Petit Piment

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extrait du livre le Petit Piment par Alain Mabanckou

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  • P E T I T P I M E N T

  • Fict ion & Cie

    Alain Mabanckou

    P E T I T P I M E N T

    roman

    Seuil

    25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

  • c o l l e c t i o n

    Fiction & Cie fonde par Denis Roche

    dirige par Bernard Comment

    978-2-02-112509-2

    ditions du Seuil, aot 2015

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une uti-lisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque pro-cd que ce soit, sans le consentement de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    www.seuil.comwww.fictionetcie.com

  • En hommage ces errants de la Cte sauvage

    qui, pendant mon sjour Pointe-Noire, me

    racontrent quelques tranches de leur vie, et surtout

    Petit Piment qui tenait tre un personnage

    de fiction parce quil en avait assez den tre un

    dans la vie relle

    A. M.

  • Loango

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    Tout avait dbut cette poque o, adolescent, je minterrogeais sur le nom que mavait attribu Papa Moupelo, le prtre de lorphelinat de Loango : Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko. Ce long patronyme signifie en lingala Rendons grce Dieu, le Mose noir est n sur la terre des anctres , et il est encore grav sur mon acte de naissance

    Papa Moupelo tait un personnage part, sans doute lun de ceux qui mavaient le plus marqu pendant les annes que javais passes dans cet orphelinat. Haut comme trois pommes, il chaussait des Salamander grosses semelles nous les appelions des chaussures tages et portait de larges boubous blancs quil se procurait auprs des commerants ouest-africains du Grand March de Pointe-Noire. Il ressemblait alors un pouvantail de champ de mas, en particulier au moment o il traversait la cour centrale et que les vents secouaient les filaos qui entouraient lenceinte de lorphelinat.

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    Chaque week-end nous attendions son arrive avec impatience et lapplaudissions ds que nous aperce-vions sa vieille 4L dont le moteur, disions-nous, souffrait de tuberculose chronique. Le prtre se dbattait pour se garer dans la cour, reprenait cinq six fois sa manuvre alors que nimporte quel chauffard se serait parqu au mme endroit les yeux ferms. Ce ntait pas par plaisir quil livrait cette bataille grotesque : ctait parce quil souhaitait, se justifiait-il, que la tte de la voiture regarde dj vers la sortie et quil nait pas se compliquer lexis-tence deux heures plus tard lorsquil regagnerait Diosso, la localit o il rsidait, une dizaine de kilomtres de Loango

    Une fois que nous tions lintrieur du local mis sa disposition par linstitution juste en face des btiments qui nous servaient de salles de classe, nous formions un cercle autour de lui tandis quil nous distribuait des feuillets sur lesquels nous dcouvrions les paroles de la chanson apprendre. Un vacarme traversait aussitt la pice car nous avions pour la plupart du mal nous habituer au vocabulaire prcieux de ce lingala tir des livres crits par les missionnaires europens et dans lesquels ces derniers avaient recueilli nos croyances, nos lgendes, nos contes et nos chants des temps immmoriaux.

    Nous nous appliquions et, en moins dun quart dheure, nous nous sentions laise, modulant nos voix comme le voulait Papa Moupelo qui suggrait aux filles

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    de pousser des youyous, aux garons de leur rpondre par leur tonalit la plus basse pendant que lui-mme, les yeux ferms, le sourire aux lvres, se trmoussait, cartait ses jambes pour les recroiser et les carter nouveau. Ses gestes taient si vite excuts que nous tions certains quil tait lhomme le plus rapide de la terre.

    Le voil qui transpirait au bout de quelques minutes, essuyait son visage dun revers de main et, le souffle coup, la bouche ouverte, nous faisait signe :

    Cest vous maintenant !Devant notre hsitation, le prtre volait notre secours,

    liant le geste la parole : Allons ! Allons ! Ne soyez pas timides, les enfants ! Je

    veux que tout le monde sy mette ! Remuez vos paules de haut en bas ! Oui, comme a ! Trs bien ! Imaginez maintenant que ces mmes paules sont des ailes et que vous vous apprtez vous envoler ! Voil !!! Hochez simultanment la tte tels des margouillats surexcits ! Formidable, les enfants ! Cest a la vraie danse des nordistes de ce pays !

    Enflamms par ces moments de liesse o nous pensions que ce serviteur de Dieu ntait pas l pour nous vang-liser mais pour nous faire oublier les punitions que nous avions subies les jours prcdents, nous nous laissions aller, parfois un peu trop, avant de comprendre que tout ne nous tait pas permis, que nous ntions pas dans la fameuse cour du roi Makoko o les Batks festoyaient sans relche pendant que leur souverain

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    ronflait de jour comme de nuit, berc par les chants de ses griots.

    Papa Moupelo nous surveillait donc du coin de lil et intervenait ds que nous tions tents de franchir la ligne rouge. Il ntait pas question par exemple que nous nous rapprochions des filles dans lespoir de les prendre par la taille et de nous coller elles comme des sangsues. De mme tait-il intransigeant lgard de ces pension-naires vicieux tel Boumba Moutaka, Ngukena Soniv et Diambou Dibouiri qui utilisaient des bris de miroir pour apercevoir la couleur des sous-vtements des filles et se payer par la suite leur tte.

    Papa Moupelo les rappelait vite lordre : Attention, les enfants ! Je ne veux pas de a ici ! Le

    pch arrive souvent en blaguant !

    Pendant plus de deux heures nous oubliions qui nous tions et o nous nous trouvions. Nos clats de rire rsonnaient jusqu lextrieur de lorphelinat quand Papa Moupelo, habit par la transe, imitait maintenant le saut de la grenouille afin de nous dmontrer la fameuse danse des Pygmes du Zare, son pays dorigine ! Une danse bien diffrente et beaucoup plus technique que celle des nordistes de chez nous car elle exigeait une souplesse de flin, une rapidit dcureuil pourchass par un boa et surtout ce dhanch remarquable au terme duquel le prtre saccroupissait, puis dun petit bond de kangourou, se retrouvait sur ses pattes un mtre plus

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    loin. Il se redressait sans cesser de bouger des reins, levait trs haut les bras, poussait un cri du fond de sa gorge et simmobilisait enfin, ses gros yeux rouges bien carquills sur nous. Ctait cet instant-l que nous devions lacclamer afin quil reprenne une posture moins comique et que chacun de nous sinstalle peu peu sur ces siges en bambou qui grinaient au moindre de nos mouvements. Nous tions aux anges, ports par une ambiance que nous commentions le lendemain la cantine, la bibliothque, dans laire de jeux, dans la cour de rcration, et surtout dans le dortoir o nous rptions ces pas jusqu ce que les six surveillants de couloir, jaloux de linfluence de lhomme de Dieu sur nous, agitent leur fouet et nous poussent nous rfugier dans nos draps. Nous les appelions les surveillants de couloir parce quils se terraient justement dans les couloirs, nous pistaient et faisaient remonter les informa-tions au premier tage, auprs du directeur Dieudonn Ngoulmoumako. Les plus tenaces de ces surveillants taient Mpassi, Moutt et Mvoumbi, des parents de la ligne maternelle du directeur et qui, de ce fait, agissaient tels des sous-directeurs au point que Dieudonn Ngoul-moumako devait parfois leur dire de lever le pied. Quant aux trois autres, Mfoumbou Ngoulmoumako, Bissoulou Ngoulmoumako et Dongo-Dongo Ngoulmoumako, fiers de leur patronyme hrit de la ligne paternelle du directeur, ils prenaient tout le monde de haut alors quils avaient obtenu leur poste par la seule grce de leur oncle

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    et navaient aucune exprience dans lducation des enfants quils considraient comme du btail.

    Ds quils sen allaient aprs nous avoir intimids, quelquun dentre nous lanait un mot marrant dans le lingala de Papa Moupelo, nous sortions de nos lits pour former un petit cercle et reprendre notre chor-graphie, celle-l qui allait nous poursuivre jusque dans nos songes. Il ntait pas surprenant dentendre au cur de la nuit des pensionnaires fredonner dans leur sommeil bien mouvement ces airs dantan dans la mme langue dsute de cet homme plein de bont et qui nous vendait lEsprance au prix le plus abordable parce quil tait persuad que sa mission tait de sauver les mes, toutes les mes de cette institution

    *

    Papa Moupelo ne mavait jamais avou que ctait lui qui mavait attribu le nom le plus kilomtrique de lorphelinat de Loango, et certainement de la ville, voire du pays. tait-ce parce que ctait ainsi chez ses compatriotes zarois o les appellations taient aussi interminables quimprononables, commencer par celle de leur propre prsident Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga dont le nom signifiait le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne larrte ?

    Quand je me plaignais que Untel navait pas prononc

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    correctement ou intgralement mon nom, Papa Moupelo mincitait ne pas memporter, prier le soir avant de mendormir pour remercier le Tout-Puissant car, daprs lui, le destin dun tre humain tait cach dans son nom. Pour me convaincre, il prenait son propre exemple : Moupelo voulait dire prtre en kikongo, et ce ntait pas un hasard sil tait devenu un messager de Dieu comme lavait t son pre. Il se rjouissait de ce fait que mes dtracteurs se contentent de mappeler Mose ou Mos . Mose, argumentait-il pour me flatter, ntait pas nimporte quel prophte, et tous les prophtes, y compris ceux qui arboraient dans lAncien Testament une barbe plus longue et plus poivre que la sienne, ne lui arrivaient pas la cheville : il tait celui que Dieu avait choisi et charg de sortir dgypte les enfants dIsral et de les conduire vers la Terre promise. quarante ans, rvolt par la misre de son peuple au quotidien, Mose tua un contrematre gyptien qui sen prenait un Hbreu. Aprs cet acte, il fut contraint de senfuir dans le dsert o il devint un berger et se maria avec une des filles du prtre qui lui avait accord lhospitalit. quatre-vingts ans, alors quil soccupait des moutons de son beau-pre, Dieu lappela depuis un buisson pour lui confier la tche de librer le peuple hbreu victime de lesclavage sur ces terres gyptiennes. Qui de ceux qui se moquaient de mon nom en avaient un avec autant de sens, me demandait le prtre ?

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    Aujourdhui encore, pendant que jcris ces lignes, emmur dans cet endroit jadis familier mais prsent si diffrent, jentends presque la voix de Papa Moupelo me rciter en apart le passage biblique dans lequel Dieu se manifesta devant Mose :

    Lange de lternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu dun buisson. Mose regarda ; et voici, le buisson tait tout en feu, et le buisson ne se consumait point

    Je le vois scruter le ciel, me considrer ensuite pendant quelques secondes et emprunter sa voix la plus grave :

    Oui, mon petit Mose, lAnge de lternel tapparatra toi aussi. Ne tattends pas le voir jaillir dun buisson, cela a dj t fait et Dieu a horreur de se rpter. Il sortira de ton propre corps, tu ne le reconnatras peut-tre pas car il aura une apparence si rpugnante quil tinspirera du dgot. Pourtant il sera l pour te sauver

    Au cours des rencontres suivantes je ne lchais plus dune semelle Papa Moupelo au point dessuyer des remarques de certains pensionnaires qui me taxaient de fayot ou dtre sa silhouette de midi cinq . Or je ne faisais que le supplier de me laisser minstaller au fond du local, au dernier rang, me souvenant que lors des sances prcdentes il nous avait merveills avec sa parabole des ouvriers de la vigne arrivs au travail la onzime heure et qui avaient t pays avant leurs collgues pourtant prsents la troisime et la sixime heures.

    Au royaume des cieux, avait-il conclu, comme pour

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    ces ouvriers de la vigne, les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. Mais tu nas pas taffoler : Dieu noublie pas les enfants, mme sils ne sont pas assis derrire.

    Non, je ne maffolais pas : je minquitais depuis que jattendais le secours de Dieu, en particulier lorsque le directeur levait sa main sur nous et que le Tout-Puissant ne nous adressait aucun signe qui nous aurait rassurs. Le directeur incarnait mes yeux le mchant pharaon de la Bible qui brimait le peuple hbreu, et je me demandais pourquoi Dieu hsitait aussi longtemps frapper notre orphelinat de ces redoutables plaies dgypte qui poussrent ce monarque gyptien reconnatre Sa supriorit et Sa puissance. Dieu stait-Il ddit et avait-Il choisi un autre Mose plus noir, plus beau, plus grand, plus intelligent, plus libre et vivant dans un autre pays o lon priait, o lon dansait et o lon chantait plus que dans le ntre ?

    Le tourment qui mhabitait, au premier abord ridicule et drisoire, mincitait nanmoins lire de trs prs les critures saintes dans lEspoir dy dnicher quelques failles qui me permettraient de tenir tte notre prtre malgr tout lamour que je lui vouais. Cela lui ferait plaisir de voir que je partais de ce livre pour comprendre le monde mme si cette qute tait au fond oriente sur ma propre identit et ce que reprsentait mon nom. Je ne pouvais dconcerter Papa Moupelo en mappuyant sur ce livre quil connaissait sur le bout des doigts. Et puis,

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    je lui devais du respect : il tait notre autorit morale, le pre spirituel de ces enfants qui, comme moi, navaient pas connu leur pre biologique et avaient pour seule image de lautorit paternelle dans le meilleur des cas ce prtre, dans le pire, le directeur de lorphelinat. Papa Moupelo symbolisait la tolrance, labsolution et la rdemption tandis que Dieudonn Ngoulmoumako incarnait la fourberie et le mpris. Laffection que nous manifestions pour notre prtre venait du fond de notre cur et la seule rcompense que nous esprions en retour tait son doux regard qui nous redonnait du courage l o la mine renfrogne du directeur nous ramenait notre condition denfants qui navaient pas eu la chance demprunter le chemin normal de lexistence. Les regards qui se posaient sur nous ne mentaient pas : aux yeux des Pontngrins, orphelinat rimait avec prison, et on nentrait dans une prison que parce quon avait commis un dlit grave, voire un crime

    De toutes les questions que je me posais pendant cette priode dagitation intrieure qui marquait le dbut de ma crise dadolescence, une seule revenait de jour comme de nuit et mempchait davaler ma salive comme si javais une arte dans la gorge : tais-je le seul Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko au monde ? la longueur de ce nom je pouvais rpondre par laffirmative et me rjouir dtre un gamin singulier. Or, Papa Moupelo frquentait dautres orphelinats

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    Pointe-Noire, Tchimbamba ou Ngoyo. Je ne pouvais me retenir de nourrir des doutes sur loriginalit de ce patronyme. Une certaine jalousie mhabitait rien qu lide de savoir que je pourrais ntre quun Mose parmi des centaines ou des milliers dautres et quils taient plus aims que moi par Papa Moupelo.

    Il tait le seul pouvoir me rassurer. Et comme nous tions au milieu de la semaine, javais hte que le samedi arrive afin de lui poser ouvertement la question. Hlas, jtais loin de penser quun fait inattendu allait chambouler le cours de notre existence dans ce coin perdu de la rgion du Kouilou. Je me serais attendu tout, sauf un tel retournement des choses.

    Curieusement, et ctait cela qui malarmait le plus, Papa Moupelo non plus navait pas vu venir cet vnement malgr sa proximit avec le ciel

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    Bonaventure Kokolo, cette poque g de treize ans comme moi, tait dans tous ses tats :

    Cest grave ! Cest trs grave, Mose !Agac dentendre ce prnom de Mose, je le repoussai

    dun petit coup de coude et mloignai de quelques pas. Mais ctait sans compter avec son opinitret de sangsue des marcages :

    Tu vas o, Mose ? Je te dis que cest trs grave ! Cest ce que tu dis chaque fois, je te connais ! Regarde bien les ttes que font les gardiens ! Ils nous

    cachent quelque chose ! Il faut pleurer ds maintenant parce que moi je dis que Papa Moupelo est mort !

    Au moment o il librait un sanglot, jagitai mon poing ferm devant son visage :

    Si tu pleures je te mets a dans la figure et tu te rveilleras plus loin l-bas, dans linfirmerie !

    Mais il est mort ! Il ny aura plus de catchisme ici !

    Et il est mort comment, hein ?

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    Par accident ! Tu verras, on va nous dire quil est parti habiter chez Dieu et quon nous a trouv un autre Papa Moupelo !

    Bonaventure tait mon meilleur ami. Si jtais plutt introverti, ne dvoilant pas mes sentiments dans limmdiat, lui tait si bavard quil avait mrit le surnom de Mange-Coton , du nom de ces oiseaux qui rapportaient dans lorphelinat des boules de coton grce auxquelles ils btissaient leurs nids dans la toiture de notre dortoir.

    Lorsquil ouvrait la bouche, les pensionnaires lui hurlaient en chur :

    Tais-toi et va manger les cotons !Il se rabattait vers moi : Tu vois, il ny a que toi qui mcoutes quand je

    dis les choses, les autres ils sont plus mchants que le directeur ! Est-ce que moi jai dj menti une seule fois, hein ? Ce que je dis cest ce qui arrive toujours !

    Comme je ne ragissais pas, il me regardait droit dans les yeux :

    La fois passe quand jai rv quon mangeait de la viande, est-ce quon nen a pas mang la cantine deux jours plus tard, hein ?

    Oui, on a mang de la viande deux jours plus tard Et quand javais rv que le directeur tait malade,

    est-ce quil navait pas eu un il enfl deux jours plus tard, hein ?

    Oui, il stait fait mal lui-mme avec la porte de son bureau

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    Alors pourquoi ils mappellent Mange-Coton alors quils sont mme pas capables de rver quon va manger de la viande ou que le directeur va avoir un il au buf noir, hein ?

    Tu voulais dire un il au beurre noir ? Non, je voulais dire ce que jai dit ! Tu as dj vu

    du beurre noir, toi ? Bonaventure, tu parles trop ! Si tu narrtes pas, moi

    aussi je vais te dire daller manger les cotons !

    *

    Ce samedi-l donc, comme laccoutume, vtus tout de blanc, les filles dun ct, les garons de lautre, nous tions dans la cour principale en train de guetter lapparition de Papa Moupelo. Javais cette fois-ci plus de raisons de lattendre que les autres pensionnaires qui navaient en tte que lambiance festive que nous allions vivre dans le local du catchisme.

    Je ne souhaitais surtout pas que le prtre devine mes intentions ds quil me verrait. Aussi, je mexerais dominer ma respiration et me murmurais ce que je lui dirais lorsquil me prendrait part pour me rappeler de prier et de remercier le Seigneur. Dj il ne fallait pas que je croise son regard avant notre apart sinon, influenc par son air jovial et paternel, je reporterais la semaine suivante cette question essentielle que je devais lui poser pour la premire fois.

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    Pendant que je songeais lattitude adopter devant lui, certains garons, pour tuer le temps, imitaient dj le bruit du moteur tuberculeux de la 4L du prtre tandis que dautres simulaient de se garer et rptaient leur manuvre cinq six fois avant de lcher :

    Cest parfait, la tte de la voiture regarde dj vers la sortie !

    Les filles, elles, se limitaient esquisser les pas de la danse des Pygmes du Zare, prenant au srieux les interdits lis leur sexe dont nous autres les garons savions quils avaient t imagins depuis la nuit des temps par les hommes afin dcarter les femmes des petits plaisirs de la vie. Il leur tait par exemple dconseill de manger de la viande de boa pourtant trs prise dans le pays. Si nanmoins elles la consommaient, elles auraient des seins qui tomberaient jusqu leurs chevilles. tait-ce pour cela que nos petites camarades pensaient que si elles se mettaient au volant dune voiture comme celle de Papa Moupelo elles auraient une barbichette de bouc et que leur sexe subirait une excroissance jusqu ressembler au ntre ? En tout cas elles sloignaient de ceux qui jouaient aux chauffards et elles se touchaient discrtement la poitrine comme si mme le fait davoir regard pendant quelques secondes un garon feindre la conduite dun vhicule allait leur porter malheur.

    Un peu en retrait, les gardiens Vieux Koukouba et Petit Vimba qui inquitaient tant Bonaventure multipliaient

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    les conciliabules, un comportement que nous navions jamais remarqu chez eux. Vieux Koukouba engueulait son jeune collgue :

    Tu arrtes maintenant de montrer du doigt ce local sinon ils vont tout deviner et cest moi que le directeur sen prendra !

    Soudain, une grande agitation secoua lassistance. Les gardiens se mirent au garde--vous comme sils taient des militaires. Bonaventure et moi tions les derniers orienter notre regard vers le btiment principal o Dieudonn Ngoulmoumako venait dapparatre sur lestrade avec derrire lui les six surveillants de couloir dont laustrit des visages contrastait avec la mine dcon-tracte que le directeur sefforait dafficher.

    Dieudonn Ngoulmoumako tait un vieil homme chauve et gras de lethnie des Bembs, ce peuple connu pour rgler coups de canif nimporte lequel de ses diff-rends, se nourrir de viande de chat depuis lenfance et nestimer la richesse dun individu que par le nombre de porcs quil gorgeait pendant la fte du nouvel an ou les mariages et les retraits de deuils. Mais quelle ethnie ntait pas accuse de couver dtranges habitudes alimen-taires dans le pays ? Les Lari, peuple de la rgion du Pool, taient traits de mangeurs de chenilles ; les Vili, eux, dans la rgion du Kouilou, raffoleraient de la viande de requin, une rputation quils devaient au fait dtre des ctiers ; les Tks, prsents dans plusieurs rgions, ne se passeraient pas de la viande de chien pendant

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    quau nord du pays, bon nombre dethnies se nourri-raient de la viande de crocodile tout en considrant ce reptile comme un animal sacr.

    Cest pas normal quil nous sourie comme a ! relana Bonaventure que jentendais contenir des sanglots derrire moi.

    Je me retournai vers lui : Si on nous fouette, je te jure que je te frapperai tout

    lheure dans le dortoir ! Mais regarde comment il est, le directeur ! Il veut tre

    gentil pour quon ne pleure pas quand il va annoncer que Papa Moupelo est mort ! Moi je veux pleurer maintenant, pas aprs ! Je veux tre le premier parce que si je pleure aprs les autres comment on saura que moi aussi jai pleur ?

    Il avait raison dans une certaine mesure : bien que le directeur se ft dparti de sa terrible chicote, laissant le mauvais rle ses surveillants, son apparente bonne humeur ne lui affectait pas pour autant une humanit. Il suffisait dobserver comment sa main droite trpidait pour comprendre quil manquait quelque chose entre ses doigts recroquevills et tranchants telles les serres dun aigle. Il avait beau lenfouir dans sa poche et feindre de se gratter la cuisse, il la ressortait aussitt par rflexe, et elle pendouillait, inefficace et ridicule le long de sa jambe.

    Sa prsence sur lestrade relevait dune mise en scne si mdiocre que les ficelles se voyaient au moment o il