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1 JEAN-CHARLES AGBOTON-JUMEAU « O Canada » versus « NADA » (ou Joyce Wieland versus Laurent Marissal)

"O Canada" versus "--NADA" (ou Joyce Wieland versus Laurent Marissal")

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article by Jean-Charles Agboton-Jumeau

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JEAN-CHARLES AGBOTON-JUMEAU

« O Canada » versus « – NADA »

(ou Joyce Wieland versus Laurent Marissal)

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JEAN-CHARLES AGBOTON-JUMEAU

« O Canada » versus « – NADA »

(À propos de Joyce Wieland & de Laurent Marissal)

Le présent texte est la version revue et corrigée d’un texte paru en deux

parties dans les n° 9 & 12 des 14 numéros de la revue-affiche –NADA éditée

à 50 exemplaires chacun par Laurent Marissal et diffusée entre Paris et

Montréal, notamment au Centre des arts actuels SKOL, d’octobre 2012 à

mai 2013. Il est augmenté de planches absentes dans la version originale.

.

criticavitjcaj

Paris, juillet 2013

4

5

PREMIÈRE PARTIE

0.0 Est-ce hasard si le travail en cours de Laurent Marissal – - NADA

– mais aussi son travail antérieur1

, trouve un écho significatif, non

seulement dans l’œuvre de l’artiste canadienne Joyce Wieland

(1931-1998) en général mais, également et comme par fait exprès,

dans l’une de ses œuvres en particulier, à savoir le film Pierre

Vallières réalisé en 1972 ?

0.1 Oui et non. Non et oui. C’est que ces deux œuvres à plusieurs

égards anachroniques, hétérodoxes et dissemblables, dissimulent

cependant un air de famille labile. Un même cisaillement, un même

mouvement en zigzag et tout un système d’écarts animent en effet

les œuvres des deux artistes. Écarts à la fois extrinsèques et

intrinsèques à l’histoire et/ou à l’actualité de l’art lui-même.

1- Cf. le premier n° de la présente revue-affiche, éditions clandestines slnd,

octobre 2012, p. 1-2.

6

0.2 Ainsi donc, là où Wieland affirme – "I think of Canada as

female" –, dans l’intitulé même de son projet éponyme, Laurent

Marissal retranche la première syllabe du nom du même pays. Là où

l’une procède à la féminisation et/ou à la démasculinisation du

Canada, l’autre procède pour ainsi dire à sa castration, voire à sa

pure et simple négation – du moins si l’on traduit « nada » de

l’espagnol, en parlant donc cette langue qui fut à maintes reprises –

de part et d’autre de l’Atlantique –, révolutionnaire par excellence.

0.3 Cisaillement des langues et/ou des cultures. À l’English or

perish hégémonique d’un pays dépourvu comme par hasard (?) de

véritable nom, Joyce Wieland avait opposé ses slogans résolument

bilingues et désormais proverbiaux, quitte d’ailleurs à commettre

des fautes de français : I Love Canada - J’aime Canada (au lieu de

« J’aime le Canada ») ; sur l’une des versions de ses patchworks

textiles comportant cette déclaration d’amour publique, elle avait

carrément brodé : “Death to U.S. Technological Imperialism /

A Bas L’impérialisme Technologicque [sic]des E-U.”2

De même, -

NADA ne pouvait éviter de se faire l’écho (in)volontaire de langues

mineures telles que l’Inuktitut ou le Touareg en proposant, du

même coup, de baptiser d’une locution inuit la rivière artificielle et

souterraine générée et gérée par la société parisienne de

2- Kristy A. Holmes-Moss, “Negociating the Nation : ‘Expanding’ the Work of

Joyce Wieland”, Canadian Journal of Film Studies/Revue canadienne d’études cinématographiques, Vol. 15, No. 2, Fall/Automne 2006, p. 32-33.

7

climatisation nommée… Centrale Canada, laquelle alimente

précisément en eau réfrigérée, les musées du Louvre et d’Orsay3

.

0.3.1 De même que Laurent Marissal œuvre – ici même – à, ou

mieux, sur ou à même la frontière entre le Canada et la France, de

même Joyce Wieland aura œuvré entre d’une part, ces

innommables États d’autant plus Unis que les autres nations sont

par ailleurs désunies – à commencer par les Amérindiens eux-

mêmes – et de l’autre, le pays qui l’a vu naître4

. L’atteste entre autre

son film d’avant-garde, Rat Life and Diet In North America de

1968. Fable où, à l’instar de l’artiste elle-même qui aura vécu à New

York de 1962 à 1971, des gerbilles échappent à leurs geôliers – des

chats – et vont se réfugier au Canada5

. Ce faisant, l’artiste devait

néanmoins transgresser de nouvelles frontières. Limites cette fois-

ci intrinsèques au pays lui-même. À son expatriation devait donc

succéder un exil intérieur. Ainsi par exemple, l’indépendantisme

québécois auquel Trudeau doit fait face en 1970, alors même qu’il

avait fait adopter en 1969 la loi sur les langues officielles, après

3- Cf. le n° 7 de la présente revue-affiche, p. 2-3. 4- Nous utilisons ici « nation » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire par

référence au latin natio, lequel dérive de nasci « naître ». La nation, c’est avant toute chose l’endroit où l’on naît (c'est-à-dire aussi, où l’on n’est, où l’on ne peut être qu’à rebours de son être).

5- En ouverture du film, on lit : “This film is against the corporate military industrial structure of the global village.” [http://www.ubu.com/film/wieland_rat.html] Par quel hasard ou nécessité le village global est-il donc une invention… canadienne (via Marshall McLuhan) ? Laquelle anticipe ce qu’on appelle de façon désormais aberrante, la mondialisation ?

8

avoir en outre légalisé l’avortement, le divorce et l’homosexualité.

Joyce Wieland milite en sa faveur tout en participant au Canadian

Artist’s Representation (CAR) qui est à la fois nationaliste et

régionaliste et a fortiori – mais c’est un pléonasme – antiaméricain.

Bref, être américain à l’échelle du continent du même nom, c’est

donc être tout aussi antiaméricain à l’échelle des régions et des

nations. Voire, à l’échelle des localités partout dans le monde

disséminées comme l’atteste, dans le film susmentionné, l’insertion

d’images quasi-subliminales du Che (Guevara) gisant sur son

ultime civière. Images muettes certes mais qui parlent tout de

même espagnol. Notons, entre autres et enfin, que Joyce Wieland

adhère aussi à un groupe féministe qu’on surnomme “The laughing

and crying group”6

0.3.2 Les pleurs n’excluent donc pas les rires. Chez Joyce Wieland,

le militantisme nationaliste, féministe et écologiste est donc

toujours demeuré critique, autrement dit, de part en part artistique.

Soutenir Trudeau n’empêche pas de le traiter de « psychopathe » ni

de réaliser le film Reason over Passion qui, dit-elle, « is really

passion over reason »7

. De même que la retranscription à même une

pierre lithographique des syllabes de l’hymne canadien exécutée

avec ses lèvres enduites de rouge à lèvres et intitulée O Canada en

6- Jane Lind, Joyce Wieland, Artist on Fire, p. 199-203

[http://books.google.fr/books?hl=fr&id=fsFsrshG7YsC&q=new+york#v=snippet&q=new%20york&f=false]

7- Kristy A. Holmes-Moss, “Joyce Wieland: Interview and Notes on Reason Over Passion and Pierre Vallières”, Canadian Journal of Film Studies/Revue canadienne d’études cinématographiques, Vol. 15, No. 2, Fall/Automne 2006, p. 118-119.

9

1969, n’interdit en aucun cas de filmer le discours d’un canadien qui

compromet l’unité d’un pays alors même que ce dernier tente de

surmonter ses divisions linguistiques, sociales, ethniques,

culturelles et sexuelles… internes, voire de préserver son intégrité

économique, écologique et territoriale8

. En effet, Pierre Vallières

est alors membre du Front de libération du Québec, partisan du

recours de la violence en politique et l’auteur d’un ouvrage

francophone éloquemment intitulé Nègres blancs d’Amérique paru

en 1968 et d’après lequel, le Canada est à la fois une colonie

extrinsèquement colonisée et intrinsèquement colonisante.

8- On sait que les E. U. ont à l’époque secrètement convoité les ressources

énergétiques et les eaux des régions arctiques du Canada. Joyce Wieland devait alors écrire à ce propos : “Another American crime against nature.” Kristy A. Holmes-Moss, “Negociating the Nation: ‘Expanding’ the Work of Joyce Wieland”, art. cit., p. 33.

10

1- Joyce Wieland, photogramme de Pierre Vallières, 1972

2- Laurent Marissal, photogramme de Painterman à la CGT.

11

DEUXIÈME PARTIE

0.3.3 Ainsi donc, nonobstant tout ce qui sépare Joyce Wieland de

Pierre Vallières, l’artiste anglophone n’hésitera pas à rencontrer le

séparatiste québécois qui acceptera d’être filmé. C’est donc qu’être

Canadien c’est à la fois n’être (ou naître) en somme, ni Canadien ni

Québécois, voire ni Américain ni Amérindien9

. Autrement dit, tout

colon comme tout colonisé doit sans cesse procéder à sa propre

décolonisation ou à sa propre désaliénation, tant sexuelle et

linguistique que sociale et ethnique, etc. Comme le donne à voir le

film Pierre Vallières précisément. Les lèvres féminines qui

apparaissaient dans les œuvres antérieures de Joyce Wieland –

lithographiées dans O Canada ou filmées en gros plan au début de

9- Cette ambivalence ou contradiction est expressément épinglée par Johanne

Sloan : la première rétrospective de Wieland intitulée True Patriot Love/Véritable amour patriotique (1971) divisa en effet les Canadiens quant aux intentions de l’artiste : était-ce une exposition « sérieuse ou une farce, de l’art sophistiqué ou le contraire, célébrant ou se moquant du Canada, anti-américaine ou pro-américaine. » Cité par Sara Angel, "Land True Patriot Love, A Landmark shows turns 40", Canadian Art, Fall 2011, pp 104–110 [http://www.canadianart.ca/features/2011/09/15/joyce_wieland/]

12

Reason Over Passion où elles énoncent en silence l’hymne

canadien10

– sont ici pour ainsi dire, masculinisées, francisées voire

nationalisées : à l’écran en effet, « les lèvres de Vallières parlent,

lèvres actives qui combinent le sensuel et le discours à propos de la

nation – en l’occurrence, le Québec en tant que nation », comme le

note Kristy A. Holmes-Moss.

0.4 Et celle-ci, fort pertinemment, de poursuivre cependant : « Les

lèvres de Vallières sont à la fois sensuelles et quelque peu

répugnantes. Les dents sont jaunes et souillées et, comme le

spectateur est forcé de ne regarder que la bouche, il ou elle prend

de plus en plus conscience de sa salive, des poils épais de la

moustache, de la rougeur des lèvres et même, de la respiration

(dont j’imagine qu’elle sent la fumée de cigarette rance), ce qui

rend l’image toujours plus grotesque à mesure que le film avance.

Tandis que le film provoque une réaction sensorielle répulsive chez

le spectateur, ce dégoût déclenche en retour une attitude

contemplative ou méditative. » Comme Wieland l’observe elle-

même, « Il y a un gros plan maintenu sur sa bouche, sur et à travers

laquelle on peut méditer. Méditer sur la qualité de la voix, la langue

française, la révolution, la révolution française, la couleur chez

Géricault, etc. » Et Kristy A. Holmes-Moss d’en conclure :

« Le film juxtapose un corps public, le portrait d’un politicien

radical notoire, et un corps privé, le portrait intime d’un particulier

10- Notons également que dans le film The Far Shore (1976), le bien nommé

personnage d’Eulalie porte une loupe à la hauteur de ses lèvres en épelant en silence des mots d’amour probablement.

13

[…] Le grotesque sert également à faire passer la personne

publique de Vallières, celle du séparatiste à celle d’un être humain

"réel" – quelqu’un qui vit, respire, fume, parle, qui a des sentiments,

des espoirs et des opinions. L’accent mis ostensiblement sur la

corporalité de Vallières, sa "réalité", n’est pas seulement l’expression

d’une sympathie mais c’est également une manière d’user du

sensuel et du politique pour souligner les points communs à des

groupes que Wieland (et Vallières) considèrent comme

marginalisés par le capitalisme : les femmes, les Français-Canadiens

et les classes ouvrières.11

»

0.4.1 Mais allons pour l’instant de l’autre côté de l’Atlantique.

Relisons ce que Laurent Marissal écrit sur son blog en introduction

à une vidéo de son cru : « Durant mon action clandestine au musée

Gustave Moreau, j'ai adhéré à la CGT, à des fins picturales : obtenir

une réduction du temps (de travail !) et modifier les conditions (de

travail !) D'aucuns pourront y voir une apologie du syndicat plus

que centenaire. De la propagande même. Une lecture attentive de

Pinxit devrait les contredire, les décevoir...12

» On sait en effet que

de 1997 à 2002, Laurent Marissal alias Painterman, alors employé

comme gardien de musée, n’a cessé de travailler, subrepticement et

à la limite de la légalité, à sa propre œuvre picturale au sein même

du musée Gustave Moreau à Paris13

. Au bout de 77 actions

picturales effectuées sur place au nez et à la barbe de la direction

11- “Negociating the Nation: ‘Expanding’ the Work of Joyce Wieland”,

Canadian Journal of Film Studies/Revue canadienne d’études cinématographiques, Vol. 15, No. 2, Fall/ Automne 2006, p. 34-35.

12- http://painterman.over-blog.com/11-categorie-11939371.html 13- Laurent Marissal, Pinxit LM, 1997-2003, Rennes, Incertain Sens, 2005.

14

comme de ses collègues de travail14

, il y crée néanmoins une section

syndicale CGT grâce à laquelle il n’obtiendra rien moins que

l’augmentation et la reconfiguration architecturale du local des

employés, et la réduction réelle du temps de travail des agents du

musée.

0.4.2 Mutatis mutandis, l’activisme de Laurent Marissal n’était donc

pas moins réel que celui d’un Vallières (ou d’une Wieland). Mais

tous deux auront su préserver une relative autonomie à l’intérieur

même des appareils collectifs qu’ils auront intégré – tout autant

volontiers que nolontairement. L’atteste chez l’artiste français

notamment, une vidéo-action significativement intitulée

Painterman à la CGT. Affublé d’un T-Shirt rouge, Marissal danse –

ou plutôt gesticule – dans une salle emblématique du musée

Gustave Moreau, en exhibant en gros plan, tantôt sa carte de

cégétiste tantôt un tract relatif à la réduction du temps de travail,

ou encore son poitrail dûment estampillé d’autocollants portant

telle marque CGT culture ou tel stick mentionnant : « en grève ».

Par son accoutrement et son comportement, là aussi parfaitement

grotesques, Laurent Marissal brouille précisément la limite entre le

syndicaliste effectif, dont l’activité est réputée publique et sérieuse

par les uns, et celle de l’artiste non moins réel, dont le travail est

d’ordinaire jugé par tels autres d’ordre privé et futile. Ce n’est pas

tout. La bande-son de la vidéo enfonce le clou : « Il doit être à la

CGT pour avoir un accent comme ça ! / Il n’y a plus qu’à la CGT

qu’on ose encore parler comme ça ! / Heureusement qu’y a la CGT

14- http://painterman.over-blog.com/article-1952208.html

15

pour pas nous claquer dans les doigts ! » s’égosille le chanteur du

groupe punk Les Wampas. Or l’aspect discriminatoire et

stigmatisant de l’accent est également souligné par Joyce

Wieland lorsqu’elle évoque la bouche en gros plan de Vallières : « Il

y a aussi les dents, et puis cet accent particulier des classes

populaires, amalgamés à une sorte de discours de la classe ouvrière.

Les dents d’un pauvre. Et la rotation de la langue et des lèvres –

tout ça à propos de ce qu’est une bouche. Et de qui est cet homme,

parce ce que c’est un orateur, et très doué avec ça.15

» Et là aussi, la

corporalité de Marissal, mise en scène sur les lieux mêmes de son

travail alimentaire, n’est l’expression d’une sympathie à l’égard de la

CGT qu’à ne produire une œuvre qui use expressément du ridicule

et du politique. La solidarité telle que Wieland, Vallières ou

Marissal l’auront diversement mise en œuvre16

, outrepasse

néanmoins toute forme d’engagement syndical, nationaliste et/ou

féministe – fût-elle artistique – celle-ci n’étant en effet induite ou

travaillée par rien d’autre qu’une certaine… honte.

15- Kristy A. Holmes-Moss, “Joyce Wieland: Interview and Notes on Reason

Over Passion and Pierre Vallières”, Canadian Journal of Film Studies/Revue canadienne d’études cinématographiques, Vol. 15, No. 2, Fall/Automne 2006, p. 120.

16- Notons que Wieland est l’auteure d’un film sur le mouvement de grève de la Dare Coockie Factory : Solidarity (16mm, 1973, 10 min.) : "The film is composed primarily of images of the feet of people marching on a strike-bound plant, filmed with a hand-held camera, with the word 'solidarity' superimposed into the middle of the screen. The soundtrack presents the off-screen voice of one of the strike leaders." [http://femfilm.ca/film_search.php?film=wieland-solidarity&lang=e]

16

1.0 Issu de la classe ouvrière comme Laurent Marissal, Pierre

Vallières en effet raconte : « Ç’a été pour moi très déchirant de

préférer ce questionnement [métaphysique et littéraire] au travail

manuel. Par contre c’était tellement difficile à vivre comme conflit,

que parfois j’abandonnais mes études pour aller travailler. Je n’allais

pas travailler pour gagner de l’argent, mais avant tout pour faire

baisser la tension que je vivais quotidiennement en continuant mes

études. Je me sentais coupable de cela. Continuer mes études,

c’était l’équivalent à ce moment-là d’être un intellectuel dans le

milieu [ouvrier] » De « quelqu’un qui n’est pas rentable » lui

demande-t-on. Réponse : « Absolument pas rentable, inutile, qui va

vous juger plus tard, qui déjà ne parle plus comme nous autres, qui

n’a pas les mêmes intérêts, etc. On est contestataire par le seul fait

de devenir différent.17

» Conclusion :

« l’engagement politique a peut-être été l’espèce de sublimation

d’une entreprise beaucoup plus profonde, d’une recherche

d’Absolu, sur l’être, sur la signification de la vie, de ma vie […]

C’est parce qu’il est vital de se poser telle question qu’il est bon de

se la poser, c’est parce qu’il est vital de faire de la poésie qu’on fait

de la poésie, ce n’est pas pour avoir un statut social […]

L’intellectuel universitaire patenté, politique, lui il a un statut social

déjà, en tant qu’universitaire, mais on voit mal un Rimbaud se

réclamer d’un doctorat pour légitimer Une saison en enfer ! Ce

n’est pas l’institution qui permet à ce genre de livre de s’écrire.18

»

17- Dominique Garand, « Entrevue de Pierre Vallières », Moebius :

écritures/littérature, n° 32, 1987, p. 13 [consulté sur erudit.org : http://id.erudit.org/iderudit/15233ac, février 2013] (nous soulignons).

18- Ibid., p. 14.

17

Constatons que Pierre Vallières fut donc écrivain dès ses 17 ans,

bien avant de devenir l’activiste qui a fait sa notoriété ; et qu’à

l’égard de cette aspiration, il en éprouva une certaine honte vers ses

8 ans.

1.1 Et ce n’est certes pas non plus les institutions ou les

apparatchiks plus ou moins décolonisés (ou déstalinisés) qui

permettent aux publications initiales d’un Laurent Marissal de

s’écrire. Surtout si ce dernier se permet expressément de citer

Roland Barthes dans son maître ouvrage :

« L’esthétique étant l’art de voir les formes se détacher des causes

et des buts et constituer un système suffisant de valeurs, quoi de

plus contraire à la politique ? Or il ne pouvait se débarrasser du

réflexe esthétique, il ne pouvait s’empêcher de voir dans une

conduite politique qu’il approuvait, la forme (la consistance

formelle) qu’elle prenait et qu’il trouvait, le cas échéant, hideuse ou

ridicule […] Il en venait à se dégoûter du caractère mécanique de

ces opérations : elles tombaient dans le discrédit de toute

répétition : encore une ! la barbe ! C’était comme la rengaine d’une

bonne chanson, comme le tic facial d’une belle personne. Ainsi, à

cause d’une disposition perverse à voir les formes, les langages et

les répétitions, il devenait insensiblement un mauvais sujet

politique19

. »

19- Laurent Marissal, Pinxit LM, 1997-2003, Rennes, Incertain Sens, 2005,

p. 165 (nous soulignons).

18

Tout comme Laurent Marissal, dès avant même l’exercice de son

activisme, Pierre Vallières aura donc été mutatis mutandis subjugué

par cet art de voir les formes se détacher des causes et des buts de

l’action syndicale et/ou politique, lesquels oscillent toujours dès

lors, entre attraction et dégoût, approbation et contestation,

sérieux et ridicule, prosélytisme et abstention, vie privée et vie

publique, otium et negotium, voire entre lard (veaux, vaches) et

cochon. Bref, entre une certaine présomption constitutive de

l’action (politique) d’une part, et une honte certaine, inhérente à la

passion (artistique) d’autre part (comme Joyce Wieland à sa

manière la met en œuvre dans Reason Over Passion20

). Ainsi donc,

si c’est non sans présomption que Laurent Marissal organise au

nom de la CGT la première grève qu’ait jamais connue le musée

Gustave Moreau, il ne peut en revanche échapper à la honte

consubstantielle au mauvais sujet politique. Et plutôt deux fois

qu’une. Primo, en tant que syndicaliste à l’égard duquel, une

fraction de militants du moins, n’entretient aucune illusion :

« Tu vois on fera jamais la révolution, y’a longtemps qu’ils en ont

fait le deuil, le syndicat c’est là pour panser les plaies, hé ! pas

penser hein, les soigner quoi ! enfin essuyer le sang qui coule mais

pas guérir, la gangrène elle est là mais l’antibiotique c’est pas

nous ! » clame l’un d’eux là où un autre constate sans ambages :

20- Rappelons que, non sans perversion, Wieland avoue : “I was saying that

[Trudeau] had this reason above everything. And it really should be reason and passion in a person. But this man is only reason over passion, and ultimately, he’s a psychopath”. Kristy A. Holmes-Moss, “Joyce Wieland: Interview...”, art. cit., p. 118.

19

« À vouloir être trop humain on en devient inhumain, en voulant

aider tout le monde, on devient des machines à altruismes, bons

sentiments automatiques, quand ça s’arrête après on se retrouve

comme des cons. Comment exister pour soi ? Le soir on peut pas

se débrancher et plus y penser…21

»

Secundo, en tant qu’artiste-peintre dont la condition de gardien –

au sein même d’une institution consacrée à un peintre – est non

seulement contrariante mais de surcroît humiliante puisque,

d’entrée de jeu, la directrice du musée lui dénie son statut de

peintre et lui aliène rien moins que son droit de parole :

« Bon, vous l’artiste, hein ! faut oublier tout ça. Hein, là, c’est pas

ça qu’on vous demande, ici.22

»

« Non, non ! il est impensable, qu’un gardien parle de l’œuvre de

Gustave Moreau… Comment le pourrait-il ?23

»

21- Laurent Marissal, op. cit., p. 168. 22- Ibid., p. 41 ; un collègue de Marissal exprimait alors le paradoxe de cette

double aliénation avec beaucoup d’acuité : « C’est dans notre statut, on est agent d’accueil ET de surveillance, mais elle [la directrice du musée], elle nous prend pour des ânes, des moins que rien, elle nous cantonne aux tâches de surveillance et de ménage. Aux gardiens du temple la messe est interdite. On n’a même pas le droit de parler, on ne devrait même pas répondre au public qui nous prend déjà pour des demeurés… Dans d’autres musées j’en faisais des confs. Là pour qui elle nous prend ? Les tableaux aussi à la fin y font chier, moi j’les regarde plus, au début oui, mais à force t’as l’impression que c’est eux qui te regardent je les supporte plus… Rigole, toi, tu verras, à force, ça rend malade… » Ibid., p. 30.

23- Ibid., p. 30.

20

2.0 On le voit. En filmant en plan rapproché ses lèvres, Joyce

Wieland s’attache à détacher le discours de Pierre Vallières des

causes et des buts de son activisme politique, voire de la révolution,

en le ravalant donc à un statut de mauvais sujet. Superposer cette

vidéo à la lithographie et au film intitulé O Canada, c’est apercevoir

également que Joyce Wieland aura télescopé et hybridé ses propres

lèvres – muettes, féminines, anglophones et fédératives – aux lèvres

– sonores, masculines, francophones et séparatistes – du

québécois24

. C’est identifier ce faisant l’hymne canadien à un

discours ventriloque d’émancipation. Et inversement. Et c’est aussi

faire mentir les proverbes de sorte que, notamment, les écrits

puissent s’envoler (hors des sous-titres en anglais par exemple)

autant que les paroles rester (via le rouge à lèvre lithographié). Et

last but not least, ce serait là aussi répondre par l’affirmative à la

question naguère posée par Lacan : « Est-ce que, si un oiseau

peignait, ce ne serait pas en laissant choir ses plumes, un serpent ses

écailles, un arbre à s’écheniller et à faire pleuvoir ses feuilles ?25

»

2.1 Bref, à maints égards, Joyce Wieland aura anticipé le

ventriloquism dont il est précisément question à notre époque

postcoloniale telle que la décrit l’écrivain Caryl Phillips :

24- C’est aussi pourquoi, “When superimposed upon Wieland’s images,

Trudeau’s maxim is reduced to non-sense” comme l’a bien vu Christine-Louise Conley, Daughters in Exile, Negotiating the Spaces of the Avant garde, Christiane Plug and Joyce Wieland, Ottawa, Carleton University, 1990, p. 126

[https://curve.carleton.ca/system/files/theses/23113.pdf]. 25- Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire

livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 104.

21

« Le vieil ordre statique au sein duquel quelqu’un parle de haut à un

autre, à un homme inférieur, est mort. Le modèle colonial ou

postcolonial s’est effondré. À sa place, nous avons un nouvel ordre

mondial dans lequel il y aura bientôt une conversation globale, avec

une participation restreinte ouverte à tous et une participation

totale refusée à tous. Dans ce nouvel ordre mondial, personne ne se

sentira tout à fait chez lui.26

»

Rappelons que Joyce Wieland est certes née à Toronto, mais trois

ans seulement après que ses parents ont émigré du Royaume-Uni

au Canada, et deux ans après le krach de 1929. Orpheline de son

père à six ans puis de sa mère trois ans plus tard, elle connaît alors

ce qu’elle nomme « the most obscene poverty imaginable.27

»

Autant dire qu’elle ne s’est jamais tout à fait sentie chez elle nulle

part. En ventriloquant entre autre le discours de Vallières, Joyce

Wieland tente de donner forme à une certaine honte, en la

soustrayant à l’économie éthique de la culpabilité et de l’innocence,

de l’expiation et de la rédemption ou encore de l’esthétique et de la

callistique. Son film voire son œuvre tout entier, laisse précisément

entrevoir « la possibilité d’une relation non-identitaire à l’identité,

un complexe qui à son tour implique une herméneutique critique

26- Cité par Timothy Bewes, The Event of Postcolonial Shame, Princeton/Oxford,

Prin-ceton University Press, 2011, p. 64. 27- Iris Nowell, Joyce Wieland, A Life in Art, Toronto, 2001, p. 38 ; notons en

effet que “Joyce had learned something about survival. Her father was dead, she had become shamefully familiar with bill collectors and welfare; the pittance her mother brought in from sewing was never enough.” Ibid., p. 42 (nous soulignons).

22

concernant non pas le nationalisme, mais la transplantation et le

mouvement.28

» De sorte qu’en effet, comme l’écrit Pico Iyer,

« dans les œuvres classiques émanant d’êtres multiculturels – ce

qu’il nomme des Global Souls – « les Âmes globales sont perçues

comme appartenant à une sorte de tribu migrante, capable de voir

les choses de façon plus claire que ne le peuvent celles qui sont

captives d’intérêts locaux, perdant ainsi leur identité aussi souvent

qu’elles glissent entre les mailles du filet. Une âme globale est un

ventriloque, un imposteur (impersonator), ou un agent secret

(undercover agent)29

. »

Ou encore, un (poète) clandestin ou un (artiste) incognito comme,

de part et d’autre de l’Atlantique, l’était l’œuvre d’un Pierre

Vallières ou le reste l’œuvre d’un Laurent Marissal.

2.2 « Dans une situation coloniale, écrit en effet Timothy Bewes,

l’amour, le désir, le patriotisme, l’amitié, les relations de travail, la

vie domestique, le sexe, l’alimentation, le sentiment national, et la

promesse de décolonisation, tout est profondément affecté par la

honte30

. » De fait, la honte d’être un homme, selon le mot Primo

Levi, y est de part en part commune et triviale. À ce titre, comme la

définit Deleuze, c’est l’impossibilité de (se) représenter, de parler,

d’écrire, de s’exprimer, d’attester ou encore de témoigner à la place

28- Timothy Bewes, op. cit., p. 49. 29- Ibid., note 28, p. 201. Le terme d’undercover comporte en anglais une forte

connotation de clandestinité. 30- Ibid., p. 119.

23

ou au nom de l’autre ou des autres. Impossibilité telle qu’à leur

manière, Joyce Wieland et Vallières l’ont éprouvé et expérimenté.

C’est pourquoi, « si la révolution est possible, elle ne l’est

seulement qu’en déniant à tout moment qu’on est en train de

fomenter une révolution ; de même, si écrire est possible, ce n’est

seulement qu’en déniant à tout moment qu’on est écrivain.31

» La

honte n’est en ce sens, ni une disposition subjective ou

psychologique ni un concept ou une donnée objective. C’est

l’irruption de l’incommensurabilité du militantisme et de

l’impératif de (le) (re)présenter, du secret nécessaire et de

l’exigence de dire, de la politique et de la littérature, du

révolutionnaire et de l’artiste32

... Même innommée comme telle,

présente autant qu’absente, la honte (postcoloniale) est à la fois

ubiquitaire et clandestine et comme telle, imperceptible,

impersonnelle et indiscernable. Mais c’est aussi en dépit ou en vertu

d’elle-même qu’elle est aussi selon Deleuze, la meilleure raison

d’écrire ou d’inventer. Pourvu toutefois qu’on s’évertue à

l’émanciper de l’économie dichotomique, circulaire et mortifère de

la différence versus l’identité, de l’égoïsme versus l’altruisme, de la

nation versus l’empire, de l’art versus la vie…

2.3 On comprend dès lors mieux pourquoi un Pierre Vallières aura

écrit ce livre au titre éloquent : Un Québec impossible (1977).

Ouvrage qui aura a fortiori « soulevé une tempête au sein du

Gouvernement Lévesque. Certains ministres souhaitaient presque

31- Ibid., p. 111. 32- Ibid., p. 126.

24

mon emprisonnement […] Le Parti Québécois a eu le

comportement clérical qui défendait une orthodoxie […] Et les

intellectuels ont malheureusement joué le jeu […] Ce n’est pas

l’âge d’or des intellectuels que celui qui coïncide avec l’arrivée au

pouvoir du Parti Québécois. » À la honte qu’il éprouve à l’égard du

Québec comme de lui-même, les concitoyens de Vallières

répondent par la répression ou, ce qui revient au même, le repli sur

soi. Conclusion : « Les Québécois, qu’ils l’acceptent ou non, sont

engagés dans [une] mutation planétaire, mais ils ne réfléchissent

pas là-dessus […] Évidemment, ça pose de graves questions qui

font peur, entre autres celle de devoir envisager que l’État-nation

dont les Québécois ont toujours rêvé soit une alternative

définitivement exclue, à court et à long terme. Dans cette situation,

les Québécois sont quand même bien placés pour réfléchir à la

question de leur identité en cours de redéfinition ; ils sont mieux

armés que les Touaregs ou les Berbères ou les Basques, qui vivent

une situation similaire […] Le problème de l’identité est un

problème majeur au Québec. C’est le problème numéro un.33

»

2.4 Quant à Joyce Wieland, elle aura de même constaté que ses

compatriotes « n’appréciaient pas [son] sens de l’humour en ce qui

concerne la politique nationaliste34

. » Première femme à être admise

à exposer à la National Gallery of Canada en 1971, la réception de

son exposition intitulée True Patriot Love/Véritable Amour

33- Dominique Garand, « Entrevue de Pierre Vallières », art. cit., p. 20-21. 34- Johanne Sloan, “Joyce Wieland at the border, Nationalism, the New Left,

and the Question of Political Art in Canada”, Journal of Canadian Art History, No. XXVI, Fall 2005, p. 82.

25

Patriotique, aura été controversée voire vilipendée. Précisément par

ces canadiens unilatéraux ou ces nationalistes bornés qui, se

réclamant d’une esthétique d’autant plus implicite qu’elle est en

réalité rétrograde, se situent par là-même à l’opposé d’une artiste

qui se sera toujours gardée d’assimiler nationalisme et chauvinisme.

Ils se condamnent dès lors et à leur insu, à identifier nationalisme et

xénophobie ou, ce qui revient au même, « réalisme socialiste » et

avant-garde. C’est ainsi que tel critique par exemple, ancien

militant du Canadian Liberation Movement, traitera l’exposition de

« nationalisme cosmétique35

et « décadent ». Et pour cause. Car le

véritable enjeu de ce verdict est moins nationaliste qu’esthétique (et

corrélativement sexiste) : « Cette idée selon laquelle "la peinture est

morte" est typique de l’état de décadence avancé de la culture

impérialiste aux États-Unis36

. » Faute d’apercevoir que Joyce

Wieland donne une forme et/ou expose précisément la honte, et

d’être une femme (anglo-canadienne) et d’être une artiste

(américano-canadienne), tel autre plumitif pouvait alors écrire :

« Joyce, la femme au foyer, vide son grenier et sa basse-cour et

remplit… la National Gallery d’oreillers et de couettes.37

» Or, il est

évidemment constant que Wieland fut une première fois à l’avant-

garde à New-York dans les années 60, avant de l’être une seconde

35- Johanne Sloan, art. cit., p. 98. 36- Et Johanne Sloan de préciser (art. cit., p. 98) : “Rejecting the demise of

painting, he championed figurative painters such as John Boyle, Claude Breeze, and Greg Curnoe.” (nous soulignons) De même, sous le pseudonyme de Canadian art worker, un militant signera dans un journal : “at heart Wieland is loyal only to the Americanized avant-garde.” (art. cit., p. 97).

37- Johanne Sloan, art. cit., p. 91.

26

fois au Canada dans les années 70, en prenant précisément ses

distances vis-à-vis des orthodoxies du Pop Art, du structuralisme

filmique et autre minimalisme38

. De retour à Toronto, elle intègre

davantage à son art en effet, des éléments ou des pratiques aussi

hétérodoxes et hybrides que la couture, la broderie et la cuisine, la

faune et la flore, la performance et le sit-in, ou encore les slogans et

les emblèmes du Canada. Ceci, non sans avoir cependant averti que

38- À New York, elle fréquente R. Serra, F. Stella, C. Andre, Y. Rainer, Don

Judd et H. Frampton entre autres, en ajoutant en 1986 cependant : “However, I did things my way and there was no way I could do things the way they were doing them. It didn’t appeal to me. I knew it was good, and I knew it changed the tide of history for a while, but you know, big money changed that history. I mean big galleries and the big bucks that went into the product.” Kristy A. Holmes-Moss, “Joyce Wieland: Interview...”, art. cit., p. 115 ; et comme elle va l’expérimenter, il est vrai aussi qu’être d’avant-garde ne dispense pas a priori d’être sexiste : "When Anthology Films came into existence in New York, which was a place to collect classics of the New Cinema as well as world cinema, the founders of it were the same men who judged which films were classics and which weren't. Naturally they got a selection of the male Structuralists and didn't choose any films made by women. Since their policy was never to give out reasons of choice or rejection, I never had a clue, and had to surmise that none of my works were classics [...] The whole thing I am talking about made me very strong because I left it behind. It is no different than what has happened to many other women. It is really a wonder that any women filmmakers have managed to survive." [http://femfilm.ca/quote_source.php?quote=wieland-joyce-when-anthology&lang=e] ; et Wieland de conclure : “They fail to treat me as their equal as an artist. It was simply this, that even very civilized men compete, and they only cared to compete each other”. Christine-Louise Conley, Daughters in Exile, art. cit., p. 112.

27

si, « I may tend to overly identify with Canada39

», il n’en reste pas

moins ceci que : « I want to reach out and help in Canada’s spiritual

and economic struggle but I don’t want my art to be propagan-

distic.40

»

2.5 “Make something out of nothing” dit Joyce Wieland41

. Faire de

rien quelque chose. Telle est en effet sa définition de l’art.

Traduisons-là en français de France (fût-ce avec l’accent de la

CGT) : Laurent Marissal fait – de et dans – n’importe quelle

situation, quelque chose. De sa situation impossible au musée

Gustave Moreau, il a tiré la possibilité d’un devenir artiste-peintre.

De la même manière en somme que Joyce Wieland réalise en 1968

le film Hand Tinting, en récupérant, remontant et détournant les

rushs d’un documentaire sur le Centre de stages de reconversion

que lui avait commandé la multinationale Xerox. Cette commande,

qu’elle qualifie alors de « programme humiliant de pacification »

sociale, concernait en effet 80 % d’adolescentes noires dont l’état

de paupérisation était proprement honteux42

. Or nous avons vu

que, ne pouvant s’identifier en effet, ni à son statut de gardien de

musée ni à celui d’artiste-peintre, fût-il diplômé des Beaux Arts de

Paris, Laurent Marissal s’est alors retrouvé privé des moyens, tant

matériels que sociaux, de s’inscrire dans le marché de l’art.

Autrement dit, il lui fallut bien malgré lui résister, non pas

seulement à cette idée selon laquelle "la peinture est morte", mais à

39- Christine-Louise Conley, art. cit., p. 101. 40- Johanne Sloan, art. cit., note 16, p. 101. 41- Christine-Louise Conley, art. cit., 117. 42- Ibid., p. 119.

28

ce qui, à son échelle individuelle, était une réalité pratique. De facto

dépourvu d’identité propre, il aura temporairement emprunté celle

du syndicaliste mais ce faisant, tout autant par solidarité avec ses

collègues d’infortune que par dissension à l’égard de l’appareil

syndical. D’où cette formule programmatique :

« Mes fins ne sont pas d’ordre syndical, mais pictural. On a vu

comment la peinture m’a permis de recomposer le temps et l’espace

du musée, on verra comment un minage infime de la pratique

syndicale peut me désassujettir de l’adhésion même. Brouiller les

étiquettes. Inassignable, il me faut aussi satisfaire mon goût pour la

ruine. »

2.6 C’est qu’en effet, comme l’écrit Pierre Bourdieu, « il faut

toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation

politique.43

» Et c’est aussi pourquoi, cette identité d’emprunt

n’exempte personne de la honte au sens postcolonial du terme tel

que décrit et analysé par Timothy Bewes. Bien au contraire. Car la

présomption (personnelle ou existentielle) qui est au principe de

l’action politique n’est que l’autre face de la honte que ne pouvait

manquer d’éprouver Laurent Marissal, tant à l’égard de ses

collègues que de lui-même44

. Car, comme l’a très précisément

démontré Bourdieu, « il y a une sorte de mauvaise foi structurale du

mandataire qui, pour s’approprier l’autorité du groupe, doit

43- Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 261. On y lit aussi,

p. 320 : « Il faut toujours risquer la dépossession politique pour échapper à la dépossession politique. »

44- Cf. supra, § 1.1.

29

s’identifier au groupe, se réduire au groupe qui l’autorise.45

» De

sorte que « l’usurpation est à l’état potentiel dans la délégation » et

que le seul fait « de parler pour, c'est-à-dire en faveur et au nom de

quelqu’un, implique la propension à parler à sa place.46

» De là que,

comme l’observait déjà Gramsci, « le développement normal de

l’organisation syndicale engendra des résultats entièrement opposés

à ceux qui avaient été prévus par le syndicalisme : les ouvriers

devenus dirigeants syndicaux perdirent complètement la vocation

laborieuse et l’esprit de classe et acquirent tous les caractères du

fonctionnaire petit-bourgeois, intellectuellement paresseux,

moralement perverti ou facile à pervertir. Plus le mouvement

syndical s’élargit, en embrassant de grandes masses, plus se répandit

le fonctionnarisme.47

» CQFD.

3.0 Si donc les œuvres – fussent-elles anachroniques, hétérogènes

et hétérodoxes – de Joyce Wieland, de Pierre Vallières et de

Laurent Marissal partagent un même air de famille, si les unes et les

45- op. cit., p. 266. 46- Ibid., p. 265 ; Bourdieu ne cesse d’insister sur le caractère inévitable de cette

mauvaise foi : « Les discours politiques se trouvent affectés de duplicité structurelle : en apparence directement destinés aux mandants, ils sont en réalité dirigés vers les concurrents dans le champ » (p. 317) ; « La duplicité structurale d’un discours politique qui vise à la fois le grand public des clients et le public restreint des concurrents, trouve sa limite dans ce que la tradition révolutionnaire de l’URSS appelait la « langue d’Ésope… » (p. 229) ; « Il faudrait faire une analyse linguistique de ce double jeu ou je et des stratégies rhétoriques par lesquelles s’exprime la mauvaise foi du porte-parole, avec notamment le passage du nous au je », « double je (jeu) qui fonde l’usurpation subjectivement et objectivement légitime du mandataire. » (p. 271)

47- Ibid., p. 249.

30

autres restent d’autant plus controversées, déconsidérées voire

minorées qu’elles sont hantées par la honte d’être un homme et/ou

une femme, autant que par la honte de l’art ou de la littérature48

,

sans doute est-ce d’une part que « la dernière révolution politique,

la révolution contre la cléricature politique, et contre l’usurpation

qui est inscrite à l’état potentiel dans la délégation, reste toujours à

faire49

» ; et que d’autre part, comme le rappelle Marx en personne,

« la honte est la révolution en soi ; c’est vraiment la victoire de la

Révolution française contre ce patriotisme allemand qui l’a défaite

en 1813. La honte est une sorte de colère retournée contre elle-

même. Et si toute une nation devait éprouver de la honte, ce serait

comme un lion reculant pour bondir. » Et Timothy Bewes de

poursuivre : « Pour Marx aussi, la honte est l’avènement de

l’incommensurable : l’impossibilité simultanée de s’identifier ou

désidentifier à son propre pays. Dire que c’est une révolution "en

soi", c’est exactement dire qu’elle n’a pas besoin d’être théorisée,

48- Qu’il nous suffise ici de nous souvenir d’Antonin Artaud : « Toute l'écriture

est de la cochonnerie. / Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons./ Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci./ Tous ceux qui ont des points de repère dans l'esprit, je veux dire d'un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l'âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l'époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d'automate que rend à tous vents leur esprit, /– sont des cochons. »

49- Ibid., p. 279.

31

qu’elle résiste à l’appropriation et qu’elle n’est pas compatible avec

son invocation.50

»

50- Timothy Bewes, op. cit., p. 6.

32

33

PLANCHES

34

35

3- Joyce Wieland, O Canada, 1970, black and white photograph of litho production: Wieland kissing stone

(facsimile), Gallery Archives, Anna Leonowens Gallery, NSCAD University

4- Joyce Wieland, Pierre Vallières, 1972,16 mm film transferred to video, Montréal, Cinémathèque québécoise,

36

5-Joyce Wieland, photogramme Reason over Passion, 1969, 16mm, colour/black & white, 80 min

6- Joyce Wieland, photogramme The Far Shore, 1976, 35mm colour, 105 min.

37

7-True Patriot Love exhibition opening on July 1, 1971 / photo © National Gallery of Canada

8- Installation view of Joyce Wieland’s True Patriot Love exhibition at the National Gallery of Canada, July 2 to

August 8, 1971 / photo © National Gallery of Canada.

38

9- Joyce Wieland, Handtinting, 1967-68, 16 mm, 6 min, mute

10- Joyce Wieland, La raison avant la passion, 1968, quilted cotton

11- Joyce Wieland, I Love Canada - J'aime Canada, 1970, quilted cloth assemblage

12- - Joyce Wieland, photogramme Solidarity, 1973, 16 mm, 10 min

39

40

13- Laurent Marissal, 6 photogrammes Painterman à la CGT, 2001-2006

41

14- Laurent Marissal, Pinxit Laurent Marissal, 1997-2003, Rennes, éditions Incertain sens, 2005

15- Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique (1968), Paris, Maspéro, 1969

16- Extraits de Laurent Marissal, LJCBD, Rennes, éditions Incertain sens, 2006

42

Base de données sur Joyce Wieland :

http://ccca.concordia.ca/artists/artist_info.html?link_id=276

Blog de Laurent Marissal :

http://painterman.over-blog.com/