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EHESS Objet et méthodes de l'anthropologie économique Author(s): Maurice Godelier Source: L'Homme, T. 5, No. 2 (Apr. - Jun., 1965), pp. 32-91 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25131171 . Accessed: 11/04/2011 09:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at . http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ehess. . Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Homme. http://www.jstor.org

Objet et méthodes de l'anthropologie économique 1965 - anhropologie... · OBJET ET METHODES DE L'ANTHROPOLOGIE ICONOMIQUE* par MAURICE GODELIER L'anthropologie economique1 a pour

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Objet et méthodes de l'anthropologie économiqueAuthor(s): Maurice GodelierSource: L'Homme, T. 5, No. 2 (Apr. - Jun., 1965), pp. 32-91Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/25131171 .Accessed: 11/04/2011 09:09

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OBJET ET METHODES DE L'ANTHROPOLOGIE ICONOMIQUE*

par

MAURICE GODELIER

L'anthropologie economique1 a pour objet l'analyse theorique compare des

differents systemes economiques reds et possibles. Pour eiaborer cette theorie, elle tire sa matiere des informations concretes fournies par Thistorien et

Tethnologue sur le fonctionnement et Involution des societes qu'ils etudient. A cote de T ? economie politique ? vouee, semble-t-il, a l'etude des societes

industrielles modernes, marchandes ou planifiees, l'anthropologie economique se veut en quelque sorte comme T ? extension ? de T economie politique aux

societes abandonees de Teconomiste. Ou du moins, par son projet meme,

l'anthropologie economique fait apparaitre paradoxalement Teconomie poli

tique, ancienne ou recente, comme une de ses propres spheres particulieres edairant les mecanismes singuliers des societes industrielles modernes. Ainsi par son projet, l'anthropologie economique prend a sa charge Teiaboration d'une

theorie generale des diverses formes sociales de l'activite economique de l'homme car l'analyse comparee devrait necessairement deboucher un jour sur des connais sances anthropologiques generales.

Mais aujourd'hui, l'etude comparee des systemes economiques est plus et

autre chose qu'une necessite theorique imposee par le souci abstrait d'etendre

le champ de Teconomie politique et de Tunifier sous le corps des principes d'une

hypothetique theorie generale.

L'urgence concrete et imperieuse des transformations de ce morceau du monde

reste ? sous-developpe ? donne un caractere pratique a Texigence de comprendre les systemes economiques d'autres societes. II faut d'ailleurs se souvenir que cette

double exigence theorique et pratique de comparer des systemes economiques

* Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif : L'Economique et les Sciences humaines, a paraitre aux editions Dunod en 1965.

1. Le terme apparaitrait, selon Herskovits, en 1927 avec l'article de Gras, ? Anthropo

logy and Economics ?, The Social Sciences and Their Interrelation, Ogburn, pp. 10-23.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 33

differents s'est manifestee des la naissance de Teconomie politique classique et en fut meme la raison d'etre.

Pour les physiocrates, a la recherche des principes d'une economie ? ration nelle ? parce que ? naturelle ?*, les structures et les regies economiques de Tancien

regime heritees de la feodalite, apparaissaient comme autant d'entraves au pro

gres du commerce et de la production, done au bien-etre et a Tharmonie de la societe. II devenait necessaire de changer ou de detruire le vieil edifice economique ? irrationnel ? pour mettre le monde en accord avec les principes de la Raison naturelle. Des Torigine, la reflexion economique se trouvait ainsi engagee dans la t&che double d'expliquer ? scientifiquement ? le fonctionnement different de deux

systemes economiques historiques dont Tun etait encore en train de naitre dans les flancs de Tautre et de justifier ? ideologiquement ? la superiorite de Tun sur

Tautre, sa ? rationalite ?. Et dans cette meme double voie, A. Smith et Ricardo, les vrais fondateurs de Teconomie politique, se maintinrent. Mais, de ce fait, celle-ci se trouvait etre a la fois science et ideologie et instaliee, par cette dualite, dans une ambiguite qu'il lui fallut sans cesse abolir en se purifiant de sa partie ideologique pour se reconquerir comme domaine scientifique chaque fois plus vaste. C'est ainsi que la critique socialiste du liberalisme et de son apologie d'une societe que les principes du laissez-faire et de la concurrence devaient maintenir

mecaniquement en un etat d'harmonie sociale, est venue mettre au jour certains des contenus ideologiques de Teconomie politique classique et exiger d'elle une

reponse nouvelle, scientifique, a des problemes qu'elle ne pouvait, faute de critique ideologique, voir ou poser reellement : probleme du sous-emploi, de Tinegalite economique, des crises cycliques, etc.

Des lors, on comprend que la notion de ? rationalite ?, sise au cceur de toute la reflexion economique, soit la plus necessaire et la plus contestee de toutes les

categories de Teconomie politique. Si l'anthropologie economique est un eiargis sement de Teconomie politique, elle doit conduire celle-ci a un renouvellement de la notion de rationalite economique. Mais ce sera seulement le terme de ses

reponses a une chaine de questions aussi redoutables qu'inevitables :

Quel est le domaine d'activites humaines qui fait Tobjet propre de la science

economique ? Qu'est-ce qu'un ? systeme ? economique ? Qu'appelle-t-on ? loi ?

i. Cf. Mercier de la Riviere : ? L'interet personnel presse vivement et perpetuellement

chaque homme en particulier de perfectionner, de multiplier les choses dont il est vendeur, de grossir ainsi la masse des jouissances qu'il peut procurer aux autres hommes, afin de grossir par ce moyen la masse des jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en ^change. Le monde alors va de lui-meme. ? [Uordre naturel et essentiel des sociitis politiques, 1767,

chap, xliv, ed. Daire, p. 617.) En 1904 Rist d6clarait encore : ? La libre concurrence realise la justice dans la distribu

tion des richesses comme le maximum de bien-etre dans l'echange et la production. ? (? ?co nomie optimiste et 6conomie scientifique ?, article de la Revue de Metaphysique et de Morale, de juillet 1904.)

Voir A. Shatz, L'Individualisme iconomique et social, Paris, A. Colin, 1907, chap. iv.

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economique ? Y a-t-il des lois ? communes ? a tous les systemes ? Et enfin qu'en tend-on par ? rationalite ? economique ?

II va sans dire que nous ne pourrons qu'aborder, dans ces quelques pages, ces themes immenses et que nous voulons seulement proposer nos reflexions comme de simples hypotheses livrees a la contestation et a la critique.

I. ? La notion de systeme economique ET L'ANALYSE DE SON FONCTIONNEMENT

Le domaine del' ? Economique ?.

L'objet de l'anthropologie economique, l'etude des systemes economiques, semble, au premier abord, un domaine aux contours nets que Ton devrait cerner sans surprise. Mais avant meme de s'interroger sur ce que Ton entend par ? sys teme ?, quelles activites sociales le terme ? economique ? permet-il d'isoler soigneu sement d'autres rapports sociaux noues autour de la politique, de la parente, de la religion ? Avons-nous d'ailleurs a faire avec un domaine d'activites spedfiques ou avec un aspect spedfique de toute activite humaine ?

La production de biens d'equipement aux Etats-Unis, le debroussaillage col lectif d'un champ par les hommes d'un village de Nouvelle-Guinee, la gestion de la Banque Fugger au xvie siecle, le stockage des produits agricoles et artisa naux dans les greniers d'Etat et leur repartition sous l'Empire Inca, la nationa lisation de la propriete du sous-sol en U.R.S.S., la consommation des nonages a Abidjan semblent des activites spedfiquement economiques, mais les presta tions de cadeaux entre clans donneur et preneur de femmes chez les Siane de

Nouvelle-Guinee, la lutte de prestige et la competition des dons et contre-dons dans le potlatch des indiens Kwakiutl, Toffrande quotidienne des repas sacres aux dieux egyptiens semblent des realites sociales aux significations multiples dont la finalite essentielle n'est pas economique et ou Teconomique ne represente

qu'une face d'un fait complexe. Y a-t-il done un element commun qui fasse relever d'un meme domaine et d'une meme definition un champ particulier d'activites et en meme temps un aspect particulier de toutes les activites humaines

qui n'appartiennent pas a ce champ ?

Repondre a cette question, c'est s'engager dans le labyrinthe obscur des defi nitions de Teconomique et vouloir mettre un terme aux interminables et vains

affrontements ou elles se dediirent. L'economique a d'abord ete defini de Platon1

i. Platon, La Ripublique, 369 b a 373 d, ed. Bude ; Aristote, La Politique, livre I,

chap. 2, 3, 4, traduction Thurot, ed. Gamier, pp. 7 a 34 ; Les Economiques, livre II, chap. 1, traduction Tricot, ed. Vrin, pp. 31 a 35 ; Xenophon, De VEconomie, ed. Hachette, 1859, pp. 137 a 196 ; Marshall, Principles of Economics, 8e edition, Macmillan, chap. 1, p. 1 : ? L'Economie Politique ou Economique est une etude de THumanite dans les affaires ordi naires de la vie ; elle examine cette part de Taction individuelle et sociale qui est etroitement

anthropologie economique 35

a A. Smith comme la richesse materielle des societes. Cette definition vise des structures du monde reel et K. Polanyi T appelle pour cette raison ? substantive ?x.

Cependant reduire Tactivite economique a la production, la repartition et la

consommation de biens c'est Tamputer du champ immense de la production et

de l'echange des services. Lorsqu'un musicien regoit des honoraires pour un

concert, il n'a produit aucun bien materiel mais un ? objet ? ideal a consommer

qui est un service. La definition ancienne de Teconomique, si elle n'est pas comple tement fausse, ne suffit cependant pas a unifier en un seul domaine les deux groupes de faits dont elle doit rendre compte.

A Toppose, on a voulu voir seulement dans Teconomique un aspect de toute

activite humaine. Est economique toute action qui combine des moyens rares

pour atteindre au mieux un objectif. La propriete formelle de toute activite

finalisee de posseder une logique qui en assure Tefficacite face a une serie de

contraintes, devient le critere de Taspect economique de toute action. Ce critere, Von Mises2, Robbins3 et, plus pres de nous, Samuelson4 Tadoptent chez les economistes et Herskovitz5, Firth6, Leclair7, Burling8 chez les anthropologues economistes suivis, partiellement, par Polanyi, Dalton.

Certes le comportement d'un entrepreneur ou d'une firme qui s'efforce de maximiser ses profits et organise en consequence la strategie de sa production et

de ses ventes, releve de ce critere et semble temoigner sans conteste de son evi

dence. Mais si nous reprenons la definition de Robbins de Teconomie ? science

qui etudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des

moyens rares qui ont des usages alternatifs ? (p. 6), nous constatons qu'elle ne

saisit pas Teconomique comme tel et le dissout dans une theorie formelle de Taction

finalisee ou rien ne permet plus de distinguer Tactivite economique de Tactivite

orientee vers la recherche du plaisir, du pouvoir ou du salut. A ce prix si toute

action finalisee devient en droit economique, aucune ne le reste en fait.

consacree a atteindre et a utiliser les conditions materielles du bien-&tre. ? Voir sur 1'Histoire de la Pensee Economique : Schumpeter, History of Economic Analyses, 1955, 2e partie, chap. 1, 2, pp. 51 a 142.

1. K. Polanyi. ? The Economy as Instituted Process ?, Trade and Market in Early

Empires, 1957, Free Press. La definition ? substantive ? de Teconomique designe un ? pro cessus institue d'interaction entre l'homme et son environnement qui aboutit a fournir de

fa9on continue les moyens materiels de satisfaire les besoins ?, p. 248. 2. Von Mises, Human Action, Yale University Press, 1949.

3. Robbins, The Subject Matter of Economics, 1932, chap. 1, 2.

4. Samuelson, Economics, an Introductory Analysis, New York, MacGraw-Hill, 1958,

chap. 2.

5. Herskovits, Economic Anthropology, New York, Knopf, 1952, chap. 3. 6. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939.

7. Leclair, ? Economic Theory and Economic Anthropology ?, American Anthropologist, 1962, n? 64.

8. Burling, ? Maximization Theories and the Study of Economic Anthropology?, American

Anthropologist, 1962, n? 64.

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L'absurdite de cette these a ete mise au jour par Tun de ses partisans les plus subtils, R. Burling, qui declare : ? 11 n'y a pas de techniques ni de buts economiques spedfiques. C'est seulement la relation entre des fins et des moyens qui est eco

nomique... Si tout comportement impliquant une ' allocation

' (de moyens) est

economique, alors la relation d'une mere a son bebe est egalement une relation

economique ou plutot a un aspect economique tout autant que la relation d'un

employeur avec son ouvrier salarie ? (p. 811)1. Cette position Tamene logiquement a voir dans la theorie freudienne de la personnalite gouvernee par le principe de plaisir, dans Tanalyse de Leach2 des systemes politiques birmans, dans la

theorie du pouvoir de Lasswell3 ou dans Tessai de G. Zipf4 sur ?le moindre effort ?, des expressions equivalentes du principe ? economique ? de Tusage optimal de

moyens rares5. La voie de ce critere abstrait Tamene, comme le ? mauvais ? forma lisme selon Hegel, a confondre ce qu'il faut distinguer au sein d'une nuit ? ou

tous les chats sont gris ?.

Ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe de pretendre que la preuve meme de Tim

puissance radicale de la theorie formelle de Taction a definir Teconomique comme

tel se trouve etre la fecondite meme de la Recherche operationnelle qui a tant

perfectionne, ces dernieres annees, les instruments pratiques de la gestion eco

nomique. La theorie formelle y voit certainement le temoignage de son evidence

apodictique, mais la Recherche operationnelle n'est pas une branche de Tecono

mique, c'est un ensemble de procedures mathematiques de calcul qui permettent de minimiser ou de maximiser la valeur d'une fonction-objectif. Que Tobjectif soit la destruction maximum des points strategiques d'un dispositif militaire

ennemi, la circulation optimale du pare d'autobus parisiens, la transmission d'un flux d'informations, la gestion ? rationnelle ? des stocks d'un grand magasin, une

partie d'ediecs, les procedures mathematiques restent?indifferentes ? aux ? objets ?

qu'elles manipulent et la logique du calcul reste partout la meme. Ainsi la Recher che operationnelle ne definit pas plus Teconomique qu'elle ne definit Tart mili taire ou la theorie de Tinformation. Au contraire, pour s'exercer, elle suppose

i. R. Firth s'etait engage dans la meme direction lorsqu'il declarait dans Elements of Social Organization, Watts, 1951, p. 130 : ? L'exercice du choix dans les relations sociales

implique une economie des ressources de temps et d'energie. En ce sens, un mariage a un

aspect economique... tout a fait a part de l'echange de biens et de services... mais par conven

tion T economie se borne aux champs de choix qui impliquent biens et services. ? Du fait evident que l'homme, comme tout etre vivant, a besoin de temps pour faire n'importe quoi, n'importe quoi aurait? naturellement ? un aspect economique.

2. Leach, Political systems of Highland Burma, Cambridge (Mass.), 1954. 3. Lasswell, Power and Personality, New York, Worton, 1948. 4. Zipf, Human Behaviour and the Principle of Least Effort, Cambridge (Mass.),

1949. 5. Dans Capitalism, Socialism and Democracy, Schumpeter en vint a afnrmer que la

? logique ? de l'activite economique est le fondement des principes de ? toute ? logique. Ce coup

de force pour reduire a ou d^duire de Teconomique le non-economique est le produit habituel de T ? economisme ?, imperialisme naif d'une science par rapport aux autres.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 37

que ces ? objets ? existent deja et soient de finis, et que leur manipulation pose le type de problemes qu'elle saura resoudre1. Or le principe des pratiques de la Recherche operationnelle, realiser la meilleure combinaison de moyens limites

pour atteindre un objectif quantifiable, est precisement le principe formel invoque par Robbins, Samuelsons, Burling pour definir spetifiquement Teconomique. Si la Recherche operationnelle ne peut definir les objets qu'elle manipule, le principe qui la fonde ne le pourra pas plus.

Nous voici, au terme de ces deux analyses, devant une definition ? reelle ?

insuffisante parce que partielle et partiale, et une definition generale ? formelle ?

sans prise directe sur son objet.2 Le chemin pour progresser semble clair, nous degager completement de Tim

passe du formalisme et nous engager dans le sentier a demi ouvert du realisme.

Puisque la definition ? realiste ? etait insuffisante, d'amputer Teconomique de la realite des services, allons-nous fagonner une definition unifiante en declarant

que Teconomie est la theorie de la production, de la repartition et de la consom

mation des Biens et des Services ? Mais il n'est pas difficile de voir que Ton tombe, pour des raisons inverses,

dans la meme impuissance que la theorie formelle. Si est economique la produc tion des services alors Teconomique absorbe et explique toute la vie sociale, la

religion, la parente, la politique, la connaissance. De nouveau tout devient en

droit economique, rien ne le reste en fait.

Sommes-nous condamnes, comme le pense ironiquement Burling, a dire que

Teconomique est la production, la distribution, la consommation de services ? economiques ? et a nous murer definitivement dans cette belle tautologie ?

Non, car la definition realiste est fausse parce qu'elle fait appartenir a Tecono

mique toute la production des services, tous les aspects d'un service alors que

n'appartient a Teconomique qu'un aspect de tout service3. Reprenons Texemple

i. Voir F. N. Trefethen, ? Historique de la Recherche operationnelle ? dans Introduction

a la Recherche operationnelle de Mc Closkey et Prefethen, Dunod, 1959, pp. 7 a 20. Plus

precisement, Pierre Masse ecrivait dans son article ? Economie et Strategic ? : ? M. T. Koop mans a defini Tactivite de production comme la ? meilleure utilisation de moyens limites en

vue d'atteindre des fins desirees ?. Si dijfirentes que soient nos fins respectives, il me semble

que cette definition pourrait s'appliquer tout aussi bien a Tart militaire. ? In Operational Research in Practice, Pergamon Press, 1958, pp. 114-131 (souligne par nous).

2. Pour cette raison, la position de Polanyi et de Dalton qui pretendent juxtaposer sous un meme terme les deux definitions de Teconomique, Tune ? formelle ?, Tautre ? substantive ?, nous semble un echec theorique. [Trade and Market, pp. 245-250.) Les auteurs reconnaissent eux-memes que ces deux definitions n'ont aucun rapport et que la definition formelle exprime la logique de toute action ? rationnelle ?. Leur position de compromis les place ainsi en porte a-faux en face du probleme de la ? rarete ?. Cf. Neil J. Smelser, ? A Comparative View of

Exchange Systems ?, in revue Economic Development and Cultural Change, 1959, vol. 7,

pp. 176-177. 3. Voir dans cette direction Walter C Neale, ? On Defining ? Labor ? and ? Services ? for

comparative Studies ?, American Anthropologist, dec. 1964, vol. 66, p. 1305.

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d'un musicien ou d'un chanteur. Qu'y a-t-il d'economique dans son ? recital ?, Tceuvre de Mozart qu'il interprete, la beaute de sa voix, le plaisir qu'elle procure, le prestige qu'il en retire ? Non et c'est une evidence commune. Est economique le fait qu'on paie pour entendre ce chant et que le chanteur recjoit une partie de cet argent. Par la existe un aspect economique du rapport social entre le chanteur et son public, entre le producteur et les consommateurs de cet objet ideal qu'est

Topera Don Juan. Avec ce ? cachet ? le chanteur pourra peut-etre vivre, entretenir sa famille,

perfectionner son art, se procurer une partie ou Tensemble des biens et services

qu'il desire ou qui lui sont necessaires. Cet argent est done pour lui Tequivalent virtuel des conditions pratiques de la satisfaction de ses besoins, de ses desirs.

L'importance du cachet lui sert en meme temps d'indicateur de son succes aupres du public. Mais il est difficile de pretendre que Tobjectif prioritaire d'un artiste

soit de maximiser ses gains. II est plutot la recherche d'une plus grande perfection dans son art et de la reconnaissance de cette perfection a travers la faveur et

Temotion esthetique du public. Pour Tauditeur, le prix de sa place constitue

Taspect economique de son gout pour la musique. Cela suppose un choix dans

Tusage de ses revenus et leur distribution, selon une echelle personnelle de pre ference, sur une serie d'objectifs de consommation. Quant au proprietaire de la

salle et organisateur du spectacle, son but est sans conteste de tirer la plus grosse ? recette ? de la vente d'un service a une clientele et cela determine le choix de la vedette, le prix des places, la frequence des representations, etc. Mais on peut aussi supposer que le concert est gratuit, Topera une entreprise d'Etat et que les frais du spectacle sont couverts par TEtat sans que celui-ci en tire aucun profit

monetaire.

A la place du chanteur d'opera, on peut prendre Texemple d'un ? griot ?

malinke qui chante devant un prince Keita les exploits de Soundyata, le legen daire roi de Tancien Mali1. L'aspect economique de son activite ne se manifestera

pas, cette fois, dans Targent gagne mais dans les cadeaux et les faveurs dont le

comblera le maitre de maison. Et ce n'est pas seulement pour ces cadeaux que le Griot chante bien et tire des accords merveilleux de la Kora mais c'est parce

qu'il chante et joue merveilleusement qu'on le comble de cadeaux. Pour le Prince, la renommee du Griot est le miroir de son propre prestige et la magnificence de ses dons le symbole visible de sa propre puissance.

On peut, dans la meme perspective, analyser les offrandes d'un pretre a son

dieu ou les dons des fideles a ce pretre, les cadeaux d'un clan preneur a un clan

donneur de femmes. Dans chacun de ces rapports sociaux, que Targent inter vienne ou non, Taspect economique est celui de l'echange d'un service contre des

i. V. Monteil, ? Les empires du Mali?, Bulletin du Comiti d'Etudes historiques de VA .O.F.,

1929, t. XII, pp. 291-447.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 39

biens et des services1. Ainsi, a condition de ne pas reduire la signification et la

fonction d'un service a son aspect economique ou de deduire cette signification et cette fonction de cet aspect, Teconomique peut etre defini, sans risque de tau

tologie, comme la production, la repartition et la consommation des biens et

services. II constitue a la fois un domaine d'activites particulieres (production,

repartition, consommation de biens materiels : outils, instruments de musique, livres, temples, etc.) et un aspect particulier de toutes les activites humaines

qui n'appartiennent pas en propre a ce domaine mais dont le fonctionnement entraine l'echange et I'usage de moyens materiels. L'economique se presente done comme un champ particulier de rapports sociaux & la fois exterieur aux autres

elements de la vie sociale et interieur, c'est-a-dire comme la partie d'un tout qui serait a la fois exterieure et interieure aux autres parties, comme la partie d'un

Tout organique. La t&che de Tanthropologue economiste est d'analyser a la fois cette exteriorite et cette inferiorite et de penetrer au fond de son domaine jus qu'a ce que celui-ci s'ouvre sur d'autres realites sociales et y trouve la partie de son sens qu'il ne trouve pas en lui-meme. Plus Teconomie d'une societe est

complexe, plus elle semble fonctionner comme un champ d'activite autonome

gouverne par ses lois propres et plus Teconomiste aura tendance a priviiegier cette autonomie et a traiter en simples ? donnees exterieures ? les autres elements

du systeme social. La perspective anthropologique, comme le souligne Dalton2, interdit au contraire de decrire Teconomique sans montrer en meme temps sa

relation avec les autres elements du systeme social.

La notion de ? Systeme ?.

Maintenant que le domaine de Teconomique est reconnu, il faut rendre compte d'une de ses ? proprietes ? qui est d'apparaitre comme un ? systeme ?3. D'autres domaines de la nature et de la culture possedent cette meme propriete puisqu'on

parle de ? systeme nerveux ?, de systeme ? politique ?, de systeme philosophique. II faut done definir cette propriete commune a n'importe quel systeme ? d'objets ?

possibles.

i. Quand un chanteur professionnel chante au mariage de son frere pour le plaisir des

invites, sa conduite n'a aucun aspect economique. S'il chante dans une vente ? de charite ?

et renonce a son cachet, sa conduite a un aspect economique. 2. Dalton, ? Economic Theory and Primitive Society ?, American anthropologist, 1961,

no 63. 3. Pour de nombreux economistes, l'existence de ? systemes economiques

? serait un fait

historique tardif caracteristique surtout du monde occidental dans son evolution recente.

A. Marchal dans son manuel Systemes et structures iconomiques, P.U.F., 1959, p. 210, ecrit : ? L'economie patriarcale nous semble trop primitive et trop inorganisee pour meriter le

qualificatif de ? systeme ?. Le Pere y distribue le travail entre les membres de la famille

agrandie par la polygamie et l'esclavage. L'eievage est l'activite dominante et les echanges se

reduisent a des dons reciproques de caractere ceremoniel (potlatch) ou a un commerce

silencieux. ?

40 MAURICE GODELIER

Nous proposerons d'entendre par ? systeme ? : ? un ensemble de ' structures

'

Uees entre elles par certaines regies (lois) ?. Nous sommes done renvoyes a la notion

de ? structure ? par laquelle nous entendrons : ? un ensemble d'' objets' lies entre

eux selon certaines regies (lois) a1. Nous expliquerons plus loin ce mysterieux doublet regle-loi. Par ? objet ? nous entendrons : n'importe quelle realite possible :

individu, concept, institution, chose. Par ? regies ?, nous designons les principes

explicites de combinaison, de mise en relation des elements d'un systeme, les normes intentionnellement creees et appliquees pour ? organiser ? la vie sociale :

regies de la parente, regies techniques de la production industrielle, regies juri

diques de la tenure fonciere, regies de la vie monacale, etc. L'existence de ces

regies permet de supposer que, dans la mesure ou elles sont suivies, la vie sociale

possede deja un certain ? ordre ?. Toutes les recherches anthropologiques abordees

par le biais de Thistoire, de Teconomie ou de Tethnologie, etc., menent a Thypo these qu'aucune societe n'existe sans organiser ses differentes activites selon les

principes et la logique d'un certain ordre voulu. La tache des sciences sociales est de confronter ces regies aux faits pour faire apparaitre des ? lois ?. Avant

d'aborder la notion de ? loi ? de fonctionnement d'un systeme, revenons sur les

notions de ? systeme ? et de ? structure ? pour mettre en evidence une caracte

ristique essentielle de leurs definitions dont nous tirerons nos premiers principes

methodologiques d'analyse scientifique. En effet, ces definitions sont ? homogenes ? de deux fagons. Toutes deux designent des combinaisons d'objets selon des regies, c'est-a-dire

des realites telles qu'on ne peut dissocier que par abstraction les objets en rela

tion et les relations des objets. Des objets sans relation constituent une realite

privee de sens et des relations sans objets un sens prive d'existence. Ainsi tout

systeme et toute structure doivent etre decrits comme des realites ? mixtes ?, contradictoires d'objets et de relations qui ne peuvent exister separement, c'est

a-dire tels que leur contradiction n'exclut pas leur unite.

Toutes deux designent des rapports Tout-parties. Une structure et un systeme sont des Touts par rapport a leurs parties. Une structure est done a la fois un

Tout par rapport a ses parties (objets + relations) et une partie par rapport au

systeme (structures + relations) auquel elle appartient. II en est de meme d'un

systeme dans la mesure ou il est plonge dans une totalite plus vaste que lui. Un

systeme economique est dont un element du systeme social ou, selon Texpression de Parsons2, un ? sous-systeme ? du systeme social. Ces remarques nous conduisent a poser pour principe qu'il faut distinguer dans tout domaine d' ? objets ? des

1. Parmi les innombrables etudes consacrees a la notion de structure citons : ? Notion de Structure, XXe Semaine de synthese, Albin Michel, 1957. ? Les articles de MM. Granger et de Greef dans les Cahiers de VI.S.E.A., dec. 1957. ? Sens et usages du terme Structure, Mouton, 1962. 2. T. Parsons et Smelser, Economy and Society, Routledge, 1956.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 41

niveaux et mener l'analyse d'un niveau (structure ou systeme) de telle sorte que Ton puisse toujours retrouver ses liens avec d'autres niveaux, le retrouver comme

la partie d'un tout meme si, au depart, pour des commodites d'etude on a fait ? abstraction ? de tels liens. La necessite de prendre au serieux a la fois la sped ficite des niveaux et leurs rapports au sein d'une meme totalite, interdit de les

analyser de telle sorte que Ton puisse reduire un niveau a Tautre ou deduire Tun

de Tautre. II faut done aborder le probleme des lois de correspondance entre structures en dehors de toute philosophie implicite de la causalite dans le domaine social1. Nous pourrons alors, puisqu'un systeme est une totalite organique d'objets en relation, preciser ce que signifie l'etude des lois de fonctionnement d'un

systeme.

Les lois de Fonctionnement d'un Systeme.

Dans l'etude d'un systeme, une double tache s'impose au chercheur :

? Etudier quels sont les elements de ce systeme et leurs rapports en un

temps (t) de Involution de ce systeme (analyse synchronique). ? Etudier comment se sont formes et ont evolue ces elements et leurs rapports

pendant le temps que dure ce systeme (analyse diachronique, a la fois theorie de la genese et de Involution d'un systeme).

L'usage des termes ? synchronique ? et ? diachronique ? a Tavantage de mettre au premier plan le fait du temps2 et d'eviter de faire croire que l'analyse d'une structure puisse reellement etre effectuee sans l'analyse de son evolution. On se debarrasse ainsi du vieux langage ambigu qui opposait une ? analyse struc

i. L'impossibilite de reduire les diverses structures de la vie sociale a Tune ou Tautre

d'entre elles (materielle ou spirituelle) exclut toute conception lineaire, simplificatrice, de la

causalite dans le domaine des sciences sociales. Chaque type de societe, semble-t-il, est

caracterise par un rapport particulier entre les diverses structures sociales et ce rapport fonde

le poids specifique qu'y prennent Teconomie, la parente, la politique, la religion, etc. Ce

rapport entre les structures sociales agit done a travers tous les aspects de la vie sociale sans qu'on puisse localiser quelque part, dans une structure particuliere, son efficace.

Ainsi Taction de la structure sociale globale s'insere toujours entre un evenement et un

autre pour donner a chacun toutes ses dimensions, conscientes ou non, c'est-a-dire le champ de ses effets intentionnels ou non. Entre une cause et un de ses effets il y a toujours Tensemble

des proprietes de la structure sociale et ceci recuse toute conception simplificatrice de la

causalite. 2. Pour le probleme de Tanalyse de differents temps historiques propres aux diverses

structures sociales, voir : M. Halbwachs, ? La memoire collective et le Temps ?, Cahiers

internationaux de Sociologie, 1947, PP- 3'S1 '> e^ surtout F. Braudel, ? Histoire et Sciences

sociales, la longue duree ?, Annales E. S. C, dec. 1958, pp. 725-753. Voir aussi J. Le Goff, ? Temps de TEglise et temps du marchand ?, Annates E.S.C., juin i960, pp. 417-423 ; G. Gur

vitch, La multiplicity des Temps Sociaux, C.D.U.

42 MAURICE GODELIER

turale ? a une ? analyse dynamique ? comme si Tune pouvait exister sans Tautre, comme si le temps etait une variable exterieure au fonctionnement d'un systeme que Ton pouvait introduire, apres coup, dans ce fonctionnement.

L'etude, done, d'un systeme devrait permettre la connaissance de ses ? lois ?.

Qu'entend-on par ?loi? ? Le moment est venu de reprendre et d'edairer le rapport

regle-loi. S'il y a des lois de la vie sociale, elles ne peuvent, selon nous, se confondre avec les ? regies ?, c'est-a-dire les principes explicites, voulus, d'organisation de la societe. Ceci supposerait que la conscience regie entierement le mouvement

de la realite sociale. A Tinverse, l'experience interdit de croire que le monde social fonctionne sans que les normes voulues par la conscience n'exercent un

role. La tache du chercheur est de confronter les normes et les faits pour mettre en evidence a travers leurs rapports une certaine necessite qu'expriment les lois

de fonctionnement synchronique et diachronique du systeme. Passer de la description des regies a Tetablissement des lois a travers la

connaissance des faits, c'est passer de Tintentionnel a Tinintentionnel et analyser leur rapport, c'est penser theoriquement la realite sociale telle qu'elle se manifeste et que chacun la vit, comme une realite a la fois voulue et non-voulue, agie et

subie.

Si la vie sociale est soumise a certaines lois, celles-ci doivent se manifester

dans la pratique. Elles se manifestent, selon nous, a travers les reajustements successifs qu'une societe opere sur ses propres ? regies ? de fonctionnement lorsque la situation (les faits) Texige. Par ces reajustements qui prennent en charge et

modifient le rapport des regies aux faits, une societe se soumet a ses propres lois sans en avoir necessairement une conscience theorique entierement explicite ou

adequate. La connaissance scientifique cherche a etre cette conscience theorique expli

cite. Mais cette connaissance ne depend pas seulement d'une probiematique theorique rigoureuse. Elle suppose tout autant l'existence d'une certaine quantite et d'une certaine qualite d'information sur le devenir des societes pour tenter de reconstituer leur fonctionnement avec une approximation suffisante et pour une periode assez longue. Au-dessous d'un certain quantum d'informations, sur

tout de celles edairant la genese et les transformations d'un systeme, Tentreprise

scientifique ne peut etre menee a terme. On peut, si Ton a recueilli quelques regies et quelques faits sur une societe ebaucher une analyse synchronique, esquisser un ? modele ? de ce que ? pouvait ? etre cette societe et, si Ton

dispose de plusieurs images successives de cette societe, tenter une analyse dia

chroniqueen proposant des schemas de ? passage ? d'un etat a Tautre du systeme reconstitue.

Ainsi, independamment de Timperfection de leur outillage methodologique, prehistoriens, historiens, ethnologues se trouvent rarement capables de mener la

recherche jusqu'a son terme, Tetablissement des ? lois ?. Peut-etre l'histoire de

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 43

la France de 1760 a 18151 est-elle suffisamment explore pour que Tentreprise soit tentee. Peut-etre les travaux de R. Firth sur Tikopia2, poursuivis sur plus d'un quart de siecle, seront pour Tethnologie une ? occasion ? semblable. Le

petit nombre de ces cas ? favorables ? temoigne immediatement de Timperieuse necessite de multiplier les travaux historiques et les recherches ethnologiques sur

le terrain.

Nous avons propose des definitions abstraites de la nature d'un systeme. II nous faut maintenant les appliquer au domaine propre de Teconomie. Deux voies sont possibles pour une telle ? application ? :

? Decrire les elements concrets d'un systeme reel, couvert par une informa tion suffisante, et trouver T ? explication ? la plus probable de son fonctionnement, la ? logique ? la plus respectueuse de la sequence des evenements. Cette voie est

celle du specialiste d'une societe et d'une epoque. ?

Explorer non plus un systeme reel mais un systeme ? possible ?, c'est la

route du formalisme.

Le modele formel dyun Systeme economique possible.

Qu'entendons-nous par ? Systeme possible ? ? C'est la representation de Teie ment commun a tout cas possible du genre de systeme considere. La reconsti

tution, par exemple, de T ? Operateur totemique ? que nous donne CI. Levi Strauss3 est la representation de l'eiement formel commun a tout systeme possible de pensee totemique. Un element formel commun est un ? invariant ?, ce qui subsiste a travers toutes les varietes et variations possibles du systeme envisage.

Dans la mesure ou, pour construire le modele formel d'un systeme economique possible, la pensee fait ? abstraction de la difference ? entre les systemes reels, la

demarche formaliste ne constitue a proprement parler la connaissance c\y aucun

systeme red mais plutot Texplicitation d'une partie des conditions de possibilite de cette connaissance a travers la mise au jour des structures formelles de tous les

systemes economiques possibles. La demarche formaliste appartient done a la reflexion epistemologique de la science economique sur elle-meme a travers les

proprietes formelles de son objet. L'erreur de Edward Leclair4 n'est pas d'eiaborer un modde de ce genre, mais

de croire que ce faisant il a degage une ? Theorie generale ? et prouve contre

1. Cf. les travaux de G. Lefebvre, Labrousse, Soboul. 2. Firth, We the Tikopia, London, 1936, and Social Change in Tikopia, G. Allen et Unwin,

1959. 3. Levi-Strauss, La Pensee sauvage, 1963, chap. 5, 6.

4. E. Leclair, ? Economic Theory and Economic Anthropology ?, American Anthropol ogist, 64, 1962, pp. 1187-1188.

44 MAURICE GODELIER

Dalton que les lois de Teconomie politique eiaborees pour notre systeme d'eco

nomie de production marchande capitaliste sont le coeur de cette theorie generale

acquerant par la un champ universel de validite. Seule l'etude des systemes reels

permettra de ? decider ? si les lois d'un systeme s'appliquent a un autre et d'eiaborer une typologie des differentes varietes d'un systeme, puis des differentes varietes

de systemes. On peut faire Thypothese que d'etape en etape seraient un jour reunies les conditions pour eiaborer une ? Theorie generale ? qui ne serait pas ? for

melle ?. A Tentree du chemin, Tapproche formelle aura permis de reperer une

chaine de questions a poser aux faits, d'orienter la recherche vers certaines infor

mations, bref d'eviter Torniere de Tempirisme en eiaborant une ? probiematique ?.

Et celle-ci permettra tout autant d'eviter les vaines illusions speculatives de la

deduction a priori. Car si la theorie generale n'est pas la theorie formelle des sys temes, c'est que Ton ne peut ? deduire ? le red du formel ni ? reduire ? le reel au

formel. Ces precautions etant prises, quels sont les composants formels d'un

systeme economique ?

Puisque nous avons defini l'activite economique d'une societe, l'ensemble des

operations par lesquelles ses membres se procurent, repartissent et consomment les moyens materiels de satisfaire leurs besoins individuels et collectifs, un systeme economique est la combinaison de trois structures, celles de la production, de la

repartition, de la consommation.

Si ce que Ton produit, repartit, consomme, depend de la nature et de la hierarchie

des besoins au sein d'une societe, l'activite economique est liee organiquement aux autres activites, politiques, religieuses, culturelles, familiales qui composent avec elle le contenu de la vie de cette societe et auxquelles elle fournit les moyens materiels de se realiser : par exemple le ? cout ? de la ? vie des morts ? chez les

Etrusques1, les Egyptiens, les moyens de Tepanouissement des Lamaseries au

Tibet2...

Les structures de la production.

La production est l'ensemble des operations destines a procurer a une societe ses moyens materiels d'existence3. Ainsi defini, le concept de production s'ouvre sur

toutes les formes possibles d'operations de ce genre, celles qui caracterisent les

economies de cueillette, de chasse, de peche ou Ton ? occupe ? un territoire et ou

Ton y ? trouve ? les ressources manquantes, comme celles qui caracterisent les

i. R. Bloch, Les Etrusques, Club francais du livre. 2. Stein, La Civilisation du Tibet, Dunod, 1962, chapitre ? Economie et societe ?.

3. Wedgwood, ? Anthropology in the Field. A ? Plan ? for a Survey of the Economic life of a People ?, South Pacific, aout 1951, pp. 110-111-115. Bien entendu, Tactivite productive ne se limite pas a la ? subsistance ? ; Cf. Steiner et Neale, articles cites. Cf. Lowie, ? Subsis tence ? in General Anthropology, pp. 282-326.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 45

economies agricoles et industrielles ou Ton ? produit? ce dont on a besoin en ?trans

formant ?la nature. Un systeme economique peut d'ailleurs combiner la cueillette, la chasse, Tagriculture, Tartisanat. Historiquement de nombreuses societes

evoluerent de Teconomie d'occupation a celle de transformation de la nature1. Leur comparaison permettrait d'esquisser une typologie des formes de la vie

materielle qui soit a la fois chronologique (historique) et fonctionnelle (logique). Formellement les formes de production se ressemblent en ceci que produire c'est

combiner, selon certaines regies techniques (T), des ressources (M), des outils (O) et des hommes (H) pour obtenir un produit (Q) utilisable socialement. La produc tion, combinaison fonctionnelle de trois ensembles de variables (les facteurs de

production M - O - H), prend des formes diverses selon la nature des variables

et les manieres possibles de les combiner. La relation des variables entre elles est

redproque. Les matieres premieres explores (M) dependent de Tetat de Toutil

lage (O) et du savoir-faire (H) qui les rend exploitables. Redproquement Toutillage et le savoir-faire expriment Tadaptation a un certain type de ressources exploi tables. II n'y a done pas de ressources en soi mais des possibilites de ressources

offertes par la nature dans le cadre d'une societe donnee a un moment determine de son evolution.

Toute exploitation des ressources suppose done une certaine connaissance des

proprietes des ? objets ? et de leurs relations necessaires dans certaines ? condi tions ? et la mise en oeuvre d'un savoir-faire qui ? utilise ? ces necessites pour

produire un resultat attendu. L'activite productrice est done une activite ? regiee ?

par des ? normes ? techniques qui expriment les necessites auxquelles elle doit se soumettre pour reussir. Les techniques de chasse, par exemple, impliquent une connaissance minutieuse des moeurs des animaux chasses2, de leurs rapports avec la faune et la flore de leur milieu, en bref une ? science du concret ?3 qui cadre mal avec la mentalite ? pre-logique ?4 que Ton pretait hier encore aux

chasseurs primitifs. Tout processus de production constitue done une suite ordonnee d'operations

dont la nature et Tenchainement se fondent sur les necessites auxquelles on se

soumet pour obtenir le produit final attendu. Ces operations se deroulent done sur la base d'un milieu naturel et de realites sociales donnes qui constituent les ? contraintes ? auxquelles est soumis le systeme technologique de production, contraintes qui ? limitent ? et determinent les ? possibilites ? du systeme, son

efficacite.

i. Cf. I. Sellnow, Grundprinzipien einer Periodisierung der Urgeschichte. Ein Beitrag

auf grundlage ethnographischen Materials, Berlin, 1961. II faut cependant rappeler que dans une economie de chasse par exemple, il y a des operations de transformation de la nature :

fabrication des outils, des armes, des vetements, des moyens de transport, etc.

2. Cf. Birket-Smith, Moeurs et Coutumes des Eskimo, Payot, 1955, chap. 4.

3. Levi-Strauss, La PensSe sauvage, chap. 1.

4. Levy-Bruhl, La Mentaliti primitive, pp. 39-47, 85, 87, 104, 107, 520.

46 MAURICE GODELIER

Moins les structures productives seront complexes, plus Tefficacite d'un meme

systeme technologique dependra de la diversite des conditions naturelles sur

lesquelles il s'exerce1. La productivite d'un systeme sera la mesure du rapport entre le produit social et le cout social qu'il implique. Dans la mesure ou les ope rations productives combinent des realites quantifiables (ressources

? outils ?

hommes) et exigent un certain temps pour s'accomplir, l'analyse qualitative,

conceptuelle, d'un systeme de production debouche sur un calcul numerique. La combinaison des facteurs de production s'effectue dans des cadres que

Ton appelle des ? unites de production ?2. Ces cadres peuvent etre la petite exploi tation familiale, la communaute villageoise, une entreprise industrielle, etc. Le cadre depend done de la nature des travaux entrepris et des moyens disponibles

(O, H) pour les entreprendre. Dans les economies ? primitives ? certains travaux

exigent la cooperation de tous les hommes de la communaute villageoise comme

le debroussaillage d'un champ chez les Siane de Nouvelle-Guinee ou meme, pour des entreprises depassant les forces des communautes particulieres, la mobilisa tion de la tribu ou de groupements plus vastes. La construction d'immenses

systemes d'irrigation ou de cultures en terrasses par les grandes civilisations

agraires egyptiennes3 ou pre-colombiennes4 suppose une division complexe et une direction centralisee du travail. Des economies de chasseurs, comme celle des Indiens Pied-Noir5, connaissaient des formes de cooperation a T echelle tribale. Ils pratiquaient deux types de chasse selon que les bisons etaient groupes en

enormes troupeaux (chasse de printemps et d'ete) ou dissemines en petites bandes

(chasse d'automne et d'hiver). La chasse d'ete exigeait la cooperation et la concen

tration de toute la tribu, celle d'hiver la cooperation de groupes beaucoup plus petits operant sur des territoires fixes traditionnellement. Le regroupement de toute la tribu au printemps ouvrait la saison des grandes ceremonies politiques et religieuses. Ainsi une etroite adaptation aux moeurs des animaux chasses

entrainait un vaste mouvement de systole-diastole de la vie economique et sociale. Le rapport technique avec la nature s'accomplit done a travers la division des

i. Daryll Forde, ? Primitive Economics ?, Man. Culture and Society, Shapiro, 1956, p. 331. 2. G. Dalton, dans son article : ? Production in Primitive African Economies ?, The

Quaterly fournal of Economics, Cambridge, 1962, n? 3, pp. 360-377, refuse Tusage general de

Texpression ? unite de production ? (p. 362) sous pretexte que celle-ci designerait exclusive

ment la ? firme ? occidentale, organisation economique sans lien direct avec les structures

politiques, religieuses, parentales de la societe et que son usage obscurcirait Tanalyse des

societes primitives en les deformant. Ce point de vue se relie aux theses de K. Polanyi sur les

economies ? embedded ? et? disembedded ? dans Torganisation sociale, theses que nous discu tons plus loin. Dalton affirme cependant, p. 364, Texistence universelle de ? groupes de pro duction ?.

3. Hamdan, Evolution de VAgriculture irriguie en Egypte, UNESCO, 1961.

4. P. Armillas, ? Utilisation des terres arides dans TAmerique pre-colombienne ?, His

toire de l'utilisation des terres des regions arides, UNESCO, 1961, p. 279. 5. D. Forde, Habitat, Economy and Society, chap, iv, 1934.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 47

roles des individus economiquement actifs, c'est-a-dire a travers les rapports des ? agents economiques ? de cette societe dans le cadre des unites de production. Ce cadre doit etre compatible dans une certaine mesure avec la poursuite des

objectifs de production. Par exemple la mecanisation de Tagriculture suppose le

plus souvent Texistence de grandes exploitations agricoles dont le proprietaire

peut etre un individu ou une communaute (TEtat). Avec Texemple des grands travaux inca une compatibilite plus complexe entre structures economiques et

structures politiques (gouvernement centralise) se manifeste. Pour montrer les

jeux possibles des structures sociales non economiques dans l'organisation sociale de la production, nous nous donnerons un exemple abstrait. Supposons, au sein

d'une communaute villageoise d'agriculteurs, un lignage qui vit de ses droits

d'usage sur un certain nombre de parcelles dont une partie est successivement

exploitee chaque annee. Peu importe que ces agriculteurs produisent pour leur

subsistance ou pour un marche. Nous supposerons seulement que la main-d'oeuvre et les moyens de production du lignage (H, O) ne sufifisent pas pour realiser cer

taines operations productives du cycle agricole : debroussaillage, cloturage, etc.

Pour obtenir le complement necessaire de facteurs de production, le chef de lignage fait alors appel a ses parents ou a ses allies ou aux membres d'une classe d'&ge, a des clients, eventuellement a du travail salarie. De ce fait, le travail productif

s'organise a Taide de services personnels rendus (spontanement ou parfois par

contrainte) par ces travailleurs additionnels aux membres du lignage au nom de

leurs rapports familiaux, politiques ou religieux. Le travail est a la fois un acte

economique, politique ou religieux et est vecu comme tel. L'economique se pre sente alors comme une activite aux significations et aux fonctions multiples, a chaque fois differentes selon le type spedfique des rapports existant entre les

differentes structures d'une societe donnee1. L'economique est done un domaine a la fois exterieur et interieur aux autres structures de la vie sociale et c'est la

Torigine et le fondement des significations differentes que prennent les echanges, les investissements, la monnaie, la consommation, etc., dans les diverses societes et que Ton ne peut reduire aux fonctions assumees dans une societe marchande

capitaliste et analysees par la science economique. Notre exemple nous a mis en presence de Taspect economique du fonctionne

ment de rapports non-economiques, mais, si nous allons plus loin, l'economique ne

se reduit pas au fonctionnement de ces rapports et ne peut etre entierement

compris a partir d'eux. Car ce n'est pas au niveau de ces rapports que Ton saisit

la necessite de combiner de fa9on particuliere les facteurs de production pour obtenir les produits dont on a besoin dans des conditions ecologiques (M) et

i. Pour cette raison l'activite economique assume des fonctions ? d'integration ? sociale

selon l'expression de P. Steiner, ? Towards a classification of Labour ?, Sociologus, 1957, vol. 7, pp. 112-130. Cf. aussi P. Bohannan, Social Anthropology, 1963, chap. 14 ; ? The

Economic Integration of Society ?, pp. 229-245.

48 MAURICE GODELIER

technologiques (0) donnees. La science economique n'est ni Tecologie ni la

technologie et ne se dissout pas dans l'etude de la parente, de la religion, etc.

Elle commence avec l'etude des rapports sociaux mis en oeuvre dans la

production et, nous le verrons bientot, dans la repartition et la consommation. Ceci ouvre plusieurs directions de recherche. On peut constater que plus la division sociale du travail est complexe, plus le groupe de parente ou la communaute locale

perdent une partie de leurs fonctions economiques1. Une partie de la production se developpe en dehors du cadre familial ou villageois au sein d'organisations differentes relevant de groupements sociaux plus vastes (tribu, Etat, etc.)2. Dans

des conditions economiques nouvelles, les rapports de parente, les rapports

politiques, religieux, jouent un role nouveau. C'est la logique des modifications

redproques des elements de la structure sociale qui est l'objet de la connaissance

scientifique des societes. Dans le cadre de la societe capitaliste occidentale, Teconomie semble regie entierement par des lois propres. K. Polanyi se fonde sur

cette apparence pour distinguer les societes ou Teconomie est ? encastree ? (embed ded) dans la structure sociale, de celles ou elle ne le serait pas (disembedded) comme

dans les societes marchandes3. Cette distinction nous semble equivoque car a la limite ? disembedded ? suggere une absence de rapport interne entre Teconomique et le non economique alors que dans toute societe ce rapport existe. En fait, les

conditions propres au fonctionnement d'une economie marchande industrielle

donnent a Teconomie (au moins au xixe siecle) une tres large autonomie par

rapport aux autres structures (L'Etat, etc.) et aboutissent a la disparition du

controle direct du produit par les producteurs ou les proprietaires. Dans ce

contexte historique particulier ou les facteurs de production sont des marchandises

appropriees individuellement, la combinaison optimale de ces facteurs se presente pour leur proprietaire comme celle qui maximise ses profits monetaires. A ce point precis, nous rencontrons le probleme que nous analyserons plus loin de la nature et des formes possibles de ? rationalite ? economique4. Maximiser un profit mone

i. Cf. Neil J. Smelser, ? Mecanismes du changement et de Tadaptation au changement)), Industrialisation et Soci&U, symposium de Hoselitz et Moore, Mouton, 1963, pp. 29 a 53

? sur

tout pp. 35 a 37. La sociologie a pose le probleme de la typologie des formes de groupements a travers la distinction ? Association-Communaute ? qui occupe la place centrale parmi les

categories fondamentales de la sociologie depuis Gemeinschaft und Gesellschaft de Tonnies

(1887), Wirtschaft und Gesselschaft de Max Weber, 1922, ire partie 1 et 2 ? jusqu'a MacIvER,

Society, its structure and Change, New York, 1933, pp. 9 a 12 que cite Dalton. 2. A propos du pouvoir tribal et de Teconomie tribale, Cf. Sahlins : ? Political Power and

the Economy in Primitive Society ?, in Essays in the Science of culture, Dole et Carneiro,

i960, p. 412. 3. K. Polanyi, Trade and Market in the Early Empires, 1957, PP- 68, 71. 4. J. R. Firth, Human Types, 1958, chap. 3 : ? Work and Wealth of Primitive Communi

ties ?, p. 62; W. Barber, ? Economic Rationality and Behaviour Patterns in an Under-developed Area: a case study of African Economic Behavior in the Rhodesias ?, Economic Development and Cultural Change, avril i960, n? 3, p. 237. Voir la critique du livre d'HosELixz, Sociological Aspects of Economic Growth, i960, par Sahlins : American Anthropologist, 1962, p. 1068.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 49

taire individuel apparait comme la forme sociale particuliere de rationalite

economique propre aux societes marchandes capitalistes. Cette rationalite est celle

d'individus concurrents, proprietaires ou non des facteurs de production. Elle ne

se reduit nullement a une signification ? purement? economique, puisqu'elle signifie aussi le fonctionnement particulier de la famille, de TEtat... dans ces societes et

que son but, Taccumulation de richesses monetaires, cree pour Tindividu les condi tions memes de son role possible dans les structures politiques, culturelles, etc. de sa societe. Dans d'autres societes, a d'autres moments de l'histoire, la rationalite

economique aura un tout autre contenu. La prodigalite du don manifestee dans les

competitions du potlatch se trouvera etre la meilleure forme d'epargne dans

d'autres societes assurant aux donateurs la securite pour Tavenir et le prestige social et politique dans le present. Nous allons retrouver ce rapport interne des

structures sociales dans l'analyse des formes de repartition.

Les structures de la repartition.

Les operations de repartition sont celles qui determinent au sein d'une societe

les formes d'appropriation et d'usage des conditions de la production et de son

resultat, le produit social. L'appropriation de ces ? objets ? est soumise, dans toute societe, a des regies explicites qui definissent les droits (non ecrits ou ecrits) que les divers membres de cette societe ont sur ces objets.

? La premiere categorie des regies d'appropriation et d'usage concerne les

facteurs de la production (M, O, H). Les regies concernant Tappropriation des

ressources, sol, matieres premieres, peuvent revetir des formes differentes qu'ana

lyse par exemple la theorie des systemes de tenure fonciere1. On peut citer la

propriete collective d'un territoire de chasse par une communaute de chasseurs2, la propriete commune du sol par Yayllu inca avec droit d'usage periodique ou

hereditaire des parcelles, la propriete collective du sous-sol dans un Etat socia

liste, la propriete privee alienable, la propriete eminente du Pharaon sur les terres

des communautes villageoises, etc. La propriete peut concerner Teau, ainsi les

regies d'usage des biefs du Niger chez les pecheurs Bozo et Somono, ou les regies

d'usage des canaux d'irrigation dans la huerta de Valence. Les regies peuvent concerner les outils, pirogue, machines, daba, d'autres enfin les hommes3. C'est

i. Par exemple Biebuyck, ed., African Agrarian Systems, Oxford, 1963. 2. Voir R. Lowie, Traite" de sociologie primitive, chap, ix ; Herskovits, Economic Anthro

pology, chap, xiv, et la querelle entre Speck, Hallo well, Schmidt et Leacock a propos de la

priorite de la propriete privee ou de la propriete collective chez les indiens Algonquins ;

Averkieva, ? The Problem of Property in Contemporary American Ethnography ?, Sovet

skaya Ethnografiya, 1961, n? 4. 3. Cf. Le ? De Jure Personarum ? dans les Institutes de Justinien in EUments du Droit

Civil Romain, par J. Heinnecius, 1805, t. 4, pp. 90-107.

4

50 MAURICE GODELIER

ainsi que le maitre grec ou romain possede la force de travail de son esclave et sa personne tandis que Temployeur moderne achete Tusage de la force de travail de ses ouvriers mais n'a aucun droit sur leur personne.

Le proprietaire prive de la terre peut differer du proprietaire des outils et de la force de travail avec lequel il s'associe pour constituer une unite d'exploitation agricole (fermage), etc.

Dans une societe, les regies d'appropriation et d'usage des facteurs de produc tion peuvent differer pour chaque type d'objet et se combiner en un ensemble

complexe et coherent.

C'est ainsi que chez les Siane de Nouvelle-Guinee les regies d'appropriation des objets materiels (terre, hache, vetement) ou immateriels (connaissances

rituelles) sont de deux types :

i) Quelqu'un a des droits sur un objet comme un pere (merafo) sur ses enfants. II en est responsable devant la communaute et ses ancetres. C'est la regie

d'appropriation de la terre, des flutes sacrees, des connaissances rituelles, biens dont on a la tutelle et qu'on ne peut transferer2;

2) Quelqu'un a des droits sur un objet s'il en est comme l'ombre (amfonka). Ces objets peuvent etre les vetements, les cochons, les arbres plantes, les

haches, les aiguilles. Ces biens sont appropries personnellement et peuvent etre

transferes.

Entre ces deux types de regies existe une relation d'ordre : si on a avec le sol une relation merafo, alors seulement le travail accompli pour planter des arbres donne droit a leur appropriation individuelle (amfonka). L'existence de cette relation d'ordre entre les deux types de droits fait apparaitre Tappartenance au groupe comme le fondement du systeme des droits, et le controle du clan sur

d'autres groupes dependants (maisons d'hommes, lignages) et sur Tindividu comme

le principe directeur de ce systeme. L'ensemble du systeme combine harmonieu sement les interets du groupe et de Tindividu en limitant, par la priorite absolue du groupe sur Tindividu, les contradictions qui pourraient surgir dans le controle des ressources rares.

? La seconde categorie des regies d'appropriation et d'usage concerne les

effets de la production, le produit final, que ce soient des biens ou des services.

Cette categorie comprend elle-meme deux types de regies selon que le motif de

la repartition est directement ou indirectement economique. Pour des motifs

i. Salisbury, From Stone to Steel, Melbourne University Press, 1962. Pour une analyse detaillee de ce livre, voir M. Godelier, L'Homme, IV, 3, pp. 118-132.

2. La notion de propriete a un champ d'application qui deborde largement Teconomique ;

Cf. Lowie : ?Incorporeal Property in Primitive Society ?, Yale law Journal, mars 1928, p. 552. II est significatif que chez les Siane, la terre rangee dans la categorie des biens sacres inahe

nables, propriete a la fois des ancetres morts, des vivants et des descendants a naitre. Voir aussi Hamilton et Till : ? Property ?, Encyclopaedia of the Social Sciences, pp. 528-538.

ANTHR0P0L0GIE ECONOMIQUE 51

directement economiques, il faut preiever sur le produit social une part pour renouveler les facteurs de la production (M, O, H) et assurer la continuite de la

production et des conditions materielles de l'existence sociale. Si cette part pendant une periode (tx) est superieure a celle de la periode precedente (t2), la

societe, toutes choses egales d'ailleurs, a pratique un ? investissement ? et eiargi ses possibilites productives. Si cette part est inferieure, elle les a diminuees. A ce

niveau s'esquissent certaines formes de la dynamique d'un systeme economique. C'est ainsi qu'il faut preiever sur le produit agricole d'une annee les grains et semences de Tannee suivante et les stocker. Une autre raison de constituer des

stocks est le fait que l'activite productive agricole est souvent saisonniere et

impose d'attendre des mois avant de recolter les fruits du travail. Dans certaines

economies productrices de patates douces et de taro, la culture et la recolte sont des operations continues, a la fois pour des raisons agrotechniques et par Tabsence de procedes de stockage. C'est le cas des Chimbu de Nouvelle-Guinee1.

De meme, dans toute societe, il faut entretenir ceux qui ne produisent pas encore, les enfants, ou ne produisent plus, les vieillards, les malades2. Une partie du produit est preievee a leur usage et son importance depend principalement de la productivite du travail et de la marge du surplus excedant les necessites de la simple subsistance des producteurs. Ici nous sommes a Tintersection de deux

regies : a motivation economique directe ou indirecte3. L'entretien des chefs, des

dieux, des morts, des pretres, les fetes qui rythment la naissance, le mariage, la

mort, les expeditions guerrieres, toutes ces activites sociales supposent Tusage de

moyens materiels et Tutilisation d'une partie du temps disponible par la societe.

Ainsi, chez les Incas4 les terres des communautes villageoises etaient divisees

i. P. Brown et H. C. Brookfield, Struggle for Land, Oxford, 1963. 2. II faudrait etudier systematiquement les regies de repartition du produit dans leurs

rapports avec diverses situations de conjoncture : (1) abondance ( + ), (2) situation satisfai sante (+.), (3) penurie (4!), (4) famine (?). Dans un cycle comme celui des Eskimo ou dans un cycle long comportant des annees d'abondance et de famine. II faudrait distinguer les

regies de repartition selon la nature des biens (aliments, outils, biens de luxe, territoire, etc.). Chez les Eskimo, dans les situations d'abondance et de famine, les regies prevues pour les situations 2 et 3, qui sont les plus courantes, ne sont plus appliquees. En situation de famine, le groupe sacrifie les improductifs et reserve tous ses moyens aux productifs sur lesquels repose la survie du groupe. Ceci pose le probleme du rapport entre les institutions economiques et les ? situations de rarete ? (rarete du gibier, rarete de la terre, rarete provisoire ou per

manente, etc.). Cf. la critique de Polanyi par Smelser dans ? A Comparative View of Exchange

Systems ?, article cite, p. 177. 3. Herskovits, Economic Anthropology, p. 12. Sur les regies de division et de repartition

de la viande chez les Chin selon les rapports de parente et les autres rapports sociaux, voir la f?te du Khuang Twasi decrite par H. Stevenson in : The Economics of Central Chin Tribes,

Bombay, 1944. A Samoa, on divisait les cochons en 10 parties destinees a 10 categories de

personnes de statuts differents (Peter Buck, Samoan Material Cultures, Honolulu, 1930). 4. A. Metraux, Les Incas, Le Seuil, 1961. Sur les Azteques voir Timportant article

d'A. Caso, ? Land Tenure among the Ancient Mexicans ?, American Anthropologist, aout 1963, vol. 65, n? 4, pp. 862-878.

52 MAURICE GODELIER

en trois groupes, les terres laissees a la disposition des membres de Yayllu, celles reservees a Tinea, celles reservees aux dieux et particulierement a Inti, le Dieu Soleil. Les terres de Tinea et des dieux etaient cultivees collectivement grace a la mita, corvee a laquelle tout homme marie etait astreint. Le produit de ces terres etait stocke dans les greniers d'Etat et servait a entretenir la noblesse, le

clerge, l'armee, les travailleurs qui construisaient les routes, les systemes d'irri

gation, les temples, etc. Un corps de fonctionnaires specialises, les Quipu-Kamayoc, dressait des statistiques pour evaluer les richesses des communautes et des

nonages et calculer les quantites de produits agricoles et artisanaux, le volume de main-d'oeuvre necessaires a Tentretien de la ? caste dirigeante ? et a la realisation des grands travaux publics et de la guerre. Le cadre de ces statis

tiques etait la division de la population entiere en ? dix categories definies approxi mativement par T&ge apparent et par Taptitude au travail ?.

On pourrait citer egalement les formes de rente fonciere en travail, en nature, en argent, prelevees par le seigneur feodal1. Le volume de cette rente dependait generalement du rapport instable des forces entre seigneurs et paysans. Selon ce rapport, les paysans pouvaient plus ou moins eiargir la part de leur travail

qu'ils s'appropriaient et ameiiorer leur exploitation agricole. Autre exemple, les formes de contrat de metayage et de fermage qui determinent le partage du pro duit entre le proprietaire du sol (M), le proprietaire de Toutillage (O) et de la force de travail (H). De meme, a travers les mecanismes de la formation des salaires et des profits, le revenu national se distribue parmi les classes et couches sociales d'un pays capitaliste industriel.

Si on analyse l'ensemble des operations de repartition, on constate que cer taines d'entre elles distribuent aux activites non economiques de la vie sociale, poli tique, religion, culture, etc., les moyens materiels necessaires a leur exercice. Avec

elles, Teconomique est interieur a toute activite non economique et constitue un

aspect de toute activite humaine et redproquement les activites non economiques se trouvent liees organiquement aux activites economiques auxquelles elles donnent sens et finalite. En meme temps le developpement des activites non economiques suppose l'existence d'un surplus economique, c'est-a-dire non pas ce qui est ? de

trop ?2, un surplus absolu, mais ce qui depasse le niveau, socialement reconnu, necessaire a la subsistance des membres d'une societe. Dans son ouvrage From Stone to Steel ou il decrit les conditions et les effets de la substitution de la hache d'acier a la hache de pierre chez les Siane de Nouvelle-Guinee, M. Salisbury a pu mesurer le fait que les activites de subsistance qui prenaient 80% du temps de

i. Cf. Duby, L'Economie rurale et la vie des campagnes dans VOccident midieval, 1.1, p. 115. 2. Dalton, ? A Note of Clarification on Economic Surplus ?, American Anthropologist,

i960, n? 62, en reponse a Harris, ? The Economy has no Surplus ?, American Anthropologist, 1959, n? 61, pp. 185-199 et 1963 : ? Economic Surplus, Once Again?, American Anthropologist, 65, PP- 389-394

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 53

travail des hommes equipes de haches de pierre en prirent 50% avec la hache d'acier. Le temps ? gagne ? fut consacre par les Siane non pas a multiplier leurs

moyens materiels de subsistance mais a multiplier les activites extra-economiques, les fetes, les guerres, les voyages. Ce choix entre differents usages de leur temps exprime la hierarchie des valeurs que les Siane attribuent a leurs diverses acti vites1. Un tel exemple, proche de celui des Tiv decrit par Bohannan2, confirme certaines analyses de K. Polanyi et de ses disciples Pearson3, Dalton, mais refute leur these essentielle qui fait de la notion de surplus une hypothese analytique^ ? expliquant ? ex post les arrangements sociaux a la maniere d'un Deus ex machina et condamnee a rester sans preuve ou refutation empiriques.

Pearson et Dalton ont certes raison de chercher a distinguer les circonstances et la nature precises de Texistence d'un surplus : est-il accidentel ou permanent, reconnu comme tel, etc. ? Et surtout de souligner avec force que les consequences d'un surplus n'ont de sens que dans un cadre institutionnel donne. Dans l'exemple des Siane, ceux-ci ont parfaitement reconnu et mesure le temps gagne avec la diffusion des haches d'acier et l'ont consacre a la poursuite des fins les plus valo risees a leurs yeux car elles assurent le prestige des individus au sein de la commu naute clanique. Mais cette intensification des activites les plus valorisees, fait qui est deja un changement par rapport a la tradition, meme s'il n'affecte pas les struc tures d'ensemble, a ete rendu possible par un changement technologique. C'est en ce sens que Ton suppose que Tapparition d'un surplus rend possibles

? ce qui

i. E. Fisk, dans son article ? Planning in a Primitive Society ?, The Economic Record, 1962, decembre, pp. 462-478, a souligne, a partir des analyses de M. Salisbury, que les Siane, avant meme rintroduction des haches d'acier, produisaient ce qui leur etait economiquement necessaire pour leur subsistance et leur vie sociale sans avoir atteint le maximum des possi bilites productives de leur systeme. Ils pouvaient ainsi supporter une croissance demogra phique et une intensification de la population sans provoquer une crise de leur systeme. Fisk nomme cette possibilite objective un ? surplus potentiel?. Apropos des Kuikuru, Carneiro, a montre l'existence d'un tel surplus. ? Slash and Burn Cultivation among the Kuikuru and its Implications for Cultural Development in the Amazon Basin ?, The Evolution of Horticul tural Systems, 1961, pp. 47-67.

II faut distinguer ce surplus potentiel de la notion de surplus potentiel dijd approprii par des proprietaires fonciers, des capitalistes industriels, telle que Ricardo et Marx l'ont posee. Pour eux, le surplus deja approprie peut servir au developpement a condition d'en exproprier les proprietaires et de l'investir productivement.

Cf. l'analyse critique de Paul Baran, The Political Economy of Growth, 1957, Par Ch. Bet telheim : ? Le surplus economique facteur de base d'une politique de developpement ?,

Planification et croissance acciliree, 1964, pp. 91-126. L'analyse de Fisk et celle de Bettelheim montrent avec evidence que la possibilite objective d'un surplus n'entraine pas necessaire ment ni automatiquement un developpement economique et social. II faut pour cela des conditions sociales et des incitations precises. Sans voir ceci, la notion de surplus n'expli querait rien, et sur ce point Dalton a raison.

2. Bohannan, ? Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv?, American

Anthropologist, 1955, vol. 57. 3. Pearson, ? The Economy has no Surplus : Critique of a Theory of Development ?,

Trade and Market in the Early Empires, K. Polanyi, ed. 1957.

54 MAURICE GODELIER

ne veut pas dire necessaires ? des transformations structurales d'une societe. Et il n'y a aucun rapport necessaire entre cette affirmation et Taffirmation que Tacti vite economique preclde historiquement les autres activites humaines et doit etre

necessairement plus valorisee qu'elles. En fait, Tapport de Dalton-Pearson est de mettre en evidence les erreurs d'un materialisme sommaire qui postule une

causalite mecanique entre les faits sociaux dont il ne peut saisir la dialectique. Mais lorsque Dalton et Pearson affirment que la notion de surplus est une machi nerie rationnelle sans portee pratique, toute la theorie et la pratique economiques s'inscrivent en faux contre leur position.

Sous nos yeux la transformation rapide des pays ? sous-developpes ? souligne la priorite des investissements productifs dans le developpement, c'est-a-dire la necessite de soustraire a la consommation immediate les moyens d'augmenter la

consommation de demain. Et par consommation, nous entendons aussi bien

Talphabetisation des masses, la formation des cadres, la multiplication des services

que Tinfrastructure de Tagriculture et de Tindustrie. Pour industrialiser il faut de la main-d'ceuvre que liberera Taugmentation de la productivite agricole. Cette

logique des faits guidee par les strategies de Tepargne (forcee) et de Tinvestisse ment ne differe pas en nature du ? Take-off ?* du capitalisme industriel et de sa

gigantesque croissance au xixe siecle. Depuis les analyses de Smith, Ricardo, Marx2 jusqu'aux statistiques des historiens comme Mantoux3, Labrousse, le meca nisme de T ? accumulation du capital ? est decrit comme un phenomene d'epargne forcee de la part des travailleurs et d'investissements en biens d'equipement par la bourgeoisie. Ces economistes et historiens, partisans de la notion de surplus, sont les premiers a souligner que les transformations institutionnelles dans l'ordre du droit, de TEtat, de la culture, declencherent les transformations economiques et ne voient pas dans ce role des institutions la preuve radicale de T essence meta

physique de la notion de surplus. En fait, la metaphysique existe chez ceux qui etaient a la recherche d'un ? surplus en soi ? et qui ne savent plus que faire de la notion de surplus quand ils trouvent ce qui existe : des surplus ? relatifs ?.

En outre, la notion de surplus est encore obscurcie par Tidee souvent postulee d'une causalite necessaire entre Texistence d'un surplus et Texistence de Texploi tation de Thomme par Thomme. Ceci pose le probleme general non des meca nismes mais des ? principes ? de la repartition, celle-ci pouvant etre egale ou

inegale entre les membres d'une societe. Une meme societe peut d'ailleurs suivre

plusieurs principes selon les objets qui sont repartis. Les Siane garantissent a

chacun un acces egal a Tusage du sol et aux denrees de subsistance. Les biens

i. Rostow, The Stage of Economic Growth. Cf. le Symposium de 1961 sur Social Develop ment sous la direction de R. Aron et B. Hoselitz.

2. Marx, Le Capital, livre I, t. 3, chap. 26 a 33 ; livre III, t. 3, chap. 47, Editions Sociales, Paris.

3. P. Mantoux, La Revolution industrielle au XVIIP siecle, Paris, ed. Genin, 1961.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 55

de luxe, le tabac, le sel, etc., dependent par contre de Tinitiative de chacun.

Quant aux veritables richesses, plumes, coquillages, cochons, support materiel des prestations ceremonielles et de Tacces aux femmes, elles sont controiees par les aines des lignages et les hommes import ants, bosboi, dont elles symbolisent le prestige et la puissance. Mais cette inegalite ne signifie nullement Texploitation des uns par les autres.

De meme dans une communaute divisee en groupes specialises et complemen taires, agriculteurs, pecheurs, artisans, l'echange des produits permet a tous

d'avoir acces a l'ensemble des ressources sans qu'il y ait la un phenomene d'exploi tation. Dans cette perspective le partage des produits entre leurs producteurs et les individus consacres aux affaires de la politique et de la religion est d'abord une forme d'echange entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, sans

exploitation de ceux-la par ceux-ci. Cet echange est la contrepartie d'un service

rendu a la communaute, d'une fonction commune assumee par des ? particuliers ?.

L'exploitation de l'homme par l'homme commence lorsque le service cesse et

qu'il y a preievement sans contrepartie. II est generalement extremement difficile de determiner ou cesse le pouvoir de fonction et ou commence le pouvoir d'exploi tation dans les societes ou les contradictions sociales, les conflits de groupe sont peu

developpes. C'etait le cas des royaumes de Gana et du Mali, ou une aristocratie assumait des fonctions religieuses, politiques et militaires au benefice de la tribu entiere et exploitait faiblement les hommes libres des communautes villageoises1. Souvent le developpement du pouvoir d'une minorite est un facteur puissant de

developpement economique et social, du moins pendant un certain temps. L'uni

fication de TEgypte sous Menes, le premier Pharaon, a permis le controle de

Tirrigation du Nil, a Tavantage egalement des communautes villageoises2. K. Polanyi, s'inspirant de Marcel Mauss3, a tente de subsumer sous trois

principes les mecanismes de repartition : les principes de reciprocite, de redistri

bution, d'echange. Une illustration du premier serait le jeu des dons et contre

dons du potlatch des Kwakiutl, du second la redistribution autoritaire des pro duits sous Tempire Inca, du troisieme la circulation universelle des marchandises

terre, travail ou autres objets dans Teconomie capitaliste. Cette analyse suggestive serait plus feconde si elle cherchait a degager les divers criteres de la ? valeur ?

que Ton attribue aux objets donnes, redistribues ou echanges. Car ces criteres

permettraient en definitive l'analyse des diverses formes de Tegalite et de l'inega lite sociales4. Sur ce point l'analyse des diverses structures de la repartition nous

i. Mambi Sidibe, Notes sur Vhistoire de I'Ancien Mali, Bamako, 1962. Voir Mauny, Tableau giographique de VOuest africain au Moyen Age, Dakar, 1961.

2. Willcocks-Craig, Egyptian Irrigation, Londres, 1913.

3. M. Mauss, ? Essai sur le don ?, Annie sociologique, 1925, pp. 30-186. 4. L'organisation de la redistribution des biens par une minorite tribale cree la possibility

d'une certaine exploitation de la majorite des membres de la communaute par cette minorite

et a travers ce processus, la possibilite de Tapparition d'une ? classe ? sociale dominante au

56 MAURICE GODELIER

ont montre le role strategique des operations et les normes de repartition des

facteurs de la production dans le fonctionnement des societes. Ces operations controlent en derniere analyse les possibilites d'action offertes par un systeme social aux individus et aux groupes qui Tagissent et le subissent, possibilites

egales ou inegales de pouvoir, de culture, de niveau de vie. Comme nous le verrons

en conclusion, ce sont ces possibilites des differents systemes que Ton confronte

dans les debats sur la ? rationalite ? economique. Lorsque la bourgeoisie frangaise abolit dans les luttes revolutionnaires les structures de Tancien regime, elle le fit au nom de la ? raison ?, consciente d'ouvrir pour elle-meme et les autres classes

sociales des possibilites de developpement economique, social, culturel qui ne

pouvaient s'epanouir sous Tancien regime. En definitive les regies de la repartition controlent les structures de la consommation.

Les structures de la consommation.

Nous serons brefs a leur propos. La consommation des facteurs de production, ressources, equipement, travail n'est autre que le processus meme de production dont elle assure Texistence et la continuite. Elle est done soumise aux regies

techniques de la production et aux regies sociales de Tappropriation des facteurs

de production. Elle s'opere dans le cadre des unites de production. La consomma

tion personnelle sous ses formes individuelle ou sociale s'opere dans le cadre

d'unites de consommation1 qui peuvent parfois coincider avec les unites de pro

sein d'une societe tribale. Tout en rendant des services religieux, politiques, a la communaute et en favorisant un eiargissement de la production et de la circulation des biens, cette minorite

controle en partie le produit (Trobriand) et parfois une partie des facteurs de production

(la terre dans l'Egypte pharaonique, chez les Incas, les Imerina de Madagascar, etc.) et les

manipule egalement a son avantage particulier. Le probleme de Tapparition d'une inegalite sociale permanente et du passage de la societe sans classes a une structure de classes se pose ici, mais ni Polanyi, ni Sahlins, ni Bohannan ne le posent lorsqu'ils analysent le fonctionnement

du principe de redistribution. Preoccupes a bon droit, comme Sahlins, derejeterles interpre tations abusives de Bunzel, Radin, etc. qui ? trouvaient ? des comportements ? capitalistes ?

d'exploitation de Thomme par Thomme chez les Chukchee ou les Yurok, ou, comme J. Murra, de recuser les interpretations ? feodales ? ou ? socialistes ? de T empire Inca, ces auteurs voient

dans la redistribution une simple extension du principe de reciprocite qui preside aux rap

ports de parente et d'alliance. Ce faisant, nous semble-t-il, ils occultent le caractere oppressif reel du pouvoir aristocratique, comme le font d'ailleurs les mythes justificatifs de ce pouvoir

qui le presentent comme un trait particulier du vieux mecanisme de reciprocite. R. Bunzel, ? The Economic Organization of Primitive Peoples ?, General Anthropology, pp. 327-408 ;

J. Murra, ? On Inca Political Structure ?, Systems of Political Control and Bureaucracy in

Human Societies, 1958, et ? Social Structure and Economic Themes in Andean Ethnohistory ?,

Anthropological Quaterly, avril 1961, pp. 47-59 ; I. Shapera and J. Goodwin, ? Work and

Wealth ?, The Banta-speaking Tribes of South Africa, pp. 150 sq. 1. L'unite de consommation pour un produit est le dernier chainon social ou s'opere la

repartition ultime de ce produit avant qu'il n'entre dans la consommation finale individuelle ou sociale. L'unite de consommation n'est pas un ? cadre ? social vide, car il est regi par une

autoriU sociale determinee (chef de lignage..., etc.) qui a pouvoir de repartir et d'attribuer.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 57

duction, comme c'est le cas pour une petite exploitation agricole1. Souvent la base de Tetablissement des unites de consommation est la parente. La famille nucieaire, la famille etendue, le clan, la tribu peuvent etre selon les circonstances le cadre de la consommation. Chez les Siane la femme prepare la nourriture et la porte a son mari qui la distribue a tous les membres de la maison d'hommes. Une autre

part est consommee par la femme, ses filles non mariees et ses garcons non inities. Ainsi dans la consommation, toutes les ? valeurs ? du systeme social s'expriment, a travers les choix et les interdits alimentaires par exemple. Une fois de plus Teconomique ne trouve pas entierement en lui-meme son sens et sa finalite.

Avec le processus de consommation s'acheve la description des composants formels de tout systeme economique possible. Ce ? modele ? fournit les lignes directrices d'une ? probiematique ? de l'analyse economique, c'est-a-dire une chaine de questions qui doivent orienter Tinterrogation des faits. Quels sont les procedes

technologiques utilises par une societe ? Quelle est leur efficacite ? Quelles sont

les regies de Tappropriation et de Tusage des facteurs de production ? Quelles sont les regies de Tappropriation et de Tusage des produits ? Quels sont les cadres et les formes de la consommation ? Quelle est l'unite interne de ces structures, leur rapport avec les autres structures de la vie sociale ?

En definitive, toute production est un acte double, soumis d'une part aux normes techniques d'un rapport determine des hommes avec la nature, de Tautre aux normes sociales reglant les rapports des hommes entre eux dans Tusage des facteurs de production. La solidarite organique des structures d'un systeme eco

nomique se manifeste a travers la compiementarite et la circularite des processus, la production permettant la consommation qui permet elle-meme la production.

L'analyse synchronique et diachronique des systemes economiques peut main tenant etre definie avec plus de precision dans le cadre de cette probiematique. L'analyse synchronique cherchera a reconstituer, a un certain moment de Invo lution d'un systeme, le fonctionnement des structures de la production, de la

repartition, de la consommation. L'analyse diachronique se proposera de recons

truire la genese des elements du systeme et de leurs rapports, puis de suivre Invo lution de leur fonctionnement a travers une serie d'images synchroniques du

systeme. En confrontant les regies et les faits, elle essayera alors de determiner dans quelles conditions le systeme varie ou reste invariant et de degager ses lois

de fonctionnement. Pour conclure, nous utiliserons la probiematique que nous venons d'esquisser

pour traiter rapidement des deux problemes qui se profilaient a la croisee de tous nos chemins : Pourquoi une theorie formelle n'est-elle pas une theorie generale ? La notion de ? rationalite economique ? a-t-elle un contenu scientifique ?

i. Souvent, il n'y a pas coincidence ; Cf. Daryll Forde, ? Primitive Economics ?, article

cite, p. 335.

58 MAURICE GODELIER

II. ? Le Probleme d'une ? Theorie generale ?

ET DU DROIT A L' ? EXTENSION ? DES CATEGORIES ET DES LOIS DE l'Economie POLITIQUE

En construisant le ? modde ? formel d'un systeme economique possible nous

avions procede en faisant volontairement abstraction de toutes les differences existant entre les systemes reds. La demarche permettait d'isoler les elements communs formellement identiques entre ces systemes. Mais ? formellement ? ne

signifie pas ? redlement ?. Au niveau d'une analyse formelle qui, par principe, se constitue par abstraction des differences reelles, on ne dispose d'aucun ? critere ?

pour decider si deux systemes sont reellement identiques ou differents. II faut

analyser les systemes tels qu'ils sont pour decouvrir s'ils appartiennent a un

meme genre reel de systeme. Cette analyse procede alors en se soumettant aux

faits concrets que rien ne permet de deduire de principes formels. Par cette

voie on chemine vers une theorie generale veritable qui se donne pour tache

de penser a la fois Tidentite et la difference des systemes. Ainsi peut-on esperer arriver veritablement a decider si les lois d'un systeme

? s'appliquent ? a d'autres systemes et s'il y a des lois ? reelles ? communes a tous

les systemes1. Ceci montre assez que Teiaboration et le contenu meme d'une

theorie economique generale se confondent avec le but ultime de l'anthropologie

economique tel que R. Firth le definissait autrefois :

? Ce qui est requis de Teconomie primitive est que Tanalyse du materiel des communautes non civilisees soit menee de telle sorte que ce materiel soit directement comparable avec celui des communautes modernes, assor tissant hypothese avec hypothese et permettant ainsi que des generalisa tions soient en derniere analyse construites qui subsumeront les pheno

menes a la fois des communautes civilisees et non civilisees, connaissant les prix ou les ignorant, sous un corps de principes concernant le compor tement humain et qui sera vraiment universel ?2.

i. II n'est guere necessaire de souligner que le probleme se pose aux historiens tenths

de projeter sans cesse sur les societes antiques ou non occidentales les categories ? d'esclavage ?, de ? feodalite ?, de ? capitalisme ?, etc. Pour Fantiquite, voir la controverse

celebre sur le ? capitalisme ? antique et les theses de E. Meyer, Von Polmann analys6es par E. Will, ? Trois quarts de siecle de recherches sur FEconomie grecque antique ?, Annates

E.S.C., mars 1954, PP- 7 a 22 et les exposes de M. Finley et E. Will sur ? Trade and Politics

in the Ancient World ? au Congres mondial d'Histoire economique de 1962 a Aix-en-Pro vence. Pour le feodalisme, rappelons les critiques de M. Bloch et de R. Boutruche a propos des pretendues feodalites ? exotiques ? de FEgypte antique, des Hittites, etc. (a l'exception du Japon). Cf Boutruche, Seigneurie et FSodaliU, 1958, livre II, chap. 1 et 2. De m&me en

ethnologie, on parle commun6ment de ? feodalites africaines ? a propos des anciens Etats

africains. Exemple J. J. Maquet, ? Une hypothese pour l'etude des F6odalites Africaines ?, Cahiers d'Etudes Africaines, 1961, n? 6.

2. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939, p. 29.

ANTHR0P0L0GIE ECONOMIQUE 59

Si, comme l'experience ordinaire le montre, les systemes economiques sont a la fois identiques et differents ? par exemple, de nos jours, les systemes capi taliste et socialiste ?, penser leur realite ne peut signifier reduire ou chasser leurs

contradictions. A ne voir que la difference des systemes on respecte peut-etre leur singularite mais si celle-ci est sauvee, Tintelligibilite est perdue car la pensee se trouve en face d'une diversite, opaque a toute comparaison, de realites radicale

ment heterogenes. A ne voir au contraire que les ressemblances, Tintelligibilite semble sauvee mais la singularite est perdue dans une totalite homogene ou Ton ne decouvre plus que des nuances legeres. En pensant la realite telle qu'elle est, avec ses contradictions, la theorie economique peut esperer echapper a ce va-et

vient incessant et indepassable entre deux demi-verites qui, jointes, n'en font meme pas une ? c'est-a-dire esperer trancher le noeud gordien des vieux para doxes de la connaissance historique, impuissante a penser ensemble la structure et l'evenement, a penser le temps.

Mais l'attitude dominante des economistes et des anthropologues est de reduire ou de nier les differences entre les systemes economiques et de debarrasser, croient

ils, leur domaine de ses contradictions. Cette attitude semble prendre appui soli

dement sur des faits recueillis. II y a, dans les economies primitives, division du

travail, commerce exterieur, monnaie, credit, calcul comme dans nos economies

marchandes modernes. Des lors tout semble autoriser Herskovits ou Leclair a postuler que :

? Pratiquement tout mecanisme et institution economique que nous connaissons existe quelque part dans le monde sans ecriture. Les distinctions a tenter entre economies primitives et non primitives sont en

consequence de degre plutot que de nature ?x.

Des lors la theorie generale est trouvee avant meme d'etre entreprise puis qu'elle etait faite d'avance. Car s'il n'y a de difference que de degre entre toutes les economies connues, les lois de Teconomie marchande decouverte par Teco nomie politique classique ont un champ de validite universelle et se ? retrouvent ?

dans tout systeme possible. Le superieur explique Tinferieur, le complexe est le

developpement du simple au sein duquel il etait deja pre-forme, en germe. La

conclusion, M. Goodfellow Ta, depuis longtemps, three avec fermete : L'anthropo logie economique sera Teconomie politique ? liberale ? ou ne sera pas2 :

?... La proposition qu'il y aurait plus d'un corps de theorie economique est absurde. Si l'analyse economique moderne, avec ses concepts instru

mentaux, ne peut pas traiter egalement de Taborigene et du Londonien,

i. Herskovits, Economic Anthropology, 1952, pp. 487-488. Voir aussi : Walker, ? The

Study of Primitive Economics ?, Oceania, pp. 131-142. 2. Goodfellow, Principles of Economic Sociology, Routledge, Londres, 1939, pp. 3, 4,

6, 7 et 8.

60 MAURICE GODELIER

non seulement la theorie economique mais les sciences sociales dans leur entier peuvent etre considerablement discreditees. Car les phenomenes des sciences sociales ne sont rien s'ils ne sont pas universels... quand on de

mande, en effet, si la theorie economique moderne peut etre consideree comme s'appliquant a la vie primitive, nous pouvons seulement repondre que si elle ne s'applique pas a Thumanite entiere, alors elle est depourvue de sens. Car il n'y a aucun gouffre entre le civilise et le primitif ; un niveau culturel sefond imperceptiblement dans un autre et on trouve frequemment plus d'un niveau dans une seule ' communaute '.

Si la theorie economique ne s'applique pas a tous les niveaux alors il doit etre tellement difficile de dire ou elle est utile seulement, que nous pour rions etre pousses a affirmer qu'elle n'a pas d'utilite du tout ?x.

Nous montrerons sans peine qu'en voulant nier les differences ? reelles ? des

systemes economiques et debarrasser leur domaine de ses contradictions, Hers

kovits et d'autres ont embarrasse leur pensee de contradictions evidentes avec

les faits et avec elle-meme. Leur attitude repose en definitive sur un prejuge portant a la fois sur la nature des economies primitives et de Teconomie de marche

occidentale et ce prejuge consacre une certaine fagon de voir (ou de ne pas voir) Teconomie occidentale et les autres economies a travers cette representation. Malgre ses efforts, Herskovits, qui avait deja affirme cote a cote les deux definitions, formelle et redle, de Teconomie, affirmera et contestera a la fois que les lois de

Teconomie politique s'appliquent a tout systeme, renongant par ce double compro mis a la tache d'une veritable elaboration theorique des faits.

Tout d'abord affirmer comme Goodfellow ou Rottenberg2 que Teconomie

politique s'applique a tout systeme economique parce que la theorie des prix s'y applique, c'est reduire, par un coup de force, Teconomie politique a cette

theorie, certes dominante de Malthus a A. Marshall. C'est Tamputer de nombreux

developpements feconds, telle la theorie keynesienne de Tinexistence d'un plein

emploi automatique dans une economie de marche decentralisee. La raison essen

tielle de ce coup de force est, comme le souligne Dalton, que les anthropologues savent bien, sans Tavouer, que la precondition essentielle de T ? application ? du

keynesianisme manque, puisque le revenu d'une economie primitive ne derive

ni ne depend essentiellement de la vente de produits sur un marche.

Ensuite, reduire Teconomie politique classique a la theorie des prix, c'est

s'enfermer theoriquement dans Timpuissance pratique des economistes a analyser

i. Knight, apres Robbins, a pousse a son terme la logique de cette these : ? II y ade

nombreuses facons dont Factivit.6 economique peut 6tre organisee... mais la methode domi

nante dans les nations modernes est le systeme des prix ou libre entreprise. En consequence, c'est la structure et le fonctionnement des systemes de libre entreprise qui constituent le

principal theme de discussion dans un traite sur Feconomie. ? (The Economic Organization, New York, Kelley, 195iy p. 6.)

2. Rottenberg : Review of Trade and Market in Early Empires, in American Economic

Review, n? 48, pp. 675-678.

ANTHROPOLOGIE economique 6i

les mecanismes de notre propre economie occidentale lorsque ceux-ci reposent sur des echanges de biens et de services qui ne passent pas par un marche et ne sont done pas ? mesures ? par un prix. Comme le soulignait avec force Burling, Teconomiste est contraint de laisser hors des statistiques de Teconomie nationale le travail d'une epouse a la maison1. Un anthropologue au contraire verra

dans le travail des femmes a la maison dans une societe ? primitive ? une realite

appartenant a Teconomique. Reduire Teconomie politique a la theorie des prix est done prendre les choses ? telles qu'elles apparaissent ? ou telles qu'on les

manie empiriquement et non telles qu'elles sont, meme dans nos economies de marche. Une realite peut etre economique sans etre une marchandise. Penser

autrement, c'est faire de la marchandise un fetiche theorique. Deja nous voyons comment la perspective anthropologique permet d'edairer Teconomie politique sur elle-meme en la soumettant plus fidelement a la realite sociale singuliere, concrete.

De plus, meme si dans nos societes, donner un prix aux biens et services semble le critere qui definit ceux-ci comme des faits economiques, dans les autres societes donner un prix est un fait rare et limite qui ne peut constituer le critere dedsif permettant de distinguer Tactivite economique des autres activites d'une societe. A la limite, pour Burling, si Teconomie se confond avec la theorie des

prix, c'est une incroyable contradiction de parler d' ? economie ? primitive puisque celle-ci utilise de fagon tres limitee la monnaie ou meme ne Tutilise pas, et surtout

parce que jamais ou presque, comme Ta remarque Moore, la terre et le travail ne sont Tobjet de transactions a travers un mecanisme de marche. Cependant, meme devant ces faits, certains economistes ne desarment pas et, pour ? sauver ?

le droit d'appliquer aux economies primitives le corps des principes de Teconomie de marche, decrivent ces economies comme dotees d'une offre et d'une demande ? ineiastiques ?, done justiciables des principes particuliers de la theorie des prix qui s'appliquent aux situations d'ineiasticite d'un marche. Dalton montre qu'on oriente ainsi Tanalyse des faits avec le prejuge que la structure de marche ou ses

equivalents fonctionnels existent universellement2. Mais pour que la theorie des eiasticites soit applicable et verifiee, il faut encore que les ressources et les pro duits ineiastiques soient vendus et achetes a travers un mecanisme de marche, ce qui n'existe pas dans une economie primitive.

En definitive, le debat se noue et se renoue sans cesse autour de la fagon dont la plupart des economistes et anthropologues, a leur suite, manipulent les maitres

concepts de Teconomie politique, le concept de capital et le concept de monnaie.

i. P. Bohannan, Social Anthropology, p. 220. De facon plus generale, il est difficile pour Feconomiste occidental d'etablir la comptabilite nationale d'une nation ?

sous-developpee ?

car 90 % de la production est autoconsommee et on ne sait quel ? prix

? lui attribuer. Cf. P. Deane, Colonial Social Accounting, Cambridge, 1953, pp. 115-116.

2. Voir par exemple Salisbury, op. cit.

62 MAURICE GODELIER

Leur definition constitue le noyau et la justification essentielle du ? droit ? que

beaucoup revendiquent d'etendre les lois des economies marchandes a toute

economie possible ainsi que le proclame M. Salisbury :

? Le concept economique occidental traditionnel, potentiellement le

plus applicable et le plus utile pour comprendre le materiel Siane, est celui de capital a1.

Or, quelle est la nature du ? capital ?? Trois definitions semblent se degager de Tabondante et contradictoire litterature economique : la premiere est celle de Thurnwald en 1932 :

? J'appelle capital tout ce qui peut s'accroitre par soi-meme... ce

capital naturel se presente a nous sous deux formes : les plantes et les animaux domestiques ?2.

La seconde est celle de Firth, reprise par Salisbury :

? Biens qui servent dans la production et sont soustraits a la consom mation ? (Firth).

? Stocks de biens, presents avant que soit accompli un acte productif, utilises dans la production et immobilises hors de la consommation directe

pendant que cet acte progresse ? (Salisbury).

La derniere, dans la ligne des classiques, est donnee par Max Weber :

? Le capital est de l'argent utilise pour faire du profit ?3.

Dans ces trois definitions le capital est defini comme un objet ?

betail,

plantes, outils, argent ? et cet objet a la propriete de s'accroitre. Le capital est

done pris tel qu'il ? apparait ? sous les formes materielles les plus diverses et dans son ? fonctionnement ? apparent. Une telle attitude theorique nous vaut une gerbe de paradoxes. Que la pensee antique ait decrit Tusage de la monnaie comme

capital par analogie avec les rapports de certains elements de la nature, especes animales ou vegetales, n'autorise personne a prendre cette analogie pour une ? identite ?. Que l'argent se nomme pecus en latin d'un mot qui designe aussi et

plus anciennement ?le troupeau ?, que tsxo^ en grec signifie ?l'interet ? du capital prete et aussi le ? petit?, le rejeton d'un animal, il n'y a la qu'une fagon de designer un objet ? culturel ? par analogie avec un phenomene naturel. Car pour qu'un animal devienne du capital il faut qu'il soit vendu et achete, c'est-a-dire qu'un certain rapport social, un certain type d'echange s'instaure entre des personnes

par Vintermediate de l'echange des choses : troupeau, monnaie, etc. Au premier

i. Salisbury, op. cit., p. 158. 2. Thurnwald, Economics in Primitive Communities, 1932, p. 152.

3. M. Weber, The Theory of Social and Economic Organization, 1947.

anthropologie economique 63

paradoxe, prendre une analogie pour une identite, s'ajoute une radicale impuis sance a voir dans le capital plus qu'un ensemble de choses : essentiellement un

rapport social.

Les consequences sont logiques et absurdes. Puisque le capital est une chose ou une propriete de certains objets de la nature, toute societe qui utilise ces choses

(plantes, animaux) utilise du capital. Le capital, fait spedfique des societes

d'economie marchande et monetaire, se retrouve done dans toute societe agricole ou pastorale. Paradoxe pour un anthropologue de ne plus voir sous ses apparences materielles un rapport social et de transformer ainsi le social en ? fait naturel ?.

Avec Firth et Salisbury, la these est plus complexe. Le capital est toujours un ensemble de ? choses ?, cette fois soustraites a la consommation, done utilisees dans un processus ? social?, mais le malheur veut que cette definition est propre ment celle d'un autre concept, celui de ?facteurs de production))1. Et ce concept, nous Tavons vu, s'applique a toute forme d'economie, marchande ou non, qui doit, pour produire, utiliser des moyens materiels et humains (M, O, H) sans que ceux-ci prennent de ce fait necessairement la forme particuliere de capital. Le

concept de capital se trouve done ? etendu ? et maintenu pour Tanalyse de toute

societe apres qu'on Tait vide de son caractere propre, monetaire et des rapports sociaux spedfiques, d'echange marchand, qu'il implique. A ce prix, il devient

applicable a toute societe sans en definir aucune et en les obscurcissant toutes. On

peut s'interroger sur la raison derniere de cette obsedante obstination a projeter sur toute societe la notion du capital.

En fait, si le capital suppose Texistence de Targent et de l'echange marchand, la definition de Max Weber est-elle pleinement satisfaisante ? Non si Targent est

considere comme une chose qui apporte par sa seule existence du profit, oui si

Targent n'a Tusage de capital qu'en vertu de certains rapports sociaux. Pour

qu'une chose soit utilisee comme capital, il faut deux conditions :

? La premiere, necessaire mais non suffisante, est que cette chose soit vendue

et achetee. Tout peut devenir capital a condition de devenir une marchandise

pour son proprietaire. Quand la terre, le travail, les biens peuvent devenir mar

chandises, la production et la circulation des marchandises deviennent generales et Targent prend la forme d'une monnaie a usage universel.

? Mais tout argent ne fonctionne pas comme capital. II peut servir de simple moyen de circulation des marchandises. L'argent fonctionne comme capital quand

i. Ce que reconnait explicitement D. Forde in Primitive Economics, p. 330 : ? La defini

tion la plus simple du capital et la seule qui ait un sens pour n'importe quelle economie primi tive se concentre sur les outils et l'equipement pour la production ?. Firth dans Human

Types, p. 68, garde la notion de capital pour ? certains types de biens qui facilitent la pro duction ? mais souligne que Finvestissement d'un capital est rarement destine a fournir ? un

profit sous la forme d'un inter&t ?.

64 MAURICE GODELIER

son usage rapporte a son proprietaire quelque chose en plus de sa valeur initiale, une plus-value, un profit.

Prendre separement ces deux conditions, c'est se borner a Tapparence des choses et tomber dans les paradoxes de Thurnwald. Dans son essence, le capital n'est pas une chose, mais un rapport entre les hommes realise au moyen de l'echange des choses. C'est un fait social.

Dans cette perspective, apres Ricardo1, Marx avait analyse le cycle des ? metamorphoses ? d'un capital industriel2 et montre que sous les diverses appa rences successives d'un capital, il n'y avait qu'un seul processus, la mise en valeur du capital investi. Avant d'etre investi, un capital se presente (i) comme une

certaine quantite d'argent ? A ?. Cet argent est transforme (2) en facteurs de

production dont Tusage cree (3) des marchandises quelconques dont la vente (4) rapporte un benefice A A. Done, a travers ces quatre stades, A est devenu A'

(A + AA). Si Ton compare A et A' nous retrouvons la definition weberienne du capital; si Ton considere au contraire les stades 2 et 3, le capital se presente comme des moyens de production (Firth) ou comme n'importe quelle marchandise a vendre; ainsi, pour la diversite des formes materielles qui se succedent, il y a

Tidentite fonctionnelle d'un meme capital qui fructifie, ce qui implique que le travail et les autres facteurs de production puissent etre achetes, et la vente du

produit suppose l'existence de certains rapports sociaux ; c'est au sein de cette structure sociale que les choses materielles deviennent du capital3.

Les classiques avaient d'ailleurs montre que toutes les formes de capital, financier, commercial et industriel supposaient l'existence de l'echange et d'une monnaie quelconque utilisee de diverses fagons (pret d'argent, achat et vente de

marchandises, investissements productifs) pour faire un profit (interet, benefice

commercial, profit de Tentrepreneur). Ils avaient egalement souligne que les formes financiere et commerciale du capital menaient une existence antedilu

vienne, parfois depuis la haute antiquite dans certaines societes asiatiques, et qu'au contraire le capital industriel, typique des societes capitalistes modernes, etait devenu tardivement un fait economique dominant.

Ces analyses deja anciennes eclairent vivement deux traits apparemment

paradoxaux, souvent releves par les anthropologues dans la description de societes ? primitives ? : Tabsence de capitaliste anime d'un ? esprit d'entreprise4 ? (alors

i. Ricardo, The Principles of Political Economy and Taxation, chap. 5 et 6. 2. Marx, Le Capital, livre II, t. 1, chap. 1.

3. Marx, Lohnarbeit und Kapital, p. 39 : ? Un negre est un negre. C'est seulement dans des conditions determinees qu'il devient esclave. Une machine a filer le coton est une machine

pour filer le coton. C'est seulement dans des conditions determinees qu'elle devient du

capital. Arrachee a ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par lui-meme de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... ?

4. Cette absence d'?esprit d'entreprise? est souvent consideree par les economistes comme la preuve de ?l'irrationalite ? des primitifs, de leur manque de ?

principes economiques ? [Cf. les

anthropologie economique 65

meme qu'on affirme Texistence du capital ?

moyen de production) et la presence dans des econonomies ou il y a echange, avec ou sans usage d'une monnaie, de certains comportements tres proches formellement de celui du financier qui veut

maximiser le rendement de ses prets (le potlatch chez les Kwakiutl et les prets avec interet a Rossel Island) ou de celui du commergant qui gagne en ? marchan

dant ? ses achats et ses ventes. [Cf. le Gim Wali des Trobriandais, echange qui accompagne le Kula mais s'en distingue par la nature des objets echanges et le

marchandage qui preside a leur echange.) Mais cette ressemblance, nous le verrons, a des limites, fondees sur le caractere

meme des echanges et de la circulation des biens et de la monnaie (quand elle

existe) dans les societes primitives et ces limites interdisent de confondre ces

phenomenes avec ceux des societes marchandes developpees ou de les interpreter completement a partir de Teconomie politique classique. Dans les societes primi tives, les biens sont classes dans des categories distinctes et hierarchisees, leur

echange et leur circulation sont fortement cloisonnes. II est generalement impos sible et inconcevable d'echanger un bien contre n'importe quel autre. La structure

economique des societes primitives est ainsi, selon Texpression de P. Bohannan, ? multicentre ?2 a la difference des economies capitalistes centres sur un marche. Le caractere ? multicentre ? de la structure economique est determine par le

rapport particulier de l'economique et du non economique dans les societes primi tives et exprime ce rapport. Le cloisonnement et la hierarchie des biens nait de leur usage pour le f onctionnement de rapports sociaux distincts (parente, politique, religions) rapports affectes, chacun, d'une importance sociale distincte. En entrant

dans ces fonctionnements multiples, biens et monnaies revetent des utilites et des

significations multiples et hierarchisees2. De ce fait, la monnaie et les autres

protestations de R. Firth in Human Types, p. 62.) D'autres economistes, s'inspirant des theses de Schumpeter dans The Theory of Economic Development, chap. 2, sur Fentrepreneur, presentent cette absence comme Fobstacle psychologique le plus grave au d6veloppement rapide des societes sous-developpees. Cf. Baumol, Business Behaviour, Value and Growth, New York, 1959, p. 87 ; Easterbrook, ? La fonction de Fentrepreneur ?, Industrialisation et Societe", 1962, pp. 54-69 et Leibenstein, Economic Backwardness and Economic Growth,

1957, P- I21 : (( requisitives of an Entrepreneur ?. 1. P. Bohannan, Social Anthropology, chap. 15, et P. Bohannan et G. Dalton, Markets

in Africa, introduction. 2. Maurice Leenhardt a enumere dans son article ? La monnaie neo-caledonnienne ?,

Revue d'ethnographie et des traditions populaires, 1922, n? 12, dix-huit situations dans

lesquelles on faisait usage de la monnaie de coquillages et P. Metais a repris le probleme en 1952 : ? Une monnaie archaique : la cordelette de coquillages ?, L'Annee Sociologique, pp. 3 a 142. II nous semble important de signaler que les historiens de la Grece antique posent le probleme des significations multiples de la monnaie, religieuses, ethiques, etc. depuis

l'ouvrage de B. Laum, Heiliges Geld?Eine historische Untersuchung iiber den Sakralen

Ursprung des Geldes, 1924. Voir Will, ? De Faspect ethique des origines grecques de la monnaie ?, Revue historique, 1954, PP- 212-231 et la mise au point la plus recente de C. Kraay, ? Hoards, Small Change and the Origin of Coinage ?, Journal of Hellenistic Studies, dec. 1964, pp. 76-91.

5

66 MAURICE GODELIER

phenomenes economiques, etant directement determines par le rapport de toutes

les structures de la societe, constituent une realite, plus complexe a analyser

theoriquement que les realites economiques des societes capitalistes parce qu'elle est socialement plurideterminee. Le cloisonnement et la hierarchie des biens

expriment done le role dominant particulier que jouent dans une societe deter minee les rapports de parente et d'alliance (ex. : les Siane) ou les rapports poli

tiques et religieux (ex. : les Incas), expriment done l'aspect dominant de la struc

ture sociale. Ces remarques permettent d'eclairer plusieurs traits des mecanismes

economiques des societes primitives. La hierarchie des biens est organisee selon leur rarete croissante. La categorie

des biens les plus rares contient les biens qui permettent d'atteindre les roles

sociaux les plus valorises pour lesquels la competition des membres de la societe est la plus forte, car ils procurent le maximum de satisfaction sociale a ceux qui les

obtiennent. Le nombre limite de ces roles dominants impose que la competition sociale, dans son aspect economique, se realise a travers la possession des biens les

plus rares. De la on pourrait analyser theoriquement l'existence de raretes qui semblent ? artificielles ? dans certaines societes : certains coquillages venus de tres

loin, des dents de cochon que l'on a artificiellement fait pousser en spirales, l'existence de series limitees de coquillages (Rossel Island) et de coppers (Kwa kiutl) dont chaque piece a un nom et une histoire1, etc. Tout se passe comme si la

societe avait ?'institue ? la rarete en choisissant pour certains echanges des objets insolites.

Ceci expliquerait egalement le principe d'exclure les biens de subsistance du champ des objets qui entrent dans la competition sociale. En excluant ces biens de la competition et en assurant a chacun un acces relativement egal a leur usage

(la terre etant d'ailleurs exclue de toute competition) le groupe assure la survie de ses membres et sa continuite2. La competition a 1'interieur du groupe commence au-dela des problemes de subsistance et n'entraine pas la perte de l'existence

physique mais du statut social. Par la, on pourrait tenter d'expliquer que les biens de subsistance lorsqu'ils entrent dans la competition sociale a 1'occasion de consommations ceremonielles doivent acquerir la ? rarete necessaire ? pour

jouer ce role et que cette rarete est creee par une accumulation exceptionnelle

qui doit necessairement aboutir a leur destruction, a leur inutilisation economique; ce ? gaspillage final ? bien loin d'etre un comportement economique ? irrationnel ?

tirerait sa necessite du contenu meme des rapports sociaux. De meme s'edairerait le fait que dans certaines societes primitives complexes

(Tiv, Trobriand, Kwakiutl), alors que les biens de subsistance ne peuvent presque

i. H. Codere, Fighting with Property. 2. C. Dubois, ?The Wealth Concept as an Integrative Factor in Tolowa-Tututni Culture ?,

Essays in Anthropology, 1936.

ANTHROPOLOGIE ^CONOMIQUE 67

jamais se convertir en autre chose, soient menagees certaines possibilites, rigou reusement determinees, de convertir les biens des autres categories entre eux pour

disposer finalement des biens les plus valorises, qui donnent acces aux femmes, au

pouvoir politique ou religieux1, etc. En meme temps, comme ces biens rares

n'apportent le prestige ou la satisfaction souhaitee qu'en etant genereusement redistribues ou ostensiblement detruits, la competition peut continuer a se jouer et Tinegalite sociale reste relativement limitee et peut etre sans cesse remise en

question. Le probleme theorique est done de savoir comment, dans des societes de ce type, Tinegalite s'aggrave et devient definitive, comment elle cesse redle ment d'etre remise en question (sauf rituellement et symboliquement a la mort du souverain), comment une minorite sociale peut definitivement jouir d'une situation d'exception, meme si elle redistribue toujours une partie de ses biens. C'est la le probleme des conditions de passage a TEtat, de naissance d'une struc ture de classes au sein d'une societe tribale, probleme pose et fausse par

Morgan au xixe siecle mais qui domine actuellement toute l'anthropologie politique.

Autre consequence possible, cette fois economique : il semble que si les biens

de subsistance n'entrent qu'indirectement dans la competition sociale au sein des societes primitives, leur production n'a pas besoin d'etre poussee par les membres de ces societes au-dela de leurs besoins socialement necessaires. Le fonctionnement de la structure sociale n'exigerait pas Tusage maximum des facteurs de production

disponibles et determinerait Tintensite des incitations au developpement des

forces productives impliquees dans la production des biens de subsistance. Cette limite sociale aux incitations de developpement des forces productives edairerait la lenteur generale du rythme de leur developpement dans ces societes2 et expli

querait Tabsence d'individus animes d'un ? veritable esprit d'entreprise ? c'est-a dire de la motivation du capitaliste industriel3. Cette absence ou ces ?limites ? bien loin d'etre ? irrationnelles ?, exprimeraient de nouveau la logique des rapports sociaux et ne seraient ni un probleme ? psychologique ? ni un probleme de ? nature ?

humaine (sauvage ou civilisee). Elle exprimerait au contraire le controle conscient

que les ? societes primitives ou antiques ? exercent habituellement sur elles-memes, contrdle qui disparait rapidement avec le developpement de la production mar

i. Steiner a esquisse une theorie de ces principes de conversions (Ubersetzung) negatives ou positives dans son article ? Notes on Comparative Economics ?, in British Journal of Sociology, 1954, PP- 118-129. P? Bohannan distingue le principe de conversion de biens au

sein d'une m6me categorie, ? conveyance ?, et le principe de convertibilite d'un bien d'une

categorie en bien d'une autre categorie ? conversion ?.

2. Chaque type de societe aurait un rythme propre d'evolution, fonde sur la structure

sociale elle-mdme. Les historiens constatent qu'avec les changements de types de societe, les

rythmes d'evolution changent (flux d'innovation, etc.). 3. Shea, ? Barriers to Economic Development in Traditional Societies ?, The Journal of

Economic History, 1959, n? 4, pp. 504-527 et M. Nash, ? Some Social and Cultural Aspects of

Economic Development ?, Economic Development and cultural change, 1959, pp. 137-151.

68 MAURICE GODELIER

chande1. Voptimum de la production des biens de subsistance dans une societe

primitive ne correspondrait done pas plus la qu'ailleurs au maximum de pro duction possible mais il exprimerait la ? necessite sociale ? de cette produc tion, son ? utilite sociale ? relative, comparee a celles des autres fins diversement valorisees reconnues ? socialement necessaires ? et fondees sur la structure meme

des rapports sociaux2.

L'optimum economique nous apparait ici comme l'organisation des activites

economiques (production, repartition, consommation) la mieux compatible avec la

realisation des objectifs socialement necessaires, la mieux ajustee done au fonc

tionnement de la structure de la societe. L'optimum economique se presente done,

pour le moment, comme le resultat d'une activite intentionnelle d'organisation de Tactivite economique (allocation des ressources, combinaison des facteurs de

production, regies de la repartition, etc.) orientee vers le meilleur fonctionnement de toutes les structures sociales, parente, politique, religion etc., et ce resultat n'a de sens que par reference au fonctionnement de ces structures3. L'optimum economique est done ? Taspect ? economique d'un optimum plus large, ? social ?4. Cette activite intentionnelle, qui se propose de realiser la meilleure combinaison de moyens pour atteindre des fins alternatives, est proprement ce que les econo

i. Le regret de ce contrdle s'exprime dans la violente critique par Aristote de la ? Chrema

tistique ?, recherche absurde de l'argent pour lui-m6me en contradiction avec Fideal d'autarcie familiale des Grecs et source de nombreux maux pour la communaute grecque. Cf. Politique, 1257 a-b.

2. Ce que soulignent Fisk et Carneiro quand ils montrent l'existence de surplus potentiel chez les Siane et les Kuikuru. En ce sens Pearson et Dalton ont raison de montrer que l'existence d'un surplus possible n'entraine pas automatiquement une transformation des structures sociales. Chez les Siane, apres Fintroduction de haches d'acier, la production de

moyens de subsistance ne s'est pas elargie, mais la guerre, les ^changes matrimoniaux, les fetes ont pris plus d'importance.

3. C'est dans ce sens que Max Gluckmann analyse la structure du processus de tribali sation-detribalisation en Afrique et montre la logique de l'attitude du travailleur africain qui doit quitter le secteur de subsistance et en m?me temps le garder pour pouvoir y disposer d'une securite contre les aleas de l'emploi en ville. (? Tribalism in Modern British Central Africa ?, Cahiers d'Etudes Africaines, i960, pp. 55-72.)

4. Cf. J. Lesourne, ? Recherche d'un optimum de gestion dans la pensee economique ? in

L'Univers Economique, Encyclopidie Frangaise, i960. Tout en rappelant la notion d'optimum au sens de Pareto designant un ? etat caracterise par l'impossibilite d'ameliorer simultanement

la situation de tous les individus ?, beaucoup d'economistes estiment que cette definition est une forme ? sociologiquement vide ?. Elle s'applique a n'importe quelle organisation econo

mique, capitaliste ou socialiste pour nous limiter aux societes industrielles modernes. Mathe

matiquement, le probleme est celui d'un maximum ?lie ? dont on trouve la solution en asso

ciation a chaque contrainte de la forme <& = constante, une variable q? appelee multipli cation de Lagrange.

Lesourne montre que Foptimum economique est un optimum ? restreint ? dependant d'un ? optimum social ?.

Sur ce probleme, voir les travaux de Allais, Lerner, Pigou et surtout Koopmans, Three

Essays on the State of Economic Science, 1957, chap. 2, ? Pareto Optimality ?, et J. Rothem

berg, The measurement of Social Welfare, 1961, pp. 92-93 et 95-97.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 69

mistes nomment ? comportement economique rationnel ? et constitue ce que nous

appellerons Taspect conscient, intentionnel de la rationalite economique que nous distinguerons plus tard d'une rationalite ?inintentionnelle ?. Ainsi la ? ratio

nalite ? du comportement economique des membres d'une societe apparait comme un aspect d'une rationalite plus vaste, fondamentale, celle du fonctionnement des societes. II n'y a done pas de rationalite economique ? en soi ? ni de forme ? definitive ? de rationalite economique.

Ceci confirme notre analyse de Tinsuffisance theorique de la definition formelle

de l'economique acceptee couramment par les economistes. Dans toute societe le

comportement ? intelligent ? des individus se presente ? formellement ? comme

l'organisation de leurs moyens pour atteindre leurs fins. II est evident que si on

appelle cette attitude ? economiser ?, toute action finalisee devient ? economique ?

ou a un aspect economique. Les proprietes ? formelles ? du comportement econo

mique ? rationnel ? ne suffisent done ni a distinguer le comportement economique du comportement non economique, ni a definir le contenu reel de la rationalite

economique propre a chaque type de societe, rationalite qui n'est qu'un aspect d'une rationalite plus large, sociale et globale. Comme on ne peut ni reduire la

rationalite economique d'une societe a ces principes formels ni la deduire de ces

principes, la definition formelle de Teconomique non seulement est impuissante a definir son objet mais reste pratiquement inutile pour analyser le probleme red

qu'elle pose : celui de la meiW.eme forme d'organisation de Teconomie dans le cadre

d'une societe donnee. Car cette analyse suppose une explication scientifique des

raisons d'etre des fins socialement reconnues comme necessaires, de leur fondement

dans la structure des societes. Cette explication scientifique est actuellement a ses debuts.

Cette analyse de Taspect intentionnel de la rationalite economique nous ramene a notre point de depart, la critique de la notion de capital, Texistence

de categories cloisonnes de biens, de monnaies et de formes d'echange et leur

signification dans le jeu de la competition au sein d'une societe primitive. Nous

pouvons supposer que dans toute societe, primitive ou non, existe un champ determine ouvert a la competition sociale, champ structure par la dominance de

certains rapports sociaux sur d'autres (parente, religion, etc.). C'est ce champ qui ouvre aux individus Impossibility d'agir en sorte qu'ils maximisent les satisfactions

sociales determinees et hierarchisees dont la necessite renvoie au jeu particulier de la structure sociale1.

Ceci edairerait a la fois le fait que Ton peut considerer les principes formels de

Tattitude rationnelle comme universels et le fait que la rationalite economique ait

des contenus reds differents selon les divers types de societe. Poser, comme le font

i. Cf. la critique de Hoselitz par Sahlins in American Anthropologist, 1962, p. 1068 et

Firth, Element of Social Organization, pp. 137, 142 et 153.

70 MAURICE GODELIER

tant d'economistes, la maximation des gains monetaires des individus comme la seule attitude rationnelle possible, comme un modele absolu, exclusif, c'est oublier

que cette forme de rationalite economique est le produit d'une evolution histo

rique singuliere1 et caracterise les societes capitalistes developpees ou le controle et l'accumulation du capital constituent le point strategique de la competition sociale. De plus la forme capitaliste de rationalite economique differe fondamenta lement des formes de rationalite des societes primitives en ceci que la structure

du champ ouvert a la competition sociale y est telle que la lutte pour le controle des facteurs de production joue le role dedsif, ce qui donne un tout autre contenu a l'inegalite sociale.

On peut faire l'hypothese que le developpement de possibilites productives nouvelles dans les societes tribales deplace le centre strategique de la competition sociale du domaine de la repartition des elements les plus valorises du produit social vers le domaine de la repartition des facteurs de production entre les membres de la societe, sans que la competition pour la repartition du produit cesse dejouer un role2. L'inegalite sociale s'aggrave et peut devenir permanente lorsqu'une minorite a des droits exceptionnels de controle des conditions de la production :

controle de la terre et des amenagements hydrauliques chez les Egyptiens ou les

Inca, droit sur le travail des esclaves en Grece, corvees paysannes, etc. Toutes les

combinaisons possibles de repartition inegale du produit et des facteurs de pro duction doivent etre explores par l'anthropologie economique et l'anthropologie politique pour expliquer comment s'est opere le passage des societes primitives tribales a des formes nouvelles de societe comportant une structure de classes

embryonnaire ou developpee, ou les anciens principes de reciprocite et de redis tribution disparaissent ou ne jouent plus le meme role3.

Ainsi le contenu explicite de la notion de rationalite economique est celui du

probleme des fondements de l'organisation de la production et de la repartition au sein des divers types de societe. Et au sein de ce double contenu, l'organisation de la repartition (des produits ou des facteurs de production) joue le role strategique, dominant. Sur le plan epistemologique, ces analyses nous permettent de preciser les conditions d'eiaboration d'une ? theorie generale des systemes economiques ?.

i. De nombreux marxistes, sollicitant la pensee de Marx, continuent de penser que la notion de rationalite economique est apparue avec le capitalisme. Cf. O. Lange, Economie

Politique, 1962, chap, v : ? Le principe de la rationalite economique. ? O. Lange se contente de quelques allusions sur ? le caractere coutumier et traditionnel de Tactivite economique dans les conditions de Teconomie naturelle ? et cite rapidement Herskovits, Sombart, M. Weber avant d'affirmer, p. 193, que ? le principe de la rationalite economique est le produit historique de Tentreprise capitaliste.

?

2. D. Forde, Primitive Economics, p. 338. 3. Par exemple le controle des routes commerciales de Tor, du sel, des esclaves par

Taristocratie Sarakoie de Tancien royaume de Gana au xie siecle, le controle de l'eau et des terres par le roi chez les Imerina de Madagascar au xvme ; Cf. G. Condominas, Fokon'olona et les collectivite"s rurates en Imerina, chap. 1, 2.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 71

Puisque, nous Tavons vu, on ne peut pas deduire de principes formels le contenu des diverses rationalites economiques, ni reduire ce contenu a ces principes, la theorie generale ne sera ni une theorie formelle ni la projection sur toutes les

societes des structures et des lois de fonctionnement des societes capitalistes ou de

tout autre type de societe pris comme terme absolu de reference. Ni theorie

formelle, ni extension de Teconomie politique, cette theorie generale en gestation serait la theorie des lois de fonctionnement de Teconomie au sein des divers

types de structures sociales possibles et de leur fondement, et cette connaissance

scientifique est liee largement aux connaissances theoriques, fort inegalement

developpees, des fondements des autres structures sociales, parente, religion,

politique. Pour montrer une derniere fois a quels paradoxes conduit un certain usage

des categories de Teconomie politique dans l'etude des societes primitives, nous

analyserons les consequences pratiques de Tusage de la notion de ? capital? par M. Salisbury avant d'exposer les conclusions de L. Lancaster sur le fonctionnement de la monnaie et du credit a Rossel Island, fonctionnement qui semble formellement tres proche du jeu du capitalisme financier.

Ayant defini le capital a la maniere de Firth, resolu a trouver le ? capital ? des

Siane, M. Salisbury devait encore ? le mesurer ? puisqu'il n'y a de science que de la mesure. Or M. Salisbury ne disposait point pour cette mesure de prix-indica teurs, puisque ni le travail ni la terre, ni la plupart des produits n'etaient echanges sur un marche. II lui restait un seul critere, une seule donnee analysable : la quan tite de travail social que la production des biens et services avait exigee. II calcula

par exemple qu'une hache de pierre necessitait en moyenne 6 jours de travail, une aiguille i jour, une grande maison d'hommes 5 jours d'une equipe de

30 hommes, 1 jour d'une equipe de 6 hommes, 2 jours d'une equipe de 30 femmes, soit 186 journees de travail...

Ces informations sont predeuses mais mesurent la productivite du systeme de production siane, non le capital. M. Salisbury mesurait done reellement la

productivite de ce systeme tout en croyant mesurer un capital, sans faire la cri

tique de ses propres concepts. Depuis longtemps la physique, par exemple, nous a appris a separer la science de la croyance, k isoler les resultats positifs de Newton de ses ? idees ? sur Texistence d'un Espace et d'un Temps absolus et a expliquer ceux-la et celles-ci. Les avatars de la demarche de M. Salisbury illustrent les

dangers d'une attitude non critique en theorie. Car en mesurant le cout social des biens M. Salisbury s'engageait dans la voie du crime de lese-majeste doc

trinale envers les ? idees dominantes ? chez les economistes. Car mesurer la ? valeur ? des biens par le travail social necessaire a leur production c'est re venir aux theses fondamentales1 des maitres de Teconomie politique classique et de

i. Ricardo, Principes de VEconomie politique, chap. i.

72 MAURICE GODELIER

Marx1, leur disciple sur ce point, theses depuis longtemps rejetees comme perimees par les economistes inspires du marginalisme2. Par un singulier destin, la these de la

valeur-travail, autrefois fondement de l'analyse des societes marchandes modernes, devient juste ? bonne ? pour analyser une societe primitive non marchande et

M. Salisbury montre beaucoup d'embarras a vouloir nous persuader qu'elle ne

veut plus rien dire pour les economies modernes. Or, le paradoxe est que toute

economie suppose la combinaison et la consommation de facteurs de production et que seul le travail realise cette combinaison. Ainsi, la theorie de la valeur

des classiques possedait dans son principe une valeur d'explication universelle,

anthropologique et pourrait s'appliquer a toute societe ancienne ou moderne, marchande ou non, liberale ou planifiee. Malheureusement l'idee que ce principe

d'explication est perime, depasse, interdit de reconnaitre une des hypotheses theoriques universelles de Feconomie politique. Nous ne pensons cependant pas que la theorie de la valeur-travail explique a elle seule la formation des prix dans une economie de marche. La categorie de ? prix ? est beaucoup plus complexe que celle de valeur et exprime a la fois les couts de production et l'utilite sociale

d'un bien mesuree a travers le jeu de l'offre et de la demande solvable. C'est ce

dernier point que le marginalisme a developpe. Mais, comme le montrait deja A. Marshall, a long terme revolution des prix va dans le sens de revolution des

couts de production. On pourrait tenter de trouver un rapport entre l'utilite sociale des biens, leur ? valeur ? d'echange et le travail necessaire a leur production ou necessaire a la production de leur equivalent dans une societe primitive lors

qu'ils sont obtenus dans un echange regulier (cauris, etc.). En effet les biens les

plus favorises sont les plus rares et ont un statut equivalent aux objets de luxe dans nos societes. Souvent, ils ont exige un travail considerable pour etre obtenus ou pour que soit accumuie leur equivalent. Steiner a analyse les monnaies de

pierres geantes des Yap, decrites par Furness en 1910. D'autres ont evalue la

quantite de travail et de nourritures qu'exige l'eievage des cochons en Nouvelle

Guinee. Ces biens representeraient done un preievement exceptionnel direct ou

indirect sur les ressources en travail et en biens de subsistance de la societe. En meme temps, a cause de leur rarete ils seraient appeies a jouer un role essentiel

dans la competition sociale ou ils acquerraient leurs multiples significations et

leur utilite sociale exceptionnelle. En fait, pensons-nous, Teconomie politique ne peut etre ou ne suffit pas pour

i. Marx, Le Capital, livre I, t. i, pp. 53-54. 2. M. Godelier, ? Theorie marginaliste et theorie marxiste de la valeur et des prix ?,

Cahiers de planification, Ecole des Hautes Etudes, n? 3, 1964. P. Bohannan rejette resolument la theorie de la valeur-travail; Cf. Social Anthropology,

chap. 14, p. 230. R. Firth, dans Human Types, 1958, p. 80, adopte une position beaucoup plus nuancee.

Dans notre perspective, voir L. Johansen, Some Observations on Labour Theory of Value

and Marginal Utilities, 1963.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 73

etre une theorie generale parce que les phenomenes economiques au sein d'une

societe primitive, tout en etant plus simples que ceux d'une societe moderne, sont socialement plus complexes et par la n'ont ni le meme sens ni le mime contenu.

Pour achever d'etablir ce point essentiel nous allons reprendre Tanalyse de

Tultime maitre-concept de Teconomie politique, dernier pretexte pour retrouver ses lois dans les societes primitives : le concept de monnaie. Nous prendrons des

exemples de ? monnaie primitive w1 dans les travaux de Armstrong, Bohannan,

Guiart, Lancaster, Salisbury, Wilmington3. Ces exemples accusent de profondes differences mais ils mettent en evidence une caracteristique generale negative des ? monnaies primitives ? : on ne peut les echanger contre n'importe quoi. Ce ne sont pas des ? monnaies universelles ?.

Bohannan3 a montre Texistence chez les Tiv du Nigeria de trois categories

d'objets : biens de subsistance, biens de prestige (esclaves, betail, metal), femmes. A Tinterieur de chaque categorie un objet pouvait etre echange contre un autre. Entre la seconde et la troisieme categorie, certains principes de conver

sion permettaient d'acceder aux femmes a partir de barres de cuivre mais on ne

pouvait convertir la premiere categorie en la seconde et surtout en la troisieme. Aucune monnaie ne servait done de denominateur commun entre ces trois cate

gories, et le travail et la terre restaient en dehors d'elles4. Lorsque la monnaie euro

peenne fut introduite, son role d'equivalent universel fut considere comme une

menace pour la structure sociale traditionnelle et les Tiv tenterent de sauver le ? modde ? de leurs echanges en ajoutant une quatrieme categorie aux trois autres, ou la monnaie europeenne s'ediangeait contre les biens europeens importes ou

contre elle-meme. L'entreprise edioua rapidement. Les analyses de Salisbury sur les Siane vont nous permettre de serrer de plus

pres les proprietes d'une monnaie primitive et d'en presenter une interpretation theorique.

Les biens etaient divises, chez les Siane, en trois categories heterogenes : les biens de subsistance (produits de Tagriculture, de la cueillette, de Tartisanat) ; les biens de luxe (tabac, huile de palmier, sel, noix de pandanus) ; les biens

predeux (coquillages, plumes d'oiseaux de paradis, haches ornementales, cochons)

i. Cf., sur ce probleme, les ouvrages de : P. Einzig, Primitive Money in its Ethnological, Historical and Economic Aspects, 1949 ; Quiggin, A Survey of Primitive Money. The Begin

nings of Currency, 1949 ; R. Firth, ? Currency, Primitive?, Encyclopedia Britannica. 2. Wilmington, ? Aspects of Money lending in Northern Sudan ?, The Middle East

Journal, 1955, pp. I39-I46 3. Bohannan, ? Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv ?, American

Anthropologist, 1955, vol. ^y. Du m6me auteur : ? Tiv Markets ?, The New York Academy of Sciences, mai, 1957, PP- 613-622, et le recent ouvrage collectif : Markets in Africa, 1963, introduction.

4. Moore, ? Labor Attitudes toward Industrialisation in Underdevelopped Countries ?, American Economic Review, 1955, n? 45, pp. 156-165, et son article dans Industrialisation et

SociStS, Paris-La Haye, Mouton, 1964 : ?Industrialisation et changement social)), pp. 293-372.

74 MAURICE GODELIER

qui entrent dans les depenses rituelles a l'occasion des mariages, des initiations, des traites de paix, des fetes religieuses. Aucun bien d'une categorie n'etait edian

geable contre un bien d'une autre categorie. Les substitutions se faisaient a Finte

rieur d'une categorie. II n'y avait pas une monnaie mais des monnaies, ni un

echange general de biens et de services mais des echanges limites et cloisonnes.

Lorsque la monnaie europeenne fit son apparition, on lui appliqua le principe de

l'inconvertibilite des biens, les pieces entrerent dans la categorie 2, les billets

dans la categorie 3. La convertibilite reciproque des pieces et des billets, correiat

de la convertibilite de l'argent en n'importe quel bien, ne fut longtemps ni

comprise ni acceptee par les Siane. Nous allons chercher a expliquer pourquoi elle ne pouvait pas l'etre. Si l'on veut interpreter theoriquement les faits decrits

par M. Salisbury, il nous semble que l'inexistence d'une monnaie universelle

chez les Siane s'explique d'une part par le caractere limite des echanges, l'absence

d'une veritable production marchande (raison negative) mais en meme temps par la necessite de controler l'acces aux femmes au sein d'un clan et d'equi librer la circulation des femmes dans les clans (raison positive). Cette seconde

raison, relevant des structures de la parente, imposait selon nous :

i? De choisir, parmi les ressources disponibles, certains types de biens pour les mettre en correspondance avec les femmes et ces biens devaient etre en quan tite limitee correspondant a la rarete des femmes et exiger plus d'effort, etre

d'un acces plus difficile que les autres biens ;

2? De disjoindre radicalement le mode de circulation de ces biens (cochons, coquillages, etc.) du mode de circulation des autres biens, ce qui signifie la consti tution d'une echelle de biens en plusieurs categories heterogenes et non substi tuables.

L'inexistence d'une monnaie universelle parait done doublement necessaire. Une analyse inspiree par 1'economie politique classique ne saisirait que la raison

negative, l'absence de production marchande, une analyse anthropologique y

joindrait la raison positive. Dans cette double perspective s'edaireraient mieux a la fois le fait que, pour un Siane, la signification d'une monnaie universelle ne

pouvait etre spontanement reconnue puisqu'elle n'avait pas de sens ni de necessite

dans son propre systeme social, et le fait que l'introduction de cette monnaie faisait peser une menace sur son systeme social1. Ici nous atteignons le probleme general des rapports entre structures economiques et structures de parente, et

l'on pourrait se demander quelles modifications subissent a long terme les axiomes

i. Cf. P. Bohannan, ? The Impact of Money on an African Subsistence Economy ?, The

Journal of Economic History, 1959, n? 4, pp. 491 a 503. Sur les effets destructeurs de la mon

naie europeenne sur le potlatch des Kwakiutl voir Steiner, Notes on Comparative Economics,

p. 123.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 75

d'un systeme de parente avec le developpement d'une production marchande

generalisee et d'une monnaie universelle1. L'existence d'une monnaie n'a done pas le meme sens dans une economie

primitive et dans une economie marchande occidentale. Une meme realite peut prendre des significations differentes, inattendues, par son appartenance a des ensembles sociaux differents. Une fois de plus la structure donne un sens aux

elements qui la composent et en bonne methode ce n'est pas le meme element dans plusieurs structures qu'il faut chercher pour demontrer une identite fonc tionnelle mais le meme rapport entre les elements d'une structure et ceux d'une autre. Notre interpretation aboutit k la meme conclusion que celle de Dalton. Les

differences entre les systemes economiques sont aussi importantes que les ressem

blances et les differences tiennent aux structures sociales au sein desquelles fonctionne un meme element.

Pour achever cette demonstration, nous allons examiner le systeme de monnaie et de credit existant dans Tile Rossel, decrit par Armstrong2 et interprete par L. Lancaster3. A Rossel Island existait une monnaie composee de deux series de coquillages, les Ndap et les Nko. Chaque serie comportait un nombre limite de pieces ordonnees en 22 categories pour les Ndap et en 16 pour les Nko. Aucun

rang n'etait le multiple d'une unite de base. La serie Ndap etait la plus valorisee. Les rangs i a 18 entraient dans les transactions habituelles, ceux de 19 a 22 dans des transactions exceptionnelles et etaient manies avec un certain rituel par des chefs. Les pieces 22 etaient transmises en ligne masculine dans une famille de chefs puissants. Par Tintermediaire de ce systeme de rangs un systeme de credit

complique etait etabli. La vie de Tile tournait autour d'un jeu d'obligations sociales impliquant des transactions monetaires. Pour effectuer une transaction determinee il fallait disposer d'une espece determinee de pieces. Si on n'avait

pas cette piece, il fallait Temprunter et au bout d'un certain temps la rembourser. Pour la rembourser on pouvait soit rendre une piece de meme rang plus quelques pieces d'un rang inferieur, soit rendre une piece d'un rang superieur. Ainsi un

interet lie au temps se trouvait degage, dont le taux etait fixe dans des discussions rituelles. Chaque individu cherchait a placer ses pieces pour acceder au bout d'un certain temps a des pieces de rang superieur. Un financier, le ndeb, emprun tait et escomptait les pieces des proprietaires d'avoirs ? liquides ? et assurait les

rituels de remboursement. Chacun cherchait done a tirer profit de la circulation de la monnaie et agissait comme s'il voulait maximiser ses avantages individuels.

1. Cf. Smelser, ? Mecanisme du changement ?, article cite. Morgan avait deja souligne que les systemes de parente sont des elements stables qui evoluent tres lentement par rapport aux changements qui interviennent dans le role de la famille.

2. Armstrong, Rossel Island, Cambridge, 1928, et : ? Rossel Island Money, a Unique Monetary System ?, Economic Journal, 1924, pp. 423-429.

3. L. Lancaster, ? Credit, epargne et investissement dans une Economie non monetaire ?, Archives EuropSennes de Sociologie, III, 1962, pp. 149-164.

j6 MAURICE GODELIER

Nous sommes done avec cet exemple (et celui de la monnaie de Malekula decrite

par J. Guiart1) au plus pres de la notion moderne de capital financier. Chacun entre en concurrence avec les autres pour maximiser les profits qu'il tire de l'usage d'une monnaie. Cependant L. Lancaster a demontre que cette proximite etait

trompeuse. En effet dans la societe de Rossel 1'accumulation de la richesse entre les mains de certains individus n'aboutissait pas a un accroissement de la richesse

globale de la societe, k la difference d'une economie occidentale ou le mecanisme de credit est directement un facteur de croissance car il participe au financement des investissements productifs2. Cette monnaie et ce credit se trouvaient imbriques dans un systeme ferme sur lui-meme qui releve non pas de l'echange marchand mais d'un systeme de ? don ? domine par le principe de reciprocite. A la difference de Mauss3 qui s'autorisait de l'exemple d'Armstrong pour affirmer que Fope ration de credit et l'operation de don etaient identiques, L. Lancaster fait de ces operations deux manifestations distinctes d'un meme principe : quiconque se trouve en possession de certains biens a Tissue d'une transaction qui appelle un ? retour ? a terme, se trouve dans la situation et les obligations d'un benefi

ciaire, soit socialement une situation de dependance. Le cycle de la transaction est ferme par le remboursement de la dette et de l'interet, mais dans l'intervalle une relation sociale s'est creee qui s'inscrit, pour une economie primitive, dans une dimension sociale depassant de beaucoup la relation debiteur-creancier dans une economie occidentale et ne lui confere pas le meme sens (obligations sociales et besoins rituels a l'occasion des funerailles, du mariage, de la succession ? la dette authentifiant en quelque sorte l'evenement).

La conclusion de L. Lancaster a partir des materiaux d'Armstrong est done la meme que la notre a partir de ceux de Salisbury. Les theories de Feconomie

politique ne suffisent pas a expliquer une economie primitive parce que celle-ci est socialement plus complexe, et l'application non critique de ces theories obscurcit

plus qu'elle n'eclaire Feconomie primitive, car elle ne fournit que des ressem

blances superficielles et masque les differences significatives. En fait, meme les

plus grands anthropologues n'ont pu echapper aux pieges des mots faussement clairs et des analogies apparemment ? explicatives ?. Boas, dans sa ceiebre descrip tion du potlatch, s'exprimait en ces termes :

? Le systeme economique des Indiens de la Colombie Britannique est

largement base sur le credit tout autant que le systeme des communautes civilisees. Dans toutes ses entreprises, l'Indien se repose sur Faide de ses

i. J. Guiart, ? L'organisation sociale et politique du Nord Malekula ?, Journal de la Socidtd des Ocianistes, VIII, 1952.

2. D. Forde declare : ? La monnaie en elle-meme ne donne a une economie fermee aucun

lien entre le present et le futur... une communaute epargne seulement si elle produit des biens durables ?, Primitive Economics, p. 342.

3. M. Mauss, Essai sur le don, 1950, p. 199.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 77

amis. II leur promet de payer pour cette aide a une date ulterieure. Si Taide fournie consiste en richesses mesurees chez les Indiens par des cou vertures comme nous les mesurons par la monnaie, il promet de payer la

quantite empruntee avec de Vinteret... w1.

Un tel vocabulaire suggere une equivalence etroite entre potlatch et credit, mais Dalton, s'appuyant sur Boas lui-meme et Goldmann2, a montre que la encore

les differences etaient plus importantes que les ressemblances. Dans Teconomie de marche, le credit a une variete de fonctions, la plus importante etant le finan cement des ? entreprises ? a travers les prets a court et long termes. L'emprunteur utilise cette monnaie universelle de fagon materiellement productive pour pouvoir rembourser le pret, la charge d'interet et retenir en plus quelque profit. Ce n'est

pas le cas chez les Kwakiutl. Dans une economie de marche, Tappareil creant des

dettes et des credits est un element de l'institution de marche. Les taux d'interet sont variables et dependent de Toffre et de la demande sur les marches monetaires. II n'y a aucun statut dans une economie de marche qui ? contraint ? a emprunter et a emprunter seulement a son groupe lignager. Chez les Kwakiutl, les couvertures sont une monnaie a usage tres limite. La sphere du potlatch est celle de transac

tions sur certains biens et avec des monnaies spedales qui ne sont pas utilisees dans d'autres spheres, et reste distincte de la sphere de la vie quotidienne. Dans notre economie les elements essentiels de la vie quotidienne sont acquis a travers le marche et au meme marche appartient le mecanisme de credit et de dettes. Le mecanisme par lequel la dette est creee, les conditions du remboursement, les

penalites en cas de non-remboursement different entierement chez les Kwakiutl. Dans notre economie le debiteur prend toujours Tinitiative de la dette, dans le

potlatch c'est le ? crediteur ? qui fait le premier pas en forgant son rival a accepter les dons. Et surtout le principal motif du potlatch est la recherche du prestige honorifique et non Taccumulation de richesses materielles et le terme ultime du code de Thonneur du potlatch est la destruction complete des richesses pour montrer sa valeur et ecraser le rival.

A travers Tanalyse de ces quatre exemples (Tiv, Siane, Rossel, Kwakiutl) nous entrevoyons peut-etre une sorte de loi generale. Plus la structure de la divi sion du travail est complexe, plus les activites economiques acquierent une auto

nomic relative au sein de Tensemble social et plus il est possible de definir des

categories economiques eiementaires, des categories et des lois ? simplement? economiques. A Tinverse, plus une societe est simple, moins il est possible d'isoler

Teconomique des autres elements de la vie sociale et plus Tanalyse d'un meca nisme apparemment economique sera complexe puisque toute la configuration sociale se trouve directement presente au cceur de ce mecanisme. D'une certaine

1. Boas, Twelfth and Final Report on the North-Western Tribes of Canada, 1898. 2. Goldmann, ? The Kwakiutl of Vancouver Island ?, Co-operation and Competition among

Primitive Peoples, M. Mead, ed. 1937.

78 MAURICE GODELIER

maniere la simplicite des categories de la pensee semble F envers de la complexite des structures de la realite sociale. En ce sens, c'est parce qu'il produit des concepts ? simples ? que le ? superieur explique Finferieur ?, 'que Feconomie politique est le

point de depart de l'anthropologie economique. Mais, a Farrivee, l'anthropologie economique decouvre que Feconomie politique ne lui suffit pas et qu'elle-meme peut lui fournir la perspective qui lui manque le plus souvent pour delimiter ses

contours, son champ de validite theorique et historique, et peut-etre pour lui

suggerer d'edairer en son sein des ? terras incognitas ?, des zones en friche,

d'explorer son propre monde a la maniere d'un ethnologue1. A vouloir que Feconomie politique2 soit deja la theorie generale de Fecono

mique on aboutit a perdre de vue la dimension sociologique et historique des faits, a transformer un fait social en fait naturel, on nie les faits recueillis dans les societes

primitives ou on les deforme, on se trompe meme sur le fonctionnement reel de

notre propre systeme economique, enfin on oublie la bonne methode qui suppose

qu'un meme element prend un sens different dans des ensembles structures diffe

remment. On perd les faits, on perd la methode, on perd la science, pourquoi ? Parce qu'on a perdu le point de vue anthropologique, le point de vue comparatif, parce qu'on suit la pente ? naturelle ? d'une culture en prenant sa propre societe comme reference ? absolue ?. On prend, de fa9on non critique, la rationalite de

Feconomie occidentale pour la seule rationalite possible. C'est-a-dire qu'on la

justifie en Fanalysant, ce qui est le propre de Facte ideologique. Le concept de

rationalite economique peut-il echapper a l'ideologie et avoir un contenu scien

tifique ? Y a-t-il meme une rationalite ? economique ? ?

III. ? Vers un renouvellement de la notion de ? Rationalite economique ?

? Les Grecs vicurent autrefois comme les Barbares vivent maintenant. ?

Thucydide, I, 6, 6.

Nous nous bornerons a pousser un peu plus avant la probiematique que nous

avons deja esquissee de cette notion, la plus difficile et qui exigerait les plus longs

developpements. La science, nous l'avons vu, se perd quand l'ideologie commence

i. Voir l'article d'Eisenstadt, ? Anthropological Studies of Complex Societies ? et la

discussion avec Banton, Barnes, Gluckman, Meyer-Fortes, Leach, etc., in Current Anthro

pology, June 1961, vol. 2, n? 3. 2. Arensberg, ? Anthropology as History ?, Trade and Market, et Fusfeld, ? Economic

Theory Misplaced : Livelihood in Primitive Society ?, Trade and Market...

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 79

et Tideologie commence lorsqu'une societe se prend comme reference absolue, centre de perspectives premieres ou dernieres.

La science economique elle-meme naquit lorsque T evidence commune de la

necessite de maintenir Tancien regime fut contestee et que furent prises pour

objet d'analyse et pour principes d'une societe ? rationnelle ? les regies de fonc tionnement d'une economie capitaliste industrielle et marchande. Des sa naissance, Teconomie politique se trouvait engagee a critiquer, expliquer, justifier. Et cette

critique et cette justification se voulaient absolues, cette explication decisive,

puisque les regies de Teconomie nouvelle se trouvaient, croyait-on, en accord avec

les principes de la ? Raison naturelle ? transcendant toute contingence historique. L'histoire s'etait fourvoyee par ignorance des vrais principes, leur connaissance

inaugurait le regne de la Raison. Ainsi les mecanismes de Teconomie marchande se trouvaient a la fois decrits

et ? valorises ?. Des faits devenaient des ? normes ?. Le systeme economique nouveau etait pose et vecu comme un ? modde ? devant lequel les regies de Tancien regime et des autres societes etaient traduites, jugees et reconnues cou

pables d'? irrationalite ?. Tres vite avec Fourier et Saint-Simon, plus tard avec

Marx1, aujourd'hui avec les bouleversements de la decolonisation et de Taffronte ment mondial des systemes, la critique des principes de la libre entreprise s'est

developpee, invoquant pour preuves Texploitation des travailleurs, le gaspillage des ressources, les crises, Timperialisme colonial, etc. II n'est plus desormais evident que la poursuite des interets prives assure automatiquement Tinteret

general. Dans une perspective identique de valorisation d'un ? modde ?, les anciens Grecs faisaient des etrangers des ? barbares ? et hier encore les sociologues decou vraient une mentalite ? preiogique ? chez les primitifs. En agitant le theme de la rationalite sommes-nous condamnes a ecrire la doxographie des partis pris des hommes et des societes ?2 Tout n'est-il que prejuge, ideologie, illusion dans ce

mouvement perpetuel de ? valorisations-devalorisations ? compiementaires ou

successives ? Peut-il y avoir une connaissance scientifique de la rationalite propre d'un systeme et peut-on la comparer avec celles d'autres systemes ?

Quel sens donne-t-on implicitement a la notion de rationalite economique ?

i. Marx, Manuscrits dconomiques et philosophiques, 1844, Paris, Ed. Sociales, 1964. Voir M. Godelier, ? Economie politique et philosophic ?, La PensSe, 1963, n? 11.

2. Voir le texte celebre d'Alfred Marshall : ? Quel que soit leur climat et quels que soient

leurs ancetres, nous voyons les sauvages vivre sous Tempire de la coutume et de l'impulsion ;

presque jamais ils ne s'engagent d'eux-m6mes dans des voies nouvelles ; jamais ils ne songent a Tavenir eioign6, et rarement meme ils se preoccupent de l'avenir immediat; capricieux, en d6pit de leur asservissement a la coutume, domines par la fantaisie du moment, acceptant

parfois les fatigues les plus penibles, mais incapables de s'astreindre longtemps a un travail

regulier, ils se soustraient autant que possible aux taches difficiles et ennuyeuses ; celles qui ne peuvent 6tre evitees sont accomplies par le travail force des femmes. ? {Principles of Economics, 1890. Appendix A : ? The Growth of Free Industry and Enterprise ?, Macmil

lan, Londres, 1961, p. 602.)

80 MAURICE GODELIER

Pour le degager, nous allons proceder a contrario en rappelant quel contenu

recouvrait Faccusation d' ? irrationalite ? portee contre Fancien regime : en bref, on accusait ce systeme de faire obstacle au progres technique et au progres social1. Ainsi la notion de rationalite economique s'organise autour de deux poles de

signification. Par economie ? rationnelle ?, on vise une economie ? efficace ? et une

economie ?juste ?. L'efficacite renvoie aux structures techniques de la production, c'est-a-dire a la plus ou moins grande domination de l'homme sur la nature, la ? justice ? renvoie aux rapports des hommes entre eux dans Faeces aux ressources

et au produit social. Si l'on confronte ces deux champs de significations avec

l'etat de nos connaissances theoriques actuelles, on constate une dissymetrie entre les deux. L'efficacite technique est l'objet d'analyses fouiliees, servies par des procedures de calcul. La recherche operationnelle fournit une partie de ces

procedures qui permettent d'ameiiorer la productivite de diverses combinaisons

de facteurs de production. La ? justice sociale ? est par contre Fobjet de contes

tations semble-t-il irreductibles et Fon n'entrevoit pas la solution prochaine de l'equation de la justice et du bien-etre malgre tous les theoriciens du ? Welfare ?2.

Cependant l'unite de ces deux champs de significations est visible. On ne cherche en effet la meilleure combinaison des facteurs de production que pour maximiser

le profit personnel de leur proprietaire. Si la question de la rationalite renvoie a ces deux themes, productivite et justice

- bien-etre, il est manifeste qu'elle se

situe au coeur de l'existence quotidienne comme une question inevitable et per manente a laquelle il faut non seulement repondre theoriquement mais pratique ment. Une analyse plus attentive decouvre que la question de l'efficacite technique et sociale d'un systeme est celle des possibilites de ce systeme, plus precisement des possibilites maximales de ce systeme de realiser les transformations econo

miques et sociales qui s'imposent a lui necessairement. Nous ne pouvons envisager

d'analyser les possibilites des systemes reels connus, passes ou presents, mais nous

pouvons aborder le probleme ? formellement ?, c'est-a-dire dessiner la ? probie

matique ? d'une telle analyse. Comment aborder l'analyse des ? possibilites ? d'un

systeme ? II nous semble qu'il faut distinguer deux plans, celui des possibilites

i. La notion de progres comme celle de rationalite ne peut etre deduite de principes a priori mais rev&t des contenus multiples socialement et historiquement determines. II

n'existe pas une ? essence vraie ? de Thomme, qu'il faudrait rejoindre ou construire peu a peu et qui serait a la fois le moteur et le but final de Tevolution des societes et Tinstance devant

laquelle le philosophe ou le theoricien convoquerait les societes pour les ? juger ?. Une telle

attitude speculative n'a rien a voir avec la science et est caracteristique de toutes les ? philo

sophies de THistoire ?. Ainsi Morris Ginsberg ? convoque le developpement economique devant les principes d'une ethique rationnelle ?in ? Towards a Theory of Social Development: The Growth of Rationality ?, p. 66. Voir aussi E. Seiffert, ? Le facteur moral du develop pement social ?. Pour une discussion des theses de Ginsberg voir R. Aron : ? La Theorie du

Developpement et l'interpretation historique de Tepoque contemporaine ?, symposium sur

le Developpement Social, Paris-La Haye, 1965. 2. Cf. A. Little, A Critique of Welfare Economics.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 8l

consciemment creees, voulues, celui des possibilites subies ? consciemment ou non ? et deux niveaux de rationalite, une rationalite intentionnelle et une

rationalite inintentionnelle.

La rationalite voulue se manifeste d'abord dans l'utilisation qu'une societe

fait de son environnement. Toute technique, nous Tavons vu, utilise les possi bilites d'un milieu, suppose une connaissance, rudimentaire ou complexe, des

proprietes des objets, de leurs rapports. Schlippe1 a montre, par exemple, que, sous Tapparence de chaos que donne Tagriculture itinerante des Azande, regne un ordre rigide et cache. La dispersion des parcelles cultivees, les types divers

d'associations culturales sont une etroite adaptation aux possibilites ecologiques. Les etudes precises de Conklin2, de Viguier3, de Wilbert4 ont montre que le rapport terre cultivee-jachere chez les agriculteurs extensifs manifestait une connaissance

precise du cycle de regeneration de la fertilite des sols. G. Sautter a montre que le rapport des terres cultivees de fagon continue aux terres cultivees de fagon discontinue qu'exprime le dispositif concentrique des terroirs de TOuest africain

dependait des possibilites de production de fumier et des moyens de son trans

port. Les possibilites d'un milieu constituent done des alternatives exploitables dans certaines conditions et necessitant toujours un effort conscient pour les

exploiter5.

Hackenberg6 a etudie les alternatives economiques offertes aux Indiens Pima

et Papago par leur territoire situe dans le desert central et le sud-ouest de TAri zona. II classe ces alternatives selon un gradient d'intervention technologique croissante sur les donnees du milieu, gradient qui ferait succeder logiquement :

i. La chasse et la cueillette ; 2. Une agriculture marginale ; 3. Une agriculture

pre-industrielle ; 4. Une agriculture industrielle. Au xvne siecle, les Papago, dans

les vallees montagneuses seches, tirent de la chasse et de la cueillette 75 % de leurs

ressources, les Pima dans le bassin de la Gila River 45%. Le reste des ressources

etait obtenu ? en proportion plus forte chez les Pima ? par une agriculture

marginale utilisant avec une technique tres simple la fertilite du sol entretenue

i. Schlippe, Shifting Cultivation in Africa, 1955, 3e partie. 2. Conklin, Hanunoo Agriculture in the Philippine, F.A.O., 1957, e* (( Study of Shifting

Cultivation ?, Current Anthropology, vol. 2, fevr. 1961, pp. 27-61. 3. Viguier, L'Afrique de l'Ouest vue par un agriculteur, Paris, 1961, p. 29.

4. Wilbert, The Evolution of Horticultural Systems in Native South America, Causes and

Consequences, Caracas, 1961.

5. G. Sautter, ? A propos de quelques terroirs d'Afrique de TOuest ?, Etudes Rurales,

1962 ; Godelier, ? Terroirs africains et histoire agraire comparee ?, Annates E.S.C.,

1964, n? 3. 6. Hackenberg, ? Economic Alternatives in Arid Lands : A Case Study of the Pima and

Papago Indians ?, Ethnology, 1 (2) avril 1962.

L'archeologie a commence a fournir des informations utilisables sur revolution de Tagri culture marginale et Tagriculture intensive au Perou, au Mexique pr6-colombiens, dans le

Proche-Orient Antique, etc. ; par exemple D. Collier, ? Agriculture and Civilization on the

Coast of Peru ?, in Wilbert, op. cit., pp. 101-109 et le commentaire d'Eric Wolf.

6

82 MAURICE GODELIER

par les pluies et Firrigation naturelle de la Gila River. Chez les Pima, contraire ment aux Papago, les champs etaient permanents et l'habitat sedentaire. Les differences s'accuserent profondement lorsque les Pima passerent a une agriculture

pre-industrielle. En coordonnant leurs efforts ils ameiiorerent leur systeme hydrau

lique. L'introduction du bie, cereale d'hiver, par les Espagnols, vint completer le cycle des recoltes et assurer pendant toute Fannee, grace a Fagriculture, la subsistance des communautes. Des lors les Pima se trouvaient entierement libels de leur dependance anterieure par rapport a la chasse et a la cueillette. Les Papago, sur leur territoire plus aride, ne purent jamais produire des ressources agricoles en quantite suffisante pour supplanter la chasse et la cueillette. Les Blancs intro duisirent une agriculture industrielle productrice de coton. Ils amenagerent la Gila River en construisant des barrages et de grands reservoirs. C'etait la trans

former profondement le milieu, ce qui supposait Fusage de machines et une eco nomie de marche pour l'ecoulement des produits, ce que les Pima et encore moins

les Papago, ne pouvaient faire.

Les possibilites offertes par un milieu sont done actualisees ou developpees par les techniques de production. II semble que plus le niveau technologique d'une societe est faible, plus le systeme economique est simple, moins il y a d' ? alter natives ? pour un choix ? economique ? et plus etroit est le maximum de production que la societe pourra atteindre. Les fluctuations de ce maximum dependent beau

coup plus des variations des contraintes exterieures au systeme que des variations internes du systeme. Si on analyse, par exemple, les unites de mesure agraire au

Moyen Age, le ? journal ?, la ? charrue ?, etc., on constate qu'elles expriment le maximum de surface labourable par une charrue atteiee en une journee. Ce maximum dependait des conditions du terrain, valiee, versant, sol lourd, sol

leger et la metrologie agraire se pliait souplement a ces variables. Mais la maximation de la production n'a de sens que par reference a la hie

rarchie des besoins et des valeurs qui s'imposent aux individus au sein d'une societe determinee et ont leur fondement dans la nature des structures de cette societe. La maximation de la production n'est done qu'un aspect de la strategie globale de maximation des satisfactions sociales. A propos d'Amatenango, communaute d'Indiens Chiapas du Mexique, Nash1 a montre que chacun d'eux n'ignore rien des regies de la maximation des gains monetaires, mais que les fins que chacun maximise sont des objectifs valorises autres que la maximation de cette grandeur economique. Chacun cherche a parcourir le cycle entier des fonctions communau

taires profanes et sacrees qui lui confereront un rang important dans la hierarchie du groupe. Chacun pratique done un jeu complexe de conduites de cooperation et

de competition avec les autres membres du groupe, compte tenu du prestige et de la richesse de son lignage et de ses allies. Ces exemples nous montrent que la

i. Nash, ? The Social Context of Economic Choice in a Small Society ?, Man, nov. 1961.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 83

rationalite intentionnelle d'un systeme social se manifeste sous la forme et a

travers les actions finalisees par lesquelles les individus combinent des moyens pour atteindre leurs fins. Mais cette analyse ? formelle ? ne dit rien de la nature de ces moyens et de ces fins. Et surtout elle ne permet pas d'analyser certaines

proprietes d'un systeme qui ne sont ni voulues ni souvent connues de ses agents, un niveau inintentionnel de rationalite.

Connaitre ce niveau c'est passer des regies aux lois, passer des proprietes connues d'un systeme a ses proprietes au depart inconnues. Nous allons aborder ce point deiicat a travers quelques exemples. Hackenberg souligne que lorsque les Pima adopterent la culture du bie et passerent a un systeme d'agriculture permanente, ils transformerent profondement sans le vouloir et, probablement au depart, sans le savoir, la flore et la faune sauvages de leur environnement, base de leur ancienne economie de cueillette et de chasse. Au bout d'un certain

temps devenait difficile puis impossible tout retour en arriere vers ces formes anciennes d'economie. Les Pima avaient done detruit une de leurs possibilites

economiques et s'etaient ferme toute retraite dans ce sens1. De plus, Taugmenta tion demographique liee au developpement de Tagriculture rendait une telle issue

radicalement insuffisante. Ainsi en se donnant un nouveau systeme economique, une societe se donne de nouvelles possibilites et s'en ferme d'autres. Toute deter

mination est une negation, disaient Spinoza et Hegel. Et cette ? fermeture ? n'est

le but d'aucune conscience. Elle n'est Tacte conscient d'aucun pris separement mais Toeuvre inconsciente de tous. Mais en meme temps les possibilites qu'une societe s'ouvre ont leurs limites objectives, leur ? fermeture propre ?.

Conklin, Viguier et bien d'autres ont montre que dans un systeme d'agri culture extensive sur brulis, il y avait un rapport necessaire entre terre cultivee et terre cultivable pour assurer le maintien de la fertilite du sol et la reproduction du systeme productif au meme niveau d'efficacite2. Lorsque ce rapport est franchi, le point d'? equilibre ? du systeme est rompu3, un processus de defertilisation et

de degradation des sols se met en marche, les rendements baissent, les difficultes

sociales commencent. Si aucune solution n'est apportee, le cercle infernal de

la culture extensive se noue : quand les rendements baissent, les superficies augmentent, quand les superficies augmentent, les rendements baissent. Le fonc

tionnement du systeme est done incompatible avec certains taux d'expansion demographique ou avec la necessite d'etendre les surfaces cultivees pour produire des cultures industrielles et se procurer des revenus monetaires. Le probleme se

i. De telles situations, si tout developpement est bloque pour des raisons particulieres,

peuvent creer les conditions de Tapparition de ? faux archaismes ?.

2. Carneiro souligne que le nomadisme des cultures n'est pas necessairement du a Tepui sement des sols mais a la difficulte de les travailler apres quelques annees de culture par suite

de Tenvahissement des mauvaises herbes. Cf. article cite.

3. Cf. Leeds, The Evolution of Horticultural Systems, p. 4.

84 MAURICE GODELIER

pose alors de transformer le systeme pour rompre le cercle infernal qu'il engendre et resoudre la contradiction entre production et consommation1, moyens et besoins

Cet exemple pose de nombreux problemes theoriques et fournit quelque lumiere

sur leur solution.

Parfois, nous venons de le voir, le succes meme d'un systeme cree les condi

tions de son ediec. L'agriculture extensive permet en general une croissance

demographique superieure a celle offerte par une economie de cueillette ou de

chasse mais au-dela d'un certain point cette densite demographique est incompa tible avec le maintien des conditions du bon fonctionnement du systeme ou du

moins les regies efficaces et rationnelles hier ne le sont plus dans cette situation

nouvelle. Ainsi se degage Thypothese d'une correspondance fonctionnelle entre

le fonctionnement d'un systeme et un certain type et nombre de conditions

externes et internes de ce fonctionnement. II n'y a done pas de rationalite eco

nomique en soi, definitive, absolue. L'evolution d'un systeme peut, dans certaines

conditions, developper des contradictions incompatibles avec le maintien des

structures essentielles du systeme et mettre au jour les limites des possibilites d'invariance du systeme.

Qu'appelle-t-on ? invariance ? d'un systeme ? Ce n'est pas Tinvariance des

elements combines au sein du systeme mais Vinvariance du rapport entre ces

elements, Tinvariance de ses structures fondamentales. On peut poser Thypo these qu'au-dela d'un certain point la variation des variables d'un systeme impose la variation du rapport fonctionnel entre ces variables. Le systeme doit evoluer

alors vers une autre structure. Dans cette perspective se manifeste une dialec

tique objective du rapport ? structure-evenement ?. Une structure a la propriete de toierer et de ? digerer ? certains types d'evenements jusqu'au point et au

moment ou c'est l'evenement qui digere la structure. Une structure sociale peut done dominer une evolution et des contradictions internes ou externes jusqu'a un certain point qui n'est pas connu d'avance et qui n'est pas une propriete de ? la conscience ? des membres de la societe definie par cette structure mais une

propriete de leurs rapports sociaux conscients et inconscients. L'action consciente

des membres d'une societe pour ?integrer et neutraliser ? l'evenement ou la struc

ture qui menace ou traumatise leur systeme social a ete fortement soulignee par les anthropologues et manifeste le lien interne de la rationalite intentionnelle

et de la rationalite inintentionnelle du systeme2. Nous avons vu, par exemple,

1. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 1964, p. 213, ? Le Territoire ? : ? Le rap

port nourriture-territoire-densite humaine... equation aux valeurs variables mais corre

latives. ?

2. La conscience des conditions-limites de Tequilibre de fonctionnement d'un systeme

economique s'exprime peut-etre a travers certains mythes des chasseurs siberiens ou Tupi Guarani dans Tidee d'un pacte originel entre les especes animales et l'homme, pacte qui

implique Tobligation pour l'homme de ne pas tuer les animaux sans nicessiti, sans besoin, sous peine de terribles vengeances de la nature contre la communaute humaine. Cf. E. Lot

ANTHROPOLOGIE ^CONOMIQUE 85

les Tiv et les Siane s'efforcer d'integrer la monnaie europeenne et les nouveaux

echanges marchands dans une categorie suppiementaire et vouloir preserver ainsi, en lui donnant un champ d'action plus vaste, leur systeme traditionnel de circula

tion des biens. Nous avons vu aussi l'echec de ces tentatives se produire au-dela

d'un certain temps. La contradiction qui se developpait ici ne venait point de

l'interieur du systeme comme la contradiction demographie-systeme d'agri culture extensive mais de l'exterieur. Cependant elle manifeste egalement les

possibilites internes de ce systeme. II n'y a done pas, pour la constitution d'une

science des societes, de privilege theorique des societes non acculturees par rapport aux societes acculturees ou reciproquement. Les premieres sont necessaires pour

comprendre les secondes et celles-ci edairent celles-la. Ce va-et-vient permet de

tenter l'analyse des possibilites d'invariance des differents systemes sociaux.

Si priviiegier theoriquement un type de societe n'a pas de necessite scientifique, cette attitude n'exprime alors rien d'autre que Fidee que se fait le savant de sa

propre societe, de son ? sens ? compare & celles qu'il etudie.

La solution d'une contradiction incompatible avec Finvariance d'un systeme n'aboutit pas necessairement a la mutation et a la destruction de ce systeme.

Lorsqu'une crise edate dans une communaute d'agriculteurs sur brulis, si les terres

disponibles autour d'elle sont en abondance, la communaute peut se segmenter et

expulser d'elle en quelque sorte sa contradiction en essaimant des communautes

filles autour d'elle. Cette solution maintient le systeme economique et le multiplie en

lui conferant une grande stabilite d'evolution. Lorsque Fessaimage est impossible, il faut resoudre sur place la contradiction en produisant plus sur la meme surface

et passer a des formes plus intensives d'agriculture1. Certains auteurs tels Richard

Molard2, G. Sautter expliquent ainsi la presence d'une agriculture intensive chez

les peuples paieo-negritiques d'Afrique, probablement chasses de leur terroir

primitif par des envahisseurs et bloques dans des refuges ou il leur fallut, pour

survivre, exploiter de fagon intensive un territoire limite3.

Falk, Les Rites de la chasse chez les peuples sibiriens, Paris, Gallimard, 1953, chap, iv :

? Les Esprits-maitres ?.

Dans un autre contexte Richard-Molard avait suggere d'analyser le role economique et

social du ? maitre de la terre ? dans les societes agricoles archai'ques d'Afrique Noire en liaison

avec la necessite pour les systemes d'agriculture extensive d'assurer le maintien de Tequilibre homme-terre par le controle vigilant de la duree des jacheres et des surfaces cultivees. ? Dans

Tevolution des terroirs tropicaux d'Afrique et de leur densite de peuplement, de leur conser

vation ou de leur erosion existent deux seuils, superposes, tout a fait differents, d'optimum

technique et demographique separes par des stages intermediaires plus ou moins critiques. ?

Article cite, 1951. 1. Cf. Brookfield, ? Local Study and Comparative Method : an Example from New

Guinea ?, Annals of the Association of American Geographers, 1962, n? 52, pp. 242-254. 2. Richard-Molard, ? Les Terroirs tropicaux d'Afrique ?, Annates de Gdographie, 1951.

3. Lorsque la ? Pax Gallica ? a desserre Tetau qui enfermait les Kabre du Togo, ceux-ci

ont envahi la plaine et pratique a nouveau une agriculture extensive beaucoup moins ? evo

luee ? que leur systeme intensif de montagne. Carneiro fait Thypothese que la contradiction

86 MAURICE GODELIER

De plus, l'existence de contradictions a l'interieur d'un systeme ne signifie pas que ce systeme soit condamne a la paralysie. Certaines contradictions sont constitutives d'un systeme et lui donnent pendant un certain temps son dyna

misme. Ainsi paysans et seigneurs sous Fancien regime etaient a la fois opposes et solidaires. Leur contradiction, de meme que la contradiction d'un maitre et de ses esclaves, n'excluaitpas leur unite. Les luttes entre paysans et seigneurs, bien loin d'affaiblir le systeme lui donnait une impulsion plus forte. Lorsque les paysans reussissaient a contraindre leur seigneur a diminuer les corvees et les rentes, ils

disposaient alors de plus de temps et de moyens pour eiargir leurs propres ressour ces. Les communautes paysannes s'enrichissaient, les echanges prenaient de la

vigueur et les seigneurs beneficiaient de cette prosperite. Certains ont suppose que le dynamisme economique, social, culturel, demographique de l'Europe

seigneuriale du xie au xme siecle prit sa source dans les possibilites de croissance contenues dans la contradiction du rapport seigneurs-paysans, du moins lorsque les seigneurs etaient encore des ? entrepreneurs de production ? et n'etaient pas encore de venus presque exclusivement des ? rentiers du sol? et une classe parasite1. II y aurait done des contradictions motrices de developpement economique et social ou des ? periodes motrices ? du fonctionnement des contradictions econo

miques et sociales. Peut-etre la difference entre les contradictions d'une commu

naute primitive ? l'unite du jeu de la competition-cooperation

? et celles d'une societe de classes serait que les premieres n'entrainent pas directement, ni au meme

rythme que les secondes, des transformations economiques et sociales. II faudrait

pour verifier ce point se livrer a des recherches precises et a des inventaires sta

tistiques. Dans tous les cas cependant, si un systeme ne fonctionne que dans certaines conditions, Foptimum de son fonctionnement correspondrait a un ? etat ?

et a un ? moment ? de Fevolution de ce systeme ou ses contradictions internes et externes sont le mieux ? dominees ?, ce qui ne signifie pas necessairement ? ex clues ?. Car si exclure le surcroit demographique d'une societe d'agriculteurs sur brulis c'est resoudre sa contradiction, detruire le rapport du maitre a Fesclave, ou du seigneur au paysan, c'est proprement ? changer ? le systeme, Fabolir comme la nuit du 4 Aout fut celle de F ? abolition des privileges et de Fancien regime ?.

Mais il ne faudrait pas considerer le fonctionnement optimum d'un systeme a la maniere de Montesquieu cherchant la date de la supreme ? grandeur?des Romains,

demographie-production cree les conditions de Tapparition de systemes socio-economiques nouveaux lorsque la superficie de terre cultivable est nettement limitee comme dans les vallees etroites de la cote du Perou ou des montagnes des Andes et de Nouvelle-Guinee. Cette

hypothese semble confirmee par l'etude importante de Brookfield de 31 localites de Nouvelle

Guinee, aux conditions ecologiques differentes, ou se decouvrent six formes d'agriculture de

plus en plus intensive en relation avec la densite demographique croissante de societes; in ? Local Study and Comparative Method : an Example from Central New Guinea ? Annals of the Association of American Geographers, 1962, n? 52, pp. 242-254.

1. Duby, op. cit.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 87

prelude de leur decadence irremediable, ou de Toynbee decrivant Tagonie de civi

lisations brillantes jonchant de leurs debris Tarene de Thistoire. A chaque moment

de Tevolution d'un systeme il y a une pratique optimale a mettre en ceuvre pour dominer les contradictions de ce moment, et ceux que Ton appelle les grands

dirigeants sont precisement ceux qui decouvrent les transformations ? necessaires ?.

Mais on peut faire Thypothese qu'un systeme est a l'optimum de son fonctionne ment pendant la periode ou la compatibilite des structures sociales qui le consti tuent est maximale.

Ainsi Tidee de compatibilite et d'incompatibilite fonctionnelles nous introduit vers une recherche operationnelle et une cybernetique des systemes economiques, vers une logique non pas formelle mais ? reelle ? de Tevolution des systemes qui est proprement la t&che theorique de l'anthropologie economique1. Cependant nos dernieres analyses pourraient laisser supposer qu'il existe une rationalite ? eco

nomique ? isolable. Les analyses de Nash et de Lancaster nous avaient fait entre

voir des individus poursuivant une rationalite plus large, sociale, recouvrant et

organisant Tensemble des rapports sociaux. Ceci nous met sur la voie d'une

compatibilite beaucoup plus large que celle d'une structure economique avec un

evenement ou une structure egalement economiques, sur la voie d'une ? corres

pondance ? fonctionnelle entre structures economiques et non economiques. Hackenberg a montre que le developpement d'une agriculture pre-industrielle

chez les Pima avait entraine le developpement de six traits inconnus des Papago et cree une difference cette fois ? de nature ? entre leurs deux systemes sociaux.

L'habitat s'etait concentre et definitivement sedentarise. La cooperation s'etait

developpee entre plusieurs villages pour Tamenagement des ressources en eau.

L'economie s'etait liberee definitivement de la cueillette et de la chasse. Un

surplus agricole pouvait etre echange avec d'autres tribus. L'emploi d'une main

d'oeuvre etrangere, les Papago, devenue necessaire, avait cree un commencement

de differenciation sociale. Enfin et surtout, la structure politique et sociale etait devenue beaucoup plus complexe au sein des vastes communautes Pima que chez les Papago. Un pouvoir tribal s'etait constitue sous l'autorite d'un seul chef.

Cet exemple pose le probleme general d'une correspondance intentionnelle et inintentionnelle entre toutes les structures d'un systeme social, d'une rationalite ? sociale ?. Ember2 a tente de degager a travers une analyse statistique la relation

1. Cette demarche a quelque analogie avec le projet de Husserl d'elaborer une ? onto

logie absolue ? a la fois ? formelle ? et ? materielle ? (in Logique formelle, logique transcen

dantale). On sait que Husserl a echoue dans son entreprise en voulant fonder ? le sens ? de

toute realite dans l'activite d'un ? sujet transcendantal absolu ?.

A propos des rapports entre cybernetique et economie, cf. Henryck Greniewski, ?Logique et Cybernetique de la Planification ?, Cahiers du sdminaire d'EconomStrie, C.N.R.S., 1962, n? 6.

2. Ember, ? The Relationship between Economic and Political Development in Non

Industrialized Societies ?, Ethnology, 1964. Voir Touvrage ancien de L. Krzywicki, Primitive

Society and its Vital Statistics.

88 MAURICE GODELIER

generale de correspondance entre developpement economique et developpement

politique. Pour les societes primitives ou pre-industrielles, les indicateurs du

developpement economique ne peuvent etre directs puisqu'on ne dispose pas de

prix pour mesurer la valeur des biens et des services. La specialisation economique est un indicateur valable mais difficilement utilisable a travers les materiaux de

la litterature ethnographique et historique. Ember, a la suite de Naroll1, choisit

deux indicateurs indirects a la fois de la specialisation et du developpement

economiques: la taille superieure de la communaute sociale (lien entre productivite et demographie), l'importance relative de Fagriculture comparee a la chasse, la cueil

lette, l'eievage. II choisit pour indicateurs indirects du developpement politique :

le degre de differentiation de l'activite politique, mesuree par le nombre de fonctions

differentes liees a la t&che de gouvernement, et le niveau d'integration politique de la societe mesure en fonction des groupes territoriaux les plus vastes en

faveur desquels sont accomplies une ou plusieurs activites de gouvernement. II tira au hasard un echantillon de 24 societes dans la liste dressee par Mur

dock2 de 565 cultures contemporaines et historiques et etudia la correlation entre

ses 4 indicateurs. Elle se reveia forte sous la forme d'une relation non lineaire.

La complexite des systemes sociaux semble, selon l'expression de Naroll, croitre

geometriquement a la maniere de la complexite des systemes biologiques. Ember

interprete la relation de F economique et du politique en reprenant l'hypothese que le politique joue, au sein d'une societe, un role necessaire et detisif pour le

controle des ressources et du produit, c'est-a-dire dans les operations de reparti tion. Et ce role grandirait avec l'importance du surplus que Feconomie degagerait.

Dans une societe de collecteurs la redistribution des produits est immediate. II

n'en est plus de meme dans une economie plus complexe. Mais l'etude des cas ? deviants ? dans l'ediantillon de Ember nous montre qu'il ne faut pas chercher un

lien mecanique, lineaire, entre systemes economique et politique et que la nature

du systeme economique compte moins que l'importance des surplus qu'il permet de degager, c'est-a-dire que sa productivite. Chez les Indiens Teton, cavaliers

chasseurs de bisons, la taille superieure des communautes etait relativement tres eievee en depit de l'absence d'agriculture, et la complexite et Fintegration

politiques avaient egalement atteint un haut niveau.

En fait, a l'epoque ou les hautes plaines du Nord etaient relativement peu

peupiees, la chasse a cheval du bison procurait des ressources superieures a celles

d'une agriculture primitive. Dans d'autres conditions, une economie de peche comme celle des Kwakiutl de la Colombie Britannique, peut fournir une produc tion par tete superieure a celle d'une societe agricole.

i. Naroll, ? A Preliminary Index of Social Development ?, American Anthropologist, 1956, no 58, pp. 687-715.

2. Murdock, ? World Ethnographic Sample ?, American Anthropologist, 1957, n? 59>

pp. 664-687.

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 89

Ces cas ? deviants ? mettent en evidence le fait que Ton ne peut deduire mecani

quement d'un systeme economique un systeme politique ni reduire un systeme

politique k ses fonctions economiques car un systeme politique assume egalement d'autres fonctions, de defense par exemple, qui ne relevent pas de l'economique. Ainsi au moment ou les Pima passaient a T agriculture permanente, la menace

des Apaches vint acceierer le regroupement de Thabitat et Tintegration poli tique des villages sous l'autorite d'un seul chef. C'est dans une telle perspec tive nuancee que la notion de surplus a ete reprise par les prehistoriens2 et les historiens pour expliquer Tapparition des grandes societes de Ykge de bronze au

Proche-Orient ou des grands empires pre-colombiens du Mexique et du Perou. A travers Thypothese d'une correspondance des structures economiques et

des structures politiques1 nous retrouvons Tidee d'une rationalite plus large, d'une correspondance entre toutes les structures d'un systeme social, parente, religion, politique, culture, economic II n'existerait done pas de rationalite pro

prement economique mais une rationalite globale, totalisante, une rationalite

sociale, historique. Max Weber avait deja tente de mettre en correspondance la

religion protestante, le capitalisme marchand, les formes nouvelles du droit et

de la pensee philosophique. Cette t&che exige, pour etre feconde, la collabo ration organique de differents spedalistes des faits sociaux et cette collaboration

implique une methodologie qui n'est pas encore eiaboree. A partir de cette rationalite sociale globale decouverte par Tanalyse anthro

pologique, les mecanismes economiques pourraient etre reinterpretes et mieux

compris3. Une conduite economique qui nous semble ?irrationnelle ? retrouve une

rationalite propre, replacee dans le fonctionnement d'ensemble de la societe. Nash montrait que la communaute Amatenango tout en n'ignorant pas les regies du profit monetaire ne pouvait connaitre de veritable expansion economique a

cause, a la fois, du bas niveau technologique et du manque de terres qui pesent sur toute la societe et du fait que les richesses accumulees sont periodiquement drainees pour Taccomplissement des fonctions religieuses et profanes de la commu naute au lieu d'etre investies dans des usages productifs. L'absence d' ? esprit d'entreprise ? et d'incitation a investir ne s'explique done pas par une necessite seulement economique, mais a sa raison d'etre plus profonde dans la structure

meme de la communaute indienne. Le comportement economique de cette commu

naute peut nous paraitre ?irrationnel?, mais ce jugement recouvre deux attitudes, Tune ideologique nee du fait que la societe occidentale est posee comme centre de

i. Steward, ? Cultural Causality and Law : A Trial Formulation of the Early Civiliza tion ?, American Anthropologist, n? 51, pp. 1 a 25 ; Braid wood and Reed, The Achievement and Early Consequences of Food Production, 1957, Harbor Symposia, pp. 17-31 ; Childe, Social Evolution, chap. 1 et 11.

2. Cf. Sahlins, ? Political Power and the Economy in Primitive Society?, article cite.

3. G. R. de Thuysen reprit ce projet dans son Anthropologic Philosophique.

90 MAURICE G0DELIER

reference absolue, l'autre qui constate une limite objective du systeme social

d'Amatenango a assurer un progres technique continu et une evolution du niveau

de vie de ses membres. II est evident que ces deux attitudes se renforcent l'une

l'autre pour la conscience spontanee non critique. A travers toutes ces analyses et distinctions, quelques resultats theoriques

peuvent etre recueillis. II n'y a pas de rationalite en soi ni de rationalite absolue.

Le rationnel d'aujourd'hui peut etre Firrationnel de demain, le rationnel d'une

societe peut etre Firrationnel d'une autre. Enfin il n'y a pas de rationalite exclu

sivement economique. Ces conclusions negatives contestent les pre-juges de la

conscience ? ordinaire ? et sont des remedes contre leurs ? tentations ?. En defini

tive, la notion de rationalite renvoie a l'analyse du fondement des structures de

la vie sociale, de leur raison d'etre et de leur evolution. Ces raisons d'etre et cette

evolution ne sont pas seulement le fait de l'activite consciente des hommes mais

des resultats inintentionnels de leur activite sociale1. S'il y a quelque rationalite

du developpement social de Fhumanite, le sujet de cette rationalite n'est pas Findividu isoie et affubie d'une nature humaine et d'une psychologie eternelles, mais les hommes dans tous les aspects conscients et inconscients de leurs rapports sociaux. Cette perspective nous semble pleinement s'accorder avec les resultats

et les demarches des sciences anthropologiques. L'analyse synchronique et dia

chronique des systemes sociaux passes et presents permettrait d'entre voir les ((possi bilites ? d'evolution de ces systemes, leur dynamisme, eclairerait retrospectivement les circonstances particulieres du devenir inegal des societes et nous donnerait une conscience nouvelle des affrontements qui opposent aujourd'hui ces societes.

L'histoire des societes n'est pas plus faite a Favance aujourd'hui qu'hier. L'idee

d'une evolution lineaire qui menerait mecaniquement toutes les societes par les memes stades sur les memes chemins est un dogme qui a sombre rapidement, mal

gre l'autorite de Morgan2, dans les querelles insolubles du marxisme dogmatique3.

i. Inintentionnel ne veut pas dire depourvu de ? sens ?. Au-dela du champ de ses activites

conscientes, le domaine de Tinintentionnel n'est pas, pour Thomme, un desert muet ou il se

petrifie brusquement en une ? chose ? parmi les autres, mais constitue Tautre face de son

monde ou toutes ses conduites trou vent une partie de leur sens. L'inintentionnel n'est pas seulement ce morceau de Thomme fait du sediment de tous les ? effets non-voulus ? de ses

entreprises, mais est le lieu ou s'organisent les regulations cachees qui correspondent a la

logique profonde des systemes d'action qu'il in vente et qu'il pratique. L'inintentionnel n'est pas seulement ce qu'il ? semble ? surtout etre, une realite que

Sartre nous decrit comme Ten vers et Teffet ? pratico-inertes ? de nos projets vivants, mais

est Taspect cache de nos rapports sociaux ou s'organise activement une partie du ? sens ?

de nos conduites. C'est Telucidation de ce sens que les sciences anthropologiques se proposent d'atteindre en mettant en evidence le rapport de Tintentionnel a Tinintentionnel, en decou

vrant les ? lois ? de la realite sociale. Cf. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, i960 :

livre I : ? De la ? praxis ? individuelle au pratico-inerte ?.

2. Morgan, Ancient Society, 1877. 3. Les successeurs d'Engels oublierent que Uorigine de la famille, de la propriite" privee,

de I'Etat (1884) commencait par le conseil de modifier ? la maniere de grouper les faits ? de

ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 91

A nos yeux, Thypothese d'une certaine rationalite inintentionnelle et intention nelle de Tevolution des societes mene a un evolutionnisme ? multilineaire ? qui chercherait, au sein du laboratoire de formes sociales qu'est Thistoire, a reconsti tuer les conditions precises de Touverture ou de la fermeture de telles ou telles

possibilites1. Et cet evolutionnisme multilineaire, a constituer, ne nous semble rien d'autre que la theorie generale des systemes economiques, t&che ultime de

l'anthropologie economique.

Morgan lorsqu'une ? documentation considerablement elargie... imposera des changements ?

(P- 27) Le texte de Marx qui presente le premier schema marxiste d'ensemble d'evolution des

societes est encore inedit en francais et n'a ete decouvert qu'en 1939. ? Formen die der

kapitalistichen Produktion vorhergehen ? publie dans le Grundrisse der Kritik der Politischen

Okonomie, Berlin, Dietz, 1953. On constate dans ce document que Marx ne suppose pas, comme ses successeurs, que toutes les societes doivent plus ou moins passer par les memes

stades. Au contraire, l'histoire occidentale lui semble evoluer de facon ? singuliere ?. Voir notre critique : M. Godelier, ? La notion de mode de production asiatique et son destin dans les schemas marxistes d'evolution des societes ?, Les Temps modernes, mai 1964.

1. Cf. sur certains points J. Steward, Theory of Culture Change, 1955, chap. 1. Le plus souvent un schema d'evolution des societes fut une construction speculative que son auteur

peuplait de ses ? idees ? sur le monde et particulierement sur sa propre societe. Selon qu'il admirait ou critiquait celle-ci, cet auteur faisait avancer l'histoire sur les routes du Progres et de la Civilisation ou d6choir Thumanite de sa bonte primitive. Bon ou mauvais, l'homme

primitif restait ce qu'il etait, une marionnette theorique fabriquee de bouts d'elements

culturels pris chez des ? primitifs ? contemporains. Cf. K. Bucher, Die Entstehung der Volks

wirtschaft, 1922, chap. 1 et 2, qui attribue au sauvage originaire vivant dans un stade ? pre

economique ? tous les vices opposes aux vertus pretendues de civilise (egoisme, cruaute,

imprevoyance). Cf. O. Leroy, Essai d'introduction critique a VEtude de VEconomie primitive, 1925, p. 8.

Par ailleurs, les evolutionnistes, au lieu d'etudier les societes dans l'etat ou ils les trou vaient et de chercher dans leur structure meme la logique de leur fonctionnement, les ana

lysaient a la hate pour construire une pretendue origine et une pseudo histoire. Pour sauver les faits, le rejet de l'evolutionnisme devint une necessite et de Goldenweiser,

et Lowie a Radcliffe Brown, le mot d'ordre fut ? Sociology versus History ?. Sur la base de l'information rassemblee, des analyses diachroniques peuvent maintenant etre tentees, debarrassees de tout prejuge sur revolution de Thumanite.