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 DE LABSTRAIT AU CONCRET. NOTES SUR LUNIVERS BAYLIEN Makis Solomos communication présentée au colloque François Bayle. Die Klangwelt der akusmatischen  Musik  organisé par l’université de Cologne, octobre 2007, à paraître dans les actes du colloque. Abstact. Quelques notes sur François Bayle INTRODUCTION L’œuvre compositionnelle et théorique de François Bayle a généré un important ensemble d’études, qu’on peut classer en deux grandes catégories. Il y a tout d’abord des analyses musicales, souvent effectuées à l’aide de représentations graphiques, telles que celles qui sont issues de l’acousmographe, logiciel dont Bayle lui-même est à l’origine. Ces analyses appréhendent les œuvres du compositeur comme elles aborderaient d’autres œuvres électroacoustiques , même si elles parviennent parfois à dégager ses spécificités. Si elles sont à même de mettre en évidence les nombreux événements de sa musique, elles ont du mal à témoigner de son évolution dynamique car, par définition, ces représentations se centrent sur les objets sonores statiques et non sur les évolutions dynamiques. Il y a ensuite des textes théoriques ou esthétiques, qui se centrent sur les concepts bayliens – « i-son », « acousmatique », etc. – ou qui se penchent sur l’esthétique du compositeur ou encore qui s’efforcent de mettre en évidence les spécificités de son univers compositionnel et théorique 1  (je pense pour cette dernière sous-catégorie aux travaux souvent fulgurants de Jean- Christophe Thomas qu’on aimerait voir écrire un livre détaillé sur Bayle). Lorsque nos hôtes de l’université de Cologne m’invitèrent au présent colloque, je pensais présenter une communication entrant dans la première catégorie de commentaires, c’est-à-dire l’analyse,. Cependant, lorsque j’ai vu que ma communication avait été inscrite dans l’ouverture du colloque, j’ai pensé qu’il convenait de présenter une communication entrant dans la seconde catégorie, une communication de nature plutôt introductive. Avec cette étude intitulée « De l’abstrait au concret. Notes sur l’univers baylien », je souhaiterais introduire quelques concepts et idées importantes de l ’univers baylien, en les organisant selon une trajectoire particulière : partant de l’« abstraction » et passant par la poésie et la question de l’écoute, nous aboutirons à la notion d’achétype. OPÉRATION DABSTRACTION Pour commencer à ausculter l’univers en question, marqué par une forte originalité, nous pouvons choisir plusieurs chemins. Par peur des  Holzwege, j’ai choisi un boulevard : le 1  Parmi les travaux les plus réussis dans ce domaine, citons ceux de Jean-Christophe Thomas. citer le livre récent    h   a    l      0    0    7    7    0    1    6    5  ,   v   e   r   s    i   o   n     1       7     J   a   n     2    0    1    3 Manuscrit auteur, publié dans "ccolloque François Bayle. Die Klangwelt der akusmatischen Musik Allemagne (2007)"

Notes Sur F. Bayle

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Notes Sur F. Bayle

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  • DE LABSTRAIT AU CONCRET. NOTES SUR LUNIVERS BAYLIEN Makis Solomos

    communication prsente au colloque Franois Bayle. Die Klangwelt der akusmatischen Musik organis par luniversit de Cologne, octobre 2007, paratre dans les actes du

    colloque. Abstact. Quelques notes sur Franois Bayle

    INTRODUCTION

    Luvre compositionnelle et thorique de Franois Bayle a gnr un important

    ensemble dtudes, quon peut classer en deux grandes catgories. Il y a tout dabord des analyses musicales, souvent effectues laide de reprsentations graphiques, telles que celles qui sont issues de lacousmographe, logiciel dont Bayle lui-mme est lorigine. Ces analyses apprhendent les uvres du compositeur comme elles aborderaient dautres uvres lectroacoustiques, mme si elles parviennent parfois dgager ses spcificits. Si elles sont mme de mettre en vidence les nombreux vnements de sa musique, elles ont du mal tmoigner de son volution dynamique car, par dfinition, ces reprsentations se centrent sur les objets sonores statiques et non sur les volutions dynamiques. Il y a ensuite des textes thoriques ou esthtiques, qui se centrent sur les concepts bayliens i-son , acousmatique , etc. ou qui se penchent sur lesthtique du compositeur ou encore qui sefforcent de mettre en vidence les spcificits de son univers compositionnel et thorique1 (je pense pour cette dernire sous-catgorie aux travaux souvent fulgurants de Jean-Christophe Thomas quon aimerait voir crire un livre dtaill sur Bayle).

    Lorsque nos htes de luniversit de Cologne minvitrent au prsent colloque, je pensais prsenter une communication entrant dans la premire catgorie de commentaires, cest--dire lanalyse,. Cependant, lorsque jai vu que ma communication avait t inscrite dans louverture du colloque, jai pens quil convenait de prsenter une communication entrant dans la seconde catgorie, une communication de nature plutt introductive. Avec cette tude intitule De labstrait au concret. Notes sur lunivers baylien , je souhaiterais introduire quelques concepts et ides importantes de lunivers baylien, en les organisant selon une trajectoire particulire : partant de l abstraction et passant par la posie et la question de lcoute, nous aboutirons la notion dachtype.

    OPRATION DABSTRACTION Pour commencer ausculter lunivers en question, marqu par une forte originalit,

    nous pouvons choisir plusieurs chemins. Par peur des Holzwege, jai choisi un boulevard : le

    1 Parmi les travaux les plus russis dans ce domaine, citons ceux de Jean-Christophe Thomas. citer le livre rcent

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    3Manuscrit auteur, publi dans "ccolloque Franois Bayle. Die Klangwelt der akusmatischen Musik Allemagne (2007)"

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    concept di-son ou image sonore, qui constitue le concept le plus clbre de Bayle, et aussi le plus difficile cerner et le plus dlicat manier. Loin de moi lide den donner une dfinition ou mme dessayer den apprhender la ralit musicale. Je voudrais seulement dire, dans un premier temps, que le concept dimage sonore se distingue radicalement du concept plus usuel d objet sonore , tant dans sa dfinition triviale (chantillon) que dans sa dfinition schaeffrienne (son peru laide de lcoute rduite , cest--dire dcontextualis et apprhend pour lui-mme). Compare ces deux dfinitions de lobjet sonore, limage sonore est gnre par une opration faisant appel labstraction.

    Dans une note de bas de page particulirement directe de son article couter et comprendre , Bayle situe li-son au bout dune chane menant vers labstraction maximale. Il nous parle de divers types dvnements, qui traversent quatre paliers : acoustique , sonore , musical et imaginal . Et il leur fait correspondre quatre niveaux : physiologique , psychologique , symbolique , figuratif (nous reviendrons sur la notion de symbolique )2.

    Surtout, il y a cette clbre dfinition : Si jen reviens toujours limage de son, cest que le haut-parleur, transducteur, projecteur di-sons maillon central nest pas un instrument comme les autres. [] Do je tire cet axiome que tout son mis par un projecteur (et plus forte raison par un ou plusieurs ensembles strophoniques) nest pas un son au mme titre que les autres, dont il ne sapproche quen tant que vibrations de lair et diffre comme phnomne peru par laudition 3.

    Li-son nest pas un son au mme titre que les autres , sans doute parce quil est trs abstrait (au sens tymologique : ab-strait, extrait du concret) ou, mieux dit : un i-son nest pas un son, il est comme un son, mais il nest

    son de rien. Donc successivement trouv, perdu, retrouv, dot de cet attribut ail de lgret et dconomie radicale : venu dailleurs ! 4.

    Cest pourquoi Bayle insiste souvent sur le fait que li-son peut aussi tre qualifi comme absence, voire comme manque 5 ou, en tout cas :

    de la mme faon que lon sait bien de limage visuelle quelle nest quune face sans rien derrire, pour limage auditive cest labsence du lien causal, qui est ici remarquable. Reste seulement du signifiant, de la souvenance 6.

    Abstraction donc, qui est due une opration. Jai toujours t frapp par cette dfinition de lacousmatique :

    Reformuler les conditions dexistence dun nouvel espace de travail des sons, cest avant tout revenir la case dpart : on prend un son et on en tire une image 7 8.

    2 Cf. Franois Bayle, Musique acousmatique. Propositions positions, Paris, INA/GRM-Buchet/Chastel, 1993, p. 82. 3 Ibid., p. 134. 4 Ibid., p. 131. 5 Est-il clair quaprs la coupure, de lautre ct du miroir, rside lobjet des pulsions dnergie qui naissent selon le moule des processus sonores, et qui dsignent toujours un dsir ? Est-il vrai que jamais ne peut se combler ce dsir, malgr la rptition des coutes, qui ne font que le creuser davantage, semble-t-il. Est-ce lpreuve mme de ce dsir que le corps exige, par des demandes qui lexpriment, et dont lexprimentateur ralise la formation dans une chane indfinie dactions de production/ractions dcoute. Cest donc une sorte de vide, de manque (le manque--tre dcrit par lanalyse ?) que le tissu musical cherche enserrer (ibid., p. 30). 6 Ibid., p. 131. 7 Ibid., p. 130, les italiques sont dans loriginal.

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    POSIE, APESANTEUR, FLOUTAGE De quel ct penche labstraction baylienne ? La musique connat de nombreuses

    figures de labstraction. On peut penser labstraction syntaxique dun Bach, labstraction-absence dun Boulez, labstraction formalisante toujours accompagne dun sens tellurique trs concret dun Xenakis, etc.

    La manire avec laquelle Bayle thorise (cest--dire ses crits) nous donne une rponse immdiate : labstraction en question est du ct de la posie, cest--dire de la mtaphore. On devrait ici citer intgralement le dbut de son premier texte thorique important, Musique et exprience (1972) qui dmarre par une citation des Champs magntiques dAndr Breton et Philippe Soupault :

    prisonniers des gouttes deau nous ne sommes que des animaux perptuels 9. En voici quelques brefs extraits :

    Il arrive que certains mots, certains sons aussi, tablissent avec la trs peu rassurante ralit de soudaines et profondes correspondances. Y a-t-il dautre issue que de les pier, pour lautomate de chair et de muscles que nous sommes ? Il nous semble que nous ayons figure humaine, cest--dire raisonnable, mais quest-ce que ce nud de viande et dos que nous appelons tte, troue de peau plus fine et de sacs remplis deau ou de substances, blanche, grise ou rouge. [] Et voil encore ces milliards dautres btes, amas de viande et de nerfs, de griffes et dyeux, oiseaux, mouches, serpents, peuples aquatiques, normes ou microscopiques, souterrains ou ariens, en infusion ou nuage que balayent sans cesse les radars de notre machine sensible [] Dans cette danse gnrale, nous brlons, flammches parmi les geysers, essence parmi les jets, chaleur parmi les vibrations, matire parmi les transformations et les bances, projets la vitesse limite suprieure, mondes vers anti-mondes, pour un autre clat. Et tous ces clats tissent cette ultime peau, quun grande VIDE habite et que rythme le SOUFFLE, celui qui alimente la combustion gnrale dont lagencement vibratoire nous parvient comment nous rejoint-il travers nos atomes et nos molcules, cho infinitsimal, subtile harmonique. Mais de ces vertiges il faut revenir. On a compris quen madonnant cette divagation, cest que javais dsigner lespace concret 10.

    En ce qui concerne la musique mme, jaimerais citer ce petit texte de Michel Chion : Je me souviens de Pierre Henry me lanant, lors dentretiens prparatoires pour le livre que je devais lui consacrer : Bayle a apport la posie dans cette musique. Moi, je ne suis pas un pote. Voulait-il par l se dfinir lui-mme comme un prosateur ? En tout cas, cest une jolie et simple formule. Il y a quelque chose dail dans la musique de Bayle, alors que celle de Pierre Henry marche, pitine, frappe le sol 11.

    8 On pourrait franchir un pas supplmentaire dans le discours insistant sur labstraction en citant R. Renouard-Larivire propos de Son Vitesse-Lumire : La vitesse-lumire est celle que le son acquiert dsormais dans les circuits lectroacoustiques, o il circule la vitesse de llectricit celle de la lumire [] La vitesse-lumire dbraye le son de sa causalit temporelle. Il perd ses tenants et aboutissements. Cest une seconde libration aprs celle, fondatrice, de la coupure acousmatique, qui le librait de sa causalit matrielle (le son rendu indpendant du corps sonore qui la mis). Libr de son quoi, le voil maintenant libre de son quand cest--dire de linstant de sa production. [] Les sons commencent avant notre coute et continuent aprs elle. Les voil hors-cadre (dans le ciel) [] Ainsi satteint le temps de toutes choses, qui est celui des astres, et qui, sil nous parat infini lchelle de nos vies humaines, nen a pas moins une mesure, cest--dire une limite : celle de la lumire (R. Renouard Larivire, Catalogue des uvres , in Franois Bayle. Portraits polychromes, GRM/INA, 2007, p. 109). 9 Cit par Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 25. 10 Ibid., p. 25-26. 11 Michel Chion in Michel Chion (d.), Franois Bayle. Parcours dun compositeur = Lien. Revue desthtique musicale, Ohain, Musiques et recherches, 1994, p. 12.

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    Le ct potique de Bayle est clairement affirm, au niveau thorique par le fait que, aprs Schaeffer, il a voulu introduire dans la littrature de/sur la musique concrte tout un ensemble de mtaphores, alors que Schaeffer sefforait dtre plutt du ct du concept. Musicalement parlant, il se manifeste dans le type particulier de narrativit que ses uvres dploient.

    La posie (musicale) baylienne prend souvent pour lieu le graphisme au sens littral de ce terme. Voici encore un trs joli propos de Michel Chion, voquant la rvolution pratique par le compositeur avec les Espaces inhabitables (1967) et Lexprience acoustique (1969-72) :

    Avec lui, le son-sur-support cessait dtre seulement surface, matire ou pulsation, et il perdait toute lourdeur et raideur pour se montrer capable de devenir graphisme un graphisme dli et subtil, aussi libre que celui que fait courir sur le papier le pinceau de lartiste oriental 12.

    Do peut-tre laspect chantant, mlodique, que lon rencontre souvent chez Bayle un aspect si caractristique de sa musique qui est prcisment du ct du graphisme, de la lgret13. Do surtout cette sensation dapesanteur qui se dgage de ses uvres Bayle dailleurs sest imagin comme lastronaute en apesanteur 14 ; Jean-Christophe Thomas a joliment parl d utopie de lapesanteur ; rverie de lair ; horizon chimrique 15. On peut mettre en relation cette utopie avec la dfinition de la musique acousmatique comme lart des sons projets 16 que nous donne le thoricien Bayle. La rverie de lair , si propre une certaine tradition franaise (Debussy) dont hrite le compositeur est peut-tre lorigine de linvention de lacousmonium, il est vrai pens galement comme orchestration.

    Do galement le floutage dont aime bien sauroler la musique de Bayle encore un lien, sans doute, avec une certaine tradition franaise. Comme le souligne Jan Simon Grintzsch dans son travail sur lespace chez Bayle, le

    treillis multiphonique [Bayle travaille en multiphonie partir de 1995] cre une nouvelle qualit spatiale. Cependant, cette complexit pose un dfi particulier pour la capacit de perception de lauditeur [] Dans certaines parties, la perception est inonde par la plnitude des particules omnidirectionnelles de mouvement et la superposition et la prolifration des lments sonores par exemple les transpositions multiplies prouvent quelles sont la source dune dsorientation perceptive. Le travail spatial dans la musique acousmatique de Franois Bayle est un travail avec les

    12 Michel Chion, Prface introduction , in Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 13. 13 Cf. les dveloppements sur cette question de Jean-Christophe Thomas, Fragments pour Bayle , (http://www.ina.fr/grm/acousmaline/polychromes/bayle): Hauteur altesse . 14 [] comme lastronaute en apesanteur : beaucoup de degrs de libert, mais du fait de labsence de gravitation de nouvelles contraintes, tout une danse spciale, celle dun autre monde. [] La caractristique de cette nouvelle situation est peut-tre une enfance retrouve. Libert de produire tous les objets possibles, libert de toutes les dformations, tous les tirements, toutes les contractions, toutes les fragmentations, toutes les acclrations ou ralentissements, toutes les augmentations ou diminutions : mais il faut traverser le rideau de la conscience perceptive ! Tel est le contrat de la modalit acousmatique (Franois Bayle, Limage de son / Klangbilder. Technique de mon coute / Technik meines Hrens, dition bilingue franais-allemand avec des exemples sonores sur CD, sous la direction dImke Misch et Christoph von Blumrder, rdaction Anne Kersting, seconde dition corrige et largie, rdaction Marcus Erbe, Cologne, Signale aus Kln, Beitrge zur Musik der Zeit, band 8, 2007, p. 8). 15 Jean-Christophe Thomas, Fragments pour Bayle , op. cit. 16 Cf. Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., chapitre La musique acousmatique ou lart des sons projets .

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    effets perceptifs : lespace aide lucider les structures sonores autant quil est un moyen de les brouiller 17.

    Cependant, il sagit, me semble-t-il, dun brouillage dlibrment recherch et non pas involontaire.

    Pour rsumer les quelques aspects de lunivers de Bayle que je viens dvoquer, je suggre dcouter le dbut de Mimamta (1989), uvre accompagne de la notice suivante :

    Non, ce nest l ni un oiseau fabuleux issu des chimres de Borges, ni un rituel exotique doffrande au renouvellement de la lumire du matin ! Si mta veut dire aprs, ou au-del, ou autour, ou au loin, cela ne nous renseignera que partiellement Soit le parti qui peut surprendre, dun choix dharmonies classes, mais dont lclairage intrieur, la granulation spectrale, provoquent une autre perception. Soit sur le droulement dun mlisme central, qui semble une fume, montant, sloignant indfiniment. Et avec ce mi, pourrait bien apparatre le dbut de micro, tandis que ma dsignerait macro, ces deux catgories connues pour tre inconciliablement symtriques 18.

    Audition : Mimamta : dbut

    TRANSPARENCE ET DMATRIALISATION : LCOUTE DE LCOUTE Le floutage en question est souvent du ct du mystre19, mais pas de la mystification.

    En effet, une autre qualit de la musique de Bayle est sa transparence, comme la soulign Jean-Franois Minjard. La transparence se manifeste aussi bien dans les sonorits mdium-aigu, quapprcie Bayle, ainsi que dans le fait que

    l coute semble toujours tre guide [] soit par une grande lisibilit des couches, soit par la prsence des motifs prgnants (souvent mlodiques) qui oprent une sorte de traverse de ce qui est rencontr 20.

    Et cette qualit, la transparence, peut parfois prendre des allures de matires translucides , voire dmatrialises.

    Cela permet de prciser lopration dabstraction dont nous sommes partis. En effet, commentant la coupure causale qui fait natre lacousmatique et les i-sons, coupure provoque par le haut-parleur, Bayle, se souvenant de ses dbuts, note limportance de larrive de la strophonie :

    Par comparaison avec les pionniers de lpoque concrte ou lectronique, venus eux de la monophonie et explorant avec exigence les proprits si nouvelles du haut-parleur-instrument, ceux de ltape suivante dont je fus semblrent dabord peine diffrents. Beaucoup nont vu entre la mono et la stro quun distingo purement technique [] Pourtant un cap tait franchi, une limit transgresse. Le son du haut-parleur en mono reste encore attach au corps sonore ou linstrument quil transforme et prolonge dune extension lectroacoustique. Tandis que le son spatial, devenu autonome

    17 Jan Simon Grintzsch, La fonction perceptive de lespace compos dans luvre de Franois Bayle , in Lanalyse perceptive des musiques lectroacoustiques = Lien. Revue desthtique musicale, Ohain, Musiques et recherches, 2006, p. 106. 18 Franois Bayle, pochette du CD Thtre dombres / Mimamta, Magison, vol. 2, p. 6. 19 Cf. Gianfranco Vinay, in Franois Bayle. Portraits polychromes, op. cit., p. 12, qui prcise que Bayle nest pas mystique, car il prfre lnigme au mystre. 20 Jean-Franois Minjard, La transparence, matriau et criture, dans luvre de Franois Bayle , in Michel Chion (d.), Franois Bayle. Parcours dun compositeur, revue Lien. Revue desthtique musicale, Ohain, Musiques et recherches, 1994, p. 132.

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    par sa capacit se mouvoir, franchit la ligne du non-retour la cause initiale, oiseau vivant dsormais. En ne considrant quun seul vnement sonore mais tout coup spatialement dfini, et apparaissant comme par magie non plus situ sur des haut-parleurs mais bien entre eux et autour, flottant et mobile, objectivement prsent et pur mouvement, alors le mur du son travers, le tropisme instrumental vacu, un autre rel devenait accessible, pur percept despace 21.

    Dans le mme texte, Bayle lvera tout de suite les malentendus que pourraient gnrer les expressions oiseau vivant dsormais , comme par magie ou le mur du son travers . Ces phrases sont prendre en tant que posie, mtaphore, car l autre rel en question est en fait celui de lintriorit, de la conscience. En effet, le texte cit continue :

    Non plus une musique (lectroacoustique) devant soi mais un phnomne musical au creux de la conscience. Non plus une perception attache un mode instrumental visible, une audition conduite de lextrieur, mais une activit dcoute, celle dun monde dmotion et de pense perceptive, celle dun mouvant espace dobjets temporels reconnus/dsirs de lintrieur 22.

    On connat les dveloppements de Bayle sur lcoute, et je ne voudrais pas insister sur ce point. Rappelons seulement que, par rapport Schaeffer qui, pourtant, sous linfluence dune certaine phnomnologie, pensait le Trait des objets musicaux comme trait de lcoute 23, Bayle franchit un pas supplmentaire en voquant lide dune coute de lcoute :

    Pourquoi avoir accept de perdre la merveilleuse efficacit de figuration du texte musical conventionnel pour le seul avantage dun simple accroissement de complexit du matriau sonore. Seul intrt de cette affaire : lcoute de lcoute elle-mme 24 ;

    ou encore : Lacousmatique se prsente [] comme lcoute de lcoute 25.

    Bayle aime dfinir la musique acousmatique comme une immersion dans la pense perceptive afin que le sonore devienne objet maniable, sur lequel peut sexercer lexprience 26. Cest peut-tre la raison la plus importante pourquoi il nous parle d images : le travail tant du musicien que de lauditeur doit tre effectu en nous, dans notre imagination. Ainsi, nous dit-il :

    La thse finale que je soutiens montre bien quil ny a pas quun seul espace propre aux mouvements des sons acousmatiques, qui serait lespace physique tridimensionnel, matrisable laide de bonnes simulations audionumriques portant sur la phase du signal par exemple. [] On aura compris quil sagit dun voyage au centre de la tte, et que lespace reste dcrire tout aussi bien par lesprit, comme une cosa mentale, surtout dans le monde des i-sons, puisquil sagit despaces de reprsentation 27.

    SIGNES ET IMAGES : PEIRCE ET BACHELARD ce stade, on pourrait penser que Bayle va parachever la phnomnologie de lcoute

    que Schaeffer avait bauche, mais quil avait en quelque sorte renie en instaurant

    21 Franois Bayle, pochette du CD Camera Oscura / Espaces inhabitables, Magison, vol. 14, p. 3. 22 Idem. 23 Pierre Schaeffer, Trait des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 674. 24 Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 136. 25 Franois Bayle, Limage de son/ Klangbilder, op. cit., p. 16. 26 Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 17. 27 Ibid., p. 137-138.

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    finalement la primaut physique de lobjet sonore28. En effet, la dmarche que nous venons de dcrire nous rapproche grands pas de la phnomnologie husserlienne. Cependant, Husserl ne sera finalement pas la rfrence majeure de Bayle. En loccurrence, lissue de ce voyage au centre de la tte , de ces espaces de la reprsentation , sera la notion de symbole, apprhende travers le processus de signification que dfinit Charles Sanders Peirce qui constitue, lui, une rfrence majeure pour le compositeur. Ce processus

    peut se dcrire comme une coopration de trois sous-signes en interaction tri-relative : a) icne : image reproduisant un modle ; b) indice : trait de lobjet quil dnote par contigut ; c) symbole : dnotation de lobjet par associativit 29.

    Ce processus est bien un processus dabstraction selon une progression idale o lon passe du concret/concret (icne) au concret/abstrait (indice) puis l abstrait/abstrait (symbole)30. En effet, pour simplifier, on dira que licne est encore immerg dans lobjet concret auquel il se substitue, il relve de la pure imitation : avec lui, lobjet est dnot par lensemble de ses caractres 31 ; lindice, lui, commence sabstraire de lobjet concret : en lui, un trait caractristique suffit et renvoie lobjet 32 ; enfin, le symbole se dleste totalement de lobjet concret : il constitue une figure conventionnelle, mis[e] pour lobjet 33.

    Puisquil est parti de lcoute, Bayle thorisera cette tripartition en la faisant correspondre une tripartition des manires dcouter : our , couter et entendre 34. On peut tenter de rsumer son article trs dense Limage de son, ou i-son : mtaphore/mtaforme (1989)35, qui dveloppe cette mise en correspondance, laide du tableau suivant :

    modes dcoute

    actions facults types de signe

    our prsentification (actionne laudition) : Notre oreille sintresse percevoir les circonstances, les dtails typo-morphologiques, les interactions des matires

    La facult auditive ainsi dcrite fonctionne comme dtecteur, limit par des seuils physiologiques

    icne

    couter identification (actionne la cognition) :

    La facult cognitive correspondante fonctionne comme

    indice

    28 Cf. Makis Solomos, Schaeffer phnomnologue , in Our, entendre, couter, comprendre aprs Schaeffer, Paris, Buchet/Chastel-INA/GRM, 1999, p. 53-67. 29 Franois Bayle, Limage de son/ Klangbilder, op. cit., p. 188. 30 Cf. ibid., p. 126. Dans le mme texte, Bayle note : Via ltat diagrammatique (di-son) [indice], lobjet iconique (im-son) [icne] change de direction, se dsolidarise dune histoire pour se mouvementer en figures. Fragments dimages ou linaments schmatiques qui forment constellations (m-son) [symbole], ce devenir abstrait va constituer lespace mme de lopration musicale . 31 Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 55. 32 Idem. 33 Idem. 34 On se souviendra que Schaeffer, lui, pratiquait une division en quatre : couter, our, entendre, comprendre. 35 Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 93ss.

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    Notre tre sintresse percevoir les origines et les devenirs, les cohrences (fusion) et les distinctions (identification)

    modlisateur selon des schmes psychoacoustiques. Dtecteurs de formes (proies), despaces (paysages), dactants (personnages)

    entendre interprtation (actionne la musicalisation) : Notre esprit fich dans le corps (Merleau-Ponty) construit une dsadaptation, un corps en croissance

    La facult symbolique fonctionne comme ouverture, courant, change, inachvement. Dtecteurs de prgnances

    symbole

    Si lon se centre sur les facults auxquelles font appel les deux premiers modes dcoute

    et leurs signes correspondants, our (icne) et couter (indice), Bayle propose des dfinitions claires : nous sommes respectivement dans le physiologique et dans le cognitif, facults qui sont dcrites avec prcision. Par contre, la dfinition de la facult que met en uvre le troisime niveau ( entendre symbole ), si lon excepte la phrase dtecteurs de prgnances qui, me semble-t-il, devrait plutt tre raccorde au second niveau, la facult cognitive est volontairement plus imprcise : La facult symbolique fonctionne comme ouverture, courant, change, inachvement .

    Ceci est sans doute d au fait que Bayle vient de faire intervenir une autre rfrence intellectuelle dcisive pour son univers : Bachelard. En effet, il me semble que, dans un montage fort russi, Bayle fait dboucher la pense sur les signes de Peirce sur la pense de limaginaire dveloppe Bachelard. Le symbole dont il est question dans la tripartition est en fait une image au sens bachelardien du terme, dont Bayle donne la dfinition dans la pochette de son disque contenant Son Vitesse-Lumire, en exergue ses clbres Avertissements :

    Toute image est une opration de lesprit humain. Elle a un principe spirituel interne alors mme quon la croit un simple reflet du monde extrieur. La tche du pote est de pousser lgrement les images pour tre sr que lesprit humain y opre humainement pour tre sr que ce sont des images humaines des images qui humanisent les forces du cosmos. Alors on est conduit la cosmologie de lhumain. Au lieu de vivre un naf anthropomorphisme on rend lhomme aux forces lmentaires et profondes 36.

    ARCHTYPES En fin de compte, les symboles sont des images et, surtout, les images, nes

    dune opration dabstraction, reviennent fortement charges de contenu concret. Ainsi, Bayle aime donner des petits guides ses images, en leur faisant correspondre des uvres musicales prcises. Par exemple37 :

    36 G. Bachelard, LAir et les Songes, cit par Franois Bayle, pochette du CD Son Vitesse-Lumire, Magison vol. 9-10. 37 Franois Bayle, Petit guide de mes images , in Franois Bayle. Portraits polychromes, GRM/INA, 2007, p. 94.

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    Leau : claboussure-froissements-murmures Espaces inhabitables. jardins de rien eau/gravier deux espces dynamiques Jeta. murmure des eaux rythmes deau / froissements deau Jeta. eau verticale clats lectroniques sur le modle de leau Fabul. onoma glouglou flte-bongo Fabul. onoma pluie / vent glissades Jeta. murmure des eaux dentelles deau

    Jai mis le possessif ses ( ses images ) entre guillemets car, nous dira Bayle, il

    ne sagit pas de ses images, mais dimages communes aux hommes : darchtypes. Ce mot donne une issue la notion dimage et il est intressant de voir que Bayle le dfinit en faisant appel plusieurs sources. Ainsi, il se rfre souvent Gilbert Durand et sa Structure anthropologique de limaginaire38. Ailleurs, il voque Jean-Pierre Changeux et Ren Thom citant Gthe :

    Le flux des images de la reprsentation acousmatique voque un potentiel : celui des psych-formes de nos images mentales, dont la matrialit ne peut tre mise en doute selon le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux. [] Cest avec Gthe et les Naturphilosophen quest apparue cette tendance dsigner du terme archtype limage originelle de structures complexes concrtes ralises dans le monde organique : la patte, laile, la feuille, etc., crit Ren Thom 39.

    Parfois, il donne une dfinition plus ample ce mot, qui semble important pour son univers, bien quil ne figure pas dans les glossaires de ses livres40 :

    Par archtype, je veux dsigner les formes primitives (celles dont cette musique parle). [] Dans la modalit acousmatique, ce que nous dcouvrons, cest le retour aux sources signifiantes. Nous avons dans notre corps une exprience des formes profondes dont cette musique rappelle, utilise la force. Le mathmaticien Ren Thom enseigne que les archtypes de comportement sont : faim, peur, amour. [] Toute pratique artistique slabore sur lanimalit, transpose en abstraction. [] Si je peux dire dune peinture, dune sculpture, dun film, dun roman ou dune uvre de musique quelle me plat, cest parce quelle intresse dabord mon animalit, pour ouvrir ma spiritualit 41 42.

    Bayle peut penser dune manire symbolique ces archtypes. Par exemple, il effectue une srie de traductions des trois archtypes suivants : capture, fuite, simulation. Traduction dabord en modes de jeu : percussion (attaque), rsonance (dissipation), entretien (itration) ; puis, en mode acousmatique : irruption (gros plan), disparition (lointain), interaction (circulation) ; enfin, en manipulations : insert (montage), fondu (mixage), entretien

    38 Gilbert Durand, dans ce livre, nous donne un indispensable inventaire des archtypes et des schmes , nous dit Bayle (Limage de son/ Klangbilder, op. cit., p. 66). 39 Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 57. 40 Cf. les glossaires de Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit. et Franois Bayle, Limage de son/ Klangbilder, op. cit. 41 Franois Bayle, Limage de son/ Klangbilder, op. cit., p. 16 et 18. 42 Jean-Christophe Thomas choisit une dfinition light de larchtype : Larchtypique cest ce quau-del delle voque (en la transcendant, lenglobant), comme catgorie plus large (universelle ?), la musique. Cest aussi (corollaire) ce quinvoque sous le nom quelquefois de Modle le compositeur composant, qui sen inspire. Donc : Ce ne sont plus les sons quon coute, ds quils sont agencs Et a videmment cest la fonction potique la plus gnrale de la musique : la mtaphore et la mtonymie (Bayle, Rflexions acousmatiques, mission de radio, 1979) (Jean-Christophe Thomas, Vu de limage , in Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 169).

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    (mise en boucle)43. Ailleurs, ces archtypes peuvent tre penss presque sous forme iconique , cest--dire par imitation. Cest le cas de Tremblement de terre trs doux quil nous interprtera dans le concert de ce soir. coutons ce que nous dit Bayle propos de cette pice :

    Au moment dErosphre mon projet portait sur les mcanismes du dsir, lrotisme sonore, do le titre dErosphre. Dcouvrir les archtypes rotiques des formes sonores. La pice centrale a pour titre Tremblement de terre trs doux, en hommage Max Ernst. Jai fabriqu des traces, des empreintes, des climats, des transits, des courbes auditives voluptueuses. Il y a une excitation trs grande trouver la forme. Larchtype du dsir sexuel est rendu abstrait par la matrise de la forme. Il y a une dialectique entre lanimalit et la spiritualit dans le dessin dun nu. Alors, jai propos dans le monde des formes auditives une quivalence 44.

    coutons le dbut de cette pice : Audition : Tremblement de terre trs doux : climat 1, transit 1, paysage 1

    CONCLUSION Dans cet expos, jai cherch cerner quelques particularits de lunivers baylien en me

    servant dun vocabulaire courant tant pour tenter de dlimiter ses propres termes (i-son, archtype) que pour voquer sa musique. Jai propos un parcours en forme de boucle. Partant de lide quil y a, lorsquon parle d image sonore , une opration dabstraction, jai suggr que cette abstraction est de nature plus potique que conceptuelle. Jai ensuite voqu lide baylienne dune coute de lcoute , pour montrer que, finalement, la phnomnologie se substitue une analyse de type smiologique, et que cette dernire, son tour, dbouche sur une pense des archtypes quon peut apprhender, parfois, comme un retour au concret.

    Il va de soi que ce parcours reste largement inachev et que les erreurs dorientation ou de balisage quil contient relvent entirement de ma responsabilit et en aucun cas de celle de Franois Bayle45.

    43 Cf. Franois Bayle, Musique acousmatique, op. cit., p. 58. 44 Franois Bayle, Limage de son/ Klangbilder, op. cit., p. 20. 45 Je remercie Franois Bayle pour lentretien quil ma accord en septembre 2007, entretien qui ma permis de clarifier certaines ides.

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