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GUILLAUME DE PRÉMARE GIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUE ET CIVILISATIONNEL HENRI HUDE REDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURE OLIVIER REY PROPORTION IS BEAUTIFUL ROMAIN DONADINI LE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIAL Permanences ANTHROPOLOGIE POLITIQUE CULTURE 577 2 e trimestre 2019 L’homme au défi du gigantisme ÉDUCATION François-Xavier Clément ÉDUCATION & FINALITÉ CULTURE Jacques Trémolet de Villers VIRGILE ET LA PATRIE MANAGEMENT Bruno de Saint Chamas DONNER UN OBJECTIF

Per mO an e! nT ces...¥ L ÕUnion eur op enne : projet chr tien ou tour de Babel ? Ð P. L ouis ¥ L ÕEur ope au d ! de l Õislam Ð A. L aur ent N O V EM BR E-D C EM BR E. N¡574-575!

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  • ◆ GUILLAUME DE PRÉMAREGIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUE ETCIVILISATIONNEL

    ◆ HENRI HUDEREDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURE

    ◆ OLIVIER REYPROPORTION IS BEAUTIFUL

    ◆ ROMAIN DONADINILE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIAL

    PermanencesANTHROPOLOGIE ◆ POLITIQUE ◆ CULTURE

    N° 5772e trimestre 2019

    PROCHAIN NUMÉRO :L’Empire du bien et le camp du mal

    L’homme au défidu gigantisme

    Permanences

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    ◆ ÉDUCATIONFrançois-Xavier ClémentÉDUCATION& FINALITÉ

    ◆ CULTUREJacques Trémolet de VillersVIRGILE ET LA PATRIE

    ◆ MANAGEMENTBruno de Saint ChamasDONNER UN OBJECTIF

    Un “Empire du bien” – intellectuel, culturel et médiatique – entend dé!nir le champde la respectabilité politique et surveiller jalousement les lignes rouges à ne pas dépas-ser, rejetant dans le camp du mal ceux qui contestent l’idéologie et les références dominantes. Voici un paradoxe dans une société relativiste qui dénie la possibilité etla légitimité d’une recherche du “bien”. Il n’y aurait plus ni bien ni mal ; et paradoxa-lement les notions de bien et de mal sont constitutives de ce que l’on peut nommer“politiquement correct” ou encore “pensée unique”. Comment échapper à la tyranniede l’Empire du bien ? Comment quitter les rivages inconfortables du camp du mal ?

    N° 578 3e trimestre 2019

    18 €

    N° 57

    7

    N° 5772e trimestre 2019

    L’homme au défi du gigantismeTandis que la technologie semble ne plus avoir de limites, le gigantismecontemporain touche tous les aspects de la vie sociale – modes de vie,culture, politique, économie, environnement, etc. – et se présente commel’un des enjeux majeurs de l’avenir de notre civilisation ; et plus largementdu futur de l’humanité. Cet enjeu exige une ré"exion philosophique surla nature même de l’homme ; et une prospective sur la manière de demeu-rer humain dans un monde qui semble échapper à l’échelle humaine.C’est ce que propose, dans ce numéro, le philosophe Henri Hude, auteurd’une série d’ouvrages dont l’ambition est de fournir les bases d’un humanisme chrétien. Par ailleurs, la dimension politique du gigantismeconstitue une clé de lecture de l’impuissance d’agir qui touche nos sociétéscontemporaines. Le politique est vidé de sa substance quand il se situe à des niveaux de plus en plus éloignés des communautés naturelles et àune échelle où la notion même de communauté n’est plus opérante.

    PERM 2019 TRIM 2 - COUV 1 2 3 4 BAT_Mise en page 1 11/06/19 17:21 Page1

  • À lire dans les précédents numéros de

    2018JANVIER-FÉVRIER . N°564-565 ◆ Les dé!s de l’islam de France

    • La France face aux dé!s de l’islam – G. de Prémare• Les dé!s de la réforme – Entretien avec R. Adnani• Qu’est-ce que l’islam ? – A. Laurent et R. Donadini• Sortir de la dialectique victimisation-violence – J.F. Chemain

    MARS-AVRIL . N°566-567 ◆ Qui gouverne ? L’économie ou la politique ?• Un catholicisme social alternatif – G. de Prémare• Les !nalités de l’activité économique – B. de Saint Chamas• Les structures doivent donner intérêt à bien faire – Entretien avec B. Guéry et O. Pinot de Villechenon• Loi PACTE : clari!er les responsabilités – P.Y. Gomez

    Supplément ◆ Des lumières pour agir : la doctrine sociale de l’Église – B. de Saint ChamasMAI-JUIN . N°568-569 ◆ Immigration et droit des peuples

    • Immigration : un désordre systémique – G. de Prémare• Droit d’asile : un réfugié peut en cacher un autre – B. Hawadier• Le droit au développement – G. de Prémare• Le droit à recevoir notre culture – Entretien avec Alexandre Devecchio• Le droit à la continuité historique – R. Donadini• Les droits des nations – P. Pichot-Bravard• Immigration et des droits des peuples : ce que dit l’Église – M. du Bourblanc

    Supplément ◆ Le règne de la subversion – R. DonadiniJUILLET-AOÛT . N°570-571 ◆ L’homme au travail

    • La technique, enjeu de civilisation – G. de Prémare• Les multiples formes du travail – P.Y. Gomez• Travail monastique et façonnement du paysage – F.A. d’Argoeuves• Les ateliers du Buguet – Entretien avec D. Deleersnijder• Le travail dans la vie des hommes – N. Buron

    SEPTEMBRE-OCTOBRE . N°572-573 ◆ Europe : avis de tempête• La crise existentielle de l’Europe – G. de Prémare• L’Europe sans corps n’est pas une fatalité – C. Beaudouin• La scolastique a façonné l’Europe – Fr. S.T. Bonino• L’Union européenne : projet chrétien ou tour de Babel ? – P. Louis• L’Europe au dé! de l’islam – A. Laurent

    NOVEMBRE-DÉCEMBRE . N°574-575 ◆ Faut-il sortir de la Cité ?• Les guerres de sécession – G. de Prémare• La médiation du politique est indispensable – Entretien avec J. Hautebert• Gilets jaunes : insurrection ou révolution ? – J. Hautebert• Peut-on encore parler du Christ-Roi ? – R. DonadiniCahier central spécial action culturelle : Comment faire aimer notre civilisation ? – N. Buron

    20191ER TRIMESTRE . N°576 ◆ Vers un nouveau catholicisme social

    • Catholicisme social : le moment est venu – G. de Prémare• Se mobiliser sur la nouvelle question sociale – Entretien avec Joseph #ouvenel• Faire entendre la voix des catholiques sur les questions économiques – Entretien avec Mathieu Detchessahar • Mettre l’économie au service de l’homme – Entretien avec Pierre de Lauzun

    PermanencesANTHROPOLOGIE ◆ POLITIQUE ◆ CULTURE

    Ichtus est une œuvre au service de l’action des catholiques dans la Cité, qui se réfèreà la doctrine sociale de l’Église et à l’héritage culturel de la civilisation chrétienne. C’estun lieu de rencontre et d’amitié politique en vue du bien commun.

    FormerIchtus propose, à Paris et dans les régions, des parcours de formation à l’anthro-

    pologie, aux principes de vie en société, à la doctrine sociale de l’Eglise, à l’actionpolitique et culturelle et à la transmission des trésors de notre civilisation.Relier

    Ichtus aide à la création et au développement de réseaux de compétences etd’amitiés de personnes qui souhaitent agir ensemble au service du bien commun,en fonction de leurs responsabilités professionnelles ou sociales.Agir

    Ichtus accompagne l’action dans la société en aidant à développer des initiativesculturelles, sociales et politiques.

    Pour assurer ces missions, Ichtus anime et propose :• Un groupe de ré"exion prospective : MétaLabLaboratoire métapolitique, le MétaLab regroupe des intellectuels et des personnesengagées dans l’action civique a!n de ré"échir ensemble aux grands enjeux contem-porains et discerner des orientations pour l’action.• La revue trimestrielle PermanencesPermanences a pour objectif de : discerner une intelligence de la situation politiqueen vue de l’action ; déconstruire les idéologies ; proposer des orientations pour agir ;fournir des repères doctrinaux essentiels ; proposer un éclairage sur les enjeux culturelset sociétaux.• Des cercles d’étude et d’actionLes cercles d’étude et d’action proposent une formation continue par petits groupesqui se réunissent régulièrement autour d’un support d’étude (livres, vidéos, Permanences)pour agir ensemble en fonction des pouvoirs dont ils disposent.• Des sessions de formationEn plus des « Parcours » sur plusieurs soirées, Ichtus anime des journées de formation,directement ou en partenariat avec d’autres associations, pour les lycéens, étudiants, parents, éducateurs, acteurs de l’action publique ou de l’économie, élus et candidatsaux élections.• Un Colloque « Catholiques en action »Ce colloque permet la rencontre périodique des acteurs engagés dans de multiplesinitiatives et qui souhaitent partager leurs expériences en développant leurs réseaux etleurs champs d’actions.

    Ichtus déploie par ailleurs une activité d’édition d’ouvrages de fond qui contribuentà une formation intellectuelle solide.

    ICHTUSF o r m e r • R e l i e r • A g i r

    PERM 2019 TRIM 2 - COUV 1 2 3 4 BAT_Mise en page 1 11/06/19 17:21 Page2

  • Éditorial

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 1

    Une cathédrale, notre commun« Ce n’est pas une cathédrale, c’est notre commun »...

    Nous devons cette curieuse expression à Christophe Castaner, peu après l’incendie de Notre-Dame de Paris. On mesure la vacuité de cette phrase à laquelle il ne manque, pour prendre un sens, que la suppression d’une négation et l’ajout d’une simple conjonction de coordination. Voici qui donnerait : « C’est une cathédrale ; et c’est notre commun. »

    Castaner n’était donc pas si loin de toucher juste. Au fond, cet hommage rendu à Notre-Dame comme “notre commun” a quelque chose de signi!catif. Le christianisme est ainsi fait : ce qui est construit sur le roc de la foi féconde la culture commune.D’une certaine manière, les bâtisseurs de cathédrales, en rendantun culte, inscrivent mystérieusement dans le peuple uneconscience chrétienne qui prend la forme d’une civilisation ; ils bâtissent le corps culturel et mémoriel d’un peuple. Et c’estlorsque ce corps et la civilisation qu’il porte sont moribondsqu’un symbole tel que Notre-Dame vient redonner son sens à la substance chrétienne de la France.

    Et voici que le débat, jusqu’ici théorique, de l’identité chrétiennede notre pays a été tranché. Il a été tranché par l’expérience partagée de chérir une chose belle, fragile et précieuse mais oubliée,dont la saveur vitale est redécouverte quand celle-ci menace dedisparaître. C’est une promesse d’avenir à ne pas négliger.

    GUILLAUME DE PRÉMARE

    Permanences N° 577 ◆ 2e trimestre 2019

    PERM 2019 TRIM 2 - PAGE 1 EDITO BAT_Mise en page 1 11/06/19 17:23 Page1

  • SOMMAIREÉditorial 1Le dessin de Kang 4

    ◆ DOSSIERL’HOMME AU DÉFI DU GIGANTISME 5FIL ROUGE par Guillaume de Prémare 6GIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUE ET CIVILISATIONNELRENCONTRE avec Henri Hude 11REDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURERÉFLEXION par Olivier Rey 25PROPORTION IS BEAUTIFULDÉCONSTRUIRE LES IDÉOLOGIES par Romain Donadini 31LE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIALQUE FAIRE ? par Romain Donadini 37LE RÔLE DES MINORITÉS DANS L’HISTOIRE

    ◆ DOCTRINE 41REPÈRES par Joël Hautebert 42LE PEUPLE, SUJET DE POUVOIRANTHROPOLOGIE par Bruno de Saint Chamas 46PARTICIPATION ET SUBSIDIARITÉCE QUE DIT L’ÉGLISE par Florence Simon 50QUI EST MON PROCHAIN ?

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 20192

    PermanencesANTHROPOLOGIE ◆ POLITIQUE ◆ CULTURE

    N° 5772e trimestre 2019

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  • MAGISTÈRE 52LA VIE HUMAINE EST CULTURE ◆ LA NATION EXISTE PAR LA CULTURE ◆LE RELATIVISME CULTURELLE BILLET DE GUSTAVE THIBON 54L’ARITHMÉTIQUE ET LA VIELa citation de Gustave Thibon

    ◆ CULTURE & SOCIÉTÉ 57LES GRANDS CLASSIQUES par Jacques Trémolet de Villers 58VIRGILE OU L’ANGOISSE DE LA PATRIEHISTOIRE par Vincent Badré 62CATHOLICISME SOCIAL : UNE EFFICACITÉ À LONG TERMEÉDUCATION par François-Xavier Clément 66ÉDUCATION ET FINALITÉMANAGEMENT par Bruno de Saint Chamas 68DONNER UN OBJECTIFCHRONIQUE par Jean-Marie Le Méné 70LA BARBARIE DU FAIT DU DROITÀ SAVOIR Texte sélectionné et présenté par Éric Van Rie 72LES QUATRE NOUVEAUX CHEVAUX DE L’APOCALYPSELIRE par Hélène Fruchard et Valérie d’Aubigny 75

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 3

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    Permanences (revue trimestrielle, 4 numéros par an) – 49, rue des Renaudes - 75017 Paris ◆Tél. : 01 47 63 77 86 ◆ Directeur de la publication : Bruno de Saint Chamas ◆ Directeur de larédaction : Guillaume de Prémare – [email protected] ◆ Comité de rédaction :Guillaume de Prémare, Bruno de Saint Chamas, Romain Donadini, Joël Hautebert ◆Rédacteurs-chroniqueurs : Jacques Trémolet de Villers, Jean-Marie Le Méné, François-XavierClément, Vincent Badré, Jean-François Chemain, Éric Van Rie, Florence Simon, Hélène Fruchard, Valérie d’Aubigny ◆ Conception graphique, maquette : Corinne Binois ◆ Éditeur :Ichtus ◆ Impression : Bialec - 54000 Nancy (France) ◆ Commission paritaire : 0719 G 81983 ◆ISSN 00315478 ◆ Dépôt légal : 2e trimestre 2019.

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  • Permanences N° 577 - 2e trimestre 20194

    Le dessin de Kang

    PERM 2019 TRIM 2 - PP 04 BAT _KANG 11/06/19 17:28 Page4

  • ◆ DOSSIER

    L’HOMME AU DÉFIDU GIGANTISMEFaut-il réhabiliter la notion de limite ? Ce monde est-il encore accessible à nos bras ? Henri Hude propose une prospective philosophiquedes enjeux liés au gigantisme. Auteur de l’essai Une question de taille, Olivier Rey appelle à retrouver le sens des proportions pour répondre auxespoirs déçus de la Modernité. Romain Donadinisouligne le processus de dissolution du lien socialcausé par le gigantisme et plaide pour le retour des communautés naturelles.

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 5

    DR

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  • GIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUEET CIVILISATIONNELDans sa course à la démesure, l’homme contemporainperd le sens de sa propre nature. Les conséquences sontmultiples : le gigantisme dessine un défi à la fois politiqueet civilisationnel.

    Dans le précédent numéro de Permanences1, Mathieu Detches-sahar désignait les « grandes tendances macroéconomiques »mondiales – la !nanciarisation et le gigantisme des !rmes multi-nationales – qui contribuent à la crise profonde du sens du travail.Il décrivait des travailleurs qui sou"rent de ne plus avoir de prisesur leur travail, de ne plus agir réellement par eux-mêmes, notam-ment parce qu’ils sont bridés par « des néobureaucraties privées »dont le critère ultime est devenu la rentabilité. Il étendait ensuitecette problématique de la capacité d’agir au champ politique :

    L’une des marques majeures de notre temps est l’a"aissement dupouvoir d’agir. C’est vrai avec le travail, mais aussi en politique. Enpolitique, on nous explique que nous n’avons pas d’autre choix que denous adapter à des contraintes que nous n’avons pas choisies, qui sontcelles de la globalisation économique. La politique devient en quelquesorte l’art de s’adapter à ce qui n’est pas choisi par le politique! Deux phénomènes essentiels caractérisent en e"et aujourd’hui

    notre ère postpolitique : d’une part la puissance acquise par des!rmes mondiales, marchandes et !nancières, qui tendent à domi-ner les gouvernements ; d’autre part la distance toujours plus grandeentre les citoyens et les lieux de la décision politique. À cet égard,une même logique d’absorption des libertés et responsabilitéss’opère : une Union européenne toujours plus vaste et dirigiste, dessuper-régions et des hypercommunalités désincarnées. Les argu-ments majeurs mis en avant pour justi!er cette extension perma-nente du domaine de la technocratie sont sensiblement toujoursles mêmes : la taille administrative critique pour mutualiser et lataille politique critique pour “peser”. Dans le cas des hypercom-

    DOSSIER FIL ROUGE

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 20196

    1. Permanences N° 576, 1er trimestre 2019, pp. 19-24.

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  • munalités, l’idée est que la mutualisation permet des économiesd’échelle. Non seulement cela reste-t-il à démontrer, mais encorecela se fait-il au prix d’une con!scation des libertés et responsa-bilités locales. Ici, le politique cède le pas à une néotechnocratieintermédiaire qui ressemble à tout sauf à d’authentiques corpsintermédiaires. Dans le cas de l’Union européenne, l’idée de peserdans un monde multipolaire marqué par les “empires” ne se véri!epas davantage dans les faits. Plus cette Union s’élargit en nombreet grossit dans sa dimension technocratique, moins elle pèse dansle monde. Elle devient au contraire la proie des groupes de pression.Ici, le politique cède le pas à des puissances qui prospèrent sur ledélitement de la notion même de souveraineté politique.

    Taille critique et proportionnalitéNous voyons ici une conception faussée de la notion de “taille

    critique”. Celle-ci est vue comme une taille minimale à acquérirpour exister, peser, être e#cace. L’expérience contemporainemontre que nous gagnerions à renverser cette vision de la “taillecritique”, pour la considérer davantage comme une taille maxi-male à ne pas dépasser, a!n qu’un échelon politique ou adminis-tratif demeure cohérent et opérant. Dans une conférence donnéeà l’Institut d’études politiques deParis2, le 28 janvier 2019, le philo-sophe Olivier Rey, auteur de l’essaiUne question de taille3, soulignait ledé!cit démocratique induit par le gigantisme politique : « Plus l ’échelle augmente, plus la consciencecommunautaire nécessaire pour s’accorder sur des modes de vie souhai-tables vient à manquer. » Il soulignait ensuite la pertinence de lanation comme échelle politique :

    La nation est la seule échelle où subsiste quelque chose du politique[...] Inutile de dire que la souveraineté politique perdue au niveaude la nation se retrouvera au niveau supérieur : elle disparaîtra pure-ment et simplement.

    GIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUE ET CIVILISATIONNEL

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 7

    Nous voyons ici une conception faussée de la notion de “taille critique”

    2. Rencontre avec Natacha Polony et Olivier Rey, organisée par l’association Critiquede la raison européenne, de l’IEP de Paris.

    3. Ed. Stock, collection Les essais, 2014.

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  • Et il concluait en pointant cette fameuse question de taillequ’il convient de respecter : « Si reconquête démocratique il doit yavoir, elle doit s’opérer et ne peut s’opérer qu’aux échelles limitées où lanotion de démocratie a un sens. »

    Dans ce numéro de Permanences (lire pages 25 à 30), OlivierRey revisite la pensée d’Ivan Illich pour rappeler qu’il ne s’agitpas de prôner la petite taille pour la petite taille, mais de respecterun principe de proportionnalité : « La beauté et le bien ne sont pasune a!aire de taille, en dimensions ou en intensité, mais une questionde proportions. » Et le philosophe d’expliciter l’enjeu très actuelde la proportion comme réponse au gigantisme :

    Illich nous invite à réélaborer un rapport au monde inspiré par leprincipe de proportionnalité – proportionnalité entre les moyens etles !ns, d’une part (pas de déchaînement technique pour remplir destâches frivoles, ou qui pourraient être accomplies plus simplement),entre les !ns poursuivies et les facultés de l’être humain d’autre part(ce que permet la technique doit demeurer commensurable avec lesfacultés humaines ; sans quoi, la technique humilie, asservit et défaitl’homme au lieu de le servir). Il ne s’agit pas tant, ici, d’être antimo-derne, que de prendre en compte les conditions à respecter pour queles promesses d’émancipation de la modernité soient tenues.Nous le voyons : le gigantisme ne pose pas seulement un

    problème d’e#cacité politique, économique ou administrative, il recouvre un rapport au monde faussé, il constitue un risqueréel d’asservissement de l’homme, menaçant ainsi les promessesque la civilisation occidentale entendait honorer. D’une certainemanière, le gigantisme est ainsi également un enjeu de civilisa-tion, peut-être le plus important de notre temps.

    Encore faut-il dé!nir ce qu’est le gigantisme. Romain Dona-dini (lire pages 31 à 36) lui attribue la dé!nition suivante :

    Au sens strict, le gigantisme renvoie à l'idée d'un développement excessif de la taille d'une chose. Une structure ou une organisationest dite “gigantesque” (du latin gigas, qui signi!e “géante”) à partir dumoment où elle atteint une croissance qui excède la moyenne. Il y aun seuil à partir duquel l'accroissement de la taille d'une structureremet en cause l'équilibre général de celle-ci.

    DOSSIER FIL ROUGE

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 20198

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  • Il poursuit en citant « la loi de l'instabilité destructrice », énoncéepar le penseur Leopold Kohr :

    Dans le trop grand, l’instabilité est destructrice. Au lieu d’être stabilisée par la croissance, cette instabilité est augmentée par elle.Le même processus, qui est si béné!que pour des corps en dessousd’une certaine taille donnée, ne mène plus à une forme de maturitémais à la désintégration. Ce qui était auparavant une aide pourqu’elles atteignent leur forme idéale devient un danger, et si ellescontinuent de grandir, elles !nissent par devenir si grosses et si mala-droites qu’elles ne peuvent plus !nir que par s’e"ondrer4.Et Romain Donadini de conclure ainsi son propos : « Face au

    gigantisme et à l ’idéologie qui lui est corrélative, il nous faut retrouverles attaches locales qui fondent les communautés naturelles. »

    La finitude de l’homme face à son désir d’infiniDire qu’il faut retrouver le sens de la proportion, du concret,

    du local, de la communauté ou encore du prochain, cela entre peuà peu dans le sens commun, parce que nous partageons l’expé-rience d’une condition humaine douloureusement marquée parle gigantisme. Cependant, il ne su#tpas de le dire. En e"et, le mondesemble s’être emballé dans une coursefolle. La démesure semble devoir toutenvahir. Alors, quelle est la mesure del’homme ? Qu’est-ce qui est encore à taille humaine ? Pour répondre, nous avons besoin d’une ré$exion philosophique surl’homme face au gigantisme.

    Dans le grand entretien de ce numéro de Permanences (lirepages 11 à 24), le philosophe Henri Hude a accepté de relever ledé!. Il dé!nit ainsi la mesure de l’homme : « Dieu est la mesurede l'homme et l'homme est la mesure du reste. Il faut donc que l'hommetrouve sa juste mesure en référence à son créateur. »

    Nous apprenons ainsi que l’a"aire n’est pas simple puisqueDieu est la mesure de l’homme et que Dieu est in!ni. « C'est pourcela, poursuit Henri Hude, que cette expression “à taille humaine”

    GIGANTISME : UN ENJEU POLITIQUE ET CIVILISATIONNEL

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 9

    Dieu est la mesure de l’homme et l’homme est la mesure du reste

    4. Leopold Kohr, L’E!ondrement des puissances, R&N, 2018, p. 124.

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  • – ou comme disait Léon Blum “à l'échelle humaine” – est ambiguë.Car ce qui est uniquement à l'échelle humaine, comme si l'homme étaitla mesure de l'homme, n'est pas humain. »

    C’est ainsi que l’homme est appelé à maîtriser cette contradic-tion apparente entre son caractère !ni et sa tension naturelle versl’in!ni, qui re$ète sa vocation surnaturelle. Henri Hude appellel’homme contemporain à articuler pleinement les caractéristiquesde sa nature :

    L'homme est humain et il vit à l'échelle humaine, à taille humaine,lorsqu'il vise l'in!ni de manière in!nie et le !ni de manière !nie.Cela ne l’empêche pas de laisser un re$et de l'in!ni se poser sur sesbuts concrets et les valoriser.Cela implique de retrouver le sens d’une tempérance non pas

    vécue comme une contrainte mais comme une promesse divine:L'homme ne peut accéder à la tempérance que si la tempérance luidonne Dieu en échange. Sinon, il trouve l’in!ni précisément dansla croissance désordonnée et dans la transgression, il en a même besoin comme thérapie à ses frustrations métaphysiques. Il est doncindispensable d'ouvrir à l'homme l'accès à l'in!ni comme le moyennormal de survie. Cet accès à l’in!ni permet de garder l’aspect trans-cendant de sa destinée ; et donc de lui donner un avenir humain. Cela implique également de penser la substance de notre nature

    profonde : Nous avons besoin d’une philosophie de la loi naturelle. S'il y a unenature, il y a forcément une loi pour cette nature. [...] Notre pouvoir,aussi grand soit-il, doit s’adapter aux grandes lois de la nature quine changent pas. [...] Si l’on veut retrouver un principe, il faut partirde ce qui est à la fois le plus humain et le plus naturel ; et proba-blement aussi le plus divin. C’est-à-dire qu’il faut repartir du couple,de la famille. L’homme ne tracera aucun avenir authentiquement humain et

    ne trouvera aucune solution aux dérèglements du monde – poli-tiques, économiques, sociaux, culturels et écologiques – sans re-trouver la voie d’une sagesse philosophique, existentielle, spirituelleet politique. GUILLAUME DE PRÉMARE

    DOSSIER FIL ROUGE

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  • RENCONTRE

    Henri HudeREDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURE

    Le philosophe Henri Hude, connu comme spécialiste de philosophie politique, est engagé aujourd’hui dans la

    publication d’un essai de synthèse humaniste longuementmûrie1. Il nous propose une ré!exion prospective sur

    les grands enjeux contemporains, marqués par un gigantismequi semble conduire vers un monde qui ne serait plus

    à la mesure de l’homme.

    Permanences — L’homme aspire aujourd’hui à retrouver des réa-lités dites “à taille humaine”. Qu’est-ce qu’une “taille humaine” ?Est-ce là une manière ajustée d’habiter notre nature humaine ?Henri Hude — Dieu est la mesure de l’homme et l’homme estla mesure du reste. Il faut donc que l’homme trouve sa juste me-sure en référence à son créateur. Il y a dans la nature de l’hommeun ordre, une mesure, des lois, une constitution... Il doit les respecter. Il y a dans cette nature un but premier qui n’est autreque le but in!ni lui-même : l’union à la divinité. D’autre part,même quand il poursuit des buts clairement !nis, il faut, pourque l’homme soit satisfait, qu’il y ait un re"et de l’in!ni quivienne éclairer ses buts eux-mêmes !nis. C’est pour cela que cetteexpression “à taille humaine” – ou, comme disait Léon Blum, « à l ’échelle humaine » – est ambiguë. Car ce qui est uniquementà l’échelle humaine, comme si l’homme était la mesure de

    HENRI HUDEREDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURE

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 11

    1. La Formation des décideurs. Méditations sur un humanisme qui vient, Mame, 2018.Habiter notre nature. Écologie et humanisme, Mame, 2018. Ce monde qui nous rendfous. Ré!exion philosophique sur la santé mentale, Mame, 2019.

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  • l’homme, n’est pas humain. Les espaces in!nis e#raient quandon n’y voit pas encore l’ordre cosmique. Lorsque l’on a trouvé l’ordre cosmique, il est comme une structure en poupée russe.Vue ainsi, cette structure est certes gigantesque, mais à l’échellede l’homme, à l’échelle du désir humain qui vise l’in!ni. Autre-ment dit, l’homme est humain et il vit à l’échelle humaine, à taillehumaine, lorsqu’il vise l’in!ni de manière in!nie et le !ni de ma-nière !nie. Cela ne l’empêche pas de laisser un re"et de l’in!nise poser sur ses buts concrets et les valoriser, que ce soit sa famille,une profession, une association, l’art ou la science. Tout ceci estdéjà vrai dans l’ordre naturel ; et il faut ajouter à cela la vocationsurnaturelle de l’homme, qui va au-delà de la recherche de l’in-!ni. Cette vocation surnaturelle travaille l’homme de telle sortequ’il ne se satisfait jamais d’une simple vie naturelle, rationnelleet humaine, ou même religieuse et mystique à l’échelle humaine.Il y a quelque chose de plus qui le travaille et c’est pour cela quel’homme est si souvent tenté par la démesure. Cette démesuresera souvent un péché, mais c’est aussi en même temps la tracedu caractère à la fois in!ni et surnaturel de son désir.P. — Aujourd’hui, la notion de limite apparaît dans le débat public.Comment conjuguer cette notion avec le désir d’in!ni dont vousparlez ?

    H. H. — Ce qu’on appelle limiteest le fait que, dans son type,chaque individualité, chaque es-pèce comporte ordre, juste mesureet proportion. Les voies de la na-ture indiquent des proportions à la

    fois dans l’espace et dans le temps. Ce sont des systèmes ajustésoù l’on ne peut pas changer une proportion sans être obligé detout réorganiser. Or, l’homme ne peut procéder à cette réorgani-sation. Ainsi, celui qui veut accroître capricieusement une parti-cularité va créer un dysfonctionnement d’ensemble. C’est pourcela que ce que l’on appelle un “homme augmenté” sera plutôtun “homme disproportionné”, qui ne sera viable ni physiquement

    DOSSIER RENCONTRE

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    Ce que l’on appelle un “homme augmenté”sera plutôt un “hommedisproportionné”

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  • ni psychiquement. Tous ces délires n’aboutissent pas à la créationd’un surhomme, comme on l’imagine parfois, mais à une secondecrise écologique de grande ampleur qui ne frappera plus seule-ment l’environnement de l’homme, mais l’homme lui-même, àla fois dans son génome et dans son cerveau. L’homme a unestructure. Il faut respecter les lois, la constitution, les mesures etles proportions qui caractérisent cette structure. Néanmoins,cette structure est en développement vers l’in!ni. Il faut doncréussir à comprendre et à accepter cette articulation : l’hommeest constitué comme une structure “!nie”, au sens de “limitée”,mais qui comporte un développement virtuellement in!ni, aveccependant la conservation de sa structure typique. P. — Cela revient-il à appliquer l’idée de “juste milieu”, qui est lemilieu entre l’excès et l’insu"sance ?H. H. — Le juste milieu est ce que doivent déterminer la raisonpratique et la vertu de prudence : c’est ce qui est entre le trop etle pas assez. Pour bien comprendre le juste milieu, il faut se situerintellectuellement à l’intérieur même d’une structure sociale etde notre nature humaine. La structure sociale est organisée avecun système de rapports et de proportions.Il est possible de fausser ces rapports. Parexemple, dans n’importe quelle société,dans n’importe quelle économie, il existeune part à mettre dans l’épargne qui sertde réserve pour préparer les investissements et l’avenir ; une autrepart dans la consommation ; une autre encore dans les pro!ts…Il faut répartir ces parts de manière juste. On comprend qu’il y aplusieurs grandeurs, plusieurs valeurs dont il faut tenir compte :le présent, l’avenir, l’égalité ou l’inégalité... Il s’agit de combiner cesvaleurs en trouvant ce que l’on pourrait appeler un centre de jus-tice. Ce milieu peut tendre davantage d’un côté ou de l’autre, celadépend de l’évaluation prudentielle. Néanmoins, on se rend comptequ’à un certain moment, on est complètement en dehors de laprudence et qu’on a déformé la structure au point de la rendrefragile et exposée à la rupture, parce que l’on n’a pas respecté les

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    On a déformé la structure au point de la rendre fragile

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  • proportions, si bien que cela ne fonctionne plus. L’un des signesque cela ne fonctionne plus c’est que l’homme crie, il sou#re etl’on se fait la guerre. C’est ce qui nous menace aujourd’hui enOccident, comme souvent dans l’histoire des hommes ; et c’esttrès problématique.P. — Cette disproportion moderne signi!e-t-elle qu’il faille aban-donner l’idée de grandeur d’un pays, qui est parfois portée par lapromesse politique, notamment en France ?H. H. — Il est d’abord nécessaire que les besoins de base soientsatisfaits : la sécurité, la prospérité, la santé et un ensemble deservices. Il faut aussi que chaque famille puisse avoir une vie spi-rituelle et monter vers la Divinité. Il est vrai que tout ceci estplus important que d’avoir des grandes entreprises colossales.Cependant, ce n’est pas seulement de manière individuelle quel’homme a des buts, mais aussi de manière collective. Un paysdoit donc se donner collectivement des buts, ce qui peut requériren e#et une certaine idée de grandeur. Mais ce pays ne doit pasoublier qu’il a le devoir, à la mesure de ses forces bien sûr, de semettre au service du genre humain, car il y a aussi des besoinsqui concernent l’humanité dans son ensemble, il y a un biencommun du genre humain. Il est donc juste de s’y intéresser etd’y participer. En ce sens, l’idée de grandeur d’un pays, d’in-"uence sur le monde, ne signi!e pas nécessairement la volontéde puissance impériale pour dominer les autres, mais peut aussiexprimer la coopération et la participation à l’administration dubien commun. P. — Comment penser aujourd’hui le bien commun du genre humain ?H. H. — Quand on est politique, il est indispensable de regarderles choses sur au moins une ou deux générations. Quand on estphilosophe, on peut voir à l’échelle des siècles. Supposons doncque le genre humain en ait encore pour 2 000 ans avant la Pa-rousie. Il faut alors imaginer ce que peut donner l’avancée de lascience et de la technologie actuelle pendant ces deux millénaires.

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  • L’on peut alors imaginer que le monde sera de plus en plus tota-litaire en attendant un cataclysme. Il faut imaginer, par exemple,l’évolution de l’armement et l’accroissement de sa capacité des-tructrice à grande échelle. Il y a un moment où, compte tenu descapacités technologiques, le danger sera tel que l’homme voudraêtre surveillé dans la totalité de ses actions et se soumettra à un contrôle a priori. Tout acte devra être soumis à une autorisa-tion préalable. S’il n’y a pas une puissance spirituelle saine capablede maîtriser ce développement, tout cela deviendra infernal.Cette vision à très long terme nous met tous devant notre res-ponsabilité.P. — Comment notre monde peut-il demeurer humain ?H. H. — Si nous voulons que le monde soit humain, et garder lalimite, il faut absolument trouver ce supplément d’âme qui,comme disait Bergson, est requis pour maîtriser ce corps méca-nique démesurément agrandi qu’est le monde moderne. Cela nepeut être une vague spiritualité, mais une conversion profondeet une réforme d’ensemble. Je pense qu’il y a une dramatique disproportion aujourd’hui entre ladurée que doit être capable d’anti-ciper le politique et l’instantanéitégrotesque dans laquelle nous en-ferment le temps médiatique et lamesquinerie des élections pour des mandats d’une brièveté consi-dérable. Cinq ans nous paraissent une éternité d’un point de vuemédiatique. Et pourtant, que représentent cinq années à l’échellede l’histoire ?P. — Une certaine tempérance peut-elle réguler l’extension despossibilités techniques ?H. H. — Tout ce qui est possible n’est pas pour autant souhaita-ble, mais il nous faut une règle pour pouvoir distinguer avec soince qui est possible mais ne doit pas être fait. Si l’on n’envisage pasl’avenir lointain et la croissance de la technologie des siècles etdes millénaires à venir, il n’y a absolument aucun avenir humain,

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    Tout ce qui est possiblen’est pas pour autant souhaitable

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  • ni dans le progrès ni dans l’antiprogrès. Les dé!s de l’avenir de-mandent de la tempérance. La tempérance, vous ne la développezpas simplement par peur de la catastrophe ou par pression idéo-logique ou sociale. En e#et, l’homme a besoin de viser l’in!ni ;et il n’accepte la limite que si celle-ci est une expression de l’absolu,une condition d’accès à l’in!ni. Aujourd’hui, nous ne pouvonsdonc plus en rester à la laïcité de papa. Les problèmes sont telsque, si on ne remet pas l’Absolu, Dieu, au centre des problèmes,y compris politiques, nous serons incapables d’a#ronter les dé!s.L’homme ne peut accéder à la tempérance que si la tempérancelui donne Dieu en échange. Sinon, il trouve l’in!ni précisémentdans la croissance désordonnée et dans la transgression, il en amême besoin comme thérapie à ses frustrations métaphysiques.Il est donc indispensable d’ouvrir à l’homme l’accès à l’in!nicomme le moyen normal de survie. Cet accès à l’in!ni permetde garder l’aspect transcendant de sa destinée ; et donc de luidonner un avenir humain.P. — Remettre Dieu au centre, oui, mais quel Dieu ? Dès que cesquatre lettres sont posées, c’est le début de la discorde...H. H. — Dieu, j’ai dit Dieu, « mot énorme » dit Victor Hugo !P. — Le problème c’est que l’idéologie libérale impose l’idée qu’iln’y a pas de conception universelle de ce que pourraient être Dieu,le bien et le mal...H. H. — Les idées s’imposent pendant un temps. Quand j’étaisjeune normalien, l’idée qui s’était imposée était le marxisme. C’est

    terminé. Il ne faut pas se laisser enfermerdans le présent. Le néolibéralisme porteen lui tant de contradictions qu’il s’e#on-drera. L’idée que nous serions dans unâge postmétaphysique ne me semble pas

    juste. On ne sort jamais de la métaphysique, on en change ; onne sort jamais de la religion, on change de religion. D’une cer-taine manière, l’irréligion est une autre religion. On congédie enquelque sorte Dieu pour retrouver une multitude de dieux.

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    On ne sort jamais de la métaphysique, on en change

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  • P. — En attendant le retour de Dieu, comment penser une naturehumaine qui puisse constituer une référence commune ?H. H. — Nous avons besoin d’une philosophie de la loi naturelle.S’il y a une nature, il y a forcément une loi pour cette nature. La dé!nition par Kant de la nature est très intéressante : uneexistence sous des lois. Inversement, la dé!nition de la loi est lasuivante : une législation pour quelque chose, qui est une nature.La science met en évidence des lois de la nature et met aussi enévidence l’existence même des natures. L’homme découvre leslois de la nature, non pas simplement en explorant l’univers, maisen se retournant en quelque sorte sur lui-même. Si l’on supposeque Dieu se sert de l’homme, de l’esprit humain qu’il a créé,comme d’une mesure pour constituer le reste du cosmos, c’estalors tout à fait normal que l’homme découvre dans son huma-nité des modèles qui sont pertinents pour comprendre le restedu monde. C’est l’un des éléments de l’humanisme que de re-connaître le fait que nous naissons avec, en nous, cette clé decompréhension de l’univers. Ce n’est pas un concept a prioriplaqué sur le donné. Au contraire, nous faisons une expériencehumaine de type réaliste, cette expérience comporte des struc-tures que nous trouvons en nous analysant nous-mêmes commehumains ; et qui nous permettent de comprendre le monde, ycompris notre nature sociale et politique. P. — Y a-t-il une mauvaise compréhension de la nature sociale etpolitique de l’homme dans le mouvement actuel d’accroissementconstant de la taille des centres de décisions politiques (Union européenne, grandes régions, hypercommunalités, etc.) ?H. H. — Vous soulevez le problème de la bonne application dela subsidiarité aujourd’hui. Le principe de subsidiarité ne fonc-tionne pas pour n’importe quelle sorte de structuration, mais ilest aussi un principe pour prescrire l’organisation comme telle.Il y a aujourd’hui un défaut de l’organisation elle-même deséchelons politiques. Quelle est la solution dans ce contexte demondialisation ? Le retour au village serait, dans l’état actuel des

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  • choses, aussi monstrueux en son genre et aussi contre-nature quel’élévation des niveaux de décisions très au-delà de ce que le citoyen peut appréhender. Dans ce phénomène de mondia-

    lisation, d’augmentation de l’échelledes communautés politiques, il y aplusieurs phénomènes. Il y a toutd’abord la croissance démographique.Il y a aussi le progrès technologique,le progrès des communications et

    des transports. Ce sont des faits qui n’ont pas en eux-mêmes decaractère pathologique, mais qui engendrent des conséquencesdi$cilement maîtrisables. En parallèle de cette croissance “naturelle”, nous vivons une dérégulation complète de l’esprit etnous imaginons un modèle technocratique qui est aussi imparfaitque notre idée de la science. Nous croyons que ce modèle tech-nocratique nous permet d’acquérir un pouvoir in!ni et de fairece que nous voulons de ce pouvoir. C’est un manque de sagesse.Ce n’est pas bien et ce n’est pas fonctionnel.P. — Il faudrait donc revenir à la loi naturelle...H. H. — Notre pouvoir, aussi grand soit-il, doit s’adapter auxgrandes lois de la nature qui ne changent pas. Le problème sesitue dans la raison. Il faut que la raison comprenne qu’elle n’estpas face à un matériau auquel elle doit imposer sa forme maisface à un ordre qui a déjà sa forme. Cet ordre peut certes s’ajusterà nos besoins, précisément parce que c’est un ordre anthropocen-trique, mais il ne peut s’ajuster à nous que si nous nous ajustonsà Dieu. En e#et, si nous ne nous ajustons pas à ce qui est notremesure, notre action détruit l’ordre qui conditionne notre propreexistence. Si l’on veut retrouver un principe, il faut partir de cequi est à la fois le plus humain et le plus naturel ; et probablementaussi le plus divin. C’est-à-dire qu’il faut repartir du couple, dela famille. Nous avons là une base relativement claire et identi-!able. Nous devons dire ensuite ce que doit être la communautépolitique pour que la famille puisse vivre et s’épanouir commefamille. Nous devons déterminer comment les familles doivent

    DOSSIER RENCONTRE

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    Il y a aujourd’hui un défaut de l’organisationelle-même des échelonspolitiques

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  • s’articuler avec la patrie pour participer à la vie de la cité. Ensuite,la question est de savoir quelle doit être l’organisation interna-tionale pour que les communautés politiques puissent être respec-tueuses des familles. Combien d’échelons faut-il entre la familleet le genre humain ? Comment doit s’organiser la communautédu genre humain, en quel sens doit-elle s’organiser ? Ce sont lesquestions de demain.P. — C’est l’enjeu de ce qu’on appelle les corps intermédiaires... H. H. — Nous avons tout un ensemble de réalités en e#et, quel’on appelle associations, entreprises, communes, villages, villes,régions, pays, nations, confédérations, alliances... Il faut partir, àla base, des vrais besoins naturels liés à la famille ; et, au sommet,des exigences de paix. Il faut la non-guerre car la guerre, avectous les moyens technologiques d’aujourd’hui, est cataclysmique.Il ne faut pas s’imaginer que, parce que c’est complètement fou,on ne fera pas la guerre. Ce n’est pas exclu. Rétrospectivement,nous nous rendons bien compte que la guerre de 1914 fut unefolie. L’Europe y a perdu son pouvoir mondial ; et nous, Français,avons perdu un million et demi de soldats pour récupérer un mil-lion et demi d’Alsaciens-Lorrains. Cela n’a pas le moindre sens.P. — Aujourd’hui, le discours dominant associe la demande de paixet la dissolution des nations, en disant que les nations produisentla guerre. Comment appréhender cette question ?H. H. — Ce n’est pas telle ou telle institution (nation ou autre)qui cause la guerre. Ce qui la produit, ce sont l’injustice, la rapa-cité, la soif de domination. S’il n’y avait qu’un seul État, il y auraitencore place pour des guerres civiles, des guerres de sécession, de religions, etc.

    Si l’on prend un certain recul, on voit qu’il y a surtout eu, à travers tout l’Occident, une lutte entre les grandes idéologies issuesde la modernité (libéralisme, communisme, fascisme). Entre 1918 et1970, il y a eu, globalement, un glissement vers le communisme et lesocialisme. Après 1980 s’est produite, avec l’embourgeoisement dûaux progrès techniques et au capitalisme, une réaction néolibérale.

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  • Cette réaction atteint aujourd’hui ses limites. Les néolibéraux ontmis en œuvre une politique extrêmement audacieuse et ils ontgagné : ils ont fait tomber l’Union soviétique, bloqué le commu-nisme dans le tiers-monde et la socialisation dans nos démocratieseuropéennes. Ils ont même rendu néolibéraux les partis socialistes.Les socialistes se sont en e#et tournés vers le militantisme sociétal,après avoir abandonné leur horizon collectiviste, faute de pouvoir

    défendre les classes populaires.Les libéraux ont mis en œuvre uninvestissement massif dans lespays émergents, et pratiqué unsous-investissement chez nous.Dans le même temps, ils ont pro-

    gressivement imposé une limitation drastique des démocraties etdes États-nations. Ils ont fait en sorte, pour cela, que les constitu-tions nationales soient soumises à des traités internationaux quiportent en eux les politiques néolibérales. D’un autre côté, ils ontmis en œuvre une politique culturelle qui vise à réorienter les passions de liberté et d’égalité vers des buts qui soient compatiblesavec le libéralisme. La liberté politique n’est plus à l’ordre du jour,nous sommes au temps de la liberté sexuelle. Au lieu de fournirl’égalité économique, ils ont détourné la soif d’égalité vers des objetscompensatoires : égalité des sexes, de genre, de culture, égalité deslangues, égalité des races, etc. En ce sens, la révolution libertaire deMai 68 a eu pour objet principal d’empêcher la révolution socialiste.Aujourd’hui, cette politique néolibérale culmine incontestablement.La révolution sexuelle et les délires paranoïaques sociétaux ne sontplus euphorisants et deviennent même angoissants, fatigants et dé-primants. Dans les sociétés occidentales, la lutte des classes renaît,entre béné!ciaires et victimes de la mondialisation. Les gouverne-ments ne savent pas dé!nir un nouvel équilibre équitable. Le niveaud’inégalité et le sentiment d’être privé de libertés politiques etd’identité historique devient intolérable. Nous en arrivons au pointculminant de la politique néolibérale.P. — Faut-il réhabiliter l’échelon de la nation ?

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    La révolution sexuelle et les délires paranoïaquessociétaux ne sont plus euphorisants

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  • H. H. — La nation est presque une entité de droit naturel, enquelque sorte le développement de la sociabilité naturelle de l’êtrepolitique. Mais dans la logique d’ensemble de la Modernité,l’homme est dé!ni comme autonomie radicale ; et chaque na-tionalité veut se dé!nir comme autonomie radicale, comme unpouvoir qui ne doit rien à personne et qui ne peut être en sécuritéqu’en dominant les autres. À ce moment-là, soit on trouve un pactesocial des nations, soit on se retrouve face à des empires rivaux quise fracassent les uns contre les autres. C’est toute l’histoire duXXe siècle. Nous avons donc besoin de nations qui se conçoiventautrement que comme des libertés modernes. Nous avons besoinde nations capables de reconnaître un droit naturel qui ne vientpas de leur arbitraire subjectif, un droit des nations qui portel’exigence de paix, de respect des autres. Pour cela, il faut que lesnations aient quelque chose à faire ensemble. Le sens collectifd’une ville était jadis de bâtir sa cathédrale. Les réactions à l’in-cendie de Notre-Dame mettent en évidence cette vérité : si nousne construisons pas ensemble cette cathédrale qui va vers le ciel,nous sommes condamnés à rechercher à l’in!ni nos seuls intérêts.En ce cas, nous nous faisons la guerre et nous ne construisonspas la Cité. P. — La Cité existe-t-elle encore ou sommes-nous à l’ère des tribus ?H. H. — Aristote dit que le politique, c’est la Cité, car dans laCité les tribus se rencontrent. Le politique, nous dit-il, est plusqu’une extension du principe familial. La France n’est pas sim-plement une grande famille. Elle représente une communautépolitique rationnelle, mais qui n’est pas sans lien avec la famille.Nous parlons de langue maternelle, de patrie, qui est la terre despères. Si nous essayons de comprendre l’ordre politique et les na-tions avec la méthode et la logique que nous laisse la philosophiemoderne et post-moderne, nous ne pouvons pas nous en sortir.Nous cherchons de bonne foi, avec notre raison, des solutions ànos problèmes mais il faut envisager que la forme que nous avonsdonnée à notre raison soit l’essentiel même du problème. C’estnotamment pourquoi je pense qu’il faut veiller à ne pas entrer

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  • avec trop d’enthousiasme dans les rixes politiques existantes. Jedis cela particulièrement pour les catholiques car ils risquentd’être instrumentalisés comme une force d’appoint au service demouvements dont l’aspiration est unilatérale. Ensuite, c’est unequestion importante que de savoir comment agir concrètement. P. — Faut-il prôner l’action à l’échelle locale, aux premiers échelonsqui nous sont accessibles ?H. H. — Il y a en e#et des échelons qui ne sont pas accessiblesaujourd’hui. C’est une question de rapport de forces politiquesdans l’instant présent. À mon avis, l’action politique des catho-liques doit être ouvertement catholique et de l’ordre du droit na-turel, sans pour autant cesser d’être une action religieuse. Réussirà articuler ces deux dimensions n’est pas toujours facile. Tout

    d’abord, il ne faut pas se cacherderrière son petit doigt : lesseuls qui font aujourd’hui réfé-rence au droit naturel sont lescatholiques. Mais le catholicismeimprègne encore nos représen-

    tations communes. Le laïcisme républicain à la française est pro-digieusement catholique et français. Le catholicisme en France està la fois une religion surnaturelle et la religion naturelle, plus oumoins consciente, de tous ceux qui sont humanistes. La religionleur casse les pieds pour diverses raisons, historiques, morales ouintellectuelles... Mais s’ils avaient une religion (et dans le fondils en ont une), ce serait celle-ci. Nous le voyons avec l’émotioncollective suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris.P. — Croyez-vous au retour du religieux ?H. H. — L’homme est un animal religieux. Il tend vers l’Absolu.Il a un sens du sacré. Il comprend qu’il n’est pas une bête commeles autres, que la nature n’est sacrée que parce que lui-même estdedans. C’est ce que j’appelle l’humanisme. Et Dieu aussi, d’unecertaine manière, est humaniste. Le fait que Dieu se fassehomme montre l’humanisme de Dieu. Ce n’est pas Dieu qui

    DOSSIER RENCONTRE

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    L’action politique des catholiques doit être ouvertement catholique etde l’ordre du droit naturel

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  • transforme la nature humaine, elle reste humaine et la nature divine reste divine. C’est immuable, mais il y a une union hypo-statique, l’homme-Dieu existe vraiment, il s’appelle Jésus-Christ.Le baptême est le moyen institué par Dieu pour que chacunpuisse participer à l’être même de cet homme-Dieu. L’hommehumaniste peut donc considérer comme normal que Dieu se soitfait homme. Si nous faisions sauter un certain nombre de verrous,les gens se reconvertiraient en masse : le verrou d’une raison dé!nie par le doute, le verrou de l’autonomie radicale, le verroude la liberté politique mal comprise qui ne conduit qu’à des despotismes. Je pense que c’est ce qui se produira.

    HENRI HUDEREDÉCOUVRIR LA JUSTE MESURE

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 23

    ♦ POUR ALLER PLUS LOINHenri Hude : une “saga” philosophique sur l’humanisme chrétien

    Benoît XVI a écrit que nous avions besoin d’une “nouvelle syn-thèse humaniste”. C’est un tel essai de synthèse que tente HenriHude, à travers une “saga” philosophique orientée vers le pointde vue pratique. Aujourd’hui proposée à travers trois ouvragesédités chez Mame (collection Humanisme chrétien), elle sera suiviede deux autres.

    Pour Henri Hude, ce projet de “saga” est un travail “en margue-rite” : « Représentez-vous cette "eur. Il y a un centre, la corolle, à deux foyers, l’Homme et le Bien (qui est le nom philosophiquede Dieu). Les pétales sont l’étude des problèmes pratiques et larecherche de leurs solutions. »♦ Vol. 1, La Formation des décideurs. Méditations sur un humanisme

    qui vientPour étudier le problème de la formation des décideurs, il faut

    remonter au problème de l’humanisme contemporain. Pourquoidevient-il inhumain ? Dans cet ouvrage, qui constitue en quelquesorte l’introduction générale de sa “saga”, Henri Hude pose lesbases d’un humanisme chrétien qui surmonte l’humanisme laïquemoribond tout en assimilant ses aspects positifs.

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  • DOSSIER RENCONTRE

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    ♦ Vol. 2, Habiter notre nature. Écologie et humanismeLa cause première de la crise écologique est notre culture d’auto-

    nomie radicale. Cette situation nous oblige à repenser complète-ment la liberté et l’autonomie, et à redécouvrir la nature. HenriHude propose une réforme de l’autonomie radicale issue des Lumières, pour passer à une autonomie de philia (naturelle) et àl’autonomie intégrale (surnaturelle).♦ Vol. 3, Ce monde qui nous rend fous. Réflexion philosophique sur

    la santé mentale (dernier ouvrage paru, Mame, 2019)Pour appréhender les problèmes actuels de santé mentale, il

    convient de remonter au désir premier, qui est le désir de Dieu, del’Absolu. La “crise neuronale” est liée à la frustration inconscientede ce désir et aux compensations idolâtriques, qui provoquentl’angoisse, la culpabilisation, d’où suivent névroses, dépressions,etc. Dans cet ouvrage, le freudisme, notamment, est complètementassimilé et retourné. Ouvrages à venir ♦ Vol. 4, sur l’Éducation♦ Vol. 5, sur la Famille

    La pensée en marguerite« La pensée qui se structure “en marguerite” part toujours de deux foyers

    sûrs et y revient, car le questionnement radical lui livre en même tempsses deux pôles : l’Homme et le Bien. Près du double centre de cette ellipsese révèlent les principes vivants et les vérités principales. Autour d’eux, etpar eux, les faits et les raisons viennent s’agréger et s’organiser. Chaque“pétale”, une fois relié au centre, offre une perspective sur la totalité de la“fleur”. Chacun éclaire la solution d’un grand problème pratique. La penséecircule entre le bien qui est la corolle et l’extérieur du pétale. De nouvellesméditations peuvent constamment préciser, enraciner et déployer la visionpratique. »

    HENRI HUDE

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  • PROPORTION IS BEAUTIFULMathématicien et philosophe, auteur de l’essai Une questionde taille1, Olivier Rey invite notre Modernité à retrouver lesens des proportions.

    La sobriété nous sera imposée par les circonstances, par l’état du monde. Les dernières décennies écoulées, de consommation àoutrance, ayant fait la preuve que ladite consommation n’apportenullement un bonheur et un épanouissement sans précédents, la perspective de revenir à des modes de vie plus sobres n’a riend’e#rayant. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’ampleur de la transitionà e#ectuer en un temps très restreint. La cure de désintoxicationmenace d’être très brutale et, comme il n’existe pas d’institution àmême de prendre en charge le patient le temps qu’il trouve un nouveléquilibre, la détresse accompagnant le sevrage risque d’engendrerdes crises profondes, provoquant de terribles dégâts.

    C’est pourquoi il importe :- premièrement, de faire évoluer nos modes de vie aussi vite que

    possible, pour essayer de devancer, si peu que ce soit, le choc contrele mur de la nécessité, et de lisser, autant que faire se peut, les boule-versements que nous aurons à vivre ;

    - deuxièmement, de donner un sens positif à ces bouleverse-ments. Il s’agit de comprendre que les changements majeurs quinous attendent portent véritablement en eux la promesse d’une viemeilleure. En être conscient sera une ressource considérable pournous aider à traverser les phases ingrates de la transition, et à faireque ces phases soient, précisément, les moins ingrates possible.

    L’Occident s’est habitué à penser, depuis des siècles, que leshommes ne doivent compter que sur eux-mêmes pour assurer leurbonheur, et que ce bonheur doit toujours être arraché à l’ordre deschoses. Les humains, certes, ne sont pas de petits oiseaux, et il estassurément conforme au plan divin qu’ils s’emploient à transformer

    RÉFLEXIONPROPORTION IS BEAUTIFL

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    1. Éd. Stock, collection Les essais, 2014.

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  • leur environnement. Mais la transformation est une chose, l’épui-sement et le saccage en sont une autre. De plus, les dispositifs tech-nologiques qui nous facilitent la vie nous privent aussi, quand ilsdeviennent omniprésents et hégémoniques, de l’exercice plein etentier de nos facultés natuelles, source la plus sûre de contentement

    en cette vie. Ce qui fait qu’en termes d’arti!cialisation, il convient de ne pasaller trop loin. Or, nous sommes déjà allésbeaucoup trop loin. Aujourd’hui, l’arti!cenuit davantage à l’épanouissement et à lafructi!cation d’une vie humaine qu’il ne la

    sert. Il s’ensuit qu’au-delà de la douleur des ajustements auxquelsnous devrons procéder, la perspective d’une vie plus sobre est aussila perspective d’une vie meilleure.

    Retrouver le sens des proportionsParmi ceux qui peuvent nous aider à penser cela, il faut compter

    un auteur à la fois connu et méconnu, Ivan Illich. Il y a un paradoxeà son propos. Sa critique – non pas extrémiste, mais radicale – de la dynamique de “développement” des sociétés a suscité un vifintérêt dans les années 1960 et 1970. Puis, avec la !n de la recons-truction consécutive aux guerres mondiales et les premiers chocspétroliers, sont arrivés le chômage de masse, les crises à répétition,le surendettement, l’exclusion à grande échelle, et un large consen-sus s’est formé pour considérer que ce qui importe avant tout, a!nd’améliorer la situation, est le rétablissement d’une croissance éco-nomique forte. C’est ainsi que, de façon déconcertante, les mauxque pointait la critique d’Illich, en s’aggravant, ont conduit à mettrela critique de côté, à la marginaliser, à en faire pratiquement unsouci d’esthètes ou d’irresponsables coupés du seul vrai problème,celui qui conditionne tout le reste : la croissance.

    Dans le contexte présent, la pensée d’Illich mérite d’être à nou-veau méditée. Plus le temps passe, en e#et, plus ses ré"exions serévèlent actuelles, et plus elles apparaissent comme de précieusesressources pour faire face à la situation présente, tant d’un point devue critique – a!n de comprendre les maux dont nous sou#rons –

    DOSSIER RÉFLEXION

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    En termes d’artificialisation, il convient de ne pas aller trop loin

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  • que d’un point de vue constructif – pour dégager les principes directeurs d’une société capable de répondre aux espoirs de la mo-dernité, c’est-à-dire une société qui permette un véritable épanouis-sement et une véritable fructi!cation de la vie humaine.

    Ivan Illich a élaboré une boussole intellectuelle, dont nousn’avons que trop besoin pour nous orienter dans une jungle des faitssans cesse plus épaisse. Cette boussole, il nous en a donné de nom-breux éléments dans son ouvrage intitulé La Convivialité (1973).À la !n de sa vie, il nous a fourni quelques indices supplémentairesdans une conférence où il rendaithommage à Leopold Kohr. Kohr est un homme dont la notoriété n’apas dépassé des cercles restreints ; etquand d’aventure son nom est évo-qué, c’est souvent à travers l’in"uencequ’il a pu exercer sur l’économiste anglais Ernst Friedrich Schuma-cher, auteur en 1973 d’un essai à succès dont le titre est devenu unslogan : Small is Beautiful2. Illich prend soin de souligner que lapensée de Kohr va bien au-delà d’une simple apologie du petit :

    Kohr reste aujourd’hui un prophète, parce que même les théoriciensdu small is beautiful n’ont pas encore découvert que la beauté et lebien ne sont pas une a#aire de taille, en dimensions ou en intensité,mais une question de proportions. [...] Bien peu ont saisi le cœur de sonpropos : l’importance qu’il accorde à la proportionnalité. S’inspirantde lui, beaucoup sont allés jusqu’à chérir tout ce qui est petit3.

    Il se trouve que dans le monde actuel, en proie au gigantisme,aux excroissances monstrueuses, à la mondialisation compulsive, lesens des proportions doit pousser, à peu près partout, à la réductiond’échelle. Pourtant, cet aspect circonstanciel ne doit pas faire oublier

    PROPORTION IS BEAUTIFL

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 27

    2. Leopold Kohr est né en 1909 près de Salzbourg. L’Anschluss, en 1938, l’a conduità quitter l’Autriche et à s’exiler aux États-Unis. De 1943 à 1955 il a enseigné l’éco-nomie et la philosophie politique à l’Université de Rutgers (New Jersey) puis, de1955 à 1973, il a été professeur d’économie et d’administration publique à l’Uni-versité de Porto Rico.

    3. « %e Wisdom of Leopold Kohr », 1994. Une traduction française de cette confé-rence est disponible dans le recueil de textes d’Ivan Illich intitulé La Perte des sens(trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004).

    La beauté et le bien ne sont pas une affaire detaille mais une question de proportions

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  • le principe fondamental : non pas l’apologie du petit en tant que tel,mais la recherche, en toutes choses, de la taille la plus appropriéepour l’épanouissement de la vie humaine et sa fructi!cation. Alorsseulement la critique du gigantisme ambiant peut ouvrir sur un horizon constructif.

    Mesure numérique et juste mesureC’est un lieu commun que de noter la place énorme prise par la

    mesure dans les sociétés modernes. Une frénésie de mesures s’estemparée de celles-ci, ne laissant à peu près rien échapper à son emprise. Il convient, cependant, de s’entendre sur le sens accordé àce terme. Platon, dans Le Politique, prend soin de distinguer deuxfaçons de mesurer : d’une part, les choses se mesurent les unes parrapport aux autres, d’autre part elles se mesurent par rapport à lajuste mesure (μέτρον ), au convenable, à l’opportun (καιρὸς )4. C’està la première façon de mesurer que les sociétés modernes s’adonnentsans retenue. Dans le même temps, la seconde façon a été à peu prèstotalement perdue de vue.

    Or c’est précisément cette seconde façon de mesurer qui, àquelque sujet qu’il s’intéresse, guide Ivan Illich, c’est elle qui est aucœur de sa pensée. De là vient le très grand décalage entre celle-ciet l’atmosphère ambiante, de là également l’immense intérêt qu’ily a à l’explorer. Illich nous invite à réélaborer un rapport au mondeinspiré par le principe de proportionnalité – proportionnalité entreles moyens et les !ns, d’une part (pas de déchaînement technique

    pour remplir des tâches frivoles, ou quipourraient être accomplies plus simple-ment), entre les !ns poursuivies et les facultés de l’être humain d’autre part (ceque permet la technique doit demeurercommensurable avec les facultés humaines;

    sans quoi, la technique humilie, asservit et défait l’homme au lieude le servir). Il ne s’agit pas tant, ici, d’être anti-moderne que deprendre en compte les conditions à respecter pour que les pro-messes d’émancipation de la modernité soient tenues.

    DOSSIER RÉFLEXION

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 201928

    4. Platon, Le Politique, 283e, 284d-e.

    Réélaborer un rapport au monde inspiré par le principe de proportionnalité

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  • Que les sociétés contemporaines doivent apprendre à renouer avecla limite est en passe de devenir un lieu commun, tant l’illimitationqui les caractérise est grosse de menaces. Pourtant, ce constat restesans force, tant nous nous trouvons aujourd’hui démunis lorsqu’ils’agit de donner à l’idée de limite un autre sens que celui de fron-tière temporaire ou abusive, signe d’un dé! à relever ou d’une tyrannie à renverser. Nous ne faisons pas que craindre, aujourd’hui,les catastrophes, écologiques ou anthropologiques : d’une certainemanière, nous les attendons, comme seules susceptibles de nousimposer des limites que nous sommes devenus incapables de penserpositivement.

    Le sens de l’interditCela, si on y ré"échit, est une très vieille histoire. Dans le jardin

    d’Eden, il n’y avait qu’un interdit, un seul. Qui plus est, extrême-ment restreint : d’un arbre unique, il ne fallait pas manger les fruits.L’arbre à connaître le bien et le mal, dit-on. Les langues archaïquesn’avaient pas de mots pour désigner les totalités, qu’elles indiquaientpar leurs extrémités. Ainsi Dieu ne crée-t-il pas le monde, il créele ciel et la terre. Le bien et le mal sont deux extrémités de laconnaissance, et l’arbre à connaître le bien et le mal s’appellerait,aujourd’hui, l’arbre à vouloir tout connaître ; ou encore l’arbre àvouloir tout dominer. Les fruits de cet arbre ne devaient avoir aucune vertu particulière. Leur seule singularité, c’était qu’il fallaits’abstenir de les manger. Par cette abstention, l’homme et la femmen’étaient pas coupés de la totalité : simplement, en mettant uneborne à leurs pulsions d’annexion, ils se trouvaient dans l’état d’es-prit qui permet d’être l’un avec l’autre, d’avoir part à la totalité avecl’autre, avec les autres.

    Au premier chapitre de la Genèse, Dieu dit à l’homme et à lafemme :

    « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; domi-nez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animauxqui rampent sur la terre. » Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbesportant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous lesarbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture. »

    PROPORTION IS BEAUTIFL

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  • L’interdit, le tout petit interdit, qui vient au chapitre suivant,c’est le rappel que malgré tout, en ce monde, tout n’est pas à la dis-position des humains – qu’en ce monde, il y a du non consommable.Ce rappel n’est pas une restriction que Dieu aurait mise à ses dons,mais au contraire un don supplémentaire. De même que Dieu amis une limite à l’exercice de sa puissance pour qu’existent face àlui des êtres libres (limite qui est l’expression même de sa toute-

    puissance, car une puissance ne sachantse limiter serait esclave d’elle-même),de même l’homme doit mettre une limite à ses pulsions d’emprise pours’accomplir en tant qu’être libre. C’est

    ainsi qu’il ressemble à son Créateur. Le serpent, quant à lui, induitune autre idée de la ressemblance à Dieu : l’absence de toute limite.Et c’est cette idée qui demeure aujourd’hui largement dominante.

    Dans une telle situation, il convient certainement de méditer ànouveau le sens des premiers chapitres de la Genèse. Nous pouvons,ensuite, nous rappeler ce que disait Nietzsche : il est bon qu’unevérité ait deux jambes plutôt qu’une, cela lui permet de marcher. À ce titre, l’idée de “mesure” dans le second sens désigné par Platon,dans le sens de la “juste mesure”, celui-là même qu’Illich s’e#orced’appliquer en de multiples domaines, peut aussi nous être dequelque secours. La limite n’apparaît plus, envisagée ainsi, commeun arbitraire à renverser, mais comme la conséquence d’un rapport,d’un principe de proportionnalité (logos) où l’ontologique, l’éthiqueet l’esthétique se rejoignent. Par bonheur, ce logos n’a rien d’ésoté-rique : c’est au contraire au sens commun qu’il est le plus accessible.

    OLIVIER REY♦ Ce texte est tiré d’une conférence prononcée par Olivier Rey

    au Colloque « Objection de croissance et christianisme – Quelles convergences ? Quelles divergences ? », Lyon, Espace culturel Saint-Marc, 18-20 novembre 2011.

    ♦ Dernier ouvrage paru : Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, 2018.

    DOSSIER RÉFLEXION

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 201930

    En ce monde, tout n’est pas à la disposition des humains

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  • LE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIALFace au gigantisme contemporain, qui consacre l’ère desmasses, il convient de retrouver l’échelle des communau-tés naturelles.

    Au sens strict, le gigantisme renvoie à l’idée d’un développe-ment excessif de la taille d’une chose. Une structure ou une orga-nisation est dite “gigantesque” (du latin gigas, qui signi!e“géante”) à partir du moment où elle atteint une croissance quiexcède la moyenne. Il y a un seuil à partir duquel l’accroissementde la taille d’une structure remet en cause l’équilibre général decelle-ci. C’est l’idée de “taille critique”. Il y a un moment où laquantité devient une qualité, où la croissance excessive entraînedes bouleversements pouvant aller jusqu’à l’e#ondrement.

    Cette idée de taille critique a pourtant été peu prise en comptepar la pensée politique. L’un des premiers à avoir mis au jourcette loi s’appelle Leopold Kohr (1909-1994), économiste etthéoricien du « small is beautiful », prix Nobel alternatif en 1983.Dans son livre L’E"ondrement des puissances (#e Breakdown ofNations), il tente de démontrer que « partout où quelque chose neva pas, quelque chose est trop gros1 ». Selon lui, la taille excessive(bigness) est la principale cause des dérèglements sociaux et po-litiques. L’histoire nous montre que la paix et la prospérité sontbien souvent l’apanage des petits États. À l’inverse, les États mo-dernes se caractérisent par une accumulation de la puissance, etde la violence qui lui est corrélative : plus une puissance devientgrande, plus elle devient explosive. Autrefois, les guerres entrepetits États étaient moins destructrices : elles avaient lieu sur deséchelles d’espace et de temps limitées, comme l’illustre la « Trèvede Dieu ».

    DÉCONSTRUIRE LES IDÉOLOGIESLE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIAL

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 31

    1. Ses idées ont été introduites en France grâce à l’initiative d’Olivier Rey, auteur d’Unequestion de taille, Stock, 2014.

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  • On s’imagine spontanément que, pour régler les problèmes,il faudrait s’unir. L’union ferait la force. Pour Leopold Kohr,l’uni!cation n’a jamais été une solution aux con"its. Au contraire,les guerres modernes, menées au nom de la paix et de l’unité, ontété les plus meurtrières :

    C’est pourquoi, à travers les unions ou l’uni!cation, qui élar-gissent le corps et la taille du pouvoir, on ne peut rien résoudre. Au contraire, la possibilité même de trouver des solutions disparaîtà la vitesse à laquelle l’union avance. Et pourtant tous nos e#ortscollectifs semblent être dirigés vers un seul but, idéaliste : l’uni-!cation. Ce qui, bien sûr, est une possibilité : la possibilité d’un e#ondrement spontané2. Contrairement à une idée reçue, le regroupement au sein d’en-

    tités de taille plus grande n’est pas la solution : c’est le problème.Ce n’est pas parce qu’on est trop petit qu’on ne peut rien faire :c’est parce qu’on est trop grand. Il n’y a qu’à une petite échelle,au sein de communautés à taille humaine, que l’on peut résoudreles problèmes.

    L’instabilité destructriceLoin d’être facteur d’unité, la taille excessive est cause

    d’instabilité. Jusqu’à un certain point, la croissance ne remet pasen cause l’équilibre de la structure. Mais au-delà de ce point,

    toute croissance supplémentaire devientcritique et dangereuse. C’est la loi del’instabilité destructrice, énoncée ainsipar Leopold Kohr :

    Dans le trop grand, l’instabilité est destructrice. Au lieu d’être stabilisée par la croissance, cette instabilité est augmentée par elle.Le même processus, qui est si béné!que pour des corps en dessousd’une certaine taille donnée, ne mène plus à une forme de maturitémais à la désintégration. Ce qui était auparavant une aide pourqu’elles atteignent leur forme idéale devient un danger, et si elles

    DOSSIER DÉCONSTRUIRE LES IDÉOLOGIES

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 201932

    2. Leopold Kohr, L’E"ondrement des puissances, R&N, 2018, p. 120.

    La taille excessive est cause d’instabilité

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  • continuent de grandir, elles !nissent par devenir si grosses et si maladroites qu’elles ne peuvent plus !nir que par s’e#ondrer3. L’alternative proposée par Kohr est simple : ou bien l’on

    revient à des communautés à échelle humaine, de taille limitée,sur lesquelles l’homme a encore une prise ; ou bien l’on continuela course à la croissance illimitée et à l’uni!cation, et l’on se dirigevers un e#ondrement programmé.

    À taille inhumaineIl n’est pas anodin qu’on dise de grandes entreprises, de struc-

    tures administratives ou d’organisations très complexes qu’ellesdeviennent “inhumaines”. La taille d’un groupe détermine laqualité des relations entre ses membres. À partir d’un certaindegré d’organisation, l’homme n’est plus qu’un rouage dans unemachine : les relations entre les personnes sont de plus en plusremplacées par des procédures ano-nymes et impersonnelles. À l’inverse,une vie “à taille humaine” est celledans laquelle on peut encore tisserdes liens personnels et directs entre ses membres. Le philosopheGustave %ibon rejoint les analyses de Leopold Kohr sur la taillelorsqu’il écrit :

    Il y a un point critique au-delà duquel la concentration transformeles hommes en choses et les rapports humains en phénomènes régispresque uniquement par la pesanteur matérielle4. Comment atteint-on ce point critique ? Dès lors qu’on abolit

    « le sentiment de la di"érence et de la complémentarité entre leshommes » et que « le nombre, donnée abstraite et impersonnelle, l ’emporte sur la qualité des éléments dénombrés ».

    L’ère des massesLe gigantisme est lié à l’avènement des masses, à l’accélération

    du progrès technique et à la croissance de la concentration urbaine.

    LE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIAL

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 2019 33

    3. Ibid., p. 124.4. Gustave %ibon, L’Équilibre et l ’harmonie, Fayard, p. 118.

    Le gigantisme est lié à l’avènement des masses

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  • Autrefois, dans les villages, on était peu nombreux, mais tout lemonde se connaissait et tous se sentaient plus ou moins liés lesuns aux autres : le moindre événement, même le plus anodin, étaitconnu de tous. Dans les grandes villes se croisent des personnesqui ne se connaissent pas : l’individu se fond dans une masseanonyme et impersonnelle. L’expérience des quais de métro esttrès parlante à ce sujet : on se croise, on se dépasse, mais on ne sesalue pas, on ne se parle pas. Non seulement on ne se regardepas, mais on fuit même l’idée d’une rencontre. La possibilité ducontact avec un inconnu devient l’objet d’une phobie. L’autre n’estplus une personne disponible à la rencontre, mais un obstacle àéviter.

    Le gigantisme favorise ainsi l’isolement social : plus les villessont grandes, plus les individus sont isolés les uns des autres. Laforte concentration urbaine va de pair avec ce que Paul Valéryappelait la « multiplication des seuls ». On assiste à un phéno-mène inédit dans l’histoire où des personnes seules meurent chezelles, sans même que leurs voisins ne s’en aperçoivent. On n’ima-gine pas une telle situation dans un village, même s’il est vrai queles relations entre voisinages ne sont pas toujours motivées parla bienveillance : toutefois, ce n’est rien à côté de l’indi#érence

    et l’ignorance du prochain. Rien n’estpire que l’indi#érence, y compris lahaine. Quand on hait une personne, ona encore un lien avec elle, et ce lien peut

    toujours se changer en amour. Dans l’indi#érence, il n’y a rien,ni amour, ni haine, ni attraction, ni répulsion, simplement lenéant de l’ignorance.

    L’amour du lointainEn même temps qu’il nous éloigne du prochain, le gigantisme

    nous rapproche du lointain. En abolissant les distances naturelles,le progrès des moyens de transport et de communication réalisece double mouvement : d’un côté, il réduit les relations de proxi-mité avec ceux qui nous sont les plus proches ; de l’autre, il nousmet de plus en plus en relation avec des êtres qui nous sont

    DOSSIER DÉCONSTRUIRE LES IDÉOLOGIES

    Permanences N° 577 - 2e trimestre 201934

    Le gigantisme nous rapproche du lointain

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  • éloignés géographiquement et culturellement. Le journal téléviséet Internet informent quotidiennement des nouvelles du mondeentier mais nous font oublier progressivement la présence desêtres les plus proches. On préfère se préoccuper de la pauvretédes populations habitant à l’autre bout du monde, plutôt que dumisérable qui dort au pied de son immeuble. Le tourisme demasse donne accès aux destinations les plus exotiques, mais ildétourne des trésors de son propre pays.

    Le gigantisme va de pair avec une certaine vision du mondehumanitaire et cosmopolite qui, d’après le philosophe Max Sche-ler, procède d’un détournement de la charité chrétienne. Selonlui, l’humanitarisme a remplacé « l’amour du prochain » par« l’amour de l’humanité » :

    Aussi l’humanitarisme va-t-il, résolument et sans égards, à l’en-contre de tout ce qui est amour et respect des morts et des hommesdu passé, tradition de leurs valeurs spirituelles ou de leurs volontés.Et, par là, il se trouve changer d’objet, parce qu’il remplace le “pro-chain” et “l’individu”, qui seuls expriment vraiment la personnalitéprofonde de l’homme, par “l’humanité” comme collectivité ; si bienque l’amour qui s’attache à une partie de cette collectivité (peuple,famille ou individu) en vient à être considéré comme un détourne-ment de ce qui est dû à la totalité comme telle5.

    Nous arrivons à une situation absurde où l’homme cosmopo-lite, auto-proclamé citoyen du monde, en vient à rejeter ses ap-partenances naturelles au pro!t d’autres attaches arti!cielles,créées de toutes pièces. L’homme cosmopolite se révolte contresa famille et son pays, et se découvre une passion pour l’étranger,à travers la !gure médiatique de l’immigré ou du réfugié.

    Retrouver les petites communautés naturellesFace au gigantisme, et à l’idéologie qui lui est corrélative, il nous

    faut retrouver le sens du prochain, à travers les attaches localesqui fondent les communautés naturelles. Là où le gigantisme

    LE GIGANTISME DISSOUT LE LIEN SOCIAL

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    5. Max Scheler, L’Homme du ressentiment, NRF, p. 122.

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  • instaure la loi du nombre, il nous faut privilégier la qualité ; làoù il place le règne de la masse, il faut préserver les relations depersonne à personne ; là où il impose l’amour du lointain, il nousfaut préférer la défense du prochain. Face au rouleau compresseurd’un système qui écrase les di#érences et les hiérarchies, la prio-rité est de restaurer, à l’échelle locale, les communautés de destinoù l’homme est attaché de manière organique à son semblable.C’est le seul moyen de résister à ceux qui veulent nous acheminer« vers un monde abstrait et glacé où les hommes, à force de se ressem-bler, $nissent par ne plus se reconnaître6 ».

    ROMAIN DONADINI

    DOSSIER DÉCONSTRUIRE LES IDÉOLOGIES

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    6. L’Équilibre et l ’harmonie, op. cit., p. 118.

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  • LE RÔLE DES MINORITÉS DANS L’HISTOIREL’action des minorités dans l’histoire est la règle d’or detoute action sociale et politique efficace. Ce sont les minorités qui agissent, et non les masses.

    Dans l’histoire, les masses ne font que suivre ou subir le partile plus fort. Que l’on pense aux sociétés de pensée lors de la Révo-lution française ou au parti bolchévique lors de la Révolutionrusse, on voit que ce ne sont pas les peuples qui font les révolu-tions, mais des minorités actives et coordonnées. Autrement dit,en politique, le nombre importe peu : pour Jean Ousset, il fautmille hommes pour transformer l’histoire d’un pays et pouvoir,demain, le gouverner. Et il faut que ces mille soient bien forméset bien placés. Voilà la priorité si l’on veut entreprendre une action d’ampleur.

    On ne pourra jamais rien réformer en profondeur sans des“cadres”. Sans hommes, on est seul, et seul on ne peut rien faire.Plutôt que rechercher “l’homme providentiel”, il faut travailler àpréparer cette élite, composée de personnes bien formées intel-lectuellement, compétentes dans leur domaine, et zélées dansl’action. Des hommes sur qui l’on peut compter, qui ne ferontpas défaut quand l’on aura besoin d’eux. Des hommes qui tien-

    dront dans la durée et qui ne s’écroulerontpas à la première di$culté. Comme le disaitLénine, « il nous faut des hommes qui neconsacrent pas seulement à la Révolution leurssoirées libres, mais toute leur vie ».

    Mais l’action de ces hommes ne saurait avoir une in"uence sielle n’est pas accompagnée par l’action plus durable, plus e$caceet plus profonde des institutions. C’est pourquoi il faut que cetteélite ne reste pas dans la marginalité, mais prenne et exerce des responsabilités dans toute la société. Pour Jean Ousset, touteaction politique se résume dans l’articulation de ces deux enjeux :

    QUE FAIRE ?LE RÔLE DES MINORITÉS DANS L’HISTOIRE

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