchent du corps de la victime. Près de la tête de la

victime, une pierre souillée de sang qui n'apparaît pas au début de la

séquence mais est visible à la fin. De plus, un policier présent près du corps

de Carlo Giuliani (M. Lauro) montre du doigt un manifestant et hurle « sei

stato tu, sei stato tu ! » (« c'est toi ! c'est toi ! »), après quoi des membres

des forces de l'ordre se lancent à la poursuite de l'homme en question pour

le rattraper, mais en vain.

36. Le carabinier Cappello, qui a témoigné au « procès des 25 »

(audience du 20 septembre 2005), a indiqué qu'une jeune femme s'était

approchée du corps de Carlo Giuliani et avait soulevé la cagoule qu'il

portait. Une blessure en forme d'étoile était visible sur le front de la victime.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 9

La jeune fille avait déclaré que Carlo Giuliani était mort et qu'à son avis ce

n'était pas à cause d'un coup de pierre. Deux minutes environ après que cette

phrase avait été prononcée, M. Lauro s'était livré à ce que M. Cappello

qualifiait d'« épanchement » et qui avait été montré à la télévision.

C. L'enquête menée par les autorités nationales

1. Les premiers actes d'enquête

37. La brigade mobile de la police de la province de Gênes- 3e section-

infractions contre les personnes- se rendit sur place vers 18 heures. Il ressort

du rapport établi par Mme

Bucci, fonctionnaire de police appartenant à la

brigade mobile de la police de Gênes, que vers 18 heures celle-ci se rendit

place Alimonda avec deux autres fonctionnaires de police, la centrale

opérationnelle ayant signalé le décès d'un jeune homme. Elle trouva le corps

de la victime recouvert d'un drap. Dans la mesure du possible, elle

circonscrivit les lieux (c'est-à-dire ferma la place Alimonda au public) pour

permettre à la police scientifique d'effectuer les relevés. Le visage de la

victime était découvert, la cagoule se trouvant derrière la tête. Les policiers

Fiorillo et Martino furent entendus (paragraphes 41-42 ci-dessous).

38. Une douille fut découverte à quelques mètres du corps de Carlo

Giuliani. Aucune balle ne fut trouvée. A côté du corps furent récupérés un

extincteur ainsi qu'une pierre souillée de sang, de l'argent, un cutter, un

téléphone portable, un briquet et des clefs. Ces objets furent saisis par la

police. Par ailleurs, il ressort du dossier que le parquet confia à la police

trente-six actes d'enquête.

39. La jeep, après son départ de la place Alimonda, mais aussi l'arme et

l'équipement de M.P., restèrent entre les mains des carabiniers ; le véhicule,

l'arme et l'équipement firent par la suite l'objet d'une saisie judiciaire. Une

douille fut retrouvée à l'intérieur de la jeep.

40. Le cadavre fut transporté, sur ordre du parquet, à l'hôpital Galliera. Il

put être identifié grâce aux empreintes digitales, inscrites dans le fichier de

l'autorité judiciaire.

41. A 21 h 30, le policier Fiorillo, responsable du groupe de policiers

présents rue Caffa, fut entendu au bureau de la brigade mobile de la police

de Gênes. Il déclara avoir vu place Alimonda un contingent de carabiniers

qui était entraîné (« travolto ») par un nombre impressionnant de

manifestants qui tentaient d'attaquer les policiers. Les deux jeeps Defender

étaient isolées au milieu des manifestants, encerclées et sérieusement

endommagées. Immédiatement après, les deux jeeps étaient parvenues à

repartir. A terre gisait un homme cagoulé. A proximité, il y avait un

extincteur.

42. A 20 h 50, au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes, le

policier Martino déclara avoir rejoint la place Alimonda avec son groupe de

policiers aux ordres de Fiorillo et avoir vu à terre Carlo Giuliani, qui

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10 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

saignait abondamment de la tête. A proximité, il y avait un extincteur. Une

fois l'ambulance arrivée, un médecin avait tenté de réanimer Carlo Giuliani,

puis avait constaté le décès et attendu l'arrivée du magistrat.

43. Le 21 juillet 2001, le capitaine Cappello, responsable de la

compagnie ECHO, relata les événements de la veille et indiqua les noms des

carabiniers s'étant trouvés à bord de la jeep en cause, qui avait été encerclée

par de nombreux manifestants armés de barres de fer, de pierres et de

planches de bois. Il affirma qu'une fois que la jeep était parvenue à repartir,

la police présente de l'autre côté de la place était intervenue et avait dispersé

les manifestants, permettant ainsi de voir un corps cagoulé gisant au sol.

M. Cappello déclara ne pas avoir entendu de coups de feu, probablement à

cause de l'oreillette de la radio, du casque et du masque à gaz qui limitaient

son audition.

44. Le 28 juillet 2001, l'officier Mirante rédigea une note de service, qui

reprenait les considérations de l'officier Cappello, au sujet des faits survenus

place Alimonda.

2. La mise en examen de M.P. et F.C., deux des trois carabiniers

présents à bord de la jeep

45. Le soir du 20 juillet 2001, deux des trois carabiniers présents à bord

de la jeep au moment des faits furent identifiés et entendus par le parquet de

Gênes, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes, en tant

que personnes soupçonnées d'homicide volontaire.

a) Première déclaration du tireur (M.P.), entendu par le parquet le 20 juillet

2001, à 23 heures, dans les locaux du commandement des carabiniers à

Gênes

46. M.P. était un carabinier auxiliaire, affecté au bataillon no 12

« Sicilia » et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les besoins du

G8. Avec quatre autres compagnies venues d'autres régions d'Italie, la

compagnie ECHO faisait partie du CCIR, placé sous les ordres du

lieutenant-colonel Truglio. La compagnie ECHO était sous les ordres du

capitaine Cappello et de ses adjoints Mirante et Zappia, et sous la direction

et la coordination de M. Lauro, un fonctionnaire de la police (vice questore)

de Rome. En outre, il y avait un bataillon de parachutistes et des structures

dénommées G2 et G3. Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre

pelotons de cinquante hommes chacun. Le commandant de toutes les

compagnies était le colonel Leso ; le vice-commandant chargé de la

coordination était le lieutenant-colonel Truglio.

47. M.P., né le 13 août 1980, et entré en service le 16 septembre 2000,

était grenadier et avait été affecté au lancer d'engins lacrymogènes. Il

déclara que pendant les opérations de maintien et de rétablissement de

l'ordre public (MROP), il était censé se déplacer à pied avec son peloton.

Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il avait eu les yeux et le

visage brûlés et avait demandé au capitaine Cappello l'autorisation de

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 11

monter à bord de la jeep conduite par F.C. Peu après, un autre carabinier

(Dario Raffone), blessé, les avait rejoints.

48. M.P. affirma avoir eu très peur, à cause de tout ce qu'il avait vu

lancer pendant la journée, et avoir craint notamment que les manifestants ne

lancent des cocktails Molotov. Puis il expliqua que sa peur avait été accrue

lorsqu'il avait été blessé à la jambe par un objet métallique et à la tête par

une pierre. Il déclara avoir perçu la présence d'agresseurs en raison des jets

de pierres et avoir pensé que « des centaines de manifestants encerclaient la

jeep », même s'il ajouta qu'« au moment des tirs il n'y avait personne en

vue ». Il précisa avoir été « en proie à la panique ». M.P. décrivit le moment

du tir en disant qu'à un certain moment il avait réalisé que sa main avait

empoigné son pistolet, qu'il avait sorti sa main, armée, par la lunette arrière

de la jeep et qu'après environ une minute il avait tiré deux coups de feu.

M.P. ne donna aucune précision quant au moment où il avait enlevé le cran

de sûreté de son pistolet. Il soutint ne pas s'être aperçu de la présence de

Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant ni après avoir tiré.

b) Déclaration du chauffeur (F.C.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001,

dans les locaux du commandement des carabiniers

49. F.C., le chauffeur, né le 3 septembre 1977, était en service depuis

vingt-deux mois. Il déclara qu'il s'était trouvé dans une ruelle à proximité de

la place Alimonda et qu'il avait cherché à revenir vers la place en marche

arrière parce que le peloton reculait sous la poussée des manifestants.

Toutefois, sa route avait été bloquée par un conteneur à déchets qu'il n'était

pas arrivé à déplacer, le moteur ayant calé. Il affirma avoir concentré ses

efforts sur la manière de dégager la jeep, tandis que les collègues à bord du

véhicule hurlaient. De ce fait, il n'avait pas entendu les détonations du

pistolet de M.P. Enfin, il déclara : « Je n'ai pas remarqué de personnes à

terre parce que je portais un masque, qui ne me laissait qu'un champ de

vision partiel (...), et aussi parce que la vision latérale, dans la voiture, n'est

pas optimale. J'ai fait marche arrière et je n'ai senti aucune résistance ; en

fait, j'ai senti un soubresaut de la roue sur la gauche, j'ai pensé à un tas de

détritus étant donné que le conteneur à déchets avait été renversé ; je n'avais

qu'une idée en tête, celle de m'éloigner de ce désastre ».

c) Déclaration du troisième carabinier (D.R.) présent à bord de la jeep au

moment des faits, entendu par le parquet le 21 juillet 2001

50. D.R., qui est né le 25 janvier 1982, et qui effectuait son service

militaire (carabiniere di leva) depuis le 16 mars 2001, déclara qu'il avait été

touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et

qu'il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant

le visage, et M.P. avait tenté à son tour de l'abriter en faisant rempart de son

corps. A ce moment-là, il n'avait plus rien vu, mais il avait entendu les

hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l'habitacle

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12 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

de la jeep. Il avait entendu M.P. hurler aux agresseurs d'arrêter et de s'en

aller, puis deux coups de feu juste après.

d) La deuxième déclaration de M.P. au parquet

51. Le 11 septembre 2001, M.P., interrogé par le parquet, confirma ses

déclarations du 20 juillet 2001 et ajouta avoir hurlé aux manifestants « allez

vous-en ou je vous tue ! ».

3. Déclarations recueillies pendant l'enquête

a) Déclarations faites par d'autres carabiniers

52. Le maréchal Amatori, qui se trouvait dans l'autre jeep immobilisée

un moment sur la place Alimonda, déclara avoir noté que la jeep à bord de

laquelle se trouvait M.P. était immobilisée par un conteneur à déchets et

qu'elle était entourée par un nombre important de manifestants,

« certainement plus de vingt ». Ces derniers lançaient des projectiles sur la

jeep. Le maréchal avait vu notamment qu'un manifestant avait lancé un

extincteur contre la lunette arrière. Il déclara avoir entendu les détonations

et avoir vu Carlo Giuliani s'écrouler. Il avait également vu la manœuvre de

la jeep, qui était passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani. Une fois

que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda, il s'était approché de

celle-ci et avait vu que F.C., le chauffeur, était descendu de la voiture et

demandait de l'aide, visiblement agité. Le maréchal avait pris la place du

chauffeur et avait remarqué que M.P. avait un pistolet à la main ; il lui avait

ordonné de remettre le cran de sûreté. Il déclara avoir pensé immédiatement

qu'il s'agissait de l'arme qui venait de tirer les deux coups de feu mais ne pas

en avoir parlé à M.P., ce dernier étant blessé et saignant de la tête. Le

maréchal affirma que F.C. lui avait raconté avoir entendu les détonations

pendant qu'il manœuvrait la jeep. Le maréchal ne recueillit aucune

explication quant aux circonstances ayant entouré la décision de tirer et ne

posa aucune question à ce sujet.

53. Le carabinier Rando avait rejoint à pied la jeep en question. Il

déclara avoir vu l'arme de M.P. sortie de sa gaine et avoir alors demandé à

M.P. s'il avait tiré. Celui-ci avait répondu par l'affirmative, sans préciser s'il

avait tiré en l'air ou en direction d'un manifestant donné. M. Rando relata

que M.P. répétait sans cesse « ils voulaient me tuer, je ne veux pas mourir ».

54. Le 11 septembre 2001, le parquet entendit le capitaine Cappello, qui

était chargé du commandement de la compagnie de carabiniers à laquelle

M.P. était affecté pendant le G8, et qui était placé sous les ordres du

lieutenant-colonel Truglio. M. Cappello déclara qu'il avait autorisé M.P. à

monter dans la jeep et qu'il avait récupéré le lance-lacrymogènes de ce

dernier parce que M.P. était en difficulté. Il précisa ultérieurement (au

« procès des 25 », audience du 20 septembre 2005) que M.P. était

physiquement inapte à poursuivre son service en raison de problèmes

psychologiques et de tension nerveuse. M. Cappello s'était ensuite dirigé

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 13

avec ses hommes – une cinquantaine – vers l'angle de la place Alimonda et

de la rue Caffa. M. Cappello indiqua avoir été prié par le fonctionnaire de

police Lauro de remonter la rue Caffa en direction de la rue Tolemaide pour

aider les forces occupées là-bas à repousser les manifestants. Il déclara avoir

été perplexe face à cette demande, vu le nombre et l'état de fatigue des

hommes à sa disposition. Néanmoins, M. Cappello et ses hommes s'étaient

placés rue Caffa. Sous la poussée des manifestants venant de la rue

Tolemaide, les carabiniers avaient été contraints de reculer ; ils s'étaient

repliés d'abord dans l'ordre puis de manière désordonnée. M. Cappello

indiqua ne pas avoir réalisé que lors du retrait des carabiniers deux jeeps

Defender suivaient ceux-ci, la présence de ces véhicules n'ayant aucune

« justification fonctionnelle ». Le capitaine Cappello déclara en outre que

les manifestants n'avaient été dispersés que grâce à l'intervention de

brigades mobiles de la police, présentes de l'autre côté de la place

Alimonda, et qu'alors seulement il avait constaté qu'un homme cagoulé

gisait à même le sol, apparemment grièvement blessé. M. Cappello indiqua

enfin que certains de ses hommes portaient un casque équipé de caméras

vidéo, ce qui permettrait d'éclaircir le déroulement des faits, et que les

enregistrements vidéo avaient été remis au responsable du CCIR, le colonel

Leso.

55. Le lieutenant-colonel Truglio déclara s'être arrêté à une dizaine de

mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep en

question, et avoir remarqué que celle-ci passait sur un corps étendu à terre.

b) Déclarations du fonctionnaire de police Lauro

56. Le 21 décembre 2001, M. Lauro fut entendu par le parquet. Il

déclara que le 20 juillet 2001 il s'était présenté à 6 heures à l'endroit où il

était censé prendre en charge deux cents hommes, pour commencer son

service. Deux heures plus tard, n'ayant vu arriver personne, il s'était

renseigné auprès de la questura et avait appris que les ordres de service

avaient été modifiés. Selon les précisions fournies ultérieurement par M.

Lauro (audience du 26 avril 2005, procès des 25), ce dernier avait été

informé le 19 juillet qu'aucun cortège n'avait été autorisé pour le lendemain.

Le 20 juillet il n'était pas au courant de ce qu'un cortège autorisé devait

défiler. On lui avait demandé de se rendre près de la foire et de rejoindre un

contingent de cent carabiniers afin de contrôler la zone. M. Lauro n'avait pu

entrer en contact avec le contingent et son capitaine – M. Cappello – qu'à 12

h 30. Il s'était rendu place Tommaseo, où se déroulaient des accrochages

avec les manifestants. A 15 h 30, dans un moment calme, le lieutenant-

colonel Truglio et les deux jeeps avaient rejoint le contingent. Un déjeuner

avait été pris. Le contingent avait été impliqué dans des accrochages

boulevard Torino entre 16 heures et 16 h 45. Puis il était arrivé place

Tommaseo-place Alimonda. Le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps

étaient revenus. Le contingent avait été réorganisé. M. Lauro déclara avoir

remarqué, au bout de la rue Caffa, un groupe de manifestants qui avaient

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14 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

formé une barrière avec des conteneurs sur roulettes et qui avançaient vers

les forces de l'ordre. M. Lauro affirma avoir demandé à M. Cappello si ses

hommes étaient en mesure de faire face à la situation et avoir obtenu une

réponse affirmative. M. Lauro et le contingent s'étaient alors placés près de

la rue Caffa. Il avait entendu un ordre de repli et avait assisté à la retraite

désordonnée du contingent.

c) Déclarations livrées au parquet par des manifestants

57. Des manifestants présents au moment des faits furent également

entendus. Certains d'entre eux déclarèrent avoir été très près de la jeep,

avoir eux-mêmes lancé des pierres et avoir donné sur la jeep des coups à

l'aide de bâtons ou d'autres objets. L'un des manifestants déclara que M.P.

avait hurlé « bâtards, je vais tous vous tuer ! ». Un autre s'était aperçu que

M.P., à bord de la jeep, avait sorti son pistolet, et il avait alors hurlé à ses

camarades de faire attention et s'était éloigné. Un autre déclara que M.P.

s'était protégé d'un côté avec un bouclier (paragraphe 23 ci-dessus).

d) Autres déclarations livrées au parquet

58. Des personnes ayant assisté aux faits depuis les fenêtres de leurs

habitations déclarèrent avoir vu un manifestant ramasser un extincteur et le

soulever. Ils avaient entendu deux détonations et avaient vu le manifestant

s'écrouler.

4. Matériel audiovisuel

59. Au cours de l'enquête, le parquet ordonna aux forces de l'ordre de lui

remettre le matériel audiovisuel pouvant contribuer à la reconstitution des

faits survenus place Alimonda. Pendant les opérations de maintien et de

rétablissement de l'ordre public, des photographies et des enregistrements

vidéo avaient été réalisés par des équipes de tournage, des cameras montées

sur des hélicoptères et des mini-caméras placées sur les casques de quelques

agents. Par ailleurs, des images de source privée étaient également

disponibles.

5. Les expertises

a) L'autopsie

60. Dans les vingt-quatre heures, le parquet ordonna une autopsie aux

fins de l'établissement de la cause du décès de Carlo Giuliani. Le

21 juillet 2001, à 12 h 10, un avis d'autopsie – précisant que la partie lésée

pouvait nommer un expert et un défenseur – fut notifié au premier

requérant.

A 15 h 15, MM. Canale et Salvi, experts du parquet, furent formellement

investis du mandat, et les opérations d'autopsie commencèrent. Les

requérants n'envoyèrent aucun représentant ni expert désigné par eux.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 15

Le mandat donné aux experts se lisait ainsi : « Les experts doivent

indiquer quelle est la cause du décès de Carlo Giuliani et dire si, dans les

facteurs déterminants de celle-ci, sont intervenus des facteurs exogènes tels

que des substances chimiques-toxicologiques. Dans l'hypothèse où des tirs

d'arme à feu auraient causé la mort, les experts doivent préciser le nombre

de coups de feu, le point d'impact, la trajectoire suivie dans le corps, la

position de la victime par rapport au tireur et, si possible, la distance de tir,

et indiquer si avant la blessure mortelle il y a eu une lutte mortelle ».

61. L'autopsie terminée, le corps fut mis à la disposition de la famille de

Carlo Giuliani, qui souhaitait l'incinérer. Vu la complexité des questions, les

experts demandèrent au parquet un délai de soixante jours pour déposer leur

rapport. Le parquet fit droit à cette demande.

62. Le 23 juillet 2001, le parquet autorisa l'incinération du corps de

Carlo Giuliani souhaitée par la famille.

63. Le rapport d'expertise fut déposé le 6 novembre 2001. Les experts

relevaient que Carlo Giuliani avait été atteint sous l'œil gauche par un

projectile et que celui-ci avait traversé le crâne et était ressorti par la paroi

postérieure gauche. La trajectoire du projectile avait été la suivante : tiré à

plus de cinquante centimètres de distance, de l'avant vers l'arrière, de la

droite vers la gauche, du haut vers le bas. Carlo Giuliani mesurait 1,65 m.

Le tireur se trouvait face à la victime, légèrement décalé vers la droite.

Selon les experts, le coup de feu à la tête était d'une gravité telle qu'il avait

entraîné la mort en quelques minutes ; le passage de la jeep sur le corps

n'avait causé que des lésions mineures et non évaluables aux organes

thoraciques et abdominaux.

b) Les expertises médicolégales pratiquées sur M.P. et D.R.

64. Après avoir quitté la place Alimonda, les trois carabiniers qui

s'étaient trouvés dans la jeep s'étaient rendus aux services d'urgence de

l'hôpital Galliera, à Gênes. M.P. avait signalé des contusions diffuses à la

jambe droite et un traumatisme crânien avec blessures ouvertes ; malgré

l'avis des médecins voulant l'hospitaliser, M.P. avait signé une décharge et,

vers 21 h 30, avait quitté l'hôpital. Il souffrait d'un traumatisme crânien,

provoqué selon lui par un coup à la tête dû à un objet contondant, coup reçu

pendant qu'il était à bord de la jeep. Selon les médecins, il ne s'agissait pas

d'un état de santé pouvant mettre M.P. en danger de mort.

65. D.R. présentait des contusions et des écorchures sur le nez et la

pommette droite, des contusions à l'épaule gauche et au pied gauche. F.C.

avait signalé un syndrome psychologique post-traumatique guérissable en

quinze jours.

66. Les expertises médicolégales effectuées pour établir la nature précise

de ces lésions et les liens de celles-ci avec l'agression subie par les

occupants de la jeep conclurent que les blessures infligées à D.R. et à M.P.

n'avaient pas mis leur vie en danger. Concernant M.P., les blessures dont il

souffrait à la tête avaient pu être causées par un jet de pierre, mais on ne

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16 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

pouvait pas déterminer l'origine des autres blessures. Quant à D.R., la lésion

qu'il présentait au visage avait pu être causée par un jet de pierre, et celle à

l'épaule par un coup porté à l'aide d'une planche.

c) Les expertises balistiques ordonnées par le parquet

i. La première expertise

67. Le 4 septembre 2001, le parquet chargea M. Cantarella d'établir si

les deux douilles retrouvées sur les lieux (l'une dans la jeep, l'autre à

quelques mètres du corps de Carlo Giuliani) provenaient de la même arme,

en particulier de celle de M.P. Dans son rapport du 5 décembre 2001,

l'expert estimait qu'il y avait 90 % de chances que la douille découverte dans

la jeep provienne du pistolet Beretta de M.P., alors qu'il n'y avait que 10 %

de chances que celle retrouvée à proximité du corps de Carlo Giuliani

provienne de ce même pistolet. Cette expertise fut effectuée unilatéralement

en vertu de l'article 392 du code de procédure pénale, c'est-à-dire sans qu'il

y ait possibilité pour la partie lésée d'y participer.

ii. La deuxième expertise

68. Le parquet nomma un deuxième expert, l'inspecteur de police Biagio

Manetto. Dans un rapport présenté le 15 janvier 2002, celui-ci était d'avis

qu'il y avait 60 % de chances que la douille retrouvée près du corps de la

victime provienne de l'arme de M.P. Il concluait que les deux douilles

provenaient du pistolet de M.P. Quant à la distance entre M.P. et Carlo

Giuliani au moment de l'impact, il estimait qu'elle se situait entre 110 et

140 centimètres. Cette expertise fut effectuée unilatéralement.

iii. La troisième expertise (collégiale)

69. Le 12 février 2002, le parquet ordonna à un collège d'experts

composé de Nello Balossino, Pietro Benedetti, Paolo Romanini et Carlo

Torre, « après avoir visionné le matériel vidéo et photographique et les

planimétries versés au dossier, les objets saisis, les expertises déjà

effectuées, de reconstituer, même sous forme virtuelle, la conduite de M.P.

et de Carlo Giuliani dans les moments ayant immédiatement précédé et

suivi l'instant où la balle a atteint le corps. Il s'agit en particulier de

déterminer la distance qui séparait M.P. et Carlo Giuliani, les angles de vue

respectifs et le champ de vision de M.P. à l'intérieur de la jeep au moment

des tirs ». Il ressort du dossier que M. Romanini avait fait paraître un article,

en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il

avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense.

Les experts furent autorisés à consulter l'ensemble de la documentation,

du matériel audiovisuel et des expertises dont disposait le parquet. Les

représentants et les experts des requérants participèrent aux actes

d'expertise. Il ressort du procès-verbal que les requérants furent représentés

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 17

pas Me Vinci, qui déclara ne pas vouloir formuler de demande d'incident

probatoire (incidente probatorio).

70. Un déplacement sur les lieux fut effectué le 20 avril 2002. A cette

occasion, un impact provoqué par le deuxième coup de feu fut découvert sur

le mur d'un bâtiment de la place Alimonda, à environ cinq mètres de

hauteur.

71. Le 10 juin 2002, le rapport d'expertise (intitulé « Etude de la

dynamique des événements ayant abouti au décès de Carlo Giuliani à

travers l'analyse des images ») fut déposé au parquet. Ce rapport avait pour

objet de déterminer la position des deux personnes concernées et la distance

entre elles au moment du coup de feu, ce aux fins d'établir l'angle visuel.

Les experts précisaient d'emblée que l'indisponibilité du cadavre de Carlo

Giuliani (en raison de son incinération) avait constitué un important obstacle

qui avait rendu leur travail non exhaustif en raison de l'impossibilité, d'une

part, de réexaminer certaines parties du corps et, d'autre part, de rechercher

des microtraces.

72. Tout d'abord, sur la base du « peu de matériel à disposition », les

experts tentaient de répondre à la question de savoir quel avait été l'impact

de la balle sur Carlo Giuliani. Selon eux, les blessures au crâne étaient très

graves et avaient entraîné la mort « après peu de temps ». Ils constataient

ensuite que la balle n'était pas sortie entière de la tête de Carlo Giuliani, le

scanner effectué avant l'autopsie ayant en effet permis d'identifier un

morceau de métal opaque qui, de par son aspect, semblait être un fragment

de blindage. Quant à l'orifice d'entrée sur l'avant du visage, il avait un aspect

qui ne se prêtait pas à une interprétation univoque, sa forme irrégulière

s'expliquant en premier lieu par la typologie des tissus de la zone du corps

atteinte par la balle. Une explication pouvait toutefois être avancée, selon

laquelle la balle n'avait pas atteint directement Carlo Giuliani mais avait

rencontré un objet intermédiaire, capable de la déformer et de la ralentir,

avant d'atteindre le corps de la victime. Cette hypothèse concordait avec les

dimensions réduites de l'orifice de sortie et avec le fait que la balle s'était

fragmentée à l'intérieur de la tête de Carlo Giuliani.

73. Partant de cette hypothèse, les experts avaient ensuite recherché des

traces, et ils affirmaient avoir retrouvé un petit fragment métallique de

plomb, provenant vraisemblablement de la balle. Comme il s'était détaché

de la cagoule de Carlo Giuliani lors de la manipulation de celle-ci, il était

impossible de savoir si ce fragment provenait de la partie antérieure, latérale

ou postérieure de la cagoule. Cela dit, les experts faisaient état de traces

d'une matière n'appartenant pas au projectile en tant que tel mais provenant

d'un matériel utilisé dans la construction. En outre, des micro-fragments de

plomb avaient été trouvés à l'avant et à l'arrière de la cagoule, ce qui

semblait confirmer l'hypothèse selon laquelle la balle avait en partie perdu

son blindage au moment de l'impact.

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18 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

Quant à la nature de l'« objet intermédiaire », les experts affirmaient qu'il

n'était pas possible d'établir de quel objet il s'agissait mais que l'on pouvait

exclure l'extincteur que Carlo Giuliani tenait à bout de bras.

74. Enfin, quant à la distance de tir, les experts estimaient qu'elle avait

été supérieure à 50-100 centimètres.

75. Pour reconstituer les faits dans le cadre de « l'hypothèse de la

collision avec un objet », les experts avaient ensuite procédé à des essais de

tir et à des simulations vidéo et logicielle. Leurs conclusions étaient les

suivantes : en partant du postulat que la balle avait heurté un autre objet, il

ne leur était pas possible d'en établir la trajectoire, puisque celle-ci avait

certainement été modifiée par la collision. Se fondant sur une séquence

vidéo montrant une pierre se désintégrant en l'air et sur la détonation perçue

dans la bande son, les experts estimaient que la pierre avait explosé

immédiatement après le coup de feu.

Sur la base d'une simulation logicielle, les experts concluaient que la

balle tirée vers le haut par M.P. avait frappé Carlo Giuliani à la suite de la

collision avec cette pierre, qui avait été lancée par un autre manifestant

contre la jeep. Les experts estimaient que la distance entre Carlo Giuliani et

la jeep avait été d'environ 1,75 mètre au moment du coup de feu et qu'à ce

moment précis M.P. pouvait voir Carlo Giuliani.

6. Les investigations menées par les requérants

76. Les requérants déposèrent une déclaration faite devant leur avocat

par le manifestant J.M. en date du 19 février 2002. J.M. avait notamment

déclaré que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur

son corps et qu'il avait attiré l'attention des agents sur le blessé et avait hurlé

des mots comme « médecin, hôpital...». A l'arrivée des membres des forces

de l'ordre, J.M. s'était éloigné.

Les requérants soumirent ensuite une déclaration d'un carabinier (V.M.)

faisant état d'une pratique selon lui répandue au sein des forces de l'ordre,

consistant à modifier les projectiles du type de celui utilisé par M.P. afin

d'en accroître la capacité d'expansion et donc de fragmentation.

77. Les requérants déposèrent enfin deux rapports d'expertise rédigés par

des experts qu'ils avaient eux-mêmes désignés. Selon l'un d'eux, M. Gentile,

la balle était déjà fragmentée au moment où elle avait atteint la victime. La

fragmentation de la balle pouvait s'expliquer par un défaut ou par une

manipulation du projectile ayant visé à accroître sa capacité de

fragmentation. L'expert estimait que cela se vérifiait dans un nombre limité

de cas et que dès lors il s'agissait d'une hypothèse moins probable que celle

émise par les experts du parquet (à savoir que la balle avait heurté un objet

pendant sa trajectoire).

En outre, les autres experts chargés par les requérants de reconstituer le

déroulement des faits exclurent que « la pierre » s'était fragmentée à la suite

d'une collision avec la balle tirée par M.P. ; la pierre s'était à leur avis

fragmentée contre la jeep. Selon les experts, pour pouvoir reconstituer les

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 19

faits à partir du matériel audiovisuel, et notamment à partir des

photographies, il fallait forcément établir la position précise du

photographe, notamment son angle de vision, en tenant compte également

du type de matériel (focale, boîtier, caméra) utilisé. En outre, il fallait mettre

en rapport, d'une part, les images et le temps, et, d'autre part, les images et le

son. Par ailleurs, les experts contestèrent la méthode des experts mandatés

par le parquet, qui s'étaient basés sur une « simulation vidéo et logicielle »

et n'avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision.

Des critiques similaires furent formulées à l'égard de ces mêmes experts, au

motif qu'ils n'avaient pas suivi une méthode fiable lors des essais de tir.

78. Les experts des requérants conclurent que Carlo Giuliani se trouvait

à environ trois mètres de la jeep au moment du coup de feu et que, si l'on ne

pouvait nier que la balle meurtrière était fragmentée lorsqu'elle avait atteint

Carlo Giuliani, on devait exclure qu'il ait heurté la pierre visible sur l'image,

notamment parce qu'une pierre aurait déformé différemment la balle et

aurait laissé un autre type de traces sur le corps de Carlo Giuliani. De plus,

M.P. n'avait pas tiré vers le haut.

7. La demande de classement sans suite

79. A titre préliminaire, le parquet observa que l'organisation des

opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public avait été

profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet 2001, et considéra

que cela expliquait une partie des dysfonctionnements survenus le 20 juillet.

Il n'énuméra toutefois pas les modifications et les dysfonctionnements en

découlant.

Sur la base des éléments du dossier, le parquet reconstitua les faits ayant

précédé la mort de Carlo Giuliani. Quant à l'initiative de se poster rue Caffa

pour bloquer les manifestants présents rue Tolemaide, le parquet prit note de

ce que la version des faits présentée par M. Lauro divergeait en partie de

celle du capitaine Cappello : alors que M. Lauro parlait d'une décision prise

d'un commun accord, le capitaine Cappello soutenait que les hommes

avaient été postés sur décision unilatérale de M. Lauro, et ce malgré les

risques que pouvait comporter une telle décision (nombre réduit et fatigue

des hommes du détachement).

80. Le parquet examina ensuite les rapports d'expertise et releva que les

différents experts s'accordaient notamment sur le fait que le pistolet de M.P.

avait tiré deux balles, dont la première avait porté un coup mortel à Carlo

Giuliani ; que la balle en cause ne s'était pas fragmentée uniquement parce

qu'elle avait atteint Carlo Giuliani ; que la photographie montrant Carlo

Giuliani portant l'extincteur avait été prise alors qu'il était à environ trois

mètres de la jeep.

En revanche, les experts avaient des opinions divergentes notamment sur

les points suivants :

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20 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

a) au moment où il avait été atteint, Carlo Giuliani était à 1,75 mètre de

la jeep selon les experts du parquet, mais à environ 3 mètres pour les experts

de la famille Giuliani ;

b) concernant le décalage entre l'image de la pierre et le bruit de la

détonation : pour les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant

qu'on puisse voir la pierre, alors que les experts du parquet pensaient le

contraire.

81. Etant donné que les parties s'accordaient à dire que la balle était déjà

fragmentée lorsqu'elle avait atteint la victime, le parquet en déduisit que les

parties étaient également d'accord sur les causes de cette fragmentation et

que les requérants adhéraient à la « théorie de la balle déviée par un objet

solide ». Le passage pertinent de la demande de classement se lit ainsi :

« Les points ne faisant l'objet d'aucune contestation substantielle sont indiqués

schématiquement ci-après :

(...)

Avant de toucher Giuliani, la balle a rencontré sur sa trajectoire un objet qui en a

causé la fragmentation partielle.

La note en bas de page dit : A la page 13 du rapport d'expertise du 10.06.02, l'expert,

M. Torre, affirme : « En bref, tous les éléments dont nous disposons indiquent que la

balle, avant d'atteindre le visage de Carlo Giuliani, est entrée en contact avec un objet

dur (cible intermédiaire) capable d'en ralentir la trajectoire de manière significative,

d'en endommager le blindage, favorisant ainsi sa désagrégation, et de laisser des

traces sur le noyau de plomb ». L'expert de la famille Giuliani, M. Gentile, affirme

quant à lui, à la page 2 de son rapport d'expertise déposé le 09.08.02 : « Nous ne

pouvons que souscrire à l'avis du professeur Torre selon lequel un projectile d'un tel

calibre, conforme à l'équipement OTAN, n'aurait pu (la négation a été ajoutée le

5.10.02 de la main de M. Gentile, durant la confrontation entre les experts) être

fragmenté à la suite d'un seul impact final avec la victime ».

Les autres hypothèses susceptibles d'expliquer la fragmentation de la

balle qui avaient été avancées par les requérants – telles qu'une

manipulation de la balle visant à accroître sa capacité à se fragmenter ou un

défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes

comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible

probabilité, ces hypothèses ne pouvaient selon le parquet fournir une

explication valable.

82. Avant de passer aux considérations juridiques, le parquet observa

que l'enquête avait été longue, notamment en raison du retard de quelques

experts et de la « superficialité » du rapport d'autopsie, ainsi que des erreurs

commises par M. Cantarella, l'un des experts. Ensuite, il estima que

l'enquête avait été menée à terme et que toute question pertinente avait été

approfondie. En conclusion, le parquet jugea que l'hypothèse de la balle

tirée vers le haut et déviée par une pierre lancée en l'air était « la plus

convaincante ». Toutefois, il considéra que les éléments du dossier ne

permettaient pas de déterminer si M.P. avait tiré dans la seule intention de

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 21

disperser les manifestants ou en prenant le risque d'en blesser ou d'en tuer

un ou plusieurs. Trois hypothèses étaient retenues, et « il n'y aurait jamais

de réponse certaine » :

– dans le premier cas, il s'agissait de tirs d'intimidation et donc d'un

homicide résultant d'une faute ;

– dans le deuxième cas, M.P. avait tiré pour arrêter l'agression et avait

pris le risque de tuer, auquel cas il y avait eu homicide volontaire ;

– dans le troisième cas, M.P. avait visé Carlo Giuliani et il s'agissait

également d'un homicide volontaire.

Selon le parquet, les éléments du dossier permettaient d'exclure la

troisième hypothèse.

83. Le parquet considéra ensuite que la collision entre la pierre et la

balle n'était pas de nature à rompre le lien de causalité entre le

comportement de M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Le lien de causalité

subsistait, la question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime

défense.

84. Aux yeux du parquet, il était avéré que l'intégrité physique des

occupants de la jeep était menacée et que M.P. avait « riposté » alors qu'il

était en danger. Cela dit, il fallait évaluer la riposte de M.P., tant du point de

vue de la nécessité que de la proportionnalité, « ce dernier aspect étant le

plus délicat ».

Quant à la question de savoir si M.P. avait une autre option et si l'on

pouvait s'attendre à ce qu'il se conduise autrement, le parquet répondit par la

négative en avançant les raisons suivantes : « la jeep était encerclée par les

manifestants, l'agression physique contre les occupants était évidente et

virulente ». C'était à juste titre que M.P. avait eu le sentiment d'être en

danger de mort. Le pistolet était un instrument capable d'arrêter l'agression,

et l'on ne pouvait critiquer M.P. quant au choix de l'équipement qu'on lui

avait fourni. D'un point de vue juridique, l'on ne pouvait exiger de M.P. qu'il

évite d'utiliser son arme à feu et subisse une agression susceptible de

menacer son intégrité physique.

85. A la lumière de ces considérations, le parquet demanda le classement

sans suite de l'affaire.

8. L'opposition des requérants

86. Le 10 décembre 2002, les requérants firent opposition à la demande

de classement sans suite. S'appuyant sur le fait que le parquet lui-même

avait reconnu que l'enquête avait été caractérisée par des erreurs et par des

doutes qui n'avaient pas trouvé de réponses certaines, ils soutenaient que des

débats contradictoires étaient indispensables à la recherche de la vérité.

87. Quant à M.P., les requérants contestaient la thèse de la balle déviée

par la pierre et alléguaient que l'on ne pouvait affirmer à la fois que M.P.

avait tiré en l'air et qu'il avait agi en état de légitime défense, d'autant que

l'intéressé avait déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment de tirer.

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22 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

Les requérants faisaient ensuite remarquer que la thèse de la balle déviée

par un objet avait été émise un an après les faits par un expert nommé par le

parquet et qu'elle se fondait sur une simple hypothèse non corroborée par

des éléments objectifs. L'expert des requérants avait estimé qu'une collision

avec une pierre aurait déformé la balle d'une autre manière. En outre, les

requérants se référaient à la déclaration faisant état de la pratique consistant

à modifier les balles pour en accroître la capacité d'expansion et donc de

fragmentation.

88. Concernant F.C., les requérants faisaient observer qu'il ressortait du

dossier que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur

son corps. A cet égard, ils soulignaient que l'autopsie ayant conclu à

l'absence de lésions appréciables provoquées par les passages de la jeep

avait été qualifiée de superficielle par le parquet.

89. A la lumière de ces considérations, et critiquant le choix de confier

aux carabiniers plusieurs actes d'enquête, les requérants insistaient pour

qu'un procès ait lieu, aux fins de l'établissement des responsabilités quant au

décès de Carlo Giuliani.

90. A titre subsidiaire, les requérants demandaient l'accomplissement

d'autres actes d'enquête, notamment :

a) une expertise visant à établir les causes et le moment du décès de

Carlo Giuliani, en particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant

pendant et après le passage de la jeep ;

b) une audition du chef de la police, M. De Gennaro, et du carabinier

Zappia, pour savoir quelles directives avaient été données quant au port de

l'arme sur la cuisse ;

c) la recherche et l'identification de la personne ayant lancé la pierre en

cause ;

d) une deuxième audition des manifestants qui s'étaient présentés

spontanément ;

e) l'audition du carabinier V.M., qui avait fait état de la pratique

consistant à entailler la pointe des projectiles afin de leur donner un meilleur

effet ;

f) une expertise sur les douilles retrouvées et sur les armes de tous les

policiers ou gendarmes qui se trouvaient place Alimonda au moment des

faits.

9. L'audience devant la juge des investigations préliminaires

91. L'audience devant la juge des investigations préliminaires eut lieu le

17 avril 2003. Il ressort du compte rendu d'audience que les requérants

maintinrent leur thèse selon laquelle la balle en cause ne s'était pas

fragmentée à la suite d'une collision avec la pierre. Ils exclurent la

possibilité que la balle ait été déviée et soutinrent que celle-ci avait

directement atteint la victime. Me Vinci, le représentant des requérants à

l'audience, déclara quant à l'hypothèse selon laquelle on avait pu modifier le

projectile afin de le rendre plus performant, suivant la pratique relatée par

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 23

un témoin : « évidemment nous n'avons pas de preuves, il s'agit d'un

témoignage qu'on a produit pour avancer différentes hypothèses. Bien sûr,

nous ne pouvons pas affirmer, et nous ne le prétendons pas, que M.P. a fait

ça ».

92. Le procureur présent à l'audience déclara qu'il avait l'impression que

« certaines questions, dont [il avait] cru qu'elles étaient l'objet d'une

convergence, ne l'étaient pas et [qu]'il y [avait] au contraire des

divergences ». Il rappela que l'expert des requérants, M. Gentile, était

d'accord sur le fait que le projectile avait été endommagé avant d'atteindre

Carlo Giuliani et qu'il avait reconnu que, parmi les causes possibles du

dommage il y avait une collision avec quelque chose ou bien un défaut

intrinsèque du projectile, et que cette deuxième hypothèse était moins

probable que la première.

10. La décision de la juge des investigations préliminaires

93. Par une ordonnance déposée au greffe le 5 mai 2003, la juge des

investigations préliminaires de Gênes classa l'affaire sans suite.

94. Pour reconstituer les faits, la juge fit référence à un résumé des faits

établi par un anonyme et mis sur le net par un site anarchiste

(www.anarchy99.net), résumé que la juge estimait crédible compte tenu de

sa concordance avec le matériel audiovisuel et les déclarations de témoins :

« [I]l est particulièrement intéressant de se pencher sur la description, versée au

dossier, qu'un participant anonyme aux manifestations avait mise en ligne sur un site

Internet pouvant être relié à des anarchistes français (www.anarchy99.net) ; elle donne

un compte rendu précis et certainement fidèle à la réalité, comme on peut en juger par

les détails qui sont attestés dans les vidéos et photographies ainsi que dans les

témoignages versés au dossier, et peut donc servir de base à une reconstitution précise

des événements, aussi bien pour les mouvements des manifestants à l'endroit où Carlo

Giuliani a trouvé la mort que pour l'appréciation de leur nombre et de leur

comportement ainsi que de celui des forces de l'ordre dans les instants qui ont précédé

la mort du jeune homme ».

Le site en question décrivait la situation sur la place Alimonda et relatait

une charge des manifestants contre les carabiniers avec, en première ligne,

ceux qui lançaient tout ce qu'ils trouvaient et, en deuxième ligne, ceux qui

transportaient des conteneurs, poubelles, etc., pouvant servir de barricades

mobiles. L'atmosphère sur la place était décrite comme « furieuse ». La juge

retint dans sa décision le passage suivant :

« ... Je pense vraiment pas qu'on ait été très nombreux de ce cortège à aller jusqu'au

cœur de la zone d'affrontement, là où le corso Gastaldi se rétrécit et devient la Via

Tolemaide ...

Il y avait des milliers de personnes dans cette zone proche des affrontements qui se

reposaient, observaient, s'aéraient après avoir reçu des gaz lacrymogènes. J'ai continué

à descendre vers la Via Tolemaide. Il y avait toujours plein de gens et les premières

traces d'affrontements commençaient à apparaître ... Il y avait vraiment beaucoup de

gens qui portaient des équipements ou des éléments d'équipement « à la mode Tute

bianche »...

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24 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

J'ai continué à descendre. Il y avait toujours plein de gens ... Il y avait des centaines

de personnes dans les premières lignes d'émeutiers ... Peu de temps après que j'eus

rejoint les premières lignes d'émeutiers, une grosse contre-attaque des manifestants a

commencé à se déclencher ... Des centaines de gens ont commencé à avancer vers les

flics. Les jets de projectiles sur les rangs de la police se sont intensifiés peu à peu. Ça

a commencé à être une véritable pluie de pierres. Ils y en avait toujours plus qui leur

tombaient dessus ... Ils en prenaient plein la gueule et ils voyaient tous que derrière les

centaines de gens qui les attaquaient, il y en avait mille, deux mille, plus haut sur

l'avenue, qui commençaient à suivre, de plus en plus massivement et rapidement, les

premières lignes émeutières, droit sur eux. Les gens criaient « Avanti ! Avanti ! ».

Alors, les rangs des flics ont commencé à se disloquer ... Les gens ont tous chargé

en criant et en lançant tout ce qu'ils pouvaient ... Les gens se précipitaient sur tous les

projectiles qui traînaient par terre. Tous les 20 mètres, ce qui avait été lancé sur les

flics était récupéré et réutilisé immédiatement. Le caillassage a pris la forme d'un

roulement intensif et rapide. Légèrement en arrière, des dizaines de gens trimballaient

en courant poubelles, containers, grilles, etc. et déplaçaient ainsi la barricade en même

temps que la charge qui progressait par petits bonds qui s'enchaînaient rapidement.

L'ambiance était furieuse. Le niveau de violence était vraiment élevé. Du fond de ce

qui restait du dispositif policier, ça a commencé à grenader furieusement. Ça nous a

ralentis. Les véhicules ont réussi à se dégager. Les flics ont commencé à reconstituer

leurs lignes. On les avait fait reculer de 200 mètres je pense. Ils avaient dû mettre

beaucoup de temps à les gagner ces 200 mètres. On les leur a fait perdre en dix

minutes. Les gens ont commencé à essayer de réunir les éléments nécessaires à une

nouvelle attaque (ramener et stocker des projectiles, des éléments de barricades

mobiles, se regrouper à beaucoup derrière les premières lignes...). Les flics venaient

de se prendre une bonne claque et ils étaient déstabilisés, sur la défensive. C'est pour

ça qu'ils ont dû envoyer ces 30 ou 40 flics dans la petite rue latérale, sur la gauche des

premières lignes de manifestants. Ils devaient penser que les premiers rangs allaient

avoir peur d'une charge sur le flanc qui les auraient coupés du reste de la manif

(charge qui aurait immédiatement été suivie d'une autre de face) et qu'ils allaient

reculer légèrement permettant ainsi de réduire la pression sur le dispositif policier de

la Via Tolemaide ou peut-être qu'ils cherchaient à nous dissuader de nous répandre

dans les petites rues sur la gauche et d'étendre ainsi le périmètre des combats. Je ne

sais pas pourquoi ils ont fait ça mais, en tout cas, c'était pas une bonne idée parce qu'il

y avait plein de gens énervés qui arrivaient pour appuyer les premières lignes et

occuper l'espace gagné pendant la charge des manifestants et les quelques dizaines de

flics ont très vite été chargés par au moins 60-70 personnes. Les flics ont reculé vers

une petite rue perpendiculaire. On a continué à les charger. Plus ils reculaient, plus on

chargeait. On les a poursuivis dans la petite rue perpendiculaire. On s'est retrouvés en

sortant de la petite rue sur une petite Place avec une église. Les flics ont continué à

reculer sous les projectiles. Pas mal de manifestants avaient des barres de fer ou des

manches de pioche. On était plus nombreux qu'eux et ils fuyaient le contact. Les flics

sont allés reconstituer leur ligne à l'entrée d'une rue qui donnait sur la place. En se

repliant, ils ont laissé à 20-30 mètres derrière eux, deux petites voitures 4 × 4 des

carabiniers. C'était violent, rapide et confus, alors je vais être prudent. Les deux

voitures ont essayé de reculer mais, pour une raison que j'ignore, au moins la

deuxième n'a pas pu le faire. Le véhicule s'est alors retrouvé coupé du reste du

dispositif policier et au contact des manifestants qui ont commencé à le lapider et à

frapper dessus avec des barres ou des manches. La vitre arrière du véhicule a été

brisée, j'ai pas vu comment mais il n'y en avait plus. J'étais à environ 10 mètres du

véhicule, un peu en surplomb par rapport à lui (qui était sur ma gauche) parce que

j'étais sur les marches de la petite église. C'est à ce moment-là que j'ai entendu la

première détonation, assez forte, sèche et proche. Je me suis instinctivement courbé et

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 25

j'ai pensé que c'était un coup de feu. J'ai regardé droit devant moi le dispositif policier

qui était à l'entrée de la petite rue pour voir ce qui se passait, si c'était eux qui tiraient,

s'ils chargeaient. Il y avait des gaz, ils étaient à 30 mètres environ, je ne voyais pas

grand-chose. Je crois qu'il y a eu une autre détonation. J'ai pivoté sur moi-même,

toujours courbé, j'ai descendu deux ou trois marches vers l'arrière, fait quelques pas et

je me suis accroupi derrière je ne sais plus trop quoi pour m'abriter. Je me suis relevé

un peu. Droit en face de moi, toujours à environ 10 mètres à mon avis, il y avait

l'arrière du 4 × 4 des carabiniers avec sa vitre défoncée. J'ai perçu des mouvements à

l'intérieur. Je me suis rabaissé et quasi immédiatement je me suis un peu relevé et je

crois (mais c'est un peu confus, je ne peux pas être catégorique) avoir aperçu, par la

vitre arrière brisée, assez distinctement, deux flics casqués, courbés ou accroupis,

serrés l'un contre l'autre. J'ai vu la « tache claire » d'une main, hauteur de torse, avec

dans le prolongement de cette main, une masse noir et luisante. J'ai immédiatement

compris que ça ne pouvait être qu'une arme de poing et que c'était de cette arme que

provenaient les détonations. J'ai pensé qu'ils avaient tiré en l'air pour se dégager. Les

flics (parce qu'il me semble qu'ils étaient deux) paraissaient agités et regardaient, en

pivotant légèrement sur eux-mêmes, par la fenêtre cassée si des manifestants

s'approchaient. Je ne voyais pas ce qui se passait au sol. J'ai ensuite regardé derrière

moi pour voir ce qui se passait, si les manifestants avançaient ou reculaient. Quand j'ai

regardé devant moi de nouveau, la bagnole des carabiniers était partie. Je me suis

relevé. J'ai avancé. Il y avait très peu de gens devant moi. J'ai eu le sentiment que le

bruit diminuait considérablement pendant quelques secondes. Puis il y a eu quelques

cris. Je me suis dit qu'il y avait un problème, que quelque chose de grave s'était

produit. J'ai vu quelques personnes courir et s'arrêter à 6-7 mètres de moi sur la

gauche. Je me suis approché. Il y avait 4-5 personnes en cercle. Je les ai contournées.

J'ai aperçu quelqu'un à terre. Une lacrymo a roulé près de notre groupe. J'ai shooté

dedans pour la renvoyer vers les flics qui ne bougeaient pas, toujours à 30 mètres

environ ... Ses pieds étaient près des miens. Je me souviens de son tee-shirt blanc et de

sa cagoule noire poisseuse et luisante de sang. J'ai vu une flaque de sang qui

s'élargissait à partir de sa tête. J'ai remarqué qu'il pissait du sang par l'orbite gauche.

J'ai compris que c'était une balle qui avait fait ça et que les coups de feu n'avaient pas

été tirés en l'air. J'ai fait quelques pas en arrière en me tenant la tête. Quand je me suis

retourné, j'ai vu 2-3 journalistes avec caméras et appareils photo qui zoomaient sur le

type à terre. Les flics ont commencé à approcher lentement. Un groupe de 6-7 flics

s'est détaché de leur rang et, derrière 3-4 boucliers, ils ont avancé droit sur nous assez

lentement et tranquillement à ce qu'il m'a semblé. Deux gars ont commencé à soulever

le type par terre. Je me suis approché pour les aider mais un autre manifestant s'est

amené en disant que le type était gravement blessé et qu'il ne fallait pas le bouger.

Alors, les deux gars l'ont reposé. Personne ne pensait qu'il était déjà mort en fait. Le

petit groupe de 6-7 flics s'était encore rapproché. Ils étaient à 10 mètres peut-être. On

a reculé et le rang de flics qui suivait le petit groupe de tête à distance s'est mis à

charger, alors on s'est barrés à fond. On savait pas quoi faire parce qu'on pensait que

le type à terre était salement touché mais pas mort. On n'a pas vérifié si son cœur ou

son pouls battait encore. Si on avait compris qu'il était déjà mort, évidemment, on

aurait jamais laissé son corps entre les mains des flics et on l'aurait porté Via

Tolemaide où on aurait chopé une ambulance (j'ose pas imaginer l'effet que ça aurait

produit sur les centaines et les centaines de gens qui s'y trouvaient). Toujours est-il

que les flics ont chargé et la Place s'est vidée, les derniers manifestants ont rattrapé le

gros du groupe et ont dit qu'un type avait pris une balle et qu'il était peut-être mort.

Les gens ont poussé des cris de colère. Les flics, après avoir vidé la place, se sont

pointés dans la petite rue par où les gens avaient commencé à se tirer vers la Via

Tolemaide. Quand ils les ont vus arriver, les gens leur ont foncé dessus en hurlant

« Assassini » et ont fait refluer les flics sur la petite place. En face de moi, il y avait la

rue où les gens chargeaient vers la Place et, sur ma droite, la rue qui débouchait sur la

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26 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

Via Tolemaide. J'ai aperçu au bout de cette rue, un blindé léger qui remontait à fond la

Via Tolemaide en défonçant tous les obstacles. J'espère que personne ne s'est trouvé

sur sa route parce que le blindé fonçait tout droit, moteur à fond. J'ai croisé un des

journalistes qui avait assisté à la mort du manifestant, il parlait français et m'a dit, à

moi et à un autre Français qui traînait là, qu'il ne fallait pas se faire d'illusions : le type

était mort. Il a dit qu'il filait envoyer les images. J'ai rejoint la Via Tolemaide par une

petite rue, plus haut que l'endroit où j'avais aperçu le blindé passer. La nouvelle

commençait à se répandre dans les premières lignes émeutières et les gens ont attaqué

les flics furieusement. Moi, j'ai commencé à remonter lentement en sens inverse. La

funeste nouvelle remontait le cortège, elle aussi ... Ensuite, j'ai accéléré et crié,

pendant un bout de temps, tout en marchant vite, en plusieurs langues, qu'il y avait un

mort avec une balle dans la tête. J'ai informé le SO de la LCR de la nouvelle. Puis, j'ai

continué encore quelque temps à remonter la manif en annonçant la nouvelle ... Les

premières lignes émeutières étaient enragées par la nouvelle et la majorité de la manif

était, quant à elle, écœurée par celle-ci et quittait les lieux. Fin du récit. Un anarchiste

quelque part en France - fin 07 2001. »

95. Selon la juge, la description du manifestant anonyme concordait

pleinement avec le contenu des communications liées au signalement du

délit ainsi qu'avec les conclusions des enquêtes ouvertes immédiatement,

selon lesquelles « vers 17 heures, un groupe de manifestants s'était regroupé

rue Caffa, au croisement avec la rue Tolemaide, érigeant des barricades

avec des poubelles, des chariots de supermarché et tout ce qu'ils avaient

réussi à récupérer sur place. A partir de cette barricade, le groupe avait

commencé à lancer des pierres et des objets contondants en grand nombre

sur un contingent de carabiniers qui, au départ positionné place Alimonda, à

l'angle avec la rue Caffa, avait commencé à avancer dans le but d'arrêter les

manifestants, dont le nombre avait entre-temps augmenté du fait de l'arrivée

d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide. »

96. La juge reconstitua ainsi la suite des événements :

« C'est pourquoi deux jeeps Defender, dont l'une était conduite par le carabinier

Cavataio et à bord de laquelle se trouvaient les carabiniers Raffone et Placanica,

étaient venues en renfort pour aider le contingent bloqué.

De manière totalement inattendue, les manifestants avaient entrepris une charge

extrêmement violente qui avait contraint le contingent des carabiniers à reculer dans la

rue Caffa pour retrouver une position relativement sûre ; les deux jeeps avaient en

conséquence entamé une marche arrière jusqu'à la place Alimonda où, alors que l'une

des deux avait réussi à repartir en direction de la place Tommaseo, l'autre, conduite

par le carabinier Cavataio, en voulant faire demi-tour avait heurté son pare-chocs

avant contre une poubelle, sans réussir à faire marche arrière immédiatement. En

l'espace d'un instant, le véhicule s'était trouvé entouré par de nombreux manifestants

qui l'avaient encerclé, pris d'assaut et frappé avec tout ce qu'ils avaient sous la main

(tubes, poteaux de panneaux de signalisation, planches, etc.), tandis que les

manifestants à proximité même du véhicule ou plus loin avaient continué à lancer des

pierres de manière ininterrompue. Les nombreuses images filmées sur place montrent

la violence de l'attaque contre le contingent des carabiniers, notamment le film réalisé

par « Luna Rossa Cinematografica », où l'on voit bien que l'assaut contre la jeep

bloquée à l'angle de la place Alimonda a été d'une extrême violence, les manifestants

s'acharnant contre le véhicule, brisant les vitres à coups de pierres, de barres et de

bâtons. Les images extraites de films et les photographies prises au moment même de

l'événement et rassemblées dans l'album de la brigade mobile, qui contient 34 clichés,

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 27

indiquent le déroulement précis des faits, montrant les carabiniers à pied déployés

dans la partie de la rue Caffa qui relie la place Alimonda à la rue Tolemaide, alors

qu'ils sont confrontés à de nombreux manifestants qui, armés de barres de fer et de

bâtons, lancent des pierres depuis une barricade érigée au croisement avec la rue

Tolemaide, derrière laquelle on observe (photographie no 1) Carlo Giuliani lui-même

en train de lancer une pierre sur les carabiniers.

Les photographies nos

3 à 7 montrent les manifestants qui avancent vers le

contingent de carabiniers suivi par la jeep ; ils sont armés de barres de fer et de bâtons

ainsi que de nombreuses pierres qu'ils lancent sur les carabiniers, comme le montre de

manière évidente la photographie no 4.

Les images suivantes montrent la retraite du contingent de carabiniers, précédé des

jeeps roulant en marche arrière, « suivi » de très nombreux manifestants (parmi

lesquels on voit, sur la photographie no 10, Massimiliano Monai qui court en serrant

une poutre), un grand nombre d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide et

ayant entre-temps rejoint ceux qui se trouvaient déjà rue Caffa. Le contingent à pied

réussit à traverser la place en courant pour se replier vers la place Tommaseo, toujours

suivi par les manifestants, et les jeeps entament une rapide manœuvre pour faire demi-

tour mais sont rejointes par les manifestants qui, entre-temps, tentent un assaut,

comme le montrent bien les photographies nos

13 et 14. L'un des véhicules parvient à

mener à bien sa manœuvre et à quitter la place ; l'autre, en tentant un demi-tour, va

heurter par l'avant une poubelle, dans laquelle il reste encastré, notamment, comme

nous allons le voir, parce que son moteur a calé à plusieurs reprises.

Tandis que quelques manifestants continuent de lancer des pierres même sur le

contingent à pied qui s'est désormais éloigné et sur la jeep qui est en train de

s'éloigner, le véhicule conduit par le carabinier Cavataio – dans lequel ont pris place

les carabiniers Raffone et Placanica – est immédiatement encerclé par les manifestants

qui s'acharnent sur lui, défonçant les vitres et frappant les occupants avec des pierres

et des barres de fer qu'ils introduisent à plusieurs reprises par les fenêtres.

L'acharnement des manifestants contre le véhicule, comme le montre le matériel vidéo

et photographique versé au dossier, est impressionnant ; le véhicule est soumis à des

jets de pierres, dont certaines, comme on le verra, atteignent les carabiniers au visage

et à la tête, et on voit distinctement Massimiliano Monai, encore armé de la longue

poutre de bois, qui introduit celle-ci par la vitre latérale droite, occasionnant ainsi au

carabinier Dario Raffone, entre autres, « des contusions et éraflures au niveau de la

région scapulaire droite », lésions dont les conclusions de l'expertise médicolégale

demandée par le parquet attesteront qu'elles présentent des caractéristiques

compatibles avec un coup porté précisément de cette manière (photographies nos

16 à

22). Sur la photographie no 18, on note que, de la vitre arrière totalement défoncée

dépasse le pied de l'un des carabiniers se trouvant à bord, qui est en train de repousser

un extincteur lancé vers l'intérieur du véhicule, extincteur qui pourrait être l'objet

ayant occasionné l' « importante contusion à la jambe droite, avec œdème diffus dans

toute la jambe » signalée par le carabinier Placanica, lequel au cours de son

interrogatoire a en effet mentionné avoir été touché également à la jambe par un objet

« extrêmement lourd et métallique ».

Tandis que des objets continuent d'être lancés contre la jeep Defender et que les

assaillants restent massés autour du véhicule, l'un des carabiniers à l'intérieur de celui-

ci prend un pistolet de la main droite ; cela est clairement visible sur les photographies

nos

18, 19, 20, 21 et 22, où l'on voit une main qui, de l'intérieur, braque un pistolet au

niveau de la limite supérieure de la ligne formée sur la photographie par la masse de la

roue de secours placée sur la portière arrière ; tandis que l'agression se poursuit, un

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28 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

jeune homme se penche à terre et ramasse un extincteur qu'il soulève vers la vitre

arrière de la jeep, comme pour le projeter.

De l'intérieur partent deux coups de feu rapprochés. Le jeune homme à l'extincteur

s'écroule et son corps roule, s'arrêtant contre la roue arrière gauche du véhicule ; à

côté de celle-ci, à l'avant du corps, a roulé l'extincteur.

Quelques instants après, la jeep Defender réussit à passer la marche arrière, roulant

avec sa roue arrière gauche sur le corps du jeune homme, puis le touchant à nouveau

tandis qu'elle avance et s'engage dans la rue Caffa en direction de la place Tommaseo,

s'arrêtant presque immédiatement à l'angle avec une rue latérale. Sur la chaussée reste

le corps inanimé d'un jeune homme à la tête recouverte d'un passe-montagne, qui sera

identifié comme étant Carlo Giuliani ».

97. Concernant F.C., la juge estima que les éléments du dossier

permettaient d'exclure sa responsabilité pénale, étant donné que la mort de

Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en quelques minutes, par le

coup de feu et que les passages de la jeep sur le corps n'avaient entraîné que

des contusions et des ecchymoses. De plus, F.C. n'avait pu voir Carlo

Giuliani, compte tenu de la confusion qui régnait autour de la jeep. Cela

excluait donc toute responsabilité du chauffeur pour homicide.

98. Quant à M.P., la juge prit acte de ce que les éléments du dossier

montraient que la première balle tirée avait touché mortellement Carlo

Giuliani. Il s'agissait d'un projectile blindé de calibre 9 mm parabellum,

donc de grande puissance. Compte tenu de cette puissance et de la faible

résistance des tissus traversés par la balle, l'on pouvait, selon la juge, retenir

l'hypothèse émise par les experts du parquet selon laquelle le projectile avait

frappé un objet avant d'atteindre Carlo Giuliani. Cet objet intermédiaire

pouvait être une des nombreuses pierres lancées par des manifestants en

direction de la jeep. Cela semblait confirmé par la séquence vidéo montrant

une pierre qui se désintègre en l'air, au moment même où l'on entend une

détonation.

99. Quant à la trajectoire initiale du tir (« l'originaria direzione del

colpo »), la juge prit acte de ce que celle-ci n'avait pas pu être établie par

l'expertise balistique. Elle estima cependant que, si l'on partait du principe

que la jeep mesurait 1,96 mètre de hauteur, que la pierre visible dans le film

se trouvait à une hauteur d'environ 1,90 mètre lorsque la caméra avait fixé

l'image, il était sensé de penser que le coup de feu avait été tiré vers le haut,

conformément aux conclusions des experts du parquet.

100. La juge estima que la première hypothèse formulée par le parquet –

à savoir que M.P. avait tiré dans le seul but d'intimider les manifestants – ne

pouvait être retenue, et considéra que M.P. avait voulu contrer l'agression.

Par ailleurs, il n'y avait pas assez d'éléments permettant d'affirmer que M.P.

avait pu voir Carlo Giuliani au moment de tirer et donc qu'il avait visé la

victime.

Selon la juge, l'hypothèse la plus probable était que M.P. avait tiré en

prenant le risque de tuer et qu'il s'agissait dès lors d'un homicide volontaire.

Toutefois, deux faits neutralisant la responsabilité pénale intervenaient en

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 29

l'espèce : premièrement, l'usage légitime des armes, tel que prévu par

l'article 53 du code pénal (« [ne peut être sanctionné] l'officier public qui,

dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de

faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique,

quand il y est obligé par la nécessité de repousser une violence ou de

vaincre une résistance à l'autorité ») ; deuxièmement, la légitime défense.

101. Il fallait tout d'abord déterminer si le recours à une arme avait été

nécessaire. La reconstitution détaillée des faits permettait de penser que

M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême violence tendant à

déstabiliser l'ordre public et visant les carabiniers, dont l'intégrité physique

était directement menacée. Selon la juge, le danger venait du nombre de

manifestants et des modalités globales de l'action (« modalità complessive

dell'azione »), qui étaient tels que les actes de violence contre M.P. et les

deux autres carabiniers mettaient en péril leur intégrité physique. En

conclusion, l'usage de l'arme à feu était justifié et susceptible de ne pas être

gravement préjudiciable, vu que M.P. avait « certainement tiré vers le haut »

et que la balle avait atteint Carlo Giuliani uniquement parce que sa

trajectoire avait été modifiée de manière imprévisible. Le passage pertinent

de la décision se lit ainsi :

« La mort de Carlo Giuliani, atteint par le projectile d'un carabinier qui, au cours

d'une manifestation, a fait usage de son arme, impose avant toute chose de rechercher

si la conduite de Placanica est justifiée au regard de l'article 53 CP, qui prévoit que ne

peut être sanctionné « l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa

fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de

coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser un acte de

violence ou de vaincre une résistance à l'autorité ». Il ne s'agit pas de légitime défense

mais d'un pouvoir plus étendu, où la légitimité de la réaction n'est pas subordonnée à

la limite de la proportionnalité par rapport à la menace, à condition de ne pas dépasser

les limites de la « nécessité », car si celles-ci sont franchies il conviendra d'appliquer

l'article 55 CP, qui punit l'excès involontaire, étant entendu que même pour les

officiers publics le recours à une arme constitue une « extrema ratio » et qu'il convient

donc toujours de préférer le moyen le moins préjudiciable. Mais quand le recours à

une arme est jugé légitime, à condition que le principe de proportionnalité ait été

respecté, le fait qu'il se produise un événement plus grave non voulu ne peut pas être

retenu à la charge de l'officier public dans la mesure où la prévisibilité d'un tel

événement est intrinsèquement liée au risque inhérent à l'utilisation d'une arme à feu

qui a été remise à l'officier public, et où ce risque ne pourrait être annulé que par la

renonciation à l'utilisation de l'arme, utilisation autorisée par la loi (voir jurisprudence

où l'usage légitime de leurs armes par des carabiniers a été reconnu : ces derniers

ayant visé les pneus pour arrêter une voiture en fuite, il a été exclu qu'ils aient à

répondre au titre de l'article 55 CP de l'homicide involontaire des passagers du

véhicule. Cass 22.9.2000 – Brancatelli). L'usage des armes ou de tout autre moyen de

coercition physique (consistant donc en une violence matérielle contre la personne)

n'est pas punissable :

– quand l'acte est commis pour s'acquitter d'un devoir propre à la fonction et du

fait de la nécessité dans laquelle se trouve l'auteur de l'acte de repousser une

violence ou une résistance à l'autorité ;

– quand elle est autorisée de manière spécifique par un texte de loi ;

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30 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

– de manière générale, et donc sans qu'il soit nécessaire d'invoquer une

autorisation légale particulière, le caractère punissable est exclu lorsque l'acte tire

son origine de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à

l'autorité, qu'il s'agisse ou non d'une violence ou d'une résistance constitutives de

l'un des délits visés aux articles 336 et suivants du CP.

L'article 53 CP prévoit cependant une exception, y compris pour ce qui est des

officiers publics, aux dispositions des articles 51et 52 CP et justifie le comportement

de l'officier public quand bien même celui-ci n'est pas en train de réagir au danger

d'un délit injuste commis à son encontre ; en effet, l'article 53 CP contient une

exception spéciale s'appliquant également dans le cas de l'obligation de remplir un

devoir lié à une fonction qui qualifie la conduite.

Il s'agit donc d'une disposition qui complète celles des articles 51 et 52 CP en

conférant un cadre autonome à l'utilisation des armes et en éliminant tout doute sur les

conditions requises par la loi pour que l'officier public ou l'individu échappe aux

sanctions.

Il s'agit, comme on l'a dit, d'une justification plus étendue de la légitime défense qui

trouve des applications plus fréquentes dans des hypothèses de résistance que de

violences directes commises à l'encontre de l'officier public ; mais il est indubitable

que la limite entre les deux cas de figure juridiques, quand l'auteur de l'acte délictuel

est précisément un officier public, peut s'avérer ténue.

Il ne fait aucun doute, d'après la minutieuse reconstitution des faits, que Placanica,

qui était chargé de faire respecter l'ordre public, pouvait en toute légitimé faire usage

de son arme lorsque se sont réalisées les conditions de la nécessité de repousser une

violence ou de vaincre la résistance à l'autorité. De même, il n'y a pas de doute que la

situation à laquelle Placanica a dû faire face était une situation d'extrême violence

visant à déstabiliser l'ordre public et à s'opposer aux forces de l'ordre elles-mêmes,

dont l'intégrité était directement menacée.

En fait, dans le cas en l'espèce, il ne s'agissait pas de la nécessité de repousser un

acte de violence selon une notion générique qui couvre également l'absence de respect

de l'autorité, mais bel et bien de la nécessité de se défendre contre le danger concret

d'un acte d'agression injuste visant directement la personne de Placanica et ceux qui se

trouvaient avec lui.

Il est certain que, du fait du nombre des manifestants et des caractéristiques mêmes

de l'action violente lancée contre Placanica et l'équipage de la Land Rover dans

laquelle celui-ci se trouvait, il était exposé au risque de graves dommages physiques,

comme il ressort à l'évidence des blessures que Placanica lui-même et le carabinier

Raffone ont signalé, puisqu'ils ont été atteints à la tête et au visage par de grosses

pierres ainsi qu'en d'autres endroits de leur corps par des coups assénés avec des

planches, des poutres et des bâtons introduits violemment à travers les fenêtres brisées

de la jeep.

Il s'agissait donc d'une situation de grave danger qui est incontestable, au vu non

seulement des documents vidéo et photographiques versés au dossier, mais également

des déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'agression.

Il suffit de se souvenir de la description que l'anarchiste anonyme a faite de ces

instants, ainsi que des paroles de certains des agresseurs directs de la jeep :

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 31

« ... [M]oi, j'essaie de m'enfuir par une rue latérale, et je me retrouve avec environ

400 personnes au bout de rue qui conduit à la place Alimonda, où j'espérais que la

situation serait plus tranquille et que je pourrais reprendre mon souffle ... à peine

avons-nous pénétré dans la rue latérale que nous nous trouvons face à une

cinquantaine de carabiniers qui, me voyant arriver en courant, prennent peur et

s'enfuient également en courant après nous avoir aspergés à l'aide de petites bombes

lacrymogènes.

Nous continuons de courir, les carabiniers devant, nous derrière, jusqu'à la place

Alimonda. C'est là que deux jeeps des carabiniers s'interposent entre nous et eux, nous

arrêtent et protègent la course des agents.

Sur les deux jeeps arrivées sur place, l'une prend rapidement position pour rejoindre

le cordon de police et de carabiniers qui se trouvaient dans le morceau de la rue Caffa

près de la place Alimonda, l'autre, de manière incompréhensible, se dirige, avec la

vitre arrière déjà brisée, contre une poubelle qui s'encastre entre la jeep et le mur.

A ce moment-là, je suis à côté de la jeep ; je vois plusieurs manifestants qui se

massent autour du véhicule et se défoulent de quatre heures de peur et d'exaspération

...

Je regarde ce qui se passe autour de la jeep, je me rends compte que le carabinier qui

est assis à l'intérieur est en train de brandir le pistolet et je l'entends qui hurle « je vais

tous vous tuer, porcs, bâtards ! ». Je me retourne et je crie qu'il a un pistolet, je

cherche à prévenir les autres du danger. A ce moment-là, Carlo Giuliani, que je n'ai

pas encore reconnu, est près de moi et regarde par terre. Pendant que je cours vers la

rue où je voulais aller, j'entends les coups de feu, je me retourne et je vois le corps

d'un jeune par terre, les autres qui se trouvent à côté du véhicule s'arrêtent et

s'éloignent ... J'ai l'impression qu'entre le moment où j'ai vu le pistolet et celui où j'ai

entendu les coups de feu, plusieurs secondes se sont écoulées pendant lesquelles le

carabinier continuait de hurler « je vais tous vous tuer ! ». Je précise en outre que,

avant de tirer sur celui dont je saurai plus tard que c'était Carlo Giuliani, le carabinier

avait pointé l'arme vers d'autres personnes, surtout vers le jeune avec l'écharpe et le

casque noir, qui, s'étant rendu compte comme moi qu'il y avait ce pistolet, s'est

échappé en sortant de la ligne de mire ». Par la suite, dans le même interrogatoire, il

revient sur ses propos en disant « nous cherchions à passer vers un endroit où, selon

certains, « il n'y a personne », en fait, rue Caffa, il y avait 40 carabiniers, bizarrement,

il semblait qu'ils s'étaient perdus... Il devait y avoir 50 mètres avant de déboucher sur

la place Alimonda ; ils étaient 40, nous entre 400 et 500, à peine ils nous ont vus, ils

nous ont aspergés de gaz lacrymogène à trois, en l'air... A ce moment-là, ils s'enfuient,

nous sommes à 15 ou 20 mètres... Moi je n'ai pas envoyé de pierre, ni tapé sur la

jeep... J'ai lancé un caillou, à une cinquantaine de mètres de distance... J'ai peut-être

donné quelques coups de pieds à la jeep, mais de là à dire que j'ai pris quelque chose,

un morceau de fer, et que j'aurais donné des coups sur la jeep, ça je ne l'ai pas fait...

J'ai peut-être lancé une pierre, je ne sais pas, en tout cas sans intention de faire du mal

à qui que ce soit, j'avais peur avant toute chose... Vous savez, si quelqu'un m'arrive

dessus avec un pistolet pointé, je pourrais comprendre que je prendrais l'extincteur

pour lui enlever son arme, par exemple, je peux le comprendre, je peux le concevoir...

Je ne suis pas allé là-bas avec l'intention de donner l'assaut à une jeep... Je ne pense

pas être resté autour de cette jeep pendant plus de 15 à 20 secondes, juste le temps de

voir ce carabinier sur le côté qui se tournait ensuite, oui, avant cette photo, il était

tourné, j'étais en train de regarder dans la direction de ce jeune avec l'écharpe violette

qui parlait anglais. Le temps de le regarder, j'enlevais mon foulard et j'ai commencé à

crier qu'il fallait s'enfuir et, 15 secondes après que la photo a été prise, j'ai entendu les

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32 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

coups de feu... Une quinzaine de personnes se sont enfuies avec moi, les autres sont

restées autour... La jeep est arrivée le nez contre la poubelle, avec une vitre déjà

défoncée et cette personne déjà étendue à l'intérieur avec le bras qui portait le bouclier

vers la fenêtre latérale (quand on regarde la jeep, c'est la fenêtre de gauche), et avec le

pistolet à la main... Je vous dis que nous avons vu la jeep et, probablement, je dis

probablement parce que je ne peux pas me rappeler ce qui m'est passé par l'esprit à ce

moment-là, je ne me rappelle plus. Aujourd'hui, je vous dis « j'étais en train de fuir »,

dans l'état d'esprit de ce moment-là, probablement, aussi parce qu'il y avait tous les

autres, je pensais qu'il y avait beaucoup moins de personnes, j'ai vu l'ennemi dans la

jeep, dans la jeep des carabiniers, et je lui ai peut-être envoyé deux pierres... Si j'avais

voulu faire du mal à quelqu'un, j'aurais pris des poutres en bois que j'ai réussi à

trouver, des bâtons, des masses etc., et je me serais mis derrière pour taper sur la jeep

où était le carabinier à la fenêtre, comme celui qui a essayé de lui envoyer une pierre

dans la figure, et ça, je ne l'ai pas fait... Si j'avais eu l'intention, depuis que j'étais

descendu dans la rue à une heure de l'après-midi, de faire du mal à quelqu'un, dans ce

cas quelqu'un des forces de l'ordre, j'aurais eu une très très bonne possibilité, j'aurais

eu une possibilité remarquable de faire du mal à quelqu'un, et je ne l'ai pas fait...

(Interrogatoire de Predonzani par le parquet en date du 6 septembre 2001).

Pour comprendre ce qui s'est réellement passé place Alimonda, il est en outre utile

de reprendre les déclarations faites par Massimiliano Monai, qui s'est présenté

spontanément au parquet le 30.8.2001, et qui a déclaré :

« ... Durant les affrontements, durant le foutoir, quand ils nous chargeaient encore

et toujours, un moment, on est près de Carlo Giuliani, moi en tout cas j'étais près

d'Ottavio Barbieri... je cherchais à faire quelque chose, à me replier vers l'arrière, ou

alors à avancer, mais je ne pouvais aller nulle part : devant il y avait eux. Derrière il

y avait une foule de gens qui jetaient des pierres. A ce moment-là, il se passait

quelque chose, on était tous là avec quelques personnes que je ne connais pas,

quelques-uns avaient un passe-montagne, il y en avait qui étaient comme moi,

d'autres avaient un foulard, on a vu les carabiniers reculer... J'ai vu des gens qui

jetaient les cailloux contre les carabiniers. Les carabiniers couraient vers l'arrière, il

y avait un groupe qui avançait et un groupe qui voulait les encercler ; on a reculé en

jetant des pierres... Les carabiniers couraient vers l'arrière et les gens les

caillassaient... Bon, ils se sont rapprochés clairement de nous, nous, nous fuyions...

A ce moment-là, les carabiniers sont partis, nous nous sommes arrêtés et ces deux

jeeps sont arrivées à toute vitesse. Pourquoi ? Bon, elles ont roulé vers nous, alors il

est évident qu'on partait en courant ; l'une des deux voitures a fait marche arrière

depuis l'église et a réussi à s'en aller, l'autre a fait un demi-tour et est resté bloquée ;

on lui est tous tombés dessus, comme on peut le voir ; là, à 20 mètres, j'ai vu cette

poutre, je l'ai prise et j'ai donné trois coups contre le véhicule, mais pas contre la

vitre, parce que, quand je suis arrivé, elle était déjà brisée. J'ai donné trois coups sur

le véhicule qui arrivait, puis j'ai pris le bâton, la vitre était déjà brisée et il y avait le

carabinier qui me regardait... Celui qui n'a pas tiré, celui qui me voyait avec la

poutre... Je n'ai rien vu, même pas le pistolet, rien, puis, laissant le bâton et tournant

sur moi-même, j'ai entendu dire « Allez, on va peut-être le sauver, allez »

« Assassins, assassins, ils l'ont tué ! ». J'ai donné trois coups de bâtons sur le

fourgon, j'ai reculé, il y avait deux carabiniers ; celui qui n'a pas tiré et qui me

regardait, je lui ai tapé dessus avec la poutre et je ne sais même pas si je l'ai eu, je

l'ai peut-être touché au côté. Lui s'est baissé pour se mettre à l'abri, moi je me suis

arrêté, j'ai lâché la poutre et, entre-temps, les gens continuaient à jeter des pierres ;

lui a tiré et moi j'étais toujours là, quand j'ai jeté la poutre, je n'ai pas fui pour

autant... Quand je me suis jeté contre lui, c'est là que le type a tiré... Ce sont eux qui

nous ont attaqués avec les Land Rover, c'est différent. Les forces de l'ordre étaient

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 33

en train de reculer à pied, et nous, on courait, on est arrivés quasiment au corps à

corps, eux ont reculé le plus possible, nous nous sommes arrêtés, les deux jeeps sont

venues vers nous. Puis elles ont fait marche arrière et la jeep s'est arrêtée, ensuite il y

a eu les 10 secondes de folie, avec tous les gens qui étaient là. Moi, je n'aurais tué

personne parce que je ne suis pas un délinquant... A cause de toutes les pierres que

les gens ont jetées, je n'ai pas entendu qu'on avait tiré... Quelqu'un a hurlé « Bâtards,

allez-vous-en ! » pendant une dizaine de secondes... ». Quand on lui a demandé

combien de personnes se trouvaient près de la jeep, il a répondu « énormément ».

Les photographies versées au dossier attestent largement de la violence décrite par

les manifestants eux-mêmes.

Il suffit de regarder les photographies nos

16 à 20, qui montrent clairement un

extincteur qui, projeté vers la vitre arrière déjà fracassée de la jeep, touche le pied

droit de Placanica. Ce dernier, clairement, se penche par-dessus la roue de secours

pour tenter d'empêcher l'extincteur de pénétrer à l'intérieur de la jeep, ce même

extincteur que, quelques secondes après, Carlo Giuliani ramassera par terre, soulèvera

au-dessus de sa tête pour le projeter à nouveau à l'intérieur de la jeep, comme

quelqu'un – à moins que ce ne soit lui-même – avait peu avant tenté de le faire, selon

ce qu'a déclaré à la police judiciaire le 23 juillet 2001 Neri Ernesta, gérante de la

pompe à essence de la société Q8 sise rue Tolemaide, qui a signalé que, peu après 16

heures, elle avait noté depuis son habitation un jeune avec un passe-montagne sombre,

un tee-shirt blanc et un pantalon sombre qui s'éloignait de la pompe à essence avec un

extincteur dont il vidait le contenu, tournant ensuite dans la rue Caffa ; elle a ensuite

reconnu l'extincteur portatif comme étant celui qui avait été saisi à côté du corps de

Carlo Giuliani.

La violence de l'assaut mené par de nombreux manifestants, le caillassage

ininterrompu du véhicule, qui a causé à ses passagers les dommages physiques relevés

par les expertises médicolégales, l'agression contre les passagers perpétrée par les

manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des

objets contondants et, en conséquence, le prolongement de la situation de danger, ont

indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à l'intégrité personnelle de

Placanica et de ses compagnons, ce qui a certainement rendu nécessaire une réaction

de défense qui ne pouvait que déboucher sur l'utilisation de l'unique moyen dont

disposait Placanica : son arme.

En fait, le geste de Giuliani n'a pas été un acte d'agression isolé, comme l'ont avancé

les défenseurs de sa famille, mais uniquement l'une des phases d'une violente

agression contre la jeep perpétrée par les nombreuses personnes qui l'avaient

encerclée, qui tentaient de la faire basculer et, probablement, d'en ouvrir la portière,

comme l'ont déclaré certaines des personnes présentes au moment des faits, au risque

de blesser directement et de manière plus grave les occupants du véhicule.

Si l'on part de l'hypothèse, désormais prouvée, que le coup de feu tiré par Placanica

était dirigé vers le haut, il ne fait pas de doute que la conduite de ce dernier, qui a

abouti à la mort de Carlo Giuliani, est couverte par les dispositions de l'article 53 CP,

le militaire ayant tiré deux coups de feu directement vers le haut après de nombreuses

et vaines sommations destinées à faire cesser la violence, l'un des éléments projetés

ayant, du fait d'un facteur absolument imprévisible, dévié le projectile, causant la mort

de Carlo Giuliani.

Tous les éléments de l'enquête, dont on ne peut douter qu'elle a été complète,

permettent donc d'exclure avec certitude que Placanica a délibérément dirigé ses

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34 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

coups de feu vers Carlo Giuliani ; mais, quand bien même il s'avérerait que tel a été

été le cas, il ne fait pas de doute que le carabinier, autorisé à utiliser des armes, avec le

risque inhérent à l'utilisation d'un tel instrument, se trouvait face à un danger réel pour

sa vie ou son intégrité physique ainsi que pour celle de ses compagnons, danger qui

s'était déjà concrétisé par des actes ayant porté atteinte à l'intégrité physique et

devenant de plus en plus violents ; donc, légitimement, il aurait pu viser les agresseurs

afin de les mettre dans l'impossibilité de poursuivre leurs actes, même en cherchant à

limiter les dommages (par exemple en évitant d'atteindre des organes vitaux), puisqu'il

ne s'agissait pas d'une résistance passive et que l'agresseur n'avait pas non plus pris

d'otage en bouclier – les seuls cas où la doctrine et la jurisprudence concordent pour

exclure la légitimité de l'utilisation de l'arme directement contre l'agresseur.

Les arguments exposés ci-dessus permettent donc de conclure que le geste de

Placanica était justifié au regard de l'article 53 CP, d'autant plus que l'usage de l'arme,

absolument indispensable, a été adapté pour être le moins dangereux possible, puisque

les coups ont certainement été dirigés vers le haut et que ce n'est que du fait d'une

modification imprévisible de la trajectoire que l'un d'eux a atteint Carlo Giuliani. »

102. La juge estima ensuite devoir décider si M.P. avait agi en état de

légitime défense, critère « plus rigoureux » de neutralisation de la

responsabilité.

A cet égard, la juge estima que M.P. avait, à juste titre, eu l'impression

d'un danger pour son intégrité physique et celle de ses compagnons, et que

ce danger avait subsisté en raison du contexte violent. Selon la juge, pour

apprécier la nécessité de la riposte et la proportionnalité de celle-ci, il ne

fallait pas considérer la situation isolée de Carlo Giuliani et évaluer son

geste séparément (il avait soulevé un extincteur vide) ; il fallait au contraire

considérer le geste de Carlo Giuliani comme l'une des phases d'une violente

agression contre la jeep, perpétrée par une foule de manifestants. Cette

agression n'était pas le seul fait de Carlo Giuliani, mais d'une foule

d'agresseurs. La riposte de M.P. devait ainsi être mise en rapport avec

celle-ci pour être appréciée dans son « contexte ».

Compte tenu du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère

continu des actes de violence, des blessures des carabiniers présents dans la

jeep, de la difficulté pour le véhicule de s'éloigner de la place en raison de

problèmes de moteur, on pouvait dire que la riposte de M.P. avait été

nécessaire. Ensuite, la riposte avait été adéquate vu le degré de violence.

A cet égard, la juge affirma qu'il était certain que si M.P. n'avait pas sorti

son arme et tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur

– que M.P. avait déjà repoussé une fois avec sa jambe – avait pu pénétrer

dans la jeep il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y trouvaient. La

juge déclara que M.P. avait à disposition un seul moyen pour contrer

l'agression : son arme à feu. A cet égard, elle estima que M.P. en avait fait

un usage proportionné, dès lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux

manifestants de s'en aller pour que ceux-ci changent de comportement ;

puis, il avait tiré vers le haut. La juge conclut que M.P. avait agi en état de

légitime défense. Par ailleurs, elle précisa que le fait que M.P. avait pu voir

Carlo Giuliani – ce qu'affirmaient les experts du parquet et les requérants –

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 35

et le fait qu'il avait pris le risque de tuer ne changeaient rien à la conclusion,

dès lors que le geste de M.P. s'expliquait par la nécessité de défendre

l'intégrité physique des occupants de la jeep et était proportionné à

l'importance des biens à défendre et aux moyens dont il disposait pour cela.

103. La décision de classement sans suite était ainsi libellée :

« Il convient d'examiner la conduite de Placanica également à la lumière de la

persistance des conditions les plus limitatives exigées par l'article 52 CP, pour vérifier

si l'on peut invoquer aussi pour les circonstances factuelles et la réaction engagée les

éléments nécessaires à l'application de la cause plus rigoureuse de justification de la

légitime défense. Les circonstances factuelles et le contexte dans lequel Placanica a dû

agir ont été longuement présentés. Il ne fait pas de doute que dans cette situation –

similaire à celle qui, près de là, boulevard Torino, avait peu avant abouti à l'incendie

d'un véhicule blindé à l'intérieur duquel un cocktail Molotov avait été lancé –

Placanica a eu l'impression concrète qu'il y avait un danger d'atteinte à son intégrité et

à celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des blessures (selon

les pièces versées au dossier et les blessures signalées par les occupants de la jeep), et

que ce danger persistait malgré les sommations qu'il avait formulées à plusieurs

reprises en montrant l'arme. Il suffit d'observer les nombreuses photographies qui

montrent la jeep toujours encerclée par des manifestants défonçant les vitres du

véhicule avec des bâtons et des barres de fer, qu'ils introduisent à l'intérieur dans

l'intention manifeste, non seulement d'endommager le véhicule pour protester, mais

aussi de faire du mal à son équipage, et lançant vers le véhicule de très nombreuses

pierres, dont une grande partie ont pénétré à l'intérieur de l'habitacle et atteint les

occupants, pour avoir une idée de la violence concrète déchaînée et des dommages

ultérieurs qui auraient pu être causés aux occupants du véhicule. Il n'est pas possible

non plus d'étayer l'hypothèse soutenue au cours de l'audience par la défense de la

partie lésée, qui a avancé que les blessures à la tête de Placanica avaient pu être

occasionnées par le choc contre les leviers internes du gyrophare positionné sur le toit

de la jeep plutôt que par la conduite des manifestants. En dehors de la circonstance

objective que de nombreuses pierres souillées de sang ont été récupérées à l'intérieur

de la jeep, il convient de noter que le levier du gyrophare positionné sur le toit est

revêtu de plastique et inséré dans un élément à rotule couvert d'une coiffe protectrice

qui sert à orienter le phare, et le fait même que ce levier soit relié à un élément à rotule

prive l'ensemble de la rigidité nécessaire pour infliger aux passagers de la jeep des

blessures à la tête, encore moins des blessures avec écorchures de la nature de celles

signalées par Placanica. Pour en revenir à la situation effective, il ne fait pas de doute

que la réaction mise en œuvre a été nécessaire compte tenu de toutes les

circonstances, et en particulier du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés par ces

derniers pour agresser les personnes, de la durée des actes de violence, qui ne

cessaient pas malgré les nombreuses sommations des militaires, des blessures déjà

occasionnées à ces derniers, et enfin de la difficulté à quitter les lieux parce que le

moteur de la jeep avait calé, cet éloignement n'étant pas exigé mais ayant néanmoins

été tenté. Il s'ensuit que même l'analyse de l'adéquation de la réaction de défense face

à l'attaque, pour ce qui est de l'équivalence substantielle des biens mis en danger, ne

peut qu'aboutir à une conclusion positive, l'attaque contre la jeep des carabiniers

s'étant concrétisée par des actes non seulement dangereux, mais aussi en eux-mêmes

constitutifs d'une violation des droits, et en particulier de l'intégrité physique des

occupants du véhicule ; et il est incontestable à la lumière des circonstances factuelles

que, si Placanica n'avait pas extrait l'arme en menaçant les manifestants puis en tirant

les deux coups de feu, l'attaque n'aurait pas cessé et aurait certainement eu des

conséquences ultérieures plus graves et que, si l'extincteur que Placanica avait déjà

rejeté une fois d'un coup de pied avait pénétré dans l'habitacle et touché les carabiniers

déjà blessés, il leur aurait causé des blessures d'une grande gravité, voire pire.

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36 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

L'existence d'un danger réel et d'une agression injuste ressort non seulement du niveau

de risque mais aussi du fait que l'agression était déjà en cours, et il convient de vérifier

si l'exigence de proportionnalité a été respectée, y compris en ce qui concerne les

moyens mis à disposition de l'agressé et les modalités de leur utilisation. Pour ce qui

est de la proportionnalité des moyens de défense par rapport à l'agression, la Cour de

cassation a à plusieurs reprises précisé que, aux fins de déterminer s'il y avait eu

légitime défense, la décision concernant la proportionnalité, qui doit être prise par

référence aux moyens dont dispose la personne agressée et aux biens protégés, ne peut

pas être qualitative mais uniquement relative. En effet, la mise en adéquation concerne

toujours le bien d'un agresseur et le bien d'un agressé, lequel, pour sa défense, n'est

pas à même dans la situation concrète de mesurer précisément le danger réel et les

effets de la réaction, de sorte que la proportionnalité n'est pas en cause quand bien

même le dommage infligé à l'agresseur serait d'une intensité légèrement supérieure à

celle du dommage menaçant la personne agressée » (en l'espèce, pour ce qui concerne

l'exception acceptée, l'inculpé s'était défendu en utilisant un fusil, unique instrument

dont il disposait à ce moment-là, pour neutraliser l'agression inattendue que la

victime, armée d'une barre de fer d'environ un mètre, avait auparavant déclenchée

contre le père de l'inculpé puis contre ce dernier, leur causant diverses blessures. Cour

de cassation, section I, arrêt no 08204 du 13/04/1987 – Catane). La Cour de cassation

a en outre établi que, pour ce qui est de la légitime défense, les expressions « nécessité

de défendre » et « à condition que la réaction de défense soit proportionnelle à

l'offense » contenues à l'article 52 CP, doivent s'entendre au sens où la réaction doit

être, vu les circonstances, la seule possible car ne pouvant être remplacée par une

autre moins dommageable qui serait également apte à protéger le droit (propre ou d'un

tiers) lésé » (Cour de cassation, Section I, arrêt no 02554 du 1/12/1995 – M.P. et

Vellino). Ces principes, sur lesquels s'alignent la jurisprudence constante et la doctrine

dominante, appliqués aux circonstances factuelles du décès tragique de Carlo Giuliani,

permettent de conclure également au respect de l'exigence de proportionnalité entre

les moyens offensifs dont disposaient les agresseurs et les moyens dont disposaient les

personnes agressées ; cette conclusion est justifiée par le fait que la notion de

proportionnalité doit faire référence non seulement aux biens objets du conflit, dont

on a parlé, mais également aux moyens utilisés pour les défendre. Mario Placanica

avait à disposition un seul moyen pour faire face à la violence déployée à son encontre

et à l'agression contre son intégrité physique, voire sa vie, et celle de ses

compagnons : son arme. Et, également à ce propos, les conclusions factuelles

semblent indiquer qu'il a utilisé ce moyen en l'adaptant de manière à infliger à

l'agresseur le minimum de dommages possibles, dans l'intention toutefois de le

dissuader d'agir et de le faire cesser. La Cour de cassation a en effet même précisé

qu'« aux fins de déterminer s'il y a eu légitime défense, la proportionnalité entre les

moyens défensifs à disposition de l'agressé et ceux utilisés doit être évaluée, quand on

ne dispose que d'un seul moyen mais que celui-ci peut être utilisé de manière diverse

et nuancée, pour mettre en regard les diverses utilisations possibles et l'usage qu'il est

choisi concrètement d'en faire en relation avec les modalités de l'agression perpétrée

ou de ses conséquences prévisibles, une telle situation étant en tous points identique à

celle dans laquelle l'évaluation doit être faite en mettant en regard plusieurs moyens à

disposition et celui qui a été utilisé. C'est pourquoi l'usage d'une arme à feu comme

moyen de défense doit être réservé, lorsque l'agression vise à infliger le maximum de

dommages à l'intégrité de la personne, à la seule mise en évidence de l'arme et à

l'adoption d'une attitude montrant que l'on est décidé à l'utiliser, en se limitant

toutefois à tirer en l'air et à terre, ou bien sur l'agresseur mais en prenant garde à ne

pas l'atteindre ou, au pire, à ne l'atteindre que dans des zones non vitales, donc dans le

seul but de décourager ou de blesser mais non d'ôter la vie » ; autrement dit « dans un

but de simple résistance ou d'atteinte à l'intégrité physique de l'agresseur » (Cass.

20.9.1982 – Tosani). Or, nonobstant le fait que de nombreuses photographies

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 37

montrent la jeep encerclée par les manifestants, d'où dépasse la main de Placanica

brandissant l'arme, et que les déclarations, versées au dossier, de la personne objet de

l'enquête mais également des agresseurs eux-mêmes témoignent des sommations

répétées de carabiniers ordonnant aux manifestants de s'éloigner, ce même matériel

photographique montre clairement que ces tentatives pour décourager l'agression n'ont

produit aucun effet sur le comportement des manifestants, qui ont continué à faire

preuve d'une violence extrême, poussant à la fin Placanica à se servir de l'arme,

unique moyen à sa disposition pour contrer la violence en cours. Qui plus est, la

conduite de Placanica paraît avoir respecté l'exigence de proportionnalité maximale

dans le cadre des modalités d'utilisation des moyens à sa disposition, si l'on considère

que, s'il avait voulu infliger à coup sûr un dommage à l'un ou l'autre de ses agresseurs,

il aurait pu diriger l'arme latéralement vers les vitres contre lesquelles se pressaient de

nombreux manifestants, alors que les conclusions techniques complexes attestent que

les coups de feu ont de manière certaine été tirés vers le haut ; le premier des deux

coups de feu, uniquement par une tragique fatalité, a causé la mort du jeune Giuliani.

En conséquence, que Placanica ait pu entrevoir Giuliani – comme l'a soutenu la

défense de la partie lésée et comme en ont également fait l'hypothèse les experts du

parquet – ou qu'il ne l'ait vraiment pas vu, comme cela semble plus probable, en tirant

du plus haut point que le lui permettait sa position et en acceptant peut-être le risque

que le coup de feu puisse atteindre des personnes qui se trouvaient là, son geste

semble justifié par une situation de légitime défense, attendu que le caractère

intentionnel dans la réalisation de l'événement voulu, voire simplement prévu, a

certainement été déterminé par la nécessité de défendre des droits injustement violés,

et que cette réaction de défense a respecté les limites de la proportionnalité, au regard

tant de la valeur des biens concernés que des moyens à disposition pour les protéger. »

104. Les demandes de la défense tendant à l'obtention d'un complément

d'enquête furent entièrement rejetées par la juge pour les motifs exposés

ci-après.

105. Quant à l'expertise médicolégale sur les causes de la mort de Carlo

Giuliani, qui visait en particulier à déterminer si celui-ci était encore vivant

au moment où la jeep avait roulé sur lui et, en conséquence, à vérifier si les

méthodes d'enquête appliquées étaient scientifiquement correctes :

« Il a déjà été dit qu'il n'y a dans le dossier aucun élément permettant de douter que

les vérifications ont été effectuées de manière scrupuleuse et que les méthodes

d'investigation employées par les experts étaient correctes ; c'est pourquoi cette

vérification supplémentaire demandée n'apparaît pas nécessaire. Nous faisons en outre

observer que la partie lésée, s'étant vu proposer de participer à l'autopsie du jeune

homme avec ses propres experts et donc de s'assurer que les méthodes d'enquêtes

appliquées étaient correctes, n'a pas jugé bon de se prévaloir de cette possibilité, ni de

procéder elle-même à des vérifications sur la dépouille du jeune homme qui, au

contraire, a été incinérée trois jours à peine après sa mort, ce qui a rendu impossible,

en admettant que cela eût été utile (ce qui n'est pas le cas), toute vérification

ultérieure. »

106. Quant à l'audition du chef de la police De Gennaro et du

sous-lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet des directives données pour

le maintien de l'ordre public et concernant la régularité de l'utilisation des

« étuis de cuisse » comme celui dont M.P. a extrait l'arme d'où est parti le

coup de feu qui a atteint Carlo Giuliani :

« Cette enquête paraît aussi parfaitement inappropriée pour la vérification des faits

tragiques qui ont entraîné la mort de Carlo Giuliani, attendu que les directives données

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38 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

pour le maintien de l'ordre public ne peuvent avoir qu'un caractère général et ne

prévoient assurément pas des instructions applicables à des situations imprévisibles

d'attaques directes contre les personnes des militaires, telles que celles à laquelle le

carabinier Placanica a réagi ; la conduite de celui-ci, ainsi qu'il a été dit à maintes

reprises, se justifie tant par l'utilisation légitime de l'arme que par l'hypothèse plus

rigoureuse de la légitime défense. En ce qui concerne la demande de vérification de la

régularité de l'utilisation des « étuis de cuisse », et des modalités de cette utilisation

par les militaires de l'Arme des carabiniers, on ne comprend pas ce que ces éléments

pourraient apporter à l'enquête, étant entendu que la manière dont Placanica portait le

pistolet n'a aucune pertinence puisqu'il aurait pu légitimement, dans la situation

décrite, faire usage de l'arme quel que soit l'endroit où il la portait ou le lieu où il

l'avait prise. »

107. Quant aux recherches aux fins d'identification de la personne qui

pourrait avoir lancé la pierre susceptible d'avoir dévié la trajectoire de la

balle, afin de recueillir son témoignage au sujet de la trajectoire de cette

pierre :

« La vérification serait en pratique impossible, même si elle était jugée nécessaire,

attendu qu'il n'est pas réaliste de penser que des manifestants aient suivi la trajectoire

des pierres après les avoir lancées vers la cible choisie pour s'assurer qu'elles avaient

bien atteint cette cible ; les manifestants étaient davantage occupés à trouver de

nouveaux objets contondants à lancer sur les forces de l'ordre.

En outre, même en admettant la possibilité d'un tel témoignage de la part du

manifestant inconnu qui a paradoxalement, sans le vouloir, causé la mort d'un des

autres manifestants, il serait impossible d'identifier l'intéressé et ses déclarations ne

seraient de toute façon pas pertinentes par rapport aux conclusions techniques dont on

dispose. »

108. Quant à une nouvelle audition du manifestant M. Monai sur le

comportement des militaires à l'intérieur de la jeep Defender, sur le nombre

de manifestants qui se trouvaient à proximité du véhicule et sur la personne

qui, dans la jeep, a réellement saisi l'arme, à la lumière des déclarations

faites par M. Monai lors d'un précédent entretien, et quant à une nouvelle

audition d'E. Predonzani sur les mêmes circonstances, sur la position de

Giuliani avant qu'il n'ait été atteint par le tir mortel et sur le nombre de vitres

de la jeep qui étaient brisées :

« Toute nouvelle audition serait parfaitement inutile, compte tenu des déclarations

que Monai et Predonzani, très peu de temps après les faits et alors qu'ils en avaient un

souvenir plus vif qu'aujourd'hui, ont livrées en se présentant spontanément au parquet

afin de témoigner de ce qu'ils savaient sur les faits auxquels ils avaient pris part ainsi

que sur la mort tragique de Carlo Giuliani ; ces déclarations contiennent en effet des

détails extrêmement précis, qui ont été confirmés par les documents vidéo et

photographiques versés au dossier, au point de constituer une confirmation importante

des résultats des enquêtes techniques, alors que les différentes déclarations de

Predonzani et Monai, et en particulier de ce dernier, à des organes de presse écrite ou

de télévision n'ont aucune valeur judiciaire et que de toute façon leur contenu ne

nécessite aucun éclaircissement compte tenu de la reconstitution précise effectuée

immédiatement après les faits, qui a été confirmée par des données objectives telles

que des photographies et des films. Il ne paraît pas non plus pertinent de savoir

combien de vitres de la jeep étaient brisées puisqu'il est incontestable que certaines

vitres du côté droit l'étaient, ainsi que la vitre arrière. »

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 39

109. Quant à l'audition de Marco D'Auria, censée confirmer qu'aucun

cocktail Molotov n'avait été lancé place Alimonda, contrairement à ce qu'a

laissé entendre M.P., et permettre de déterminer la distance à laquelle il se

trouvait au moment de prendre la photographie sur laquelle les experts du

parquet se sont fondés pour effectuer la reconstitution balistique :

« Cette demande ne paraît pas non plus à même d'apporter une contribution

quelconque à l'enquête puisque la photographie prise par D'Auria n'a été qu'un des

éléments utilisés pour déterminer la position dans laquelle se trouvait Giuliani

lorsqu'il a été atteint par le coup de feu ; la distance entre la victime et la jeep a en

effet été calculée compte tenu de la position supposée des personnes qui figurent sur

les photographies par rapport à des éléments fixes tels que du mobilier urbain et des

panneaux de signalisation à partir desquels ont été effectuées des mesures concrètes ;

cette distance est confirmée par les déclarations des personnes qui se trouvaient à côté

de Giuliani.

Pour autant que Placanica aurait laissé entendre que des cocktails Molotov avaient

été lancés place Alimonda, comme il ressortirait de la demande de vérification

ultérieure, cette affirmation est inexacte. Placanica n'a en effet jamais affirmé que des

cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda : il a seulement indiqué qu'il

avait craint que tel fût le cas. »

110. Quant à l'audition du maréchal Primavera concernant le moment où

la vitre arrière du hayon de la jeep a été brisée :

« Il ne fait aucun doute que la vitre n'a pas été brisée par le coup de feu de Placanica,

puisqu'il est manifeste, d'après les photographies où l'on voit la main de Placanica

saisir le pistolet pour menacer les manifestants, que la vitre avait été brisée –

probablement par un jet de pierre – bien avant que Placanica ne tire le coup de feu qui

a causé la mort de Giuliani. La perception divergente de celui qui se trouvait dans une

autre jeep n'a pas influé sur la reconstitution des faits, lesquels ont été établis de

manière incontestable et sereine dans leur objectivité. »

111. Quant à l'obtention des images filmées sur la place Alimonda par

deux carabiniers dont les casques étaient équipés de caméras vidéo,

« étiquetées et remises au colonel Leso » :

« Il s'agit de matériels déjà versés au dossier, comme il ressort de la communication

des carabiniers de Gênes en date du 13/9/2001, qui donne acte de la transmission au

parquet de 17 vidéocassettes, dont 15 contiennent des images filmées en divers

endroits de la ville – parmi lesquels la rue Caffa – grâce aux caméras vidéo fixées sur

les casques de certains militaires ; deux autres vidéocassettes transmises contiennent

des images filmées depuis l'hélicoptère de l'Armée. »

112. Quant à l'audition du carabinier V.M. concernant les raisons pour

lesquelles le projectile a perdu sa chemise.

« La demande de la défense de la partie lésée repose sur les déclarations spontanées

de Mattioli, dont il ressort que « le fait d'entailler la pointe d'un projectile afin de lui

donner un meilleur pouvoir de fragmentation est une pratique répandue », ce qui

exclut automatiquement « l'intention de faire usage des armes à feu à des fins

d'intimidation. Elles servent à tuer du premier coup ».

Si l'on prend acte de la connaissance de cette pratique du fait de la déclaration de

Mattioli, on ne comprend pas quel intérêt il pourrait y avoir à ce qu'il soit entendu par

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40 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

le parquet alors qu'on dispose déjà des conclusions des expertises balistiques

enregistrées, qui reposent sur des vérifications objectives ; étant entendu que

l'hypothèse de Mattioli ne peut être considérée que comme une référence à une

mauvaise pratique peu répandue, on comprend mal pour quel motif et sur la base de

quelles données objectives il faudrait l'attribuer au carabinier Placanica, attendu par

ailleurs que les autres balles trouvées dans le chargeur de son pistolet se sont avérées

parfaitement normales. »

113. Quant à l'expertise technique sur la jeep, dont l'objet était de

déterminer les causes des dégâts occasionnés au montant supérieur du

véhicule, au-dessus du deuxième « i » de l'inscription « carabinieri » :

« Les vérifications effectuées afin de déterminer l'origine des dégâts occasionnés au

hayon, imputables certainement au grand nombre de pierres et d'objets contondants

qui se sont abattus sur le véhicule, ont déjà été amplement exposées. Il est

incontestable que les dégâts dont il est question ici ne peuvent avoir une autre origine.

La nouvelle vérification demandée ne permettrait donc pas de dissiper les doutes de

la défense des opposants au sujet de la collision entre le projectile et une pierre,

puisqu'on ne peut certainement pas supposer qu'une seule pierre ait été lancée contre

le véhicule, qui a été cabossé en plusieurs endroits, puisque les objets lancés sur les

lieux et contre les véhicules des forces de l'ordre étaient très nombreux et ont causé

non seulement des lésions corporelles mais aussi les dégâts visibles sur la carrosserie

de la jeep. »

114. Quant à l'expertise technique collégiale sur les douilles saisies, dans

le but de vérifier de quelle arme elles ont été tirées, en élargissant la

vérification aux armes de tous les membres des forces de l'ordre présentes

sur la place Alimonda au moment où Carlo Giuliani a été atteint par la

balle :

« Il s'agit évidemment d'une vérification dénuée de toute utilité concrète. Il ne fait en

effet aucun doute, de l'aveu même de Placanica et d'après les résultats des expertises

effectuées, que c'est bien avec l'arme de ce dernier qu'a été tiré le coup de feu fatal à

Carlo Giuliani.

Les investigations menées à l'époque par le parquet pour vérifier si d'autres

membres des forces de l'ordre avaient utilisé leur arme à feu dans la zone de la place

Alimonda le 20 juillet 2001 ont en effet abouti à une réponse négative, sauf en ce qui

concerne les coups de feu d'intimidation que le carabinier Errichiello Massimiliano a

tirés dans la rue Tolemaide, au croisement avec la rue Armenia, afin d'éloigner

quelques manifestants armés de barres, de pierres et de pioches qui avaient encerclé

un autre véhicule blindé contre lequel ils lançaient des pierres. »

115. Concernant par ailleurs les critiques des avocats des requérants, qui

avaient fait valoir que de nombreux aspects de l'enquête avaient été

délégués aux carabiniers et qu'un grand nombre d'auditions avaient été

menées en présence de membres de l'Arme des carabiniers, la juge

s'exprima ainsi :

« On observe que de telles considérations peuvent à première vue sembler justifiées,

mais qu'elles n'ont cependant rien à voir avec les faits qui ont véritablement été établis

comme s'étant déroulés sur la place Alimonda et ayant entraîné la mort tragique du

jeune Giuliani, faits dont le déroulement dramatique a été reconstitué au moyen d'un

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 41

grand nombre de documents vidéo et photographiques versés au dossier et d'après les

déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'événement ; la profusion de ces

ressources et de ces détails ne peut pas – et ne doit pas – permettre qu'on prête

davantage attention à d'autres considérations parfaitement dénuées de pertinence. »

116. A la lumière de ces considérations, la juge des investigations

préliminaires conclut que « la preuve avait été faite que le carabinier M.P.

avait agi dans une situation justifiant qu'il ne soit pas condamné pour ces

faits et qu'aucun élément ne permettait de reconnaître la responsabilité du

carabinier F.C. dans la mort de Carlo Giuliani ». Partant, la juge décida de

classer l'affaire.

D. La Commission parlementaire d'enquête

117. Le 5 septembre 2001, une commission d'enquête parlementaire

entendit M. Lauro, un fonctionnaire de la police de Rome, qui avait

participé aux opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public à

Gênes.

118. M. Lauro déclara que les carabiniers étaient équipés de

laryngophones, instruments permettant de communiquer entre eux très

rapidement.

Appelé à expliquer pourquoi les forces de l'ordre se trouvant assez près

de la jeep (15 ou 20 mètres) n'étaient pas intervenues, M. Lauro répondit

que les hommes étaient en service depuis le matin et avaient eu plusieurs

accrochages pendant la journée. Il ajouta qu'il n'avait pas remarqué au

moment des faits qu'il y avait un groupe de carabiniers et de policiers qui

auraient pu intervenir.

Quant à la fonction des deux jeeps, M. Lauro expliqua que celles-ci

avaient apporté du ravitaillement aux alentours de 16 heures, qu'elles étaient

reparties et étaient réapparues environ une heure plus tard pour vérifier s'il y

avait des blessés.

En outre, M. Lauro déclara avoir appelé une ambulance pour Carlo

Giuliani, parce qu'il n'y avait pas de médecin sur place.

119. Le 20 septembre 2001, des parlementaires demandèrent au

Gouvernement d'expliquer les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre

déployées lors d'opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre

public étaient équipées de balles létales et non pas de balles en caoutchouc.

Les parlementaires prônaient l'utilisation de ce type de projectiles, arguant

que ceux-ci avaient été employés à plusieurs reprises avec succès dans des

pays étrangers.

Le représentant du Gouvernement répondit que la législation ne

prévoyait pas une telle possibilité et que, du reste, il n'était pas établi que de

telles munitions n'engendraient pas elles aussi des conséquences très graves

pour la victime. Enfin, il expliqua que des recherches sur l'opportunité

d'introduire des armes non létales étaient en cours.

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42 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

E. Le jugement du tribunal de Gênes rendu dans le « procès des 25 »

120. Le 13 mars 2008, le tribunal de Gênes rendit public le jugement

prononcé à l'issue du procès intenté contre vingt-cinq manifestants pour

plusieurs infractions (notamment dégradation, vol, dévastation, saccage,

actes de violence à l'encontre de membres des forces de l'ordre) relatives à

la journée du 20 juillet 2001. Les ministères de l'Intérieur, de la Défense, de

la Justice, ainsi que le gouvernement, s'étaient constitués parties civiles. Le

jugement en question a été frappé d'appel et la procédure y relative est

pendante.

121. Ce jugement contribue à la compréhension des événements du

20 juillet 2001 (voir paragraphes 13-19 ci-dessus). Au cours des débats, lors

de 144 audiences, le tribunal de Gênes put notamment entendre de

nombreux témoins et examiner en détail l'abondante documentation

audiovisuelle.

122. Dans ses conclusions concernant l'attaque des carabiniers contre le

cortège des « Tute bianche », le tribunal estima que celle-ci avait été illégale

et arbitraire.

123. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal avait établi que les

manifestants des « Tute bianche » n'avaient pas commis d'actes significatifs

de violence à l'égard des carabiniers qui les avaient attaqués. L'usage

d'engins lacrymogènes et l'avancée des carabiniers vers le boulevard Torino

avaient eu lieu sans réelle nécessité d'employer la force. L'attaque avait été

menée contre des centaines de personnes inoffensives ; elle n'avait même

pas visé à isoler et bloquer les quelques personnes qui lançaient des objets

sur les carabiniers, qui avaient pu continuer à le faire tranquillement. Par

ailleurs, aucun ordre de se disperser n'avait été donné.

124. Le tribunal jugea ensuite que la charge consécutive avait également

été illégale et arbitraire. Elle n'avait pas été précédée par une sommation de

se disperser ; elle n'avait pas été ordonnée par l'officier qui en avait la

compétence. Elle n'avait pas été nécessaire : les images prouvaient que les

manifestants se tenaient immobiles derrière des boucliers en plexiglas, et

que les personnes participant au cortège ne lançaient pas d'objets, hormis

trois tirs provenant de l'extérieur du cortège. En outre, les forces de l'ordre

auraient eu le temps (environ une minute et demie) de demander des

instructions, ce qu'elles n'avaient pas fait. Enfin, le cortège était légal et les

manifestants n'avaient pas agressé les carabiniers.

125. Les modalités d'intervention avaient elles aussi été illégales : les

carabiniers avaient lancé des engins lacrymogènes à hauteur d'homme ;

beaucoup de manifestants présentaient des blessures infligées à l'aide de

matraques non régulières ; les blindés avaient défoncé les barricades et

poursuivi la foule jusque sur les trottoirs, avec l'intention manifeste de faire

mal.

126. En conséquence, le tribunal estima que le caractère illégal et

arbitraire des agissements des carabiniers justifiait les comportements de

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 43

résistance adoptés par les manifestants lors de l'usage de gaz lacrymogène et

lors de la charge du cortège, et puis les accrochages survenus dans les rues

latérales, rue Casaregis et rue d'Invrea, jusqu'à 15 h 30, soit jusqu'au

moment où les carabiniers avaient exécuté l'ordre d'arrêter et de laisser

passer le cortège. En conclusion, le tribunal jugea que les accusés s'étaient

trouvés dans une situation de « réponse nécessaire » face aux actes

arbitraires de la force publique, au sens de l'article 4 du décret législatif

no 288 de 1944.

127. En outre, le tribunal transmit le dossier au parquet, au motif que les

déclarations de M. Mondelli et de deux autres membres des forces de

l'ordre, selon lesquelles leur attaque avait été nécessaire pour riposter à

l'agression des manifestants, ne correspondaient pas à la réalité.

128. S'agissant du comportement adopté par les manifestants après

15 h 30, par contre, le tribunal estima qu'il n'était plus justifié par les

agissements de la force publique, dès lors que l'attaque illégale et arbitraire

avait cessé. Par conséquent, même si les manifestants avaient peut-être

gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus et d'injustices, leur

comportement à ce stade n'était plus défensif mais plutôt dû à un désir de

vengeance et, comme tel, injustifié et punissable.

129. Pour ce qui est spécifiquement des faits survenus place Alimonda,

le tribunal de Gênes considéra que l'attaque ordonnée par le fonctionnaire de

police Lauro à l'encontre du groupe de manifestants n'avait été ni illégale ni

arbitraire. De ce fait, la violente réaction des manifestants qui avait suivi, à

savoir la poursuite des carabiniers et l'assaut contre la jeep, ne pouvait pas

passer pour une réaction de défense contre un comportement arbitraire des

forces de l'ordre.

130. Quant à la conduite des carabiniers à bord de la jeep, ceux-ci

avaient pu imaginer faire l'objet d'une tentative de lynchage. Le fait que les

manifestants en question – à la différence des groupes de black blocks – ne

disposaient pas de cocktails Molotov et n'étaient donc pas en mesure

d'incendier le véhicule était un élément appréciable ex post. Selon le

tribunal, on ne pouvait pas reprocher aux occupants de la jeep de ne pas

avoir raisonné ainsi et d'avoir cédé à la panique.

131. Le tribunal estima que Carlo Giuliani se trouvait à quatre mètres de

la jeep lorsqu'il avait été abattu. F.C. avait déclaré qu'avec son masque à gaz

il n'avait qu'une vision partielle. M.P. avait dit ne pas avoir compris

pourquoi le véhicule dans lequel il était monté ne l'avait pas amené à

l'hôpital et s'était mis à suivre le contingent. Il voyait uniquement ce qui se

passait dans l'habitacle. Au moment du tir, M.P. était allongé et avait les

pieds vers la porte arrière du véhicule. Il avait pris Raffone sur lui et ne

voyait pas sa propre main : il ne pouvait pas dire si sa main s'était trouvée à

l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitacle. En tout cas, il avait tiré vers le haut.

Le jugement du tribunal mentionne que l'expert Marco Salvi, qui avait

autopsié le corps de Carlo Giuliani avait déclaré, quant à lui, que la

trajectoire du tir mortel indiquait un tir direct (« la traiettoria rimandava ad

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44 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

uno sparo diretto »). Quant au fragment métallique logé dans le corps de la

victime, Salvi déclara qu'il était très difficile de le trouver.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. Usage légitime des armes

132. L'article 53 du code pénal (CP) prévoit que ne peut être sanctionné

« l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction,

fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de

coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser une

violence ou de vaincre une résistance à l'autorité, et, en tout cas, s'il s'agit

d'empêcher l'accomplissement de faits délictueux tels que massacre,

naufrage, submersion, désastre aéronautique, désastre ferroviaire, homicide

volontaire, hold up et enlèvement de personne (...). La loi prévoit d'autres

cas où l'usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique est

autorisé ».

2. Légitime défense

133. L'article 52 CP prévoit que ne peut être sanctionné « quiconque a

commis une infraction pour y avoir été contraint par la nécessité de défendre

son droit ou le droit d'autrui contre le danger actuel d'une offense injuste, à

condition que la réaction de défense soit proportionnée à l'offense ».

3. Excès involontaire

134. Aux termes de l'article 55 CP, en cas notamment de légitime

défense ou d'usage légitime des armes, lorsque l'intéressé a par imprudence

(« colposamente ») dépassé les limites établies par la loi ou par l'autorité ou

par la nécessité, son comportement est punissable comme comportement

involontaire, dans la mesure où la loi le prévoit.

4. Dispositions sur la sûreté publique

135. Les articles 18-24 du code (Testo Unico) de la sûreté publique du

18 juin 1931 régissent le déroulement des réunions publiques et des

rassemblements en lieu public. Lorsqu'une réunion ou un rassemblement en

lieu public ou ouvert au public est susceptible de mettre en danger l'ordre

public ou la sûreté, ou lorsque des infractions sont commises, la réunion

peut être dissoute. Avant de procéder à la dissolution d'une telle réunion, les

participants sont invités par les forces de l'ordre à se disperser. Si cette

invitation reste sans effet, la foule est formellement sommée, à trois

reprises, de se disperser. Si les trois sommations restent sans effet ou si

celles-ci ne peuvent avoir lieu pour cause de révolte ou d'opposition, les

officiers de la sûreté publique ou des carabiniers ordonnent que la réunion

ou le regroupement soient dissous par la force. Cet ordre est exécuté par la

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 45

force publique et par la force armée, sous le commandement des chefs

respectifs. Quiconque refuse d'obéir à l'ordre de dispersion est puni d'une

peine d'emprisonnement (d'une durée minimum d'un mois et maximum d'un

an) et d'une amende (de 30 et 413 euros).

5. Réglementation de l'usage des armes

136. Une directive du ministère de l'Intérieur, datée de février 2001 et

adressée aux questori, contient des dispositions générales sur l'usage des

engins lacrymogènes et des matraques (sfollagente). L'usage de ce matériel

doit être ordonné de manière expresse et claire par le responsable du

service, après consultation du questore. Le personnel doit en être informé.

6. Enquête préliminaire et partie lésée

137. Les articles pertinents du code de procédure pénale (CPP)

disposent :

Article 79

« La constitution de partie civile a lieu à partir de l'audience préliminaire (...) »

Article 90

« La partie lésée exerce les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus

par la loi et peut en outre, à tout stade de la procédure, présenter des mémoires et,

excepté en cassation, indiquer des éléments de preuve. »

Article 101

« La partie lésée peut nommer un représentant légal pour l'exercice des droits et des

facultés dont elle jouit (...) »

Article 359 § 1

« Lorsque le parquet effectue des investigations techniques (...) nécessitant une

compétence particulière, il peut nommer des experts et s'en prévaloir. Ceux-ci ne

peuvent pas refuser leur contribution. »

Article 360

« 1. Lorsque les investigations techniques (...) sont à effectuer sur des personnes,

objets ou lieux susceptibles de modification, le parquet informe sans délai le prévenu,

la partie lésée et les défenseurs de la date, de l'heure et du lieu fixés (...) et de la

faculté de nommer des experts.

(...)

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46 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

3. Les défenseurs et les experts nommés le cas échéant ont le droit d'assister à la

nomination des experts, de participer aux investigations techniques et de formuler des

observations. »

Article 392

« 1. Au cours des investigations préliminaires, le parquet et le prévenu auteur

présumé de l'infraction (persona sottoposta alle indagini) peuvent demander au juge

un incident probatoire (...) »

« 2. Le parquet et le prévenu peuvent demander au juge d'ordonner une expertise,

lorsque celle-ci pourrait entraîner une suspension (du procès) d'au moins soixante

jours si ordonnée pendant les débats ».

Article 394

« 1. La partie lésée peut demander au ministère public de provoquer un incident

probatoire (incidente probatorio).

2. Si le parquet ne fait pas droit à cette demande, il doit motiver sa décision et la

notifier à la partie lésée. »

Article 409

« 1. Hormis l'hypothèse où il y a eu opposition à la demande de classement sans

suite, si le juge accepte la demande de classement il prononce par ordonnance le

classement sans suite et restitue le dossier au parquet. (...)

2. Si le juge rejette la demande de classement sans suite, il fixe la date de l'audience

en chambre du conseil et en informe le parquet, le prévenu et la partie lésée. La

procédure se déroule conformément à l'article 127. Les actes sont déposés au greffe

jusqu'au jour de l'audience, et le défenseur peut en faire une copie.

3. Le juge informe de l'audience le procureur général près la cour d'appel.

4. Après l'audience, le juge peut indiquer par ordonnance au parquet les actes

complémentaires d'enquête qu'il estime nécessaires, et fixe un délai.

5. Lorsqu'il n'est pas nécessaire de procéder à des actes complémentaires d'enquête

et que le juge rejette la demande de classement sans suite, il demande au parquet de

formuler l'accusation dans les dix jours (...).

6. La décision de classement sans suite ne peut être attaquée devant la Cour de

cassation que pour cause de nullité au sens de l'article 127 § 5. »

Article 410

« 1. En s'opposant à la demande de classement sans suite, la partie lésée demande

que l'enquête se poursuive. Elle indique l'objet du complément d'enquête et les

moyens de preuve, sous peine d'irrecevabilité.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 47

2. Lorsque l'opposition est irrecevable et les soupçons sont infondés, le juge classe

la procédure sans suite par ordonnance et restitue le dossier au parquet.

3. Dans les hypothèses non couvertes par l'alinéa 2, le juge décide conformément à

l'article 409 §§ 2, 3, 4, 5. S'il y a pluralité de parties lésées, l'avis est notifié

uniquement à l'opposant. »

6. Inhumation et incinération

138. L'article 116 des dispositions d'exécution du CPP, relatif aux

investigations sur le décès d'une personne lorsqu'il y a soupçon de crime,

énonce :

« Au cas où, s'agissant du décès d'une personne, il y a un soupçon de crime, le

parquet vérifie la cause du décès et, s'il l'estime nécessaire, ordonne une autopsie

selon la procédure prévue à l'article 369 du code de procédure ou bien en demandant

un incident probatoire (...)

(...) L'inhumation ne peut avoir lieu sans l'ordre du procureur de la République. »

139. L'article 79 du décret du Président de la République no 285 du

10 septembre 1990 prévoit que l'incinération d'un cadavre doit être autorisée

par l'autorité judiciaire lorsque la mort est soudaine ou suspecte.

III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Principes de base de l'ONU sur le recours à la force et

l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application

des lois

140. Adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations

unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, ces

principes disposent en leurs parties pertinentes :

« 1. Les pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des

réglementations sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu contre les

personnes par les responsables de l'application des lois. En élaborant ces

réglementations, les gouvernements et les services de répression garderont

constamment à l'examen les questions d'éthique liées au recours à la force et à

l'utilisation des armes à feu.

2. Les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de

moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l'application des lois

de divers types d'armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la

force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non

meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter

de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. Il

devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables de

l'application des lois d'équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets

antiballes et véhicules blindés afin qu'il soit de moins en moins nécessaire d'utiliser

des armes de tout genre.

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48 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

(...)

9. Les responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu

contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre

une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction

particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour

procéder à l'arrestation d'une personne présentant un tel risque et résistant à leur

autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et seulement lorsque des mesures moins

extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne

recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est

absolument inévitable pour protéger des vies humaines.

10. Dans les circonstances visées au principe 9, les responsables de l'application des

lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur

intention d'utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que

l'avertissement puisse être suivi d'effet, à moins qu'une telle façon de procéder ne

compromette indûment la sécurité des responsables de l'application des lois, qu'elle ne

présente un danger de mort ou d'accident grave pour d'autres personnes ou qu'elle ne

soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l'incident.

11. Une réglementation régissant l'usage des armes à feu par les responsables de

l'application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après :

a) Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l'application des

lois sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d'armes à feu et de

munitions autorisés ;

b) S'assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances

appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;

c) Interdire l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des

blessures inutiles ou présentent un risque injustifié ;

d) Réglementer le contrôle, l'entreposage et la délivrance d'armes à feu et prévoir

notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de

l'application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur

sont délivrées ;

e) Prévoir que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas

d'utilisation d'armes à feu ;

f) Prévoir un système de rapports en cas d'utilisation d'armes à feu par des

responsables de l'application des lois dans l'exercice de leurs fonctions.

(...)

18. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les

responsables de l'application des lois sont sélectionnés par des procédures

appropriées, qu'ils présentent les qualités morales et les aptitudes psychologiques et

physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et qu'ils reçoivent une

formation professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier

périodiquement s'ils demeurent aptes à remplir ces fonctions.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 49

19. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les

responsables de l'application des lois reçoivent une formation et sont soumis à des

tests selon des normes d'aptitude appropriées sur l'emploi de la force. Les

responsables de l'application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne

doivent être autorisés à en porter qu'après avoir été spécialement formés à leur

utilisation.

20. Pour la formation des responsables de l'application des lois, les pouvoirs publics

et les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions d'éthique

policière et de respect des droits de l'homme, en particulier dans le cadre des enquêtes,

et aux moyens d'éviter l'usage de la force ou des armes à feu, y compris le règlement

pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et les méthodes de

persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les moyens techniques, en vue

de limiter le recours à la force ou aux armes à feu. Les autorités de police devraient

revoir leur programme de formation et leurs méthodes d'action en fonction d'incidents

particuliers.

(...) »

B. Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou

traitements inhumains ou dégradants (CPT)

141. Le passage pertinent du rapport relatif à la visite effectuée en Italie

en 2004, rendu public le 17 avril 2006, se lit comme suit :

« 14. Le CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes

concernant les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes

(du 20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d'informer le Comité

sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements formulées à l'encontre

des forces de l'ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l'occasion de la visite,

une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours.

Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de l'évolution des poursuites

judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre, il souhaite recevoir des

informations détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à

éviter le renouvellement d'épisodes similaires dans le futur (par exemple, au

niveau de la gestion des opérations de maintien de l'ordre d'envergure, au niveau

de la formation du personnel d'encadrement et d'exécution, et au niveau des

systèmes de contrôle et d'inspection).1

15. Dans son rapport sur la visite en 2000, le CPT avait recommandé que des

mesures soient prises en matière de formation des membres des forces de l'ordre, plus

particulièrement en ce qui concerne l'intégration des principes des droits de l'homme à

la formation pratique – initiale et continue – à la gestion des situation à haut risque,

telles que l'appréhension et l'interrogatoire de suspects. Dans leurs réponses, les

autorités italiennes ont seulement fourni des informations de nature générale sur la

composante « droits de l'homme » de la formation proposée aux membres des forces

de l'ordre. Le CPT souhaite recevoir des informations plus détaillées – et mises à

jour – sur cette question (...) »

1. En gras dans le texte

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50 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA

CONVENTION

142. Les requérants se plaignent que Carlo Giuliani a été tué par les

forces de l'ordre et que les autorités n'ont pas protégé sa vie, ni mené une

enquête effective sur sa mort. Ils invoquent l'article 2 de la Convention,

ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être

infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale

prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les

cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une

personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Arguments des parties

1. Les requérants

a) Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention

143. Se référant à la jurisprudence de la Cour (notamment aux affaires

Şimşek et autres c. Turquie, nos

35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005,

Sergueï Chevtchenko c. Ukraine, no 32478/02, 4 avril 2006, Erdoğan et

autres c. Turquie, no 19807/92, 25 avril 2006), les requérants rappellent que

la Cour a le pouvoir de prendre en compte tous les éléments du dossier afin

d'apprécier s'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention. De ce fait,

elle peut parvenir à des conclusions différentes de celles figurant dans les

décisions nationales. Les intéressés demandent dès lors à la Cour de ne pas

limiter son examen aux conclusions de l'enquête pénale interne.

144. Les requérants estiment que les actes de M.P. mettent en cause la

responsabilité de l'Etat et affirment l'existence d'un lien de causalité entre le

coup de feu tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Selon eux, il faut s'en

tenir à ce que l'autopsie a constaté, à savoir que M.P. a tiré du haut vers le

bas et a atteint la victime.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 51

145. Quant à la « théorie de la pierre », ils observent que celle-ci n'a

jamais rencontré leur accord et renvoient sur ce point à leur opposition au

classement sans suite ainsi qu'au procès-verbal de l'audience devant la juge

des investigations préliminaires. Les requérants se réfèrent à l'opinion de

leur expert, M. Gentile, qui dans son rapport a affirmé que le projectile ne

s'était pas fragmenté en atteignant le corps de la victime ; toutefois, dès lors

que l'on ne disposait pas du projectile et que l'on ne connaissait ni la forme,

ni les dimensions ni la masse de la « cible intermédiaire », il était

impossible de formuler une hypothèse scientifique quant au type de

« traumatisme » subi par le projectile dans sa trajectoire et de soutenir que

celle-ci avait été déviée. En outre, les autres experts chargés par eux de

reconstituer le déroulement des faits ont exclu que « la pierre » se soit

fragmentée après collision avec le projectile tiré par M.P. et ont estimé

qu'elle s'était fragmentée contre la jeep.

146. Les requérants allèguent ensuite que les occupants de la jeep ne se

trouvaient pas en danger de mort, puisqu'il s'agissait d'une jeep Defender,

véhicule qui, même non blindé, est suffisamment robuste. En outre, le

nombre de manifestants visibles sur les images ne dépasse pas la douzaine.

Ceux-ci n'avaient pas d'armes létales. En outre, les images montrent bien

que les manifestants n'avaient pas encerclé la jeep : il n'y avait aucun

manifestant ni à gauche ni devant le véhicule. A bord de la jeep, il y avait un

bouclier, comme les photographies le prouvent. M.P. portait un gilet pare-

balles et avaient deux casques à sa disposition. Enfin, d'autres forces de

l'ordre étaient à proximité. Quant aux blessures de M.P. et D.R., les

requérants estiment qu'aucun élément ne prouve qu'elles ont été infligées au

moment des faits.

147. Selon les requérants, il y a eu en l'espèce un usage disproportionné

de la force. Les éléments suivants viennent selon eux corroborer cette

thèse : M.P. a tiré du haut vers le bas, selon l'autopsie et ce que l'on peut

déduire des déclarations de l'intéressé. Ce dernier n'a jamais affirmé avoir

tiré vers le haut et a déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment du

tir. Selon les requérants, cela signifie que M.P. a admis avoir tiré à hauteur

d'homme et qu'il n'a pas tiré dans le but de contrer un acte de violence

illégal émanant de Carlo Giuliani. En outre, M.P. n'a pas donné

d'avertissements clairs quant à son intention d'utiliser l'arme à feu. Les

images versées au dossier montrent bien que le pistolet est tenu

horizontalement et vers le bas. Les requérants observent ensuite que

certaines des photographies prises lors des faits montrent un bouclier de

carabinier servant de protection à la place de l'une des vitres cassées de la

jeep. Enfin, les balles létales dont disposaient les carabiniers renforcent la

thèse de l'usage excessif de la force. La responsabilité de l'Etat se trouve

donc engagée du fait des actes de M.P.

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52 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

148. Les requérants estiment ensuite que la responsabilité de l'Etat est

également engagée en raison des défaillances dans la planification,

l'organisation et la gestion de l'opération de maintien de l'ordre, et des

lacunes du cadre normatif.

149. Selon les requérants, un premier problème est posé par le fait que

les forces de l'ordre n'ont pas bénéficié d'un cadre normatif approprié, mis

en place par le droit interne et la pratique. Le droit interne a rendu inévitable

l'usage de l'arme à feu, ce que démontre le fait que l'enquête a été classée

sans suite parce que la conduite de M.P. relevait des articles 52 et 53 CP.

Les requérants allèguent que le droit interne en matière d'usage des armes

par les forces de l'ordre est inadéquat, dépassé et non conforme aux normes

internationales. Ils arguent qu'à la lumière de la jurisprudence de la Cour

(Erdoğan et autres, précité ; Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99,

23 février 2006 ; Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et

43579/98, CEDH 2005-VII ; Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99,

CEDH 2004-XI), un contexte normatif (législatif et administratif) déficient

abaisse le niveau de protection légale du droit à la vie qui est requis dans un

Etat démocratique ; en l'espèce, il n'y avait pas assez de mesures préventives

et il n'y a pas eu de lignes de conduite claires et de critères présidant à

l'usage de la force et des armes à feu. S'agissant des dispositions de droit

interne, les requérants observent que l'article 53 CP et l'article 24 du code de

la sûreté publique ne sont pas compatibles avec l'article 2 de la Convention

et les normes internationales, ce en raison de l'époque où ils ont été adoptés

(époque fasciste) et de leur contenu, qui reflète ce contexte. A cet égard, les

requérants estiment que la notion de « nécessité » légitimant l'usage des

armes et la notion d'« usage de la force » ne sont pas équivalentes aux

principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg relative au recours aux

armes, qui se fonde sur l' « absolue nécessité ». En outre, l'article 52 CP

prévoit que la légitime défense s'applique lorsque « la réaction de défense

[est] proportionnée à l'offense » ; or cela n'équivaut guère aux formules

« absolument inévitable pour protéger des vies humaines » et « strictement

proportionné [aux circonstances] » qui figurent dans la jurisprudence de la

Cour.

150. En outre, il n'y pas eu en matière d'usage des armes à feu de

dispositions réglementaires claires et conformes aux normes internationales.

En effet, aucun des ordres de service du questore de Gênes soumis par le

Gouvernement ne réglemente l'usage des armes à feu. Les requérants se

réfèrent aux Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des

armes à feu par les responsables de l'application des lois, adoptés par le

huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le

traitement des délinquants, qui s'est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au

7 septembre 1990. Ils renvoient en particulier à l'obligation pour les

pouvoirs publics et les autorités de police d'adopter et d'appliquer des

dispositions sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les

responsables de l'application des lois (principe no 1). Ils invoquent

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 53

également le principe no 11, selon lequel la réglementation régissant l'usage

des armes à feu doit notamment : spécifier les circonstances dans lesquelles

les responsables de l'application des lois sont autorisés à porter des armes à

feu ; prescrire les types d'armes à feu et de munitions autorisés ; s'assurer

que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées

et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ; interdire

l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures

inutiles ou présentent un risque injustifié.

151. Un autre problème réside dans la sélection et la formation du

personnel. A cet égard, les requérants allèguent que la compagnie de

carabiniers CCIR était commandée par des personnes expérimentées dans le

domaine des missions de police militaire internationale à l'étranger mais

dépourvues d'expérience en matière de maintien et de rétablissement de

l'ordre public. Les officiers Leso, Truglio et Cappello avaient précédemment

eu des expériences internationales (par exemple en Somalie). Quant à

l'expérience du personnel en général, les requérants observent qu'aucun

règlement contenant des critères de recrutement et de sélection pour des

opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public n'était en

vigueur au moment des faits. Cela est contraire aux principes nos

18 et 19

énoncés par l'ONU. Le Gouvernement n'a d'ailleurs pas précisé les

conditions minimales pour qu'un carabinier soit déployé lors d'une grande

opération de maintien et de rétablissement de l'ordre public. Quant à

l'expérience des troupes employées à Gênes, les requérants arguent qu'il

s'agissait pour les trois quarts de jeunes faisant leur service militaire au sein

de l'Arme des carabiniers ou juste nommés auxiliaires (carabinieri di leva,

carabinieri ausiliari), ce qui donne une idée de leur inexpérience.

Concernant en particulier les trois carabiniers à bord de la jeep : D.R. avait

dix-neuf ans et six mois au moment des faits et effectuait son service

militaire depuis quatre mois ; M.P. n'avait pas encore vingt ans et était en

service depuis moins de dix mois ; F.C. n'avait pas encore vingt-quatre ans

et était en service depuis vingt-deux mois. Quant au stage de formation

d'une semaine à Velletri mentionné par le Gouvernement, les requérants

observent qu'il ne s'agissait pas d'une formation ayant pour objet la

connaissance des normes internationales en vue de réduire au maximum les

risques pour la vie des manifestants ; il s'agissait plutôt d'un entraînement de

guerre, puisque les instructeurs – tel le capitaine Cappello – avaient acquis

une expérience professionnelle militaire à l'étranger. Or cela serait

incompatible avec le principe no 20 de l'ONU. Les requérants rappellent

enfin les observations formulées par le Comité européen pour la prévention

de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

dans son rapport relatif à la visite en Italie rendu public le 17 avril 2006

(voir les textes internationaux pertinents ci-dessus).

152. L'équipement des carabiniers serait également problématique, car

non conforme au principe no 2 de l'ONU étant donné que les intéressés

étaient équipés uniquement de balles létales et non pas de balles en

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54 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

caoutchouc. En outre, un certain nombre de carabiniers aurait utilisé des

armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques.

153. Les requérants se penchent ensuite sur l'ordre de service du

19 juillet 2001 et observent que celui-ci avait profondément modifié les

instructions précédentes, en ce qu'il avait prévu un dispositif de défense

dynamique impliquant la mobilité des carabiniers alors qu'auparavant il

s'agissait d'une organisation statique. En outre, l'ordre de service du

19 juillet avait autorisé, en plus des manifestations statiques, le cortège des

« Tute bianche ». De surcroît, cet ordre de service n'aurait pas été diffusé de

manière adéquate. En témoigneraient les déclarations faites au « procès des

25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par l'officier des carabiniers

Zappia, le premier ayant affirmé avoir été informé par radio des

modifications le 20 juillet au matin, le deuxième ayant indiqué que l'ordre

de service était tombé à 3 heures du matin le 20 juillet. M. Lauro avait en

outre précisé que le 19 juillet on lui avait dit qu'aucun cortège n'était

autorisé le lendemain et qu'il devait commencer son service à 6 heures à un

endroit donné, alors que dans la matinée du 20 juillet il avait reçu par radio

d'autres instructions selon lesquelles le début de son service était fixé à

10 heures à un autre endroit. Enfin, il avait affirmé ne pas avoir su qu'il

devait y avoir un cortège (déclarations de M. Lauro à l'audience du 26 avril

2005, lors du « procès des 25 » ; déclarations de M. Zappia à l'audience du

3 mai 2005, lors du même procès). Enfin, les requérants allèguent que les

forces de l'ordre sélectionnées et déployées à Gênes ne connaissaient pas la

ville et ses routes. Ils renvoient sur ce point à plusieurs déclarations livrées

au « procès des 25 » (M. Mondelli, audience du 16 novembre 2004 ;

M. Bruno, même audience ; M. Fiorillo, audience du 8 février 2005 ;

M. Lauro, audience du 26 avril 2005 ; M. Mirante, 15 mars 2005).

154. Les requérants soutiennent ensuite que les autorités italiennes n'ont

pas pris les mesures nécessaires pour protéger la vie des personnes pendant

la gestion des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public

et qu'elles n'ont pas été capables d'évaluer le risque de manière adéquate. A

cet égard, ils observent que M.P. a été considéré par son supérieur, le

capitaine Cappello, comme étant inapte psychiquement et physiquement à

poursuivre son service. De ce fait, le lance-lacrymogène et les engins

lacrymogènes lui ont été retirés. Les requérants se demandent dès lors

pourquoi le pistolet muni de balles létales ne lui a pas été retiré aussi. Cela

représente pour les requérants un élément permettant, à lui seul, d'établir la

violation de l'article 2 de la Convention.

155. Les requérants observent en outre que la jeep dans laquelle se

trouvait M.P. était une jeep non blindée et que malgré cela elle a été laissée

sans protection. Les raisons pouvant expliquer la présence des jeeps en

queue de peloton, lorsque celui-ci est parti à l'assaut d'un groupe de

manifestants, n'apparaissent pas dans le dossier d'enquête. Les responsables

Lauro et Cappello ont déclaré au « procès des 25 » ne pas s'être aperçus que

les deux jeeps suivaient. Le deuxième aurait déclaré : « la jeep qui suit doit

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 55

être blindée, sinon c'est du suicide » (audiences du 26 avril et du

20 septembre 2005). Quoi qu'il en soit, les requérants estiment que le fait

qu'aucune surveillance n'ait été assurée sur les deux jeeps qui suivaient la

compagnie, si bien qu'elles ont pu suivre le peloton une fois celui-ci parti à

l'attaque des manifestants, révèle la désorganisation et l'absence d'une

chaîne de commandement claire.

156. Les requérants observent que le système de communication a

également connu des dysfonctionnements du fait de sa structure, puisque

beaucoup de policiers et carabiniers devaient communiquer avec la centrale

opérationnelle et que policiers et carabiniers ne pouvaient pas communiquer

par radio directement entre eux.

157. Enfin, les requérants déclarent ne pas comprendre pourquoi, malgré

leur proximité, les forces de l'ordre présentes sur les lieux ne sont pas

intervenues. A leur avis, les policiers qui se trouvaient non loin ont

forcément dû voir la scène.

158. De surcroît, les requérants allèguent que l'absence de secours

immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé et les passages de la jeep

sur son corps ont contribué au décès de leur proche.

b) Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention

159. Les requérants soutiennent que l'enquête n'a pas été effective au

sens de l'article 2 de la Convention. De ce fait, ils invitent la Cour à

considérer avec prudence les conclusions de l'autorité judiciaire nationale

(Erdoğan et autres, précité). Selon eux, l'enquête menée par les autorités

nationales a été défaillante tant sur le plan de son étendue qu'à cause de

nombreux dysfonctionnements et du manque d'impartialité.

160. S'agissant de l'étendue de l'enquête, les requérants observent qu'à

aucun moment il n'a été question d'évaluer la responsabilité globale des

autorités quant aux défaillances dans la conduite des opérations et quant à

leur incapacité à assurer un usage proportionné de la force pour disperser les

manifestants (Şimşek et autres, précité). L'enquête n'a pas porté sur la

planification et la coordination des opérations (Erdoğan et autres, précité).

Elle n'a pas non plus porté sur les instructions données aux membres des

forces de l'ordre, ni sur les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre

n'avaient que des balles létales (ibidem). Le parquet semble avoir accepté la

version des faits livrée par les membres des forces de l'ordre sans se poser

d'autres questions sur les circonstances factuelles. Il ne s'est jamais demandé

si les supérieurs de M.P. pouvaient être tenus pour responsables du fait

qu'ils avaient laissé une arme létale entre les mains d'un carabinier alors que

l'état psychologique et physique de celui-ci le rendait inapte à poursuivre

son service.

161. Les requérants rappellent que, pour sa défense, le Gouvernement a

plaidé l'impossibilité d'étendre l'enquête au motif que le parquet ne pouvait

agir que par rapport à la personne soupçonnée d'avoir commis l'infraction.

Une enquête sur les décisions politiques et d'organisation était exclue, dès

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56 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

lors que le parquet ne pouvait examiner le bien-fondé des choix

opérationnels effectués pendant le G8.

Selon les requérants, si cela est vrai, c'est le droit national qui est

incompatible avec l'article 2 de la Convention, dans la mesure où il ne

permet pas que l'enquête soit étendue à la recherche des responsabilités

quant à la planification, l'organisation et la gestion des opérations, et les

circonstances du décès de la victime.

Cependant, vu que le parquet, dans sa demande de classement sans suite,

a fait état de dysfonctionnements (sans préciser leur nature), et vu que ce

constat n'a pas donné lieu à la recherche des causes et des responsabilités à

l'origine de ces dysfonctionnements, la violation de l'article 2 est également

liée au choix du parquet d'avoir une enquête incomplète.

162. Les requérants soulignent qu'ils se sont opposés au classement de

l'affaire et ont demandé, en vain, l'approfondissement et l'élargissement de

l'enquête. Ils reprochent aux enquêteurs de ne pas avoir entendu J.M., le

témoin ayant vu Carlo Giuliani vivant après le tir ; de ne pas avoir tenté

d'identifier le lanceur de « la pierre » ; de ne pas avoir enquêté sur la

régularité de l'arme de M.P. ; de ne pas avoir entendu le photographe auteur

du cliché qui montre Carlo Giuliani portant l'extincteur, de sorte que la

distance entre celui-ci et la jeep a été présumée et non confirmée ; de ne pas

avoir pris en compte l'hypothèse selon laquelle le projectile meurtrier avait

été modifié avant le tir (effet dum-dum), suivant la pratique en vigueur au

sein des forces de l'ordre ; de ne pas avoir entendu les hauts responsables de

la police.

163. Quant à la possibilité de participer à l'enquête du parquet, les

requérants observent d'emblée qu'ils n'ont jamais été « parties » à la

procédure, car en droit italien la constitution de partie civile n'est possible

que s'il y a renvoi en jugement. En tant que personnes lésées en l'absence de

renvoi en jugement, les requérants ont bénéficié d'un droit limité de

participation à l'enquête, droit qui est encore plus restreint lorsque le parquet

procède suivant l'article 360 du code de procédure pénale (investigations

techniques non répétables), dès lors que la loi ne prévoit pas dans ce cas la

possibilité pour la partie lésée de demander au parquet d'adresser au juge

une demande d'incident probatoire (et que c'est seulement en cas d'incident

probatoire que la partie lésée peut prier le juge de poser des questions aux

experts du parquet).

164. Les requérants se sont trouvés dans la situation des « investigations

techniques non répétables » lors de l'autopsie et de l'expertise collégiale.

En ce qui concerne spécifiquement l'autopsie, les requérants font en outre

observer que le parquet les a informés en fin de matinée que l'autopsie

commencerait à 15 heures, et que le délai était tellement court qu'eux-

mêmes et leur défenseur n'ont pas eu la possibilité de comprendre et

d'étudier la situation.

S'agissant des première et deuxième expertises balistiques, les requérants

admettent qu'ils avaient la possibilité théorique de prier le parquet d'adresser

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 57

au juge une demande d'incident probatoire ; toutefois, le parquet ayant lui-

même demandé un incident probatoire et ayant essuyé un refus, les

requérants n'avaient pas estimé utile de déposer pareille demande.

165. Enfin, les requérants observent qu'ils n'ont pu intervenir au moment

des premiers actes d'enquête confiés aux carabiniers (saisie de l'arme de

M.P. ; constat que l'arme était équipée d'un chargeur ; premières

investigations techniques sur le cadavre dans la salle mortuaire de l'hôpital ;

investigations techniques concernant la jeep à bord de laquelle s'était trouvé

M.P. ; relevés photographiques du matériel de M.P. au moment de la mort

de Carlo Giuliani ; vérifications concernant l'obturateur non original de

l'arme de M.P. ; saisie de la voiture), car leur intervention n'était pas prévue

par la loi.

166. Les requérants énumèrent ensuite plusieurs défaillances de

l'enquête :

– les projectiles n'ont jamais été retrouvés, de sorte qu'aucune véritable

expertise balistique n'a été possible. Seules deux douilles ont été retrouvées,

et il n'est pas certain qu'elles correspondent aux projectiles tirés par M.P.

(voir les première et deuxième expertises balistiques) ;

– un scanner avait permis de voir un fragment métallique logé dans la

tête de Carlo Giuliani. Or celui-ci n'a jamais été retrouvé et versé au

dossier ;

– l'intervention de l'autorité judiciaire sur place n'a pas été rapide et n'a

pas permis de préserver l'état des lieux ;

– l'arme, l'équipement et la jeep sont restés en possession des

carabiniers ;

– M.P., D.R., et F.C. ont eu un entretien avec leurs supérieurs avant

d'être entendus par le parquet et ont pu communiquer entre eux. Par ailleurs,

D.R. n'a été entendu qu'au lendemain des faits ;

– des membres des forces de l'ordre présents sur les lieux ont été

entendus avec beaucoup de retard (le capitaine Cappello a été entendu le

11 septembre 2001 ; son adjoint Zappia, le 21 décembre 2001).

– la juge des investigations préliminaires a également basé sa décision de

classement sans suite sur du matériel provenant d'un site internet anonyme ;

– il n'y a pas eu de procédure contradictoire, le classement sans suite

ayant empêché la tenue de débats contradictoires.

167. Les requérants remettent en cause l'impartialité de l'enquête en

raison du rôle joué par les carabiniers de Gênes (comando provinciale di

Genova), vu que, potentiellement, ces carabiniers auraient pu être entendus

si l'enquête avait été conforme à l'article 2 de la Convention. Ils observent

que :

– immédiatement après la mort de Carlo Giuliani, les trois carabiniers se

sont éloignés (avec la jeep et les armes) jusqu'au moment où, des heures

plus tard, le parquet a commencé les auditions. Ainsi, M.P., F.C. et D.R.

auraient été entendus par leurs supérieurs avant d'être entendus par le

parquet ;

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58 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

– les carabiniers ont eu en main les premiers le pistolet de M.P. et ont

procédé à sa saisie ; ils ont déclaré que le chargeur de l'arme comptait moins

de quinze balles ;

– les premiers relevés techniques sur le cadavre auraient été faits par les

carabiniers ;

– les carabiniers ont procédé aux relevés techniques sur la jeep et ont eu

en leur possession ledit véhicule et le matériel se trouvant à bord, y compris

une douille ;

– ils ont effectué les relevés photographiques de l'équipement de M.P. ;

– ils ont été chargés de retrouver et transmettre à l'autorité judiciaire

l'ensemble des films et des photographies (aériennes et au sol) pris par les

carabiniers ou d'autres sujets, concernant les événements survenus le

20 juillet entre 12 heures et 18 heures près de la place Alimonda ;

– ils ont été priés de vérifier le matériel audiovisuel ;

– ils ont acté les déclarations faites au parquet.

168. Les requérants remettent ensuite en question l'impartialité de

l'enquête au motif que la police de Gênes (squadra mobile di Genova) aurait

dû être visée par l'enquête si celle-ci avait été conforme à l'article 2. A cet

égard, ils observent que le questore de Gênes était le plus haut responsable

de l'ordre public pendant le G8 ; que la centrale opérationnelle, pendant le

G8, se trouvait au siège de la questura de Gênes ; que les ordres d'attaquer

les manifestants ont été donnés par les fonctionnaires de police.

169. Les requérants remettent enfin en cause l'impartialité de l'expert

Romanini, choisi par le parquet pour coordonner la troisième expertise

balistique. Ils observent que cet expert avait fait paraître un article en

septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait

estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense. La question de son

incompatibilité avait été soulevée par le quotidien « Il Manifesto » le

19 mars 2003, à savoir avant la décision de classement du 5 mai 2003. Les

requérants n'ont pas eu la possibilité de demander l'exclusion de l'expert du

parquet, puisque l'affaire en est restée au stade de l'enquête préliminaire.

Les requérants soulignent l'importance que l'expertise de M. Romanini a

eue pour l'autorité judiciaire, qui a retenu sa théorie de la « balle déviée par

une pierre ».

170. A la lumière de ces éléments, les requérants demandent à la Cour

de conclure à la violation de l'article 2 de la Convention en son volet

procédural.

2. Le Gouvernement

a) Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention

171. Se fondant sur la thèse selon laquelle l'enquête menée au niveau

national a été effective, le Gouvernement observe d'emblée que la Cour n'est

pas compétente pour remettre en cause les résultats de l'enquête et les

conclusions des juges nationaux. De ce fait, la réponse – négative – à la

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 59

question de savoir si les autorités nationales ont manqué à leur devoir de

protéger la vie de Carlo Giuliani est énoncée dans la demande de classement

sans suite, tout comme le déroulement des faits qui doit être retenu. Le

Gouvernement invoque à l'appui de ces allégations l'opinion dissidente des

juges Thomassen et Zagrebelsky annexée à l'arrêt Ramsahai et autres

c. Pays-Bas (no 52391/99, 10 novembre 2005), et demande à la Cour de

suivre cette approche.

172. Selon le Gouvernement, en l'espèce, la mort n'a pas été infligée

intentionnellement. En outre, il n'y aurait eu « usage excessif de la force » ni

de la part de M.P., ni dans l'organisation et la gestion des opérations de

maintien de l'ordre public. Dans sa note intégrée aux observations du

Gouvernement, le ministère de l'Intérieur fait observer qu'à l'issue de

l'enquête judiciaire, c'est la thèse de l'usage légitime des armes qui a été

retenue au bénéfice de M.P. et que le classement de l'enquête se fonde sur

cet élément.

173. Le Gouvernement plaide l'absence de causalité entre le coup de feu

tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani ; ce n'est que par un hasard tout à

fait exceptionnel et imprévisible que la balle a touché la victime. Selon lui,

cette thèse se dégage de la décision de classement sans suite. A cet égard, il

indique que le classement de l'affaire n'a pas été motivé par l'exclusion de la

responsabilité objective de M.P. (il n'y a guère eu de doute, dès les premiers

moments de l'enquête, quant au fait que Carlo Giuliani avait succombé à

une balle tirée par M.P.), mais par des motifs de caractère juridique (la

légitime défense), combinés avec certains éléments de fait relatifs à la

direction du tir, à la visibilité et à la trajectoire anormale de la balle. S'il est

vrai que la juge des investigations préliminaires a bien appliqué les règles

excluant la responsabilité en cas d'usage légitime des armes et en cas de

légitime défense, elle n'a toutefois pas négligé la circonstance

exceptionnelle et imprévisible de la déviation du tir suite à la collision avec

une pierre, circonstance qui a été appréciée sur le terrain de la

proportionnalité. Le Gouvernement en déduit que la décision de classement

sans suite a exclu la responsabilité de M.P. au motif que le lien de causalité

entre le coup de feu et le décès de Carlo Giuliani avait été rompu par la

collision entre la balle et la pierre et la déviation de la trajectoire du tir. Cela

« constitue d'ailleurs un volet des motifs de son acquittement, mais en

définitive ce détail procédural importe peu ».

174. Le Gouvernement rappelle les conclusions de la juge des

investigations préliminaires : M.P. a agi de sa propre initiative, en proie à la

panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa

propre vie ou son intégrité physique étaient exposées à un danger grave et

imminent, de même que celles de ses collègues. En outre, M.P. n'a visé ni

Carlo Giuliani, ni qui que ce fût d'autre. Il a tiré vers le haut, dans une

direction incompatible avec le risque de toucher quelqu'un. Il serait dès lors

inapproprié de tenir M.P. pour responsable de la mort de Carlo Giuliani, car

le lien de causalité entre son action et ses effets a été rompu par

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60 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

l'intervention d'un facteur externe imprévisible et incontrôlable. Le décès n'a

pas été la conséquence voulue et directe d'un recours à la force, et cette

force n'était pas potentiellement meurtrière (Scavuzzo-Hager et autres

c. Suisse, no 41773/98, §§ 58 et 60, 7 février 2006 ; Kathleen Stewart

c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décisions et

rapports (DR) 39, p.162). Quant à la trajectoire de la balle, le Gouvernement

souligne « le caractère improbable et imprévisible de la collision entre la

balle et un corps solide qui l'a déviée ». Cette théorie de la « déviation de la

balle » aurait eu l'adhésion des requérants, comme le parquet l'a indiqué

dans sa demande de classement sans suite, dès lors que les experts des deux

parties concordaient sur le fait que la balle était déjà fragmentée avant

d'atteindre le corps de la victime ; cela impliquerait qu'il y avait également

accord sur les causes de cette fragmentation. Les autres hypothèses pouvant

expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants – telles

qu'une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité de

fragmentation ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les

requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par

leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas fournir une

explication valable. Concernant pour finir l'impossibilité d'identifier l'objet

susceptible d'avoir croisé, endommagé et dévié la balle, le Gouvernement

estime – tout comme le parquet – qu'il s'agit d'un détail qui ne semble pas

pouvoir peser de manière décisive sur les conclusions de l'enquête.

175. A titre subsidiaire et « par acquit de conscience », dans l'hypothèse

où un lien de causalité juridiquement appréciable entre le coup de feu et la

mort de Carlo Giuliani serait retenu par la Cour et où la responsabilité de

l'Etat se trouverait dès lors engagée, le Gouvernement argue que le recours à

la force « meurtrière » a été « absolument nécessaire » et « proportionné »

(Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, Recueil des arrêts

et décisions 1997-VI ; Brady c. Royaume-Uni (déc.), no 55151/00,

3 avril 2001 ; Ahmet Özkanet et autres c. Turquie, no 21689/93,

6 avril 2004). A l'appui de cette thèse, le Gouvernement se livre à une

analyse de la décision de classement sans suite et prend en compte les

éléments suivants qui s'en dégagent : l'ampleur et le caractère généralisé de

la violence qui prévalaient, depuis le début, dans le cadre des

manifestations ; la force de l'assaut des manifestants contre le contingent des

carabiniers juste avant les actes litigieux, et le paroxysme de violence que

les événements avaient atteint à ce moment ; la condition personnelle,

physique et psychologique des carabiniers impliqués, surtout de M.P. ;

l'extrême brièveté de la scène, depuis l'assaut donné au véhicule jusqu'au

coup de feu mortel (sur ce point, le Gouvernement renvoie aux deux

cassettes vidéo qu'il a soumises) ; le fait que M.P. n'a tiré que deux coups de

feu et les a dirigés vers le haut ; la probabilité que M.P. ne pouvait pas voir

la victime au moment du tir, ou qu'il pouvait tout au plus l'apercevoir

indistinctement à la limite de son champ visuel ; les blessures subies par

M.P. et D.R. pendant le service, le 20 juillet.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 61

176. S'agissant notamment de la hauteur des tirs de M.P., le

Gouvernement observe qu'il n'est pas prouvé que la photographie montrant

le pistolet dépassant de la lunette arrière de la jeep – cliché versé au dossier

– indique la position de l'arme au moment des deux coups de feu. En effet, il

ne faut pas oublier que M.P. a sorti son arme quelques secondes au moins

avant de tirer, et qu'une fraction de seconde suffit pour déplacer la main de

quelques centimètres ou pour changer son angle de quelques degrés. La

photographie en question n'apporte donc pas la preuve de la responsabilité

de M.P. quant à la mort de Carlo Giuliani et elle ne contredit pas la thèse de

l'accident imprévisible.

177. Le Gouvernement souligne ensuite « l'impossibilité objective,

retenue par le parquet, de savoir quelles étaient l'attitude psychologique et

les intentions précises de M.P., étant donné l'état de confusion et de panique

dans lequel il se trouvait au moment des faits et son incapacité à se donner

des réponses à lui-même ». Toutefois, « il suffit de regarder les images

vidéo et de tenir compte des lésions corporelles qu'avaient déjà subies les

carabiniers pour se rendre compte que ces derniers étaient effectivement

exposés au danger sérieux et immédiat de perdre la vie ou de subir des

blessures graves. Du moins pouvaient-ils légitimement penser courir ce

risque ». L'équipement de M.P. était constitué de sa tenue de maintien de

l'ordre public, de deux casques équipés d'une visière, d'un sac à dos, de six

grands engins lacrymogènes, d'un filtre Dirin 500Sekur pour masque à gaz,

d'un pistolet Beretta et de son chargeur. Le ministère de l'Intérieur affirme

qu'il n'est pas possible de savoir s'il y avait un bouclier à bord de la jeep au

moment des faits.

178. Le Gouvernement observe que M.P. n'a, à aucun moment, reçu

l'ordre de tirer et qu'il a agi de sa propre initiative, en proie à la panique,

dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie

ou son intégrité physique étaient sérieusement menacés, de même que celles

de ses collègues. L'usage des armes à feu n'a à aucun moment été préconisé

dans la planification des opérations. L'épisode de la mort de Carlo Giuliani

doit être replacé dans un contexte général de violence et, de ce fait, tout

excès dans l'usage de l'arme et toute disproportion doivent être exclus. Selon

le Gouvernent, M.P. n'avait pas d'autre possibilité que de tirer ; la position

du véhicule empêchait la fuite. En outre, les carabiniers se trouvant dans la

jeep ne pouvaient appeler au secours, vu leur état de panique, les intentions

agressives des manifestants et la rapidité de l'action. Les secours n'auraient

d'ailleurs pas eu le temps d'arriver, compte tenu de la distance et du fait que

les forces de l'ordre devaient se réorganiser et étaient elles aussi engagées

dans un affrontement avec les manifestants.

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62 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

179. La demande de classement formée par le parquet se fondait sur la

prise en compte de tous ces éléments, ainsi que sur le principe du favor rei :

lorsqu'il y a des doutes et qu'il apparaît impossible de soutenir devant le

tribunal, avec des chances de succès, l'accusation sur la base des éléments

rassemblés, et que les débats ne sont pas susceptibles d'intégrer le matériel

probatoire de manière significative, alors le classement d'une affaire

s'impose.

180. Le Gouvernement en conclut que la responsabilité de l'Etat ne se

trouve en aucun cas engagée du fait des actes de M.P. et F.C.

181. Sur la question de savoir si la responsabilité des autorités peut être

retenue du fait que celles-ci auraient indirectement provoqué la situation de

danger qui a abouti à la nécessité pour M.P. de faire feu, le Gouvernement

observe que la mort de Carlo Giuliani est résultée de l'action individuelle de

M.P., action non ordonnée et non autorisée par ses supérieurs, et donc

réaction imprévue et imprévisible. Les conclusions de l'enquête – tir vers le

haut interrompu et dévié par une pierre – permettent d'exclure toute

responsabilité de l'Etat, y compris la responsabilité indirecte en raison de

prétendues lacunes dans l'organisation ou la gestion des opérations de

maintien et de rétablissement de l'ordre public dans leur ensemble.

S'agissant des « dysfonctionnements » évoqués par le parquet dans sa

demande de classement sans suite, notamment en raison des modifications

apportées à l'organisation dans la nuit ayant précédé les faits, le

Gouvernement observe que ceux-ci n'ont pas été précisés ou établis. Pour sa

part, le Gouvernement nie que la conduite des opérations ait été perturbée

par des changements de plan inopportuns et, de toute manière, nie que

d'éventuels dysfonctionnements soient à l'origine des actes litigieux.

182. Se référant à l'arrêt Andronicou et Constantinou précité, le

Gouvernement prie la Cour de faire preuve de la même retenue et de ne pas

aller au-delà d'un « simple regret » quant à la mort de Carlo Giuliani. Il ne

serait pas justifié que la Cour substitue son appréciation à celle des officiers

et des fonctionnaires qui, dans leurs bureaux ou sur le terrain, ont planifié et

conduit les opérations.

183. Quant aux aspects généraux de l'organisation des opérations de

maintien et de rétablissement de l'ordre public, le Gouvernement observe

que rien n'indique qu'il y ait eu une erreur d'appréciation pouvant être

rattachée à l'événement litigieux. Le Gouvernement fait remarquer qu'il n'y

a pas de lien de causalité entre la mort de Carlo Giuliani et l'assaut donné au

cortège des « Tute bianche ». Ensuite, rien ne permet de dire qu'il ne fallait

pas conduire le contingent des carabiniers place Alimonda, prendre le temps

de le réorganiser et le déployer face aux manifestants.

184. Ce qui distingue l'espèce des affaires Ergi c. Turquie

(28 juillet 1998, Recueil 1998-IV), Oğur c. Turquie ([GC], no 21594/93,

CEDH 1999-III) et Makaratzis (précitée), c'est que dans la présente affaire

la planification des opérations ne pouvait qu'être partielle et approximative,

étant donné que les manifestants pouvaient soit rester pacifiques soit se

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 63

livrer à la violence. De ce fait, les manifestants étaient « pour ainsi dire,

inévitablement, maîtres du jeu en ce qui concerne l'évolution des faits, et les

autorités ne pouvaient pas prévoir dans les détails ce qui allait se passer et

devaient assurer dans leur intervention une flexibilité difficile à

programmer ».

185. Le Gouvernement observe ensuite qu'un deuxième élément

distingue le cas d'espèce des affaires ci-dessus. Dans ces affaires, les

victimes avaient été atteintes par une balle tirée à hauteur d'homme et dans

le cadre de tirs multiples. En somme, « dans aucune desdites affaires, le

hasard n'avait joué un rôle comparable à celui qu'il a tenu dans la situation

litigieuse ».

186. Le Gouvernement remarque que les manifestations de Gênes

auraient dû être pacifiques et se dérouler dans la légalité. Les images vidéo

montrent qu'une grande partie des manifestants sont restés dans les limites

de la légalité et de la non-violence. Les autorités auraient fait tout ce qui

était en leur pouvoir – par le biais des services de renseignement – pour

éviter dans la mesure du possible que des éléments perturbateurs

(anarchistes, provocateurs, sujets violents et agressifs, voire terroristes) se

mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation. A cet égard,

le Gouvernement allègue « qu'un nombre considérable de sujets violents

(dont le jeune Giuliani) ont pu rejoindre la ville et la mettre à feu et à

sang ». En prévision d'une éventuelle dégradation de la situation,

d'importantes précautions avaient été prises. Toutefois, aucune autorité

n'aurait pu – « sans l'assistance d'un voyant » – prévoir exactement quand,

où et comment la violence allait éclater et dans quelles directions elle se

répandrait. Au moment où les carabiniers étaient arrivés place Alimonda, la

situation était calme et les commandants en avaient profité pour réorganiser

leurs hommes et pour faire monter à bord de la jeep M.P. et D.R., les deux

carabiniers intoxiqués par des gaz lacrymogènes. Ce n'est qu'à la suite de

l'assaut donné par les manifestants (qui avaient lancé des objets contondants

et entamé une manœuvre d'encerclement dans l'intention évidente de mener

une véritable attaque contre les militaires) que les carabiniers avaient dû se

replier. Au cours de cette retraite, les deux jeeps s'étaient retrouvées isolées.

Selon le Gouvernement, si les événements ne s'étaient pas précipités, la jeep

concernée se serait éloignée aussitôt avec les blessés.

187. Sur la question de savoir pourquoi une jeep non blindée comme

celle où se trouvait M.P. a été utilisée lors du G8, le Gouvernement soutient

que le véhicule n'était pas destiné à être opérationnel dans le cadre du

maintien de l'ordre mais qu'il intervenait simplement dans le support

logistique. Par ailleurs, le Gouvernement précise que la jeep Defender était

équipée de grilles métalliques destinées à protéger le pare-brise et les vitres

latérales avant. A l'arrière, les vitres latérales et la lunette ne comportaient

pas de grilles. En outre, la jeep était dotée du système radio Gamma 400.

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64 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

188. Quant au fait que les forces de l'ordre étaient équipées de munitions

létales et non pas de balles en caoutchouc, le Gouvernement observe que le

droit italien ne permet pas l'utilisation de ce deuxième type de munitions. En

tout cas, le port d'une arme « non létale », indépendamment des règles en

vigueur, constitue un encouragement à s'en servir, dans l'illusion de ne pas

provoquer de graves dégâts. Or, la règle en Italie est que les armes à feu ne

sont pas utilisées dans les opérations de maintien de l'ordre : les forces de

police ne tirent pas sur les foules, que ce soit avec du plomb ou avec du

caoutchouc. De plus, l'expérimentation des armes et munitions « non

létales » effectuée dans les années 80 a été suspendue à la suite d'incidents

ayant montré que celles-ci pouvaient provoquer la mort ou des blessures très

graves. Les armes non létales sont conçues pour un usage massif visant à

contrer un assaut important de manifestants ou à disperser ceux-ci. Dans le

cas d'espèce, les forces de l'ordre n'ont jamais reçu l'ordre de tirer et leur

équipement servait, comme c'était le cas pour M.P., à leur défense

personnelle.

189. Aucune disposition spécifique en vue du G8 n'a été adoptée

concernant l'usage des armes à feu, mais référence a été faite aux circulaires

du Commandement général des carabiniers rappelant les dispositions du CP

en vigueur (articles 52, 53 et 54).

190. S'agissant de l'expérience professionnelle des carabiniers employés

au G8 de Gênes, le Gouvernement précise que F.C. (le chauffeur) était en

service depuis le 16 septembre 1999, D.R., auxiliaire, depuis le 16 mars

2001, et M.P., auxiliaire, depuis le 14 septembre 2000. Leur formation avait

inclus un entraînement technique de base dispensé au moment de leur

recrutement et des stages de perfectionnement sur le maintien de l'ordre

public et l'utilisation de l'équipement fourni. En outre, ils avaient acquis une

expérience significative lors d'événements sportifs ou autres.

191. Enfin, en vue du G8 tout le personnel utilisé à Gênes, y compris les

trois carabiniers susmentionnés, avait participé à des sessions

d'entraînement à Velletri. A cette occasion, des moniteurs expérimentés

avaient approfondi les techniques d'intervention à mettre en œuvre lors

d'opérations de maintien de l'ordre public.

192. Quant à la question de savoir pour quelles raisons les forces de

l'ordre qui se trouvaient à proximité de la jeep ne sont pas intervenues, le

Gouvernement observe que les carabiniers présents sur place venaient de se

replier sous l'attaque des manifestants et qu'il leur fallait donc du temps pour

se réorganiser. Quant aux policiers, « présents à une distance relativement

courte, mais non à proximité immédiate », ils sont intervenus aussi

rapidement que possible. A cet égard, le Gouvernement souligne la rapidité

avec laquelle l'événement tragique s'est produit (quelques dizaines de

secondes au total).

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 65

193. Enfin, le Gouvernement fait remarquer que le rapport d'autopsie a

fait état de ce que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait

été sans conséquences sérieuses pour celui-ci. Par ailleurs, les secours

étaient intervenus rapidement sur les lieux du drame.

b) Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention

194. Le Gouvernement observe qu'il faut partir de l'examen du volet

procédural du grief, et invite la Cour à conclure que l'enquête a été

conforme à l'article 2. Sur la base de cette conclusion, il sera ensuite

possible d'examiner le volet matériel du grief sans remettre en cause les

conclusions des juges nationaux.

195. Quant à l'exigence d'efficacité, le Gouvernement souligne qu'il

s'agit d'une obligation de moyens et non de résultat. Par conséquent, le fait

que les moyens déployés, malgré leur caractère adéquat, n'aient pas permis

de tirer entièrement au clair tous les aspects du cas d'espèce ne saurait, en

tant que tel, conduire la Cour à un constat d'insuffisance de l'enquête. Le

Gouvernement concède que « certains actes et documents font état de

difficultés dans la reconstitution des faits, notamment en raison de

l'indisponibilité de certains éléments, mais ces difficultés ne sont nullement

imputables aux autorités ou à une négligence de leur part, mais résultent de

conditions objectives et non maîtrisables. En l'absence d'un manque de

diligence avéré, les zones d'ombre dans la reconstitution des faits ne

sauraient donc être imputées aux enquêteurs, qui ont satisfait à l'obligation

de moyens ». En l'espèce, les éléments factuels ont été suffisamment bien

vérifiés. Toutefois, à supposer qu'un doute puisse subsister quant à certains

de ces éléments, en matière pénale c'est à l'accusé et non à la victime que le

doute doit profiter (in dubio pro reo). Ce principe ne peut pas être remis en

cause par une interprétation forcée de l'article 2. En tout état de cause, il

n'appartient pas à la Cour de se substituer aux juridictions nationales pour

apprécier le caractère concluant de tel ou tel élément de preuve.

196. Quant à l'exigence de célérité dans l'ouverture de la procédure et

dans le rassemblement des preuves, elle aurait également été respectée,

notamment au vu des éléments suivants : la mise en examen des deux

suspects date du lendemain des faits ; immédiatement après les faits, la

place Alimonda a été isolée et la scène du drame a été préservée ; des objets

pertinents ont tout de suite été identifiés et saisis ; l'autopsie a été pratiquée

dans les vingt-quatre heures ; les principaux acteurs et témoins ont été

entendus immédiatement (M.P. et F.C. le soir même, D.R. le lendemain) ;

les autres témoins facilement accessibles ont également été entendus dans

des délais très brefs ; seuls les manifestants plus difficile à identifier ont été

convoqués plus tard, mais en tout cas dans des délais pleinement

compatibles avec l'exigence de célérité.

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66 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

197. Quant à l'ampleur et au sérieux des investigations, le

Gouvernement observe que l'autorité judiciaire n'a fait l'économie d'aucun

moyen pour établir les faits et a eu recours dans ce but aux ressources

technologiques les plus avancées tout comme à des méthodes plus

traditionnelles. Ainsi, le parquet et les enquêteurs ont réinterrogé des

personnes qui avaient déjà été entendues une première fois, lorsque cela est

apparu nécessaire, et ont également entendu des tiers étrangers aussi bien

aux manifestants qu'aux forces de l'ordre (des habitants qui avaient pu

assister aux faits). Il a été procédé à une reconstitution des faits et à des

essais de tir sur place. Un matériel audiovisuel important a été intégré aux

actes de la procédure. Il s'agissait non seulement d'images filmées par les

forces de l'ordre (qui, au demeurant, ne sauraient être taxées de non fiables

pour cette seule raison), mais également du matériel qui avait pu être

identifié auprès de particuliers (notamment de journalistes). Trois expertises

balistiques ont été ordonnées par le parquet, dont la troisième a été confiée à

un collège de quatre experts très réputés pour les expertises délicates qu'ils

avaient réalisées lors d'autres procès. Enfin, le Gouvernement rappelle que

la juge des investigations préliminaires, dans sa décision, s'est également

appuyée sur du matériel provenant de sources proches des manifestants eux-

mêmes (le matériel d'un site internet anarchiste). Cela prouverait « le soin et

l'impartialité avec lesquels tout élément potentiellement utile a été recueilli

et analysé, alors même qu'il n'était pas évident d'en apprendre l'existence et

d'en prévoir le contenu ».

198. Quant au fait que l'enquête n'ait visé que M.P. et F.C., le

Gouvernement observe que la responsabilité pénale est strictement

personnelle et présuppose un rapport de causalité selon lequel le fait

délictueux est la conséquence directe et immédiate de l'acte incriminé. Or,

des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans l'organisation, la

direction ou la conduite des opérations de maintien de l'ordre public ne

pouvaient en aucun cas être considérés comme étant directement à l'origine

du drame survenu place Alimonda. Il eût donc été superflu, et étranger à la

compétence et aux pouvoirs de l'autorité judiciaire, d'étendre l'enquête aux

hauts responsables de la police ou de rechercher d'autres responsables,« le

but d'une procédure pénale n'étant pas de trouver à tout prix un bouc

émissaire. » En particulier, la disposition du code pénal prévoyant le

« manquement à un devoir de sa charge » ne trouvait pas à s'appliquer en

l'espèce, personne n'ayant jamais insinué qu'un fonctionnaire, officier ou

agent de police ait refusé ou omis d'accomplir un acte imposé par sa

fonction.

199. Quant à l'exigence de transparence de l'enquête – qui a été ouverte

d'office, conformément au principe de droit de l'action pénale obligatoire –,

le Gouvernement remarque que les requérants auraient eu, dès le début, la

possibilité de participer pleinement à l'enquête, en se faisant représenter par

des avocats. Ils auraient également pu participer aux opérations de nature

technique en mandatant des experts. Ils ont pris part, par le biais de leurs

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 67

propres experts, à la troisième expertise balistique et à la reconstitution des

faits. Cela a été possible grâce au parquet, qui « est allé jusqu'à forcer

l'interprétation et l'utilisation de l'article 360 du code de procédure pénale ».

Par ailleurs, les requérants n'ont pas profité de la possibilité qu'ils avaient de

participer à l'autopsie. A cet égard, le Gouvernement observe que l'avis

d'autopsie a été notifié au premier requérant à 12 h 10 le 21 juillet 2001, soit

trois heures avant le début de l'examen. Compte tenu de la célérité requise

dans ce type d'affaires on ne saurait critiquer ce délai comme étant trop bref.

Enfin, le Gouvernement remarque que les requérants ont pu formuler des

critiques et des demandes lors de l'opposition à la demande de classement ;

dans sa décision de classement, la juge a fourni une réponse suffisamment

détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes d'instruction

complémentaire. Certes, les requérants n'ont pas eu la possibilité de

demander un incident probatoire en vertu de l'article 394 CPP en ce qui

concerne les premiers actes de l'enquête, mais ce type de vérification relève

exclusivement de l'activité de la police. Quant à la possibilité de demander

un incident probatoire au parquet à propos de l'autopsie et de l'expertise

collégiale pour la reconstitution des faits, le Gouvernement soutient que

cette possibilité existait en droit, même si l'article 360 CPP ne le prévoit pas.

Toutefois, le parquet n'aurait pas été tenu d'accepter une telle demande. En

tout cas, lors de l'expertise collégiale le parquet a demandé aux parties s'il

elles avaient des objections à ce qu'il utilise la procédure prévue par l'article

360 CPP, et aucune objection n'a été soulevée. Quant aux deux expertises

balistiques qui ont précédé l'expertise collégiale, le Gouvernement reconnaît

qu'elles ont été faites unilatéralement. Cependant, ces expertises avaient

pour seul but de vérifier si les deux douilles retrouvées appartenaient ou non

à l'arme de M.P., et puisque ce dernier avait déjà avoué avoir tiré deux

coups de feu elles n'avaient aucune incidence décisive sur la reconstitution

des faits et sur la suite de l'enquête. Elles n'étaient que des vérifications de

routine. En tout état de cause, l'arme a été réexaminée lors de l'expertise

collégiale.

200. Quant à l'exigence d'impartialité de l'enquête, le Gouvernement

observe que dès les premiers instants consécutifs au drame, la police de

Gênes (Squadra mobile della Questura di Genova) est intervenue et a pris

en main les investigations. Les carabiniers n'ont été mandatés que « pour

des actes de moindre importance et lorsqu'il s'agissait d'objets se trouvant en

leur possession – par exemple pour la saisie du véhicule ou de l'arme – ou

de personnes appartenant à leurs effectifs – par exemple lorsqu'il a fallu

citer (non pas entendre) des carabiniers. » En outre, le parquet a limité au

minimum les actes délégués, préférant les accomplir lui-même, notamment

les interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient pu être influencés

par l'appartenance de l'enquêteur à un corps de police ou autre. « Compte

tenu de l'autonomie et de l'indépendance du judiciaire, qui a atteint en Italie

un niveau qui figure parmi les plus élevés d'Europe, et dont bénéficient au

même titre (ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays) aussi bien les juges

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68 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

que les représentants du parquet, et du fait qu'il faut bien confier l'enquête à

une autorité de police (à moins de s'en remettre aux détectives privés pour

les affaires concernant l'article 2), on ne saurait reprocher à l'enquête ou aux

enquêteurs un manque quelconque d'impartialité (d'un point de vue subjectif

ou objectif). D'ailleurs le fait qu'une telle hypothèse relève de la pure

fantaisie est une chose confirmée par deux éléments circonstanciels : ab

interno, par les résultats des investigations, qui n'ont nullement donné à

penser que l'on essayait de dissimuler des éléments, ainsi que par les motifs

du classement sans suite ; ab externo, par l'aboutissement d'une autre

enquête (concernant certains agissements ultérieurs à l'épisode de la place

Alimonda), à l'issue de laquelle plusieurs membres des forces de l'ordre,

accusés de s'être livrés à un raid dans une école qui abritait des manifestants

pour la nuit, ont été renvoyés en jugement ».

201. Au demeurant, le Gouvernement observe que tous les experts du

parquet étaient des civils, à l'exception du deuxième expert en balistique,

qui était un policier. Quant à l'expert Romanini, le parquet aurait ignoré à

l'époque où il lui avait confié l'expertise que celui-ci avait publié en

septembre 2001 un éditorial dans lequel il avait estimé que M.P. avait agi en

état de légitime défense, compte tenu de la gravité de la situation de danger

et de peur dans laquelle il s'était manifestement trouvé. Le Gouvernement

soutient que l'éditorial litigieux n'avait pour but que d'exposer une théorie

politique fondée sur la comparaison entre l'épisode en question et une autre

tragédie, qui était survenue auparavant à Naples et que M. Romanini jugeait

objectivement plus grave, mais qui d'après lui avait fait beaucoup moins de

bruit dans les médias parce qu'elle ne se prêtait pas à une

instrumentalisation politique. Selon le Gouvernement, le fait d'avoir écrit cet

article ne rendait pas M. Romanini inapte à exercer de manière objective et

impartiale son mandat d'expert, car celui-ci ne consistait ni à rechercher si

M.P. avait agi en état de légitime défense, ni à vérifier si le déroulement des

faits était de nature à étayer la thèse de la légitime défense. Le collège

d'experts devait s'exprimer en particulier sur la trajectoire de la balle. Le

rôle spécifique de M. Romanini s'est limité à effectuer des essais de tir en

présence des autres experts ainsi que des requérants et des experts désignés

par ceux-ci. Cette activité « purement technique et essentiellement

matérielle » ne laissait pas de place à des appréciations préconçues qui

auraient pu influer sur les conclusions de l'enquête. Au demeurant, le

Gouvernement observe que les requérants n'ont soulevé aucune objection

quant au choix de la personne de M. Romanini.

202. En conclusion, le Gouvernement estime que l'enquête a été

effective et que les obligations procédurales découlant de l'article 2 de la

Convention ont été respectées.

203. Le Gouvernement précise par ailleurs qu'aucune enquête

administrative ou disciplinaire n'a été ouverte à l'encontre des carabiniers.

Quant aux policiers, il observe que deux procédures dirigées contre

plusieurs agents sont pendantes pour des actes de violence prétendument

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 69

commis à l'égard de manifestants après la mort de Carlo Giuliani, les 21 et

22 juillet 2001.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

204. L'article 2, qui garantit le droit à la vie et expose les circonstances

dans lesquelles infliger la mort peut se justifier, se place parmi les articles

primordiaux de la Convention et aucune dérogation ne saurait y être

autorisée. Combiné à l'article 3, il consacre l'une des valeurs fondamentales

des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. Les

circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier appellent

donc une interprétation étroite. L'objet et le but de la Convention, en tant

qu'instrument de protection des êtres humains, appellent eux aussi à

comprendre et appliquer l'article 2 d'une manière qui en rende les exigences

concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre

1995, §§ 146-147, série A no 324). Le texte de l'article 2, pris dans son

ensemble, démontre qu'il ne couvre pas seulement l'homicide intentionnel,

mais aussi les situations dans lesquelles il est possible d'avoir « recours à la

force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le

recours délibéré ou volontaire à la force meurtrière n'est toutefois que l'un

des facteurs à prendre en compte lorsqu'il s'agit d'apprécier la nécessité. Le

recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre

l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c) du paragraphe 2 de

l'article 2. Ces termes indiquent qu'il faut appliquer un critère de nécessité

plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si

l'intervention de l'Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au

titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée

doit en particulier être strictement proportionnée aux buts ainsi permis

(McCann et autres précité, §§ 148-149). A cet égard, la Cour rappelle que

l'usage de la force par des agents de l'Etat pour atteindre l'un des objectifs

énoncés au paragraphe 2 de l'article 2 de la Convention peut se justifier au

regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête

considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des

événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire

imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une

charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle

d'autrui (McCann et autres précité, § 200).

205. La première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non seulement à

s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi

à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures

nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction

(Kiliç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III). L'obligation de l'Etat

à cet égard implique le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en

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70 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de

commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme

d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations.

Comme le montre le texte de l'article 2 lui-même, le recours des policiers à

la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois,

l'article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et

l'abandon à l'arbitraire de l'action des agents de l'Etat sont incompatibles

avec un respect effectif des droits de l'homme. Cela signifie que les

opérations de police, en plus d'être autorisées par le droit national, doivent

être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d'un système de

garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force

(Makaratzis, précité, § 58).

206. Compte tenu de l'importance de la protection accordée par

l'article 2, la Cour doit examiner de manière extrêmement attentive les cas

où l'on inflige la mort, et prendre en considération non seulement les actes

des agents de l'Etat mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire,

notamment la préparation et le contrôle des actes en question (Mc Cann et

autres précité, §§ 147-150 ; Andronicou et Constantinou, précité, § 171).

207. L'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la

Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de

l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les

droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de

mener une forme d'enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné

mort d'homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres précité, § 161, et

Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I). Pareille enquête

doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d'homme à la suite du

recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l'Etat ou des

tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III).

Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et

rigoureuses (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie

[GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).

208. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l'examen

répondant au critère minimum d'effectivité de l'enquête dépendent des

circonstances de l'espèce. Ils s'apprécient sur la base de l'ensemble des faits

pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d'enquête. Il n'est pas

possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple

liste d'actes d'enquête ou à d'autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie

[GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV ; Kaya, précité, §§ 89-91 ;

Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79-81, Recueil 1998-IV ; Velikova

c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI ; et Buldan c. Turquie,

no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).

209. D'une manière générale, il est nécessaire, pour que l'enquête puisse

passer pour « effective » au sens visé, que les personnes qui en sont

responsables et celles effectuant les investigations soient indépendantes de

celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 71

l'absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une

indépendance pratique (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99,

§ 325, CEDH 2007-... ; McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 128,

CEDH 2001-III ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 120, CEDH

2001-III ; Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003-V). Il y va de

l'adhésion de l'opinion publique au monopole du recours à la force possédé

par l'Etat.

210. L'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit

permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les

circonstances (voir, par exemple, l'arrêt Kaya précité, § 87) et d'identifier et

de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation non pas de résultat,

mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables

dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits

en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires,

des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte

rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des

constatations cliniques, notamment de la cause du décès (concernant les

autopsies, voir par exemple l'arrêt Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §

106, CEDH 2000-VII ; concernant les témoins, voir par exemple Tanrıkulu,

précité, § 109 ; concernant les expertises, voir par exemple Gül c. Turquie,

no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000).

211. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite

dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil

1998-VI ; Cakıcı précité, §§ 80, 87 et 106 ; Tanrıkulu précité, § 109 ;

Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III). Force

est d'admettre qu'il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant

l'enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une

réponse rapide des autorités lorsqu'il s'agit d'enquêter sur le recours à la

force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour

préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et

pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des

actes illégaux.

212. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard

suffisant sur l'enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu'il puisse y avoir

mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu'en théorie. Le degré

requis de contrôle du public peut varier d'une situation à l'autre. Dans tous

les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la

procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts

légitimes (dans l'affaire Güleç, précitée (§ 82), le père de la victime n'avait

pas été informé des décisions de non-lieu ; dans l'affaire Oğur, précitée,

(§ 92), la famille de la victime n'avait pas pu consulter les documents

relatifs à l'enquête et à la procédure ; voir aussi l'arrêt Gül précité, § 93).

213. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la

cause du décès ou les personnes responsables risque de faire conclure

qu'elle ne répond pas à cette norme (Aktaş, précité, § 300).

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72 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

2. Application de ces principes au cas d'espèce

a) Sur l'usage prétendument excessif de la force

214. La Cour est appelée à répondre en premier lieu à la question de

savoir s'il y a eu usage excessif de la force, susceptible d'entraîner la

violation du volet matériel de l'article 2.

215. L'enquête menée au niveau national a conclu que Carlo Giuliani a

été tué par une balle tirée par M.P.

216. En dépit des arguments présentés par le Gouvernement, le

classement sans suite de l'enquête ayant visé M.P. ne se fonde pas sur

l'absence d'un lien de causalité entre le tir mortel et le décès de Carlo

Giuliani. En effet, la collision entre la pierre et la balle n'était pas de nature

à rompre ce lien, comme l'a explicité le parquet dans sa demande de

classement sans suite (paragraphe 83 ci-dessus).

217. L'existence d'un lien de causalité entre le tir de M.P. et le décès de

Carlo Giuliani est au cœur du raisonnement de la juge des investigations

préliminaires, qui l'a retenue, même si cet élément n'est pas explicité dans le

texte de la décision de classement sans suite. En effet, si une absence de lien

de causalité avait été constatée, ce constat aurait été à lui seul suffisant pour

exclure la culpabilité de M.P.

Or, la juge des investigations préliminaires a approfondi son

raisonnement, une fois l'existence du lien de causalité retenue. Ce faisant, la

juge a soigneusement évalué les circonstances ayant entouré le décès de

Carlo Giuliani, essayant de se faire une idée précise des évènements, sur la

base des témoignages recueillis, du dossier d'enquête, de l'abondant matériel

audiovisuel, comme il ressort du texte de sa décision résumé en détail aux

paragraphes 93-116 ci-dessus.

218. Bien que la trajectoire précise du tir mortel n'ait pu être déterminée

(paragraphe 99 ci-dessus), la juge des investigations préliminaires a estimé

que M.P. avait tiré vers le haut, ce qui permettait d'exclure qu'il ait

délibérément tué Carlo Giuliani (paragraphe 101 ci-dessus). Selon la juge il

s'agissait tout de même d'un homicide volontaire, car M.P. n'avait pas tiré

juste pour intimider ses agresseurs, mais pour contrer la violence, prenant

ainsi le risque de tuer (paragraphe 100 ci-dessus).

219. La juge des investigations préliminaires s'est posé ensuite la

question de savoir s'il y avait des faits pouvant neutraliser la responsabilité

de M.P. A cet égard, la juge a conclu que deux faits neutralisaient la

responsabilité pénale de M.P. : l'usage légitime de l'arme et la légitime

défense.

220. S'agissant de l'usage de l'arme, la juge a estimé que celui-ci avait

été indispensable, étant donné que la reconstitution détaillée des faits

permettait de penser que M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême

violence déstabilisant l'ordre public et menaçant directement l'intégrité

physique des carabiniers (paragraphe 101 ci-dessus).

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 73

Dans son évaluation du danger, la juge a pris en compte le nombre de

manifestants et les modalités globales de l'action, tels que les actes de

violence contre M.P. et les autres occupants de la jeep. En particulier, la

juge s'est basée sur les témoignages et les images montrant la violence de

l'assaut mené par les manifestants, le caillassage ininterrompu du véhicule,

qui avait causé à ses occupants des dommages physiques, l'agression contre

les passagers perpétrée par les manifestants qui continuaient à entourer le

véhicule de très près en y introduisant des objets contondants. Cette

situation de danger prolongé avait indéniablement constitué une atteinte

réelle et injuste à l'intégrité personnelle de M.P. et de ses compagnons, et

avait rendu nécessaire une réaction de défense qui ne pouvait que déboucher

sur l'utilisation de l'unique moyen dont disposait M.P. : son arme.

221. A supposer même que M.P. eût délibérément dirigé ses coups de

feux vers Carlo Giuliani, selon la juge la situation de danger ci-dessus aurait

en tout cas rendu légitime le recours à l'arme (paragraphe 101 ci-dessus).

222. Quant à la légitime défense, la juge des investigations préliminaires

a estimé qu'elle intervenait aussi pour neutraliser la responsabilité pénale de

M.P., compte tenu de ce que celui-ci avait à juste titre eu l'impression d'un

danger menaçant son intégrité physique et celle de ses compagnons. La

riposte de M.P. était nécessaire, compte tenu du nombre d'agresseurs, des

moyens utilisés, du caractère continu des actes de violence, des blessures

des occupants de la jeep, des difficultés pour le véhicule de se déplacer. La

riposte de M.P. était adéquate, vu que si M.P. n'avait pas pris son arme et

tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur avait pu

pénétrer dans la jeep, il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y

trouvaient. En outre, la riposte de M.P. était proportionnée, dès lors qu'avant

de tirer il avait hurlé aux manifestants de s'en aller, et compte tenu de ce

qu'il avait tiré vers le haut (paragraphes 102-103 ci-dessus). En conclusion,

le geste de M.P., qui avait pris le risque de tuer en utilisant son arme à feu,

était dû à la nécessité de défendre l'intégrité physique des occupants de la

jeep, et était proportionné à l'importance des biens à défendre et aux moyens

à disposition pour les défendre.

223. Quant à F.C., compte tenu de ce qu'il avait roulé sur le corps de

Carlo Giuliani sans le voir et que les passages de la jeep sur le corps de la

victime n'avaient causé ni le décès ni des lésions appréciables, aucun

élément ne permettait de lui attribuer une responsabilité quelconque

(paragraphe 97 ci-dessus).

224. A la lumière des conclusions de l'enquête, et en l'absence d'autres

éléments pouvant l'amener à conclure différemment, la Cour n'a aucune

raison de douter que M.P. ait sincèrement cru que sa vie était en danger et

estime que M.P. a utilisé son arme dans le but de se défendre contre

l'agression ayant visé les occupants de la jeep, dont lui-même, qui se sentait

directement menacé (McCann et autres, précité, § 200 ; Huohvanainen c.

Finlande, no 57389/00, § 96, 13 mars 2007). Il s'agit là de l'un des cas

énumérés au second paragraphe de l'article 2, dans lesquels le recours à une

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74 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

force meurtrière peut être légitime, mais il va de soi qu'un équilibre doit

exister entre le but et les moyens. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher

si le recours à la force meurtrière était légitime. Ce faisant, elle ne saurait,

en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre

appréciation de la situation à celle de l'agent qui a dû réagir, dans le feu de

l'action, à ce qu'il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa

vie (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II

(extraits)).

225. M.P. a utilisé un pistolet Beretta, arme puissante. En effet, ayant été

écarté du service d'ordre, il ne disposait plus d'engins lacrymogènes et il

n'est pas établi judiciairement – car la décision de classement sans suite ne

le mentionne pas – qu'il avait un bouclier pour se protéger. Cependant, la

Cour note que, d'après les photographies versées au dossier, il y avait un

bouclier dans la jeep et que l'un des manifestants a déclaré que M.P. avait

tenté de s'en servir pour se défendre (paragraphe 23 ci-dessus). Avant de

tirer, M.P. a hurlé et a tenu le Beretta armé dans sa main de manière visible

depuis l'extérieur (les images versées au dossier montrent le pistolet). Le

carabinier était confronté à un groupe de manifestants qui menaient une

attaque violente contre le véhicule où il se trouvait et qui avaient ignoré les

sommations de s'éloigner. La Cour estime que, dans les circonstances de la

cause, le recours à la force meurtrière, quoique très regrettable, n'a pas

outrepassé les limites de ce qui était absolument nécessaire pour éviter ce

que M.P. avait honnêtement perçu comme étant un danger réel et imminent

menaçant sa vie et celle de ses collègues.

226. La Cour ne perd pas de vue que l'auteur du tir a pris l'initiative

personnelle de faire feu, sous l'effet de la panique. Dès lors, la Cour n'estime

pas nécessaire de se pencher dans l'abstrait sur la compatibilité avec l'article

2 des dispositions législatives applicables en matière d'usage des armes par

les membres des force de l'ordre lors d'opérations de maintien de l'ordre

(McCann et autres précité, § 153), car la situation examinée concerne la

défense d'un militaire exclu du service d'ordre et placé dans un véhicule non

blindé, et relève des articles 52 et 53 du code pénal.

227. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'y a pas eu usage

disproportionné de la force. Dès lors, il n'y a pas eu violation du volet

matériel de l'article 2 de la Convention à cet égard.

b) Sur le manquement aux obligations de protéger la vie de Carlo Giuliani

228. La Cour est appelée à répondre en deuxième lieu à la question de

savoir si l'opération de maintien de l'ordre a été planifiée, organisée et

conduite de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours

à la force meurtrière, à défaut de quoi elle devrait constater un manquement

aux obligations positives découlant du volet matériel de l'article 2 de la

Convention.

229. Elle note d'emblée que les défaillances identifiées par les requérants

(paragraphes 149-159 ci-dessus) n'ont pas été prises en considération par les

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 75

autorités nationales car l'enquête qui a eu lieu s'est focalisée sur le

comportement de F.C. et M.P. pris isolément. La Cour reviendra sur ce

point dans le cadre de l'analyse des obligations procédurales découlant de

l'article 2 (voir 245-255 ci-dessous).

230. En procédant à l'évaluation de la phase de préparation et de

direction de l'opération sous l'angle de l'article 2 de la Convention, la Cour

doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel l'incident s'est

produit ainsi que la manière dont la situation a évolué. Son unique souci

doit être de déterminer si, dans ces conditions, la préparation et la direction

de l'opération de maintien de l'ordre montrent que les autorités ont déployé

la vigilance voulue pour que toute mise en danger de la vie de Carlo

Giuliani fût réduite au minimum et qu'elles n'ont pas fait preuve de

négligence dans le choix des mesures prises (Andronicou et Constantinou,

précité, §§ 181-182).

231. De manière générale, la Cour estime que lorsqu'un Etat accepte que

sur son territoire se déroule un évènement international à très haut risque, il

doit prendre les mesures de sécurité qui s'imposent et déployer un effort

maximal pour assurer le maintien de l'ordre. Ainsi, il lui incombe de

prévenir les débordements pouvant occasionner des incidents violents. Si

toutefois de tels incidents se produisent, les autorités doivent être attentives

dans leur réponse à la violence, de façon à réduire au minimum le risque de

recourir à la force meurtrière. En même temps, l'Etat a le devoir d'assurer le

bon déroulement des manifestations organisées autour de l'évènement, en

protégeant entre autres les droits garantis par les articles 10 et 11 de la

Convention.

232. En l'occurrence, les autorités italiennes avaient affaire à une

réunion du G8 au cours de laquelle elles devaient assurer la sécurité des

chefs d'Etat et fonctionnaires, celle des habitants de Gênes ainsi que celle

des milliers de manifestants ayant annoncé leur présence. S'agissant de la

planification et de l'organisation, il ressort du dossier que le préfet de Gênes

a pris des mesures visant à limiter l'accès aux zones sensibles de la ville,

dans le but de préserver la sécurité des participants aux travaux du G8 et

d'éviter le risque d'attentats et d'agressions. Ensuite, compte tenu de

l'importance de l'évènement, de la taille de la ville et du nombre très

important de manifestants attendus, un nombre considérable de membres

des forces de l'ordre avait été envoyé à Gênes quelques jours avant le début

du G8. La veille du 20 juillet 2001, les responsables de la sûreté ont élaboré

leur stratégie pour le lendemain sachant qu'il s'agirait d'une opération de

grande envergure et qu'ils devraient tenter d'éviter tout débordement de la

part des manifestants.

233. La Cour doit répondre à la question de savoir si les défaillances

ayant pu entacher la préparation et la conduite de l'opération sont en rapport

direct avec la mort de Carlo Giuliani.

234. Parmi les défaillances identifiées par les requérants figurent entre

autres le système de communication mis en place et ne permettant pas à des

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76 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

membres de forces de l'ordre différentes de communiquer directement entre

eux ; la diffusion inadéquate de l'ordre de service concernant le 20 juillet

2001, qui a fait que les forces de l'ordre ont attaqué le convoi des Tute

bianche, ignorant qu'il était autorisé ; le manque de coordination des forces

de l'ordre sur le terrain.

235. S'agissant de la conduite de l'opération, il n'est pas contesté que les

carabiniers ont attaqué le convoi autorisé des Tute bianche. Elle relève à cet

égard que le tribunal de Gênes, appelé à un examen approfondi de cet

épisode dans le cadre du « procès des 25 », qui est pendant en appel, a

conclu en première instance au caractère illégal et arbitraire des agissements

des carabiniers en ce qui concerne l'attaque au convoi en question.

Cela dit, la Cour ne perd pas de vue que l'attaque au convoi des Tute

bianche n'est pas en rapport direct avec les faits survenus place Alimonda,

qui se sont déroulés quelques heures plus tard. Elle note que ce même

tribunal de Gênes a clairement fait la distinction entre la réaction des

manifestants pendant que lesdits agissements arbitraires avaient lieu et la

réaction successive, lorsque les manifestants, animés uniquement par un

désir de vengeance et non plus par un besoin de défense, se sont livrés à des

actes de violence (paragraphes 120-128 ci-dessus).

236. Concernant les faits de la place Alimonda, la Cour relève qu'en

l'espace de quelques minutes, le groupe de carabiniers conduit par le

fonctionnaire de police Lauro a attaqué des manifestants particulièrement

agressifs provenant d'une rue adjacente et que ces derniers ont obligé les

forces de l'ordre à reculer rapidement. Le véhicule à bord duquel se trouvait

M.P. a suivi la charge et s'est retrouvé bloqué place Alimonda lors de la

manœuvre de repli. Les policiers présents à proximité ne sont pas venus en

aide aux occupants du véhicule, et ces derniers se sont sentis en situation de

grave danger, de sorte que M.P. a utilisé son arme à feu.

Certes, il y a lieu de se demander : si M.P., qui a agi dans un état

psychologique particulier découlant d'un grand stress et de la panique, aurait

pris cette initiative s'il avait bénéficié d'une formation et d'une expérience

appropriées ; si par ailleurs une meilleure coordination entre les forces de

l'ordre présentes sur place aurait permis de contrer l'attaque de la jeep sans

faire de victimes ; enfin et surtout, si on aurait pu éviter le drame en prenant

soin de ne pas laisser la jeep non équipée de protections au beau milieu des

affrontements, d'autant que celle-ci avait à son bord des blessés non

désarmés.

237. La réponse à ces questions ne ressort ni de l'enquête menée au

niveau national ni des autres éléments du dossier. Dans ces circonstances, la

Cour, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, doit faire preuve de

prudence quand elle réexamine les événements avec le bénéfice du recul

(Bubbins, précité, §§ 139 et 141; Andronicou et Constantinou précité,

§ 171).

238. La Cour ne perd pas de vue le fait que contrairement à la situation

dans d'autres affaires (Mc Cann précité, Andronicou précité), l'opération des

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 77

forces de l'ordre ne visait pas en l'espèce une cible précise, étant donné que

le danger de débordement était imprévisible et dépendait de l'évolution de la

situation. Par conséquent, l'envergure de l'opération était très vaste et la

situation était en quelque sorte floue.

Elle relève ensuite que les événements litigieux se sont déroulés à la fin

d'une longue journée d'opérations de maintien de l'ordre, au cours de

laquelle les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations de danger

évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions

opérationnelles cruciales. Aussi la Cour est-elle convaincue que les forces

de l'ordre ont subi une pression énorme, ce que confirme la condition

psychique de M.P.

La Cour estime que la charge ordonnée par le fonctionnaire de police

Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la

perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation. Il était dès

lors impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits

place Alimonda.

Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de

Carlo Giuliani a été relativement bref.

239. Eu égard à ce qui précède, et vu l'absence d'une enquête nationale à

ce sujet, qu'elle déplore (paragraphes 245-255 ci-dessous), la Cour est dans

l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les

défaillances qui ont pu entacher la préparation ou la conduite de l'opération

de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.

240. La Cour doit enfin se pencher sur l'allégation des requérants selon

laquelle, après que Carlo Giuliani s'est écroulé, les autorités ont tardé à

appeler et à faire intervenir les secours.

241. Il ressort du dossier (paragraphe 19 ci-dessus) qu'à 17 h 23, le

groupe de manifestants précédemment chargé par les forces de l'ordre était

parvenu à repousser celles-ci et remontait la rue Caffa. A 17 h 27 mn 25 s,

un policier présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour

demander qu'une ambulance porte secours à Carlo Giuliani (paragraphe 29

ci-dessus). La balle mortelle a donc été tirée dans ce laps de temps. Par

ailleurs, les requérants ont observé qu'une image montre Carlo Giuliani avec

l'extincteur en main à 17 h 27, et qu'à ce moment précis il a été atteint par le

tir mortel (paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime

que l'appel au secours lancé par le policier présent sur les lieux ne saurait

passer pour tardif.

242. L'heure à laquelle l'ambulance est arrivée sur place ne figure pas

dans le dossier. Compte tenu toutefois de ce que la mort de Carlo Giuliani

est survenue en quelques minutes seulement, vu la gravité de la blessure par

balle (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour juge que rien n'indique que

l'ambulance soit arrivée en dehors d'un délai raisonnable au vu des

circonstances.

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78 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

243. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'est pas établi que

les autorités italiennes ont manqué à leur obligation de protéger la vie de

Carlo Giuliani.

244. Partant, il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la

Convention à cet égard.

c) Sur l'observation des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la

Convention

245. Plusieurs dysfonctionnements de l'enquête ont été signalés par les

requérants. La Cour n'estime pas devoir se livrer à une analyse de tous les

points soulevés, car, comme elle l'a rappelé plus haut, toute déficience de

l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause ou les personnes

responsables du décès risque de faire conclure qu'elle ne satisfait pas à

l'obligation procédurale découlant de l'article 2 (Aktaş précité, § 300).

246. La Cour souligne les aspects suivants.

247. Elle note en premier lieu qu'une autopsie a été pratiquée le

lendemain du décès de Carlo Giuliani par deux médecins mandatés par le

parquet. Ces derniers ont constaté que la victime avait été touchée par une

seule balle, laquelle avait entraîné la mort. Bien que le scanner « total

body » effectué sur le cadavre ait révélé la présence d'un fragment

métallique fiché dans la tête, les deux experts ne l'ont pas mentionné dans le

rapport d'expertise et n'ont pas extrait le fragment en question. Dans sa

déposition au « procès des 25 », M. Salvi a déclaré qu'il avait bien tenté

d'extraire le fragment en question. En outre, les balles tirées par M.P.

n'avaient pas été retrouvées, et, au demeurant, rien n'indique que l'on ait

tenté de les retrouver. L'analyse de ce fragment métallique aurait donc été

importante pour une évaluation balistique et pour la reconstitution des faits.

Quant à la trajectoire suivie par le projectile litigieux, les médecins ont

indiqué que celle-ci allait du haut vers le bas, de l'avant vers l'arrière et de la

droite vers la gauche, et que la distance de tir avait été supérieure à

50 centimètres. Cependant, il n'a pas été précisé explicitement si le tir avait

été direct.

248. Partageant ainsi les doutes du parquet (paragraphe 82 ci-dessus)

liés au caractère superficiel des informations recueillies pendant cet examen,

la Cour juge en outre regrettable que l'intervalle de trois heures seulement

laissé aux requérants entre la notification de l'avis d'autopsie et l'autopsie

elle-même les ait vraisemblablement empêchés de mandater un

représentant.

249. On ne saurait soutenir que l'autopsie qui a été pratiquée ou les

constatations consignées dans le rapport d'autopsie étaient de nature à servir

de point de départ à une enquête ultérieure efficace ou à satisfaire aux

exigences minimales d'une investigation sur un cas manifeste d'homicide,

car elles ont laissé trop de questions cruciales sans réponse. Ces lacunes

doivent passer pour particulièrement graves étant donné que le cadavre a

ensuite été remis aux requérants et qu'une autorisation d'incinération a été

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 79

délivrée, ce qui a interdit toute analyse ultérieure, notamment du fragment

de métal logé dans le corps.

250. La Cour trouve fort regrettable que le parquet ait autorisé

l'incinération du cadavre le 23 juillet 2001, bien avant de connaître les

résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un

délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le

parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie. Que la non-

conservation du corps ait été un obstacle majeur à l'enquête est d'ailleurs

confirmé par les quatre experts mandatés par le parquet (paragraphe 71 ci-

dessus), qui ont été entravés dans la reconstitution des faits, de sorte que la

trajectoire précise du tir mortel n'a pu être déterminée (paragraphe 99 ci-

dessus).

251. Eu égard aux lacunes de l'examen médicolégal et à la

non-conservation du corps, il n'est pas surprenant que la procédure

judiciaire ait débouché sur le classement sans suite de l'affaire. La Cour

conclut que les autorités n'ont pas mené une enquête adéquate sur les

circonstances du décès de Carlo Giuliani.

252. En second lieu, la Cour note que l'enquête au niveau national était

limitée à l'examen de la responsabilité de F.C. et M.P.. Pour la Cour, une

telle approche ne peut être considérée comme étant conforme aux exigences

de l'article 2, car, comme elle l'a rappelé plus haut (paragraphe 206 ci-

dessus), les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales

et rigoureuses et elles doivent porter sur les circonstances ayant entouré la

mort.

A aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte général et de

voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de

l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès de Carlo

Giuliani. En particulier, l'enquête n'a nullement visé à déterminer les raisons

pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses supérieurs de poursuivre son

service en raison de son état physique et psychique (paragraphes 47 et 54 ci-

dessus) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été laissé

en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep privée de

protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait suivi.

253. La Cour considère que l'enquête aurait dû porter au moins sur ces

aspects de l'organisation et de la gestion des opérations de maintien de

l'ordre, car elle voit un lien étroit entre le tir mortel et la situation dans

laquelle M.P. et F.C. se sont retrouvés. En d'autres termes, l'enquête n'a pas

été adéquate dans la mesure où elle n'a pas recherché quelles étaient les

personnes responsables de cette situation.

254. Dès lors, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en son

volet procédural.

255. Ayant abouti à cette conclusion, la Cour n'estime pas devoir

examiner les autres défaillances de l'enquête alléguées par les requérants,

notamment l'absence d'indépendance des enquêteurs et des experts.

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80 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA

CONVENTION

256. Sous l'angle de l'article 3 de la Convention, les requérants allèguent

que l'absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé

et le passage de la jeep sur son corps ont contribué à son décès et ont

constitué un traitement inhumain.

257. L'article 3 de la Convention dispose :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou

dégradants ».

258. Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal

fondé, dès lors que le rapport d'autopsie a indiqué que le passage du

véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans conséquences sérieuses

pour celui-ci, et que l'on a tenté de secourir la victime rapidement.

259. Les requérants contestent cette thèse et renvoient aux principes

nos

5 et 8 de l'ONU susmentionnés.

260. La Cour estime que l'on ne saurait déduire du comportement des

forces de l'ordre qu'elles ont eu l'intention d'infliger des douleurs ou des

souffrances à Carlo Giuliani (Makaratzis, précité, § 53). Eu égard aux

circonstances de la présente affaire, elle considère que les faits allégués

appellent un examen sous l'angle de l'article 2 de la Convention, examen

auquel elle vient de se livrer (paragraphes 214-244 ci-dessus).

261. Partant, il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de

l'article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA

CONVENTION

262. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d'une enquête

conforme aux exigences procédurales découlant des articles 6 et 13 de la

Convention.

Le passage pertinent de l'article 6 de la Convention dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,

publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial,

établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de

caractère civil (...) »

L'article 13 de la Convention se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été

violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même

que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs

fonctions officielles. »

263. Les requérants soutiennent qu'au vu des résultats contradictoires et

incomplets de l'enquête, l'affaire nécessitait des approfondissements, dans le

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 81

cadre de véritables débats contradictoires. Or ils n'ont disposé d'aucune voie

de droit qui leur eût permis d'obtenir une telle enquête.

264. Le Gouvernement demande à la Cour de dire qu'aucune question

distincte ne se pose sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ou

que ces dispositions n'ont pas été méconnues, eu égard à la conduite de

l'enquête et à la participation des requérants à celle-ci.

265. La Cour note que le grief tiré par les requérants de l'article 6 § 1 de

la Convention est indissolublement lié à leur doléance concernant la

manière dont les autorités chargées de l'enquête ont traité le décès de Carlo

Giuliani et les répercussions qui en ont résulté sur l'accès à des recours

effectifs qui leur auraient permis de faire redresser le préjudice que ce

drame leur a causé. Il convient donc d'examiner le grief que les requérants

tirent de l'article 6 en liaison avec l'obligation plus générale que l'article 13

de la Convention fait peser sur les Etats contractants, selon lequel ils

doivent fournir un recours effectif pour les violations de la Convention, y

compris de l'article 2 (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie,

18 décembre 1996, §§ 93-94, Recueil 1996-VI).

266. Eu égard aux circonstances de la présente affaire et au

raisonnement qui l'a conduite à constater une violation de l'article 2 de la

Convention en son volet procédural (paragraphe 254 ci-dessus), la Cour

estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 13.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 38 DE LA

CONVENTION

267. Les requérants critiquent l'attitude du Gouvernement durant la

procédure devant la Cour et allèguent que celui-ci n'a pas suffisamment

coopéré au sens de l'article 38 de la Convention. Il aurait, d'une part, fourni

des réponses fausses ou incomplètes (par exemple quant à l'expérience

professionnelle des carabiniers présents à bord de la jeep ou quant à la

présence d'un bouclier dans le véhicule). D'autre part, le Gouvernement

aurait omis de préciser certaines circonstances essentielles (notamment en

ne fournissant pas la liste de la structure du commandement du service

d'ordre jusqu'au sommet ; en ne précisant pas les critères de sélection des

agents pouvant être déployés lors d'opérations de maintien et de

rétablissement de l'ordre public ; en ne produisant pas les documents

attestant de la carrière des carabiniers concernés (fogli matricolari) ; en

omettant de soumettre les ordres que le fonctionnaire de police Lauro et les

officiers responsables de la compagnie ont reçus de leurs supérieurs ; en ne

fournissant aucune indication quant à l'identité de la personne qui a ordonné

l'attaque du cortège des manifestants « Tute bianche », attaque qui a précédé

les faits survenus place Alimonda ; en omettant de produire les

transcriptions des communications radio pertinentes).

268. Le Gouvernement observe qu'il a le droit « sacro-saint » de se

défendre et qu'en tout état de cause il a mis à la disposition de la Cour toutes

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82 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

les informations utiles. Quant aux informations concernant l'assaut contre le

cortège des « Tute bianche », il faut remarquer que cet épisode n'a pas de

rapport avec les événements au cœur de la requête.

269. La Cour rappelle qu'il est fondamental pour le bon fonctionnement

du système de recours individuel prévu par l'article 34 de la Convention que

les Etats fournissent toute l'aide nécessaire pour permettre un examen

effectif des requêtes (Tanrıkulu, précité, § 70). La non mise à disposition de

la Cour, sans explication valable, des informations pertinentes dont un Etat

dispose expose celui-ci non seulement à des conséquences quant au

bien-fondé des allégations de la partie requérante, mais aussi au constat de

non-respect de l'article 38 § 1 a) de la Convention. Les mêmes

conséquences s'appliquent à un Etat qui fournit des informations en retard

(Bazorkina c. Russie, no

69481/01, § 171, 27 juillet 2006).

270. En l'espèce, même si les informations fournies par le

Gouvernement ne couvrent pas de manière exhaustive les points énumérés

ci-dessus, la Cour estime que le caractère incomplet de ces informations ne

l'a pas empêchée d'examiner le cas d'espèce.

271. Dans ces circonstances, elle conclut que l'Etat défendeur n'a pas

manqué aux obligations découlant de l'article 38 de la Convention.

V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

272. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et

si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer

qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie

lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

273. Les requérants demandent à la Cour de leur accorder une somme

équitable pour le préjudice moral qu'ils ont subi. Ils s'en remettent à la

sagesse de la Cour et précisent que cette somme sera dévolue à une

fondation pour la défense des droits de l'homme qu'ils entendent créer en

mémoire de Carlo Giuliani.

274. Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux

requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre de la

satisfaction équitable.

275. Statuant en équité, la Cour alloue 15 000 euros (EUR) à

M. Giuliano Giuliani, 15 000 EUR à Mme

Adelaide Gaggio (épouse

Giuliani) et 10 000 EUR à Mme

Elena Giuliani.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE 83

B. Frais et dépens

276. Les requérants demandent à la Cour de statuer en équité pour leur

allouer une somme au titre des frais exposés dans le cadre de la procédure à

Strasbourg. Ils précisent que cette somme sera également dévolue à la

fondation pour la défense des droits de l'homme.

277. Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux

requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre des frais et

dépens.

278. En l'absence de justificatifs pertinents, la Cour rejette la demande

de remboursement des frais concernant la procédure à Strasbourg.

C. Intérêts moratoires

279. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires

sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale

européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la

Convention en son volet matériel pour ce qui est de l'usage excessif de la

force ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de

l'article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce qui est des

obligations positives de protéger la vie ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 2

de la Convention en son volet procédural ;

4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de

l'article 3 de la Convention ;

5. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle des

articles 6 et 13 de la Convention ;

6. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 38 de la

Convention ;

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84 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE

7. Dit, à l'unanimité,

a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à

compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à

l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. pour les requérants Giuliano Giuliani et Adelaide Gaggio :

– à chacun 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant

pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral et

ii. pour la requérante Elena Giuliani :

– 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à

titre d'impôt, pour dommage moral ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces

montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la

facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable

pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le

surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 25 août 2009,

en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence Early Nicolas Bratza

Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la

Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions dissidentes

suivantes :

– opinion en partie dissidente du juge Bratza à laquelle se rallie le

juge Šikuta ;

– opinion en partie dissidente commune des juges Casadevall et

Garlicki ;

– opinion en partie dissidente du juge Zagrebelsky.

N.B.

T.L.E

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 85

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE BRATZA À

LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ŠIKUTA

(Traduction)

1. Je partage l'avis de la majorité de la chambre selon lequel il y a eu en

l'espèce violation des obligations procédurales de l'Etat défendeur découlant

de l'article 2 de la Convention, pour les raisons exposées dans l'arrêt. Je ne

puis toutefois souscrire à l'avis de la majorité qu'il n'y a pas eu violation des

obligations matérielles de l'Etat au regard de la même disposition. A mes

yeux, le décès de Carlo Giuliani est le résultat d'un manquement des

autorités nationales à protéger son droit à la vie conformément aux

exigences de l'article en question.

i. L'obligation matérielle découlant de l'article 2

2. Les principes généraux régissant l'interprétation et l'application de

l'article 2 sont fidèlement exposés aux paragraphes 205 à 214 de l'arrêt de la

chambre. Je compléterai ce résumé en soulignant deux points.

Premièrement, l'article 2 contient, outre l'interdiction d'un recours à la force

qui n'est pas absolument nécessaire pour atteindre l'un des buts mentionnés

aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 2 de l'article, une obligation positive

pour l'Etat, en vertu de la première phrase de cet article, de protéger la vie.

Lorsque la force meurtrière a été utilisée dans le cadre d'une opération

policière ou militaire, il faut rechercher non seulement si le recours à cette

force était légitime mais aussi si l'opération litigieuse était encadrée par des

règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de

faire perdre la vie aux personnes concernées (voir, par exemple, Şimşek et

autres c. Turquie, nos

35072/97 et 37194/97, § 106, 26 juillet 2005).

Deuxièmement, la Cour a conscience du caractère subsidiaire de son rôle et

doit se montrer prudente avant d'assumer celui d'une juridiction de première

instance appelée à connaître des faits, lorsque les circonstances d'une affaire

donnée ne le lui commandent pas. Dans l'hypothèse où il y a eu une

procédure interne, il n'entre pas dans les attributions de la Cour de substituer

sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux nationaux, auxquels

il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Même si la

Cour n'est pas liée par les constatations de fait de ceux-ci, elle doit

normalement posséder des données convaincantes pour pouvoir s'en écarter.

Elle doit toutefois se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont

alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention, même si des

procédures et des enquêtes ont déjà eu lieu au niveau interne (Şimşek et

autres, précité, § 102).

3. S'appuyant sur les conclusions factuelles du procureur et de la juge

des investigations préliminaires, le Gouvernement estime qu'aucune

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86 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

violation matérielle de l'article 2 n'a été établie. Il argue tout d'abord qu'il

n'y a pas de lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et le décès de

Carlo Giuliani, la balle n'ayant selon lui atteint la victime que par un hasard

tout à fait exceptionnel et imprévisible. Le décès, dit-il, n'est pas le résultat

d'un recours intentionnel et direct de M.P. à une force potentiellement

meurtrière : M.P. aurait tiré en l'air et le lien de causalité entre son action et

les effets de cette action aurait été rompu par la collision imprévisible et

incontrôlable entre la balle et une pierre, ce qui aurait modifié la trajectoire

du projectile. Ensuite, le Gouvernement affirme que même dans l'hypothèse

où il existerait un lien de causalité et où la responsabilité de l'Etat se

trouverait dès lors engagée, le recours à la force meurtrière pour protéger les

passagers de la jeep contre une violence illégale était « absolument

nécessaire » et « proportionné ». Enfin, le Gouvernement soutient qu'il n'y a

eu de la part des autorités nationales aucun manquement à protéger le droit à

la vie de Carlo Giuliani en conséquence d'une mauvaise planification des

opérations ayant abouti au décès, les autorités ayant fait tout ce qui était en

leur pouvoir pour empêcher une manifestation pacifique de dégénérer en

violence.

4. La parquet a expressément examiné l'hypothèse de la rupture de la

chaîne de causalité et a explicitement rejeté cette théorie, considérant que la

collision entre la balle et la pierre n'était pas de nature à rompre le lien de

causalité entre l'acte de M.P. et le décès de Carlo Giuliani, la véritable

question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime défense

(paragraphe 83 de l'arrêt). La juge des investigations préliminaires ne s'est

pas penchée sur cette théorie. Même si dans sa décision elle a mentionné la

déviation de la balle comme étant un « facteur absolument imprévisible » et

le décès de Carlo Giuliani comme étant résulté d'une « tragique fatalité », il

ressort clairement du contexte qu'elle n'insinuait pas qu'il y avait eu rupture

du lien de causalité mais se demandait si les conditions de l'article 53 du

code pénal étaient remplies et si dans les circonstances de l'espèce l'usage

par M.P. de son arme à feu avait constitué une réaction nécessaire et

proportionnée.

5. Que la thèse du Gouvernement soit ou non étayée par le raisonnement

de la juge des investigations préliminaires, je ne puis absolument pas

souscrire à l'argument selon lequel la déviation de la trajectoire de la balle

après collision avec une pierre ou un autre objet solide était de nature à

rompre le lien de causalité et donc à dégager l'Etat de sa responsabilité

quant au décès. Pour rompre une chaîne de causalité, la cause nouvelle doit

à mon sens être suffisamment puissante et inattendue pour que la conduite

de la personne concernée ne puisse en aucun cas passer pour une cause mais

tout au plus pour un élément de l'ensemble des circonstances de l'affaire. Si

le facteur en question pouvait raisonnablement être prévu, il ne peut en soi

être considéré comme un novus actus interveniens – un événement

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 87

nouveau – rompant le lien de causalité et isolant l'acte initial du résultat

final.

6. Les circonstances de l'espèce sont à mon avis très éloignées de celles

d'un véritable novus actus. L'acte de M.P., c'est-à-dire le fait de prendre un

pistolet chargé et de tirer, était foncièrement dangereux. M.P. était tapi sur

le plancher de la jeep. La jeep était encerclée par une foule de manifestants

qui la bombardaient de pierres et d'autres projectiles et qui étaient

suffisamment proches pour pouvoir enfoncer une planche et un extincteur

par la lunette arrière brisée et pour blesser M.P. La visibilité de M.P. depuis

l'arrière de la jeep était voilée (selon son propre récit, il savait que des

« centaines de manifestants » entouraient la jeep, mais au moment où il a

tiré il n'y avait personne en vue et il n'avait remarqué la présence de Carlo

Giuliani derrière la jeep ni avant ni après le coup de feu). De plus, les

photographies prises au moment des faits montrent clairement qu'à un

moment donné M.P. a pointé le pistolet horizontalement en direction des

manifestants afin de se protéger des agresseurs. Même si, comme l'ont jugé

les tribunaux nationaux, l'arme était dirigée vers le haut lorsque M.P. a tiré,

il y a eu à tout le moins – comme l'a estimé la juge des investigations

préliminaires – un risque que la balle n'atteigne l'une des personnes

présentes. A mon avis, il était aussi clairement prévisible que, même si la

balle ne touchait directement aucun des manifestants, elle risquait

néanmoins de ricocher sur l'un des projectiles lancés ou brandis par les

manifestants et ainsi de tuer ou de blesser grièvement quelqu'un. Les

requérants maintiennent que la balle n'a jamais heurté de pierre et que

d'après les éléments photographiques et autres, loin de tirer en l'air M.P. a

tiré directement vers Carlo Giuliani en visant du haut vers le bas.

Cependant, même si l'on admet les faits tels qu'établis par le parquet et la

juge, la déviation de la balle après collision avec une pierre ne peut, vu les

circonstances, être considérée comme un élément extraordinaire et

imprévisible au point de rompre le lien de causalité.

7. La juge des investigations préliminaires a estimé non seulement que

l'usage d'une arme par M.P. avait été justifié au regard de l'article 53 du

code pénal, car nécessaire pour repousser un acte de violence, mais aussi

que la mort de Carlo Giuliani était résultée d'un acte légitime d'une personne

qui avait voulu se défendre ou défendre autrui, au sens de l'article 52 du

code, le tir ayant été à la fois « nécessaire » et « proportionné » à la menace.

Selon les requérants, les conclusions de la juge ne forment pas une base

solide permettant de conclure que les exigences de l'article 2 § 2 de la

Convention ont été satisfaites : à leurs yeux, les critères relatifs à l'usage des

armes à feu posés par l'article 53 du code pénal – disposition datant des

années 1930 – ne correspondent pas aux normes internationales modernes

reconnues, notamment aux Principes de base de l'ONU sur le recours à la

force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des

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88 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

lois, déjà évoqués dans la jurisprudence de la Cour ; de plus, les notions de

« nécessité » et de « proportionnalité » contenues à l'article 52 du code

pénal n'équivaudraient pas à la formule « absolument nécessaire » figurant à

l'article 2 § 2 ou aux termes « absolument inévitable pour protéger des vies

humaines » ou « strictement proportionné [aux circonstances] », utilisés

dans la jurisprudence de la Cour relative à cet article. Les requérants se

fondent également sur les lacunes de l'enquête elle-même, examinées dans

le cadre des obligations procédurales de l'Etat découlant de l'article 2. En

outre, ils contestent en tout état de cause la conclusion de la juge selon

laquelle M.P. a agi en état de légitime défense, arguant que vu les

circonstances de l'affaire les occupants de la jeep n'étaient pas confrontés à

un danger mortel justifiant le recours à la force meurtrière, dès lors qu'ils se

trouvaient dans un véhicule solide et étaient protégés par un bouclier, des

gilets pare-balles et des casques, qu'il y avait relativement peu de

manifestants, lesquels n'étaient pas munis d'armes meurtrières, que les

blessures de M.P. et de D.R. étaient sans gravité et que de nombreux autres

policiers et carabiniers étaient à proximité immédiate de la jeep et pouvaient

leur venir en aide si nécessaire.

8. Je ne suis pas sûr que la Cour doive rejeter ou traiter avec

circonspection les conclusions de la juge des investigations préliminaires

pour l'un ou l'autre des motifs invoqués par les requérants. Ainsi que la Cour

l'a dit précédemment, la Convention n'oblige pas les Parties contractantes à

incorporer ses dispositions dans leur système national, et le rôle de la Cour

ne consiste pas à examiner dans l'abstrait la compatibilité des dispositions

législatives ou constitutionnelles internes avec les exigences de la

Convention (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 153,

série A no 324). Bien que le critère pertinent de la « nécessité absolue », tiré

de l'article 2 § 2 de la Convention, paraisse de prime abord plus strict que

celui prévu en droit interne, je trouve que la différence entre les deux n'est

pas bien grande en l'espèce. Objectivement, il ressort de la décision de la

juge qu'un strict critère de nécessité a été appliqué, la juge ayant conclu non

seulement que l'usage de l'arme à feu avait été en l'espèce « absolument

indispensable » mais aussi que le fait de tirer avait constitué un acte

proportionné compte tenu des circonstances de l'affaire – en ce que c'était le

seul moyen dont disposait M.P. pour se protéger et protéger son collègue

contre les actes extrêmement violents dirigés contre eux –, et qu'en tirant en

l'air M.P. avait essayé de réduire autant que possible les risques pour les

agresseurs.

9. Il est vrai qu'il y a eu dans les mesures d'enquête des lacunes qui ont

abouti à la décision de clore l'enquête pénale relative à M.P. et à F.C.,

lacunes dont la majorité de la Cour a jugé qu'elles avaient donné lieu à la

violation des obligations procédurales de l'Etat en vertu de l'article 2. En

dépit de ces carences, le parquet et la juge des investigations préliminaires

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 89

semblent avoir étudié de manière approfondie les circonstances dans

lesquelles M.P. a fait feu. En particulier, tant le parquet que la juge ont

examiné avec minutie les éléments de preuve dont ils disposaient –

témoignages oculaires et expertises – avant de conclure que M.P. avait agi

en état de légitime défense. De plus, la juge a pleinement motivé sa décision

d'écarter la version différente des requérants quant à la manière dont la balle

avait atteint Carlo Giuliani mais aussi leur demande de complément

d'enquête.

10. Il reste à savoir si la conclusion des autorités judiciaires nationales

selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense peut se justifier au vu

des éléments dont dispose la Cour. L'argument des requérants consistant à

dire qu'il n'a pas été démontré objectivement que les manifestants

menaçaient la vie des occupants de la jeep et qu'en conséquence on ne peut

affirmer que M.P. a agi en état de légitime défense revient à mon sens à

imposer un critère trop strict. La jurisprudence de la Cour a établi que la

question de savoir si l'usage de la force était absolument nécessaire pour

assurer la défense d'une personne contre une violence illégale doit être

appréciée à la lumière non seulement de la situation prise globalement mais

aussi de la perception subjective de la personne qui a eu recours à la force

meurtrière à un moment donné. Ainsi, le recours à la force pour atteindre

l'un des objectifs énoncés à l'article 2 § 2 de la Convention peut se justifier

au regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête

considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des

événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire

« imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une

charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle

d'autrui » (McCann et autres, précité, § 200 ; Bubbins c. Royaume-Uni,

no 50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005-II). Dans le même ordre d'idées, la

Cour a déclaré qu'elle ne saurait substituer sa propre appréciation de la

situation à celle d'un agent chargé de l'application des lois qui a dû réagir,

dans le feu de l'action, à un danger pour sa propre vie ou celle d'autrui.

11. En dépit des divers éléments qui selon les requérants font douter de

la réalité et de la gravité du danger couru par les passagers de la jeep, je ne

vois aucune raison de remettre en cause la conclusion des autorités

judiciaires nationales, à savoir que l'impression de M.P. selon laquelle sa

propre vie et celle de D.R. étaient menacées reposait sur de bonnes raisons

et que le coup de feu n'a pas en soi donné lieu à une violation de l'article 2.

Je peux également admettre l'avis du parquet et de la juge des investigations

préliminaires – fondé sur les éléments dont ils disposaient, notamment le

rapport d'autopsie – selon lequel la marche arrière de F.C. sur le corps de

Carlo Giuliani n'a pas causé de lésions internes et n'a pas contribué au

décès, lequel est résulté exclusivement de la blessure par balle à la tête.

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90 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

12. Il reste toutefois à déterminer si les mesures d'organisation et de

contrôle des opérations ayant abouti à la situation de crise dans laquelle

M.P. s'est retrouvé et a recouru à la force meurtrière ont respecté l'obligation

en vertu de l'article 2 de protéger le droit à la vie (McCann et autres, précité,

§§ 200 et 201). C'est sur cet aspect que je m'écarte du point de vue

majoritaire de la Cour. Il s'agit du reste d'une question sur laquelle les

enquêtes du parquet et de la juge des investigations préliminaires, qui se

sont limitées à examiner la responsabilité pénale de M.P. et de F.C., ne sont

pas d'un grand secours. Ni le parquet ni la juge n'ont réellement étudié la

planification générale des opérations de sécurité ou l'opération particulière

qui a plus directement mené au « naufrage » de la jeep où se trouvait M.P.,

place Alimonda, et débouché sur la mort de Carlo Giuliani. Les requérants

critiquent sévèrement ces deux aspects. Concernant la planification

générale, les critiques visent plus particulièrement certains éléments : la

modification des plans, le 19 juillet 2001 – veille des événements –, qui

semble avoir donné aux carabiniers une fonction dynamique alors

qu'auparavant ils étaient censés rester essentiellement statiques, changement

qui n'a été communiqué qu'oralement aux chefs, dont M. Lauro, lequel n'en

a eu connaissance qu'au matin du 20 juillet ; le fait que les carabiniers

n'aient pas été convenablement informés d'un autre changement dans l'ordre

de service du 19 juillet 2001, à savoir la décision d'autoriser le cortège des

« Tute bianche » ; la sélection et la formation des effectifs, l'argument

avancé étant que les carabiniers étaient commandés par des personnes qui

avaient de l'expérience dans le domaine des missions de police militaire

internationale à l'étranger mais pas en matière de maintien et de

rétablissement de l'ordre public ; le choix des armes confiées aux

carabiniers, à savoir des armes à feu dotées de balles de plomb et non de

balles de caoutchouc ; enfin, le système de communication choisi, qui

permettait uniquement les échanges avec les centres de commandement de

la police et des carabiniers mais non les contacts radio directs entre policiers

et carabiniers. Le Gouvernement estime que des erreurs ou

dysfonctionnements éventuels dans la planification, la direction ou la

conduite des opérations de sécurité ne sauraient passer pour être directement

à l'origine du drame survenu place Alimonda. Je doute fort que cela soit

vrai, du moins en ce qui concerne le manquement à informer adéquatement

les carabiniers que le cortège des « Tute bianche » avait été autorisé. A

supposer que l'on puisse affirmer que la planification générale de l'ensemble

des opérations de sécurité n'a pas eu d'effet direct sur les événements ayant

conduit au décès de Carlo Giuliani, on ne peut à mon avis en dire autant de

la gestion et du contrôle des événements survenus juste avant que la jeep ne

se retrouve coincée sur la place.

13. La lumière a été faite sur ces événements grâce aux témoignages

livrés lors du « procès des 25 » et au jugement rendu dans cette affaire par le

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 91

tribunal de Gênes à la date du 13 mars 2008. En résumé, les éléments dont

dispose la Cour, notamment ledit jugement, font ressortir les faits suivants :

i. Vers 14 h 50, le cortège des « Tute bianche » arriva rue Tolemaide.

Peu après, les carabiniers du bataillon Lombardia l'attaquèrent à l'aide de

gaz lacrymogène et de matraques, ignorant apparemment que le cortège

avait été autorisé par l'ordre de service modifié de la veille. En réaction, les

manifestants commencèrent à lancer des bouteilles de verre et des

conteneurs à déchets vers les forces de l'ordre. Des véhicules blindés

conduits par des carabiniers arrivèrent à grande vitesse et défoncèrent les

barricades mises en place par les manifestants. Peu avant 15 h 30, la

centrale opérationnelle ordonna aux carabiniers de se retirer et de laisser

passer le cortège des « Tute bianche ». Certains manifestants organisèrent

une violente riposte, incendiant l'un des blindés. Le tribunal de Gênes a jugé

que jusqu'à 15 h 30 la conduite des carabiniers avait été illégale et arbitraire

et avait justifié la résistance des manifestants. Il a cependant estimé que le

comportement de ceux-ci après le retrait des carabiniers n'était plus justifié

dès lors que l'assaut illégal et arbitraire des carabiniers avait cessé ; en

conséquence, même si les manifestants avaient gardé le sentiment d'avoir

été victimes d'abus et d'injustices, leur conduite ne pouvait plus à ce stade

passer pour défensive mais devait plutôt être considérée comme motivée par

un désir de vengeance.

ii. Durant ces événements, et après une confrontation avec des

manifestants, un contingent de la compagnie ECHO, dont M.P. faisait

partie, se retira dans le calme relatif de la place Alimonda et s'y réorganisa.

A un moment donné, le contingent fut rejoint par les deux jeeps Defender,

l'une affectée à la compagnie ECHO et l'autre au lieutenant colonel Truglio.

Aucun des deux véhicules n'était blindé ni muni de grilles de protection au

niveau des vitres latérales arrière ou de la lunette arrière. Selon le

Gouvernement, la jeep de la compagnie ECHO conduite par F.C. n'était pas

employée dans les opérations de maintien de l'ordre – pour lesquelles on

utilisait des véhicules blindés d'un autre type – mais servait uniquement au

soutien logistique ; toujours selon le Gouvernement, la jeep avait été

envoyée place Alimonda afin d'y récupérer M.P. et D.R., qui étaient

souffrants à cause de leur exposition prolongée au gaz lacrymogène. Le

capitaine Cappello autorisa M.P. et D.R. à monter dans le véhicule. Selon

des éléments de preuve non contestés, M.P. était jeune et inexpérimenté –

en service comme carabinier auxiliaire depuis environ dix mois – et de plus

il souffrait des effets du gaz lacrymogène, montrait des signes d'intolérance

au masque à gaz, avait du mal à respirer et était extrêmement nerveux.

Selon le capitaine Cappello, il était inapte à poursuivre son service et était

psychologiquement « à plat » et « épuisé ». M. Cappello avait retiré à M.P.

le lance-lacrymogènes et la besace contenant les engins lacrymogènes mais

ne lui avait pris ni son arme ni ses munitions. En dépit de ses difficultés

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92 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

respiratoires et de sa nervosité, M.P. n'avait pas reçu de soins médicaux

alors que, selon le Gouvernement, c'était là le but avoué de l'envoi de la jeep

vers la place Alimonda. M.P. a dit lui-même ne pas avoir compris pourquoi

on ne l'avait pas conduit à l'hôpital. Au lieu de cela, il était resté à l'arrière

de la jeep avec D.R., lequel souffrait également de tension nerveuse et des

effets du gaz lacrymogène.

iii. Vers 17 h 20, le contingent de la compagnie ECHO, constitué de

cinquante à cent hommes, reçut de M. Lauro l'ordre de remonter la rue

Caffa vers la rue Tolemaide, afin d'aider à affronter certains manifestants

qui avaient adopté une attitude très agressive et avaient placé des conteneurs

à déchets au croisement avec la rue Caffa. Le capitaine Capello a déclaré

plus tard que cet ordre l'avait rendu perplexe, compte tenu du nombre et de

l'état d'épuisement des hommes dont il disposait et de l'absence totale de

véhicules blindés pour protéger ceux-ci. Comme les requérants l'ont

souligné, ces propos cadrent mal avec l'affirmation de M. Lauro selon

laquelle, avant d'avancer vers la rue Tolemaide, il aurait demandé au

capitaine Capello si ses hommes étaient en état de faire face à la situation et

aurait reçu une réponse affirmative.

iv. Les deux jeeps Defender, dont l'une avait toujours à son bord M.P. et

D.R., suivirent les membres de l'unité qui remontaient à pied la rue Caffa,

munis de masques à gaz et de boucliers. Nul ne sait précisément qui, le cas

échéant, en a donné l'ordre. F.C., le conducteur de la jeep attribuée à la

compagnie ECHO, a déclaré lors du « procès des 25 » qu'il avait eu pour

mission de « fermer la marche de ses collègues à pied ». Le sous-lieutenant

Zappia, adjoint du capitaine Cappello, a assuré que les deux jeeps s'étaient

déplacées ensemble pour éviter de se retrouver isolées et que des

instructions avaient été reçues du capitaine Cappello et de M. Lauro, qui

étaient en tête du contingent. Or, MM. Lauro et Cappello ont tous deux nié

s'être jamais aperçu que les jeeps suivaient l'unité. M. Lauro a dit que les

jeeps n'auraient pas dû être là. Le capitaine Cappello a quant à lui affirmé

que s'il avait su qu'elles suivaient, il les aurait « renvoyées sans détours » :

selon lui, les véhicules n'avaient reçu de lui aucune instruction de suivre le

contingent en marche car cela aurait été « du suicide », tout véhicule qui se

déplace avec un contingent devant être blindé pour pouvoir fournir le

soutien nécessaire. M.P. lui-même a déclaré qu'il n'avait pas compris

pourquoi la jeep avait suivi le contingent de la compagnie ECHO au lieu de

le conduire à l'hôpital.

v. Rue Tolemaide, le contingent fit l'objet d'une forte riposte de

manifestants qui, abrités derrière une barricade de conteneurs, jetaient aux

carabiniers des pierres et d'autres projectiles. Le contingent fut contraint à

un repli désordonné vers la place Alimonda, laissant derrière lui les deux

jeeps exposées et non protégées. Les véhicules firent marche arrière. En

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 93

essayant de faire demi-tour pour battre en retraite, la jeep conduite par F.C.

heurta un conteneur à déchets renversé, qui la bloqua ; le moteur cala. Le

véhicule fut immédiatement suivi et encerclé par des manifestants qui,

armés de pierres, de bâtons, de barres de fer et d'autres objets, attaquèrent

les deux passagers qui se trouvaient à l'arrière. Il est malaisé de déterminer

où étaient les autres membres du contingent durant l'assaut de la jeep ayant

abouti au décès de Carlo Giuliani. Le Gouvernement a affirmé qu'au

moment des faits il y avait approximativement cinquante carabiniers à

quelque 150 mètres de la jeep et une « brigade volante » de la Polizia dello

Stato postée place Tommaseo, à 250 mètres environ. Il a également été dit

qu'aucun appel à l'aide n'avait été adressé à la centrale opérationnelle. Ces

informations sont contestées par les requérants, selon lesquels, d'après les

documents photographiques et le rapport sommaire, le lieutenant Truglio

était à 10 mètres environ de la place Alimonda et le reste de la compagnie

ECHO – soit une centaine d'hommes – un peu plus loin, ce que corroborent

les témoignages livrés lors du « procès des 25 » par l'officier Mirante et le

sous-lieutenant Zappia, qui ont estimé que les jeeps se trouvaient

respectivement à 30 et 20 mètres d'eux. Ce qui est clair et incontesté, c'est

que les membres de la compagnie ECHO et la police n'ont rien fait pour

venir en aide à la Defender, qui était l'objet d'un violent assaut et qui avait à

son bord deux personnes diminuées et vulnérables, tapies à l'arrière,

situation dans laquelle il existait un réel danger de mort non seulement pour

les carabiniers eux-mêmes mais aussi pour les manifestants dans l'hypothèse

où les carabiniers étaient forcés d'utiliser leurs armes pour se défendre.

14. La majorité de la chambre admet que la gestion des opérations par

les autorités nationales soulève un certain nombre de questions, auxquelles

n'ont permis de répondre ni l'enquête menée au niveau interne ni les autres

éléments dont dispose la Cour. La majorité estime toutefois qu'il faut tenir

compte du fait que les événements en cause se sont produits en un court laps

de temps et au terme d'une longue journée d'opérations de maintien de

l'ordre, journée durant laquelle les services chargés de l'application des lois

ont été mis à rude épreuve face à des situations dangereuses où tout se

précipitait. La majorité déclare également que la charge contre les

manifestants ordonnée par M. Lauro était le résultat d'une décision

opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de

l'évolution de la situation, et qu'il était impossible de prévoir les événements

de la place Alimonda. Plus généralement, la majorité estime que, vu

l'absence d'une enquête nationale à ce sujet, la Cour est dans l'impossibilité

d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les défaillances qui ont

pu entacher la préparation et la conduite de l'opération de maintien de

l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.

15. Je ne conteste pas que la décision de recourir à la compagnie ECHO

pour charger les manifestants était justifiée sur le plan opérationnel. Ce qui

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94 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

en revanche soulève de sérieuses questions, c'est le fait que les deux jeeps –

dont l'une avait à son bord un carabinier armé et diminué physiquement et

psychologiquement – aient été autorisées à suivre l'unité et à participer à

une opération pour laquelle elles n'étaient manifestement pas équipées. Si

les faits précis qui se sont produits place Alimonda ne pouvaient être

prévus, il était à mon sens parfaitement prévisible que, dans la situation très

tendue qui prévalait à ce moment et en ce lieu, la vie des occupants de la

jeep et celle des manifestants étaient menacées. Pour la même raison, et

même si la Cour a hélas été privée du bénéfice des conclusions d'une

enquête interne effective sur les faits ayant abouti au décès, je ne peux

admettre qu'aucun lien ne puisse être établi entre, d'une part, les carences du

contrôle et de la gestion des faits survenus juste avant les déboires de la

Defender et, d'autre part, la mort de Carlo Giuliani.

16. Concernant le premier élément d'appréciation invoqué par la

majorité de la Cour, je tiens à dire que je suis bien conscient des grandes

difficultés rencontrées par les autorités nationales dans la planification et la

conduite d'une vaste opération de sécurité lors du sommet du G8, lequel a

été le théâtre de graves troubles et d'actes extrêmement violents. J'ai

également à l'esprit la mise en garde du Gouvernement contre le fait de

substituer son propre avis sur la bonne manière de gérer les opérations à

celui des responsables qui se trouvaient sur place, et je n'oublie pas qu'il est

risqué de s'appuyer sur la sagesse rétrospective. Cependant, même si l'on

tient compte des problèmes auxquels les autorités ont dû faire face, les

circonstances décrites révèlent à mon sens un grave et préoccupant manque

de coordination et de contrôle effectif sur les opérations de sécurité de

l'après-midi du 20 juillet, lacunes qui sont directement à l'origine de la

situation dans laquelle M.P., jeune carabinier inexpérimenté, blessé, non

protégé et paniqué, a eu recours à une force meurtrière ayant entraîné un

tragique décès. A mes yeux, ces défaillances de la part des personnes

responsables de la planification et du contrôle des opérations s'analysent en

un manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani, et donc en une

violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel.

ii. L'obligation procédurale découlant de l'article 2

17. Le Gouvernement insiste sur le fait que, puisque toutes erreurs ou

carences éventuelles dans la planification et la conduite des opérations n'ont

eu aucun effet direct sur l'origine des événements de la place Alimonda, il

était superflu et étranger à la compétence des autorités judiciaires italiennes

ayant examiné la responsabilité pénale de M.P. et de F.C. d'étendre leurs

investigations aux autorités supérieures de la police ou d'apprécier la

responsabilité d'autres personnes. Pour les raisons exposées plus haut, je ne

suis pas convaincu que les erreurs et défaillances dans la conduite des

opérations soient dépourvues de lien étroit avec les événements qui ont

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 95

débouché sur le décès de Carlo Giuliani. Les obligations procédurales

pesant sur l'Etat en vertu de l'article 2 exigent que les actions de l'Etat ayant

mené à l'usage de la force meurtrière soient soumises à une forme d'enquête

indépendante et publique propre à déterminer si le recours à la force était

justifié dans les circonstances particulières d'une affaire. Le cas échéant,

l'enquête doit également être susceptible d'examiner toute déficience du

système ayant pu aboutir à un décès, par exemple dans la planification

d'opérations de police (McCann et autres et Şimşek et autres, arrêts

précités). Dans le contexte propre à l'espèce, j'estime que l'article 2 exigeait

une enquête effective portant non seulement sur l'éventuelle responsabilité

pénale de M.P. ou de F.C., mais aussi sur la planification et la conduite des

opérations ayant mené au décès, de manière à faire jouer pleinement

l'obligation des agents de l'Etat de rendre des comptes quant aux

circonstances ayant abouti au décès. Etant donné que pareille enquête n'a

pas été menée, il y a eu, comme l'a jugé la majorité, violation des exigences

procédurales de l'article 2 pour ce motif également.

18. Etant parvenu à cette conclusion, j'ai estimé qu'il n'était pas

nécessaire d'examiner séparément le grief des requérants tiré des articles 6

et 13 de la Convention. En outre, je partage globalement l'avis de la

chambre selon lequel il n'y a pas eu manquement de l'Etat défendeur à

satisfaire à ses obligations découlant de l'article 38 de la Convention.

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96 ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX

JUGES CASADEVALL ET GARLICKI

1. Dans cette affaire, certes déplorable, la majorité a conclu à la violation

de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural. Nous ne saurions

souscrire à cette conclusion.

2. D'emblée, nous tenons à marquer notre accord partiel avec

l'observation de caractère général du juge Zagrebelsky, notre collègue, en ce

qui concerne l'exposé de faits figurant dans l'arrêt. Celui-ci est

excessivement long et comporte des antécédents non nécessaires, voire

inutiles, pour l'essentiel des questions à résoudre en l'espèce.

3. Nous adhérons par ailleurs à l'exposé des faits et aux conclusions de la

juge des investigations préliminaires en date du 5 mai 2003, notamment sur

les points relatifs au lien de causalité entre le tir de M.P. et la mort de Carlo

Giuliani, ainsi que sur la situation d'extrême violence envers les carabiniers

qui a prévalu dans les lieux et les circonstances de l'affaire et qui permet de

neutraliser la responsabilité pénale de M.P. Celui-ci a fait un usage légitime

des armes pour repousser une violence ou vaincre une résistance à l'autorité

(cas prévus à l'article 53 du code pénal) et, en tout état de cause, confronté à

une situation d'extrême violence qui menaçait directement son intégrité

physique, a agi en situation de légitime défense (paragraphe 2 a) de l'article

2 de la Convention).

4. Une fois admis qu'il n'y a pas eu un usage disproportionné de la force

(paragraphe 227) ni de manquement à l'obligation positive de protéger la vie

de Carlo Giuliani (paragraphe 243 de l'arrêt), il ne reste plus que la question

des obligations procédurales. La majorité conclut à la violation de l'article 2

sous son volet procédural en se basant essentiellement sur les deux points

suivants :

a) le caractère prétendument « superficiel » du rapport d'autopsie,

combiné avec l'observation d'un fragment métallique fiché dans la tête de

la victime et la restitution du corps à la famille en vue de son incinération

(paragraphes 247 à 251) et

b) l'absence d'un examen du contexte général – enquête au niveau

national – qui eût permis de déterminer si les opérations de maintien de

l'ordre avaient été planifiées de façon à éviter l'incident (paragraphes 252

et 253).

5. Sur le premier point, nous estimons qu'après le constat du lien de

causalité entre l'action du tireur et l'effet produit, ainsi que de la réalité de la

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 97

mort de la victime, nulle autre autopsie n'était vraiment nécessaire afin

d'établir la vérité (si ce n'est pour l'intérêt médicolégal et de police

scientifique). En effet, Carlo Giuliani a été tué par M.P., qui a avoué avoir

tiré deux coups de feu, dans des conditions ayant résulté des faits.

Pour trancher la question qui nous est posée, peu importent les

éventuelles informations supplémentaires qui auraient pu être obtenues sur

le fragment métallique, la distance, la trajectoire, l'angle de tir ou l'éventuel

impact de la balle avec une pierre ou un autre objet intermédiaire. Des telles

informations n'auraient à notre avis rien changé aux éléments essentiels du

drame, à savoir : l'auteur des tirs, la victime et la cause du décès. Le corps

du défunt n'a été remis à la famille qu'après l'autopsie et c'est à sa demande

que le parquet, n'ayant pas de raison impérieuse, présente ou prévisible de

refuser une telle demande, et pour éviter de prolonger inutilement le

désarroi de la famille, a autorisé l'incinération. Les proches du défunt

savaient que l'incinération est un mode de destruction irréversible et que

toute autopsie ultérieure serait désormais impossible.

6. Sur le deuxième point, nous ne voyons pas de rapport entre une

enquête au « niveau national » visant à l'examen de l'organisation et de la

gestion de l'ensemble des opérations de maintien de l'ordre pour le sommet

du G8 à Gênes, et l'incident concret, ponctuel et de courte durée qui s'est

produit place Alimonda le 20 juillet 2001. La majorité reconnaît que la

charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro « était le résultat d'une

décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en

fonction de l'évolution de la situation » et elle ajoute qu'« [i]l était dès lors

impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits (...).

Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de Carlo

Giuliani a été relativement bref » (paragraphe 238) ; en effet, l'incident s'est

déroulé entre 17 heures et 17 heures 27 (paragraphes 17 et 29) et « les

circonstances ayant entouré la mort » (paragraphe 252) ne laissent aucun

doute.

7. Partant, avec le bénéfice du recul, nous estimons que l'enquête menée

pas les autorités italiennes dans cette regrettable affaire a été suffisante,

effective et contradictoire, conformément aux obligations positives

incombant à l'Etat, et qu'aucune violation procédurale de l'article 2 de la

Convention n'est imputable à l'Etat défendeur.

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 98

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE

DU JUGE ZAGREBELSKY

Je regrette de ne pouvoir partager l'opinion de la majorité de la chambre,

qui a conclu à la violation de l'article 2 de la Convention sous son volet

procédural.

1. J'expliquerai ci-après mon opinion dissidente, mais une prémisse

générale est nécessaire, concernant l'arrêt dans son ensemble et, plus

particulièrement, sa partie en fait. A mon avis, l'exposé des faits s'étend sur

la narration d'antécédents dont la Cour elle-même est consciente de

l'inutilité aux fins des questions à trancher (voir le paragraphe 235). Il s'agit

de la description et de l'évaluation d'événements hautement controversés au

niveau national et qui n'ont pas encore fait l'objet de jugements définitifs des

tribunaux internes. Le risque d'une lecture partisane de l'arrêt aux fins des

tensions que suscitent toujours en Italie les événements en cause n'est pas

exclu, et se trouve même aggravé par le retard avec lequel la décision de la

Cour arrive (sept ans après l'introduction de la requête).

2. Je partage l'opinion de la majorité de la chambre, qui n'a pas décelé de

violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel. A mon avis, il

n'y a aucune raison de se départir des conclusions du jugement rendu à

l'issue d'une enquête qui a éclairci, autant qu'il était possible, les événements

en question.

La juge, sur la base du rapport collégial des experts et des autres preuves

(vidéos, témoignages) dont elle disposait, a admis que le tir allait vers le

haut et que la trajectoire de la balle avait été déviée par l'impact avec une

pierre ou un objet similaire.

Il me semble que, dans le contexte de l'agression violente qu'il a subie

avec ses collègues, le tireur a eu une réaction justifiée au sens du

paragraphe 2 a) de l'article 2 de la Convention.

Nul doute que l'agression était très grave et qu'elle a dû paraître

gravissime aux occupants de la jeep, encerclée par plusieurs manifestants

qui étaient armés de bâtons, de poutres et de pierres, et qui avaient cassé les

vitres du véhicule. L'un des assaillants a introduit une planche de bois dans

la jeep et a blessé un carabinier qui se trouvait à côté de l'auteur des coups

de feu. Les occupants ne pouvaient bouger à l'intérieur de la jeep. Peu avant,

un blindé des carabiniers avait été incendié par les manifestants. La crainte

d'être lynché était, vu les circonstances, plus que raisonnable.

Dans cette situation spécifique – soudaine et gravissime –, la réaction du

carabinier a consisté à tirer deux coups de feu vers le haut ; seul un hasard

exceptionnel et improbable a dévié la balle. On doit certes prendre en

considération l'anomalie imprévisible de la trajectoire de la balle (et les

conséquences mortelles du coup de feu qui, par ricochet, a touché la

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 99

victime), même si l'on admet que cette anomalie n'exclut pas le lien de

causalité.

Des tirs d'intimidation peuvent-ils être assimilés à l'usage de la force au

sens de l'article 2 § 2 a) de la Convention ? Il est clair en tout cas que leur

nature, au regard de leur nécessité et du but légitime poursuivi, doit être

prise en compte.

Dans l'arrêt Bakan c. Turquie (no 50939/99, §§ 55-56, 12 juin 2007), la

Cour a exclu la violation de l'article 2 de la Convention en tenant compte du

fait que la mort de la victime, tuée par une balle tirée par un gendarme,

« [était] le résultat de la malchance, la balle à l'origine de la blessure

mortelle ayant atteint la victime par ricochet » (voir aussi, mutatis mutandis,

Kathleen Stewart c. Royaume-Uni, no 10044/82, décision de la Commission

du 10 juillet 1984, Décision et rapports 39).

Sagesse et prudence conduisent normalement la Cour à adopter un critère

réaliste et à dire que la légitimité de l'usage de la force doit être appréciée au

regard de la situation telle qu'elle s'est présentée aux yeux des protagonistes

des événements, qui agissent dans le feu de l'action et dans la perception

honnête d'un danger pour leur propre vie ou celle des autres, même si par la

suite la situation peut être évaluée différemment. Une attitude différente de

la part de la Cour imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application

des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur

vie et de celle d'autrui (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 138-140,

CEDH 2005-II ; McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §

200, série A no 324 ; Makaratzis c. Grèce [GC], n

o 50385/99, § 66, CEDH

2004-XI ; Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, §§ 96-97, 13 mars

2007).

3. Le G8 de Gènes a vu se dérouler, d'une part une imposante

manifestation d'opposition pacifique et légale et, d'autre part, des actes de

violence extrême contre les biens et les personnes, organisés par des

groupes nombreux, armés de toutes sortes d'objets. En s'entremêlant,

manifestations et actes de violence ont rendu extrêmement difficile, voire

impossible, une gestion de l'ordre public ordonnée et planifiée à l'avance.

La majorité elle-même admet que « la charge ordonnée par le

fonctionnaire de police Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle

justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la

situation », que « les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations

de danger évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions

opérationnelles cruciales », qu'« [i]l était (...) impossible de prévoir à

l'avance les événements qui se sont produits place Alimonda » et que

« l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref »

(paragraphe 238 de l'arrêt). On ne voit pas, par conséquent, la pertinence des

questions concernant l'organisation, la planification et la gestion des

opérations de maintien de l'ordre public antérieures aux faits litigieux

(paragraphe 235). Et ce particulièrement si l'on tient compte, comme on doit

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le faire, de la situation d'encombrement et de violence qui prévalait dans la

zone, des priorités qui étaient celles des responsables des opérations et de

l'imprévisibilité de l'incident soudain.

En ce qui concerne les événements tels qu'ils se sont produits, ce qui est

pertinent c'est l'action du tireur dans le contexte du moment.

De plus, la Cour a dit plusieurs fois qu' « eu égard à la difficulté de la

mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l'imprévisibilité du

comportement humain et à l'inévitabilité de choix opérationnels en termes

de priorités et de ressources, il y a lieu d'interpréter l'étendue de l'obligation

positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à

celles-ci un fardeau insupportable » (voir, entre autres, Makaratzis précité, §

69).

La jurisprudence de la Cour offre nombre d'exemples où la Cour a décelé

des manquements ou des erreurs dans la planification et la direction de

l'action des forces de l'ordre et a dit, pour cette seule raison, qu'il y avait eu

violation de l'article 2. Il ressort de cette jurisprudence que la responsabilité

de l'Etat peut être engagée même dans le cas où aucune critique ne peut être

soulevée à propos de l'action ultime de l'agent qui a causé la perte d'une vie.

Cela dit, il est tout à fait évident que les circonstances propres à chaque

affaire sont différentes et que la jurisprudence dont il s'agit doit être maniée

avec discernement. Il suffit de comparer la présente affaire avec les cas

examinés par la Cour dans les arrêts McCann et autres (précité),

Andronicou et Constantinou c. Chypre (9 octobre 1997, Recueil des arrêts

et décisions 1997-VI), Makaratzis (précité), Natchova et autres c. Bulgarie

([GC], nos

43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), Şimşek et autres c.

Turquie (nos

35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005) et Erdoğan et autres c.

Turquie (no 19807/92, 25 avril 2006).

En l'espèce, le cadre et la cause des tirs du carabinier résident

exclusivement dans l'agression menée par le groupe de manifestants, dont la

victime elle-même faisait partie. Cela me conduit à dire qu'il serait injustifié

de fonder une conclusion de violation matérielle de l'article 2 sur

l'évaluation critique de la conduite des autorités à un moment ou à un autre

des événements qui ont marqué les manifestations contre le sommet du G8

de Gênes. A la lumière de ce que la majorité admet (paragraphe 238), seuls

me paraissent pertinents, dans la présente affaire, le contexte de la violente

agression, l'action du tireur et ses conséquences.

4. La position que je pense correcte aux fins de l'examen du grief

concernant l'article 2 sous son volet matériel amène une discussion parallèle

sur la question de la carence de l'enquête nationale, retenue par la majorité

du fait qu' « [à] aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte

général et de voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de

maintien de l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès

de Carlo Giuliani ». En particulier, l'enquête n'aurait « nullement visé à

déterminer les raisons pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses

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ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES 101

supérieurs de poursuivre son service en raison de son état physique et

psychique (...) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été

laissé en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep

privée de protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait

suivi » (paragraphe 252 de l'arrêt).

D'une part, il me semble que l'enquête menée par le parquet de Gênes a

bien abordé les éléments antérieurs aux tirs en cause. De ce fait, l'enquête

est allée bien au-delà du seul fait matériel des tirs de pistolet et du contexte

immédiat dans lequel ils se sont inscrits (la documentation rassemblée

pendant l'enquête, le contenu des témoignages, l'exposé des faits dans le

réquisitoire du ministère public et dans la décision du juge en sont la

preuve). Et cela est encore plus vrai s'agissant du « procès des 25 ».

D'autre part, pour les raisons déjà exprimées dans le cadre de l'examen

du volet matériel de l'article 2, l'efficacité de l'enquête en ce qui concerne le

décès en cause n'en a en rien pâti, puisque les faits indiqués au paragraphe

252 de l'arrêt ne concernent pas la question de savoir si en l'espèce la mort

infligée à la victime est justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 2 de

la Convention. La réponse à cette question est donnée par la majorité au

paragraphe 238.

5. Dans le raisonnement de la majorité, une autre défaillance de l'enquête

justifierait sa conclusion qu'il y a eu violation de l'article 2 en son volet

procédural. Il s'agit de la « superficialité » de l'autopsie, de l'incinération

inopportune du cadavre, du trop court délai laissé aux requérants pour

intervenir dans les opérations d'autopsie.

Concernant cette dernière remarque (paragraphe 248), il me semble

qu'elle ne tient pas compte du fait que l'autopsie est par sa nature même

urgente, ce qui laisse très peu de temps au parquet, à l'accusé et aux parties

lésées pour le choix de leurs experts. De toute façon, rien n'empêchait les

requérants de nommer un expert, de prendre contact avec les experts du

parquet et de voir le corps dans les heures suivantes avant de faire procéder

à l'incinération (autorisée le 23 juillet, soit deux jours après l'autopsie). La

possibilité de participer aux opérations des experts n'a par conséquent pas

été rendue trop difficile, voire impossible.

Le corps, après l'autopsie, a été rendu à la famille et, à la demande de

celle-ci, le parquet en a autorisé l'incinération. La majorité estime que le

parquet n'aurait pas dû donner son autorisation « bien avant de connaître les

résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un

délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le

parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie » (paragraphe

250).

Au moment où le parquet a autorisé la famille de la victime à disposer de

la dépouille et à la faire incinérer, aucune des raisons qui sont apparues par

la suite n'étaient présentes ou prévisibles (ne l'était certes pas la

« superficialité » du rapport des experts, lequel devait encore être rédigé) ;

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de plus, si les experts n'indiquent pas qu'ils ont encore besoin du cadavre, la

pratique constante et raisonnable veut que l'on épargne à la famille le

fardeau supplémentaire d'une attente prolongée.

Tout ce que l'on peut regretter a posteriori ne permet pas, à mon avis, de

mettre en cause ceux qui à l'époque ont raisonnablement cru pouvoir et

devoir répondre favorablement à la demande de la famille. Pour l'évaluation

des faits matériels objets d'une requête mais également en ce qui concerne

les décisions judiciaires de nature procédurale, le moment et cadre à prendre

en considération est celui où la décision a été (a dû être) prise (voir, mutatis

mutandis, R.K. et A.K. c. Royaume-Uni, no 38000/05, § 36, 30 septembre

2008).

J'en viens à la question de la « superficialité » de l'autopsie et du rapport

d'autopsie. Mentionnée par le parquet dans son réquisitoire, sans précisions,

pour justifier le temps pris par l'enquête (le parquet ayant dû ordonner une

autre expertise collégiale), elle renvoie à l'évidence au fait que les experts

n'ont pas récupéré le morceau du blindage de la balle que le scanner avait

mis en évidence, fiché dans la tête de la victime. L'expert Salvi s'est

expliqué à ce propos et l'arrêt du tribunal de Gênes dans le « procès des 25 »

en donne acte (page 389). L'expert a vu le fragment métallique dans les

reproductions tirées du scanner et a estimé qu'il ne s'agissait pas de la balle

mais d'un fragment très petit, le jugeant très difficile à récupérer dans la

masse cérébrale et inutile aux fins des examens balistiques. Cette

explication peut paraître insuffisante a posteriori, vu l'importance du fait

que le blindage de la balle s'était brisé, et que certains débris du blindage,

retrouvés dans la cagoule de la victime, portaient les traces d'un impact avec

un objet intermédiaire, amenant ainsi l'hypothèse d'une déviation de la

trajectoire du tir. On peut comprendre que les experts successifs aient pu,

par prudence, regretter l'indisponibilité du cadavre aux fins de leurs

examens, mais cela ne signifie pas que cet élément ait entaché l'enquête

dans son ensemble. En effet, le morceau de blindage non récupéré pouvait

uniquement confirmer l'hypothèse d'un impact avec un objet intermédiaire

(en cas de présence de traces de l'impact), mais nullement l'infirmer (en cas

d'absence de traces).

Tous les éléments pertinents et utiles pour évaluer le déroulement des

faits et les éventuelles responsabilités quant à la mort de la victime ont été

recherchés et examinés, autant qu'il était possible, pendant l'enquête. Celle-

ci doit donc, à mon avis, être jugée suffisante dans son ensemble au regard

des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la Convention.