Photo de couverture : © Maria Teijeiro - Getty Images

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charlotte Faraday

L’édition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaisechez Forever, an imprint of Grand Central Publishing,

sous le titre :THE SECRET OF ELLA AND MICHA

© 2012 by Jessica Sorensen.© Hachette Livre, 2014, pour la traduction française.

Hachette Livre, 43 quai de Grenelle, 75015 Paris.

ISBN : 978-2-01-204151-6

Ella

Le vent et la pluie me fouettent le visage et les cheveux. J’ai les bras grands ouverts. Je suiscapable de voler. J’en suis certaine. Ce n’est qu’une question de courage. Il ne me reste plus qu’àsauter de ce rebord étroit, et je m’envolerai dans la nuit noire. Comme un oiseau.

Alors, peut-être que je la rejoindrai.— Qu’est-ce que tu fous ? me demande Micha. Descends de là… Tu vas te faire mal.Sa voix est bien plus aiguë que d’habitude. Il a posé ses mains sur les poutrelles métalliques au-

dessus de sa tête et, malgré le rideau de pluie qui nous sépare, ses yeux turquoise sont fixés sur moi.— Ça va aller, dis-je. Je pense que je peux voler… Comme elle.— Ta mère ne savait pas voler.Micha passe par-dessus la rambarde et jette un coup d’œil sur les eaux troubles qui s’étalent en

contrebas.— Qu’est-ce que tu as pris ?— J’ai avalé une de ses pilules. Je voulais savoir ce qu’elle ressentait… et comprendre pourquoi

elle se croyait invincible.Je penche la tête en arrière pour savourer la pluie qui dégouline sur mon visage. Micha pose ses

pieds sur le rebord, et ses grosses bottes glissent sur le métal mouillé. Un éclair zèbre le ciel puisfoudroie le sol.

— Ta mère ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. Ce n’est pas ton cas.Il agrippe d’une main le fil métallique au-dessus de nos têtes.— Allez, viens par là, implore-t-il en me tendant son autre main. Tu me fais peur.— Je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne sais pas si j’en ai envie.Je tourne la tête vers lui, et il fait un pas vers moi. Il cligne des yeux pour me voir à travers les

gouttes.— Tu es plus forte que ça. S’il te plaît, donne-moi ta main.Je baisse la tête et fixe les eaux noires. Je sens que mon corps est près de lâcher prise…— Ça suffit, Ella ! hurle-t-il. Donne-moi la main !Le cri de Micha me rappelle à l’ordre. J’entremêle mes doigts aux siens et il m’attrape par la

taille. Il me guide rapidement jusqu’à la rambarde et me fait passer par-dessus. Mes pieds entrent en

contact avec le béton. Le pont est recouvert de grosses flaques, illuminées par les lampes accrochéesaux poutrelles. La voiture de Micha est garée en plein milieu de la route. La porte côté conducteur estgrande ouverte, et le moteur et les phares sont encore en marche.

Micha se jette sur moi et me serre fort contre lui, comme s’il avait peur que je ne lui échappe.Pendant quelques secondes, ça me semble naturel. Je me sens bien. Je pose ma tête contre son torse,et le tissu trempé se colle à mon visage gelé. Son odeur me rappelle mon enfance. À l’époque, leschoses étaient plus simples : j’étais encore trop jeune pour me rendre compte des dures réalités de lavie.

Il me relâche et repousse les mèches de cheveux qui recouvrent mes yeux.— Ne me fais plus jamais ça. Je ne peux pas vivre sans toi.Et pourtant, il va bien falloir qu’il y arrive. Je ne sais pas combien de temps je peux encore tenir

avant de me noyer à jamais.— Micha, je…Son regard me fait taire. Comme toujours, il sait ce que je m’apprête à lui dire. C’est mon meilleur

ami, mon âme sœur. Si nous vivions dans un monde parfait, un monde rempli de roses et de soleil,nous serions ensemble, Micha et moi. Mais notre monde à nous est rempli de familles brisées, depères alcooliques et de mères qui baissent les bras pour un rien.

Je m’accroche une dernière fois à lui avant de lui dire adieu.— Je m’excuse, dis-je. C’était devenu trop dur… Ma tête était sur le point d’exploser. Mais ça va

mieux. J’y vois clair, maintenant.Il pose ses mains sur mes joues et dessine le contour de mes pommettes avec son pouce brûlant.— La prochaine fois, viens me voir. Ne fuis pas. Je sais que c’est difficile en ce moment, mais ça

va s’arranger. On s’en est toujours sortis, tous les deux.Des gouttes d’eau tombent de ses cils, ruissellent le long de ses joues et finissent leur course sur

ses lèvres. Il y a un changement dans l’air. Un changement que je sens arriver depuis bien longtemps.— Ella, je t’…J’écrase ma bouche contre la sienne pour le faire taire, et il répond tout de suite à mon baiser. Je

me colle à lui, le laissant caresser ma langue et aspirer l’eau qui perle sur mes lèvres. Nos corps nefont plus qu’un. Une chaleur intense traverse nos habits trempés et réchauffe ma peau glacée.J’aimerais que ça ne s’arrête jamais… mais ce serait une erreur.

La fille qu’il croit aimer doit disparaître. Je ne veux pas que ce moment reste à jamais gravé dansnos mémoires, alors je me retire avant qu’il ne soit trop tard. J’aspire une dernière bouffée de sonodeur puis je m’éloigne peu à peu, l’abandonnant sur ce pont, sous la pluie, en compagnie del’ancienne Ella.

Ella

Je déteste les miroirs. Non pas parce que je me trouve moche ni parce que je souffred’eisoptrophobie , mais parce que les miroirs voient tout. Ils savent la fille que j’ai été. Une filleimprudente, qui gueulait à tout bout de champ et qui n’avait pas honte de dire ce qu’elle ressentait.Avant, je n’avais pas de secrets.

Maintenant, les secrets font partie de moi.Je ne suis pas complexée par mon physique. Mes longs cheveux châtains s’accordent bien avec

mon teint pâle. J’ai de très longues jambes et, quand je porte des talons, je suis plus grande que laplupart des garçons que je connais. Bref, je me sens à l’aise dans mon corps. C’est ce qui est enterréau plus profond de moi qui me fait peur, parce que tout y est brisé.

Je colle un de mes vieux croquis sur le miroir de ma chambre dans le dortoir. Il est déjà quasimentrecouvert de dessins. La seule partie de moi que je vois dans le reflet, ce sont mes yeux verts. Desyeux troublés par la douleur et les secrets.

Je me fais un chignon à la va-vite, puis je range mes fusains dans un carton sur mon lit pour lesemporter avec mes autres affaires de dessin.

Lila entre dans la chambre en sautillant, le sourire jusqu’aux oreilles et un gobelet à la main.— Oh là là ! s’écrie-t-elle. Je suis trop contente que ça soit fini !J’attrape un rouleau de scotch marron sur la commode.— Oh là là ! l’imité-je pour me moquer d’elle. Qu’est-ce que tu bois pour être dans cet état-là ?Elle penche le gobelet pour m’en montrer le contenu, puis elle me fait un clin d’œil.— Du jus de fruits, idiote. Je suis juste super excitée à l’idée d’être en vacances ! Même si ça veut

dire qu’il faut que je rentre chez moi…Elle ramène une mèche de cheveux blonds derrière son oreille et range sa pochette de maquillage

dans son sac à main.— Est-ce que tu sais où est mon parfum ? me demande-t-elle.Je pointe du doigt les cartons sur son lit.— Je pense que tu l’as déjà rangé. Mais je ne sais pas dans quel carton, vu que tu n’as rien marqué

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dessus…Ma réponse la fait grimacer.— Tout le monde n’est pas obsédé par le rangement ! Sérieux, Ella, parfois je me demande si tu ne

souffres pas de TOC.J’écris « Art » sur mon carton avant de remettre soigneusement le capuchon sur le marqueur.— Tu n’as peut-être pas tort, dis-je en riant.— Il faut vraiment que je me parfume, grogne-t-elle en se reniflant les aisselles. Je transpire

comme un bœuf avec cette chaleur ! Il fait au moins quarante-cinq degrés dehors.Elle détache les photos du miroir de sa commode et les jette dans un carton. Pendant ce temps, je

dépose avec délicatesse mes feuilles d’examen dans la poubelle. Que des A. Quand j’étais au lycée,j’étais abonnée aux C. À l’époque, je n’avais pas l’intention d’aller à la fac. Mais la vie évolue. Lesgens changent.

Les yeux bleus de Lila se posent sur mon miroir.— Tu sais qu’on ne sera pas dans le même dortoir à la rentrée ? Si tu ne récupères pas tes dessins,

la prochaine personne à s’installer ici va les jeter à la poubelle.Je le sais, mais je m’en fiche. Ce ne sont que des gribouillis : une paire d’yeux, des roses noires

sur un lit de ronces, mon prénom écrit en lettres bizarres… Aucun de ces dessins n’est important.Aucun, sauf un : le portrait d’un vieil ami en train de jouer de la guitare. Je le détache en faisantattention à ne pas arracher les coins.

— Je vais les laisser pour la prochaine, dis-je en souriant. Comme ça, elle aura une chambre pré-décorée.

— Elle aura surtout envie de se voir dans le miroir, ajoute Lila tout en pliant sa chemise rose.Franchement, je ne comprends pas pourquoi tu le recouvres. Tu es loin d’être moche, El.

— C’est pas le problème.Perdue dans mes pensées, j’observe le portrait de Micha. J’ai vraiment réussi à capturer l’intensité

de son regard. Lila me l’arrache des mains en froissant un peu les bords.— Un jour, il va falloir que tu me dises qui est ce beau gosse !— C’est juste un mec que je connaissais. On ne se parle plus.— Comment il s’appelle ?Elle pose une partie de ses affaires près de la porte, et je range le dessin dans un carton que je

ferme avec une bande de scotch.— Pourquoi tu me demandes ça ?— Je suis curieuse, c’est tout.— Il s’appelle Micha. Micha Scott.C’est la première fois que je dis son nom à voix haute depuis que je suis partie de chez moi. J’ai

l’impression d’avoir extrait un gros caillou de ma gorge.Lila empile des vêtements dans un autre carton tout en m’examinant du coin de l’œil.

— C’est ton ex ?Je pose mon gros sac à côté de la porte.— Non. On n’est jamais sortis ensemble.— Mais vous êtes presque sortis ensemble, pas vrai ? insiste-t-elle.— Non ! Je te l’ai déjà dit. On était amis, rien de plus.Tout ça parce que je n’étais pas prête à aller plus loin. J’ai eu trop peur de le laisser entrer dans

ma vie.Lila se fait une queue-de-cheval puis s’évente d’une main.— Micha… murmure-t-elle en tapotant son menton avec ses ongles manucurés. C’est un prénom

intéressant. Je trouve que les prénoms en disent long sur les personnes qui les portent, pas toi ? Jeparie qu’il est sexy !

— Tu dis ça de tous les mecs.J’empile mon maquillage dans un sac. Lila sourit, mais il y a de la tristesse dans ses yeux.— Tu as raison, soupire-t-elle. Alors, est-ce que j’aurai l’occasion de rencontrer ce mystérieux

Micha quand je te déposerai chez toi ? Ce garçon dont tu as toujours refusé de me parler alors que çafait huit mois qu’on partage la même chambre ?

— J’espère que non.Son visage se ferme instantanément. Elle est déçue, je le vois bien.— Je suis désolée, Lila. La dernière fois que je l’ai vu, ça s’est très mal passé. Je ne lui ai pas

parlé depuis mon départ. Il ne sait même pas où je suis.Elle soulève son sac rose plein à craquer et le met sur son épaule.— Tu vas me raconter tout ça dans la voiture. On a douze heures de route devant nous avant

d’arriver à la maison. C’est parfait.À la maison… Je balaie notre chambre du regard. Cette pièce, désormais vide, est devenue ma

vraie maison ces derniers mois. Je ne me sens pas prête à rentrer chez moi et à affronter tous les gensque j’y ai laissés. Surtout Micha. Il me connaît mieux que personne.

— Ça va ? s’inquiète Lila.Je me force à sourire et je ravale ma panique.— Oui, tout va bien. Allons-y.Nous sortons de la chambre avec nos sacs sur les épaules et nos derniers cartons sous les bras. En

glissant ma main dans ma poche, je me rends compte qu’il me manque quelque chose…— Attends ! J’ai oublié mon portable.Je pose mes affaires par terre et je retourne dans la chambre. À l’intérieur, il ne reste plus que la

poubelle et quelques gobelets neufs que j’ai laissés sur le lit. Aucun portable à l’horizon. Je regardesous le lit et dans la commode. Rien.

— Où est-ce qu’il a bien pu passer ?C’est la sonnerie qui me répond. Funhouse de Pink, celle que j’ai attribuée aux numéros inconnus.

Ça vient de sous le sac-poubelle. Je le soulève pour ramasser le téléphone et, en voyant l’écran, jesens mon cœur s’arrêter de battre. Ce n’est pas un numéro inconnu. Au contraire, c’est un numéro quim’est plus que familier, mais que je n’ai pas enregistré dans mon portable quand j’ai changéd’opérateur.

— Micha…J’en ai les mains qui tremblent. Je n’ai ni le courage de répondre, ni celui d’éteindre le portable.— Qu’est-ce que tu attends pour décrocher ? me demande Lila en entrant dans la chambre. Qu’est-

ce qui t’arrive ? On dirait que tu as vu un fantôme.La sonnerie s’arrête enfin. Je range le téléphone dans la poche arrière de mon short.— Tout va bien. Allez, on a beaucoup de route devant nous.— À vos ordres, chef ! plaisante-t-elle en mimant un salut militaire.Elle m’attrape par le coude et nous marchons bras dessus bras dessous jusqu’au parking. Devant la

voiture, mon portable émet un signal.Message vocal.

Micha

— Elle a un nom trop commun ! grogne Ethan.On est dans ma chambre et il est assis devant l’ordinateur, les jambes posées sur le bureau.— Il y a des Ella Daniels partout ! La liste est trop longue, mec. Est-ce que je peux faire une

pause ?Je lui fais signe que non tout en faisant les cent pas, le téléphone collé à l’oreille. En marchant, je

donne des coups de pied dans des fringues qui traînent par terre. Je suis en ligne avec le secrétariatde l’Université d’Indiana, et j’attends des réponses qui n’existent sûrement pas. Mais il faut quej’insiste. C’est ce que je fais depuis qu’Ella a disparu de ma vie. Ce jour-là, je me suis juré de laretrouver.

Ethan pose sa tête sur le dossier de la chaise et se frotte les yeux.— Tu es sûr que son père ne sait pas où elle est ?— Il refuse de me le dire. Ou alors il a oublié. Pas étonnant, avec tout ce qu’il picole…— Peut-être qu’elle ne veut pas qu’on la retrouve ? suggère Ethan en tournant sur le siège.— Je sais. Ça me donne encore plus envie de la chercher.Ethan reprend ses recherches sur Internet, passant au peigne fin toutes les Ella Daniels du pays. Je

ne sais même pas si elle vit toujours aux États-Unis…La secrétaire revient au bout du fil et me donne la réponse habituelle : il y a bien une Ella Daniels,

mais ce n’est pas celle que je cherche. Je raccroche et je jette le portable sur mon lit.— Et merde !

— Pas la bonne ?— Non. Comme à chaque fois.Je m’effondre sur le lit et me prends la tête entre les mains.— Calme-toi, mec. Je sais qu’elle te manque mais, franchement, j’en ai marre de t’entendre

chouiner ! Tu me fais mal au crâne.Il a raison. Il faut que j’arrête de pleurnicher. Je me relève d’un coup, et j’enfile mes bottes et mon

sweat à capuche noirs.— Il faut que j’aille chercher une pièce au garage, je dis. Tu viens avec moi ?— OK, répond-il, soulagé de décoller ses yeux de l’écran. Mais on passe d’abord chez moi. Je

dois récupérer ma batterie pour la répétition de ce soir. D’ailleurs, tu viens ou tu fais toujoursgrève ?

Je me dirige vers la porte en mettant ma capuche.— J’ai des trucs à faire.— Tu parles ! On sait tous que c’est à cause d’Ella que tu ne joues plus. Tu ferais mieux de

l’oublier, mec. Une bonne fois pour toutes.Alors qu’Ethan s’apprête à éteindre l’ordinateur, mon regard se pose sur l’écran. Je me jette sur lui

pour l’empêcher d’appuyer sur le bouton : la fille sur la photo a les mêmes yeux verts et les mêmescheveux châtains qu’Ella. Par contre, elle porte une robe et il n’y a pas d’eye-liner autour de sesyeux… Ça ne lui ressemble pas. Et puis, on dirait qu’elle fait semblant d’être heureuse. La Ella queje connais ne fait pas semblant.

Pourtant, c’est bien elle.J’attrape mon portable.— Qu’est-ce que tu fous ? marmonne Ethan. Je pensais qu’on avait fini !J’appelle les renseignements.— Est-ce que je pourrais avoir le numéro d’Ella Daniels à Las Vegas, Nevada ?J’attends en espérant qu’elle n’est pas sur liste rouge.— Elle est à Las Vegas ? s’étonne Ethan en regardant l’écran.Sur la photo, Ella pose à côté d’une blonde aux yeux bleus, devant le campus de l’Université du

Nevada à Las Vegas.— Elle a l’air bizarre, mais plutôt sexy. Et la blonde est très mignonne.— C’est pas ton style de fille.— Toutes les filles me plaisent, tu sais. Et puis, si ça se trouve, c’est une strip-teaseuse… Et ça,

c’est vraiment mon style !L’opératrice me donne quelques numéros, dont l’un qui appartient à une fille du campus. Je le

compose avant de sortir dans le couloir, pour avoir un peu d’intimité. Je laisse sonner une fois, deuxfois, trois fois, puis la messagerie se met en route. La voix d’Ella n’a pas beaucoup changé. Elle estjuste plus détachée, sans émotion.

Après le bip, je respire un grand coup… et je déballe tout ce que j’ai sur le cœur à sa messagerievocale.

1. Peur des miroirs et de son propre reflet. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

Ella

— Je vais finir par me pisser dessus !Lila gigote dans tous les sens au volant de sa voiture. La clim est à fond, et nous écoutons Shake It

Out de Florence and The Machine. Devant nous, l’autoroute s’étend à perte de vue. Elle traverse descollines parsemées d’arbres et d’armoises que le soleil couchant teinte de rose.

Mon portable est toujours dans la poche de mon short, et j’ai l’impression qu’il pèse des tonnes. Jepose mes pieds nus sur le tableau de bord et je décolle de ma peau mon débardeur blanc en dentelle.L’air entre en contact avec mon ventre et me rafraîchit quelques secondes.

— Tu n’as qu’à faire ça derrière un buisson. Et puis, on n’est qu’à cinq minutes de la bretelle desortie.

Elle me lance un regard noir.— Je ne vais pas tenir cinq minutes de plus ! Tu verras, tu feras moins la maligne quand j’aurai fait

pipi sur mon siège…J’étudie le GPS en me retenant de rire.— Il y a une aire juste après la sortie.— Avec des toilettes ?— Oui, mais je pense que c’est une vieille cabane pourrie.— Tant pis, ça fera l’affaire.Lila se rabat sur la voie de droite en faisant une queue de poisson à une Honda grise. Furieux, le

conducteur klaxonne. Lila se retourne et lui fait un doigt d’honneur.— Quel con ! Il ne comprend pas que ma vessie va exploser ?J’adore Lila, mais elle a souvent tendance à ne penser qu’à son nombril. D’ailleurs, c’est ce qui

m’a attirée chez elle. Elle est différente de mes anciens amis de Star Grove.Mon portable sonne pour la millionième fois. Je me décide enfin à l’éteindre. Lila baisse le

volume de la musique.

— Tu es bizarre depuis notre départ, remarque-t-elle. Qui est-ce qui t’a appelée ?— Quelqu’un à qui je n’ai pas envie de parler.Cinq minutes plus tard, nous arrivons à l’aire qui borde la ville. Le cabanon en métal est indiqué

par un panneau à moitié effacé. Derrière, il y a un champ jonché de carcasses de voitures et decamions, et un lac juste à côté.

— Enfin ! s’écrie Lila après s’être garée. Je reviens.Elle court jusqu’au cabanon et je sors pour me dégourdir les jambes. J’essaie de ne pas regarder

l’eau, mais c’est plus fort que moi : mes yeux sont attirés par le lac, et par ce fichu pont avec sespoutrelles métalliques. J’étais devant celle du milieu le soir où j’ai failli sauter.

Un vieux pick-up déboule sur la route et un nuage de poussière vole sur son passage. Je connais leconducteur, et c’est la dernière personne au monde que j’ai envie de voir. La Chevrolet s’arrête pileentre le cabanon et le champ. Le mec qui en sort est grand et maigre. Il porte un tee-shirt moulant, unjean bien coupé et des bottes de cow-boy.

En plus d’être le plus gros camé de la ville, Grantford Davis est aussi un vrai semeurd’embrouilles. Et ce n’est pas tout : c’est aussi celui qui m’a déposée sur le pont il y a huit mois.

Je me mets à frapper de toutes mes forces contre la porte des toilettes.— Allez, Lila ! Dépêche-toi !Grantford me regarde avec curiosité, mais il ne me reconnaît pas. J’ai tellement changé depuis la

dernière fois qu’il m’a vue… J’ai jeté mes fringues de gothique et mon eye-liner à la poubelle, pourremplacer mon look de dure à cuire par un style plus léger. Je voulais me fondre dans la masse, mefaire toute petite…

— Laisse-moi pisser en paix, Ella.Je ne lâche pas Grantford des yeux, comme un vautour guettant sa proie. Il est en train de faire

rouler un pneu qu’il vient de trouver dans le champ. La porte des toilettes s’ouvre enfin et Lila en sorten grimaçant.

— C’est dégueulasse, là-dedans ! Je pense que j’ai attrapé un herpès rien qu’en regardant lestoilettes. Et il n’y avait même pas de papier.

Elle frissonne en s’essuyant les mains sur sa robe. Grantford a disparu, mais son pick-up esttoujours là. J’attrape Lila par le bras et je la traîne jusqu’à la voiture.

— Il faut qu’on parte d’ici.— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’arrive ?— Il y a un mec là-bas que je n’ai vraiment pas envie de voir.— Un de tes ex ?— Non, et heureusement.Grantford apparaît derrière le cabanon. Des gouttes de sueur dégoulinent sur son front et il a des

taches d’herbe sur son jean. J’accélère le pas pour atteindre la voiture.— Attends ! lance-t-il. Il faut qu’on parle !— De quoi ? lui demandé-je en ouvrant ma portière.

Ne me parle pas de cette nuit-là. S’il te plaît.Lila me regarde, confuse.— Ella ? Qu’est-ce qui se passe ?Grantford se rapproche de nous, les mains dans les poches de son jean. Son regard se pose sur le

capot de la Mercedes de Lila.— Elle est à vous ? s’étonne-t-il.— Non, on vient de la braquer. Ça te pose problème ?C’est pas vrai… Dix minutes que je suis de retour, et mes vieilles habitudes reviennent déjà au

galop.— Enfin, si, dis-je plus calmement. C’est sa voiture à elle.— Je me demande à quelle vitesse elle grimpe, ajoute-t-il en me lançant un sourire pervers.Décidément, ce mec me donne envie de vomir.Je n’ai jamais aimé Grantford. Je l’ai toujours trouvé louche. C’est justement pour ça que je lui ai

demandé de me conduire jusqu’au pont. Je savais qu’il accepterait sans me poser de questions.— Elle va sûrement plus vite que ton vieux pick-up, rétorqué-je.— Tu me défies ?— Non, je dis la vérité.C’est à ce moment-là qu’il me reconnaît. Je fais signe à Lila de monter dans la voiture.— Attends une seconde… murmure-t-il.Je fais comme si je ne l’avais pas entendu et je m’installe côté passager. Au moment où je ferme la

portière, il la retient d’une main.— Ella Daniels ! s’écrie-t-il. J’y crois pas !Son regard se balade le long de mes jambes nues, de mon short en jean et de mon débardeur en

dentelle. Il finit par plonger ses yeux dans les miens, que j’ai joliment entourés d’eye-liner rose.— La vache… Tu as bien changé !Je prends le temps d’examiner ses bottes, son jean arraché et son tee-shirt taché.— Toi, tu n’as pas changé d’un poil.— Et alors ? Mieux vaut ça que de se transformer en Stacy Harris !— N’importe quoi… réponds-je calmement.Ma réaction a l’air de le surprendre.— Avant, si quelqu’un t’avait comparée à elle, tu lui aurais mis ton poing dans la gueule.Stacy Harris était la fille la plus populaire de ma classe. Elle était capitaine des pom-pom girls,

reine des bals de promo, et elle s’habillait tout le temps en rose. Autant dire que ce n’était pas mameilleure amie.

— La violence ne règle rien, dis-je en ramenant la portière vers moi. Il faut qu’on y aille,maintenant.

Il rattrape la portière et l’ouvre en grand.— Tu n’iras nulle part tant que tu ne m’auras pas donné ce que je veux.— Quoi ? Un coup de pied dans les couilles ?J’ai peut-être parlé un peu vite… J’ai la parole facile, mais Grantford est costaud. Je n’en

mènerais pas large si nous en venions aux mains.Le soleil se couche peu à peu derrière les collines, et les yeux gris de Grantford virent au noir.— On m’a dit que tu t’étais barrée sans prévenir personne, même pas ceux qui te protégeaient

quand ta grande gueule te mettait dans le pétrin. Ça ne leur a pas plu du tout, surtout au mec avec quitu traînais tout le temps…

— Ne fais pas comme si tu ne connaissais pas son nom, dis-je d’une voix tremblotante. Onn’oublie jamais le nom de ceux qui nous ont mis une raclée.

Mon ventre se noue. Je me sens de plus en plus mal à l’aise et je commence à paniquer. Grantforddonne un coup de poing contre la vitre, et la veine de son cou se gonfle de colère.

— J’étais bourré, ce soir-là ! Micha n’avait pas bu une goutte, lui. Et puis, je ne comprends paspourquoi il m’en a mis une. Après tout, c’est toi qui m’as demandé de t’emmener sur ce pont ! Je n’yétais pour rien !

Apparemment, Micha l’a frappé plus d’une fois, car ce n’est pas de cette soirée-là que je parlais.— Maintenant, dis-je, je vais fermer cette portière et tu vas t’éloigner de la voiture.— Non mais… Tu te prends pour qui ?— Pour celle que j’ai toujours été, murmuré-je. Avec mon passé en moins.Je ferme la portière tout en douceur.— On peut y aller, Lila.Elle fait marche arrière avant d’appuyer de toutes ses forces sur l’accélérateur. Je ne me retourne

pas, et je respire calmement par le nez en essayant de garder la face.— C’était qui, ce taré ?J’attache ma ceinture et j’allume la clim.— Un mec avec qui j’étais au lycée.— J’ai cru qu’il allait te tabasser… On devrait peut-être appeler la police ?— Non. C’est comme ça, par ici. Et puis, il a une grande gueule mais ça s’arrête là. Je t’assure. Il

était juste énervé à cause de moi, et de quelque chose que je lui ai fait.Lila écarquille les yeux et s’agrippe au volant.— Qu’est-ce que tu lui as fait, Ella ?— Je n’ai pas envie d’en parler.Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur et je contemple la route déserte qui s’étend derrière nous.

Lila ralentit pour respecter les limitations de vitesse.— Je ne sais pas comment tu as fait pour garder ton calme… Moi, j’étais en panique totale !— L’instinct, c’est tout.

Mais c’est un mensonge. L’instinct n’a rien à voir là-dedans. L’habitude, si.Si Lila connaissait la vérité, on ne serait plus amies.

*

Plus nous approchons de la maison, plus j’ai envie de faire demi-tour et de rentrer à Las Vegas.Lila, elle, se remet peu à peu de notre rencontre avec Grantford. Nous passons le reste du trajet àdiscuter de nos cours et des dernières soirées étudiantes auxquelles nous avons participé. LorsqueLila se gare devant chez moi, son visage se décompose.

— C’est… sympa, dit-elle sans conviction. C’est ici que tu as grandi ?La pleine lune illumine la scène : les déchets empilés dans l’allée, les murs à la peinture écaillée,

le vieux sabre accroché au-dessus du garage et la gouttière arrachée qui se balance au gré du vent.L’arbre devant la fenêtre de ma chambre a l’air d’agoniser. À une époque, c’était grâce à lui que jefaisais le mur. La dernière fois que je l’ai fait, ma mère est morte.

— Oui, c’est chez moi, soupiré-je en sortant de la voiture.Une brise fraîche caresse ma peau. Like an Angel de Rise Against s’échappe des haut-parleurs de

la maison d’à côté. Les lumières sont allumées. Des voitures sont garées le long de l’allée et il y ades gens qui fument sur la pelouse. Ça braille dans tous les sens.

Encore une fête chez Micha. C’est comme si le temps s’était arrêté et n’attendait que moi pourreprendre son cours.

— Rien ne change, par ici… Lila, tu peux ouvrir le coffre ?Elle l’ouvre de l’intérieur et sort de la voiture d’un pas hésitant. Son regard est fixé sur la maison

de Micha et elle se ronge les ongles, comme toujours quand elle est stressée.— C’est bien plus animé que nos soirées étudiantes, observe-t-elle. Moi qui pensais qu’il n’y avait

pas pire…Je mets un de mes sacs sur l’épaule et je fouille dans le coffre pour trouver celui dans lequel j’ai

rangé ma trousse de toilette.— Tu es sûre que tu veux dormir chez moi ? Il y a des hôtels corrects en ville, si tu préfères.— Ça va aller, me rassure-t-elle. Je ne suis pas habituée à ce genre d’endroit, c’est tout.Elle attrape un de mes oreillers et le serre contre elle.— Sûre et certaine ? insisté-je en prenant un petit carton sous le bras. Ce n’est pas un quartier

facile, tu sais.En fait, je n’ai plus du tout envie qu’elle dorme chez moi. Je ne veux pas qu’elle découvre cette

partie-là de ma vie.Lila me lance un regard noir en me menaçant du doigt.— Ce n’est pas parce que j’ai grandi dans une ville de riches que je n’ai jamais fréquenté de coins

qui craignent. Tu te souviens de la boutique bizarre où on est allées à Las Vegas ? Ce quartier était

vraiment louche, et j’ai tenu le coup.Le quartier en question n’était pas si « louche » que ça, mais je la laisse parler. Après tout, elle ne

reste ici qu’une seule nuit.— Excuse-moi, Lila. Je veux juste que tu te sentes à l’aise.J’attrape un deuxième sac dans le coffre.— T’inquiète, ajoute-t-elle en souriant. Je te promets que je survivrai. Pour être honnête, j’aurais

même envie de faire un saut à cette fête !— On récupérera le reste de nos affaires demain, dis-je pour changer de sujet. On n’y voit rien, ce

soir. Et je suis crevée… Pas toi ?Elle ouvre la bouche pour répondre, mais quelque chose attire son attention de l’autre côté du

grillage.— Attends… murmure-t-elle. Est-ce que c’est… Oui, c’est lui ! Ella, je pense que c’est le mec de

ton dessin. Je pense que c’est Micha !Je jette mon sac par terre et je m’accroupis pour me cacher, tout en réfléchissant aux différentes

issues possibles. M’étaler sous la voiture ? Courir jusqu’à la maison ?— Salut, lance-t-il à Lila. Tu ferais mieux de garer ta voiture ailleurs. Tu risques de te la faire

braquer.Le simple fait d’entendre sa voix me fait frissonner. Moi qui croyais que ces huit mois passés loin

de lui changeraient quelque chose… Mais non, c’est même l’inverse : les sentiments que j’ai enfouisau plus profond de moi n’ont pas disparu. Ils se sont multipliés.

Je me rapproche du coffre de la voiture en faisant mine d’être captivée par un carton, tout enmaintenant mon visage dans l’ombre.

Visiblement séduite par Micha, Lila glousse comme une idiote.— Ma voiture ne risque rien. C’est la maison de ma copine.— Ta copine ?Il est en train de faire le lien. J’arrive à peine à respirer.— Tu parles d’Ella Daniels ?Je referme le coffre d’un coup sec. Lorsque ses yeux se posent sur moi, Micha a la même

expression que quand sa mère lui a annoncé que son père ne reviendrait jamais.Son étonnement est vite remplacé par de la colère.— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je pensais que tu étais à Las Vegas.J’ai du mal à trouver mes mots. L’avoir là, en face de moi… J’en perds tous mes moyens ! Micha a

toujours été incroyablement beau. Il a un teint de porcelaine, des yeux turquoise et des cheveuxblonds légèrement ondulés. Ses lèvres pulpeuses sont percées d’un anneau en argent. Ce soir, il porteune chemise rouge à carreaux, un jean foncé et des bottes noires.

— J’étais à la fac, dis-je avec la voix lisse que j’utilise depuis huit mois. Je suis juste de retourpour l’été. Tu savais que j’étais à Las Vegas ?

Je parais sereine, mais ce n’est qu’une façade. À l’intérieur, je bouillonne. Mon cœur s’emballe.

Je suis autant attirée par lui que le jour où je l’ai quitté.Il passe par-dessus le grillage qui sépare nos jardins, et il se plante devant moi. Contrairement à la

plupart des garçons, Micha est plus grand que moi. Je suis obligée de lever la tête pour le regarderdans les yeux.

— Je l’ai appris ce matin, m’explique-t-il. Il m’a fallu du temps pour te retrouver, vu que tu n’asdit à personne où tu allais…

La douleur qui se dégage de sa voix me brise le cœur. Mon portable, toujours dans ma poche,semble peser encore plus lourd.

— Je suis désolée. J’avais besoin de prendre du recul. J’étais… Les choses étaient devenues…Enfin, tu comprends.

— Non, je ne comprends pas, lance-t-il en s’appuyant contre la voiture.Il faut que je bouge d’ici avant qu’il me touche. Avant de perdre mon calme. J’attrape mon sac et je

lui fais au revoir de la main.— Ravie de t’avoir parlé, mais on a fait douze heures de route et j’ai vraiment besoin de dormir.— Mais je ne suis pas fatiguée, moi ! intervient Lila.Je la fusille du regard, et elle comprend très bien ce que j’essaie de lui dire.— En fait si… reprend-elle en faisant semblant de bâiller. Je suis crevée, moi aussi.J’avance d’un pas, mais Micha me bloque le passage en posant son bras contre la voiture. Il aspire

son piercing en me regardant avec passion, comme s’il était sur le point de m’embrasser.Pendant une seconde, j’espère qu’il va le faire.Il se penche vers moi et pose sa bouche contre mon oreille.— Reste avec moi, s’il te plaît. Ça fait huit mois que je t’attends… Huit mois que je veux te parler.Sa voix réveille mon corps tout entier… et ça me fait peur.— Je ne peux pas, Micha, dis-je en ravalant mes larmes.Je n’ai pas pleuré depuis un an, et je refuse de craquer aujourd’hui.Je passe à côté de lui pour rejoindre la maison, et il n’essaie pas de me retenir. Ce n’est pas son

genre. Mais je sens son regard me transpercer jusqu’à ce que je ferme la porte derrière moi.Une fois de l’autre côté du battant, je respire à nouveau.

Micha

Je n’y crois pas ! Ella est là, devant moi, en chair et en os… et elle ressemble comme deux gouttesd’eau à Stacy Harris.

Un jour, Stacy a osé se moquer d’une fille en fauteuil roulant. Ella lui a mis une raclée. Voilà cequi a fait que je suis tombé amoureux d’elle : le feu, la passion d’Ella et son besoin de protéger lesplus faibles. Elle ne faisait partie d’aucun groupe. Elle était Ella, tout simplement.

Je la regarde marcher jusque chez elle, et j’hésite à la suivre. Elle est toujours aussi sexy, avec soncorps d’athlète et ses longues jambes qui me font craquer. Ces jambes que j’ai imaginées descentaines de fois enroulées autour de ma taille… L’image me hante encore, même si cette nouvelleversion d’Ella m’est inconnue. Ses beaux yeux verts ont perdu de leur éclat. Elle n’était pas contentede me revoir, et ça me rend triste. Enfin, ça m’énerve, plutôt.

Elle m’a dit qu’elle était fatiguée, mais je sais que c’est faux. C’est l’excuse qu’elle donne quandelle n’a pas envie de parler. Je m’apprête à lui courir après, mais quelque chose me heurte la tête etme coupe dans mon élan.

— Désolé, mec ! Le Frisbee m’a glissé des mains.Ethan me rejoint de l’autre côté du grillage.— Super timing ! je hurle en me frottant le crâne.— Désolé. Tu ne bougeais plus, je voulais te sortir de ta transe.Ethan ramasse le Frisbee et émet un long sifflement à la vue de la Mercedes. Il tourne autour en

remontant ses manches.— À qui elle est ? À Ella ?— Non, je pense qu’elle est à sa copine.Moi, je me fiche de la voiture. Tout ce que je veux, c’est défoncer la porte d’entrée de chez Ella, et

qu’elle m’explique enfin pourquoi elle m’a coupé de sa vie.— Elle traîne avec des gens qui conduisent des Mercedes, maintenant ? s’étonne Ethan en

regardant à travers les vitres teintées.— Elle est partie huit mois. Elle a changé.Je passe par-dessus le grillage pour rentrer chez moi. J’ai besoin d’un verre. Le jour où Ella a mis

les voiles, je me suis posé au bord du lac, j’ai bu comme un trou et je me suis vengé sur GrantfordDavis en lui cassant la figure. Les flics m’ont arrêté pour violence et état d’ivresse. Depuis, je suis enliberté conditionnelle. J’ai même dû prendre des cours pour apprendre à « maîtriser ma colère ».Résultat ? Je suis devenu sage et j’ai arrêté de boire.

Mais Ella est revenue depuis à peine cinq minutes, et je suis déjà sur le point de tout foutre enl’air.

Je vais dans la cuisine, j’attrape une bière dans le réfrigérateur et je m’installe sur le canapé entreune blonde et une brune.

La blonde se met à glousser.— Tu reprends les bonnes vieilles habitudes ? blague-t-elle en voyant la bouteille dans ma main.— Exactement.Je ne sais même pas comment elle s’appelle, mais je décide de jouer le jeu. Je bois ma bière en

quelques gorgées pour noyer la douleur… et pour oublier Ella.La seule fille capable de me mettre dans cet état. La seule fille qui n’ait jamais voulu de moi.

Ella

— Alors, comme ça, je viens de rencontrer le fameux Micha ? me demande Lila. Il est encore plusmignon en vrai.

Elle fait le tour de ma cuisine, tout en resserrant autour de sa taille la ceinture de sa robe fleurie.— Oui, c’était lui.Je donne un coup de pied dans un de nos cartons pour le faire glisser sur le lino crasseux, puis

j’allume la lumière. Rien n’a changé dans la maison : les sales couleurs qui datent des annéessoixante-dix, les chaises en osier autour de la table en verre, le vieux canapé à carreaux, les meublesde cuisine jaune et marron… Tout est là.

— Ton père vit tout seul ?Lila examine la cuisine plus en détail, et son regard se pose sur le meuble près de l’évier. Celui où

les bouteilles vides sont alignées.— Oui. Mon grand frère a déménagé après le lycée.Je me dirige vers l’escalier avec mon sac sur l’épaule. La maison pue la bouffe moisie et le tabac

froid. Dans le salon, le cendrier sur la table basse déborde de mégots. La télé est allumée pour rien,alors je l’éteins.

— Où est ton père ? me demande Lila en me suivant dans l’escalier.— Je ne sais pas.Ce qui est à la fois vrai et faux. Il y a de fortes chances qu’il soit au bar.— Et ta mère ? Tu ne m’as jamais dit où elle vivait.Lila n’en sait que très peu sur moi, et je ne veux pas que ça change. Je ne lui ai parlé ni de ma

mère, ni de mon frère. C’est ce qui m’a aidée à devenir quelqu’un d’autre et à mettre tous mesproblèmes de côté.

— Mon père travaille la nuit, inventé-je. Et ma mère a déménagé il y a longtemps. Elle vit àCherry Hill.

Lila se penche pour étudier une photo de ma mère accrochée au mur. On a toutes les deux lescheveux châtains, la peau pâle et les yeux verts. Et son sourire est aussi faux que le mien.

— Vous vous ressemblez vachement.J’accélère le pas en arrivant en haut de l’escalier. Au bout du couloir, la porte de la salle de bains

est grande ouverte. L’angle de la baignoire en faïence est dans mon champ de vision.Les souvenirs m’envahissent. Ma poitrine se resserre. La panique m’empêche de respirer.Je vais faire une petite sieste, ma chérie. Je reviens dans vingt minutes.Fébrile, je marche jusqu’à la porte de la salle de bains et je la ferme d’un coup sec. Mon cœur

retrouve un rythme normal et mes poumons se remettent à fonctionner.Lila jette un œil dans la chambre de mon frère. Sa batterie, ses médiators, ses CD et ses vinyles

n’ont pas bougé d’un millimètre. Il y a quelques posters de groupes de musique collés au mur, et uneguitare posée sur un pied.

— Il habite où ? se renseigne Lila.— À Chicago, je crois.— Tu crois ?— On n’est pas très proches.Elle acquiesce, comme si elle me comprenait.— Il fait partie d’un groupe ?— Je ne sais pas. Ses affaires sont toujours là, alors je suppose que non. Micha est dans un groupe,

et Dean jouait souvent avec eux. Enfin, Micha était dans un groupe. Je ne sais pas ce qu’il fait,maintenant.

— Tu as coupé le contact avec tout le monde ? me reproche-t-elle en calant l’oreiller sous sonbras.

Ses talents d’observatrice me mettent mal à l’aise. Je fais comme si je n’avais rien entendu etj’allume la lumière de ma chambre.

C’est un musée. Un musée de mon passé. Les murs, recouverts de croquis, sont bordés d’une friseavec un squelette noir. Micha l’a collée là quand nous avions douze ans pour rendre ma chambre plus« masculine ». Une collection de médiators est alignée sur la commode du fond, et toutes mes pairesde bottes sont entassées dans un coin. Mon lit est recouvert de sa couette violette. Dessus, uneassiette avec un cookie à moitié mangé et complètement moisi.

Je jette le cookie à la poubelle. Si je comprends bien, mon père n’est pas entré dans ma chambredepuis mon départ.

Lila attrape la guitare et s’assoit sur le lit.— Je ne savais pas que tu jouais de la guitare. J’ai toujours rêvé d’apprendre, mais ma mère me

l’a interdit. Tu penses que tu pourrais me donner des cours ?— Non, je ne sais pas en jouer. C’est la guitare de Micha. Il y a ses initiales derrière.Elle les examine tandis que je pose mon sac par terre.— Tu veux dire que, en plus d’être beau gosse, il est aussi musicien ? Décidément, il a tout pour

me faire craquer !— Je te conseille de ne craquer pour aucun mec du coin. Et puis, tu aimes les musiciens

maintenant ?— Non, mais lui me plaît bien, avoue-t-elle en pointant du doigt la maison de Micha, visible à

travers ma fenêtre. Il est vraiment sexy.Saisie d’un élan de jalousie, je fais de mon mieux pour ne pas exploser. J’attrape une photo de ma

mère et moi. Nous sommes au zoo. J’avais six ans. Dessus, nous sourions de toutes nos dents enplissant les yeux face au soleil. La photo me brise le cœur, alors je la repose sur le bureau.

— J’ai un matelas en rab sous mon lit. Si tu veux, tu peux dormir dessus.— Ça marche.Guitare à la main, Lila se lève et se plante devant la fenêtre.— On devrait aller à cette fête. Ça a l’air super.Je repousse les cheveux qui me tombent devant les yeux avant de tirer le matelas de sous le lit.— Ne le prends pas mal, mais je pense que tu n’es pas prête. Les fêtes de Micha ont tendance à…

dégénérer.Elle fronce les sourcils, visiblement vexée.— C’est toi qui ne veux jamais faire la fête ! Quand j’arrive à te traîner à une soirée, tu la passes

toute seule à siroter de l’eau dans un coin.— Les fêtes de Micha n’ont rien à voir avec tes soirées étudiantes, dis-je en m’affalant sur le lit.

C’est le genre de plan où tu te réveilles le lendemain dans un parc, allongée sur un banc, pieds nus,avec un nouveau tatouage et sans aucun souvenir de ce qui t’est arrivé.

— C’est comme ça que tu t’es retrouvée avec un huit sur le dos ? Le tatouage dont tu refuses deparler ?

— C’est le signe de l’infini. Et je ne refuse pas d’en parler. C’est juste que je ne me rappelle pascomment il est arrivé là.

Lila s’allonge sur le lit à côté de moi. Nos regards se posent sur mon poster du groupe Chevellecollé au plafond. Je tire sur mon débardeur pour recouvrir mon ventre et mon dos, et je pose un brassur mon front. Lila, elle, me regarde avec ses yeux de biche.

— S’il te plaît, Ella… Je ne suis jamais allée à une soirée de ce genre ! Chez moi, les fêtesrimaient avec limousines, jolies robes, costards et champagne.

Je ne réponds pas.— Tu me dois bien ça, insiste-t-elle.— Ah bon ?— Oui. Après tout, je t’ai conduite jusqu’ici…— Oh ! Non, pitié, pas de chantage ! Ne me force pas à y aller… S’il te plaît…Elle se met sur le ventre et prend appui sur ses coudes.— C’est à cause de lui que tu ne veux pas y aller, devine-t-elle. C’est ton ex, pas vrai ? Je suis

sûre que tu m’as menti !— On n’est jamais sortis ensemble, répété-je en poussant un soupir. Écoute, si tu as vraiment envie

d’y aller, je veux bien t’accompagner cinq minutes. Pas plus.Je me laisse faire parce que, au fond, je suis curieuse de redécouvrir le monde que j’ai laissé

derrière moi. Excitée comme une puce, Lila se met à taper dans ses mains et à glousser comme unegamine. Elle jette un dernier coup d’œil par la fenêtre.

— Oh ! Il y a quelqu’un sur le toit !Honnêtement, je ne sais pas dans quoi je l’embarque. Ce que je sais, c’est que la curiosité est un

vilain défaut.— Allez, la fêtarde. Plus vite on ira, plus vite on sera revenues.

*

Il y a quinze ans, il faisait bon vivre ici. Tout a changé lorsque l’usine qui embauchait la plupartdes habitants a fermé. Les employés ont perdu leur travail, et la ville s’est transformée en un puitssans fond. Mon quartier en est la preuve : les maisons de l’autre côté de la rue sont recouvertes detags, et je pense que le voisin d’à côté fabrique de l’alcool. En tout cas, c’est ce qu’il faisait avantque je parte.

En entrant chez Micha, nous sommes accueillies par un groupe qui stagne devant la porte. Nousnous faufilons pour atteindre la cuisine, elle aussi pleine à craquer. Ça pue la transpiration. Sur latable, il y a un fût de bière et tellement de bouteilles d’alcool qu’on se croirait dans un magasin. Desfilles dansent sur les meubles. Dans le salon, les canapés ont été collés aux murs pour faire de laplace, et quelques couples se roulent des pelles comme s’ils étaient seuls au monde. Un groupe est entrain de jouer et de beugler des paroles déprimantes. Je suis surprise de ne pas voir Micha sur scène.

À côté de moi, Lila a les yeux exorbités et la bouche grande ouverte. Elle ne pourra pas dire que jene l’avais pas prévenue ! Elle observe un groupe de mecs dans le salon. Ils sautent comme desabrutis en secouant la tête dans tous les sens.

— On se croirait dans…— … une fosse. Je sais.Je pousse une fille aux cheveux blond platine pour me frayer un chemin à travers la foule. Je

trébuche, et mon verre se renverse sur sa robe en cuir.— Hé ! hurle-t-elle. Tu l’as fait exprès !Sur le coup, je lui lance un regard de glace, comme je l’aurais fait à l’époque. Mais je me ressaisis

tout de suite. La nouvelle Ella est calme et posée. Elle ne se jette pas dans une bagarre pour un oui oupour un non, et elle ne prend pas son pied à défigurer les autres filles.

— Qu’est-ce que t’as, pouffiasse ? me lance la blonde, prête à sortir ses griffes. Tu crois que tu mefais peur ?

— Désolée, répond Lila en se rongeant un ongle. Elle ne l’a pas fait exprès.

Le groupe entame une nouvelle chanson, et le volume est tellement fort que j’en ai mal au crâne. Jedécide de revenir sur mes pas.

— Pardon, murmuré-je.La blonde se met à ricaner bêtement avec ses copines avant de se diriger vers la porte du fond. Je

n’ai qu’une envie : lui sauter dessus et la jeter au sol. Mais je me retiens. De toutes mes forces.De retour dans la cuisine, Lila fonce vers le bar. Elle attrape un verre et y verse une rasade de

vodka qu’elle mélange avec du jus d’orange.— C’était tendu, dit-elle. Je pensais qu’elle allait t’en mettre une.— Bienvenue à Star Grove ! crié-je par-dessus la musique. La ville où les adultes passent leur

temps à picoler et les ados à se tabasser.Ça fait rire Lila. Elle avale une gorgée de son cocktail, puis elle se met à tousser violemment.Elle n’a pas vraiment l’habitude de boire.— Tu vas t’en sortir ? me moqué-je.Elle me fait oui de la tête et se racle la gorge.— Je comprends bien que la vie est dure ici. Mais ce n’était pas mieux chez moi. Essaie de grandir

dans une maison où tu dois avoir une autorisation signée pour porter une paire de chaussures.Je ne comprends pas où elle veut en venir.— Je n’avais pas le droit de porter des habits ou des chaussures si ma mère ne les validait pas,

m’explique-t-elle.Je m’écarte pour laisser passer un mec couvert d’acné avec un bonnet sur la tête. Il me donne un

grand coup dans l’épaule sans même s’en rendre compte.— Je suis sûre que ce n’était pas si horrible que ça, Lila. Au moins, tu as la chance d’avoir été

élevée et dirigée par quelqu’un.— Ça, pour être dirigée…La conversation la met mal à l’aise, je le vois bien.— Je n’arrive pas à croire qu’il y ait un vrai groupe ! s’écrie-t-elle pour changer de sujet.— Tu viens de Californie, Lila ! Il y a plein de groupes, là-bas.Je me sers un verre d’eau tandis que Lila fait tourner sa paille dans son verre.— Pas de ce genre-là, non. C’est souvent de la musique douce, et il y a toujours une scène et des

chaises pour se poser devant.— Ça ne me déplairait pas, marmonné-je en jetant un coup d’œil à ma montre. Bon, on y va ?— Tu plaisantes ? On vient juste d’arriver !Elle s’assoit sur le meuble en croisant les jambes et sirote son cocktail. Dans le salon, un mec avec

des dreadlocks est en train de défoncer la vitre d’un buffet avec sa tête. Tout le monde l’applaudit.— Tu peux rester si tu veux. Moi, j’en ai assez vu.Je bois une gorgée d’eau et je balaie les alentours du regard, surprise de ne pas voir Micha. Enfin,

pas si surprise que ça… Il quitte souvent ses propres fêtes pour emballer une fille ou pour se poser

au calme. Il m’est arrivé plus d’une fois de le retrouver dehors, allongé sur une chaise longue. Jem’asseyais sur ses genoux, et on regardait le ciel en discutant de l’avenir.

Je l’aperçois enfin. Il est dans le salon, assis sur le canapé, un bras sur les épaules d’une blonde.Elle a une main posée sur son torse et les seins qui débordent de son décolleté. Micha joue avec sonpiercing, et je n’arrive pas à voir s’il est heureux ou non. J’ai toujours eu du mal à comprendre sarelation avec les filles : par exemple, il passait souvent la nuit avec ses conquêtes, même si ellesn’avaient pas l’air de l’intéresser plus que ça.

Un jour, il m’a avoué qu’il se contentait de toutes ces filles en attendant que je lui déclare maflamme. Pour me venger, je l’ai plaqué au sol. Et il a ri.

— À quoi tu penses ? me demande Lila. On dirait que tu déshabilles quelqu’un du regard… Oh !Est-ce que c’est…

— Je ne regardais personne en particulier, réponds-je en tournant la tête.— Tu parles… Tu es dingue de lui…— Dites-moi que je rêve ! l’interrompt une voix que je connais bien. Ella May est de retour !Ethan s’approche de nous en souriant bêtement. Avant même que j’aie le temps de réagir, ses longs

bras tatoués m’encerclent. Son tee-shirt gris sent la clope et son haleine la bière. Il me serre contrelui quelques secondes avant de me relâcher, puis il passe une main dans ses cheveux noirs.

— Micha sait que tu es là ?— Je pense qu’il m’a vue entrer, inventé-je.— Ça fait huit mois qu’il te cherche partout ! Tu lui as brisé le cœur, Ella.— N’importe quoi…Ethan et moi, nous n’avons jamais été bons amis. Nous nous ressemblons beaucoup, mais dans le

mauvais sens du terme. Nous avons tous les deux une grande gueule, et nos conversations onttendance à se conclure par un coup de boule. La seule fois où nous nous sommes compris, ça n’a duréqu’une seconde, et nous n’en avons jamais reparlé.

— Micha n’est pas du genre à se laisser abattre, continué-je. Je le connais bien.— Pas si bien que ça, non. Ces derniers mois, la seule chose qu’il ait faite, c’est te chercher.

Depuis ton départ, c’est une vraie loque !— Si c’était vrai, il n’aurait pas organisé de fête ce soir.— C’est la première depuis des mois. Il vient juste de découvrir où tu te cachais. Ça l’a retourné,

et je pense qu’il avait besoin de se changer les idées.— Ethan, je t’assure qu’aucune fille ne l’a jamais fait souffrir. Je le connais mieux que toi.Au moment où je dis ça, je me demande si je n’ai pas tort. Je ne le connais peut-être plus du tout.

Beaucoup de choses peuvent se passer en l’espace de huit mois. Les gens changent. J’en suis lapreuve.

— Allez, Lila. On s’en va.Elle jette un œil à sa Rolex incrustée de diamants et lève les yeux au ciel.— Il est neuf heures et demie, Ella !

— Vous partez déjà ? demande Ethan. Jamais de la vie ! Il faut que tu ailles voir Micha. S’ilapprend qu’il t’a loupée, il va péter un plomb. Surtout après votre petite scène de ménage dans lejardin.

— On va rester encore un peu, lui dit Lila.Elle se penche vers moi.— Il est sexy…Ethan n’est pas du tout son genre. Il a un passé presque aussi lourd que le mien. Je m’apprête à

hausser le ton, mais la voix de Micha me coupe net.— Oui, jolie fille, murmure-t-il à mon oreille. Reste encore un peu.Il est juste derrière moi. La chaleur de son corps embrase le mien et mon ventre fait une pirouette.

Il passe une main dans mes cheveux.— Tu sens tellement bon… Ton odeur m’a manqué.Un soupir de plaisir s’échappe de ma bouche. Non ! Il faut que je me ressaisisse.— Je dois me lever très tôt demain matin, et j’aimerais rentrer chez moi pour dormir. Est-ce que

c’est trop demander ?Lila me regarde bizarrement. Micha pose une main sur le meuble, et le creux de son bras effleure

ma hanche.— Tu ne pourras pas m’éviter éternellement, chuchote-t-il tout en me mordillant l’oreille. Il faut

qu’on parle.Son haleine sent la bière, ses habits puent le vieux cendrier, et il a les yeux embrumés par l’alcool.— Je n’ai ni le temps ni l’envie de me bourrer la gueule, Micha. Contrairement à toi.— C’est à cause de toi que je bois, dit-il encore plus bas. Tu me rends fou.Je connais cette voix. C’est la voix dont il s’est servi des centaines de fois pour essayer de me

séduire. Quand il me parle comme ça, je me sens vivante.— S’il te plaît, bébé. Il faut vraiment qu’on parle.Il se penche pour m’embrasser. Surprise, je manque de tomber en arrière.— Arrête, Micha ! Tu as trop bu. Je rentre chez moi.Je le pousse délicatement, et il recule jusqu’à se prendre l’angle du meuble.— Elle est bizarre, remarque Ethan. Trop calme. Et regarde ses fringues ! Elle ressemble à cette

fille avec qui on allait au lycée… Comment elle s’appelait, déjà ? Stacy… Stacy…— … Harris, soupiré-je, épuisée. Et je ne lui ressemble pas. J’ai grandi, c’est tout.Lila décide de s’immiscer dans la conversation :— Ella était déjà comme ça quand je l’ai rencontrée. Tout le monde dit qu’elle a changé mais, moi,

je suis incapable de l’imaginer autrement !Micha et Ethan échangent un regard et éclatent de rire. Dans la cuisine, tout le monde se tait et

tourne la tête vers nous pour voir ce qui se passe.— Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonne Lila.

— Rien, dis-je. Ils se croient malins, c’est tout.Il est vraiment temps de partir, mais à peine ai-je fait un pas que Micha m’attrape par le coude. Il

me serre fort contre lui et dépose un baiser sur mon front.— Ne t’en va pas, supplie-t-il en me regardant avec un air de chien battu. S’il te plaît, Ella.Avant mon départ, notre relation était devenue de plus en plus floue. Je pensais que le temps

arrangerait les choses, mais je dois me rendre à l’évidence : rien n’a changé. Je meurs d’envie de leprendre dans mes bras. C’est plus fort que moi. Mais je ne peux pas me permettre de m’ouvrir à lui etde perdre tout contrôle.

— Je passe l’été ici parce que je n’ai pas le choix, réponds-je sèchement. Je t’assure que, si j’enavais les moyens, je me serais loué un appart loin d’ici. La Ella que tu connaissais n’existe plus,Micha. Elle est morte sur ce pont, il y a huit mois.

Visiblement choqué, Micha en perd ses mots. Son visage se décompose, et je m’en veux aussitôt.— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Je suis désolée, Micha.— Ne t’excuse pas, dit-il en se frottant le front avec une main. Tu as le droit de dire la vérité.Ma gorge se serre. C’est la deuxième fois de la soirée que j’ai envie de pleurer.— Je suis désolée, répété-je.Je me précipite à travers la foule et je sors de la maison par la porte du fond. Une fois dehors, je

respire un grand coup. Lila me court après et me rattrape dans le jardin.— Qu’est-ce qui t’arrive ? Je ne comprends rien !— Il fallait que je sorte de là avant de péter les plombs.Je ne ralentis le pas qu’une fois dans ma chambre. Je ferme la porte derrière nous et je tire les

rideaux pour nous couper du reste du monde. Je m’appuie contre le mur, pousse un soupir desoulagement et ferme les yeux un instant. Vive le silence !

Lila me regarde avec curiosité. Elle relève ses cheveux en chignon et se remet un peu de gloss surles lèvres.

— À en croire Ethan et Micha, tu as beaucoup changé… Est-ce que tu veux m’expliquer pourquoi ?— Pas vraiment, dis-je en attrapant mon pyjama dans le sac. Bon, je vais prendre une douche en

bas. Tu as besoin de quelque chose ?— Oui, j’aimerais que tu me dises pourquoi ces mecs t’ont mise dans cet état ! Je ne t’ai jamais

vue comme ça. Quand Micha s’est approché de toi, tu as quasiment eu un orgasme.— N’importe quoi ! protesté-je, à la fois gênée et agacée. Et tu ne m’as jamais vue dans cet état-là

parce que je ne suis plus la même.— Sauf quand tu es avec lui. Pendant que vous étiez en train de discuter, il y avait une lueur dans

tes yeux… D’habitude, tu es carrément coincée avec les mecs. Franchement, je croyais même que tuétais vierge ! Mais quand je vous ai vus, toi et Micha, vous dévorer du regard… Tu as couché aveclui, pas vrai ?

Je serre mon pyjama contre moi en pinçant les lèvres.— Non, on n’a jamais couché ensemble. Je t’ai déjà dit qu’il n’y avait rien entre nous. On est des

amis d’enfance, c’est tout.Elle s’assoit sur le lit et enlève une sandale.— Mais tu as déjà couché avec un mec ?— Je vais me doucher, Lila.Décidément, elle a le don de me mettre mal à l’aise.— Quoi ? Attends une seconde !Elle saute du lit avec une seule chaussure au pied et se plante entre moi et la porte, les mains sur

les hanches.— Tu veux dire que tu n’as jamais couché avec personne ? Jamais ?J’ai du mal à trouver les bons mots pour lui expliquer ce que je ressens :— C’est juste que… Écoute, il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas. Parfois, j’ai du mal avec

les gens… Avec le contact physique, tout ça…— Je sais, dit-elle, pas surprise du tout.— Comment ça ? Je ne l’ai jamais raconté à personne.Même pas à Micha.— Ce n’est pas parce que tu ne me dis pas les choses que je ne les remarque pas, soupire-t-elle. Je

suis ta coloc depuis huit mois, et tout ce que je sais, c’est que tu es obsédée par les cours, que tudétestes boire, que tu ne supportes pas la foule et que tu n’es pas sortie avec un seul mec de l’année.Je te connais à peine, Ella…

— Tu peux me laisser tranquille ? Je suis crevée, là.Elle n’est pas satisfaite de ma réponse, mais elle n’insiste pas. Elle me laisse sortir de la chambre

et, une fois dans le couloir, j’essaie de me calmer. Je n’ai pas envie de lui parler de tout ça. Ni cesoir, ni demain, ni jamais. Je ne veux pas lui raconter la nuit qui a changé ma vie. J’ai enterré monidentité, celle de la fille paumée et imprudente, et je refuse de remuer la terre pour la laisser sortir.

Micha

— Tu t’es vu, mec ? me lance Ethan entre deux gorgées de soda. Tu es complètement bourré alorsque tu viens de passer des mois sans toucher une goutte d’alcool… Et ne me dis pas que c’est unecoïncidence. Je sais que c’est à cause d’elle.

J’avale une dose de vodka.— Ella n’y est pour rien.Ethan explose de rire et se cogne la tête contre l’angle du placard.— Tu parles ! Tout le monde sait que vous avez un souci, tous les deux. Et ça ne s’arrangera pas

tant que vous n’aurez pas baisé.Je lui donne un coup de poing dans le bras, un peu plus fort que ce que j’avais prévu.— Fais gaffe à ce que tu dis, OK ?— Désolé. J’avais oublié comment tu réagis quand t’es bourré.Je l’attrape par le col de sa chemise et je le tire vers moi.— Qu’est-ce que tu veux dire ?— Hé ! Calme-toi, mec. Va boire un café, ça te fera du bien.Je le relâche et je passe une main dans mes cheveux.— Ce n’est pas de café que j’ai besoin. Bon, vire tout le monde avant que ma mère rentre,

d’accord ?— OK, répond Ethan. Tu vas où ?— Je vais faire un tour.Je traverse la maison en titubant. Une fois dans le jardin, j’enjambe le grillage. La Firebird du père

d’Ella est garée dans l’allée. Il est sûrement de retour du bar. Peu importe : il ne se rendra même pascompte que je suis là. Je fais ça depuis qu’on est gamins.

J’avance jusqu’à l’arbre qui donne sur la fenêtre d’Ella et, malgré les effets de l’alcool, j’arrive àgrimper aux branches. Je pose mes mains sur la vitre et je jette un coup d’œil à l’intérieur. La lueur

de la lune éclaire le lit. Ella dort profondément.J’ouvre la fenêtre le plus discrètement possible, mais je me prends un clou rouillé dans la main.— Et merde !Je suce le bout de mon doigt, et le goût du sang se mélange à celui de la vodka. Sans la moindre

hésitation, je saute et j’atterris dans la chambre. Je trébuche au dernier moment et je m’étale de toutmon long. La copine d’Ella se réveille et se redresse sur son matelas, les yeux écarquillés.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’affole-t-elle.Je pose mon index sur mes lèvres pour qu’elle se taise, et je la rassure en lui offrant mon plus beau

sourire.L’effet est immédiat. Elle se recouche sans dire un mot. Je me relève, j’enjambe son matelas et je

rejoins Ella dans son lit. Ça ne la réveille même pas. Elle dort sur le côté, alors je me colle à elle, jepasse un bras autour de sa taille et je me concentre sur les battements de son cœur.

Elle m’a trop manqué. C’en est presque devenu malsain. Je pose mon visage contre son cou et jeprends une grande inspiration. Elle sent la vanille et… Ella.

Je ferme les yeux et, pour la première fois depuis huit mois, je plonge dans un sommeil paisible.

Ella

Je passe la moitié de la nuit à tourner dans tous les sens. Ça me rappelle le conte avec la princessequi dort sur un petit pois, sauf que je ne suis pas une princesse et qu’il n’y a pas de petit pois sousmon matelas. Je suis rongée par la culpabilité, tout simplement. Je m’en veux d’avoir repousséMicha. Pourtant, c’est ce que je fais depuis des mois ! Jusque-là, ça ne m’a pas posé problème.Sûrement parce qu’il n’habitait pas juste à côté de chez moi…

J’ai entendu mon père rentrer en plein milieu de la nuit. Il était complètement bourré. Il a renversédes verres et des bouteilles dans la cuisine et, un peu plus tard, il s’est mis à pleurer dans la salle debains du haut. Celle où ma mère est morte. Je ne supporte toujours pas d’entendre ses sanglots, pourla simple et bonne raison que j’en suis responsable.

Après ça, j’ai enfin réussi à trouver le sommeil… et j’ai dormi comme un bébé. C’est de loin lameilleure nuit que j’aie passée depuis bien longtemps. Lorsque je me réveille en plein après-midi, jeme sens reposée et étonnamment calme.

Jusqu’à ce que je comprenne pourquoi.Micha est dans mon lit. Je reconnais son odeur : il sent le parfum, la menthe et… Micha. Je suis

blottie dans ses bras, et il n’y a pas un seul millimètre d’espace entre nous. Je fais semblant dedormir, refusant d’ouvrir les yeux avant qu’il soit parti.

— Je sais que tu es réveillée, murmure-t-il à mon oreille.Il a la voix enrouée et l’haleine qui sent l’alcool.— Tu es au courant qu’entrer par effraction est puni par la loi ? dis-je à voix basse pour ne pas

réveiller Lila. Et encore plus de s’incruster dans le lit de quelqu’un… Ça, c’est carrément pervers.— Je ne suis pas entré. Je suis tombé.Je lui pince le torse et il éclate de rire.— Ah, revoilà mon Ella May ! Tu m’avais manqué, tu sais…Il rapproche ses lèvres de mon front. J’ouvre grands les yeux et je me débats pour m’échapper.— Ne commence pas, menacé-je.Il a les yeux brumeux et les cheveux en pagaille. Il rigole tout bas, avec ce fichu rire qui me fait

fondre.— Arrête de faire semblant, jolie fille. Je sais que tu adores ça.Il se colle encore plus à moi et mêle ses jambes aux miennes. La chaleur de son corps me fait

vibrer. Il m’a tellement manqué…— Bon, qu’est-ce que tu foutais à Las Vegas ? Tu étais vraiment à la fac ? Franchement, j’ai du

mal à y croire. Tu as toujours détesté l’école.— Je n’ai pas envie d’en parler. Tout ce que je veux, c’est passer un été tranquille avant de

reprendre les cours.Il cligne des yeux, et ses cils chatouillent mon front. J’ai des papillons dans le ventre et des

étincelles à l’intérieur des cuisses. S’il savait l’effet qu’il me fait…— Je te trouve bien trop sage, remarque-t-il. On dirait que tu as été kidnappée par des bonnes

sœurs.— Si c’était le cas, qu’est-ce que ça pourrait bien te faire ?Il réfléchit un instant et me lance un sourire malicieux.— Ça me briserait le cœur. Les bonnes sœurs n’ont pas droit au sexe, et tu sais très bien que je

rêve de coucher avec toi.J’ouvre la bouche pour lancer une repartie, mais je me retiens au dernier moment. Je ne suis pas la

même fille qu’avant.— Il faut que je réveille Lila. Elle a des heures de route devant elle.J’essaie de sortir du lit, mais Micha me monte dessus et bloque mes mains au-dessus de ma tête.

Ses yeux turquoise plongent dans les miens. On dirait deux fenêtres qui donnent sur l’océan. Il aspireson piercing, puis il approche sa bouche de mon oreille.

— Tu n’iras nulle part tant que tu ne m’auras pas répondu. Tu ne m’as jamais rien caché, joliefille.

— Laisse-moi tranquille, Micha. Tu sais très bien pourquoi je suis partie. Tu étais avec moi, cesoir-là. Tu as vu dans quel état j’étais. Je ne veux pas revivre ça.

J’ai du mal à respirer. Ma gorge se noue et mes muscles se tendent, écrasés par son corps.— S’il te plaît, laisse-moi sortir du lit… J’ai besoin d’air.— Tu aurais dû venir me parler au lieu de t’enfuir comme ça, dit-il en me relâchant. Tu le sais

aussi bien que moi.

— Non, je ne pouvais pas ! Si je suis partie, c’est aussi à cause de toi.— À cause de notre baiser ? grogne-t-il. Ou parce que tu as eu honte que je te voie au plus bas ?Je ravale la boule qui s’est coincée dans ma gorge. Les souvenirs de la soirée défilent dans ma

tête. Ce baiser était bouleversant, à en couper le souffle… Et c’est ce qui m’a fait peur. Il a éveillé enmoi des émotions que je ne connaissais pas, et qui m’ont rendue vulnérable.

— Je n’ai vraiment pas envie d’en parler. Laisse-moi tranquille.Je gigote dans tous les sens et je le repousse de toutes mes forces. Il abandonne et roule de l’autre

côté du lit.— Comme tu veux. Mais sache que tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça.Il sort du lit en me faisant un clin d’œil. La chaîne accrochée à sa ceinture cloutée tinte doucement.— Habille-toi et rejoins-moi dehors. Je t’emmène chez Grady.— Non merci, réponds-je en tirant le dessus-de-lit sur moi. Je t’ai déjà dit que j’avais des choses

à faire. Et il faut que tu te reposes. Tu étais vraiment bourré, hier soir.— Ne fais pas comme si tu savais ce qui se passe dans ma tête, Ella. Beaucoup de choses ont

changé depuis ton départ.— Micha, je…— Allez, lève-toi, dit-il en jetant le dessus-de-lit par terre.Je ne porte que mon petit short et mon débardeur moulant, et je n’ai même pas de soutien-gorge. Je

croise les bras devant mes seins pour les cacher. Micha balaie mon corps du regard, et ses yeuxs’emplissent de désir. J’en ai la chair de poule.

— Je ne vais pas voir Grady aujourd’hui, bafouillé-je. Je viens à peine d’arriver, et j’ai trop detrucs en tête. On ira une autre fois.

— Il est malade, Ella. Il a un cancer. Alors arrête tes gamineries. Sors de ce lit et va le voir avantqu’il soit trop tard.

Je me redresse, choquée par la nouvelle. De tous les adultes qui font partie de mon passé, Gradyest celui qui a le plus compté. Quand on était petits, il était comme notre père, à Micha et à moi. Jel’ai même appelé de Las Vegas pour qu’il ne s’inquiète pas pour moi.

Micha se dirige vers la porte en mettant ses mains dans les poches de son jean délavé.— Je ne savais pas… murmuré-je. Personne ne m’a prévenue.— Tu n’avais qu’à dire à quelqu’un où tu étais passée. On t’aurait tenue au courant.Je ne le contredis pas. Il a raison.— Et je te l’ai dit dans mon message, ajoute-t-il. J’imagine que tu ne l’as pas écouté ?— Non, j’ai eu peur quand j’ai vu que c’était toi qui m’avais appelée.Il mord sa lèvre inférieure, ce qu’il a l’habitude de faire quand il est stressé.— Alors tu ferais mieux de l’effacer. Je pense que tu n’es pas prête à l’entendre.Je regarde mon portable, posé sur le bureau. Qu’est-ce qu’il a bien pu me raconter dans ce

message ?

— Comment va Grady ? demandé-je en me traînant hors du lit. Enfin, je veux dire… Est-ce quec’est grave ?

— Oui, il n’en a plus pour longtemps. Allez, enfile des fringues et viens avec moi.— Donne-moi une minute.— OK. À tout de suite.Il me fait un clin d’œil en sortant de la chambre et il laisse la porte grande ouverte derrière lui.

Lila se redresse d’un coup en serrant le drap contre elle.— Il se prend pour qui, celui-là ? Il a escaladé la maison en pleine nuit et il s’est incrusté dans ton

lit !— C’est dans ses habitudes.J’ouvre la fenêtre pour aérer la pièce. Mes cheveux virevoltent avec le vent.— Oh non…— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Lila en s’étirant.— Euh… Je pense que quelqu’un s’est défoulé sur ta voiture.Elle saute hors du lit et me pousse pour prendre ma place. Sa belle Mercedes est recouverte de

peinture.— Mon pauvre bébé ! se lamente-t-elle avec des trémolos dans la voix.— Habille-toi, dis-je en attrapant une jupe et mon débardeur rose. On va voir si c’est récupérable.— Mes parents vont me tuer !— Je connais des gens qui sauront la nettoyer, la rassuré-je en ouvrant la porte. Enfin, j’en

connaissais. Je suppose qu’ils sont toujours dans le coin.J’évite la salle de bains de l’étage et je vais me changer dans celle du bas. Je fais couler l’eau de

la douche pour embuer le miroir, puis je peigne mes cheveux jusqu’à ce que les pointes rebiquent. Jepose un gloss discret sur mes lèvres et je ferme le robinet avant de sortir. Dans l’escalier, je meretrouve face à face avec mon père.

— Ella ? T’es là depuis quand ?— Hier soir. J’étais au lit quand tu es rentré.Il pue le gin et il a les yeux rouges. Ses joues se sont creusées depuis la dernière fois que je l’ai

vu, et il a la peau ridée comme un vieux cuir. Il n’a pas encore cinquante ans, et il en paraît déjàsoixante.

Je l’attrape par le bras pour l’aider à monter les marches, et il me donne une petite tape dans ledos.

— Je suis content de te voir.— Je suis contente d’être là.Je me force à sourire pour faire passer le mensonge. Lorsqu’on atteint le palier, il récupère son

bras pour se frotter la nuque.— Tu as besoin d’aide ? Pour porter les cartons, tout ça ?

— Je vais me débrouiller toute seule. Merci.Il chancelle et je l’agrippe pour l’empêcher de tomber dans l’escalier. Son regard dérive et stagne

sur la porte de la salle de bains. Je sais à quoi il pense. Je lui rappelle ma mère. Je lui ressembletrop. Le soir du pont, il m’a avoué qu’il avait mal chaque fois qu’il me regardait.

— On se voit plus tard, conclut-il.Il zigzague le long du couloir et entre dans sa chambre en claquant la porte derrière lui.J’avais six ans quand on a appris que ma mère était atteinte de « troubles bipolaires ». Quelques

mois après le diagnostic, mon père s’est mis à boire. Avant, il n’allait au bar que quelques soirs parsemaine. Après la mort de ma mère, la bière et la vodka sont devenues ses meilleures amies.L’alcool l’a détruit et, indirectement, moi avec.

Je retourne dans ma chambre. Lila porte une robe jaune, et elle s’est attaché les cheveux. Une pairede lunettes de soleil géantes cache ses yeux fatigués.

— Je ne me sens pas bien du tout, déclare-t-elle en posant les mains sur ses hanches.— T’inquiète. Ici, personne ne se sent bien.J’enfile une paire de tongs et j’attrape mon portable. J’ignore le signal lumineux qui indique le

message de Micha. Nous sortons de la maison et nous plongeons dans le soleil et l’air frais, laissantl’atmosphère enfumée derrière nous.

Le quartier est toujours aussi moche. La rue est couverte de nids-de-poule et les caniveaux sontcrasseux. On entend des motos gronder de part et d’autre de la rue et, au loin, un couple en train des’engueuler.

À une époque, je me sentais chez moi ici. Les courses de voitures et les fêtes faisaient partie de mavie. Maintenant, j’ai l’impression d’être en terre inconnue.

Lila se ronge les ongles en examinant sa voiture.— C’est encore pire vu de près…Les bras croisés, je fais le tour de la Mercedes. Elle est taguée de toutes les couleurs. On dirait un

gros panier de fruits, sauf que les fruits sont remplacés par des obscénités.— Ils ne l’ont pas loupée, dis-je en me retenant de rire.— C’est pas drôle ! Tu te rends compte de ce que ça va me coûter en réparations ?Je doute que l’argent soit vraiment le problème. Le père de Lila est un riche avocat californien.

Ses parents passent leur temps à lui envoyer des fringues, de l’argent de poche, des nouvellesvoitures… Elle n’a jamais travaillé de sa vie. Elle m’en a même voulu quand j’ai été embauchéecomme serveuse dans un restaurant : elle n’arrêtait pas de me tancer pour que je prenne des congés etfasse la fête avec elle.

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demande-t-elle.Elle essaie tant bien que mal de racler la peinture verte sur un des phares.— Il y a un carrossier pas loin d’ici.— C’est une Mercedes, Ella.— Et alors ? C’est une voiture comme une autre. Ils sauront la repeindre. Sinon, on peut aller à

Alpine. C’est plus sympa qu’ici.— Je ne peux pas la conduire dans cet état-là, gémit-elle. Elle est trop moche.— Alors laisse-moi prendre le volant, proposé-je en tendant la main pour qu’elle me passe ses

clés.— Tu plaisantes ? dit-elle tout en caressant le capot. C’est mon bébé… Il n’y a que moi qui la

conduis. Tu le sais bien.— Je pense que ton bébé a besoin de passer sur le billard ! intervient Micha en enjambant le

grillage.Il nous rejoint devant la voiture. Il porte un jean noir, un tee-shirt gris moulant, et ses cheveux

blonds lui cachent presque les yeux.— Je connais le garage parfait pour arranger tout ça, déclare-t-il en adressant un clin d’œil à Lila.Elle fait glisser ses lunettes sur le bout de son nez.— Au fait, je m’appelle Micha.— Lila, se présente-t-elle en souriant. Lila Summers. Je suis la colocataire d’Ella. Enfin, ancienne

colocataire. On ne sait pas encore si on sera dans la même chambre à la rentrée.— Tu dors dans la même chambre qu’Ella ? Ça ne doit pas être facile tous les jours !Lila glousse en remettant ses lunettes.— Au contraire, elle est géniale. Elle fait le ménage, elle fait à manger… En fait, c’est comme si

j’avais ma propre bonne !— Ella a toujours été douée pour ça, avoue-t-il.Et il sait très bien pourquoi. Ma mère ne s’occupait jamais de rien dans la maison. J’ai dû

apprendre à cuisiner et à nettoyer dès mon plus jeune âge, pour éviter de mourir de faim dans unemaison infestée de rats.

— Alors ? reprend Micha. On conduit ta voiture au garage dont je te parlais ? C’est à deux pasd’ici.

— OK, dit-elle sans même réfléchir. Je préfère rester dans le coin, de toute façon.Je lève les yeux au ciel. Micha est incroyable. Un clin d’œil, un sourire, et toutes les filles tombent

à ses pieds.Il passe son bras sur mon épaule et il m’embrasse sur le front.— D’abord, il faut que j’emmène cette jolie fille voir un vieil ami.— Arrête de m’appeler comme ça !Il frôle ma joue avec ses lèvres, puis il y dépose un baiser qui me fait rougir.— Alors, on va voir Grady ? Tu peux venir avec nous, si tu veux.— D’accord, répond Lila.— Ta famille ne va pas s’inquiéter si tu ne rentres pas ce soir ? lui demandé-je en m’écartant de

Micha.— Je vais leur envoyer un message pour les prévenir, répond-elle en attrapant son téléphone. Est-

ce que la voiture sera prête d’ici à demain ?— Aucune idée, lui confie Micha. Ethan est très fort, mais il est un peu lent.Lila relève la tête, un sourire jusqu’aux oreilles.— Ethan ? Celui qui était à la fête hier soir ? Le beau mec avec la coiffure sexy et les grandes

mains ?Micha se mord la lèvre pour ne pas exploser de rire, et il me lance un regard complice.— C’est bien lui. Ça te rassure ?— Seulement si tu penses qu’il en est capable. Je suis très difficile quand il s’agit de ma voiture.

Enfin, mon père est très difficile.— Ne t’inquiète pas. Je ne déçois jamais les filles.— Ah oui ? dit-elle en rigolant.Elle jette un œil vers moi, un peu mal à l’aise, comme si elle marchait sur mes plates-bandes.

J’avoue que je suis un peu jalouse de leur échange.— Bon, on y va ? lancé-je.On marche ensemble jusqu’au garage de Micha. Quand il ouvre la porte, je me retrouve face à face

avec une Chevrolet Chevelle SS de 1969. Elle est peinte en noir avec une bande rouge au milieu.— Tu l’as réparée ? m’écrié-je.Il passe sa main sur le capot rutilant, les yeux brillants d’excitation.— Oui, il était temps. Ça faisait quatre ans que j’en parlais. Vous la trouvez comment ?— Un peu trop vieille à mon goût, répond Lila. Et trop grande.— Je croyais que tu aimais les grandes choses ? plaisante Micha.Je lui donne un coup de coude dans le bras.— Aïe ! s’exclame-t-il en éclatant de rire. Je parlais des mains d’Ethan. Sérieux, tu as l’esprit mal

placé !— C’est pas vrai ! me défends-je en rigolant.— Au moins, j’ai réussi à te faire rire.— Est-ce qu’on va chez Grady avec ta voiture ? demandé-je pour changer de sujet.Il attrape les clés dans sa poche et me les jette.— Oui, elle est à toi.Je lui renvoie le trousseau comme s’il m’avait brûlé les mains.— Non merci.— Comment ça ?— Je n’ai pas envie de conduire.C’est complètement faux, mais je me bats pour rester convaincante. Je fais le tour de la voiture,

j’ouvre la portière côté passager et je fais signe à Lila de me suivre.— Mais… balbutie Micha. Elle a un bloc-moteur Blown 572 !

— Je préfère être ta passagère, Micha.— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Lila. Un bloc-moteur je sais plus quoi ? Et depuis quand

tu t’y connais en voitures, El ? Tu détestes ça… Tu me forces tout le temps à prendre le bus !— Vraiment ? demande Micha. C’est nouveau, ça.— C’est plus écolo, dis-je sans conviction.En réalité, tout ça me manque terriblement. La vitesse, la route, les poussées d’adrénaline…Lila monte à l’arrière de la voiture. Je m’assois sur le siège avant. Micha allume le moteur et le

fait gronder pour me titiller, puis il fait marche arrière dans l’allée.— Je pense qu’on n’est pas amis avec la même Ella, ajoute Lila en attachant sa ceinture.— Tu as raison, confirme Micha. Celle que je connaissais adorait les voitures. Elle passait son

temps à traîner au garage pendant que les autres filles s’amusaient à se maquiller et à se coiffer.Il me regarde et m’offre son sourire le plus sexy.— Elle était tout excitée quand on participait aux courses, murmure-t-il.Une vague de chaleur s’empare de moi. Je repense à ces nuits d’été où on s’envolait sur la route,

prêts à tout pour gagner… La vitesse provoquait en moi des sensations indescriptibles.Micha passe son doigt le long de mon cou et l’y laisse quelques secondes.— Tu vois ? chuchote-t-il en sentant mon pouls. Il suffit que j’en parle pour que ça te mette dans

tous tes états.Le contact de sa peau contre la mienne me fait beaucoup trop d’effet. Je repousse sa main et je

croise les bras, me focalisant sur la vitre et sur le quartier qui défile sous mes yeux. Micha appuie surl’accélérateur.

— Tu vas un peu trop vite, s’inquiète Lila. On est en ville, Micha.Nous nous tournons tous les deux vers elle. Elle s’agrippe au dossier devant elle, visiblement

paniquée. Micha ne ralentit pas.— Qu’est-ce que tu en penses ? me demande-t-il. J’accélère ? Ou je ralentis ?Micha est en train de réveiller en moi une ardeur qui avait disparu. Il accélère sans me lâcher du

regard.— Euh… murmure Lila. Je pense que c’est une mauvaise idée.Nous allons de plus en plus vite, et la rue est particulièrement étroite. Micha me provoque. Il

attend que je lui demande de ralentir. J’aimerais en être capable mais, lorsqu’il passe la vitessesupérieure, mon corps s’enflamme.

Lila se met à hurler :— Arrête ! Il y a un stop !Micha freine d’un coup sec en faisant grincer les pneus. Je mets mes mains en avant pour ne pas me

cogner contre le pare-brise.— Vous êtes complètement tarés ! s’écrie Lila. C’est quoi, votre problème ?Avec Micha, nous nous regardons avec passion. Un désir incontrôlable me secoue des pieds à la

tête. Mon cœur s’emballe. Je me sens revivre.— Tu vois, me dit-il. L’ancienne Ella est toujours là. Elle avait juste besoin d’être ranimée.— Non, Micha, réponds-je en me ressaisissant. Elle n’existe plus.J’attache ma ceinture pour le lui prouver. Avant, je ne l’aurais jamais fait. Il me sourit avec

arrogance.— Tu n’y arriveras pas, Ella.Il se mordille la lèvre et se reconcentre sur la route.— Je ne laisserai pas cette foutue nuit te détruire, murmure-t-il.Ce qu’il n’a pas compris, c’est qu’il est déjà trop tard. Cette nuit-là, je me suis brisée en des

milliers de petits morceaux.C’était la plus belle soirée de ma vie… jusqu’à ce qu’elle tourne au cauchemar.

Micha

La vraie Ella est de retour. Elle est excitée, ça se voit. La vitesse et le danger, c’est son truc.Alors, quand elle me dit que la Ella que je connaissais n’existe plus, je n’y crois pas une seconde.J’ai l’intention de la faire revenir, que ça lui plaise ou non.

Aujourd’hui, elle porte une jupe courte et un débardeur qui dévoile ses formes. Elle me rend fou.On passe devant l’endroit où on avait l’habitude de se garer certains soirs de course. Depuis

quelque temps, l’accès au lac est bloqué par une grande barrière.— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? s’étonne Ella. On ne peut plus aller jusqu’à la crique ?— Si, mais seulement à pied ou en 4 × 4. Les flics ont arrêté des jeunes qui buvaient et qui se

droguaient dans le coin. Du coup, ils ont décidé de bloquer le passage.— Qui ça ? me demande-t-elle, l’air de rien.— Ouais, j’en faisais partie… Mais j’avais bu, rien de plus.Lila pousse un cri indigné et Ella lève les yeux au ciel, visiblement agacée par la naïveté de sa

copine. Décidément, cette petite princesse ne connaît rien à la vie.— Verdict ? me demande Ella.— Je suis en liberté conditionnelle. Et j’ai dû prendre des cours pour apprendre à maîtriser ma

colère.— Maîtriser ta colère ?— Je me suis battu avec Grantford Davis. Je lui ai pété le nez.Ella étudie mon visage avec ses beaux yeux verts.— Pourquoi ?— Tu sais très bien pourquoi.— C’est moi qui lui ai demandé de me déposer sur le pont, Micha. Grantford n’y est pour rien.— Il n’aurait jamais dû te laisser là-bas toute seule.Je mets le clignotant, puis j’emprunte un chemin qui traverse un champ d’herbes hautes. Ella joue

avec ses bracelets.— Tu te souviens de tout ce qui s’est passé ce soir-là ?— Je ne sais pas, avoue-t-elle.— Tu ne sais pas ? Ou tu préfères ne pas admettre que tu as oublié ?En guise de réponse, elle tourne la tête vers la vitre et se coupe de moi et de notre conversation.

Ella

Ce jour-là, j’avais passé une sale journée. Ma mère était morte quelques semaines plus tôt, etj’accusais le coup. J’ai décidé de prendre des mesures drastiques et, le temps d’une soirée, d’essayerde comprendre ce qui s’était passé dans sa tête. C’est comme ça que je me suis retrouvée sur ce pont.

Ma mère était souvent au fond du gouffre mais, à l’époque où elle sortait encore de sa chambre,c’était une chouette femme. Drôle, même. Enfin, c’est ce que je pensais quand j’étais petite… Engrandissant, j’ai commencé à comprendre qu’il n’était pas normal de dépenser tout son argent d’uncoup, de prendre sa voiture en plein milieu de la nuit ou de croire qu’on a des ailes…

— Ella ?La voix de Micha me rappelle à l’ordre. Il s’est garé dans le champ, entre une décharge et un

lotissement. Juste devant la caravane de Grady. Je détache ma ceinture, je sors de la voiture et je tirele siège avant pour laisser passer Lila.

— Je vous attends ici, décide-t-elle.— Tu ne seras pas plus en sécurité dans la voiture, lui dit Micha.Il montre du doigt une cahute à moitié écroulée, au beau milieu des herbes.— C’est le point de rencontre des dealers du coin, explique-t-il. S’ils te voient, tu risques de

passer un mauvais quart d’heure.Micha lui ment pour lui faire peur et pour la forcer à nous accompagner. Je le laisse faire. Après

tout, cet endroit n’est pas rassurant. Lila sort de la voiture.— Chez qui on va, exactement ? demande-t-elle. Pas chez un dealer, j’espère ?— Non, dis-je. C’est un vieil ami.J’échange un regard avec Micha, et des émotions longtemps refoulées remontent à la surface. À une

époque, Grady était le beau-père de Micha. Sa mère et lui ont été mariés pendant plusieurs années.Nos plus beaux souvenirs d’enfance sont liés à Grady. Avec lui, nous avons campé, pêché, réparé desvoitures… Je me souviendrai toujours de ces années-là : ma vie était simple et stable, pas encoredéchirée en lambeaux.

Micha me prend par la main et j’accepte sans rechigner. Revenir ici me fait du mal. Grady m’aprouvé que la vie pouvait être belle et, maintenant, il est sur le point de mourir.

— Vous êtes sûrs que je ne crains rien en venant avec vous ? marmonne Lila tout en tirant sur sarobe.

— Ne t’inquiète pas, la rassuré-je. Grady est un mec génial. Ce n’est pas parce qu’il vit dans unecaravane qu’il faut imaginer le pire. Il se fiche de ce qui est matériel, c’est tout. C’est lui qui a choisid’habiter ici.

— D’accord, répond-elle avec un sourire forcé.Micha frappe à la porte. Pas de réponse. Il insiste un peu et, au bout d’un moment, nous décidons

d’entrer sans y avoir été invités. La caravane est toute petite. L’étroite cuisine est collée au salon, etnous remplissons quasiment l’espace entier à nous trois. Rien n’a changé, et je trouve ça rassurant.Quand il était jeune, Grady voyageait beaucoup. Sa décoration en est la preuve : il y a des poupéesrusses sur une étagère, un masque bakota accroché au mur et un narguilé du Népal sur une petite tablepliante. Revoir tous ces objets me rappelle des souvenirs.

Micha fait glisser sa main le long de mon bras et m’attire vers lui.— Ça va aller ?Je lui fais oui de la tête en me retenant de pleurer. Il dépose un baiser sur ma tempe, et ça ne me

laisse pas indifférente.— Ne t’en fais pas, Ella. Je serai toujours là pour toi.Bon, il est temps de changer de sujet. Je m’éloigne de lui et je respire un grand coup.— Où est Grady ?Micha m’indique le fond du salon, juste derrière nous. Je me retourne et ce que je vois me brise le

cœur. Grady est squelettique. Il n’a plus un seul cheveu sur la tête et ses yeux bleus, d’ordinairepétillants, sont creusés et fatigués. Il nage dans sa veste à carreaux. Ce n’est plus le même homme.

— Grady… Comment vas-tu ?— Moi ? Je vais toujours bien. Tu le sais. Je ne vais pas me laisser abattre par un vilain petit

cancer.Son sourire est aussi lumineux qu’avant. Il clopine jusqu’à moi en s’appuyant sur une canne. Je le

rejoins à mi-chemin, devant le vieux fauteuil en cuir, et je le prends dans mes bras. Il est tellementmaigre que j’ai peur de le briser.

— Et toi, ma petite Ella May ? Comment vas-tu ?Il fait un pas en arrière et m’examine de haut en bas.— Tu as changé.— Un petit relooking, balbutié-je en me touchant les cheveux. Rien de plus.— Non, il y a autre chose… Tu as l’air triste.— Je me sens très bien, dis-je sans y croire.— Tu n’as jamais su mentir, répond-il en me souriant tendrement. J’ai toujours su que c’était toi

qui avais cassé mon vase, tu sais.— C’est à cause de ses yeux, ajoute Micha. Même quand elle ment, ils disent la vérité.Je fais comme si je ne l’avais pas entendu et je reste concentrée sur Grady.— Pourquoi tu ne m’as pas punie ? Pour le vase ?

Il éclate de rire.— Parce que j’ai adoré l’histoire que tu as inventée. Elle était tellement élaborée que tu as réussi à

me séduire ! Et puis, ce n’était qu’un vase.La tension dans la pièce s’évapore, sauf du côté de Lila. Elle ne sait pas quoi faire de son corps.

Elle traîne près de la porte en tripotant sa montre et ses cheveux, et elle a les yeux qui partent danstous les sens.

— Grady, je te présente Lila. On était colocataires à l’université.Lila avance de quelques pas et lui fait bonjour de la main.— Ravie de vous rencontrer.— Moi aussi.Grady pose son regard sur moi en fronçant les sourcils.— Alors, comme ça, tu étais à l’université ?— Je suis désolée de ne pas te l’avoir dit au téléphone. J’avais besoin de faire une pause.— Ça m’a fait du mal. Je te considère comme ma fille, Ella. Je pensais que tu avais assez

confiance en moi pour venir me voir quand ça n’allait pas.Il s’appuie sur sa canne comme si ses bras et ses jambes étaient trop frêles pour le soutenir. Il

échange un regard avec Micha et, à ce moment-là, je me demande s’il lui a raconté l’incident sur lepont.

— Il faut que je passe un coup de fil, dit Micha. Lila, tu viens avec moi ?Elle le suit et la porte claque derrière eux, secouant la caravane tout entière. Grady s’affale dans le

fauteuil et pousse un soupir de soulagement.— Il faut qu’on parle.— Tu vas me faire la morale, pas vrai ? lancé-je en m’asseyant sur le canapé juste en face de lui.— Est-ce que c’est ce que tu mérites ?Il pose sa canne sur la table basse. Je prends un coussin sur mes genoux et j’appuie mon dos contre

le dossier.— Je ne sais pas, Grady. Je n’arrive plus à faire la différence entre ce qui est bien et ce qui est

mal.— Tu l’as toujours su, dit-il tout en se balançant dans le fauteuil. Tu as juste du mal à reconnaître

que, parfois, tu choisis le mal.— Je sais ! C’est pour ça que je voulais changer. Je voulais devenir une fille parfaite, qui ne fait

de mal à personne et qui gère sa propre vie…— Ça n’a rien à voir. Tout ce que tu fais, c’est te fuir toi-même. Et tu ne peux pas tout maîtriser,

Ella. Même si c’est ce que tu souhaites.Ses mots me mettent mal à l’aise. J’attrape un fil du coussin et je me mets à jouer avec.— Est-ce que Micha t’a raconté ce que j’ai fait la veille de mon départ ?— Oui.

— Alors tu comprends pourquoi je suis partie. Si je ne change pas, je vais devenir comme elle…Je vais devenir comme ma mère.

C’est la première fois que je l’admets à voix haute. Sur le coup, je me sens plus légère. Mais,lorsque ce fichu poids reprend sa place dans ma poitrine, il me semble dix fois plus lourd qu’avant.

Grady se penche vers moi. Il a l’air triste et épuisé.— Je connaissais bien ta mère.— Je sais. Tu étais toujours là pour arrondir les angles quand elle faisait une crise.— Tu n’es pas comme elle, ma puce. Ta mère était malade. Elle avait des problèmes.— Il paraît que les troubles bipolaires sont héréditaires…— Ça ne veut pas dire que ça t’arrivera.Il se relève lentement et vient s’asseoir à côté de moi.— Je pense que tu as tellement peur de finir comme ta mère que tu en oublies qui tu es vraiment.

Tu ne peux pas tout contrôler. Personne n’en est capable.— Mais ça ne coûte rien d’essayer ! J’ai fait tellement de conneries, Grady… Tu me connais bien.

J’étais carrément irresponsable. Ce soir-là, j’ai touché le fond… Je me suis… Je… J’ai failli mesuicider.

— Tu n’aurais jamais sauté. Je le sais. Tu voulais juste essayer de régler tes problèmes. Et c’estce que tu fais encore aujourd’hui.

Il a raison, mais je ne peux pas m’empêcher d’insister :— Je t’assure que j’allais le faire. Je n’étais pas dans mon état normal, mais je me souviens de

certaines choses. Quand j’ai enjambé la rambarde, j’étais vraiment prête à sauter.— Donc tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé après ? me demande-t-il. Avec Micha ?— Si, bien sûr. Je l’ai embrassé et je l’ai abandonné sur le pont. Ensuite, je suis rentrée chez moi,

j’ai fait mon sac et je suis partie.— Non. Il s’est passé autre chose, cette nuit-là. Micha t’a emmenée quelque part. Du moins, c’est

ce qu’il m’a raconté.Je me gratte le poignet tout en fouillant dans ma mémoire, mais il n’y a rien à faire : ça ne me dit

rien.— Je ne m’en souviens pas.— Il paraît que tu avais pris des médicaments et que tu étais très en colère. C’est une association

dangereuse. J’ai vécu la même chose, je sais de quoi je parle.— Tu as vécu quoi, exactement ?— Comme toi, je suis déjà arrivé au point où le suicide semble être la seule issue.Je prends le temps de laisser ses mots résonner dans ma tête.— Depuis que je suis arrivée, tu ne fais que parler de moi. Ce n’est pas pour ça que je suis venue.— Ne t’inquiète pas, dit-il. Ça m’arrange bien. Les gens ne font que parler de ma maladie et de ma

mort. J’en ai ras le bol.

Le couinement de la porte d’entrée nous interrompt et une blonde platinée surgit dans la caravane.Elle a une tresse et elle porte un jean noir, un tee-shirt blanc et un gros sac noir sur l’épaule.

Elle sourit à Grady en refermant la porte derrière elle.— Tu m’as encore désobéi, lui reproche-t-elle. Tu devrais être dans ton lit.Il fait semblant d’être agacé mais, en réalité, son visage s’illumine.— Oui, je suis un mauvais garçon, dit-il. Je mérite une bonne fessée.J’essaie de faire comme si je n’avais rien entendu.— Ella, je te présente Amy.Je me lève du canapé pour lui serrer la main, et je remarque qu’elle ne porte pas de bagues.— Vous êtes son infirmière ?Grady se relève avec difficulté et elle se jette sur lui pour l’aider. Il lui fait signe de le laisser

tranquille.— Je suis capable de me lever tout seul. Je ne suis pas handicapé, tu sais.Amy pousse un soupir et le laisse faire.— Oui, je suis son infirmière. Je suis censée m’occuper de lui, mais il est bien trop têtu. Il

m’empêche de faire mon boulot !Il grogne et elle éclate de rire. Grady traverse le salon avec sa canne et s’éloigne de nous en

traînant des pieds sur le vieux tapis orange.— Est-ce que tu peux revenir demain, ma puce ? me demande-t-il.— Bien sûr, dis-je tandis qu’il disparaît dans sa chambre.Amy pose son sac sur un meuble, l’ouvre et en extrait quelques sacs en plastique.— Est-ce qu’il va tenir le coup ? lui demandé-je.— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?— Je sais qu’il a un cancer. C’est tout. Il n’aime pas trop parler de lui.Elle fouille dans son sac et en sort une poignée de flacons.— Il a un cancer des os, m’explique-t-elle. Il est en phase quatre.Je m’accroche au fauteuil devant moi pour ne pas m’effondrer.— Phase quatre ? Mais ça veut dire que…— … qu’il a peu de temps devant lui, oui. Tu es Ella Daniels, n’est-ce pas ? La fille de Raymond

Daniels ?— Oui, pourquoi ?— Grady me parle souvent de toi.— Et vous connaissez mon père ?— J’étais de service la nuit où il s’est fait renverser, explique-t-elle.Ce soir-là, mon père avait trop bu et avait décidé d’aller faire du vélo sur l’autoroute…Amy ferme son sac et se plante devant l’évier avec ses flacons.

— Et vous vous occupez de Grady à domicile ?— Il ne voulait pas passer ses derniers mois dans un lit d’hôpital, me confie-t-elle en remplissant

un verre d’eau. Alors il m’a embauchée.Ses derniers mois ? J’en ai assez entendu. Il faut que je sorte d’ici.Je titube jusqu’à la porte et je trébuche sur la marche. Je manque de m’écraser par terre mais,

heureusement, Micha est en bas et lâche son portable pour me rattraper.— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiète-t-il.— Il va mourir… murmuré-je, les yeux fixés sur l’herbe sèche. Il va vraiment mourir.— Je sais. Je t’avais prévenue.Il me serre fort contre lui et frôle la peau nue de mes bras.Je manque d’air.— Quand tu me l’as dit, je croyais que… Je ne sais pas… Je ne m’attendais pas à ça. Je ne pensais

pas qu’il avait une infirmière. Ni qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre.Il me serre encore plus fort dans ses bras. Je pose ma tête contre son torse et j’essaie de respirer

lentement. Son odeur me calme. J’ai envie de lui demander ce qui s’est passé cette nuit-là, ce que j’aioublié, mais j’ai trop peur d’entendre la vérité. Et si c’était quelque chose de terrible ? Et si ça mepoussait à bout ?

— Qu’est-ce que tu veux faire aujourd’hui ? chuchote-t-il à mon oreille.Je m’écarte de lui en retenant mes larmes. Lila est assise dans la voiture et se met du gloss en se

regardant dans le rétroviseur.— Il faut que j’accompagne Lila au garage.Micha pose sa main derrière ma tête et m’attire à lui.— Elle n’a qu’à se débrouiller toute seule.Je lui donne une tape sur le bras.— Eh bien, tu n’es pas très galant.— Je ne suis pas galant avec les filles qui se permettent de critiquer ma ville et qui meurent de

trouille devant de pauvres petits insectes. Sérieux, je n’ai passé que dix minutes avec elle et j’en aidéjà marre. Je me suis même retenu de l’enfermer dans la cabane.

— Tu dis n’importe quoi, rigolé-je. Je te connais bien. Je suis sûre que tu meurs d’envie del’inviter dans ton lit.

Il fait glisser ses mains le long de mon dos et les pose fermement sur mes fesses. Nos corps sontcollés l’un à l’autre. Une chaleur envahit mon ventre et un gémissement s’échappe de ma bouche.Pendant quelques secondes, j’oublie même où je suis.

— La seule fille que j’aimerais avoir dans mon lit, c’est toi.Je reprends le contrôle sur moi-même et je recule d’un coup.— Ne recommence pas, Micha. Pas ici.— Pourquoi ? À cause de Grady ? Il n’attend que ça ! Ça fait des années qu’il dit qu’on est faits

l’un pour l’autre.— Tais-toi ! dis-je en me bouchant les oreilles.Il se rapproche de moi et manque de me marcher sur les orteils.— Tu pensais que ton départ y changerait quelque chose, pas vrai ? Tu pensais que je

t’oublierais ? Tu as tort. C’est plus fort que moi. Je suis toujours am…— Tais-toi ! Ne dis pas un mot de plus, Micha Scott.Il lève les bras, visiblement amusé.— Tu viens vraiment de m’appeler par mon nom de famille ? C’est mauvais signe, ça…Je jette un œil en direction de la voiture pour voir si Lila nous entend, puis je me retourne vers lui.— Écoute… Je ne suis rentrée qu’hier, et tout ce que j’ai construit pendant ces huit mois est déjà

en train de s’écrouler. À cause de toi.— Tant mieux, dit-il. Tes airs de pépette, c’est de la connerie ! Tu peux changer de look autant de

fois que tu le voudras, ça ne changera pas ce que tu es à l’intérieur.Une rage profonde s’empare de moi. Je le pousse de toutes mes forces. Il trébuche dans la terre

avec ses grosses bottes.— Tu as tort !— Tu crois ? dit-il en souriant. Pourtant, je reconnais cette colère. C’est la même que celle d’il y a

huit mois, tu sais. Tu n’as pas changé tant que ça.Il pose sa main sur ma joue pour m’attendrir.— Je ne veux plus être la même, Micha. S’il te plaît, laisse-moi tranquille. Cette foutue colère est

peut-être toujours là, mais j’aimerais vraiment qu’elle disparaisse.Je marche jusqu’à la voiture en espérant qu’il m’écoute, cette fois. S’il continue à me pousser dans

mes retranchements, je vais finir par craquer. Le problème, c’est que Micha n’a jamais baissé lesbras de sa vie.

Le combat va être rude.

Micha

Je ne supporte pas de la voir souffrir. Si j’avais une machine à remonter le temps, je voyageraisjusqu’au soir du drame et je l’empêcherais de descendre de l’arbre.

Je me gare devant le petit café du centre-ville, entre le supermarché et le magasin de sport.Lorsqu’elle comprend où on est, Ella rougit de colère.

— Micha, je n’ai vraiment pas la tête à ça ! J’ai plein de choses à faire, et Lila aussi.Pour l’amadouer, je décide de prendre ma voix la plus séduisante :— Tu ne m’as pas entendu jouer depuis des mois… Un seul morceau et on s’en va. D’accord ?— Moi, ça me va ! intervient Lila. Je suis curieuse d’entendre ton groupe. Et puis, j’aime bien les

chanteurs… Ils sont toujours sexy.Elle paraît plus décontractée depuis qu’on est partis de chez Grady.— Micha joue de la guitare et chante en solo, lui explique Ella. Il n’a pas de groupe.Je crois apercevoir une étincelle de jalousie dans ses yeux.— Je m’en fiche. Franchement, il n’y a rien de plus cool qu’un mec qui sait jouer et chanter.— Allez, jolie fille ! Tu meurs d’envie de me revoir sur scène, avoue-le.J’attrape une mèche de ses cheveux et je l’enroule autour de mon doigt. Elle me lance un regard

noir, mais je vois bien qu’elle se retient de sourire.— Ta voix de dragueur n’a aucun effet sur moi. Je t’ai trop souvent vu séduire d’autres filles.— Je n’ai pas dragué une seule fille depuis que tu es partie, tu sais.Avant, j’enchaînais les conquêtes sans me poser de questions. J’ai décidé d’arrêter quand ma

relation avec Ella a pris un autre tournant. Je me suis rendu compte que le vide que j’essayais decombler avec toutes ces filles était uniquement lié à elle.

— Bon, je veux bien venir, mais seulement si tu me promets d’arrêter de parler de sujets qui memettent mal à l’aise.

— Et ma voiture ? demande Lila tout en se recoiffant devant le rétroviseur. Le garage risque de

fermer…J’attrape la main d’Ella et j’entremêle mes doigts aux siens avant de rassurer son amie :— On y sera à temps. Promis.Ella hésite. On dirait une petite souris qui se prépare à entrer dans la tanière d’un ours.— Ça va aller, Ella. Ne t’inquiète pas.Ses yeux se posent sur nos mains, puis sur mes lèvres, puis sur mes yeux.— Les autres viennent toujours ici ? me demande-t-elle.— Kelly, Mike, Renee et Ethan, oui. Par contre, ça fait longtemps qu’on n’y a pas croisé

Grantford.— Depuis que tu lui as cassé le nez ?— Peut-être, oui.Je pense que je fais des progrès : elle a l’air de s’adoucir petit à petit. Je lâche sa main et on sort

de la voiture. Ella se cambre en s’étirant, les seins bombés en avant. J’ai envie d’arracher sesfringues, de la jeter sur la banquette arrière et de lui faire des choses que je n’ai jamais faites àpersonne.

— Qu’est-ce qu’il y a ?Ella tire sur son débardeur pour recouvrir son ventre. Elle est belle à en crever, et elle ne s’en

rend pas compte. Même pendant sa phase gothique, elle était sublime.— Rien. Je réfléchissais, c’est tout.Lila nous rejoint à l’extérieur, Ella referme la portière derrière elle et on traverse le parking

bondé. Je pose ma main sur le bas de son dos, mais elle s’écarte et se met à côté de Lila, l’utilisantcomme bouclier.

Je n’ai peut-être pas fait tant de progrès que ça.

Ella

S’il continue à me regarder comme ça, je vais finir par me liquéfier. Il recommence à me draguercomme à l’époque. Avant, il en rigolait et je jouais le jeu. Maintenant, c’est plus intense, plus réel.J’ai l’impression qu’il m’ouvre son cœur, ce qu’il n’a jamais fait auparavant. Du moins, pas avecmoi.

Le café est rempli à craquer. Normal pour un samedi, mais je suis quand même impressionnée.Toutes les tables sont prises et les serveurs courent dans tous les sens. Dans un coin, des gens bossentdevant leurs ordinateurs portables. Il y a un mec aux cheveux longs et bruns qui joue du synthé surscène. Il chante un peu faux.

— On s’installe où ? demande Lila. Il n’y a pas de place.Micha aperçoit Ethan et Renee à une table. Il leur fait de grands signes.

— Problème résolu, dit-il en me prenant par la main pour les rejoindre.Renee est une fille de petite taille aux cheveux roux. Elle porte un rouge à lèvres très foncé. Ses

yeux noisette surlignés d’eye-liner se posent sur Micha, puis sur nos doigts entrelacés. J’ai envie deretirer ma main, mais il m’en empêche.

— Salut, Ella ! dit-elle en me lançant un sourire hypocrite. Comment vas-tu ?— Ça va.Avec Renee, mieux vaut ne pas en dire trop.— Comme on se retrouve ! s’exclame Ethan en souriant à Lila. Tu as décidé de rester ?Il lui présente une chaise et elle s’assoit sans le quitter du regard.— Je n’avais pas vraiment le choix. Quelqu’un a tagué ma voiture.Micha prend la dernière chaise libre, et il m’attire vers lui pour que je me mette sur ses genoux. Je

balaie le café du regard à la recherche d’une autre chaise… Mission impossible : il y a vraimentbeaucoup trop de monde.

— Je ne vais pas te mordre, dit-il en me défiant du regard. Enfin, sauf si tu en as envie.Tout le monde a les yeux rivés sur moi. Pour éviter le scandale, j’abdique et je m’installe sur ses

genoux. Ethan a l’air confus. Micha attrape un scone dans la panière et l’avale en deux secondes.— À quelle heure commence la scène ouverte ? demande-t-il.— Tu vas te remettre à jouer ? s’étonne Ethan. Il était temps, mec !— Se remettre à jouer ? répété-je en attrapant un scone. Il avait arrêté ?Ethan relève ses manches, croise les bras sur la table et regarde Micha bizarrement. Je n’ai jamais

réussi à déchiffrer leurs échanges. Je me retourne vers Micha, et je le regrette instantanément. Sonexpression est trop intense.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Micha ? Tu as toujours rêvé d’en faire ton métier !— Ce n’est pas pareil quand tu n’es pas dans le public, confie-t-il en enroulant ses bras autour de

ma taille.— Je n’étais pas tout le temps dans le public…— Tu parles ! Tu n’as jamais loupé un seul de mes concerts.Je réfléchis un instant. Il a raison.— Ce n’est pas parce que je ne suis plus là que tu dois arrêter de vivre.— Je ne veux pas que tu repartes, Ella.Il serre ses mains fermement autour de mes hanches. Des étincelles explosent entre mes jambes.

C’est alors que Kenzie, la serveuse, nous interrompt :— Vous avez choisi ?Nous commandons chacun son tour et, quand arrive celui de Micha, Kenzie se met en mode drague.

Elle se fiche carrément que je sois sur ses genoux. De toute manière, je n’ai jamais aimé cette fille…Au lycée, elle était amie avec Stacy Harris.

Je me penche en arrière pour me coller à Micha, histoire de lui montrer qu’elle n’a aucune chance.

Personne ne s’en rend compte à part elle… et lui. Je sens son cœur s’emballer comme si mon corpsle rendait fou.

Kenzie glisse le carnet dans son tablier.— Je reviens avec vos boissons, lance-t-elle sèchement.Micha ne dit rien et pose ses mains sur mes cuisses nues.Il faut que j’arrête ce manège. Micha ne m’appartient pas. Je le lui ai bien fait comprendre le jour

où je suis partie. Pourtant, c’est plus fort que moi : j’ai besoin de le protéger des filles qui ne valentpas le coup. Je fais ça depuis qu’on est petits.

Comme quoi, les vieilles habitudes reviennent vraiment au galop.

Micha

Je souris bêtement. Ella a voulu montrer à la serveuse que je n’étais pas libre, que c’était sonterritoire. C’est la première fois que ça arrive.

— Ce groupe est pas mal, hurle Lila pour couvrir le son des banjos. Tu joues le même genre detrucs ?

On explose tous de rire, et Ella recouvre sa bouche d’une main pour ne pas vexer sa copine.— Non, chérie, je lui dis en buvant mon café. Ma musique est plus…— … sensuelle, coupe Ella. Un peu comme Spill Canvas.Lila fait un tas avec les miettes tombées sur la table.— C’est le groupe que tu écoutes à longueur de journée ?— C’est ça, répond Ella, gênée.Je suis ravi qu’elle écoute toujours la même chose. Voilà au moins une partie d’elle qui n’a pas

changé.Je presse fermement sa cuisse, de peur qu’elle ne m’échappe, et j’attrape un second scone. Je

l’engloutis en une bouchée. Lila se met à papoter avec Ethan, et Renee est focalisée sur son portable.Je passe ma main dans les cheveux d’Ella pour dégager son oreille.— Alors, comme ça, tu me trouves sensuel ?— Non. J’ai dit que ta musique était sensuelle.— Ça revient au même.Je dépose un baiser sur la peau douce de son épaule. J’ai tellement envie d’elle… Mon sexe me

trahit et se met au garde-à-vous. Ella s’en rend compte et gigote sur mes genoux, ce qui ne faitqu’aggraver les choses.

— Calme-toi, dit-elle avec un rire nerveux.Elle essaie de se relever, mais je l’attrape par les hanches et je la bloque contre moi. Nos corps

vont si bien ensemble ! Je la veux tout entière. Tout de suite.

Petit à petit, je remonte mes mains le long de ses cuisses.— Micha ! Arrête… Il y a trop de monde.Je la fais taire en effleurant le bas de sa jupe. C’est plus fort que moi. J’ai envie d’elle depuis que

j’ai seize ans. Je le lui ai longtemps caché, parce que je savais qu’elle deviendrait folle si ellel’apprenait. J’ai réussi à lui voler quelques baisers par-ci par-là mais, le soir où je l’ai vraimentembrassée sur le pont, elle a paniqué.

Après son départ, j’ai couché avec plein de filles, bien décidé à combler cet appétit qui me hantaitjour et nuit… Puis j’ai compris que ça ne servait à rien. C’était Ella qu’il me fallait. Personned’autre.

Je soulève sa jupe délicatement et elle plante ses doigts dans mes cuisses. Je ne sais pas jusqu’oùje peux aller. Après tout, on est dans un café bondé… Ella écarte légèrement une de ses jambes. Je levois comme une invitation.

Hélas, c’est à ce moment-là que Kenzie monte sur scène.— C’est l’heure de la scène ouverte ! annonce-t-elle au micro. Si vous n’êtes pas encore inscrits,

faites-le auprès de Phil.Elle pointe du doigt le manager, un homme d’une cinquantaine d’années assis juste à côté des

enceintes.— Il faut que tu ailles t’inscrire, dit Ella en se relevant d’un coup.— Je sais… Mais tu ne t’en tireras pas comme ça.Un frisson parcourt son corps et je me dirige vers Phil, un sourire jusqu’aux oreilles.— C’est pas vrai ! Regardez qui voilà !Dans les années quatre-vingt, Phil faisait partie d’un groupe dont la spécialité était de reprendre

les tubes du moment. Sa coupe de cheveux et ses vêtements fluo donnent l’impression qu’il n’a paschangé d’époque.

— Je t’ai manqué tant que ça ? je blague en écrivant mon nom sur la feuille.— Tu déconnes ? Ces derniers mois, on n’a eu droit qu’à des banjos et à des hippies qui tapent sur

des bongos. On se croirait à Woodstock, j’te jure.J’éclate de rire en lui rendant le stylo. Phil ajuste le volume des enceintes.— Promets-moi que tu vas venir plus souvent, Micha. Tu attires toujours la clientèle.— Ne compte pas trop sur moi, Phil. Je n’ai pas l’intention de rester ici toute ma vie.En retournant à notre table, je croise Naomi, la fille de Phil. Elle est grande, avec de longs

cheveux noirs. C’est une super chanteuse. On faisait de la musique ensemble, jusqu’à ce qu’elle parteen tournée avec son groupe. On ne s’est pas vus depuis son départ.

— Micha ! Je suis trop contente de te voir !— Tout le monde est content de me voir.Elle éclate de rire.— Tu n’as pas changé. Toujours aussi prétentieux !

— Alors, tu es de retour ? je lui demande.— Oui, mais seulement pour quelques semaines. On pourra se voir après ta chanson ? Il faut qu’on

parle. C’est important.— Tu savais que j’allais jouer ?— Je viens de te voir t’inscrire.— Ah, OK. Ça marche, on se voit tout à l’heure.Je rejoins les autres, tout en me demandant ce qu’elle a à me dire.

Ella

Je le déteste. Ses caresses et ses regards enamourés me tuent à petit feu. Il ne manquait plus qu’ilchante pour m’achever… et c’est exactement ce qu’il va faire. Sa voix m’a toujours fait fondre.Avant, on passait une bonne partie de notre temps assis sur son lit, moi à dessiner et lui à jouer de laguitare. Ces moments-là font partie des plus beaux de ma vie.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande Lila d’un ton accusateur. Tu es toute rouge.Je bois une gorgée de mon latte, puis je déplace la panière de scones pour ne plus voir mon reflet

sur la table en acier.— J’ai chaud, c’est tout.— Ouais, c’est ça…Lorsque Micha monte sur scène, mon cœur s’emballe. Il s’assoit sur le tabouret, pose sa guitare sur

ses genoux et approche ses lèvres du micro tout en mordillant son piercing.— Cette chanson s’appelle Les Choses invisibles.Il plaque le premier accord sans me lâcher du regard.

Je les vois dans tes yeux, comme une tache solaire,Toutes ces choses cachées et qu’en toi tu enterres,Aveuglées par ta lumière.Tu retiens ton souffle, tu refuses de les voir,Ces choses invisibles sont cachées dans le noir,Masquées par ta lumière.Ouvre-moi ta porte et prends-moi avec toi,Je ne dirai pas un mot, je ne baisserai pas les bras,Et, même quand je mourrai, ton cœur vivra en moi.À l’abri des aveugles et aussi des idiots,Ta plaie ne guérit pas, brisée en mille morceaux,Voilée par ta lumière.Passionnée par le monde et hélas oubliée,Ton âme brûle encore et souhaiterait briller,

Mais ta pénombre l’aveugle.Ouvre-moi ta porte et prends-moi avec toi,Je ne dirai pas un mot, je ne baisserai pas les bras,Et, même quand je mourrai, ton cœur vivra en moi.

Il tient la dernière note le plus longtemps possible. Les spectateurs l’acclament. Moi, je détournele regard. Je n’ai qu’une envie : partir en courant sans jamais me retourner.

— La vache ! murmure Lila en s’éventant. T’avais raison, Ella. Il est sexy quand il chante.— Tu sais que je joue de la batterie ? interrompt Ethan en tapant sur la table avec ses doigts. Je

suis super fort, moi aussi.— Ne l’écoute pas, dit Renee en buvant son café. Il joue sur Rock Band, c’est tout.Ethan la mitraille du regard.— Arrête de te foutre de moi ! C’était marrant avant, mais ça commence à être lourd.Lila me regarde, confuse.— C’est comme ça qu’ils communiquent, expliqué-je. Ils passent leur temps à se disputer.Elle pose ses coudes sur la table et son menton dans ses mains.— Ton frère était batteur, lui aussi ? me demande-t-elle à nouveau.— Oui. Enfin, il se débrouillait.— Ah, Dean… soupire Renee. Voilà un mec vraiment sexy !Je ne réagis pas. Renee adore me provoquer, et elle sait quels sujets aborder pour me mettre mal à

l’aise. Mon frère en fait partie.Micha sort de scène et laisse sa place à une chanteuse, une fille avec des dreadlocks roses qui a

l’air d’être en colère contre le monde entier. Il se dirige vers notre table, mais il est coupé dans sonélan par Naomi. Micha faisait souvent de la musique avec elle. Elle a de longs cheveux noirs, desyeux gris envoûtants et un sourire éclatant.

Elle raconte quelque chose à Micha, et il explose de rire. Une étincelle de jalousie s’allume enmoi, mais je l’étouffe immédiatement. Ils s’éloignent de la scène et Micha pose une main sur son dos.Il jette un dernier coup d’œil vers moi, puis il disparaît avec elle dans les coulisses. D’habitude,j’arrive à lire dans ses pensées. Là, c’est mission impossible. Et ça me fait peur.

Lila boit son lait de soja sans me lâcher des yeux. Pour me défouler, je commence à déchirer uneserviette en papier. Elle prend peu à peu la forme d’un cœur.

— Ce mec est fou amoureux de toi, me dit Lila.Ethan coupe court à la discussion. Je ne sais pas s’il le fait exprès mais, si c’est le cas, je lui en

suis reconnaissante.— Alors, Ella. Comment ça se passe à Las Vegas ?— Bien, réponds-je en froissant la serviette et en la jetant dans la panière vide.— Tu ne sembles pas convaincue.Il pose son bras sur le dossier de la chaise de Lila.

— Si, c’est sympa, dis-je avec un sourire forcé. Il y a plein de choses à faire là-bas, et la fac estgéniale.

Ethan examine mon visage en se grattant le menton.— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Tu es sûre que ça va ?— Oui, tout va bien. C’est ton interrogatoire qui me fatigue.Lila lèche la mousse restée sur ses lèvres. Elle me regarde bizarrement, elle aussi.— Il a raison, renchérit-elle. On dirait que tu nous couves quelque chose.Elle pose sa main sur mon front pour voir si j’ai de la fièvre. Micha nous rejoint à ce moment-là.

Le café s’est un peu vidé, alors il attrape une chaise libre, la retourne et s’assoit dessus àcalifourchon avant de vérifier ses messages sur son portable.

— Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? demande Ethan.— Je dois emmener cette charmante demoiselle à ton garage pour que tu nettoies sa voiture.— C’est vrai ? triomphe Ethan, visiblement ravi. Cool !Micha range son portable dans sa poche et Ethan appelle la serveuse pour demander l’addition.— On va d’abord passer chez Ella pour récupérer la voiture. On se retrouve au garage dans une

demi-heure ?— D’accord, répond Ethan.— Ça te va ? me demande Micha.— Oui, bien sûr.En vérité, je me fiche de la soirée qui nous attend. La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir

ce qui s’est passé entre lui et Naomi.En partant, tout le monde embarque son verre. Le mien est vide, alors je le laisse sur la table. En

me dirigeant vers la sortie, j’ai l’impression d’abandonner plus qu’un verre derrière moi.Une partie de ma nouvelle identité, peut-être ?

*

Dans la voiture, personne ne dit un mot. Lila a l’air mal à l’aise. J’ai l’impression que plus ellepassera de temps avec moi ici, moins elle aura envie d’en passer à la fac…

Quand on arrive chez moi, une surprise m’attend devant le garage : une Porsche rougeimmatriculée dans l’Ohio. Voilà une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas revenir.

— À qui est cette voiture ? s’écrie Lila en sautillant dans son siège. Elle est trop belle !— À mon frère, dis-je en grimaçant. Qu’est-ce qu’il fout là ? Il nous avait promis qu’il ne

reviendrait pas.— C’est la voiture de ton frère ? Mais… Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? Il faut être plein aux as

pour se payer une Porsche !

— Ce n’est pas la sienne. C’est celle de ma mère.Micha et moi échangeons un regard, chacun de nous se rappelant le jour où cette voiture a fait son

apparition dans notre garage. Ma mère avait refusé de nous dire où elle l’avait trouvée. Dean et moiétions persuadés qu’elle l’avait volée, et nous nous attendions à ce que la police débarque d’un jour àl’autre. Mais ce n’est jamais arrivé. Pour ma mère, c’était devenu un jeu. Nous ne savions jamaisquand elle disait la vérité et quand elle nous mentait.

C’est Dean qui a récupéré la Porsche après sa mort. Il considérait qu’elle lui revenait. Il avaitpeut-être raison… Après tout, ce n’est pas lui qui est sorti de la maison ce soir-là et qui a laissé notremère sans surveillance.

— J’aimerais bien le rencontrer, enchaîne Lila en se rasseyant sur son siège.— Il sera là quand vous reviendrez, dis-je en espérant me tromper. Et puis, Ethan vous attend.— Tu ne viens pas avec nous ? me demande Micha.— Non, il vaut mieux que je reste ici. Je ne sais pas ce que Dean fout là, ni ce qu’il va raconter à

mon père.— On va faire au plus vite, ajoute-t-il. On peut déposer la Mercedes et revenir à pied.Nous sortons tous les deux de la voiture, et Micha pose ses mains sur le toit.— Ça va aller ?— Oui. Emmène Lila. Plus vite elle sera partie d’ici, mieux elle se portera.— Arrête de parler comme ça ! rétorque-t-il en claquant la portière. C’est la première fois que je

t’entends dire des trucs pareils.— J’ai changé, Micha. À une époque, je trouvais cette ville super, et je pensais aussi que ma mère

irait de mieux en mieux. J’ai eu tort sur les deux plans. J’en ai marre d’être déçue.Lila est toujours assise à l’arrière, et elle me regarde avec de grands yeux.— Je ne savais pas que ta mère était malade…— Allons-y, coupe Micha. Ella a raison. Si on fait attendre Ethan, il va finir par se barrer.Ils se dirigent vers la voiture de Lila, et moi vers la porte d’entrée de la maison. À ce moment-là,

je n’ai qu’une envie : me blottir dans les bras de Micha, et combler ce trou qui n’en finit pas de secreuser dans ma poitrine.

Micha

Je me fais du souci pour Ella. Sa relation avec son frère est loin d’être rose. Dean ne l’a jamaisrespectée. Le jour de l’enterrement, il lui a reproché d’être responsable de la mort de leur mère. Ellene s’en est jamais remise. C’était peut-être sa façon à lui de faire son deuil, mais jamais je ne le luipardonnerai.

— Ella déteste son frère, pas vrai ? me demande Lila en posant un bras sur le tableau de bord.

— C’est à elle qu’il faut poser la question, je lui dis en m’arrêtant devant le garage.— Mais elle ne me raconte jamais rien ! Moi qui croyais que c’était parce qu’elle était timide…Elle détache sa ceinture en faisant la moue. Finalement, Lila n’est pas aussi bête que je le pensais.

Je décide de l’éclairer un peu :— Avant, Ella était plutôt grande gueule. Rien à voir avec la fille coincée que tu connais. Elle était

vivante. Elle se retrouvait tout le temps dans des embrouilles, et elle ne se laissait jamais faire.— J’ai vu ça le jour de notre arrivée. On a fait une pause sur la route, et il y a un mec qui nous a

accostées. J’ai cru qu’Ella allait lui en mettre une.— Ça ne m’étonne pas.On sort en même temps et on se dirige vers le garage. Les portes sont ouvertes. Quelques voitures

sont garées devant le bâtiment métallique et, à l’intérieur, le père d’Ethan a la tête sous le capot d’uncamion.

— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? me demande Lila.— Un peu de ci, un peu de ça.— C’est un secret ?— Pour l’instant, oui, j’avoue en jouant avec la chaîne accrochée à mon jean.Elle n’insiste pas, ce qui la fait remonter d’un cran dans mon estime. Je pense même que je

commence à l’apprécier.Ethan nous attend à l’accueil, assis sur une chaise et les pieds posés sur le bureau.— Il était temps. J’allais partir.Lila éclate de rire.— Quoi ? demande Ethan en se relevant. Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?— On lui avait dit que tu finirais par te barrer si on ne se dépêchait pas.— Vous parliez de moi dans mon dos ? Sympa ! Bon, tu as les clés ? Et où est passée Ella ?Il fait le tour du bureau. Je lui lance les clés et il les attrape.— Elle est restée chez elle. Son frère est arrivé.— Tu l’as laissée seule avec lui ?— Juste le temps de déposer la voiture. On va rentrer à pied.Je jette un œil à ma montre.— Il y a un problème ? demande Lila, confuse.— Non, mais on ferait mieux d’y aller.— Je préfère rester ici, dit-elle en regardant son portable.Elle le range dans son sac, l’air préoccupé.— Ne t’inquiète pas, Ethan va prendre soin de ta voiture.— Je sais. Mais je préfère quand même être là.— Comme tu veux. Tu te souviens de la route ?

— Je la raccompagnerai, propose Ethan.J’ouvre la porte en verre. Lila ajuste son sac sur son épaule.— Merci, murmure-t-elle en lui souriant timidement.— On se voit plus tard.Je traverse le parking jusqu’à la route. Il est déjà tard. Il y a peu de chances que la voiture de Lila

soit prête ce soir.Je marche sur le trottoir, longeant les vieilles maisons et leurs pelouses jaunies. Dans un coin de

rue, des jeunes sont en train de dealer. Ce quartier craint toujours autant. Quand on était petits, on enavait peur, mais on aimait quand même l’explorer. Ella a toujours été curieuse, et ça se retournaitsouvent contre nous. Je ne sais pas combien de fois on s’est fait chasser pour avoir fourré notre nez làoù il ne fallait pas. Je prenais toujours la défense d’Ella et, une fois sur deux, je me faisais tabasser.C’était dur, mais je donnerais n’importe quoi pour revivre ces moments-là… Parce que, à l’époque,c’était elle et moi contre le monde entier.

J’attrape mon portable pour lui envoyer un message.Tt se passe bi1 ?

Quelques minutes plus tard, le téléphone vibre dans ma poche.Non…

Je ne réfléchis même pas. Je cours jusque chez elle.

Ella

Dean a mis la musique à fond dans sa chambre. Le plafond en tremble. J’attrape la poubelle dansla cuisine, prête à tout pour retarder nos retrouvailles. Je la cale contre ma hanche et je balaie le bardu bras pour faire tomber les bouteilles vides. Je sors le sac de la poubelle et je le ferme en le tenantloin de moi. C’est une infection !

— Je vois que tu nettoies toujours derrière papa.Dean est planté devant moi. Je ne l’ai même pas entendu descendre. Il porte un pantalon assez

classe et une belle chemise dont les manches sont retroussées jusqu’aux coudes. Il a les cheveux pluscourts que d’habitude. On voit la cicatrice en haut de son front, celle que je lui ai faite un jour où onjouait au base-ball avec un piquet de tente et un ballon de basket.

— Rien n’a changé dans cette baraque, ajoute-t-il. Enfin, si. Toi. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?Il ouvre le frigo et attrape une bière.— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dis-je en traînant le sac-poubelle jusqu’à la porte. Tu as été

assez clair la dernière fois qu’on s’est vus. Tu te fous de savoir si je vais bien ou non.— Tu es encore énervée contre moi ? s’étonne-t-il en décapsulant la bouteille.Mon frère a toujours cherché la petite bête mais, le jour de l’enterrement, il est allé trop loin. Je ne

le lui pardonnerai jamais.— Tu m’as reproché d’avoir tué notre mère, articulé-je lentement. J’ai le droit de t’en vouloir,

non ?— Je pensais que tu étais partie pour changer de vie, dit-il en haussant les épaules. Pour oublier

tout ça.— Je n’ai rien oublié. Je me suis enfuie, c’est tout.— Je suis parti pour les mêmes raisons que toi, Ella.— Tu penses toujours que maman est morte à cause de moi ?Il boit une gorgée de bière et se met à arracher l’étiquette sur la bouteille.

— Tu es obligée d’être aussi directe ? me reproche-t-il. Ça met mal à l’aise, tu sais.Il a raison. Je redeviens comme avant.J’ouvre la porte et je jette le sac-poubelle sur les marches.— Ça te dirait qu’on aille manger à Alpine ? proposé-je. Histoire de discuter un peu.Il fait non de la tête, finit sa bière cul sec et la lance dans la poubelle.— Je suis venu récupérer le reste de mes affaires. Après, je rentre chez moi. J’ai des choses plus

importantes à faire que de me taper nos drames familiaux et notre père alcoolique.Il me laisse dans la cuisine et, quelques secondes plus tard, la musique reprend de plus belle à

l’étage. C’est une chanson joyeuse. Ça me rend folle. J’allume la radio de la cuisine et je mets levolume au maximum. Shameful Metaphors de Chevelle. Pour me changer les idées, je décide depasser le balai.

La porte d’entrée s’ouvre d’un coup, et une bourrasque de vent s’engouffre dans la maison. Monpère pénètre dans la cuisine en titubant, les chaussures délacées et le jean déchiré. Sa chemise rougeest tachée de graisse et de crasse. Une de ses mains est enveloppée dans un vieux chiffon couvert desang.

Je laisse tomber le balai et me précipite vers lui. Il sursaute à mon approche.— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?Il marche jusqu’à l’évier et manque de trébucher à plusieurs reprises.— Je me suis coupé au boulot, marmonne-t-il en ouvrant le robinet. Rien de grave.— Tu buvais en travaillant ? m’écrié-je en baissant la radio.— On a bu quelques verres avec les mecs à la pause de midi, c’est tout.Il enlève le chiffon et passe sa main sous l’eau fraîche en soupirant de soulagement. Le filet se

teinte de rouge.— Ton frère est là ? me demande-t-il. J’ai vu sa voiture.Je vais chercher une serviette en papier et j’essuie le sang qui a coulé sur le bar et le sol.— Il est dans sa chambre. Il est venu récupérer ses affaires.— Très bien.Il tamponne sa main avec une serviette et grimace de douleur.— Je t’emmène à l’hôpital. La plaie est trop profonde.— Non, ça va aller.Il attrape une bouteille de vodka, en boit une gorgée, puis il vide le reste sur sa main.— Papa ! Qu’est-ce que tu fais ?J’attrape la trousse de secours dans le placard au-dessus de l’évier et je la pose sur le bar. Mon

père serre les dents en entourant sa main de serviettes en papier.— La blessure va s’infecter ! Il faut que tu ailles voir un médecin.Il me regarde un moment, avec une expression que je connais bien. Trop bien.

— Tu lui ressembles tellement… murmure-t-il.Il traîne des pieds jusqu’au salon. En moins d’une minute, la télévision est allumée et la pièce

enfumée.Toutes mes vieilles émotions remontent à la surface. Je remets la trousse de secours à sa place et

j’augmente le volume de la radio, décidant de noyer mon chagrin en faisant la vaisselle. Monportable vibre dans ma poche. Je m’essuie les mains avant de l’attraper.

C’est un message de Micha. Je le lis une fois, deux fois, trois fois. Mes mains se mettent àtrembler. Je lui réponds vite fait et je pose mon portable sur le bar pour me concentrer sur lavaisselle. Parce que c’est plus simple.

Et, s’il y a une chose dont j’ai besoin dans la vie, c’est bien de simplicité.

Micha

Je déboule chez Ella sans frapper. Elle est en train d’astiquer la cuisine comme si sa vie endépendait. Elle s’est attaché les cheveux et des mèches tombent sur son visage. J’entre dans la cuisineet j’éteins la radio. Elle fait un bond et lâche la serviette qu’elle tenait.

— Tu m’as fait peur ! s’écrie-t-elle en posant une main sur sa poitrine. Je ne t’ai pas entenduarriver.

— J’ai vu ça.Ses yeux sont remplis de désespoir. Elle attrape une pile d’assiettes, se dirige vers un placard,

puis fait demi-tour et retourne devant l’évier. Il y a quelque chose qui cloche. Elle ne tient pas enplace. Sa mère était souvent comme ça quand elle n’allait pas bien.

Mais Ella n’est pas comme sa mère, qu’elle le veuille ou non. Je lui prends les assiettes des mainset je les mets dans l’évier.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?— Je n’aurais pas dû répondre à ton message…Elle se retourne pour m’échapper, mais je la rattrape par la jupe.— Ella May, arrête de me parler comme si on ne se connaissait pas ! Je vois bien qu’il y a un

problème.— Tout va bien, murmure-t-elle d’une voix tremblante.Cette fille passe son temps à retenir ses larmes. Même quand sa mère est morte, elle n’en a pas

versé une seule.— Arrête de me mentir, je lui dis en l’attrapant par les épaules. Laisse-toi aller.— Je ne peux pas, Micha.Je pose mon doigt sous son menton pour la forcer à me regarder dans les yeux.— Si, tu en es capable. Ça te ronge de l’intérieur.

Elle écrase son visage contre mon torse. Je lui caresse le dos et je la rassure comme je peux. Cen’est pas grand-chose mais, pour l’instant, c’est suffisant.

— Où est Lila ? demande-t-elle en s’écartant.— Je l’ai laissée avec Ethan. Il la ramène dès que la voiture est prête.Je m’assois sur la table. Elle est recouverte d’un tas de factures pas encore ouvertes. Ella regarde

par la fenêtre, perdue dans ses pensées.— Elle ferait mieux de rentrer chez elle.— Elle habite où ?— En Californie.Je jette un coup d’œil dehors. Le soleil est déjà en train de se coucher derrière les collines.— Il vaut mieux qu’elle dorme ici cette nuit. Il est tard.Ella fait oui de la tête en s’enroulant une mèche de cheveux autour d’un doigt.— Je m’inquiète un peu pour Lila, avoue-t-elle. Je ne la vois pas faire le trajet toute seule. Quand

on est tombées sur Grantford le jour de notre arrivée, elle a carrément paniqué.Mes doigts s’agrippent au rebord de la table.— Vous avez vu Grantford ?— Oui, mais il ne s’est rien passé. Il était fidèle à lui-même, si tu vois ce que je veux dire.Je relâche la table et j’essaie de me calmer. J’en voudrai toute ma vie à Grantford. Il n’aurait

jamais dû la déposer sur le pont, ce soir-là.J’étire mes jambes et je décide de changer de sujet.— Comment est-ce que vous êtes devenues amies, Lila et toi ?— On partageait la même chambre, répond-elle en haussant les épaules. Elle était sympa avec moi,

et elle était différente de mes amis d’ici. J’avais besoin de changement.Elle se mord la lèvre et la relâche aussitôt. Elle ne se rend pas compte de l’effet que ça me fait.Je descends de la table et je me plante devant elle.— Je ne suis pas contre le changement. Mais tu t’es vraiment refermée sur toi-même, Ella. Est-ce

que… Est-ce que tu as déjà parlé à quelqu’un de ce qui s’est passé avec ta mère ?Ses épaules se tendent.— Ça ne te regarde pas, rétorque-t-elle en se dirigeant vers la porte.Je lui bloque le passage.— Si, ça me regarde. Je te connais depuis toujours. J’ai le droit de savoir ce qui se passe dans ta

tête.Elle baisse les yeux et pose ses mains sur ses hanches.— Laisse-moi passer, Micha Scott.— C’est quoi, cette nouvelle mode ? Tu m’appelles par mon nom de famille, maintenant ? Avant,

quand tu étais en colère, tu te contentais de m’insulter…

— Je n’insulte plus personne, figure-toi. Je suis plus gentille qu’avant.— Ah bon ? Moi, j’ai l’impression que c’est l’inverse. Tu es en colère contre moi depuis ton

retour…— J’essaie de faire des efforts ! s’énerve-t-elle. Toi, tu n’en fais aucun.— OK, tu as besoin d’un break. J’en ai marre de tes conneries.Je l’attrape par la taille et je la jette sur mon épaule.— Micha ! Laisse-moi tranquille !Elle me frappe le dos avec ses poings. Je sors par la porte de derrière. J’ai envie de lui pincer les

fesses, mais elle serait capable de me mordre pour se défendre. Il est vrai que ça pourrait êtreagréable…

— Micha ! Repose-moi tout de suite !Lorsqu’on arrive devant mon garage, ma mère est en train de sortir de la maison. En nous voyant,

elle s’arrête en haut des marches. Elle porte une robe noire un peu trop courte pour son âge et elle estmaquillée comme une ado. Ses cheveux frisés ressemblent à des poils de caniche. Elle a sûrementrendez-vous avec un mec.

— Ella ? C’est toi ?Ella arrête de se débattre et relève la tête.— Bonjour, madame Scott. Comment allez-vous ?— Je vais bien, merci. Est-ce que tu es blessée ?— Non. Je vais bien. Micha se croit malin, c’est tout !En fait, Ella est ravie de la situation, mais elle est trop fière pour l’admettre. Je laisse glisser ma

main le long de sa jambe. Elle me donne une tape sur la tête.— Je l’emmène faire un tour, j’explique à ma mère.— Je suis bien contente de vous revoir ensemble. Tu as beaucoup manqué à Micha, tu sais ?Elle attrape ses clés de voiture, descend les marches en faisant claquer ses talons, puis elle monte

dans sa Cadillac garée dans la rue.— Au revoir, m’man.Je rentre dans le garage.— Elle a rencontré quelqu’un ? me demande Ella.— Non. Elle les enchaîne, ces temps-ci.J’ouvre la portière côté passager et je dépose Ella sur le siège. Elle essaie tout de suite de

s’enfuir.— Laisse-moi passer, Micha.— Non. Tu as besoin de sortir de cette foutue maison et de t’amuser un peu.Elle croise les bras sur sa poitrine. Ses seins manquent de s’échapper de son haut.— Il faut que je sois là quand Lila rentrera. Je ne peux pas la laisser toute seule avec Dean et mon

père.

— Je m’en occupe.J’arrête de mater ses seins et j’attrape mon téléphone pour envoyer un message à Ethan :

RDV à la piste ?— Qu’est-ce que tu fais ? râle Ella en s’enfonçant dans le siège.— Donne-moi une minute.

Ethan : OK.Moi : Lila est d’ac ?Ethan : Yep. Et Ella ?Moi : On verra 1 fois là-bas.Ethan : Elle va te tuer, mec.Moi : À tout’.

Je range mon portable dans la poche arrière de mon jean et je ferme la portière d’Ella avant dem’installer derrière le volant.

— On va où ?— C’est une surprise. Lila et Ethan nous rejoignent.— Je déteste les surprises.— Menteuse.Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Cette fois-ci, c’est moi qui ai gagné. J’ai enfin réussi à

briser une partie de son armure.Une fois sur la route, je fais crisser les pneus et on s’engouffre dans la nuit noire.

Ella

En arrivant à la piste, j’ai le cœur qui s’emballe. Plus nous approchons du restaurant abandonné aubout de la route, plus je suis excitée.

Cet endroit est parfait pour faire la course : la route est longue et droite, bordée d’arbresgigantesques qui poussent sur les montagnes. La lune brille de mille feux et des nuages pointent leurnez. Ça me rappelle le soir du pont. Avant que j’y aille, nous avions participé à une course.

Micha reçoit un message sur son portable. Il gare la voiture tout en douceur, en évitant les nids-de-poule, puis il le lit attentivement avant d’éteindre le téléphone. Lorsqu’il relève la tête, il a l’airtroublé.

— Qu’est-ce qu’il y a ?— Rien. Tout va bien.Je sais que c’est faux, mais je ne me permets pas d’insister. Après tout, moi aussi, je suis une

menteuse.— Alors c’est ça, ta surprise ?J’aimerais paraître blasée, mais c’est mission impossible. Tous mes sens sont en éveil. Je suis

super contente d’être là.Micha me regarde longuement.— Arrête de sourire, jolie fille. Ça ne colle pas à ton nouveau style.— Tu veux faire la course contre qui ?— À toi de choisir, dit-il en souriant.Juste devant les arbres, il y a une rangée de voitures tous phares allumés. Leurs propriétaires sont

plantés devant. C’est un groupe de durs à cuire. Que des mecs, à part Shelia, une fille baraquée avecdes bras plus larges que mes cuisses.

— Et si on affrontait Mikey ? Il a toujours son six-cylindres pourri dans sa Camaro ?— Oui, répond Micha, l’air amusé.

— Alors c’est le choix le plus logique.Ça y est. Mon instinct a pris le dessus. Mon cerveau s’est mis en mode course.— En même temps, ce serait trop facile… Ta voiture peut faire mieux que ça.— Tu crois que je devrais me battre contre quelqu’un de plus fort ?— Oui, si tu veux être fier de ta victoire.Les yeux de Micha plongent dans les miens. Il étire son bras et le pose derrière mon appuie-tête.— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? me demande-t-il. Je m’attaque au petit ou au gros ?Il essaie de faire appel à l’ancienne Ella, je le vois bien. D’un côté, j’ai envie de me laisser

aller… D’un autre, j’ai peur de déraper.— On ferait mieux de rentrer, tranché-je en rattachant ma ceinture. Ce n’est plus mon truc.— Arrête de dire n’importe quoi, Ella. J’aimerais juste passer une soirée avec toi, comme avant…

S’il te plaît. J’en ai besoin.Il n’a vraiment pas l’air d’être dans son assiette.— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est à cause du message que tu viens de recevoir ?D’un doigt, Micha redessine le tatouage sur son avant-bras. Un huit, comme le mien. Le symbole de

l’éternité.— Tu te souviens du soir où on m’a tatoué ?— Bien sûr. Comment veux-tu que j’oublie ? J’ai exactement le même.— Tu sais qui nous l’a fait ?— Non. Je n’ai aucun souvenir de cette nuit-là.— Exactement. Et pourtant, tu t’en souviendras toute ta vie. C’est drôle, non ?Son doigt reste posé sur le tatouage. Je tire sur mon débardeur pour cacher le mien.— Il y a quelque chose qui te tracasse, répété-je. Tu veux en parler ?— Non, ça va aller.Pour lui changer les idées, je montre du doigt une belle Pontiac GTO de 1970, bleue avec des

bandes blanches.— Est-ce que Benny a toujours son 455 ?— Tu penses qu’on devrait faire la course contre lui ?— Je pense que tu devrais faire la course contre lui. Moi, je me contenterai de te regarder gagner.En réalité, je meurs d’envie de l’accompagner.— Je ne participe pas si tu n’es pas dans la voiture avec moi, Ella. C’est notre tradition !— Bon… d’accord… J’accepte, mais à une seule condition.— Dis-moi.J’ai besoin de me rapprocher de lui… De le sentir contre moi. Je me penche, le corps tremblant.

Micha reste immobile. On dirait une statue. Je pose délicatement mes lèvres contre son oreille.— Promets-moi que tu vas gagner, murmuré-je.

Je me rassois sur mon siège. Il ne me quitte pas des yeux. Son visage est illisible, et sa respirationsaccadée.

— OK. C’est parti pour la victoire.Nous sortons de la voiture et on se dirige vers le groupe. Je mets une main devant mes yeux pour

les protéger de la lumière des phares, et je cache mon décolleté avec l’autre bras. Je connais bien cesmecs. Ils ne pourront pas s’empêcher de commenter la façon dont je suis habillée.

Micha pose un bras sur mes épaules, comme pour me protéger.— Ne t’inquiète pas, me rassure-t-il. Je suis là.— Regardez qui voilà ! s’exclame Mikey, le propriétaire de la Camaro. Notre duo légendaire est

revenu pour se prendre une raclée !Il a les cheveux noirs et le nez crochu, et son cou est sillonné d’un tatouage en forme de barbelé.— Tu nous as battus juste une fois, dis-je en levant les yeux au ciel. Et seulement parce qu’on a

crevé.Ses yeux s’attardent sur ma chemise, mon débardeur et mes cheveux bouclés.— Merde alors ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?Chandra, sa copine, éclate de rire. Elle porte une robe moulante. Trop moulante. Du haut de ses

talons aiguilles, elle est presque aussi grande que moi.— J’hallucine ! s’écrie-t-elle. Elle s’est transformée en princesse !Il faut que je garde mon sang-froid. Micha me caresse l’épaule pour me calmer.— Alors ? demande-t-il à Mikey. À qui le tour ?Mikey jette un coup d’œil sur la Chevrolet de Micha. Ça n’a pas l’air de le rassurer.— Ça fait presque un an que tu n’as pas ramené tes fesses, et tu comptes te refaire une place en

débarquant sans prévenir ?Un an ? Je me retourne vers Micha.— Tu étais partie, dit-il en haussant les épaules. Je n’avais pas envie de faire la course sans toi.— Ce n’est pas parce que je ne suis pas là que…Je décide de me taire, sinon Mikey serait capable d’utiliser ce que je dis pour provoquer Micha.— On veut faire la course contre Benny, déclaré-je.Le rire de Mikey résonne dans la nuit noire.— Vous et quelle armée ?Je pointe du doigt la voiture de Micha.— Cette armée-là.— Hors de question, répond Mikey. Vous ne battrez jamais la GTO avec votre épave. Alors

dégagez et revenez quand vous aurez du meilleur matos.Il commence sérieusement à me taper sur les nerfs…— Tu crois que ta bagnole est meilleure que la nôtre ? le défié-je en me rapprochant de lui. Elle a

de la gueule, je te l’accorde. Mais elle n’a rien sous le capot.Micha m’attrape par l’épaule.— Du calme, tigresse ! me dit-il en se retenant de rire.Benny descend du capot sur lequel il était assis. Il a le crâne rasé et de gros bras musclés. Il jette

sa cigarette par terre en avançant jusqu’à nous.— Alors, comme ça, quelqu’un veut faire la course contre moi ?Benny est le mec que tout le monde respecte. Lorsqu’il est arrivé en seconde au lycée, il s’est battu

contre un gars de terminale. Un gars bien plus costaud que lui. Benny l’a humilié. Personne n’a jamaissu pourquoi ils s’étaient battus mais, maintenant, ils ont tous peur de lui.

Mikey me pointe du doigt.— C’est la princesse qui te défie, explique-t-il à Benny. Elle croit qu’elle peut te battre avec son

vieux tas de ferraille.— C’est ta voiture, Micha ? demande Benny en étudiant la Chevrolet.— Oui, répond-il en me faisant un clin d’œil. Et cette jolie fille est mon porte-parole.Benny réfléchit un instant et se tourne vers Mikey, qui ne m’a pas lâchée du regard depuis tout à

l’heure.— Je ne vois pas où est le problème, lui dit-il. Je veux bien faire la course contre eux. Au moins,

ça sera un vrai challenge.— Merci, dit Micha. On passe en premier ?— OK, mec, répond Benny, les yeux fixés sur la route.Pendant qu’ils discutent des règles, Mikey continue à me dévorer du regard. On dirait un chien

enragé. Une fois que Benny et Micha se sont mis d’accord, on retourne vers la Chevrolet. Lesspectateurs se dispersent au niveau de la ligne de départ, juste devant le restaurant.

— Tu as un plan d’action ? demandé-je à Micha. Ça ne va pas être de la tarte, tu sais.— Mon plan d’action, c’est toi, plaisante-t-il en m’ouvrant la portière. Avec toi dans la voiture, je

suis forcé de gagner.— Elle ne va pas aller plus vite parce que je suis là, répliqué-je en m’asseyant.— Bien sûr que si. Tu es mon porte-bonheur.Il sourit en claquant ma portière, puis il fait une glissade sur le capot avant de me rejoindre à

l’intérieur.— Frimeur !— Tu peux parler… dit-il en faisant vrombir le moteur.— Quoi ? m’indigné-je. Je ne suis pas une frimeuse !Je m’enfonce dans le siège et je boude en croisant les bras. Micha pose un doigt sous mon menton

pour que je le regarde dans les yeux.— Tu te souviens de la fête de Taylor Crepner, il y a deux ans ? Tu es montée sur le toit avec un

snowboard, et tu as gueulé haut et fort que tu arriverais à glisser jusqu’en bas. Ça, c’est ce que

j’appelle de la frime.— Oui, mais j’ai réussi.— Oui, mais tu t’es cassé le bras.Par réflexe, je touche ma petite cicatrice, là où l’os a percé la peau.— Tu as raison. Ce jour-là, c’était de la frime. En plus, il a fallu que tu m’emmènes à l’hôpital et

que tu m’attendes pendant l’opération…Il dessine une ligne le long de mon cou avec son index.— Je l’ai fait parce que j’en avais envie.— Tu as raté un concert à cause de moi.— Je m’en fichais, Ella.Je ne peux pas m’empêcher de regarder sa bouche. Je meurs d’envie de l’embrasser, comme je l’ai

fait sur le pont… Mais ça me met mal à l’aise. Je m’écarte pour maintenir un espace entre nous.Micha respecte mon choix et fait rouler la voiture jusqu’à la ligne de départ.

En faisant crisser les pneus, évidemment.— Là, tu peux me traiter de frimeur !Benny aligne sa GTO avec la Chevrolet, et sa copine se plante entre les deux voitures en se

pavanant. Elle porte un jean moulant et un tee-shirt qui dévoile son ventre. Elle lève les mains enl’air. Les spectateurs s’installent le long de la route, pariant déjà sur le vainqueur. J’aperçois Ethan etLila. Ils sont en pleine discussion. Lila fait son jeté de cheveux légendaire, celui qu’elle utilise quandelle drague.

Micha est déjà concentré sur la course. Il baisse la vitre et défie Benny du regard.— C’est parti ?Benny pose nonchalamment son bras sur le volant.— Ouais, mec. Le premier arrivé a gagné.Ils tournent tous les deux la tête vers sa copine.— À vos marques. Prêts. Partez !Elle baisse les mains d’un coup sec, et le crissement des pneus rompt le silence. Nous démarrons

dans un nuage de poussière. Les arbres qui bordent la route deviennent flous tandis que Micha passed’une vitesse à l’autre.

Ça y est. Je me sens revivre.Benny fait un écart juste devant nous. Ses feux arrière nous éblouissent, et son pot d’échappement

nous enfume. Micha accélère et réaligne son capot avec celui de la GTO.Lorsque nous arrivons en bout de route, Benny a repris de l’avance. Mais rien n’est perdu. Micha

est un as des demi-tours. Il est capable de faire pivoter la voiture à cent quatre-vingts degrés sansperdre de vitesse. C’est flippant, mais ça marche à chaque fois. Et puis, la voiture de Benny est pluslongue que celle de Micha… Avec un peu de chance, ça devrait le ralentir.

Tout au bout, une colline raide et rocheuse nous attend. Il y a peu de place pour manœuvrer.

Malgré le danger, je n’ai jamais eu peur. Même pas ce soir.Benny se prépare à tourner, mais Micha vire sur le côté pour passer entre lui et les arbres. Je

m’accroche à la poignée du haut. Les freins grincent. Je plie les jambes contre le tableau de bordpour amortir l’impact. J’ai l’impression d’être dans un manège. Tout tourne autour de moi : lesarbres, le ciel, Micha. Je ferme les yeux et, l’espace d’un instant, j’ai l’impression de voler. Je merevois sur le pont. Elle m’a dit qu’elle savait voler.

Micha redresse la voiture et accélère d’un coup. Comme prévu, Benny a plus de mal que nous.Nous allons de plus en plus vite, mais la GTO finit par nous rattraper. Micha jette un coup d’œil dansma direction pour voir comment je vais.

Je pourrais lui demander de ralentir… Mais je ne dis rien.Il appuie sur la pédale.À notre approche, les spectateurs s’éloignent en courant. Nous allons trop vite. Je ne sais pas

encore qui va gagner, ni si on réussira à s’arrêter assez tôt. Nous nous rapprochons dangereusementdu restaurant. Micha freine d’un coup. Les pneus crissent. La poussière recouvre les vitres. Moncorps est propulsé en avant et ma tête heurte le tableau de bord.

Micha reprend le contrôle de la voiture avant de l’arrêter complètement. Les yeux écarquillés et larespiration coupée, nous regardons tous les deux devant nous. La Chevrolet s’est arrêtée à quelquescentimètres à peine d’un arbre.

— Merde… murmure Micha. Ça va ?J’enlève ma main du tableau de bord et je frotte la bosse qui vient de pousser sur mon crâne.

Bizarrement, je me sens calme. Il faut que je me rende à l’évidence : je suis une junkie. Ma drogue ?L’adrénaline. Je pense que j’ai toujours été comme ça… Je refusais juste de l’admettre.

Mon cœur bat la chamade. Lentement, je me rapproche de Micha. Je ferme les yeux et je frôle seslèvres. Pour l’instant, ça me suffit. Lorsque je recule, il me regarde avec curiosité. Ses yeux sont deuxpetits océans dans lesquels je meurs d’envie de plonger. Il pose ses mains derrière ma tête, il m’attirevers lui… puis il écrase sa bouche contre la mienne.

C’est comme un déclic. Je lui grimpe dessus et j’enroule mes bras autour de son cou. Ses mainsappuient sur mes cuisses et se glissent sous ma jupe, sur ma peau nue. L’intimité du geste me coupe lesouffle. Personne ne m’a jamais touchée comme ça.

Je commence à paniquer.— Ne t’en va pas, bébé, murmure-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Fais-moi confiance.Il attend que je lui donne le feu vert puis il m’embrasse avec passion, les mains toujours sous ma

jupe. Je me cambre et me colle à lui. Mes seins se plaquent contre son torse. Sa langue jouesensuellement avec la mienne et explore chaque recoin de ma bouche et de mes lèvres. Mon corps enveut plus. Encore plus.

Lorsque Micha met fin à notre baiser, j’ai les jambes qui tremblent. Je ne veux pas que ça s’arrête.Il m’embrasse le long de la mâchoire et du cou, jusqu’au décolleté. Lorsqu’il atteint la naissance demes seins, des milliers d’étincelles crépitent dans mon ventre.

Micha gémit de plaisir. Je sens son sexe entre mes jambes. Ça me fait peur, mais pas assez pour

dire stop. La tension sexuelle que j’ai étouffée pendant ces longs mois est en train de se libérer. Jepasse les mains sous sa chemise et je caresse ses muscles. J’ai envie de calmer le jeu, mais je n’yarrive pas. Mon cerveau est sur le point d’exploser.

Quelqu’un frappe à la vitre et me fait sursauter.— Vous vous amusez bien ?Avec son tee-shirt et son jean noirs, Ethan se fond dans la nuit… mais son sourire coquin est bien

visible. Lila, elle, n’en croit pas ses yeux. Elle a la bouche grande ouverte. Micha sourit comme unidiot, apparemment très fier de lui.

Je me rassois sur mon siège, rouge de honte, puis j’arrange ma jupe et je me recoiffe avant de lesrejoindre.

— Alors, qui a gagné ? leur demandé-je, le visage impassible.— C’est vraiment à ça que tu pensais il y a dix secondes ? demande Ethan, amusé.Je ne le lâche pas du regard.— À quoi d’autre voulais-tu que je pense ?Micha sort à son tour.— C’est nous qui avons gagné, assure-t-il. Mais je parie que les autres sont encore en train de

débattre.Il prend ma main dans la sienne, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.Ethan boit une gorgée de soda.— Exactement, confirme-t-il. Tous ceux qui ont parié sur toi disent que tu as gagné, et vice versa

avec Benny.— Comme d’habitude…— Tu sais comment ça marche, dit Ethan en lui donnant une tape dans le dos. Ils vont y passer des

heures.J’ai les mains moites et la tête qui bouillonne. Micha a réussi son pari : il a réveillé l’ancienne

Ella. Le problème, c’est que je suis en train de lui redonner espoir… Et je refuse de lui faire du mal.Il faut que je lui parle avant qu’il ne soit trop tard.

— On y va ? propose Micha.— Tu veux partir d’ici sans rien leur dire ? m’étonné-je.— Ouais, je veux qu’ils comprennent que je m’en fous. Je me fous du résultat.— Bonne idée.— On se retrouve chez moi ? dit-il à Ethan. On a du boulot. La bête a passé un sale quart d’heure.— La bête ? répète Lila en mâchant son chewing-gum.— C’est ma voiture, répond Micha en tapotant la portière. Je l’ai appelée comme ça, comme toi

avec ton « bébé ».— Ah, d’accord ! s’exclame-t-elle en rigolant. Eh bien, je préfère mon choix au tien.Micha caresse la paume de ma main avec son pouce.

— Bon, on y va ? Ou tu as envie de casser la gueule à quelqu’un avant de partir, comme au bonvieux temps ?

Je préférerais qu’il ne dise pas ce genre de choses devant Lila… Quand je croise son regard, ellefronce les sourcils.

— Je vais monter avec Lila. Je ne l’ai presque pas vue de la journée.— Tu m’as vue tous les jours pendant huit mois…— T’inquiète, intervient Ethan. Je m’occupe bien d’elle. Pas vrai, chérie ?Il lance sa bouteille de soda et elle atterrit à l’arrière de son pick-up. Lila rougit à vue d’œil. Elle

laisse tomber des mèches de cheveux sur son visage pour le cacher. Est-ce que ces deux-là nouscachent quelque chose ?

— Sois sage, dit Micha à Ethan.Ils s’éloignent de nous et nous remontons dans la Chevrolet. Une fois que Micha est installé, je

décide de lui parler… mais il me devance. Il me connaît trop bien.— Ne dis rien, lance-t-il en fermant les yeux. Pas ce soir, s’il te plaît… Laisse-moi profiter un

peu.Je me tais, choquée par la douleur perceptible dans sa voix.Micha démarre et passe à côté du groupe en faisant au revoir de la main. Tous nous regardent

comme si on était timbrés.Nous rejoignons enfin la route, et la nuit nous engloutit.

Micha

J’ai dormi dans mon lit toute la semaine. Je meurs d’envie de grimper à l’arbre chez Ella et de meblottir contre elle, mais elle m’évite depuis le soir de la course. Je pense qu’elle a besoin de tempspour réfléchir.

Ce qui s’est passé dans la voiture a dû la chambouler. Ella a toujours eu un vrai souci avec lecontact physique. Sa technique pour y échapper, c’est de mettre de la distance entre elle et les autres.Même avec moi. J’ai dû me battre pour devenir son ami. On est voisins depuis toujours, mais il afallu que je l’appâte avec du jus de fruits et un jouet pour qu’elle me laisse escalader le grillage quisépare nos maisons. Il m’a fallu beaucoup de temps et d’énergie pour l’apprivoiser… mais ça envalait largement la peine. Je ne pourrais pas vivre sans elle. C’est ce que j’ai compris le soir où jel’ai retrouvée sur ce pont. Cette fille passe son temps à me pousser dans mes retranchements, maispour rien au monde je ne voudrais que ça change.

Je me traîne hors du lit et j’enfile un vieux tee-shirt et un jean. Avec Ethan, on n’a pas encore finide réparer le joint de culasse de ma voiture. Je lui envoie un message pour lui dire que je suisréveillé, puis je vais dans la cuisine. La journée est déjà bien avancée : on est en plein après-midi.J’attrape la bouteille de jus d’orange et je bois quelques gorgées au goulot.

Ma mère arrive en se passant un peigne dans les cheveux. Elle s’arrête net à ma vue.— Micha Scott ! Je t’ai déjà dit mille fois d’arrêter de boire comme un sauvage !Elle me prend la bouteille des mains et la remet au frigo. J’essuie les gouttes de jus d’orange qui

ont coulé sur mon menton.— Mille fois ? Tu en es sûre ?— Ne fais pas le malin, Micha.Elle boutonne sa veste, prête à partir au boulot. Ma mère est secrétaire et, le soir, elle est hôtesse

dans un café. Je remarque qu’elle tient un soutien-gorge rouge dans la main.— Je sais que je suis une mère cool, dit-elle calmement. Mais, cette fois-ci, tu as dépassé les

bornes ! Qu’est-ce que ce soutif faisait dans mon lit ?

— Ce n’est pas le tien ? je lui demande innocemment.J’attrape les céréales dans le placard, et elle jette le soutien-gorge à la poubelle en faisant une

grimace.— J’ai bien plus de goût que ça.— Ah bon ?Je la taquine en repensant à la robe qu’elle portait l’autre soir. Elle me donne une tape sur la tête et

j’éclate de rire.— Si tu veux parler de mon look de la semaine dernière, figure-toi que j’étais habillée comme ça

parce que j’avais rendez-vous avec un mec adorable ! Il est un peu plus jeune que moi, et je voulaisfaire bonne impression.

— Ce qui explique la robe de préado, j’ajoute en prenant une poignée de céréales directementdans la boîte.

Elle attrape ses clés accrochées au mur.— Ça m’allait très bien ! Tu ne trouves pas ?Je déteste quand elle me pose ce genre de questions. Quoi que je réponde, j’aurai tort. Je hausse

les épaules en rangeant la boîte dans le placard. Elle attrape une barre de céréales et déchirel’emballage.

— Alors, comme ça, Ella est de retour ?— Oui, je réponds la bouche pleine. Elle repart à la fin de l’été.— Et elle était passée où ?— À la fac. À Las Vegas.— Vraiment ? C’est super !— Comment ça, super ? Elle a abandonné tout le monde, maman.— Je ne dis pas qu’elle s’y est bien prise, mais je suis contente qu’elle ait trouvé un but dans la

vie.Je vois très bien où elle veut en venir.— Moi aussi, j’ai un but ! je m’énerve. Je te l’ai déjà dit. Il me faut juste un peu de temps…Elle passe sa main dans mes cheveux, comme si j’étais encore un gosse.— Il faut que tu arrêtes de courir après cette fille, Micha. Si ça se trouve, elle préférerait que tu la

laisses tranquille ! Il faut que tu te rendes à l’évidence, chéri. Fais-moi confiance. J’ai connu ça avecton père.

Elle attrape son sac à main et se met à tapoter le meuble du bout des ongles.— Dis-moi, est-ce que tu as réfléchi à ce que je t’ai dit l’autre soir ?— Tu parles du texto que tu m’as envoyé ?— Je suis désolée de t’avoir prévenu par message. Ça me tracassait depuis pas mal de temps, et je

ne savais pas comment t’en parler. J’ai paniqué. Je m’excuse. Je suis vraiment une mauvaise mère…Je me rapproche d’elle et je la prends dans mes bras.

— Non, tu n’es pas une mauvaise mère. J’ai toujours eu un toit au-dessus de la tête et de quoi menourrir dans le frigo.

— Peut-être, mais je me demande si je n’aurais pas dû passer davantage de temps avec toi. Je net’ai pas assez donné, Micha. Les autres mères y arrivent, elles.

Je regarde par la fenêtre, en direction de la maison d’Ella.— Pas toutes les mères.Elle s’extrait de mes bras en essuyant ses larmes et le maquillage qui a coulé le long de ses joues.— Est-ce que tu comptes le rappeler ?Je jette un œil au Post-it accroché à côté du téléphone. Le Post-it avec le numéro de mon père.— Je ne sais pas, m’man.— Il avait l’air sincère au téléphone. Je pense qu’il a vraiment envie de te revoir.— Je vais y réfléchir.Mon père est parti quand j’avais six ans, et on n’a pas eu de nouvelles de lui jusqu’à récemment.

Ma mère s’est lancée à sa recherche peu de temps après son départ, mais elle ne l’a jamais retrouvé.Du moins, c’est ce qu’elle m’a raconté à l’époque.

Elle part au boulot, et je m’affale sur le canapé en attendant Ethan. Je pose mes pieds sur la tablebasse et j’allume la télé. Au bout de quelques minutes, le téléphone de la maison se met à sonner. Jedécroche.

— Allô ?— Euh… Micha ?— Oui.Il y a un gros silence à l’autre bout de la ligne. C’est sûrement une blague.— Il y a quelqu’un ? je demande, agacé.— Oui, répond la personne en se raclant la gorge. C’est… C’est ton père.Je manque de lâcher le combiné.— Micha ? C’est bien toi ?Je sens la colère monter, monter…— Oui, c’est moi, je réponds en serrant les dents.— Il faut qu’on parle… C’est assez urgent.— Ça fait quatorze ans que j’attends de tes nouvelles. Urgent ou pas, je pense que tu mérites

d’attendre un peu plus.Je raccroche violemment et je donne un grand coup de poing dans le mur. La plaque de plâtre

s’effrite sur le meuble et le crochet retenant les clés s’écrase par terre.— Et merde !Je m’effondre sur le sol en espérant que personne n’entre. Je refuse que quelqu’un me voie dans cet

état-là, complètement brisé…

Surtout pas Ella.

Ella

Je me souviens parfaitement de la première fois que j’ai eu envie d’embrasser Micha. Ce jour-làest resté gravé dans ma mémoire, tout comme le jour où ma mère est morte. Les deux souvenirs sontaussi terrifiants l’un que l’autre, mais pas pour les mêmes raisons.

Nous étions allongés sur le capot de sa voiture, sous des arbres qui donnent sur le lac. C’était notrecoin à nous et, même si l’accès n’était pas pratique, la vue valait le coup.

Ni l’un ni l’autre ne disait un mot. Ça arrivait souvent, car nous aimions profiter du silence et de lasérénité du lieu. Cette fois-ci, c’était différent : j’étais en colère. Pour la première fois de ma vie,j’étais jalouse de la dernière conquête de Micha. Je ruminais dans mon coin. Je savais que Michan’était pas amoureux de Cassandra, mais je l’avais entendu dire à Ethan qu’il lui tardait de coucheravec elle.

Micha avait les mains posées sous la tête et les yeux fermés. Les rayons du soleil illuminaient sapeau. Sa chemise s’était un peu relevée et dévoilait une partie de son tatouage. Je mourais d’envie depasser ma main dessus.

— Je ne veux pas que tu sortes avec Cassandra, ai-je lancé sans réfléchir.— Quoi ? m’a-t-il demandé en plissant les yeux, aveuglé par la lumière.— La fille dont tu parlais l’autre jour… Je pense que tu ne devrais pas sortir avec elle.Intrigué, Micha s’est relevé sur les coudes.— Tu ne l’aimes pas ?— Non, ça n’a rien à voir… ai-je dit en gardant les yeux fixés sur le lac. Je ne veux pas que tu

sortes avec elle, c’est tout.Le bruit du vent comblait le silence. J’ai glissé des mèches de cheveux derrière mes oreilles.— D’accord, m’a-t-il dit. Je ne sortirai pas avec elle.Il s’est rallongé et m’a attirée vers lui. J’ai posé ma tête sur son torse pour écouter les battements

de son cœur. Contrairement au sien, le mien avait un rythme effréné.Plus je restais dans ses bras, mieux je me portais. Je me sentais en sécurité, comme si rien ne

pouvait me faire de mal tant que j’étais près de lui…Je ne voulais pas encore le reconnaître, mais j’étais en train de tomber amoureuse de mon meilleur

ami.

*

Une semaine s’est écoulée depuis le soir de la course. Une semaine que je suis terrée dans machambre à me gaver de pâtes au gruyère et de Dr Pepper. Dean est toujours là. Lila, elle, est partie lelendemain de la course. Elle avait envie de rester, mais je l’en ai dissuadée. Je pense que son père aaussi insisté pour qu’elle rentre.

Je me sens un peu seule.Je n’ai toujours pas écouté le message de Micha, et la notification sur mon portable commence à

me taper sur les nerfs. Aujourd’hui, j’ai décidé de sortir de la maison et de faire quelque chose quime trotte dans la tête depuis longtemps : j’aimerais dessiner la tombe de ma mère, vu que je ne seraipas tout le temps là pour lui rendre visite. J’y pense tous les jours depuis huit mois. Je me senscoupable. Après tout, c’est moi qui l’ai mise là-dessous.

J’attrape mon carnet et mes crayons dans le tiroir de ma table de chevet, et j’enfile mes chaussureset mes lunettes de soleil. Dehors il fait chaud, le ciel est bleu et le soleil est de sortie.

Avant de monter à Cherry Hill, je fais un petit détour pour rendre visite à Grady. Je frappe à laporte de sa caravane et Amy, l’infirmière, m’ouvre. Elle porte une blouse bleue.

— Bonjour, Ella. Grady n’est pas en état de t’accueillir, chérie. Je suis désolée.— Mais… c’est lui qui m’a demandé de revenir, dis-je bêtement. Je sais que j’ai un peu traîné…

Je m’excuse.— Il ne t’en veut pas, Ella. Mais je viens juste de le brancher sur oxygène, et il tousse beaucoup.— Est-ce qu’il va bien ?Amy pousse un soupir et s’appuie contre l’encadrement de la porte.— Pas aujourd’hui, me confie-t-elle. Mais reviens dans quelques jours, d’accord ?— D’accord.Je descends les marches et elle ferme la porte derrière moi. Je jette un œil à la fenêtre qui donne

sur la chambre de Grady. Il est malade, et je ne peux rien faire pour l’aider. Je suis complètementimpuissante. Il a raison : je ne peux pas tout contrôler.

Des images de la mort de ma mère surgissent d’un coup dans ma tête. Horrifiée, je cours vers lechamp et je vomis dans les hautes herbes.

*

Le cimetière de la ville se trouve en haut de Cherry Hill. Une bonne trotte à pied, mais ça ne medérange pas. C’est un moyen comme un autre de me couper de la réalité. Je pousse le portail et jem’installe près d’un arbre, juste en face de la tombe de ma mère. Comme d’habitude, le cimetière estvide. Il est tout petit, entouré d’arbres, et l’herbe est couverte de feuilles mortes.

Je commence par dessiner le portail et la vigne vierge qui s’enroule autour, puis j’enchaîne avec latombe. Perdue dans mes pensées, j’ajoute des ailes des deux côtés de la pierre, vu qu’elle ne pensaitqu’à voler.

Quelques semaines avant sa mort, elle m’avait suppliée d’aller me promener avec elle. J’avaisdéjà quelque chose de prévu, mais j’ai annulé. Il faisait beau et le quartier sentait l’herbe fraîchementcoupée. C’était une journée pleine de promesses.

Ma mère voulait absolument monter sur le pont, alors nous avons traversé toute la ville jusqu’aulac. Une fois là-haut, elle est passée par-dessus la rambarde. Ses longs cheveux châtains dansaientdans le vent, et elle écartait les bras pour garder l’équilibre.

— Maman ? Qu’est-ce que tu fais ?J’ai tenté d’attraper sa jupe pour la retenir, mais elle s’est éloignée de moi jusqu’à être hors

d’atteinte.— Ella May… Je pense que je sais voler.— Arrête, maman. Descends de là.Au début, je ne l’ai pas prise au sérieux. Mais, quand elle a tourné la tête vers moi, j’ai vu dans

ses yeux qu’elle ne plaisantait pas. Elle pensait vraiment qu’elle était capable de voler.J’ai essayé de garder mon calme.— Descends, maman. S’il te plaît. Tu me fais peur.— Ça va aller, chérie. Je le sens dans mon corps. Je sens que je peux m’envoler.J’ai avancé d’un pas vers elle et mon orteil a raclé la bordure en béton. Il s’est mis à saigner, mais

je n’ai pas baissé la tête. J’avais trop peur de la lâcher du regard.— Tu ne peux pas voler, maman. Les humains ne peuvent pas voler.— Alors je suis un oiseau, a-t-elle répondu très sérieusement. J’ai peut-être des ailes et des

plumes qui m’emmèneront loin d’ici, au fil du vent.— Tu n’es pas un oiseau ! ai-je hurlé.J’ai essayé de l’attraper, mais elle s’est mise à sauter d’une poutrelle à l’autre en riant. Comme si

c’était un jeu. Je suis passée par-dessus la rambarde en faisant de mon mieux pour garder l’équilibre.La chute aurait été mortelle. Quand on tombe d’aussi haut, l’eau est dure comme du béton.

J’ai posé mes mains sur les poutrelles au-dessus de moi.— Si tu m’aimais vraiment, tu descendrais de là !— Je ne veux pas descendre… Je veux m’envoler.C’est à ce moment-là qu’Ethan est arrivé. Il a garé son pick-up en plein milieu du pont avant de

nous rejoindre.— Bonjour, madame Daniels, a-t-il dit comme si de rien n’était. Comment allez-vous ?

— Qu’est-ce que tu fous ? ai-je lancé à voix basse.Ma mère a tourné la tête vers lui.— Je vais bien, lui a-t-elle répondu. Mes ailes vont m’emmener loin d’ici !J’étais tétanisée. Ethan, lui, a tout de suite compris ce qu’il fallait faire. Il a posé ses coudes sur la

rambarde, comme si tout était normal.— Et si vous aviez tort ? lui a-t-il dit calmement. C’est un peu risqué, vous ne croyez pas ? Est-ce

que ça en vaut vraiment la peine ?Ma mère a pris le temps de considérer les eaux troubles sous ses pieds, puis le ciel bleu au-dessus

de sa tête.— Tu as raison. Je devrais peut-être y réfléchir davantage.— C’est une sage décision, madame Daniels.Elle nous a rejoints tranquillement avant de passer par-dessus la rambarde. Ethan l’a aidée à

descendre, puis on l’a installée dans le siège arrière du pick-up. Elle s’est endormie instantanément.Soulagée, je me suis assise côté passager.

— Je ne sais pas comment tu as fait, ai-je murmuré à Ethan.— J’ai déjà vécu ça. Un soir, un pote a trop fumé et il a perdu les pédales. Il a voulu sauter du toit,

mais j’ai réussi à le faire descendre. Je lui ai juste montré qu’il y avait une autre issue possible.Quelques jours plus tard, lors d’une visite chez le docteur, j’ai appris que ma mère souffrait

d’hallucinations, ce qui arrive souvent aux patients bipolaires.Quant à Ethan, il ne m’a jamais reparlé de l’incident. Je lui en suis toujours reconnaissante.Lorsque je quitte mon dessin des yeux, il fait quasiment nuit. Je sors du cimetière et je tombe sur

Micha, assis sur le capot de la voiture de sa mère. Il porte un jean et une chemise à carreaux rouges etnoirs. Il a la tête penchée en avant, les yeux sur son portable, et des mèches de cheveux blondstombent sur son front. Je m’arrête à quelques mètres de lui.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?— Je t’attendais, répond-il en relevant la tête.— Tu savais que j’étais là ?— Je t’ai vue partir avec ton carnet et tes crayons, alors je t’ai suivie pour voir si tout allait bien.— Tu es là depuis combien de temps ?— Longtemps, mais je ne voulais pas te déranger. Tu avais l’air bien, là-bas.Plus je le regarde, plus j’ai envie de lui tirer le portrait. Comme au bon vieux temps.— Écoute, à propos de l’autre soir…Il descend du capot et foule l’herbe à une vitesse telle que je n’ai pas le temps de réagir. Une fois

devant moi, il pose son index sur ma bouche.— On en parlera plus tard. D’accord ?Il dessine une ligne le long de mon cou et de ma poitrine, jusqu’au bas de mon ventre.— Tu veux que je te ramène ? susurre-t-il.

Je lève les yeux vers le ciel. Un vol d’oiseaux passe au-dessus de nous.— Oui… Merci.

Micha

Ella cogite pendant tout le trajet, et moi aussi. Le coup de fil de mon père m’a tellement énervé quej’ai sauté dans la voiture, prêt à faire n’importe quoi pour ne plus y penser. Quand j’ai vu Ellamarcher dans la rue, je n’ai pas pu m’empêcher de la suivre. Ses longs cheveux virevoltaient dans levent. Elle portait son short en jean, et le balancement de ses fesses m’a hypnotisé.

Ensuite, je l’ai observée en train de dessiner. Ça m’a calmé, mais pas assez pour me faire oubliermon père.

— On pourrait aller faire un tour, je propose en me garant dans notre rue.Ella sursaute et tourne la tête vers moi.— Non, il vaut mieux que je rentre.— Allez, viens avec moi. On a besoin de se changer les idées.Elle est tentée, je le vois bien.— Où ça ?Je monte le volume de la musique et je pose mon bras sur le haut du volant.— Dans notre cachette, près du lac.Ella jette un œil au ciel qui s’assombrit.— Il est déjà tard, Micha.— Tu as peur du noir ?— Non. Ce n’est pas du noir que j’ai peur.— S’il te plaît, Ella… On n’est pas obligés de se parler. On peut juste se poser en silence.— D’accord, abdique-t-elle en jetant son carnet sur la banquette arrière. À une seule condition :

promets-moi de ne pas me poser de questions.— Promis. Parole de scout.— Tu n’as jamais été scout, Micha.J’explose de rire.— Je te jure que je ne te poserai pas de questions. Par contre, tout le reste est autorisé.Elle fait semblant de se gratter le nez, mais je sais qu’elle le fait pour cacher son sourire.

*

Le temps d’arriver, il fait nuit noire. La lune se reflète dans le lac et la température a chuté. Ella ala chair de poule et ses tétons pointent à travers sa chemise. J’attrape ma veste dans le coffre et la luiprête pour la réchauffer. Elle l’enfile et la ferme jusqu’en haut, recouvrant ses jolis seins. Dommage.

Je m’assois sur le capot, contre le pare-brise, et j’ouvre les bras pour l’inviter près de moi. Ellehésite, et décide finalement de rester assise à l’avant, les pieds posés sur le pare-chocs et les yeuxfixés sur l’eau.

Je me laisse glisser pour me rapprocher d’elle.— À quoi tu penses ?— À la mort.— Pourquoi ?— Grady va mourir, Micha. Et je ne peux rien y faire.Je passe la main sur son front pour écarter les mèches de cheveux qui lui cachent les yeux.— Ce n’est pas ta faute. Arrête de vouloir tout contrôler.Elle soupire en repoussant ma main.— Je ne peux pas m’en empêcher.Elle respire trop vite. Trop fort. Il faut que je la rassure.— Viens là, dis-je en la prenant par la taille.Je la force à s’allonger contre moi, adossé au pare-brise. Elle pose la tête sur mon torse et je me

mets à jouer avec ses cheveux. Elle sent la vanille.— Tu te souviens du jour où tu as escaladé l’échafaudage dans le gymnase ?Elle colle son visage à ma chemise.— La honte… Je voulais prouver à Gary Bennitt que j’étais aussi forte qu’un garçon… Pourquoi tu

te souviens de ce genre de choses ?— Comment veux-tu que j’oublie ? Quand tu es tombée, j’ai eu la peur de ma vie.— J’ai cru que j’allais mourir… Quelle idiote !— Tu n’es pas idiote. Tu voyais juste la vie sous un autre angle. Comme quand tu dansais toute

seule au milieu d’une pièce, ou quand tu prenais la défense d’une fille qui se faisait emmerder.C’était génial ! Le seul problème, c’est que tu as construit un mur autour de toi. Tu ne laissaispersonne entrer dans ton monde.

Elle ne dit pas un mot. Je m’attends à ce qu’elle me repousse mais, au lieu de ça, elle se rassoit etme regarde droit dans les yeux. Elle a l’air terrifiée.

— Je t’ai déjà laissé entrer dans mon monde. Une fois. On était exactement au même endroitqu’aujourd’hui.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.Je n’arrive pas à quitter ses lèvres du regard.— Tu ne te souviens pas ? Je t’avais dit que je ne voulais pas que tu sortes avec Cassandra.— Cassandra ?

J’explose de rire. C’est plus fort que moi.— Quoi ?Je ne peux plus m’arrêter de rire. Elle me pince le torse et, lorsque je me relève, nos fronts se

percutent.— Aïe ! Allez, dis-moi ce qui te fait rire !Elle essaie de me faire croire qu’elle est énervée, mais je n’y crois pas une seconde. Je ne pensais

pas que j’arriverais à m’amuser ce soir. S’il y a bien une personne qui sait me remonter le moral,c’est Ella. Le jour où mon père est parti, elle m’a surpris dans le garage en train de pleurer devant saboîte à outils. Elle m’a tendu sa glace à l’eau et elle s’est assise à côté de moi jusqu’à ce que meslarmes sèchent.

Je la regarde du coin de l’œil. Elle joue avec ses cheveux en attendant mon explication. Sansprévenir, je la plaque contre le capot et je m’allonge sur elle.

— Quand j’ai raconté à Ethan que tu m’avais interdit de sortir avec Cassandra, il m’a dit que tuétais amoureuse de moi. À l’époque, je ne l’ai pas cru.

— Je n’étais pas amoureuse de toi ! Je ne voulais pas qu’une autre fille soit amoureuse de toi…Nuance.

— Tu es adorable quand tu mens. Tu l’as toujours été.— Micha, je portais des clous sur mes fringues et assez d’eye-liner pour repeindre un mur. Ça

n’avait rien d’« adorable ».— Moi, je trouve que si, je dis en lui faisant un clin d’œil.Elle pose son index sur ma poitrine en me lançant un regard menaçant.— Je t’interdis d’utiliser tes techniques de drague sur moi.Aucun de nous ne détourne le regard. Je pose mes bras de chaque côté de sa tête. Nos corps sont

collés l’un à l’autre. Mon visage est à quelques centimètres du sien. Elle ne bouge plus du tout.— J’ai envie de t’embrasser.— Non, Micha. C’est une mauvaise idée.Je caresse sa bouche avec mon doigt. Je m’y suis mal pris avec elle. Il faut que j’y aille plus

lentement, avec délicatesse, comme pour apprivoiser un chat sauvage.— Juste un baiser. Un seul. Tu n’as quand même pas peur de ça ?— Avec toi, si.— Alors dis-moi d’arrêter.Ses grands yeux verts ne quittent pas mes lèvres. Je frôle les siennes, puis je les caresse avec ma

langue. Lorsque je la glisse dans sa bouche, elle gémit de plaisir. Elle mord ma lèvre inférieure etsuce mon piercing.

Notre baiser est de plus en plus intense, et mon corps de plus en plus impatient. Mais je tiens mapromesse et je me contente d’un baiser, d’un seul, même quand elle enroule ses jambes autour de mataille et qu’elle se met à se frotter contre moi.

Ella

Juste un baiser. Je trouvais ça plutôt raisonnable… jusqu’à ce que mon corps en veuilledavantage.

Son sexe durcit entre mes jambes. Je me frotte contre lui, et je suis surprise du bien que ça me fait.Les doigts de Micha s’emmêlent dans mes cheveux et sa langue s’enfonce dans ma bouche. Lorsquej’ouvre les yeux, ils se posent sur le ciel étoilé. J’ai l’impression de tomber… ou de voler… Je nesais plus trop. Ce qui est certain, c’est que je ne contrôle plus rien. J’ai envie de capturer l’instant, dele mettre dans une petite boîte et de la garder sur moi toute ma vie.

La panique a raison de moi et j’écarte ma bouche de la sienne. Micha me regarde droit dans lesyeux. Il a les pupilles dilatées.

— Qu’est-ce qu’il y a ?— Rien… Il faut… Il faut que je me calme.Je respire un grand coup. Ma peau fourmille encore là où ses mains se sont posées.À bout de souffle, Micha se rallonge à côté de moi, le dos contre le pare-brise. Nous regardons le

ciel. En silence. Il dessine les lignes de ma main et mes paupières deviennent de plus en plus lourdes.Autour de moi, je sens comme un mur qui s’effondre, laissant derrière lui une montagne de débris quidevront, un jour ou l’autre, se recoller les uns aux autres.

*

— Est-ce que ça va ? demandé-je à Micha lorsqu’il se gare devant chez moi.Il n’a pas dit un mot de tout le trajet, et je vois bien que quelque chose le tracasse. Il jette un coup

d’œil dans le rétroviseur.— Oui, tout va bien. Mais je ne sais pas si tu vas être contente.— Pourquoi ?Il pointe du doigt une voiture en train de se garer dans la rue. Une Mercedes noire avec, derrière le

volant, une tête blonde que je connais bien.— C’est Lila ?— Ça m’en a tout l’air. C’est la seule personne que je connaisse qui roule en Mercedes.Lila sort de sa voiture. Elle a les yeux gonflés et les joues rouges. Elle porte un bas de pyjama et

un sweat à capuche qu’elle a relevée sur sa tête. La dernière fois que je l’ai vue habillée comme ça,elle venait de se faire larguer.

— Je pense qu’elle a des soucis avec ses parents, expliqué-je à Micha en attrapant la poignée. Ellen’avait pas envie de rentrer chez eux.

— Tu ne lui as pas demandé pourquoi ?

— Je préférais ne pas savoir… avoué-je en me mordant la lèvre.Je suis la pire amie du monde.Nous sortons de la voiture pour la rejoindre. Avant même que j’aie le temps d’ouvrir la bouche,

Lila se jette dans mes bras et se met à pleurer.— Je ne voulais pas y retourner, renifle-t-elle entre deux sanglots. Je savais que ça se passerait

mal.Je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas l’habitude de prendre les gens dans mes bras. Je tourne la tête

vers Micha.— Emmène-la à l’intérieur, murmure-t-il tendrement.Il me dit au revoir et je guide Lila jusqu’à la maison. Elle s’appuie de tout son poids sur moi,

comme si elle était malade. Une fois dans ma chambre, elle se roule en boule sur le lit et prend uncoussin dans ses bras.

— Est-ce que tu veux en parler ?— Non. Je veux juste dormir.— D’accord.J’éteins la lumière et je m’allonge sur le matelas resté par terre. Cette journée m’a épuisée, et j’ai

la flemme de me mettre en pyjama.— Mon père me déteste, murmure-t-elle.Je me redresse.— Je suis sûre que tu te trompes.— Non. Il me hait. Il nous a toujours dit qu’il aurait préféré avoir des fils, parce que les garçons

sont plus faciles à gérer.— Ça va aller ? hésité-je, ne sachant quoi répondre.— Oui. J’ai juste besoin de temps.Ce serait donc ça, le remède miracle ? Le temps ? Je me rallonge et je m’endors, bercée par les

sanglots de mon amie.

Ella

Le lendemain, Lila a meilleure mine. Elle fait comme s’il ne s’était rien passé, et je n’arrive pas àsavoir si elle fait semblant ou si elle va vraiment mieux.

Elle se met du rouge à lèvres en se regardant dans le miroir du placard. Je lui ai interdit d’enleverles dessins que j’y avais collés, mais elle a insisté et j’ai fini par craquer.

— Je sens que cette journée va être splen-dide ! affirme-t-elle avec enthousiasme. Pleine de soleilet d’arcs-en-ciel !

— Tu as fumé quoi ? plaisanté-je en m’attachant les cheveux.Elle arrête de se maquiller et me lance un regard noir par-dessus son épaule.— Pourquoi tu me poses tout le temps ce genre de questions ?— Quelles questions ?— Chaque fois que je suis de bonne humeur, tu me demandes si j’ai bu ou si j’ai fumé. On peut être

heureux sans drogue et sans alcool, tu sais.— Ce n’est pas le cas de tout le monde, dis-je en attachant ma montre.Lila met ses boucles d’oreilles en diamants, puis elle m’examine de la tête aux pieds. Je porte une

robe noir et violet et mes vieilles bottes à lacets.— Tu es super jolie.— J’ai oublié de faire une lessive. Je suis obligée de mettre mes vieux habits.— Ça te va très bien. Bon, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?— Comme tu veux. Est-ce que… Est-ce que tu comptes rester ici ?Elle éteint son portable et le jette sur le lit.— Oui, si ça ne te dérange pas. On pourrait passer du temps ensemble. Je n’ai rien de prévu cet

été, et je ne compte pas retourner chez mes parents.— Tu veux me raconter ce qui s’est passé ?— Non, pas vraiment.

— D’accord. Moi, il va falloir que je me trouve un boulot pour payer la fac. Je pense que je nevais pas être prise à mon stage.

— Celui du musée ? demande-t-elle en mettant un bandeau dans ses cheveux.— Oui. Il commence mi-juin… C’est dans cinq semaines. Si j’étais prise, ils m’auraient déjà

prévenue.— Peut-être pas. Parfois, ils mettent du temps à rappeler.Elle plie une chemise, la range dans son sac, puis elle noue un ruban derrière sa jupe.— Si tu es prise, tu retournes à Las Vegas ?— Oui…Il y a deux semaines, je mourais d’envie de repartir. Depuis, quelque chose a changé… J’en ai

toujours envie, mais mon départ risque d’être plus difficile que prévu.Je récupère mon portable sur la commode en pensant au message que Micha m’a laissé le jour de

mon arrivée. Il m’a dit que je n’étais pas prête à l’écouter… Est-ce que je le suis, maintenant ?— Je ne comprends pas pourquoi tu détestes cet endroit, ajoute Lila en me suivant dans le couloir.

Les gens sont durs, je te l’accorde, mais il y a bien pire ailleurs.— Tu es d’humeur philosophique ! rigolé-je en rangeant mon portable.— Je pense juste que les gens riches et corrompus sont aussi flippants que les dealers du coin de ta

rue.Plus le temps passe, plus je réalise à quel point je connais mal Lila. Tout ce que je sais d’elle,

c’est qu’elle est riche, que son père est avocat et que sa mère reste à la maison. Elle aime la mode,elle est bonne en maths et c’est grâce à elle que j’ai réussi mon examen d’algèbre. Ça s’arrête là.

Mon frère sort de sa chambre au moment où on passe devant. Il porte un polo rouge et noir, unpantalon large, et il a du gel dans les cheveux.

— Tu as vu papa ? me demande-t-il.Je pointe du doigt la porte au fond du couloir.— Non, mais je l’ai entendu rentrer hier soir. Il est allé directement dans sa chambre.Dean s’appuie contre l’encadrement de la porte et croise les bras.— Je sais. Il a passé la nuit à pleurer dans cette foutue salle de bains. Tout à l’heure, son patron a

appelé pour me dire qu’il n’était pas au boulot. Je ne l’ai pas entendu sortir, et il n’est nulle part dansla maison.

Je serre les poings. Mes ongles s’enfoncent dans mes paumes.— Tu as vérifié dans la salle de bains ? lui demandé-je en fixant la porte.— Non. Et je ne compte pas le faire.— Tu as essayé de l’appeler ?— Bien sûr ! Il n’a pas répondu.Lila nous interrompt pour se présenter.— Salut ! dit-elle en lui tendant la main. Je m’appelle Lila. Dean, c’est ça ?

Mon frère lui serre la main, visiblement amusé.— Tu es une amie d’Ella ?— Oui. J’étais sa colocataire. Elle ne t’a pas parlé de moi ?— On ne se parle pas beaucoup, réponds-je à sa place.Plus je regarde la porte de la salle de bains, plus mon estomac se noue.— Il faut qu’on retrouve papa, murmuré-je.— Je ne mets pas les pieds dans cette pièce, Ella.Les jambes flageolantes et les mains tremblantes, je traverse le couloir et je m’arrête net devant la

porte. Les images du jour où ma mère est morte défilent devant mes yeux. La porte était fermée,comme aujourd’hui, et le seul bruit dans la maison était celui de l’eau qui coulait.

Je prends mon courage à deux mains et j’ouvre la porte d’un coup sec. La pièce est vide, labaignoire aussi, et le carrelage est propre. En face de moi, mon reflet me défie. J’ai les cheveuxjoliment attachés, les lèvres recouvertes de gloss, et mes yeux verts paraissent immenses. Commetoujours, ils montrent qui je suis vraiment.

— Il n’est pas là, dis-je, incapable de lâcher le miroir du regard. Tu es sûr et certain que tu ne l’aspas entendu sortir ?

— Ouais. C’est bizarre… D’habitude, il n’est pas discret du tout.Je referme la porte en un éclair, et je rejoins Dean et Lila le plus vite possible.— Alors, comme ça, tu es musicien ? lui demande Lila pour apaiser la tension.Dean lui montre la batterie qui trône en plein milieu de la chambre.— J’en jouais avant, mais j’ai arrêté. Maintenant, j’ai un boulot et une fiancée.— Une fiancée ? s’écrie-t-on à l’unisson.— Oui, on va se marier.— Tu ne me l’avais même pas dit ! râlé-je.— Je pensais que tu t’en ficherais.Il retourne dans sa chambre et je lui emboîte le pas. Les rideaux sont ouverts et le soleil illumine

les murs bleus. Il y a des cartons partout. Dean en prend un petit sur le lit et le pose par terre. Je lepousse avec mon pied pour me rapprocher de lui.

— Je ne m’en fiche pas, protesté-je. Après tout, tu es mon frère.— Ne me fais pas croire que ma vie t’intéresse, Ella. On ne s’est pas parlé depuis un an. Je ne

savais même pas que tu étais partie à la fac !Il a raison, et c’est triste à en mourir. On ne se connaît pas. Je ne me connais même pas moi-même.

J’attrape une photo de lui et ses copains sur la plage. Elle date de sa dernière année de lycée. Il al’air heureux.

— Papa est au courant que tu vas te marier ?— Même si je le lui disais, il aurait oublié le lendemain. Tu sais comment il est. Je me demande

même s’il s’est rendu compte qu’on ne vivait plus ici !

Il attrape un tiroir rempli d’habits, le vide dans un carton et le remet dans la commode.— Il a le droit de savoir. Ce n’est pas un mauvais gars, tu sais. Il a des problèmes, c’est tout.— Des problèmes qui nous ont foutus en l’air ! hurle-t-il en donnant un coup de pied dans un

carton. Tu vois bien qu’on n’a pas été élevés comme les autres, non ? Même Micha a moins souffertque nous ! Son père est parti mais, au moins, il a une mère qui s’est occupée de lui.

— Euh… intervient Lila en passant la tête par la porte. Je vais t’attendre dehors, El.J’avais complètement oublié qu’elle était là.— OK. Je te rejoins.Mon frère attrape des baguettes de batterie et les met dans un grand sac.— Je pense qu’on lui a fait peur.— Depuis quand tu traînes avec cette fille ?— Depuis mon arrivée à la fac. On s’est tout de suite entendues.— Sérieux ? On dirait une princesse, Ella. Une vraie fille à papa !— Tu peux parler, lancé-je en regardant ses vêtements, bien trop classe pour lui.— D’abord, je ne suis pas une princesse. Et puis je mérite ce que je gagne. Je ne suis pas né avec

une cuillère en argent dans la bouche.— Peut-être qu’elle non plus.— Tu te fous de moi ?— Bon, d’accord… Ses parents sont pleins aux as. Mais elle est sympa, vraiment. Et elle ne me

pose pas de questions, elle.— Tu as toujours tout gardé pour toi, me reproche-t-il tout en rangeant une couverture dans un

carton. Ce n’est pas sain, Ella. Il faut que tu trouves quelqu’un à qui parler, sinon tu vas péter lesplombs.

Par la fenêtre, j’aperçois un bout de la maison de Micha.— Je crois que c’est déjà fait.Dean jette une poignée de médiators dans une valise.— Quoi ? Tu as déjà pété les plombs ou parlé à quelqu’un ?— Les deux, dis-je en sortant de la chambre. Quand est-ce que tu retournes à Chicago ?— Ce soir, j’espère. Ne le prends pas mal, mais cette maison me rappelle trop de mauvais

souvenirs.— Dis-nous au moins au revoir avant de partir.Je dévale l’escalier sans me retourner. C’est la conversation la plus longue que j’aie jamais eue

avec mon frère… Et je crains que ça ne soit la dernière avant bien longtemps.

Micha

— Tu as la tête ailleurs, mec !Ethan me jette un chiffon plein de cambouis à la figure.— Tu me saoules, je réponds en le lui lançant encore plus fort.Il sort la tête de sous le capot.— Tu es à l’ouest depuis deux jours. Et on sait tous les deux pourquoi…— Laisse-moi tranquille.Mon père a rappelé ce matin. Il a laissé un message de cinq minutes dans lequel il nous suppliait

de décrocher.Je fais le tour de la voiture et je me plante devant les étagères du garage. J’attrape sa boîte à outils

rouillée, le seul objet qu’il ait laissé derrière lui, et je la jette à la poubelle.Ethan relève la tête.— Ça n’a pas l’air d’aller, mec. Tu veux qu’on en parle ?— Non.J’attrape une clé à molette et je me concentre sur ma voiture.On bosse dessus pendant quelques heures, mais plus le temps passe, moins je tiens en place. Je me

sens mal. Il fait trop chaud, et le coup de fil me reste en travers de la gorge. Je jette la clé par terre.— Et si on organisait une fête ? Une grosse fête, comme celle de la remise des diplômes.— Je n’ai pas vraiment envie de revivre cette soirée-là, Micha.— On s’en souvient à peine, je lui dis en haussant les épaules.Je sors du garage pour profiter du soleil, bien décidé à me changer les idées. Dans la rue, un vieux

mec pousse un Caddie. Ethan me rejoint.— Justement, il y a des tas de moments dont j’aimerais me souvenir. Je pense que j’ai perdu une

année entière de ma vie avec ces conneries. Alors, si on pouvait éviter…

Je pousse un soupir en passant une main dans mes cheveux.— Qu’est-ce qui t’arrive, mec ?— Rien. Je réfléchis à voix haute, c’est tout.Il retourne dans le garage pour s’occuper du moteur.Quand on était en première, Ethan s’est mis à traîner avec des types qui passaient leur temps à

refaire le monde en fumant des joints. L’alcool et la drogue sont devenus ses meilleurs amis, et il amal tourné. Un an plus tard, il a décidé de se faire aider. Il a changé de vie, il a arrêté de fumer et deboire, et il s’est plongé dans les études. Il avait une année entière de retard, mais il a réussi à avoirson bac en même temps que nous. Quand on le regarde, on ne se doute pas de tout ça.

J’aperçois Lila qui sort de chez Ella. Elle a l’air troublée, mais pas autant que la veille. Elleregarde un groupe de jeunes qui joue au foot de l’autre côté de la rue, puis elle se rend compte que jel’observe.

— Salut, Micha !— Salut. Ella est réveillée ?Elle met une main en visière pour se protéger du soleil.— Oui, elle discute avec son frère.— Ça a l’air de bien se passer entre eux ?— Aucune idée, répond-elle en souriant. C’est la première fois que je les vois ensemble. Je ne

sais pas comment ça se passe d’habitude.Je me rapproche du grillage en remontant mon pantalon sur mes hanches.— Est-ce qu’ils se gueulent dessus ?Lila me rejoint en enlevant une mèche de cheveux qui lui est entrée dans la bouche.— Non. De toute manière, Ella n’est pas du genre à gueuler.— Tout dépend de laquelle on parle.Je pose mes coudes sur le grillage. Son visage s’assombrit.— C’est fou, quand même… Je la connais depuis huit mois, et je ne sais rien d’elle ! Je suis

vraiment trop nulle !— Ce n’est pas ta faute. Ella a tout fait pour te cacher qui elle est vraiment.Lila me regarde d’un air suspicieux.— Franchement, on dirait qu’elle est comme ça avec tout le monde, sauf avec toi.— On se connaît depuis toujours. On est à l’aise l’un avec l’autre.— Assez à l’aise pour baiser dans ta voiture ?Décidément, j’adore cette fille.— Tu me cherches ?— Peut-être, répond-elle avec malice. Ethan est là ?Elle s’appuie contre le grillage pour voir ce qui se passe dans le garage. Je me décale pour ne pas

lui bloquer la vue.— Ouais, il répare ma voiture.— Je vais aller lui donner un coup de main.Lila passe par-dessus la barrière et pousse un cri quand sa chaussure s’accroche à un fil de fer. Je

l’aide à s’en dépêtrer en me retenant de rire. Elle va dans le garage pour surprendre Ethan et, aumême moment, Ella sort de chez elle.

Elle porte une robe à carreaux noirs et violets, des bottes à lacets qui lui arrivent aux genoux, etelle s’est attaché les cheveux très proprement. C’est une sorte de mélange entre son ancien et sonnouveau look. Elle descend les marches avec une expression étrange plaquée sur le visage. Elle al’air à la fois paniquée et excitée.

— Lila est dans le coin ?Elle se mordille la lèvre, et je meurs d’envie de la mordre moi-même, de la goûter et de la sentir

comme hier soir…— Elle est dans le garage avec Ethan.— Je crois que je lui ai fait peur.— Toi et Dean, tu veux dire ?— Elle t’a dit que je discutais avec Dean ?— Vite fait, oui. Tu veux venir avec nous ?Quand je lui tends la main, elle sourit timidement. Elle est adorable.— On passe la journée tous les quatre ?Elle enjambe le grillage, et je l’attrape par les hanches. J’approche ma bouche de son oreille.— On peut la passer à deux, si tu veux.La chaleur de ma bouche contre son cou la fait frissonner.— Non. Je préfère à quatre.— Je ne savais pas que c’était ton genre…Elle me frappe à l’épaule et explose de rire.— Je plaisantais, Ella !— Moi aussi.— Je sais. Pour info, je pensais organiser une fête ce soir.— Et alors ? C’est ce que tu fais tous les soirs, non ?— N’importe quoi. La dernière fois que j’en ai organisé une, c’était le jour de ton retour. Ça

faisait des mois que ça ne m’était pas arrivé.Ella s’assoit sur la barre qui surmonte le grillage.— Micha… Qu’est-ce que tu as fait de ta vie ces huit derniers mois ?— J’ai pleuré ton absence, lui dis-je d’un ton moqueur.— Et tu travailles où ?

— Je bosse au garage avec Ethan, mais je ne compte pas faire ça toute ma vie. J’ai d’autresprojets.

Ella arrange sa robe, et j’aperçois sa culotte. Elle est en dentelle noire. J’écarte ses jambes et jem’insère entre ses cuisses. Elle pose une main sur ma poitrine pour me maintenir à distance.

— Micha, notre relation n’est pas claire.— Elle ne l’a jamais été.Lentement, je glisse mes mains le long de ses jambes nues.— Tu ne fais aucun effort…— Ella, je pense qu’on est faits l’un pour l’autre.Mauvaise tactique : elle me lance un regard noir. Il faut que je tente une nouvelle approche. Elle a

besoin de rigoler et de se détendre, alors je la chatouille sur le côté.— Arrête ! Tu sais que je déteste ça !J’effleure sa peau avec mes doigts et elle se met à gigoter dans tous les sens. Elle perd l’équilibre

et tombe en arrière, atterrissant dans l’herbe de l’autre côté du grillage. Je passe par-dessus pour larejoindre, mais elle se relève aussitôt et marche en direction de sa maison. Je lui bloque le passage.Hésitante, elle regarde la porte, puis la rue, pour évaluer quelle issue est la plus proche.

— On n’a plus quatre ans, Micha. Laisse-moi tranquille.— Je n’ai rien fait !Elle en profite pour partir en courant. Je lui laisse de l’avance avant de la suivre et je la retrouve

de l’autre côté de la maison, en train d’essayer d’ouvrir la porte.— Fermée à clé ? je la taquine.Elle pousse un soupir de frustration et court jusqu’au grillage pour entrer dans le jardin du voisin.

Je la suis de près.— Je vais te tuer, Micha !— On va voir ça.Elle court tellement vite que ses cheveux se détachent. Elle saute par-dessus un muret en brique et

continue dans le jardin suivant, piétinant une rangée de fleurs au passage.Je décide de franchir le mur sans me servir de mes mains, mais je trébuche et je tombe à genoux de

l’autre côté. Elle s’arrête et éclate de rire.— Bien fait pour toi !Je me relève lentement et j’essuie la terre qui a taché mon jean. Elle a les yeux qui brillent.— Tu trouves ça drôle ?— Tu as l’air ridicule.— C’est vrai ? je murmure en m’approchant lentement d’elle.— Oui, répond-elle en reculant. Ri-di-cule.C’est à ce moment-là que le système d’arrosage de la voisine décide de se mettre en marche. Ella

est trempée en moins de trois secondes. Elle pousse un cri strident et met ses mains sur son visage.

— Bien fait pour toi !Elle laisse tomber ses bras le long du corps.— Au moins, tu ne m’approcheras pas.Elle se met à tourner sur elle-même, les mains en l’air et le sourire aux lèvres. Sa robe mouillée

lui colle à la peau et dévoile ses jolies formes.— Tu es sublime, Ella.

Ella

Ça fait bien longtemps que je n’ai pas autant rigolé… J’ai l’impression d’être retombée enenfance, comme si ce moment appartenait à une autre époque. Celle où la vie était facile.

Je me moque de lui et, comme pour me punir, l’arrosage automatique se met en marche. Mapremière réaction ? Hurler comme une gamine. Puis je décide de me laisser aller. Je lève les bras enl’air et je tourne sur moi-même sous les gouttes, persuadée que Micha ne m’approchera pas si je restesous l’eau.

Il murmure que je suis sublime… puis il fonce vers moi. Il m’attrape par la taille et nous tombonstous les deux dans l’herbe mouillée. Il me plaque au sol et, d’une main, il bloque mes bras au-dessusde ma tête.

— Micha ! m’écrié-je en essayant de garder mon sérieux. Arrête ! Je déteste quand tu mechatouilles.

— Je sais.Les gouttes d’eau perlent sur ses cheveux, ses cils et sa bouche. Mes vêtements trempés me collent

à la peau. Il glisse une main le long de mes côtes et effleure mon ventre avec son pouce.— Tout compte fait, je préfère les caresses aux chatouilles, susurre-t-il à mon oreille.Il pose ses lèvres sur les miennes. Nos langues s’emmêlent et se cherchent, et une sensation étrange

s’empare de moi… Un désir ardent et incontrôlable. Comme hier soir, j’ai envie de le sentirdavantage. J’enroule mes jambes autour de sa taille.

Surpris par ma fougue, Micha arrête de m’embrasser. Il jette un œil sur la maison de la voisine,puis sur la rue déserte. Satisfait, il m’embrasse encore plus fort et plonge sa langue dans ma bouche.Je suce sa lèvre inférieure et je lèche son piercing.

— Ella… gémit-il.Sa main remonte lentement, jusqu’à se poser sur mon sein. Il dessine des cercles autour de mon

téton avec son pouce. À travers le tissu mouillé, la sensation est extraordinaire. Je ne sais plus oùdonner de la tête. Je resserre mes genoux contre ses hanches et un soupir d’extase s’échappe de mabouche…

Je ne contrôle plus rien. J’aimerais ne pas y penser, mais c’est plus fort que moi. Il faut que ças’arrête. Je parviens à libérer mes bras de son emprise et je les glisse entre nos deux corps pour le

repousser. Je regarde la maison en brique devant laquelle on est allongés.— On ferait mieux de rentrer. Si Mlle Fenerly nous surprend comme ça dans son jardin, elle va

faire une attaque.Micha me transperce du regard. Il a de la boue sur le front et des brins d’herbe dans les cheveux.— Comme tu veux.Il se relève et me tend la main pour m’aider. Il enlève l’herbe de mes cheveux et me caresse la

joue.Main dans la main, nous traversons le jardin pour rejoindre le trottoir, laissant une belle traînée

d’eau derrière nous.

Micha

Je suis bien décidé à organiser une fête, même si je n’ai jamais vraiment aimé ça. C’est matechnique pour oublier ce qui se passe dans ma tête. Et c’est exactement ce qu’il me faut en cemoment.

Ella est partie après l’épisode des jets d’eau. Elle m’a dit qu’elle devait aller chercher son père et,quand je lui ai proposé de l’accompagner, elle a refusé et a préféré prendre Lila avec elle. Je l’ailaissée tranquille, parce que j’ai senti qu’elle avait besoin d’air. Elle peut prendre tout le tempsqu’elle veut pour réfléchir, tant qu’elle ne le fait pas à huit mille kilomètres de moi.

Avec Ethan, on a fait une pause pour organiser la fête. Après avoir envoyé des centaines demessages et commandé quelques fûts de bière, on est prêts. On traîne dans la cuisine en attendant lesinvités. Dehors, le ciel est noir et le tonnerre gronde. Ethan s’amuse à faire tenir sa chaise enéquilibre sur les pieds arrière.

— Je peux te poser une question ? me dit-il.J’attrape un burrito dans le congélateur et je le pose sur une assiette.— Bien sûr.— J’aimerais savoir pourquoi tu es obsédé par Ella. Pourquoi elle ? Tu fais tomber les filles

comme des mouches, et tu as toujours adoré ça. C’est comme si, du jour au lendemain, Ella étaitdevenue une obsession…

— Je n’ai jamais aimé avoir toutes ces filles à mes pieds. Je m’ennuyais, c’est tout.Je mets l’assiette dans le micro-ondes et j’appuie sur le bouton. Ethan prend une poignée de chips.— Tu n’as pas répondu à ma question, mec.Cette conversation me met mal à l’aise. Je croise les bras et passe d’un pied sur l’autre.— Je ne sais pas… Qu’est-ce que ça peut te faire ?— Je suis curieux, c’est tout. Tu ne m’en as jamais parlé.— Normal, on ne parle jamais de ce genre de choses.

Ethan repose la chaise sur ses quatre pieds.— Écoute, je ne te demande pas de me raconter ta vie ni de me déballer tes émotions. J’aimerais

juste comprendre. Je vous connais depuis toujours, tous les deux.Le micro-ondes sonne et je vais récupérer mon assiette.— Tu te rappelles quand elle est tombée du toit en snowboard ? je lui demande. C’est ce soir-là

que c’est arrivé. Ce soir-là, j’ai compris que j’étais en train de… tomber amoureux.— La fois où elle s’est cassé le bras et où tu l’as emmenée à l’hôpital ?— Ouais. Tu te souviens des minutes qui ont suivi sa chute ? Elle ne s’est pas relevée tout de suite,

et certaines personnes beuglaient qu’elle était morte.— J’étais bourré, mec. Je pensais vraiment qu’elle était morte.— En tout cas, c’est à ce moment-là que j’en ai pris conscience. J’ai eu tellement peur de la

perdre… C’était encore plus insupportable que le départ de mon père, plus effrayant que ma propremort.

Ethan me regarde fixement en essayant d’analyser mon charabia. Je claque la porte du micro-ondeset je m’assois à côté de lui.

— C’est toi qui as lancé le sujet, mec.Je me lève et j’attrape un soda dans le frigo, puis j’en lance un à Ethan.— Qu’est-ce que tu penses de Lila ? me demande-t-il.— Elle a l’air sympa. Et je pense qu’elle t’aime bien.Il tape sur le fond de la canette avant de l’ouvrir.— Je sais. Mais elle ne me connaît pas vraiment…— Personne ne te connaît vraiment, je dis en me rasseyant.Il hausse les épaules et regarde par la fenêtre.— On n’est pas obligé de tout savoir des gens pour être ami avec eux.La sonnerie du téléphone coupe court à notre conversation. J’avale mon burrito en attendant que le

répondeur se mette en route.Biiip.« Euh… Bonjour. »C’est la voix de mon père. Je m’agrippe au rebord de la table.« Écoute, Terri, je comprends que Micha soit en colère contre moi, mais j’ai vraiment besoin de

lui parler. C’est important. J’ai réussi à l’avoir hier, mais il m’a raccroché au nez. Est-ce que tupeux le convaincre de m’appeler ? Enfin… Je ne sais pas… Je suis désolé. »

Il raccroche d’un coup. Je relâche la table et je vais effacer le message. Le trou que j’ai fait dansle mur n’est toujours pas réparé, et j’hésite à y donner un nouveau coup de poing pour me défouler.Quand je me retourne, Ethan est debout. Il lève les yeux vers le ciel nuageux.

— Il faut qu’on aille chercher les fûts avant qu’il pleuve.Je range mon poing dans ma poche.

— Bonne idée, mec.

Ella

C’est sans grande surprise que je retrouve mon père au bar du coin. Il est avachi sur un tabouretavec un verre vide devant lui. Denny, le barman, est en train de nettoyer le bar. Lorsqu’il me voitentrer, il pose le torchon sur son épaule et fait le tour pour me rejoindre.

— Carte d’identité, dit-il.— C’est moi, Denny. Ella Daniels.Ses yeux doublent de taille.— Merde alors ! Tu es revenue !— Oui, juste pour l’été.Il passe une main dans ses cheveux bouclés.— Tu étais passée où ? Personne n’a su me répondre.— À Las Vegas. Je suis entrée à la fac. Bon, je ferais mieux de le ramener à la maison.— Il est là depuis ce matin. Le bar n’était même pas ouvert, mais il était déjà trop bourré pour s’en

rendre compte.— Je suis désolée.Denny me laisse passer et pose le torchon sur le bar avant de m’aider à soulever mon père, qui

sent le Jack Daniel’s à plein nez.— Il ne me dérange pas, Ella. Mais je culpabilise un peu. Il vient de plus en plus souvent… Je

pense qu’il a un problème.— Il a toujours eu un problème, dis-je en mettant le bras de mon père sur mon épaule.Denny fait de même avec son autre bras, et mon père se met à marmonner qu’elle lui manque trop

et qu’il n’en peut plus.Lila sort de la voiture en nous voyant arriver. C’est moi qui lui ai demandé d’attendre dehors. Elle

ne dit pas un mot. Nous allongeons mon père à l’arrière de la Firebird. Il se met à pleuvoir et deséclairs zèbrent le ciel. Je mets une main en visière pour protéger mes yeux des gouttes.

— Merci beaucoup, Denny.Le tonnerre couvre presque ma voix.— Est-ce que tu as déjà pensé à le faire aider ? me demande-t-il en se frottant le cou.— En l’envoyant en cure de désintox ? hésité-je.— Oui, ou aux Alcooliques anonymes.Je n’y avais même pas pensé… Je me gratte la tête, confuse. Je n’ai pas su m’occuper de ma mère,

et je fais exactement la même chose avec mon père.

— Réfléchis-y, ajoute Denny. Et, si tu as besoin d’aide, tu sais où me trouver.Je le remercie une dernière fois avant de monter dans la voiture. Je démarre et nous fonçons sous

la pluie.— Ma grande sœur s’est droguée pendant un an, me confie Lila.J’arrête de mâcher mon chewing-gum.— Je ne savais pas.— Peu de gens le savent. Ma famille préfère que ce genre d’histoires ne sorte pas de la maison.Elle pivote sur son siège et regarde mon père en train de ronfler à l’arrière.— Je voulais juste que tu saches que je te comprends. Je sais à quel point c’est dur de voir

quelqu’un que tu aimes se faire du mal.Je tourne dans ma rue sans éviter les nids-de-poule. Ils sont remplis d’eau, et les pneus

éclaboussent le capot.— Tu aurais pu me le dire plus tôt, reproché-je à Lila.— Toi aussi, rétorque-t-elle en montrant mon père du doigt.Tout à coup, j’ai l’impression de découvrir Lila pour la première fois.

*

Je me gare en face de chez moi. Il y a trois fûts de bière énormes devant la maison de Micha. Laporte du garage est grande ouverte et sa voiture n’est pas là. Il pleut des cordes. Le trottoir est inondéet le vent fait plier l’arbre en face de ma chambre.

— Ils ont fini de réparer la voiture, remarqué-je en détachant ma ceinture.— Oh ! non… déplore Lila, le sourire aux lèvres. J’adorais regarder Ethan se pencher sous le

capot ouvert !J’explose de rire.— Et moi, je comptais sur Micha pour m’aider à porter mon père.Nous tournons toutes les deux la tête vers la banquette arrière.— On pourrait demander à ton frère, suggère Lila.— Je ne suis pas sûre qu’il accepte.— On peut toujours tenter.— Oui, soupiré-je. Tu as raison.J’envoie un message à Dean pour qu’il nous rejoigne. Il ne répond pas mais, quelques minutes plus

tard, la porte s’ouvre. Mon frère sort de la maison, pieds nus, avec une capuche sur la tête. Il ouvre laportière arrière sans dire un mot. Lila sort de la voiture et Dean attrape mon père. Il le traîne jusqu’ausalon et l’installe sur le canapé. Sur le côté, au cas où il se mette à vomir. Je pose une couverture surlui et il s’enroule dedans comme un môme.

— Il était où ? me demande Dean.— Au bar. Denny m’a aidée à le porter jusqu’à la voiture.— Je me doutais qu’il serait là-bas. Je n’avais pas envie d’y aller.— Tu aurais pu faire un effort. Tu sais que je suis trop jeune pour entrer dans un bar ?— Et moi, je suis assez vieux pour savoir que je ne veux plus rien avoir à faire avec tout ça.Je me retiens de lui hurler dessus.— J’en ai marre ! râle-t-il en montant l’escalier. J’ai envie d’avancer dans la vie. Et je te conseille

de faire la même chose.Il me laisse seule dans le salon, le cœur lourd.J’aimerais bien avancer, moi aussi, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Partir huit mois à

Las Vegas n’a servi à rien : je me retrouve exactement au même point qu’avant.

*

Avec Lila, nous décidons d’aller manger au Larry’s Diner, le drive-in le plus proche. C’est unrestaurant type années soixante-dix. Les serveuses bossent en patins à roulettes et roulent d’unevoiture à l’autre pour prendre les commandes. Après, elles accrochent le plateau à la vitre baissée eton mange en écoutant de la musique.

La pluie s’est un peu calmée. Nous parlons d’un groupe de mecs assis sous l’auvent du restaurant,jusqu’à ce que Lila décide d’aborder un sujet dont je me passerais bien.

— Vous étiez partis où, ce matin ?Elle boit une gorgée de soda. Je plonge une frite dans le pot de sauce qui tient en équilibre sur le

tableau de bord.— Nulle part. Micha m’a couru après dans la rue, c’est tout.Lila rajoute du ketchup dans son sandwich au poulet.— Alors pourquoi vous êtes revenus trempés ?Le simple fait d’y penser me donne des frissons. Je nous revois collés l’un à l’autre dans l’herbe

mouillée…— On a traversé le jardin d’une voisine et l’arrosage s’est mis en marche.Elle paraît sceptique.— Vous étiez quand même vachement mouillés… dit-elle en s’essuyant la bouche avec une

serviette.J’avale un cornichon pour retarder ma réponse.— Si tu n’as pas envie d’en parler, ne te sens pas obligée.— Je n’aime pas trop discuter de Micha, expliqué-je. Je ne sais même pas ce que je ressens.— Je peux t’aider à décortiquer les choses. Les amis servent aussi à ça, tu sais. Tu as déjà connu

quelqu’un avec qui tu pouvais parler de tout et n’importe quoi ?Elle essuie les gouttes de gras qui ont coulé sur sa chemise. Je mords dans mon hamburger.— Oui, Micha. Mais je ne peux pas parler de lui avec lui.— Alors parle de lui avec moi, dit-elle, et il y a de la tristesse dans sa voix. Je peux t’aider, Ella.Je mâche en essayant de ne pas m’étouffer. J’ai peur de mettre des mots sur mes sentiments. J’ai

peur de rendre les choses plus vraies.— Je ne sais pas si j’en suis capable.— Essaie.Je fais tourner une frite dans la sauce.— Micha m’a embrassée sur la pelouse. On était allongés dans l’herbe, sous l’eau. C’est pour ça

qu’on est revenus trempés.— Et c’était bien ?— Qu’est-ce qui était bien ?— Le baiser ! lance-t-elle en levant les yeux au ciel.— J’adore quand il m’embrasse, dis-je le plus nonchalamment possible. Et, en même temps, je

déteste ça. Je suis partagée.— En fait, tu ne sais pas ce que tu veux ?— Je pense que si, lui confié-je, surprise par ma propre réponse. Je l’ai compris le soir du pont…Je remonte dans le temps et je me revois sur la rambarde, sous la pluie battante, la même que celle

qui s’abat sur la voiture en ce moment. Lila boit une gorgée de soda.— Qu’est-ce qui s’est passé sur ce pont ?— J’ai embrassé Micha.Je ferme les yeux et, tout à coup, des souvenirs de la soirée me reviennent par bribes. Je nous

revois en train de discuter dans sa voiture. Nous avons l’air heureux.— J’en étais sûre ! s’exclame Lila en rigolant. Je savais que c’était plus qu’un ami ! Raconte-moi

tout, et en particulier ce qui s’est passé après le baiser.J’ouvre les yeux. Un voile de pluie tombe sur le pare-brise. Les souvenirs m’échappent peu à peu.— Il ne s’est rien passé. Le lendemain, je suis partie à Las Vegas.Elle roule en boule l’emballage de son sandwich et elle le range dans le sachet en papier.— Tu es partie ? Vous deviez être super frustrés ! Je comprends mieux pourquoi vous passez votre

temps à vous déshabiller du regard. Il y a une telle tension sexuelle entre vous…Je m’apprête à le nier, mais je me rends compte qu’elle a raison. J’ai tellement envie de Micha que

j’en ai presque mal physiquement.À ce moment-là, la Chevelle de Micha se gare juste à côté de nous.— Quand on parle du loup, dit Lila. Vous nous suivez partout ou quoi ?— Tu as tout compris, répond Ethan.

Il est assis côté passager. Micha, lui, ne dit pas un mot et lit attentivement le menu sur le panneau.La serveuse patine jusqu’à eux et se penche en avant, la tête dans leur voiture et les fesses en l’air. Lapluie ruisselle le long de son dos pendant qu’elle prend leur commande. Elle se met à glousserbêtement. Je ne sais pas si elle rit à cause d’Ethan ou de Micha, mais je trouve ça agaçant. J’empilenos déchets sur le plateau, je fais tourner le moteur et j’appuie sur l’accélérateur pour le fairegronder, surprenant la serveuse et le reste des clients.

Lila me regarde avec de grands yeux.— Ella ! Qu’est-ce que tu fais ?— Pardon.Je culpabilise aussitôt, et je laisse un pourboire sur le plateau pour m’excuser. La serveuse me

lance un faux sourire en le ramassant et roule jusqu’au guichet des commandes.Micha sort de sa voiture. Il s’étire un peu, puis il fait le tour de la mienne en marchant dans les

flaques. Il se plante devant ma vitre et la frappe du poing. Je l’ouvre en poussant un soupir. Il poseses bras sur le rebord et on se retrouve face à face.

— Pourquoi tu as fait ça, Ella ?— Mon pied a glissé. Ça arrive.Il sait que je mens, mais c’est plus fort que moi. Ses yeux brillent comme des saphirs et des gouttes

de pluie perlent sur son visage.— Si tu veux attirer mon attention, dis-le-moi. C’est plus simple.— Je voulais attirer ton attention, Micha.Il pose un baiser sur mon front avec ses lèvres mouillées.— Tu vois ? Ce n’était pas si difficile !— Je sais. Mais je suis fatiguée.— Fatiguée de jouer la comédie ?— Oui, entre autres.— Est-ce que tu veux en parler ? murmure-t-il à mon oreille.— Pas encore. Mais bientôt.— Je serai là quand tu seras prête.Il suce délicatement le lobe de mon oreille. Sa langue effleure ma peau.— On fait la course ? me propose-t-il. Le perdant pourra demander ce qu’il veut au gagnant.Je plisse le nez en regardant sa Chevrolet.— Je ne suis pas idiote, Micha. Je sais que je n’ai aucune chance.Il éclate de rire et aspire son piercing.— Je vais y aller doucement, d’accord ?Mon corps frémit d’excitation.— Et si je n’avais pas envie que tu y ailles doucement ?

Il en perd ses mots, ce qui est rare. Ses yeux plongent dans les miens. Sans me prévenir, il sepenche et m’embrasse. C’est le baiser le plus court de l’histoire, mais il suffit à me couper le souffle.

Micha

On fait la course jusqu’à la maison et je laisse Ella gagner. De toute façon, elle n’aurait pas étéprête à me donner ma récompense : je n’avais que des trucs cochons en tête. C’est donc à elle dechoisir son cadeau, et elle me dit qu’elle va y réfléchir, avec cette petite voix moqueuse qui me faitfondre.

Il pleut encore et des éclairs zèbrent le ciel. Avec Ethan, on traîne les fûts trempés jusqu’à lacuisine et on les pose sur la table. Il y a un mot de ma mère accroché au mur, dans lequel elle meprévient qu’elle rentrera tard.

Ethan fouille dans les placards à la recherche d’un truc à grignoter.— Tu as invité quel groupe ?— Celui de Naomi, je réponds en allant dans ma chambre.J’enfile un tee-shirt, une chemise et un jean noirs, et j’ajoute une ceinture à clous. J’attrape mon

portable et j’envoie un message à Naomi.Moi : Vous arrivez kan ?Naomi : Pkoi ? T’as 1 bonne nouvelle à ns annoncer ?Moi : Je c pas encore.Naomi : Réfléchis b1.Moi : À tout’.

Le jour où j’ai joué au café, Naomi m’a proposé de remplacer leur guitariste et de partir en tournéeavec eux. Sur le coup, j’étais emballé. C’est mon rêve depuis que j’ai douze ans : à l’époque, jepassais mes journées avec Ethan et Dean à faire de la musique dans le garage. Le seul problème,c’est que je ne suis pas prêt à abandonner Ella.

Ça sonne à la porte. Je retourne dans le salon. Il est l’heure de faire la fête et d’oublier mes soucis.Au moins le temps d’une nuit.

Ella

Quand nous arrivons chez Micha, la fête bat déjà son plein. Les voitures sont garées jusque sur lapelouse et des sacs-poubelle jonchent le sol. Il y a même quelqu’un qui s’est assis sur le toit.

Avec Lila, nous courons en protégeant nos cheveux de la pluie. À peine entrée, j’ai déjà envie departir. La foule m’oppresse.

— Arrête de faire le bébé ! me reproche Lila en me poussant gentiment. J’aimerais rencontrer lafille courageuse dont tout le monde parle !

— Non. Elle était méchante et tu n’aurais jamais voulu être son amie.— Alors trouve un juste milieu.Elle porte une robe bleu foncé, sans bretelles et assortie à ses chaussures. Ses boucles blondes se

sont détachées avec la pluie et retombent sur ses épaules.— Pourquoi on n’a jamais discuté de tout ça ?— Parce que tu ne voulais pas, répond-elle en souriant.Elle dit autre chose, mais la musique recouvre sa voix. J’entre dans la cuisine enfumée et je me

fraie un chemin à travers la foule. Lila trébuche avec ses hauts talons et écrase le pied d’un mec. Jesuis déjà en sueur.

— Micha ne connaît pas la clim ? me demande-t-elle en passant une main dans ses cheveux.— Il a dû oublier de l’allumer. Attends-moi ici. Je m’en occupe.Dans le salon, la musique est trop forte. Je tourne la tête vers le groupe. Micha et Naomi chantent

dans le même micro, et il a l’air de s’éclater. Je m’arrête au milieu de la pièce pour l’observer. Il estsublime. Des mèches de cheveux tombent sur ses yeux et il joue de la guitare comme un dieu.

Je vais dans le couloir pour allumer la clim, mais il y a un couple qui s’embrasse juste devant lethermostat. La musique s’arrête brièvement, puis reprend de plus belle. Je pousse le couplegentiment. Leurs bouches ne se décollent même pas d’un millimètre.

Je suis en train d’enclencher la clim lorsque deux bras encerclent ma taille.Je reconnaîtrais cette odeur n’importe où.— Je pensais que tu jouais, dis-je en hurlant par-dessus la musique.— Je fais une pause ! répond Micha avec enthousiasme.Je me retourne pour être face à lui. Son haleine pue la bière.— Tu es bourré ?— Non, je n’ai bu qu’un verre. Je suis juste content de te voir !— Et de rejouer devant un public ?Il a le sourire jusqu’aux oreilles.— Aussi, oui ! Je t’ai vue me regarder…— Ça fait du bien de te voir comme ça. Tu avais l’air triste, tout à l’heure.

Il pose une main sur ma hanche et la serre fermement.— Je suis encore plus heureux maintenant que tu es là.— Je t’ai entendu dire ça à des dizaines de filles, Micha.— Alors il faut que tu joues le jeu ! répond-il en rigolant. Fais comme si tu ne connaissais pas mes

techniques de drague.— Tu veux que je fasse semblant ? Je pensais que tu voulais que j’arrête.Il se penche vers moi. Le reflet de la lumière danse dans ses yeux et des mèches de cheveux

caressent ma joue.— Redeviens la fille que je connaissais, Ella… Celle qui rigolait tout le temps.Je glisse mes mains sur son torse musclé, puis j’enroule mes bras autour de son cou et mes jambes

autour de sa taille. Son expression ne laisse rien deviner. Il écrase ses lèvres contre les miennes engrognant de plaisir. Nos corps se collent et nos langues se touchent. Mon dos est plaqué contre lethermostat et ma jupe remonte au-dessus de mes cuisses. Il dépose une série de baisers le long demon cou. Mon cœur s’emballe. J’arrive à peine à respirer.

Tout à coup, la musique s’arrête.— Micha Scott ! hurle Naomi dans le micro. Ramène tes fesses !Micha a le souffle court.— Il ne me reste plus qu’un morceau. Après, on reprend là où on s’est arrêtés. Je te le promets.Il me laisse seule dans le couloir, avant même que j’aie le temps de répondre. Je passe une main

sur mes lèvres en le regardant marcher jusqu’au groupe. Cette fois, s’il tient sa promesse, je ne seraipas capable de lui dire stop.

Choquée par le pouvoir que mon corps a sur mon esprit, je retourne dans la cuisine. Lila est entrain de papoter avec Ethan, un verre à la main. Je vais me servir une vodka et je la bois cul sec, sousles yeux écarquillés de Lila et d’Ethan. L’alcool me brûle la gorge. Je repose bruyamment le verresur le meuble.

— Qui est partant pour une partie de Caps ?

*

Deux heures et trois vodkas plus tard, je me sens super bien. Le groupe a fini de jouer et Michanous a rejoints dans la cuisine. En fond sonore, j’entends Sail d’Awolnation. Les paroles et le rythmesensuel du morceau me font voyager dans le temps.

— Je vais danser.— J’en étais sûre ! s’écrie Lila. Je savais que tu aimais danser !Elle plaque une main sur la table et laisse échapper un hoquet.— Oups ! Pardon.

1

Attendri, Ethan éclate de rire.— Tu n’aurais pas trop bu, par hasard ?— Ce n’est pas moi qui ai perdu les trois dernières parties, se moque-t-elle.Ethan lui renvoie la balle, mais je n’entends pas sa réponse. Je me lève, impatiente d’aller danser.

Micha me regarde avec curiosité tandis que je me mêle à la foule en sueur. L’atmosphère est chaudeet salée. Plus je m’enfonce sur la piste, plus la chaleur est intenable. Lorsque j’arrive au centre, jesuis trempée et le tissu fin de mon haut me colle à la peau.

Le diable que j’ai caché au plus profond de moi est prêt à ressurgir. Je le sens. Je lève les mainsen l’air et je balance les hanches et la tête, laissant mes cheveux dévaler sur mes épaules et mon dos.Je respire. Comme avant.

Micha arrive derrière moi et pose ses mains sur mes hanches.— Je croyais que tu ne dansais plus, murmure-t-il.— J’ai menti, avoué-je en me collant à lui.— Quand je pense que tu étais la personne la plus honnête du monde…Il passe une main dans mes cheveux et les balaie sur le côté, puis il ondule son corps en rythme

avec le mien.Je pose ma tête contre son torse.— Je sais, Micha. J’essaie d’arrêter.— Tant mieux.Ses doigts glissent le long de mes hanches et s’arrêtent juste sous l’ourlet de ma jupe.— On était censés terminer ce qu’on a commencé dans le couloir, pas vrai ?Je m’écarte de lui, mais il me serre encore plus fort pour que je ne lui échappe pas. Je sens son

torse musclé contre mon dos et la chaleur qui émane de son corps tout entier. Il me fait un effetmonstre. Je me retiens de gémir.

— Tu me rends fou, murmure-t-il.Il glisse une main sous ma jupe et remonte le long de ma cuisse.— J’ai envie de toi, Ella… J’ai très envie de toi…Il ne ment pas. Je sens son sexe dans le bas de mon dos.Il m’embrasse tendrement dans le cou, puis il se met à sucer et à goûter ma peau. Je ne sais plus où

donner de la tête. Il y a des gens partout autour de nous, mais je m’en fiche. Lorsqu’il met son autremain sur mon sein, une explosion de plaisir s’empare de moi. Je me retourne sans prévenir etj’enroule mes bras derrière son cou. Une fois face à lui, je penche la tête en arrière. Il me tientfermement et dépose des milliers de baisers le long de mon cou avant de me lécher l’épaule… Ilremet une main sous ma jupe et caresse l’arrière de ma cuisse…

D’un coup, il s’écarte de moi en grognant.— Tu as beaucoup bu ? me demande-t-il.Déstabilisée, je regarde à gauche, puis à droite, comme si la réponse était cachée au milieu de la

foule.— Je ne sais pas.Il pousse un soupir et se passe la main dans les cheveux.— Tu vas me tuer, Ella.— Je suis désolée.Il éclate de rire.— Retourne avec Lila. Je te rejoins dans cinq minutes. D’accord ?— Pourquoi ? Tu vas où ?Il se frotte le visage en riant.— Il faut que je m’occupe de quelque chose.Je retourne dans la cuisine et je m’assois à côté de Lila. Elle me regarde bizarrement. J’essaie de

ne pas sourire, mais je suis trop à l’ouest pour vraiment m’en faire.— Regarde-moi ça ! s’écrie-t-elle. Tu es tout émoustillée !Je m’apprête à lui répondre, mais j’aperçois Micha en train de discuter avec Naomi au milieu du

salon. Elle rigole à une de ses blagues, puis ils disparaissent dans le couloir qui mène à sa chambre.Voilà de quoi il devait s’occuper.Je quitte la table sans dire un mot, puis je me précipite en courant sous la pluie.

Micha

Ella va me tuer. Je ne sais même pas si une douche froide va suffire à me calmer ! Tant pis. Je neveux pas aller plus loin tant qu’elle est dans cet état-là.

Je décide d’aller me soulager dans ma chambre, mais Naomi me barre le passage.— Il faut qu’on parle.— Je n’ai toujours pas pris ma décision, je crie par-dessus la musique.Elle m’attrape par le bras et me tire jusqu’à ma chambre. Elle ferme la porte derrière nous et

allume la lumière.— Explique-moi au moins pourquoi tu as autant de mal à te décider !— Non.— Je ne comprends pas… Tu as toujours rêvé de partir en tournée !— Oui, et c’est toujours le cas. Mais j’ai peur de laisser certaines personnes derrière moi.Son visage s’adoucit.— Je vois ce que tu veux dire. Moi, j’avais peur de laisser mon père tout seul. Mais je lui ai

expliqué pourquoi je partais, et il a compris.— C’est plus compliqué pour moi, je lui dis en m’asseyant sur le lit. Je ne m’inquiète pas que pour

ma mère.Elle s’assoit à côté de moi et croise les jambes. J’aimerais qu’elle s’en aille.— C’est à cause d’Ella ?— Moi qui croyais que j’étais un mec mystérieux !Elle éclate de rire.— Tu n’as jamais été mystérieux, Micha. Tu sais quoi ? Ta vie ne devrait pas tourner autour d’une

fille. Il faut que tu évolues et que tu réalises tes rêves.Décidément, elle ne comprend rien à rien.— Bon, arrêtons de parler de ça.— OK. Excuse-moi, je te laisse tranquille. J’essayais juste de t’aider.Elle me donne une tape sur le genou avant de sortir. Une fois la porte fermée, je m’allonge sur mon

lit. Et si elle avait raison ? Peut-être que je ferais mieux d’avancer… Sans Ella.— Fait chier !Je regarde par la fenêtre tout en cherchant une solution à mes foutus problèmes. La maison d’Ella

est dans mon champ de vision… et il y a une pièce allumée. La salle de bains dans laquelle sa mèreest morte. Ça doit faire au moins un an que je n’ai pas vu de lumière à cette fenêtre.

Alors, pourquoi ce soir ?1. Jeu à boire dont le but est de toucher la capsule de bouteille de l’adversaire avec la sienne.

Ella

— Ne me dis pas que tu comptes grimper à l’arbre ? me demande Micha en fronçant les sourcils.Il porte un jean qui met particulièrement en valeur ses fesses, et un tee-shirt noir qui lui va comme

un gant. La lueur de la lune fait briller ses cheveux blonds.— Tu vas te casser une jambe, Ella.Je me frotte les mains en le défiant du regard.— Tu sais que j’adore ce genre de défi.— Oui, mais tu as un peu bu et je pense que tu n’es pas en état d’escalader quoi que ce soit.— T’inquiète, le rassuré-je en retroussant les manches de ma veste en cuir.Micha passe son temps à se faire du souci pour moi. C’est flatteur, mais ce n’est pas pour ça qu’il

faut que je lui obéisse.— Si j’entre par la porte, mon père risque de m’entendre. Il va me reprocher non seulement

d’avoir bu, mais surtout d’être sortie alors que je devais surveiller ma mère.J’attrape une branche et j’essaie de me hisser dessus, mais je n’y arrive pas. Je râle de frustration

et Micha éclate de rire derrière moi.— Tu vas te briser la nuque, jolie fille.— Je déteste quand tu m’appelles comme ça.Il approche de moi et pose sa bouche contre mon oreille.— Ça te va très bien. Tu es la plus belle, Ella May.J’essaie d’analyser ce qu’il vient de dire, mais mon cerveau embué a du mal à fonctionner.— Tu te crois drôle ?— Pas du tout. Je suis sérieux. Ne t’en fais pas, Ella. Demain, tu auras oublié ce que je viens de

dire.— Tu as raison.

Il rigole et son haleine chaude me chatouille l’oreille. J’ai envie de me retourner, d’arracher sachemise et de plonger ma langue dans sa bouche… mais je ne veux pas gâcher notre amitié. Micha estla personne qui compte le plus dans ma vie. J’ai besoin de lui.

Il met ses mains sur ma taille, là où mon tee-shirt s’est relevé.— Je vais compter jusqu’à trois avant de te soulever. Un… Deux… Trois !Il me propulse en l’air et l’écorce me griffe un peu les jambes. Micha garde les mains sur mes

fesses le temps que je me stabilise. J’éclate de rire. Il me rejoint dans l’arbre et me guide jusqu’à lafenêtre. J’entre dans ma chambre avec difficulté, je trébuche et j’atterris par terre.

— Tu vas en baver demain matin, rigole Micha en s’éloignant. Tu vas avoir un beau mal de crâne.Je me plante devant la fenêtre pour lui dire au revoir.— Hé, Micha !Je lui fais signe de se rapprocher.— Tu es mon héros.Je dépose un baiser sur sa joue. Il a la peau douce. Il tourne la tête vers moi et nos bouches

s’effleurent. Il s’éloigne, et je n’arrive pas à savoir ce qui se passe dans sa tête.— Fais de beaux rêves, jolie fille.Il descend de l’arbre, le sourire aux lèvres. Est-ce qu’il avait envie de m’embrasser ?Je ferme la fenêtre et j’enlève ma veste. J’entends de l’eau couler dans la salle de bains, alors je

sors dans le couloir. Ma mère a dû oublier de fermer le robinet de la baignoire. Je frappe à la porte.— Maman ? Tu es là ?Il y a de l’eau par terre. Le tapis du couloir est trempé. J’essaie d’ouvrir la porte, mais elle est

fermée à clé. Je reprends immédiatement mes esprits. Je me précipite dans ma chambre pour attraperun cintre, je le tords dans tous les sens et je force l’extrémité dans la serrure.

Clic.La porte s’ouvre.Un cri inhumain s’échappe de ma bouche… puis un silence s’abat sur la maison. Un silence de

mort.

Micha

— Tu as l’air de bonne humeur, remarque ma mère en me voyant entrer.— Pas plus qu’hier.Je la rejoins à table et j’attrape un cookie dans une assiette. Elle enlève ses lunettes et passe deux

doigts sur les ailes de son nez. Devant elle, une calculatrice, un chéquier et un tas de factures.— Je ne t’ai pas vu sourire comme ça depuis bien longtemps.

— J’ai juste passé une bonne soirée.J’attrape mon portefeuille, et je lui tends un billet de cent dollars et deux billets de vingt.— C’est ce que j’ai gagné cette semaine en bossant au garage.Ma mère secoue la tête en repoussant ma main.— Micha Scott ! Tu es mon fils… Je ne peux pas accepter ton argent.Je pose les billets sur la pile de factures.— Bien sûr que si. Je veux t’aider, m’man.— Micha…— Arrête de te plaindre, je lui dis en souriant.Elle pousse un soupir et prend les billets dans sa main.— Tu es un fils modèle, tu sais.— Seulement parce qu’on m’a élevé comme ça.Un cri strident interrompt notre conversation.— Tu as entendu ?Ma mère a les yeux écarquillés.— Je pense que ça vient de chez les Daniels.Un milliard de possibilités se bousculent dans ma tête. Je pars en courant, je traverse le jardin et je

saute par-dessus le grillage.— Ella ?La maison est calme. Trop calme. Tout ce que j’entends, c’est un filet d’eau qui vient de la salle de

bains du haut. Je monte l’escalier quatre à quatre.— Ella ?Le sang se glace dans mes veines. Ella est debout dans le couloir, et sa mère est dans la baignoire.

L’eau est complètement rouge.— Ella… Qu’est-ce qui s’est passé ?Elle sursaute et tourne la tête vers moi. Ses pupilles sont dilatées. Ce regard va me hanter toute ma

vie.— Je pense qu’elle s’est suicidée, dit-elle sans une trace d’émotion. J’ai vérifié son pouls. Elle est

morte.Elle tend les mains vers moi. Elles sont couvertes de sang.J’attrape mon portable et j’appelle les urgences. Quand je raccroche, Ella s’effondre dans mes

bras. Elle reste comme ça jusqu’à ce que l’ambulance arrive. Elle ne bouge plus. Elle ne pleure pas.Elle respire à peine.

Et moi, je ne peux rien faire pour l’aider.

Ella

Je ne sais pas ce que je suis venue faire dans cette salle de bains… Je voulais mettre le plus dedistance possible entre Micha et moi, alors j’ai couru de toutes mes forces. Sous la pluie. Au boutd’un moment, j’ai réussi à me calmer. Je suis rentrée chez moi.

Et j’ai atterri là.Mes habits gouttent sur le carrelage. Je m’assois par terre, recroquevillée, incapable de quitter la

baignoire du regard. Ce soir-là, une partie de moi est morte avec elle. Mon âme, peut-être.La règle était pourtant simple : « Garde un œil sur maman. » Et je n’ai pas été capable de la

respecter.— Ella ? Qu’est-ce que tu fais là ?Micha est sur le pas de la porte, les vêtements et les cheveux trempés.— Je t’ai vu entrer dans ta chambre avec Naomi, réponds-je en fermant les yeux.— D’accord… dit-il, visiblement confus. Mais qu’est-ce qui ne va pas ?— Rien. Tout va bien.— Je vois bien que non. Sinon, tu ne serais pas dans cette pièce.Il s’assoit à côté de moi et pose ses bras sur ses genoux.— Je ne veux pas que tu sortes avec Naomi, murmuré-je en passant mon doigt dans les fissures

d’un carreau.— Attends… Tu penses que j’ai couché avec elle ?— C’est pour ça que tu attires les filles dans ta chambre, non ?— On discutait, Ella ! Je te le jure. Et, pour info, je n’ai pas attiré de filles dans ma chambre

depuis des mois.Sa réponse me rassure. Il faut que je me fasse une raison : je suis amoureuse de Micha. J’aurai

beau partir à des kilomètres d’ici ou essayer de devenir quelqu’un d’autre, mes sentiments seronttoujours là. Ils me contrôlent.

— Tu m’as fait peur ce soir-là, reprend-il en fixant la baignoire. Quand je t’ai retrouvée, tu avaisles yeux… vides.

— Tout est ma faute… Je devais la surveiller, mais je n’ai pensé qu’à moi.C’est la première fois que je le dis à voix haute.— Tu n’avais que dix-sept ans, Ella. Tu as fait une erreur, comme on en fait tous.— Mais elle est morte à cause de moi ! Si j’étais restée à la maison, elle serait encore vivante.— Arrête de t’en vouloir. C’était plus compliqué que ça.— J’aimerais remonter le temps… Recommencer à zéro…J’ai les larmes aux yeux. Micha pose sa main sur la mienne.— Il faut que tu en parles à quelqu’un. Sinon, cette histoire va te hanter toute ta vie.Je retiens mes larmes et je repousse sa main.— Tu penses que je suis folle.Il se met à genoux devant moi, attrape mon visage et me force à le regarder dans les yeux.— Regarde-moi. Personne ne pense que tu es folle. Tu es courageuse, mais tu as besoin de parler

de tes problèmes à quelqu’un. Quelqu’un qui saura t’aider.— J’ai plus de problèmes que tu ne penses. Je n’arrive même plus à me regarder dans le miroir,

Micha.— Alors oui, tu es folle, plaisante-t-il en dégageant les cheveux de mon visage. Tu es belle, tu

sais.— Je ne supporte plus mon reflet… J’ai peur de voir ce qui se cache à l’intérieur de moi.— Pourquoi ? Il n’y a rien de mauvais en toi.— Si tu connaissais la vérité, tu ne voudrais pas être avec moi.Il réfléchit un instant, puis il m’aide à me relever en me tirant par les bras.— Qu’est-ce que tu fais ?Micha me guide jusqu’au miroir de l’armoire à pharmacie, et il se concentre sur mon reflet. La

fille qui me regarde a de grands yeux verts, les cheveux trempés et des traces de mascara sur lesjoues. Je recule, mais il m’empêche de partir.

— Quand ta mère est morte, je me suis senti impuissant. J’ai toujours été là pour toi, que ce soitquand tu tombais d’un toit ou quand tu devais grimper à un arbre. Mais, ce soir-là, je n’ai rien pufaire. Je ne veux plus jamais ressentir ça.

Il prend une profonde inspiration.— Je t’aime, Ella May. C’est plus fort que moi. Tu auras beau me repousser, m’insulter, changer

de pays et d’identité… Je t’aimerai toujours.Des larmes brûlantes dégringolent le long de mes joues. Mes épaules se mettent à trembler. Je me

retourne, j’écrase mon visage contre son torse et j’éclate en sanglots. Il me prend dans ses bras et jem’agrippe à lui comme si ma vie en dépendait.

C’est peut-être le cas.

Il me porte jusqu’à ma chambre, puis il s’allonge contre moi sur le lit. Il fait sombre dans la pièce,et la musique d’à côté entre par la fenêtre ouverte. Je pose ma main sur son torse pour sentir son cœurbattre, et je continue à pleurer. Je pleure pendant des heures. Je me vide de ces larmes que j’airetenues pendant tous ces mois.

Lorsque la dernière a fini de dévaler ma joue, je respire à nouveau.

Micha

Je me réveille aux aurores. Ella dort profondément dans mes bras. Mon rêve est devenu réalité,mais je sens que je ne suis pas encore prêt. Il faut que je règle mes propres problèmes avant dem’engager avec elle. Elle a besoin de quelqu’un de solide et, tant que je n’ai pas affronté mesdémons, je ne pourrai pas l’aider.

Mais je vais y arriver.Je soulève sa tête pour me dégager et je sors de la chambre le plus discrètement possible. Son père

ronfle sur le canapé. Il y a une bouteille brisée sur le sol de la cuisine, et la porte de derrière estgrande ouverte. Je la ferme derrière moi avant de sauter par-dessus le grillage.

Ma pelouse est recouverte de bouteilles de bière et de mégots. À l’intérieur, c’est un vrai taudis.Ma chambre pue l’alcool et la clope. Je m’en veux de laisser ma mère nettoyer derrière moi, mais ilfaut que je parte maintenant, avant de me dégonfler.

Ethan dort sur mon lit. Il porte les mêmes habits que la veille. Je remplis un sac de fringues, puisj’attrape mes clés et mon portefeuille sur la commode.

— Tu vas où ? me demande-t-il en se redressant.— Je vais… faire un tour. J’en ai pour quelques jours.— Tout seul ?— Oui. J’ai quelque chose à régler.Il réfléchit un instant.— Tu vas voir ton père ?— Oui, mec. Mais n’en parle à personne, d’accord ?— Comme tu veux.J’ouvre la porte et Ethan se rallonge.— Donne un coup de main à ma mère, je lui dis avant de sortir. Et garde un œil sur Ella.— OK, mec.Je sors de la maison en me demandant si je serai le même quand je reviendrai.

Ella

Je suis toute seule dans mon lit. Micha est parti. J’essaie de garder mon calme et j’attrape monportable pour lui envoyer un message. Pas de réponse. J’ai un mauvais pressentiment.

Je décide d’aller le voir chez lui. J’enfile un short et un débardeur avant de descendre l’escalier, etje m’arrête net devant la cuisine. Dean, Lila et une fille aux cheveux noirs sont à table, une tasse decafé devant eux. Il y a une boîte de donuts sur le meuble et quelqu’un a sorti les poubelles et lavé lavaisselle.

— Je suis tellement contente de te rencontrer ! s’écrie l’inconnue en me voyant.Elle se lève et vient me serrer la main.— Euh… Moi aussi…Dean nous rejoint en secouant les miettes qui sont tombées sur sa chemise.— Ella, je te présente Caroline. Ma fiancée.C’est drôle, Caroline ne correspond pas du tout à l’image que je m’étais faite d’elle. Elle a un

tatouage en forme de papillon sur le poignet et les oreilles trouées de piercings. Elle est petite etmince, avec la peau bronzée et des cheveux bouclés qui lui tombent sur les épaules. Elle porte unjean noir et une veste sur un simple tee-shirt. Je l’imaginais beaucoup plus coincée et propre sur elle,vu le nouveau style qu’a adopté mon frère.

— Dean m’a beaucoup parlé de toi, me dit-elle en souriant.Je me tourne vers Dean, les sourcils levés.— Vraiment ?— Il m’a raconté que tu adorais dessiner et que tu étais fan de voitures. Oh ! et il paraît que tu vas

à la fac de Las Vegas ? C’est là que j’ai étudié, moi aussi. C’est cool, non ?— Je pensais que tu ne savais pas où j’étais partie ? reproché-je à Dean.— Papa me l’a dit, vite fait. Arrête de tirer cette tête ! C’est normal que je parle de ma petite sœur

à la femme que je vais épouser.— Venant de toi, c’est assez étonnant…— Ne commence pas, Ella !Caroline nous regarde chacun notre tour.— Tu avais raison, dit-elle à Dean. Votre relation est… compliquée.Je me fais une queue-de-cheval, puis je vais me servir une tasse de café en jetant un coup d’œil par

la fenêtre. La voiture de Micha n’est pas là.— Il est passé où ? marmonné-je dans ma barbe.Dean me rappelle à l’ordre en me tirant par le bras et me traîne jusqu’au salon. Des gouttes de café

brûlant se renversent sur mon pied.— Hé ! Qu’est-ce qu’il y a ?— Ce n’est pas moi qui l’ai invitée, chuchote-t-il. Elle est venue pour me faire une surprise.— Si je comprends bien, tu préférerais qu’elle ne soit pas là ?Je prends une gorgée de café et je tente de cacher mon amusement. Il a les nerfs à vif.

— C’est juste que… Il y a des choses qu’elle ne sait pas encore, et que je ne suis pas prêt à luiraconter.

— Tu lui avais bien parlé de moi…— Oui, mais pas de papa. Ni de maman.Je pose ma tasse sur la table basse et j’essuie mon pied avec une serviette. Je la jette sur le

canapé.— Qu’est-ce que tu comptes faire ?— Est-ce que tu pourrais passer la journée avec elle, le temps que je termine mes cartons ? me

supplie-t-il. Comme ça, on repart demain matin.— Tu devrais lui dire la vérité, Dean. Sinon, ça va se retourner contre toi.— Tu peux parler ! me lance-t-il en grimaçant.— Je sais, réponds-je d’une voix tremblotante. J’y travaille.Il paraît vraiment stressé.— S’il te plaît… insiste-t-il.— D’accord, je m’en occupe. Mais je l’emmène où ?— Où tu veux. Je m’en fiche. Fais juste en sorte de la garder loin d’ici. Tu peux lui faire visiter le

lac, par exemple.Je récupère ma tasse et je retourne dans la cuisine. Dean repart faire ses cartons.— Ella ? crie-t-il au milieu de l’escalier. Tu as l’air bien, aujourd’hui. Plus heureuse.Je me force à sourire et, quand je me retourne, je me demande ce qui a vraiment changé.

Micha

J’ai appelé mon père sur la route pour qu’il me donne son adresse. Quand il s’est mis à me parlerd’autre chose, je lui ai raccroché au nez. Il vit à deux heures de chez moi. Seulement deux heures. Etil n’est pas venu me voir une seule fois.

Après m’être garé dans sa rue, je n’arrive pas à sortir de la voiture. Le quartier est classe, avecdes maisons gigantesques et des gens qui promènent leur chien sur le trottoir. Ici, pas de dealers ni devoitures pourries en vue.

Mon père habite une sorte de manoir à deux étages en briques blanches. Un panneau « Bienvenue »est accroché au-dessus de la porte. La pelouse est fraîchement tondue et il y a des fleurs dans lejardin. Est-ce que c’est pour ça qu’il nous a abandonnés ? Parce qu’il voulait une vie rangée etfleurie ? Il aurait pu faire la même chose avec nous…

Mon portable sonne. C’est Ella. Je ne peux pas lui parler pour le moment, alors je l’éteins.La porte de la maison s’ouvre et un homme d’une quarantaine d’années apparaît sur le seuil. Il a

les cheveux aussi blonds que les miens, mais plus fins, et il porte un costume noir. Il sent le fric àplein nez.

Il ramasse un journal par terre et son regard se pose sur moi. Je compte jusqu’à cinq dans ma tête,puis je décolle mes mains du volant et je sors de la voiture.

— Micha ? me demande-t-il en mettant son journal sous le bras. C’est toi ?Je respire un grand coup en traversant la pelouse.— Je ne sais pas ce que je fous là, lui dis-je.— Viens avec moi.Je le suis. La maison est encore plus belle à l’intérieur : il y a un magnifique parquet, un énorme

lustre pend au plafond, et les murs sont recouverts de photos de famille.— Tu as des enfants ?Il pose le journal sur une table et m’invite à m’asseoir dans le salon.— Oui. Une fille de douze ans et un fils de huit ans.

Je m’installe dans un fauteuil sans m’enfoncer dans les coussins à froufrous. Il s’assoit en face demoi. On est aussi mal à l’aise l’un que l’autre.

— Comment vas-tu, Micha ?— Bien.Il y a une photo de lui et de sa femme sur le mur, prise dans une église le jour de leur mariage.— Tu es marié depuis quand ?Il gigote dans tous les sens, puis il se cale contre le dossier et croise les jambes.— Je préfère ne pas parler de ça, Micha.— Tu nous as laissés tomber et tu t’es marié avec la première personne que tu as rencontrée, c’est

ça ?Il détourne le regard. C’est alors que je comprends.— Tu trompais maman…— Micha… Je n’étais pas heureux avec ta mère.— Et avec moi ?Il se passe une main sur le front et pousse un soupir d’épuisement.— Je suis désolé, Micha.Je serre les poings pour me retenir de l’étrangler.— Désolé ? C’est tout ce que tu trouves à dire ?Il attrape un dossier dans un tiroir et le jette sur la table basse.— Ton grand-père t’a légué de l’argent. Tout est dans son testament.— C’est pour ça que tu m’as appelé ?Il ouvre le dossier et en sort une petite pile de papiers.— Je me suis dit que ça pourrait te servir pour payer l’université.Je me relève, incapable de contenir ma colère.— Je ne vais pas à la fac ! Et tu saurais pourquoi si tu avais appris à me connaître !Il fait glisser les papiers sur la table et pose un stylo dessus.— Accepte cet argent, Micha. S’il te plaît. J’ai besoin de savoir que tu t’en sors, sinon, ça me

hantera jusqu’à la fin de mes jours.Je réfléchis une minute avant de répondre :— Est-ce que tu comptes venir me voir de temps en temps ?Son silence répond à sa place.— Alors je ne veux pas de ton argent de merde ! hurlé-je en lui jetant les papiers à la figure.Je me précipite vers la porte. Il n’essaie même pas de me retenir. Je cours jusqu’à ma voiture et je

donne un coup de poing dans la vitre. Elle ne craque pas. Mes doigts, si. Je me mets à hurler et je faispeur à une vieille dame qui était en train de jardiner.

— Fait chier !

Je saute dans la voiture et je mets les voiles, sans avoir la moindre idée d’où je vais.

Ella

Toujours pas de réponse de Micha. J’aimerais partir à sa recherche, mais Caroline me compliquela tâche : elle est photographe, et elle veut absolument prendre des photos de la ville. Je l’emmèneau bord du lac et je m’arrête à différents endroits pour varier les points de vue. Lorsque je me gare àl’entrée du pont, elle est excitée comme une puce.

— C’est un lieu chargé d’histoire !Je me demande si Caroline est télépathe en plus d’être photographe.Elle sort de la voiture, son appareil photo sur l’épaule. Avec Lila, on la suit en prenant notre

temps.— Alors, c’est le fameux pont ? me demande Lila en me regardant à travers ses lunettes de soleil.— Oui.Je m’arrête devant la ligne qui sépare la route du pont. Je fais un pas en avant et mes pieds entrent

en contact avec le béton. Je me rapproche de la rambarde. Le soleil se reflète dans le lac et lui donneune teinte dorée.

Caroline enchaîne les clichés et Lila fait les cent pas. Les cheveux dansant au vent, je ferme lesyeux et je me replonge huit mois en arrière.

Ce matin-là, j’avais rangé le placard à pharmacie et j’étais tombée sur la boîte de pilules que mamère prenait pour calmer ses hallucinations. Curieuse, j’en ai avalé une avant d’aller à une fête, pourvoir l’effet que ça faisait.

Dès l’instant où je suis montée dans la voiture de Micha, il a senti que quelque chose n’allait pas.— Tu n’as pas l’air en forme. On ferait mieux de rester à la maison.J’ai refusé et je lui ai fait signe de démarrer. Il m’a collée toute la soirée. En temps normal, ça ne

m’aurait pas dérangée. Mais, cette fois-là, j’avais envie d’être tranquille. Je mourais d’envie desavoir ce qui s’était passé dans la tête de ma mère avant qu’elle mette fin à ses jours. Quand Micham’a lâchée deux minutes pour discuter avec une fille, je me suis jetée sur Grantford pour luidemander de m’emmener jusqu’au pont. Il a accepté avec enthousiasme, pensant sûrement que je

voulais coucher avec lui.Quand nous sommes arrivés, il pleuvait des cordes. Je l’ai remercié poliment avant de lui

annoncer qu’il pouvait repartir. Il n’a pas apprécié. Il s’est mis à hurler.J’ai claqué la porte et je me suis précipitée sous l’averse. Il a fait demi-tour devant moi. Ses pneus

m’ont éclaboussée de graviers et de boue. J’ai marché jusqu’à la rambarde, contemplant le lac àtravers le rideau de pluie. Je suis montée sur la poutrelle, comme ma mère l’avait fait quelquessemaines auparavant.

Même là-haut, je n’ai pas trouvé de réponse à ma question. Qu’est-ce qui lui a pris ?Je pense que je ne le comprendrai jamais.Je reprends mes esprits et je tourne la tête. Caroline est à côté de moi et son objectif est quasiment

collé à mon visage.— Tu réfléchis beaucoup, remarque-t-elle en prenant une photo de moi. Et tu es très photogénique.— Ça m’étonnerait.— En tant que photographe, je vois les choses sous un autre angle. Je pense que ça me permet de

percevoir les gens différemment. De mieux les cerner.— Comme un miroir ?— Un peu, oui.Elle s’éloigne pour reprendre des photos du lac. J’appuie mon dos contre la rambarde et j’attrape

mon portable. Un seul message. Toujours le même : celui que Micha m’a laissé le jour où j’ai quittéLas Vegas.

Il est temps de l’écouter.« Salut, Ella, c’est Micha, dit-il d’une voix qui ne lui ressemble pas. Bon, cette phrase d’intro

était vraiment nulle, alors fais comme si tu ne l’avais pas entendue. »Un sourire se dessine sur mes lèvres. Voilà qui lui ressemble davantage.« Bref, je suis un peu énervé. Je ne comprends pas pourquoi tu es partie sans donner de

nouvelles. »Il marque une pause et j’entends Ethan dire quelque chose.« En fait, non. Je ne suis pas énervé, je suis carrément en colère. Tu te rends compte de ce que

tu m’as fait ? Après tout ce qu’on a vécu ensemble, tu es partie sans rien me dire ! Ça m’a rendufou, Ella. Ça fait des mois que je me demande où tu es. Je ne savais même pas si tu étaisvivante ! »

Mon cœur se serre dans ma poitrine. Je ne l’ai jamais entendu dans un état pareil.« Ici, il y a des gens qui ont besoin de toi. Grady est malade. Il a un cancer. Et moi… Je t’aime

encore… Bon, je vais arrêter là. De toute façon, tu ne me rappelleras jamais. »Il raccroche.Ce n’est pas du tout ce que j’imaginais. Je ne pensais pas que Micha se ferait autant de souci pour

moi.Je lui envoie un autre message. Il ne me répond pas.

*

Trois jours plus tard, toujours pas de nouvelles. Je tombe tout le temps sur sa messagerie. Sa mèrene sait pas non plus où il est, et elle commence à s’inquiéter.

Depuis que je suis retournée sur ce pont, des bribes de la soirée me reviennent peu à peu. Il s’estpassé quelque chose d’important ce soir-là. Pas avec Micha, mais avec moi-même.

Assise devant chez moi, le regard posé sur le garage vide de Micha, je prends une décision : il esttemps de mettre les choses au clair avec lui.

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demande Lila tandis qu’on arrive devant le garage d’Ethan.— Je pense qu’Ethan sait où est Micha, expliqué-je en tirant le frein à main.— Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?— J’ai besoin de toi.— Pour quoi faire ?— Tu es mon plan B.Je me ronge un ongle et je prépare mon approche.Ethan est planté derrière une voiture que son père est en train de réparer. Il lance un tournevis en

l’air et le rattrape comme une balle de base-ball. Il porte un jean bien coupé et une chemise àcarreaux. Pas ses vêtements de travail. Ce qui veut dire qu’il risque de filer s’il ne veut pas merépondre… Surtout si Micha lui a demandé de ne rien me dire.

Lorsqu’il nous aperçoit dans la Firebird de mon père, son visage se liquéfie. J’ouvre la portière.Ethan jette son outil par terre et part en courant. Je traverse le parking en laissant Lila derrière moi etj’entre en trombe dans le local d’accueil.

Mme Gregory, la mère d’Ethan, est assise derrière le bureau. Elle a les mêmes cheveux foncés etles mêmes yeux marron que son fils. Elle lève le regard de son magazine et, lorsqu’elle me reconnaît,il s’illumine.

— Ella ?Elle quitte son tabouret et fait le tour du bureau pour me prendre dans ses bras.— Je ne savais pas que tu étais revenue, chérie.— Seulement pour l’été, dis-je en balayant la pièce du regard. Est-ce qu’Ethan est là ?— Il vient d’entrer dans l’entrepôt, répond-elle en montrant la porte du doigt. Je peux aller le

chercher, si tu veux.— Est-ce que je peux y aller moi-même ?— Bien sûr.Elle me laisse passer.L’entrepôt est rempli d’étagères et de pièces de voiture. Il fait très sombre, et il y a un robinet qui

goutte.— Ethan ! crié-je en fermant la porte doucement derrière moi. Je sais que tu es là !

J’entends un bruit tout au fond. Je traverse l’allée des pneus en jetant un coup d’œil à traverschaque étagère, et je l’aperçois en train de courir de l’autre côté. Je fais demi-tour, en espérant lerattraper avant qu’il n’atteigne la porte.

— S’il te plaît, Ethan !Ma voix résonne à travers l’entrepôt. Je regarde à gauche, à droite, puis je sors de l’allée.— Je suis sûre que tu sais où il est !Ethan surgit à quelques mètres de moi.— Il ne veut pas que je te le dise.— Mais j’ai besoin de savoir ! Je me fais du souci pour lui.— Maintenant, tu comprends ce qu’il a vécu pendant ton absence.Touché.— S’il te plaît, Ethan… Dis-moi où il est. Ça me rend folle.Il étudie mon visage, comme pour évaluer mon degré de sincérité.— Il est allé voir son père.La mâchoire m’en tombe.— Il l’a retrouvé ?— Non, répond-il en s’appuyant contre une étagère. C’est son père qui l’a recontacté. Il l’appelle

depuis quelques semaines. Micha ne voulait pas lui parler mais, l’autre jour, il a décidé qu’il étaittemps d’aller le voir.

— Il est toujours chez lui ?— Non. Ça s’est mal passé.J’ai une boule dans la gorge.— Comment il va ?— Je ne sais pas, Ella… La dernière fois que je l’ai eu, il était chez des potes à Farrows Park.— Est-ce qu’il compte revenir ?— Aucune idée.Je m’assois sur le béton froid et je me prends la tête entre les mains.— Pourquoi il ne m’a rien dit ?Ethan pousse un soupir en venant s’asseoir à côté de moi.— Il ne voulait pas t’embêter avec ses problèmes. Il passe son temps à s’inquiéter pour toi, tu sais.

C’est super chiant.Je relève la tête et je lui tire la langue. Il éclate de rire et me donne un coup de coude.— Je l’ai écouté parler de toi pendant huit mois. Huit mois, Ella ! Tu n’imagines pas l’enfer que

c’était. À un moment donné, j’ai même pensé à me crever les tympans pour être tranquille.Je lui donne une petite tape sur le genou.— T’es un mec bien, Ethan.

— Tu parles… Au fond, je suis aussi con que les autres.Nous nous relevons en rigolant et nous retournons à l’accueil. Un client attend devant le bureau.

Ethan me raccompagne jusqu’à la porte et aperçoit Lila. Elle est assise sur le capot de ma voiture, entrain de regarder sa montre.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? me demande-t-il tandis que je pousse la porte.— Je ne sais pas. Tu ne veux pas me donner son adresse, par hasard ?— Non. Il a besoin de se vider la tête, Ella.Il part s’occuper du client, et je rejoins Lila. Elle descend du capot, on entre dans la voiture et je

lui raconte tout.— Alors ? demande-t-elle en attachant sa ceinture. On va où ?— À la maison. On rentre à la maison.

*

Les jours défilent, et je suis toujours sans nouvelles de Micha. Il me manque trop. J’essaie dem’occuper un maximum, refusant de me laisser dévorer par l’inquiétude. Dean et Caroline sont partisil y a une semaine. Caroline m’a dit qu’ils repasseraient d’ici à la fin de l’été et que, au pire, on sereverrait en octobre à leur mariage.

Aujourd’hui, je suis toute seule. Lila passe la journée avec Ethan. « En tout bien tout honneur »,paraît-il. C’est ce qu’ils m’ont assuré tous les deux. Mon père est cloîtré dans sa chambre. Denny m’aappelée à deux heures du matin pour que j’aille le chercher au bar. Il s’était battu avec quelqu’un.

J’ai besoin d’air. Je vais voir mon père avant de sortir de la maison. Il dort profondément. Jemonte dans la Firebird et je décide de rendre visite à Grady. La voiture d’Amy est garée devant lacaravane dont la porte est grande ouverte. Elle en sort avec un sac sur l’épaule et un carton dans lesmains.

Je crains le pire.— Qu’est-ce qui se passe ? m’affolé-je en la rejoignant.Elle pose le carton contre sa hanche pour ouvrir sa portière.— Il a attrapé une pneumonie. On l’a envoyé à l’hôpital de Monroe.Je pose une main sur le coffre pour ne pas perdre l’équilibre.— Est-ce qu’il va bien ?Amy pose le carton sur le siège et fait claquer la portière.— Il se bat déjà contre un cancer. La pneumonie complique les choses.— Il faut que j’aille le voir…— Les visites sont interdites, Ella, dit-elle avec tendresse. Son système immunitaire est trop

faible.

— Est-ce que vous pourrez me prévenir quand ce sera possible ?Elle m’offre un petit sourire, mais il ne monte pas jusqu’à ses yeux.— Bien sûr, ma puce.Je retourne dans ma voiture et je regarde Amy fermer la caravane à clé. Je me sens vide et inutile.

J’ai envie de partir loin d’ici, le plus loin possible…Mais je reste là.

*

Je n’arrête pas de penser à Grady. Je l’imagine dans son lit d’hôpital, entouré de murs blancs etstériles… J’espère que le carton que portait Amy était rempli de ses affaires, pour qu’il se sentecomme chez lui.

— C’est quoi, cette chanson ? me demande Lila.La nuit vient tout juste de tomber. Lila est allongée à plat ventre sur mon lit, et elle est en train de

feuilleter un magazine. Je taille un de mes fusains au-dessus de la poubelle.— Black Sun de Jo Mango.— Elle est triste, dit-elle en s’appuyant sur un coude. Elle me donne envie de pleurer.— J’aime bien l’écouter quand je dessine.Je retourne à mon dessin, étalé devant moi sur le sol. Les lignes de fusain représentent un miroir

brisé. Je suis en train d’ajouter une guitare dans un des morceaux. Lorsque j’aurai terminé, chaqueéclat de miroir représentera une partie de ma vie. Je vais mettre du temps à le finir.

Lila relève la tête.— Tu as entendu ?Il y a des gens qui hurlent à l’extérieur, assez fort pour recouvrir la musique. J’ombre un coin du

dessin avec mon petit doigt.— Ça doit être les voisins.Les cris sont de plus en plus violents. Inquiète, Lila se lève et ouvre le rideau.— Ella, il y a un homme et une femme en train de s’engueuler juste devant chez toi.Je pose le fusain par terre et je la rejoins. L’homme en question est petit et gros, et la femme

grande et mince.— Ce sont les Anderson. Ils passent leur temps à se crier dessus.— Il faut qu’on fasse quelque chose… Et s’il se mettait à la taper ?— Je m’en occupe. Toi, tu restes ici.Je descends l’escalier pieds nus, en short et en débardeur, et je passe la tête par la porte. Plus

d’Anderson en vue.Par contre, Behind Blue Eyes des Who s’échappe de la fenêtre de la chambre de Micha. C’est la

chanson qu’il écoute quand il est triste, celle qu’il met en boucle quand il est déprimé. Aucune piècen’est allumée dans la maison, à part le garage. J’aperçois le coffre de sa Chevrolet dépasser de laporte. Le pare-chocs est cabossé et arraché par endroits.

Je descends l’escalier de l’entrée. Le béton est glacé. J’aperçois Micha à travers la fenêtre dugarage. Il est en train de chercher quelque chose sur l’étagère, une cigarette à la bouche. Il attrape uneboîte et tourne la tête vers moi, comme s’il avait senti ma présence. Nos regards se croisent. Il posela boîte par terre et disparaît.

Quelques secondes plus tard, il sort du garage. Son jean lui tombe sur les hanches et la lampeextérieure illumine son torse nu, mettant en valeur ses muscles et le tatouage sur ses côtes.

— Tu t’es remis à fumer ?Il enlève la cigarette de sa bouche sans me lâcher des yeux.— J’ai craqué… Trop de stress.Je me rapproche lentement du grillage. Mon cœur va exploser dans ma poitrine.— À cause de ton père ?Micha s’arrête juste en face de moi. Je croise les bras contre ma poitrine pour me réchauffer.— Tu es au courant ?— Ethan me l’a dit.— J’en étais sûr ! Il est pire qu’une meuf.— Toutes les filles ne sont pas comme ça. Moi, j’ai toujours su garder les secrets des autres.Il pose ses mains sur le grillage.— Je ne sais pas si c’est toujours le cas… Et si la nouvelle Ella était la vraie Ella ? Après tout,

peut-être que cet endroit t’empêchait d’être toi-même.Il ne va pas bien, et j’ai besoin de comprendre pourquoi.— Tu aurais pu me parler de ton père, Micha.— Non, dit-il en appuyant ses cuisses contre le grillage. Tu as assez de problèmes comme ça. Tu

n’es pas en état de supporter les miens.— On parie ? lancé-je en me rapprochant de lui.Il me regarde, hésitant. Puis il laisse tomber sa tête en avant, vaincu.— C’était horrible, Ella… C’était presque pire que le jour où tu es partie. Il a carrément une autre

famille ! On n’était pas assez bien pour lui…La douleur qu’il exprime me rend malade. Je ferme les yeux et j’essaie de me convaincre que je

peux le faire. Je peux être plus forte que lui. Pour lui. Je passe un doigt sous son menton pour leforcer à me regarder. Il a les larmes aux yeux. Il détourne le regard, mais je pose une main tremblantesur sa joue pour le retenir.

— Je sais que c’est difficile, dis-je lentement. Mais ça va s’arranger avec le temps. Cette fois-ci,je serai là pour t’aider. Je te le promets.

Il n’a pas l’air convaincu. Ne sachant pas quoi dire de plus, je me mets sur la pointe des pieds, je

me colle au grillage et je rapproche ma bouche de la sienne.— J’ai besoin de toi, murmure-t-il. J’ai besoin de ça. Tout de suite.Il pose ses mains sur ma nuque pour m’attirer vers lui. J’entrouvre mes lèvres, perdue dans

l’instant, et il glisse sa langue dans ma bouche. Il a un goût de cigarette et de menthe, et son odeurm’enivre.

Je passe mes mains sur son torse puis mes bras autour de son cou. Nos corps sont collés l’un àl’autre, avec le grillage comme seul obstacle. Micha arrête de m’embrasser. Ma bouche en tremble. Ilme soulève et me fait passer par-dessus la clôture. J’enroule mes jambes autour de sa taille et je mefrotte contre ses hanches. J’ai le corps en feu. Je me cambre et laisse échapper un gémissement deplaisir quand il plaque ses lèvres contre les miennes.

— Tu m’as manqué… dit-il en me portant vers la maison, ses mains sous mes fesses.Je sais très bien où il m’emmène, et je ne suis pas certaine d’être prête.— Qu’est-ce que tu fais ?— Chut… murmure-t-il avant de plonger sa langue dans ma bouche.Il donne un coup de pied dans la porte d’entrée et se dirige vers sa chambre. Au passage, il fait

tomber une lampe et heurte un mur. Nous nous effondrons sur son lit, emmêlés comme jamais. Lamusique est trop forte, alors il va baisser le son.

— Aïe ! m’écrié-je. Un truc m’est rentré dedans !— C’est le but, plaisante-t-il.Je lui donne une tape sur le torse avant d’attraper la baguette de batterie qui me rentrait dans le

dos. Il me la prend des mains en riant et la jette par-dessus son épaule. Elle atterrit quelque part dansle noir.

Micha passe sa main dans mes cheveux, l’air sérieux et passionné à la fois.— J’avais seize ans quand je me suis rendu compte que je t’aimais, me confie-t-il. Mais je ne

voulais pas te l’avouer parce que j’avais peur que tu me fuies.Je me redresse sur les coudes pour rapprocher mon visage du sien. Des mèches de ses cheveux

tombent sur mon visage.— Pourtant, à l’époque, j’étais encore normale. Enfin, à moitié normale. Je t’aurais écouté.Il pose son front contre le mien.— Oui, mais je pensais que c’était ce qui se passait quand deux personnes tombent amoureuses. Il

y en a toujours une qui finit par partir.Je comprends alors à quel point je lui ai fait mal en quittant la ville juste après qu’il m’a dit qu’il

m’aimait.— Micha, je suis désolée.Il a la mâchoire qui tremble. Il relève la tête lentement et, quand on s’embrasse à nouveau, c’est

différent. Plus intime. Mon appréhension ressurgit, mais je la mets de côté et je laisse tomber ma têtesur l’oreiller. Les lèvres de Micha restent collées aux miennes et il aspire toutes mes angoisses. Ildépose des baisers le long de mon cou, en suçant et mordillant ma peau.

Sa bouche atteint la naissance de mes seins. Le tissu de mon débardeur est très fin et je ne portepas de soutien-gorge.

— Oh, Ella…Micha grogne de plaisir. Il hésite un instant avant d’y glisser sa langue. Mes tétons se durcissent et

un gémissement s’échappe de mes lèvres. Je me redresse d’un coup, et il recule immédiatement.— Qu’est-ce qu’il y a ?Je prends une grande inspiration, je ferme les yeux et j’enlève mon débardeur. Je suis nue. Devant

Micha. Je ne suis jamais allée aussi loin avec un mec. Pour moi, l’attachement a toujours étésynonyme de souffrance. Mais je sais que je ne crains rien avec lui : il est différent des autres. Il l’atoujours été. C’est juste que je ne m’en étais pas rendu compte avant aujourd’hui.

Il me prend dans ses bras, et nos peaux nues entrent en contact. Quand nous nous rallongeons, mesdoigts s’emmêlent dans ses cheveux et ses mains caressent mes seins. Je me cambre, cherchant ànourrir cette faim qui vient de l’intérieur, mais je ne sais pas comment la soulager.

Je décale un peu mes hanches et je me frotte contre lui. Un éclair de plaisir envahit mon corps etdes sons étrangers jaillissent de ma bouche.

Ça me fait l’effet d’une douche froide. Je ne sais pas si ma tête est prête à aller là où mon corps avisiblement très envie d’aller. Je ne sais pas si j’en suis capable.

— Micha… Attends.Il s’écarte un peu, la main posée sur mon sein.— Qu’est-ce qu’il y a ?— Je suis désolée. Je ne peux pas… Je pense que je ne suis pas prête.Il dépose un baiser sur mon front et, d’un doigt, il dessine une ligne de ma tempe jusqu’à ma

mâchoire.— Est-ce que je peux essayer quelque chose ? me demande-t-il.Je rouvre les yeux, envoûtée par ses caresses.— Je préfère ne pas aller plus loin…— Fais-moi confiance, d’accord ? Et, si c’est trop, dis-le-moi. Je te promets que j’arrêterai.Je me mords la lèvre, ayant une petite idée d’où il veut en venir.— D’accord.Je tremble des pieds à la tête. Il plonge ses yeux dans les miens, puis il embrasse le creux de mon

cou. Ses lèvres descendent peu à peu. Elles s’arrêtent juste au-dessus de mes seins et se posent sur untéton. Il le lèche doucement et, d’un coup, il l’aspire de toutes ses forces. Je ne sais plus où je suis nicomment je m’appelle. Je resserre les jambes et je laisse Micha me dévorer. À chaque mouvement delangue, l’intérieur de mes cuisses brûle davantage.

J’ai besoin de… quelque chose.— Micha, je…— Chut… murmure-t-il en m’embrassant le cou. Je m’en occupe.

Ses doigts glissent le long de mon ventre, jusqu’à mon short, laissant derrière eux une lignebrûlante sur ma peau. Il plaque sa bouche contre la mienne et, au même moment, il plonge son doigten moi.

Je n’entends plus la musique. Je ne vois plus rien. Et ma panique se transforme en extase.

Micha

Lorsque Ella hurle mon nom, c’est le paradis. Je me sens revivre. Par contre, mon sexe esttellement dur que c’en est carrément douloureux.

La chanson des Who tourne en boucle depuis tout à l’heure. D’habitude, je la mets quand je n’aipas le moral… Mais je pense que je ne l’écouterai plus jamais de la même manière. Pas après cesoir.

J’enlève quelques mèches de cheveux qui se sont collées à son front.— Ça va ?Elle a les yeux voilés, et son air angélique me fait sourire.— Oui. Ça va même très bien.Elle se relève pour m’embrasser. Je la prends dans mes bras, intensifiant le baiser, mais je la

relâche aussitôt. Il faut que je me calme.— Tu devrais rester ici cette nuit.Je m’attends à ce qu’elle refuse, mais elle acquiesce en enfilant son haut.— D’accord, mais il faut que j’envoie un message à Lila. Tu peux me prêter ton portable ?— Bien sûr.Je dépose un baiser sur son front, puis sur sa tempe, savourant son odeur.— Bon, je vais prendre une douche. Je reviens tout de suite.Elle attrape mon portable sur la table de chevet.— Une douche froide ? dit-elle en riant.J’attrape quelques fringues dans ma commode.— Attention à vous, Ella May. Sinon, vous allez devoir me supporter toute la nuit.Elle s’affale sur le lit en envoyant son message.— Je suis là pour ça.Je jette mes vêtements par terre et je saute sur le lit. Je mets un genou de chaque côté d’elle, et elle

explose de rire quand j’attrape ses bras pour les bloquer au-dessus de sa tête. Je rapproche mabouche de son oreille et je la mordille tendrement en respirant contre son cou. Nos corps serallument… Ella laisse échapper un soupir en serrant ses jambes autour de ma taille.

Je me relève avant d’être trop excité.

— OK, il faut vraiment que je prenne une douche !Je marche jusqu’à la porte sans la quitter des yeux.Une fois dans le couloir, je ne peux m’empêcher de repenser à mon père. Je me sens à nouveau

accablé par le chagrin.Décidément, rien ne pourra l’effacer. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est d’apprendre à vivre

avec.

Ella

Le lendemain, je me sens plus légère. Comme si quelqu’un m’avait sorti la tête du sable. Michaparaît plus heureux, lui aussi, mais je vois bien qu’il souffre encore. Je fais de mon mieux pour luichanger les idées.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? déploré-je en faisant le tour de sa voiture, les mains posées sur leshanches.

Elle a l’air encore pire à la lumière du jour.— Je l’ai emmenée faire un tour, répond-il, le sourire aux lèvres.Il passe la tête sous le capot pour examiner le moteur. Je m’assois juste à côté de lui.— J’espère que tu as gagné. Au moins, tu ne l’auras pas abîmée pour rien.— Bien sûr que j’ai gagné ! Et je ne l’abîme jamais pour rien.Je me penche vers Micha pour l’embrasser sur la joue. Il jette son chiffon par terre et il me pince

les fesses. Surprise, je tombe en arrière en hurlant, les fesses sur le moteur. En m’appuyant pour merelever, je recouvre mes bras et mon dos de cambouis. Je m’essuie avec les mains, mais ça ne faitqu’étaler les taches.

Micha éclate de rire en attrapant une boîte à outils sur l’étagère du haut.— Ça te va à ravir !Je lui tire la langue en sortant du garage.— Tu vas où ?Je lui montre mes mains noires.— Je vais prendre une douche.Il me regarde d’un air sournois.— Moi aussi, je suis sale… Il va falloir que je me douche avec toi.J’ai des papillons dans le ventre en repensant à hier soir. Je me dirige vers ma maison sans le

quitter des yeux.

— Si tu me rattrapes, tu gagnes ton ticket pour la douche.Il me mange du regard en jouant avec son piercing.— Tu me défies, jolie fille ?Je me retiens de sourire, mais ma bouche finit par me trahir. Je me mets à courir à travers le jardin

et je saute par-dessus le grillage. Micha est plus rapide que moi : ses bras encerclent ma taille avantmême que j’atteigne la porte. Il me soulève sans le moindre effort et j’enroule mes jambes autour delui pendant qu’il ouvre la porte.

Il balaie le rez-de-chaussée du regard.— Où est Lila ? me demande-t-il.— Avec Ethan.— Et ton père ?— Au boulot.On a la maison pour nous tout seuls. Ses yeux brillent d’excitation, et je ne peux pas m’empêcher

de l’embrasser. Je passe les doigts dans ses cheveux, m’accrochant à lui de toutes mes forces. Je neveux pas que mes peurs viennent tout gâcher.

Il me porte jusqu’à la salle de bains du bas sans détacher ses lèvres des miennes. Il ouvre lerobinet de la douche et, sans me prévenir, il me dépose sous le jet d’eau chaude.

Je hurle de surprise. Mes vêtements sont trempés en un clin d’œil. Micha sourit bêtement.— Comme ça, tu laves tout en même temps.Je l’attrape par l’avant de son tee-shirt et je le tire vers moi. L’eau jaillit sur ses cheveux et

dégouline sur son visage.— Voilà ! Toi aussi, tu vas être tout propre !Il saute tout habillé dans la douche et ferme le rideau derrière lui. J’enlève une tache de cambouis

sur son front, et je passe une main dans ses cheveux. Il décale le pommeau vers moi et je mets ma têteen arrière. Micha masse mon crâne d’une main et pose l’autre contre le mur, puis il tire sur la racinede mes cheveux pour approcher mon visage du sien. Il m’embrasse à nouveau. La vapeur d’eau nousentoure et mon corps s’éveille.

Je sens la panique s’emparer de moi, mais j’arrive à la chasser. J’aspire l’eau qui coule sur leslèvres de Micha et je soulève son tee-shirt. Il recule pour l’enlever complètement et il le laissetomber dans le bac avant de reposer ses lèvres sur les miennes. Je caresse ses muscles et sontatouage, les paroles de la première chanson qu’il a écrite.

Il explore mes hanches et ma taille avec ses mains, puis il les glisse sous mon débardeur. Jel’enlève et il détache mon soutien-gorge. Nos torses nus s’écrasent l’un contre l’autre sous le jetd’eau chaude. Quelques minutes plus tard, le reste de nos habits est empilé à nos pieds. Je suiscomme possédée. La façon dont il me touche, dont il m’embrasse… Je n’ai jamais ressenti çaauparavant.

Il suce mes seins et lèche l’eau qui dévale le long de mon ventre, puis il descend lentement jusqu’àatteindre le point sensible. J’écrase mon dos contre le mur. Un cri s’échappe de ma gorge. Je necontrôle plus rien.

Et, cette fois-ci, je m’en fiche.

Micha

Après qu’Ella a joui, je ferme le robinet et j’attrape une serviette. Elle lève les bras au-dessus desa tête et me laisse l’enrouler autour d’elle. Elle ne me quitte pas des yeux. Il y a quelque chose qui latracasse, je le vois bien.

— Qu’est-ce qu’il y a ?— Rien… Enfin, si. J’étais en train de me dire que je n’aurais pas attendu tout ce temps si j’avais

su que c’était si bon.— Je suis si doué que ça ?Je prends une autre serviette et je la noue autour de ma taille. Ella s’appuie contre le mur en

croisant les bras et en se mordant la lèvre.— À quoi tu penses ?— Je pense que c’est injuste. Toi aussi, tu as le droit de prendre ton pied.Elle avance vers moi d’un pas hésitant. J’essaie de ne pas m’emballer.— Ne t’inquiète pas pour moi. Je m’en occuperai tout seul.Elle arrache la serviette de ma taille. Je m’agrippe au meuble pour garder mon calme.— Subtil.— J’ai appris des meilleurs.Elle passe sa main le long de mon sexe et le rend encore plus dur.— Oh ! Ella…Je m’appuie contre la porte et je me laisse enfin aller.

Ella

Micha remet la serviette autour de sa taille. Je pense que je ne l’ai jamais vu aussi heureux. Ilm’embrasse en aspirant ma lèvre, puis il me regarde dans les yeux.

— Tu es tellement belle…Le sourire jusqu’aux oreilles, je jette un œil sur notre tas de vêtements trempés dans le bac de

douche.— Qu’est-ce qu’on fait ?Micha pose ses mains contre le mur, des deux côtés de ma tête.— On pourrait recommencer…

J’en meurs d’envie, mais j’aimerais aussi être présentable quand Lila reviendra.— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Micha. Mon problème, c’est que nos habits sont trempés.— Et alors ? La maison est vide. Garde la serviette autour de toi et cours jusqu’à ta chambre.— Et toi ?— Tu n’as qu’à aller me chercher des fringues une fois que tu es rhabillée. Si tu as envie de te

rhabiller.Décidément, ses techniques de drague sont infaillibles ! Je m’apprête à lancer une repartie, mais

j’entends la porte claquer, puis les voix de Lila et d’Ethan dans la cuisine.— Notre plan vient de tomber à l’eau, s’amuse Micha.Je décide d’attendre un peu mais, au bout d’un moment, il est évident qu’ils n’ont pas l’intention de

repartir.— J’y vais, dit Micha en se dirigeant vers la porte.Je le retiens par le bras.— Tu n’as qu’une serviette !— Euh… oui. Et alors ?— Ils vont savoir qu’il s’est passé quelque chose !Il penche la tête sur le côté et plonge ses yeux dans les miens.— Est-ce que ça te gêne ?— Non, mais… Qu’est-ce qu’on va leur dire ?— Je pense qu’ils vont comprendre par eux-mêmes, répond-il en souriant. Je ne vois pas où est le

problème, Ella.— Il n’y a pas de problème. C’est juste que… Je viens de vivre un des plus beaux moments de ma

vie. Et ça me fait peur.Il passe une main sur mon visage.— Je sais. Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.Je me décolle du mur et je redresse les épaules.— Est-ce que tu reviendras ici après t’être changé ?Il dépose un baiser sur mon front.— Bien sûr. Où voudrais-tu que j’aille ?Je le laisse passer et il sort de la salle de bains la serviette autour des hanches, pas gêné pour un

sou. Il laisse la porte entrouverte derrière lui et, quelques secondes plus tard, j’entends le cri de Lilaet le rire d’Ethan. Peu de temps après, quelqu’un se plante de l’autre côté de la porte.

— Je peux entrer ? me demande Lila.Je tiens ma serviette d’une main et j’entrouvre la porte de l’autre.— Est-ce que tu pourrais m’apporter des habits, s’il te plaît ? Les miens sont trempés…Elle plaque une main sur sa bouche pour ne pas éclater de rire.

— Pas de souci. Je reviens.Elle me rapporte un short rouge et un débardeur gris. Je m’habille et nous rejoignons Micha et

Ethan dans le garage. Micha porte un jean large et un tee-shirt Pink Floyd, son préféré. Quand il mevoit arriver, il fait comme si de rien n’était… Mais Ethan ne peut pas se retenir :

— Alors ? La douche était bonne ?Je lui frappe le bras, et il fait semblant d’avoir mal avant de se reconcentrer sur le moteur.— Tu l’as foutue en l’air, mec, reproche-t-il à Micha. Comment tu t’y es pris ?— Je suis allé à Taylor Bay pour participer à une course. Je pense que je l’ai trop poussée.— Et les rayures ? demandé-je.— J’ai frotté contre une autre voiture, dit-il avec des étoiles dans les yeux.Ethan pousse un soupir en fermant le capot.— On va la conduire jusqu’au garage.Nous nous entassons tous dans la Chevrolet, Micha et moi à l’avant, Lila et Ethan à l’arrière.

Micha fait demi-tour sur l’herbe pour éviter la voiture d’Ethan, garée dans l’allée. Nous restons maindans la main pendant tout le trajet, et nous écoutons nos amis nous raconter leur journée.

À un moment donné, Micha s’arrête à un stop et la Camaro rouge de Mikey se met à notre hauteur.Il remarque que la voiture de Micha est dans un sale état, et un de ses amis éclate de rire.

— Enfoiré, murmure Ethan.Je baisse la vitre.— Il y a un problème, les gars ?Mikey pointe le capot du doigt.— Qu’est-ce que vous lui avez fait, à cette pauvre bête ? Elle est en train de crever !— Elle roule toujours mieux que ta voiture de merde.— Ella ! s’écrie Lila, choquée.— Laisse-la faire, lui dit Ethan. Elle est drôle quand elle est comme ça.Mikey sort sa tête par la vitre baissée. Ses cheveux gras brillent au soleil.— Bande de mauviettes !— Tu crois que tu nous fais peur ? dis-je pour le provoquer.Furieux, il sort de sa voiture. Micha m’attire vers lui et pose un bras devant moi pour me protéger.

Il sait très bien que Mikey est du genre à taper les filles.— Vous vous croyez forts, hein ? marmonne-t-il en se plantant devant la vitre. Alors prouvez-le.

Rendez-vous à neuf heures sur la piste.— On a autre chose à foutre, répond Micha. Alors dégage !— La piste, neuf heures, répète-t-il en montant dans la Camaro.Il fait ronfler le moteur pour se la raconter, puis il traverse le carrefour en laissant des marques de

pneus sur le goudron.

— Quel con ! s’exclame Lila.Je me tourne vers Micha.— Je suis désolée.Il passe un doigt sur ma bouche, tout en délicatesse.— Tu te feras pardonner plus tard, murmure-t-il en me faisant un clin d’œil. Ne t’inquiète pas, on

va trouver une solution.Ethan se penche vers nous et relève les manches de sa chemise noire, révélant la série de tatouages

sur ses avant-bras.— On n’aura jamais réparé ta voiture avant ce soir.— Je sais, répond Micha.— Si tu la pousses trop, tu risques de l’achever. Tu devras tout reprendre à zéro.— Ne me dites pas que vous comptez y aller ! intervient Lila.— On n’a pas le choix, répondent-ils à l’unisson.— Pourquoi ?Ethan se rassoit à côté de Lila et tourne la tête vers elle.— Ici, c’est comme ça que ça marche. Si on n’y va pas, ils ne vont jamais nous lâcher.Micha passe sur un nid-de-poule et Lila saute dans son siège.— Je ne vois toujours pas où est le problème, dit-elle en se réinstallant.Ethan se frotte les sourcils en essayant de trouver une meilleure explication :— Ils vont nous faire vivre un enfer, Lila. Si on n’y va pas, on va devenir leurs boucs émissaires

pour les années à venir. Ils vont nous pourrir la vie.Elle glisse ses mains sous ses cuisses.— Bon, d’accord. Je comprends.Ethan croise les bras en se penchant vers Micha.— Fonce au garage, mec. On va voir ce qu’on peut faire.

Ella

— Alors, comme ça, tu passais vraiment ton temps à les regarder réparer des voitures ? medemande Lila en s’installant dans la chaise longue. Ça devait être chouette !

— Je ne faisais pas que les regarder. Je les aidais à les réparer.Je bois une gorgée de soda, les yeux rivés sur Micha et Ethan. Ils s’affairent autour de la

Chevrolet, de l’autre côté du garage. Ils vont beaucoup trop vite, et ça me stresse.Lila vide un paquet de M&M’s dans sa main et m’en passe quelques-uns. Je les engloutis en une

seule bouchée.— Tu veux leur donner un coup de main ?— Non, je préfère rester avec toi.Elle pose le paquet par terre pour attraper son soda, puis elle me regarde avec insistance.— Tu es rayonnante, tu sais.Je cache mon visage dans mes mains.— Je me sens plus angoissée que rayonnante.— Pourquoi ?— Je me fais du souci pour Micha. La voiture n’est pas en état. C’est trop risqué.— Est-ce que ça peut mal tourner ? me demande-t-elle en se faisant une queue-de-cheval.— Avec les courses, tout peut mal tourner.Et c’est moi qui ai embarqué Micha dans cette galère.

Micha

Je donne un coup de pied dans une boîte à outils qui traîne par terre pour accéder au pare-chocs. Je

jette un œil au moteur. Ethan s’essuie les mains sur un chiffon.— Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?— Je ne sais pas si elle va tenir le coup, et on n’a pas le temps de vérifier les tirants. Si jamais tu

te prends un choc, ils risquent de se plier et tu vas avoir des problèmes avec le volant.— On verra bien.Mon regard se pose sur Ella et Lila, qui rigolent dans un coin du garage.— Tu ne comptes pas la prendre avec toi dans la voiture ? me demande Ethan en vérifiant la

pression des pneus.— Non. C’est trop dangereux.— Et si elle insiste ?— Elle n’insistera pas.Ethan s’essuie les mains sur son jean.— Tout dépend de quelle Ella tu parles, mec. Celle qui est toute gentille, ou celle qui t’a mis dans

ce merdier.Ella est en train de se pencher pour attraper un soda dans la glacière. Son short remonte et dévoile

le bas de ses fesses. Elle s’installe sur une chaise et ouvre sa canette en rigolant.Je fais claquer le capot de la voiture.— Je pense qu’elle est un peu des deux.

*

— Il y a vachement de monde ce soir !Lila est assise sur la banquette arrière et ouvre de grands yeux devant la rangée de voitures garées

le long de la route. Elle est morte de trouille, et j’ai un peu pitié d’elle.— Mikey adore avoir du public.— Pour le regarder perdre ? blague-t-elle en donnant un coup de coude à Ella.— Peut-être, dis-je en sortant de la voiture.Ils me suivent tous les trois, et Ella me prend la main. On se fraie un chemin à travers la foule.

Mikey est en train de discuter avec un mec qui fait son fier au volant d’une Honda. Il y a un feu decamp près du restaurant. Les spectateurs sont assis sur leur voiture, une bière à la main, et attendentque la course commence.

Tout le monde nous regarde et se met à chuchoter.— Merde alors ! s’écrie Mikey. Je ne pensais pas que tu viendrais !— Je viens toujours. C’est toi qui t’es défilé, la dernière fois.Il crache par terre et croise les bras.

— Qui de vous deux va essayer de me battre ? Toi ou la petite ?Ella fait un pas en avant.— Je…— C’est moi, je la coupe en l’attirant vers moi.— Micha ! C’est ma responsabilité. Je peux y arriver.Je secoue la tête sans la regarder dans les yeux.— On y va ? je dis à Mikey.Il sourit en se frottant les mains.— Il te tarde de te faire détruire ?— Non, il me tarde que tu fermes ta gueule.Je fais demi-tour sans attendre sa réponse. Ella me suit de près.— Micha Scott !Elle me tire par le bras et plante ses deux pieds dans le sol pour m’empêcher d’avancer.Ethan et Lila nous attendent au niveau de la voiture. Je le vois faire de grands gestes, sûrement

pour expliquer les règles à Lila. Je continue à marcher en traînant Ella derrière moi. Cette fois-ci,elle ne m’aura pas.

— Arrête de faire le malin et laisse-moi conduire ! Il vaut mieux que ce soit moi qui perde. Sinon,il va te le faire payer toute ta vie.

Je m’arrête devant la voiture et je me retourne vers elle. Je passe mon pouce sur sa joue.— Qui a dit que je perdrais ?Elle enlève les cheveux de son visage et étudie l’avant de la voiture. La lueur du feu de camp

danse dans ses yeux inquiets.— Je sais que vous n’avez pas tout réparé, Micha. Vous avez travaillé trop vite. Je suis sûre que

vous avez fait du sale boulot…— La voiture est en état.— Alors prends-moi avec toi.— Pas cette fois, jolie fille.Elle est encore plus belle quand elle est furieuse. Je me penche et je l’embrasse devant tout le

monde, en attrapant ses fesses pour montrer aux autres qu’elle est à moi. Rien qu’à moi. Ella nedécolle pas sa bouche de la mienne, même quand quelqu’un se met à siffler.

Quand je la relâche, elle a des étoiles dans les yeux.— Installe-toi avec Lila près de la ligne d’arrivée.Ethan me rejoint et les filles s’en vont.— Tu es sûr de ton coup, mec ?— Sûr et certain.On se cogne les poings et on monte dans la voiture. Je fais ronfler le moteur puis j’avance jusqu’à

la ligne de départ, devant le restaurant.— Comment va le volant ? me demande Ethan en baissant sa vitre.Je le tourne dans les deux sens pour le tester.— Pas très stable.— Gauche ou droite ?— À droite.— Alors n’oublie pas de faire ton demi-tour à gauche.Mikey nous attend derrière la ligne. Ella et Lila sont assises sur le capot d’une voiture, juste à côté

des arbres. Ella a le regard rivé sur nous. Lila lui parle en balançant les jambes. Je tape des doigtssur le volant en attendant le départ.

— Calme-toi… supplie Ethan en attrapant l’iPod. Il te faut de la musique.Il met The Distance de Cake. À fond. Tellement à fond que la voiture vibre. On secoue la tête en

rythme et, quand arrive le refrain, on se met à chanter. Ethan tape sur le tableau de bord comme s’iljouait de la batterie. Plus la chanson avance, plus on est dedans. Ella est morte de rire. Elle sait quec’est notre truc, à Ethan et à moi. Sauf que, normalement, elle est dans la voiture avec nous.

De son côté, Mikey s’impatiente.— Bon, on y va ? On ne va pas passer la soirée à écouter votre musique de daube !J’appuie de toutes mes forces sur la pédale. Le ronflement du moteur est assourdissant. Mikey fait

pareil pour nous impressionner, mais le bruit est ridicule comparé au nôtre. Avec Ethan, on explosede rire.

— Appelle ta meuf, au lieu de te marrer ! C’est à elle de nous donner le départ.— Demande à Chandra, je lui dis en baissant le volume de la musique.— Non, mec. Tu connais les règles. C’est la copine de l’invité qui doit lancer la course.Je connais les règles, et je connais surtout Ella. Elle ne va pas aimer ça. Ni la Ella d’avant ni la

nouvelle. J’ouvre ma vitre, y passe à mi-corps, m’assois sur le rebord et l’appelle par-dessus le toit.— Ella May ! Ramène tes jolies fesses par là !Elle sursaute en entendant son nom. Je lui fais signe de venir, et elle descend du capot en fronçant

les sourcils. Je me rassois dans la voiture pendant qu’elle traverse la foule.Elle se plante devant ma vitre.— Il faut que tu lances la course. C’est la règle. Tu le sais.— C’est vraiment une règle sexiste… La copine de Mikey n’a qu’à le faire ! Elle adore ça.— Je lui ai déjà demandé. Il a dit non.— Tu ne sais pas t’y prendre… J’ai plus d’un tour dans mon sac, Micha Scott.Je me retiens de sourire. La colère lui va vraiment à ravir.— Fais-le pour moi, Ella. S’il te plaît.Elle se penche pour déposer un baiser sur ma joue.

— D’accord. Mais c’est vraiment pour te faire plaisir.Elle s’éloigne de la voiture en balançant les hanches à outrance, pour se moquer des filles qui font

ça d’habitude. Quand elle se retourne, on éclate de rire.Elle lève les mains au-dessus de sa tête. Pendant qu’elle donne le compte à rebours, je fais ronfler

le moteur sans la lâcher du regard. Quand ses bras tombent, les pneus crissent… et la course estlancée.

Ella

Je traverse le nuage de poussière laissé par les deux voitures avant de remonter sur le capot à côtéde Lila. J’aperçois Grantford dans la foule. Il fait demi-tour dès qu’il me voit, conscient que Michadoit être dans les parages.

— Pourquoi tu as fait ça ? me demande Lila.— Je n’avais pas vraiment le choix, dis-je en soupirant. C’est la règle.Je me penche en avant pour avoir une meilleure vue. Il fait nuit noire, alors j’ai du mal à deviner

ce qui se passe sur la piste. J’ai l’impression que Micha mène la course. Plus les phares s’éloignent,moins je tiens en place. Je saute du capot et je me mets à faire les cent pas en me rongeant les ongles.

— Tu me stresses, me reproche Lila.— Désolée.Les spectateurs me bousculent pour voir les voitures faire demi-tour. J’entends l’appréhension

dans leurs voix avant même que l’accident ait lieu. Un coup de frein. Un bruit de métal arraché. Ondirait qu’un train vient de dérailler et de s’écraser contre un mur.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiète Lila, la panique dans les yeux.Je pousse les gens pour voir de plus près.— Merde… dit quelqu’un. Il y en a un qui a eu un problème.Mon estomac me remonte dans la gorge. Sans réfléchir, je me précipite sur la piste.— Ella ! hurle Lila. Qu’est-ce que tu fais ?Je cours dans la pénombre. Le plus vite possible. Je perds mes tongs, mais je ne m’arrête pas. J’ai

besoin de savoir. Des voitures démarrent derrière moi et leurs phares éclairent mon dos. Quelquessecondes plus tard, la voiture de Mikey déboule à toute allure et il m’insulte en passant près de moi.Je m’enfonce dans un nuage de poussière. J’ai du mal à respirer.

À mi-chemin, j’entends de la musique. The Distance de Cake. C’est la même phrase qui tourne enboucle, comme un disque rayé.

J’aperçois enfin la silhouette de la voiture. Je ralentis et j’essaie de comprendre ce qui se passe.La Chevrolet a percuté un arbre. Le pare-brise est en morceaux, et deux pneus sont crevés. C’est lecôté conducteur qui a tout pris.

Ce que je m’apprête à découvrir va être terrible. Je le sais. Exactement comme quand j’ai ouvert laporte de la salle de bains, quelques secondes avant de retrouver ma mère. J’ai presque envie de fairedemi-tour.

Ethan sort de la voiture en titubant. Du sang dégouline le long de son bras, et il a la joue éraflée.Je reprends mes esprits et je cours jusqu’à lui.— Est-ce que ça va ?— Ella, va chercher de l’aide.Il est pris d’une quinte de toux.— Non.Cette voix ne me ressemble pas. Elle est trop aiguë. Trop hystérique. J’ai envie de vomir. Je

pousse Ethan délicatement et je monte côté passager. La voiture est recouverte de terre et depoussière.

— Micha…Je porte la main à ma bouche. Il a la tête plaquée contre le siège et tournée vers l’extérieur, ce qui

fait que je ne vois pas son visage. Des branches se sont glissées par la vitre ouverte, et j’ail’impression qu’il en a une plantée dans le bras.

Micha tourne lentement la tête vers moi. Quand il me voit, il ouvre de grands yeux.— Merde… Ethan, sors-la d’ici !Ethan essaie de me tirer hors de la voiture, mais je l’en empêche. Je me rapproche de Micha pour

évaluer les dégâts. J’avais vu juste : une longue branche lui transperce l’épaule.Je ne veux pas le perdre. Je ne veux pas revivre ça.— Ella May… murmure-t-il d’une voix rauque et fatiguée. Regarde-moi. Je vais bien. Alors, sors

de cette voiture. Ethan va me donner un coup de main.J’examine son corps des pieds à la tête pour voir s’il ne cache pas d’autres blessures.— Il n’y a que l’épaule ? C’est le seul endroit où tu as mal ?— Oui, ne t’inquiète pas. Quelques points de suture et je serai comme neuf.Je l’embrasse sur le front et je respire un grand coup avant de sortir. Je n’ai pas envie de le laisser

là-dedans. Ethan boite jusqu’à moi, le bras en sang, avec Benny à ses côtés.— Il a une branche enfoncée dans l’épaule, lui explique-t-il. J’aimerais l’enlever moi-même, mais

je ne peux pas le faire d’un seul bras.Benny monte dans la voiture pour aider Micha. D’autres voitures se garent près de nous et

éclairent la scène. Parmi elle, la Camaro de Mikey. Il est planté devant avec sa copine. Ils sont mortsde rire.

— Cet enfoiré a fait un écart juste devant nous, m’explique Ethan.La rage qui s’empare de moi est incontrôlable et, cette fois, je la laisse me posséder. Je fonce sur

Mikey, et je le pousse tellement fort qu’il s’écrase sur le capot de sa voiture.— Tu trouves ça drôle ? m’écrié-je. Ils se sont pris un arbre à cause de toi, connard ! Et toi, tout ce

que tu trouves à faire, c’est de continuer la course ? C’est quoi, ton problème ?Il se relève lentement et fait un pas vers moi.— J’ai gagné. Je me fous du reste.Furieuse, je lui donne un grand coup de genou dans l’entrejambe. Il s’affaisse en hurlant de

douleur, et sa copine se précipite sur lui pour le consoler. Je m’éloigne pour rejoindre Ethan, maisMikey se relève et se rue sur moi.

Ethan l’arrête net et le repousse d’un bras.— Laisse-la tranquille ou je t’en fous une !Mikey lâche l’affaire et retourne dans les bras de Chandra. Pendant ce temps, Benny aide Micha à

sortir de la voiture. Il a réussi à enlever la branche, et Micha a un gros trou dans l’épaule. Le sangcoule le long de son bras et de sa chemise…

Mais il est vivant. Il respire. C’est le principal.On le porte jusqu’à la GTO de Benny et on le dépose à l’avant. Ethan et Lila s’installent à

l’arrière, et Micha me demande de m’asseoir sur ses genoux. Il pose sa tête contre ma poitrine. Jem’agrippe à lui de toutes mes forces tandis que la voiture s’engouffre à toute vitesse dans la nuitnoire.

Micha

Je suis allongé sur le lit et Ella est à côté de moi. Elle ne lâche pas ma main. Les lumières del’hôpital me font mal aux yeux et j’ai un peu froid. On attend qu’ils enlèvent les fragments de brancheincrustés dans la plaie.

J’ai eu la peur de ma vie. Pas pour moi, mais pour Ella. Au moment de l’impact, c’est à elle quej’ai pensé. J’ai eu peur de mourir et de la laisser toute seule.

Ethan étudie ma blessure en faisant une sale tête.— C’est dégueulasse…Je le repousse d’une main et j’attire Ella vers moi.— Viens ici.J’ai l’impression d’avoir du coton dans la bouche. Le médecin m’a donné une bonne dose de

sédatifs pour calmer la douleur, et je sens qu’ils font effet.— Tu ferais mieux de dormir, Micha.— Non. Je veux passer la journée à te regarder.Elle éclate de rire en enlevant des cheveux de mon visage.— Tais-toi. Tu vas finir par dire n’importe quoi.J’ai envie de la taquiner, mais mon cerveau est complètement embué. J’attrape sa jambe d’une

main et je la tire vers moi. Elle perd l’équilibre et tombe sur le lit.— Micha ! Il y a du monde partout !Je regarde à gauche, puis à droite, et je ne vois que des formes floues. Je me rapproche d’elle pour

l’embrasser. Elle dépose un baiser furtif sur mes lèvres avant de se rasseoir.— Pose ta tête sur mes genoux. Je vais te masser le dos jusqu’à ce que tu t’endormes.— Et si tu n’es plus là quand je me réveille ?J’ai l’air d’un bébé, mais je m’en fiche.— Je serai là.

— Tu me le jures ?— Oui, promis.Je pose ma tête sur ses cuisses. Elle passe ses doigts sur mon dos et dans mes cheveux, et je

m’endors paisiblement sous ses caresses.

Ella

Micha est allongé sur mon lit, torse nu. Il est en train de jouer avec le bandage qui recouvre saplaie. Les médecins n’ont pas pu la recoudre parce que le trou était trop large. Du coup, Micha n’apas le droit d’enlever le bandage ni de prendre de douche. Quand il l’a appris, il a commencé à seplaindre en me faisant des clins d’œil.

Quelques jours se sont écoulés depuis l’accident, et la Chevrolet est garée dans son garage,complètement détruite. Lorsque je l’ai vue à la lumière du jour, j’ai failli m’évanouir. La portièrecôté conducteur est entièrement enfoncée et le pare-chocs avant est carrément tombé. Difficile decroire que Micha et Ethan en sont sortis vivants.

— Je vais avoir une belle cicatrice de guerre, dit-il en remettant le bandage sur la blessure.Je ne l’écoute que d’une oreille. Je suis plantée devant l’ordinateur et je relis le mail que j’ai reçu

le lendemain de l’accident. Celui qui m’annonce que je suis prise à mon stage.Je ne sais pas quoi faire. Je meurs d’envie d’y aller. C’est une super opportunité. Mais, d’un autre

côté, je n’ai pas envie d’abandonner Micha.— Qu’est-ce que tu fais ?— Rien, réponds-je en m’empressant d’éteindre l’écran. Je lisais mes mails.Je le rejoins sur le lit. Micha étudie mon dernier dessin, celui du miroir brisé. Je l’ai accroché au

mur il y a quelque temps.— Je l’aime beaucoup, dit-il. Surtout la guitare.— Moi aussi.C’est le meilleur dessin que j’aie jamais fait. Il représente tous mes souvenirs mais aussi un avenir

qui, jusqu’à récemment, était encore flou. En refusant de me laisser tomber, Micha m’a rendue libre.— Il raconte vraiment quelque chose, ajoute-t-il.Je pose ma tête contre la sienne.— Je sais.Micha se met sur le côté, face à moi, en faisant attention à son épaule.— Est-ce que ça va ? Je te trouve bien silencieuse depuis l’autre jour.La vérité, c’est que l’accident m’a transformée. Ce soir-là, je me suis libérée des fantômes qui me

hantaient depuis des mois. J’ai compris à quel point je tenais à Micha.Je le regarde droit dans les yeux. Désormais, je n’ai plus peur de ce que j’y vois.

— Je ne veux pas te perdre, murmuré-je, au bord des larmes.Il fronce les sourcils et se relève sur les coudes.— Tu dis ça à cause de mon épaule ? Ce n’est qu’une égratignure, Ella.— Non, je parle de l’accident. Sur le coup, j’ai cru que c’était fini…Il prend mon visage entre ses mains et il m’embrasse tendrement.— Je vais bien, me rassure-t-il. Tout va bien.Je respire un grand coup.— Je t’aime, Micha.

Micha

Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Ella, elle, est en état de choc. Je pense qu’elle s’estsurprise elle-même en m’avouant qu’elle m’aimait.

— Je sais, Ella. Je le sais depuis le soir du pont.Elle n’a pas l’air de comprendre.— Tu ne te souviens pas ? Tu es partie en courant, mais j’ai réussi à te rattraper. Je t’ai emmenée

près du lac pour te calmer. Là-bas, tu m’as dit que tu m’aimais.— C’est vrai ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?— Parce que j’attendais que tu me le redises, mais dans ton état normal. Tu en as mis, du temps !Elle sourit, et je ne peux pas m’empêcher de l’embrasser.Je lui monte dessus. Le mouvement me fait vraiment mal à l’épaule, mais je m’en fiche. Elle glisse

ses doigts le long de mon dos et elle écarte les jambes pour que je me rapproche d’elle. On fait çatous les soirs depuis mon retour, mais on n’est pas encore allés jusqu’au bout.

Tout à coup, elle a un mouvement de recul. J’ouvre les yeux. Elle se mordille la lèvre.— Qu’est-ce qu’il y a ?Ella se rassoit, et je m’écarte un peu pour lui laisser de la place. Elle enlève son tee-shirt et son

soutien-gorge et les jette par terre. Des mèches de cheveux tombent en cascade sur sa poitrine.J’approche mes lèvres des siennes, mais elle me pousse pour se mettre debout sur le lit. Elle enlèveson short et sa culotte et les jette à côté du reste. J’ai beau l’avoir vue nue plusieurs fois cettesemaine, je ne m’y fais toujours pas. Elle est sublime.

Ella se met à genoux devant moi et elle m’embrasse avec ardeur. Ses tétons frottent contre montorse et elle tremble des pieds à la tête.

— Fais-moi l’amour, Micha.Je n’en reviens pas. Je rêve d’entendre ça depuis si longtemps !— Tu en es sûre ?

— Oui, répond-elle avec des étoiles dans les yeux.J’attends quelques secondes pour lui laisser le temps de revenir sur sa décision. Rien. Elle se jette

sur mon tee-shirt et m’aide à l’enlever pour m’éviter de lever le bras. Ses doigts se baladent le longde mon tatouage. Ces paroles, je les ai écrites pour elle. Je pense qu’elle ne le sait même pas. Un àun, elle ouvre les boutons de mon jean. Je l’enlève en même temps que mon caleçon, puis j’attrape unpréservatif dans mon portefeuille. Ella se rallonge et je m’installe entre ses jambes.

— Sûre et certaine ?— Micha, s’il y a bien une chose dont je suis certaine, c’est celle-là.Sa réponse me rassure et me stresse en même temps. Après tout, c’est la première fois que je vais

faire l’amour à quelqu’un qui compte vraiment pour moi.Je me glisse en elle tout doucement pour ne pas lui faire mal. Elle ferme les yeux et serre les

jambes autour de mes hanches. Je ne bouge plus pendant une minute et je la laisse respirer.Lorsqu’elle ouvre les yeux, je m’enfonce un peu plus. Puis je me mets à faire des va-et-vient.

Son visage passe de la douleur à l’extase.C’est la plus belle chose que j’aie vue de toute ma vie.

Ella

Au début, j’ai mal. Vraiment mal. Puis Micha entre et sort de plus en plus vite et de plus en plusfort… Et j’oublie la douleur.

Je bloque mes jambes autour de lui et il pose sa bouche sur la mienne. Je sens mon corps serelâcher, libéré de tout contrôle. Ma tête part en arrière. Micha mordille mon cou et mes seins avantde revenir sur ma bouche. Nous sommes en sueur. Ses mouvements sont de plus en plus profonds…Je sens une vague de plaisir s’emparer de moi et, tout à coup, mon corps prend feu. Le monde entierdisparaît tandis que je hurle son nom.

Puis ses mouvements deviennent saccadés et il arrête de bouger. Il a la tête penchée en avant et sonhaleine chaude caresse mon cou. Il dépose un baiser sur mon épaule, sur mes lèvres, et il plonge sesyeux dans les miens en caressant mes cheveux.

— Je t’aime, Ella.Il me prend dans ses bras et nous nous endormons paisiblement l’un contre l’autre.

*

Lorsque je me réveille, Micha est assis sur le lit et joue Behind Blue Eyes des Who à la guitare. Jem’assois en me frottant les yeux et en gardant le drap contre moi pour recouvrir ma poitrine.

— Pourquoi cette chanson-là ?

— Parce qu’elle ne me rend plus triste, explique-t-il en continuant de jouer.Je me rapproche et je me mets à genoux devant lui.— Depuis quand ?— Depuis le soir où tu t’es ouverte à moi. Tu ne te souviens pas ? Elle passait en boucle.

Maintenant, chaque fois que je l’entendrai, je penserai à toi.Je ferme les yeux et je l’écoute jouer un peu plus longtemps. Lorsqu’il se met à chanter, je laisse sa

belle voix caresser ma peau. La chanson se termine et Micha m’arrache le drap des mains. Je pousseun cri strident, et il me force à me rallonger avant de se jeter sur moi. Je l’embrasse et je joue avecson piercing.

— Il faut que je t’avoue quelque chose, dit-il lorsque je libère sa lèvre.Il pousse un soupir et passe une main dans ses cheveux. Ça ne me rassure pas du tout.— Je pense que je vais partir en tournée avec le groupe de Naomi.Choquée, je me redresse d’un coup et nous manquons de nous cogner le front.— C’est elle qui te l’a proposé ?— Oui, il y a quelques semaines. Je lui ai dit qu’il fallait que je réfléchisse.Il roule sur le côté et m’emporte avec lui. Je passe une jambe au-dessus de sa hanche.— Il faut que j’accepte, Ella. Sinon, je vais le regretter toute ma vie.Des milliers de pensées me traversent la tête.— Tu partirais quand ?— Dans quelques jours, murmure-t-il en me caressant la joue.Même si c’est dur, je dois le laisser partir. Il n’y a rien de pire que les regrets. Ils nous mangent de

l’intérieur et nous hantent toute notre vie.Je me force à sourire.— Est-ce que tu viendras me voir à Las Vegas ?— Aussi souvent que possible, dit-il en posant sa bouche sur la mienne. Je te le promets.

Ella

Nous décidons de rendre visite à Grady avant que chacun parte de son côté. Amy, son infirmière,m’a appelée pour me dire qu’il était toujours à l’hôpital mais qu’on avait le droit de venir le voir.

Monroe est à une heure de route de chez nous. Il fait grand soleil, et les arbres qui longent la routesont verdoyants. Je passe la tête par la vitre ouverte, les cheveux au vent.

— Tu fais le chien ? rigole Micha en baissant la musique.— Non, dis-je en contemplant le ciel bleu. Je profite du soleil. C’est vraiment une belle journée.Je reste comme ça jusqu’à ce que nous nous garions dans le parking de l’hôpital. Des lumières

rouges et bleues clignotent dans tous les sens. Ça me rappelle l’ambulance qui est venue chercher mamère le soir de sa mort.

— Prête ? me demande Micha.Je lui fais signe que oui, et nous traversons le parking main dans la main. La salle d’attente est

bondée. Il y a un bébé qui hurle sur les genoux d’une femme. L’odeur de désinfectant m’attaque lesnarines. Nous avançons jusqu’à l’accueil, où la secrétaire est au téléphone. Elle est jeune et elle ades cheveux foncés attachés en chignon. Elle raccroche avant de se tourner vers nous.

— Est-ce que je peux vous aider ?— Oui, répond Micha. Est-ce que vous pouvez nous donner le numéro de chambre de Grady

Morris ?Elle tape sur son clavier et regarde l’écran.— Il est au deuxième étage, chambre 214.Nous la remercions, puis nous entrons dans l’ascenseur. Micha passe son bras sur mes épaules et

me serre fort contre lui. Nous arrivons au deuxième étage et je glisse ma main dans la poche arrièrede son jean. Lorsque nous entrons dans la chambre, mon estomac se noue. Grady est assis sur son lit,en train de manger de la gelée verte. Les lumières fluorescentes le rendent encore plus pâle qu’il nel’est déjà. Il est trop maigre, et ses yeux sont encore plus enfoncés que la dernière fois que je l’ai vu.Il est branché à une machine qui bipe dans un coin, et il est sous perfusion. Certaines de ses affaires

sont accrochées au mur et adoucissent un peu l’ambiance froide de la pièce.Quand il nous voit, il sourit de toutes ses dents.— Les deux personnes que je préfère ! Vous m’avez manqué, les jeunes.Avec Micha, nous attrapons une chaise et nous nous installons de part et d’autre du lit. Grady pose

son plateau à côté de lui et met ses mains sur ses genoux.— Qu’est-ce qui vous arrive ? nous demande-t-il.Nous le regardons, confus.— Vous étiez collés l’un à l’autre !— C’est Micha qui m’a forcée, plaisanté-je. Il a toujours besoin d’être dorloté.Micha me fait un clin d’œil, et un rire fragile s’échappe de la bouche de Grady.— Ça fait du bien de vous voir ensemble. Tu m’as l’air plus heureuse que la dernière fois que je

t’ai vue.— Je suis plus heureuse, avoué-je en posant mes bras sur son lit.— Mais tu ne l’es pas encore…— Je sais. J’y travaille.Il paraît satisfait de ma réponse.— J’ai quelque chose pour toi. Là-bas, dans le coin.Je me lève et j’attrape la boîte qu’il me montre du doigt. Je n’en crois pas mes yeux. À l’intérieur

se trouve le vase de Grady, celui que j’ai cassé quand j’étais petite. Il est noir avec des motifs rougessur la moitié supérieure, et toute la partie du bas est brisée.

— Tu l’as gardé ?— Ce n’est pas parce qu’il est cassé qu’il a perdu de sa valeur, m’explique-t-il. J’attendais que tu

comprennes ça pour te le donner. On a tous droit à l’erreur, Ella. Ne l’oublie jamais.J’ai envie de pleurer.— Merci, Grady… Merci pour tout. Merci de m’avoir apporté un peu de réconfort pendant mon

enfance, et de m’avoir donné goût à la vie.— Avec plaisir, répond-il simplement.Je me rapproche du lit et je le prends dans mes bras. Des larmes dévalent mon visage. Je les essuie

avant de m’écarter.Ensuite, nous discutons un peu de nos vies jusqu’à ce que l’infirmière arrive. Elle nous demande

de sortir pour changer ses draps, et nous quittons Grady, conscients que c’est peut-être la dernièrefois que nous le voyons. Je pleure pendant tout le trajet de retour, le vase serré contre mon cœur.

Mais, avec Micha à mes côtés, je sais que tout ira bien.

Micha

— Tu es sûr que tu n’oublies rien ? me demande ma mère pour la millionième fois.Elle se fait trop de souci pour moi. C’est pour ça que je ne lui ai pas parlé de ma rencontre avec

mon père. J’attrape ma housse de guitare et je glisse mon sac sur mon épaule.— Calme-toi, m’man… J’ai tout ce qu’il me faut.— Tu as assez d’argent ?— Oui, m’man.Elle a les larmes aux yeux. Elle me prend dans ses bras et me serre tellement fort que j’ai du mal à

respirer.— Micha Scott, tu es le fils que toutes les mères rêvent d’avoir.— Je pars en tournée, maman. Pas à la guerre.Elle me relâche et essuie le mascara qui a coulé sur ses joues.— Je sais, mais tu vas quand même me manquer.— Tu ne diras pas la même chose à mon retour, quand tu retrouveras des soutifs dans ton lit !Elle me donne une tape sur le bras.— Allez, file !Je sors de la maison en riant. Naomi n’est pas encore là, alors je m’assois sur les marches. Je me

demande si Ella va venir me dire au revoir… Ça n’a jamais été son fort.Tout à coup, la fenêtre de sa chambre s’ouvre. Ella en sort et se faufile entre les branches de

l’arbre avant d’atterrir dans l’herbe. Elle porte sa robe sexy, celle qui n’a pas de bretelles, et elle ales cheveux détachés. Elle se jette à mon cou sans dire un mot. Je pose ma guitare et mon sac parterre pour la soulever, et je la serre contre moi.

— Tu vas me manquer, Micha.Je passe ma main le long de son dos et j’aspire une grande bouffée de son odeur.— Ça va passer vite, ne t’inquiète pas.Elle me regarde avec ses grands yeux verts puis elle écrase sa bouche contre la mienne. J’explore

son corps avec mes mains. Je veux me souvenir de chaque courbe et de la douceur de sa peau. Je laplaque contre un arbre et je passe ma main sous sa robe pour la sentir là aussi.

— Hé ! Roméo ! hurle Naomi en appuyant sur le klaxon de sa camionnette. C’est l’heure !Je soupire en reposant Ella par terre.— Je t’appellerai tous les jours. Je te le promets.Je l’embrasse une dernière fois avant de les rejoindre. Elle a les bras croisés et elle fait tous les

efforts du monde pour ne pas craquer.Je ne la quitte du regard que quand la camionnette tourne au bout de la rue.

Ella

— Tu es sûre de toi ? demandé-je à Lila pour la énième fois.Elle empile le dernier carton dans son coffre et pose ses lunettes sur son nez.— Écoute, soit je rentre chez mes parents et je passe le reste des vacances à pleurer dans mon

coin, soit je te suis et je les passe à m’éclater sur le campus. Le choix est vite fait, non ?— Je voulais juste vérifier…— J’ai envie de venir avec toi, OK ? dit-elle en me prenant la main. Alors va dire au revoir à ton

père. Il faut qu’on décolle.— D’accord.À ce moment-là, j’aperçois Ethan qui est en train de se garer devant chez moi. Je marche jusqu’à

lui et je pose un bras sur sa vitre baissée.— Tu as reçu mon message ? lui demandé-je.Il vient de sortir du boulot. Son visage et ses fringues sont couverts de cambouis, et il a des éclats

de rouille dans les cheveux.— Je n’allais pas vous laisser partir sans vous dire au revoir.— Tu parles ! Je sais que ce n’est pas moi que tu es venu voir.— Tu te fais des films, Ella.— Je ne me ferais pas de films si l’un d’entre vous me disait la vérité. Allez, je vous laisse

tranquilles.Il hausse les épaules en sortant de la voiture. Il va dire au revoir à Lila, et moi à mon père.Après une longue discussion et grâce au soutien de Caroline, Dean a accepté que nous nous

retrouvions ici dans quelques semaines pour discuter avec notre père. Je sais que les choses qui vontse dire risquent de me faire du mal, mais je compte bien ne pas me laisser abattre. Et puis, la santé denotre père est en jeu.

Il ne me remarque même pas quand j’entre dans la maison. Il est affalé sur le canapé, devant la

télé, et il mange un repas tout droit sorti du micro-ondes. Il y a six bières sur la table et une cigaretteentre ses doigts.

— Salut, papa ! Je viens te dire au revoir avant de partir.Il sursaute et décolle ses yeux de l’écran.— D’accord. Fais attention sur la route.J’ai les mains moites. J’avance d’un pas vers lui, de plus en plus mal à l’aise.— On va revenir avec Dean dans quelques semaines, l’informé-je.Il pose son repas sur la table et attrape une bière.— Pourquoi ?— On veut te parler de quelque chose.— Je pensais que Dean était encore là.— Non, il est rentré chez lui il y a deux semaines.Je m’en veux de plus en plus de le laisser tout seul…— Prends soin de toi, d’accord ? Et essaie de boire un peu moins.Il regarde la rangée de bières devant lui comme s’il la voyait pour la première fois.— Je ne bois pas tant que ça.— Avant, tu ne buvais pas beaucoup, dis-je en m’asseyant à côté de lui. Mais maintenant, tu ne fais

que ça.— D’accord… Je vais essayer de réduire.Je sais qu’il ne le fera pas, mais j’espère que nous arriverons à le convaincre de se soigner. Je le

prends dans mes bras même s’il n’aime pas ça, puis je sors de la pièce, en espérant que tout va biense passer.

Tant qu’il n’aura pas décidé de changer, la seule chose que je puisse faire, c’est l’aider.

Ella

Je suis à Las Vegas depuis deux semaines, et tout va pour le mieux. Je prends des cours de dessinet mon stage au musée se passe très bien, même si j’emploie le plus clair de mon temps à vider lespoubelles et à courir dans tous les sens. Je vois aussi une psy. Je pensais que j’arriverais à me guérirmais, lorsque je suis toute seule, mes angoisses ressurgissent. Elle est très gentille et nos discussionsm’aident beaucoup.

Lila me prête sa voiture ce week-end pour retrouver mon père et mon frère. Grâce à elle, j’aidouze heures pour m’y préparer mentalement. Je suis contente de faire le trajet seule même si, aufond, j’aimerais que Micha soit avec moi.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne ? me demande Lila.J’attrape ma valise et je balaie la pièce du regard pour voir si je n’ai rien oublié.— Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer.Je m’arrête devant la porte.— Lila… Merci de me prêter ta voiture. Et merci d’être toujours là pour moi.Elle me fait un grand sourire.— Arrête, Ella. Tu vas me faire pleurer… Et tu ne pars que quelques jours, espèce d’idiote !Nous continuons à rigoler en sortant de l’immeuble et en descendant l’escalier. Notre appartement

est juste à côté du campus.Quand nous arrivons sur la pelouse qui mène à la fac, mon portable se met à sonner. Une chanson

triste qui, depuis cet été, est devenue joyeuse…— Encore ? s’écrie Lila. Vous ne pouvez pas tenir cinq minutes sans vous appeler !— Non, avoué-je en souriant.Je décroche et Lila me laisse passer devant pour nous laisser un peu d’intimité.— Alors, il fait quel temps à Seattle ?— Grand soleil, répond Micha.

Ma valise à roulettes s’accroche dans l’herbe et je tire dessus pour avancer.— Ah bon ? Je pensais qu’il pleuvait tout le temps, là-bas.— Non, le ciel est bleu et le soleil brille. Et la vue est plutôt chouette.— Je suis contente pour toi, dis-je, même s’il me manque terriblement. Tu passes toujours me voir

le week-end prochain ?— Euh… Justement, c’est pour ça que je t’appelle. Je ne vais pas pouvoir venir.Je m’arrête en plein milieu de la pelouse.— Ah… D’accord…Il rigole tout bas. Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.— Tu es belle à croquer quand tu fais la moue.— Quoi ?— Et ton short te va à ravir.Je tourne sur moi-même pour balayer le campus du regard.— Tes fesses sont particulièrement sexy, tu sais.Je pose ma valise et je me retourne, le portable à la main.Micha est planté devant la camionnette de Naomi, garée en plein milieu du parking. Il est tout seul,

et il porte un jean noir et un tee-shirt gris moulant. Je lâche ma valise, laisse tomber mon portable parterre et je cours jusqu’à lui. Les gens doivent me prendre pour une folle, mais je m’en fiche.

Lorsque j’arrive à son niveau, je lui saute dans les bras. Il me soulève et j’enroule mes jambesautour de ses hanches en l’embrassant tellement fort que son piercing me coupe la lèvre. Lorsqu’il merepose par terre, nous sommes tous les deux essoufflés.

— Tu ne pensais quand même pas que je te laisserais rentrer chez toi toute seule ?— Mais… Tu n’avais pas un concert, ce week-end ?— Ils peuvent se passer de moi.Je suis tellement émue que j’en ai les larmes aux yeux.— Ella May… Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas contente de me voir ?— Si, dis-je en reniflant. Je t’aime, c’est tout.— Je t’aime aussi.Nous nous embrassons passionnément, sans nous soucier des gens qui nous regardent de travers.

Pour eux, nous ne sommes qu’un couple normal qui se bécote au milieu d’un parking. Ils ne saurontjamais ce que nous avons traversé pour en arriver là, ni le nombre d’années qu’il nous a fallu. Maispeu importe.

C’est notre secret.

Je tiens d’abord à remercier mon mari, qui s’est occupé des enfants et de la maison pendant quej’écrivais, cloîtrée dans mon bureau, jusque tard dans la nuit.

Merci à mes trois enfants, qui me font sourire tous les jours.Merci à Kristin Campbell et à ma mère. Vous êtes formidables. Vous lisez tous les livres que je

vous mets entre les mains, et vous m’aidez vraiment à les améliorer.Merci à mon père, qui a répondu à toutes mes questions en rapport avec la mécanique, et qui m’a

appris le jargon des voitures.Et merci à Regina Wamba, ma rock star, celle qui a réalisé la couverture dont je rêvais.