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Notes du mont Royal
Cette œuvre est hébergée sur « Notes du mont Royal » dans le cadre d’un
exposé gratuit sur la littérature.SOURCE DE LA PAGE INTERNETBibliotheca classica selecta (BCS)
www.notesdumontroyal.com 쐰
BibliothecaClassicaSelecta-AutrestraductionsfrançaisessurlaBCS
SurLucien :Présentationgénérale -Alexandreou leFauxDevin -Apologie -Luciusou L'Âne (Pseudo-Lucien) -LeBanquetoulesLapithes-LaTraverséepourlesEnfersouleTyran-LesAmisduMensongeoul'Incrédule -LaMortdePérégrinos (trad.Ph.Renault) -LaFindePérégrinus (trad. J. Longton) -Ménippeou leVoyageauxEnfers -LeMaîtredeRhétorique-LeSongeoulaViedeLucien-Surlessalariés
MOTEURDERECHERCHEDANSLABCS
LUCIENDESAMOSATE
-Épigrammes-
Traduction
par
PhilippeRenault
PhilippeRenault,quiapubliéen2000uneAnthologiede lapoésiegrecqueantiqueauxéditionsdesBellesLettres,estaussil'auteurdeplusieursautresvolumes(poèmespersonnelsettraductionsdetextesantiques),disponiblesenversionélectroniqueauprèsdesÉditionsdel'Arbred'Or. SurlesitedePhilippeRemacle,ilapubliéégalementquelquestraductionsdePindareetunericheanthologiedes troisTragiques,Eschyle, Sophocle etEuripide. LesF E Cproposent de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistesantiques. Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié danslesFEC8 (2004), sous le titreLuciendeSamosate,ou le rhéteurmagnifique,
uneintroductiongénéraleàlavieetàl'œuvredeceluiqu'ilappelle«unsatiristeflamboyant», ilaconfiéauxFECcinqtraductionsdecetauteur. LaBCS lui doit aussi une traduction nouvelle en vers duLivre V et duLivreXII de l'AnthologieGrecque,respectivementconsacrésauxépigrammesamoureusesetauxépigrammesgarçonnières.
Introduction
On aconservé dansl'Anthologie Palatine sous le nom de Lucien quelquescinquante‒troisépigrammes.OnsaitqueleSyrienpratiqualeversaveclamêmegourmandisequelaprose,etilestfortprobableque,desonvivant,ilaitfaitéditerunrecueild'épigrammes,commeleconfirmele poèmeintroductif de ce livre, aujourd'hui disparu, et que cite Photius dans saprécieuseBibliothèque. Autre témoignage de ses dons poétiques,La Tragédie de la Goutte, une œuvrespirituelle envers qu'il publia pour se moquer de sa vieillesse douloureuse, et qui estindiscutablementdesamain.Enrevanche,onabeaucoupgloséàproposdel'authenticitédesépigrammes,etledébatenla
matièreestloind'êtreclos.AuXIXesiècle,oncrutquecespoèmesétaientlefaitd'unauteurdu
IVe siècle appelé,lui aussi, Lucien. Cette thèse a fait long feu. Toutefois, même de nosjours,Jacques Bompaire les croit apocryphes dans leur intégralité. Cetteopinion est excessive.Macleod,l'éditeuranglaisdeLucienchezLoeb(1987)estbeaucoupmoinscatégorique:pourlui,nonseulementunegrandepartiedespoèmesestdeLucienmaisilajouteaucorpusofficieldixépigrammessupplémentaires.Enoutre,unelicencepoétiquepermetentretoutesdereconnaîtreuneépigrammedeLucien:ils'agitdelamentiond'unebrèveàl'hémistichedupentamètre.
Ilestplusquevraisemblablequesurlescinquante‒troisépigrammesattribuées,trente-neufportentlamarque indélébile de notre auteur : ce sont celles‒cique j'ai traduites ci‒dessous : certaines, on leremarquera, révèlent uneironie et un aspect sarcastique proprement lucianiens, et sont une garantied'authenticité.Ainsi,Latruieetlavertu,d'unmauvaisespritetd'uneétourdissantedrôlerie,paraîttoutdroitsortieduBanquetoulesLapithes.
LesépigrammesdeLucien
Sursonlivre
Lucienacomposéceci,luil'hommedeculture,Maisaussipourfendeurdelabêtiseimpure.Carsouventpourvertuonprenduneineptie.L'hommeaunepenséeincertaineetmobile:Cequetuloues,d'aucunsletrouverontdébile!
CitéparPhotius,Bibliothèque,128
ÉpitaphedupetitCallimaque
QuandHadèsmeravit,Jen’avaisquecinqansetj’étaissanssouci,MoiCallimaque.Surtout,neversepasdelarmes:J'aivraimentpeuconnulavéritablevieEtn’enaipointsubilesmauxetlesalarmes.
Anth.Pal.VII,308
Leseulmaître[1]Autempsjadis,j'étaislechampd'Achéménide.Maisaujourd'hui,Ménippeestmonpropriétaire.Achéménidecrutm'avoir,durcommefer;Ménippeycroitaussi.Maislavérité,enfin,C'estcelle-ci:jesuisserviteurdudestin.
Anth.Pal.IX,74
Surlesméchants
Unhommevicieuxestuntonneausansfond:Tuleremplisenvaindetesattentions.
Anth.Pal.IX,120
L'hommeprodigueThéron,filsdeMénippe,unfêtardabsolu,Épuisatouslesbiensqu'ilavaithéritésEnplaisirssanslimite.OrEuctémons'émut,Luil'amidesonpère,enlevoyantmendier.Notrehommel'accueillitetluidonnasafille,Luiconfiant,enoutre,unedotbiengarnie.Trèsvite,safureurdépensièrerevint,Sevautrantdansl'orgieetlesplaisirsmalsains.Etdenouveau,Théronn'eutplusunsouàlui:EtEuctémonpleura,nonplussurcegarçon,Maissurladotperdueetcemariagehonni.Ilcompritqu'onnepeutoffrirsaconfianceÀunhommeprodigueetluidonnercréancePourgérercommeilfautlafortuned'autrui[2].
Anth.Pal.IX,367
LamodérationProfitedetonbiencommesitudevaisMourirdemain.Maissongeaussiàl'épargnerCommesitudevaisavoirlongueexistence.L'hommeusantdecesdeuxpratiquesestunsage,Prudentquandils'agitd'épargneetdedépense.
Anth.Pal.X,26
Visiondelavie
Brèveestlaviepourl'hommebienheureux,Troplongueaussipourl'hommedouloureux.
Anth.Pal.X,28
Surl'amourLegamindeCyprisnenouspervertitguère!Érosn'estriendemoinsqu'unsouverainprétextePourchezl'hommeassouvirlesfureursdesonsexe.
Anth.Pal.X,29
Lesbienfaits
Lesbienfaitslespluspromptssontsouventlesplusdoux.Unbienfaitenretardn'estplus«bienfait»dutout!
Anth.Pal.X,30
Toutpasse!
Lesobjets,lescouleursetlachosesonore,Toutpasse,excepténousquiconnaissonslamort.
Anth.Pal.X,31
Lachancequitourne
Silachancet'étreint,hommesetdieuxt'aimerontEttesprièresserontuneàuneexaucées.Quelemalheursurvienne,ettoutauracessé:EtlaFortuneiraversd'autreshorizons.
Anth.Pal.X,35
L'hypocrisieChezunhommelepireestuneamitiéHabilementtrompeuse:iln'estpointl'ennemiQu'onvoitetqu'oncombat;etsansnousméfier,Nousnouslivronsàluietl'aimonsfollement:Aussinotremalheurn'enest‒ilqueplusgrand.
Anth.Pal.X,36
Laprudence
Prenonsnotretempspourunedécision:Allonsàlava‒viteetnousleregrettons.
Anth.Pal.X,37
Larichesse
Larichessedel'âmeestlaseulevalable:Toutautrebienconduitàunmalexécrable.Quijouitdesvertusestricheassurément.
Maisl'hommequis'aigritàcomptersansarrêt,QuipassesesjournéesàaccroîtreavecpeineSonargentestpareilàl'abeillefaisantSonmielenattendantqu'unautreleluiprenne.
Anth.Pal.X,41
Lavie
Sixheuresdetravauxsuffisentamplement:D'ailleurs,l'heured'aprèstracelesmotssuivants:«Profitezdelavie!»
Anth.Pal.X,43
LaFortuneLafortunepeuttout,dût-ellenoussurprendre,Élevantlepetitetabaissantlegrand.Tonluxeostentatoire,elleenferaduvent,Mêmesiquelqueseauxtecharrientdestrésors.Carlesoufflen'abatjamaisl'herbeetlesjoncs:Enrevanche,ilpourfendleschêneslesplusforts[3].
Anth.Pal.X,122
Lesnouvellesloisdel'hospitalité [4]
Ilfautsavoirparcœurmoncodedesbanquets,CherAulus,quej'inviteaujourd'hui:eneffet,Rienquepourtoi,j'aifaitdesloissupplémentaires:Pasdepoèteentraindemassacrerdesvers.Ainsi,tun'auraspasàparlerdegrammaire!
Anth.Pal.XI,10
Contrelesjeux[5]
Danstouslesconcoursgrecs,pugilistecomplet,MoiAndroléos,j'ailuttéavecorgueil;ÀPise,j'aiperduuneoreille;àPlatéeJemesuiscrevél'œil!J'aifiniassomméauxjoutesdePytho;MaismonpèreaditàtouslescitoyensQu'ilmefallaitsortirdelà,soitenlambeaux,Soitclamsébeletbien!
Anth.Pal.XI,81
Vinaigre
Cesjarresdevin,cessedem’enenvoyer!Net’ai‒jepassuffisammentremerciéDecenectarsidouxquiflattemonpalais?Plusdecevin,veux‒tu,Encemoment,jen’aiplusdelaitues...[6]
Anth.Pal.XI,396
L'avareetlamule
ArtémidorosesttoujoursdanssescalculsEtnedépenserien.C'estpourcelaqu'ilestcomparableàlamuleQuiportesursondoslesplusrichesdesbiensMaisqu'onnourritdefoin!
Anth.Pal.XI,397
Desgrammairiensprolifiques
Salut,genteGrammaire,ôtoi,dispensatriceDevie,toigrâceàquitoutefaimacessé:«Muse,dis‒moilacolère!»[7]IlfaudraittedresserUntempled'orettedonnerdessacrifices,Cartoutestpleindetoi[8]:lesrues,lesports,lesmers
Grouillentdetesvertus;bon,bref,tuprolifèresEttunousespropice!
Anth.Pal.XI,400
DesleçonssuperfluesUnmédecinvoulutmeconfiersonfilsAfindel'éclairersurlalittérature.Quandcegaminsutdireavecbeaucoupd'allure:«Quechantelacolère»et«Cruelssacrifices»Etleversquilessuit:«IltombaauxEnfersDesivaillantsesprits»,iladvintquesonpèreMitfinàsesleçonsetm'enditlaraison:«Mercipourtout,moncher,maismonjeunegarçonPeuts'instruirechezmoicarjelivreàfoisonDesâmeschezHadès...Etpouruntellabeur,Jen'aijamaissuivilescoursd'unprofesseur.»
Anth.Pal.XI,401
Lepiredescuisiniers
Ah!quejamaisnulledivinitéNem'ordonnedegoûteràcesmetsDonttuparaissiforttedélecter;Carilssontpourl'estomacplusmalsainsQuelaplusmonstrueusedenosfaims.QuelesenfantsdemonpireennemiSeprennentàsavourerdetelsplats!Etmoi,jepréfère,commeautrefoisMourirdefaimquedemangercheztoi!
Anth.Pal.XI,402
Lagoutte[9]Ôdéessequihaisleshommessanslesou,Quidomptel'opulent,tuconnaisàmerveilleLaviedesbonsvivants.TuadoresmarcherAveclespiedsd'autrui,etinvestirlajambe
Avecsubtilité.TufaisaussigrandcasDesbonscrusd'Ausonie,detoutcetattirailQu'unpauvreneverra,cepauvrequeturailles.Etd'ailleurs,tonbonheurleplusjubilatoire,C'estdetefaufilerdansl'antredesrichards.
Anth.Pal.XI,403
Lavieillebelle
Peuh!Tupeuxcolorertatignasseàl'excès:Tunecolorerasjamaistavieillerie!Riennepourragonflercettepeaudesséchée.Etcettetronche,enfin,quetunouspeinturlures!Non,jenevoisqu'unmasqueetnonunefigure.Tuesmabouleouquoi?Desfards,mêmedechoix,NechangerontHécubeenHélènedeTroie.
Anth.Pal.XI,408
Latruieetlavertu
CecyniquebarbuettenantunbâtonFituneimpressionmonstreaucoursdubanquet:D'abord,ilselançadansdesdigressions,Enrefusanttoutnetlesmetsqu'onluioffrait.«Leventrenedoitpastoutabsoudred'untrait!»Dit‒il.Or,dansl'instantarrivaunetruieSibienaccommodéequesavertus'enfuit.Ils'enrégalafortetenredemandaAupointquel'onpeutdireavecdiscernementQu'unemodestetruieabsouttouslesserments!
Anth.Pal.XI,410
Lescheveuxetlasagesse
Muet,oncroitentasagesseGrâceàteslongscheveux;Maisdèsl'instantoùtudigressesIlneresteplusqu'eux!
Anth.Pal.XI,420
Contreceuxquipuent!
IUnsorcierexorcisteàl'haleineodoranteAfaitfuirundémon,Nonpointparlavigueurd'uneincantation:Ilajustesuffiqu'ilnesentepasbon.
Anth.Pal.XI,427
II
Jamais,nilaChimère,nilestaureauxsoufflantDufeu‒onleprétend‒,niLemnostoutentière,NilamerdelaisséeparlesfollesHarpies,NilepiedinfectédePhiloctète,non,Rienn'égaleenodeurtoncorpsnauséabond.BravoTélésilla,tuasvaincuChimères,Plaiesgangrenées,taureaux,Harpies,oiseaux,démons.
Anth.Pal.XI,239
Impossible!
Pourquoilessives‒tulapeaudecetIndien?C'estproprementcrétin!CarcommentlalumièrePourrait‒elleémergerdanscettenuitaustère?
Anth.Pal.XI,428
Ivrognemalgrélui!Acyndine,égaréparmilessiroteursSevoulaitdegarderetraisonetrigueur.Enfait,c'estluiqu'onpritpourunparfaitbuveur
Anth.Pal.XI,429
Lebarbenefaitpaslesage
Pourtoi,labarbefaitleparfaitphilosophe:Alors,unboucbarbuadePlatonl'étoffe.
Anth.Pal.XI,430
ContreunboulimiqueTumangesvitemaistucourssanstepresser:Coursdoncavectaboucheetbouffeaveclespieds!
Anth.Pal.XI,431
Uncrétin
UnidiotdévorépardespucesgrouillantesÉteintsalampeetdit:«J'aidisparu,méchantes!»
Anth.Pal.XI,432
Lavoixhumaine
Ôpeintre,tusaisis,certes,lestraitshumains,MaistunepeuxjamaisreproduiresavoixQuinesefixepassurl'objetquetupeins.
Anth.Pal.XI,433
Leportraitducynique
Vois‒tuuncrâned'œuf,unepoitrinenue,Desépaulesàl'air?Necherchepaslongtemps!C'estunchauve,uncynique,unsacréfarfelu!
Anth.Pal.XI,434
L'hommesansqualité
Maiscommentsefait‒ilqueBytossoitenfinDevenuorateur?CarilparleplusmalQuelecommundesgensetraisonnemoinsbienQu'unhommetrèsbanal.
Anth.Pal.XI,435
DemauvaisrhéteursSansmêmequ'onseforce,OntrouveradavantagedecorbeauxblancsEtdestortuesailéesqu'unrhéteurcompétentVenudeCappadoce.
Anth.Pal.XI,436
SurunestatuedePriape
Enguisedegardienpourcescèpeslivides,Ilyamoi,Priape.Onmevoittoutdressédevantunfossévide:C'estlevœud'Eutychide.Etsituveuxsauterpar‒dessuslegrandtrou,Tun'auraspourbutinquemoi,etvoilàtout!
Anth.Planude.XVI,238
Notes
[1]CeversrappelleHorace,SatiresII,2,133.
[2]LestroisderniersverssemblentimiterunephrasedupoèteEuphronquenousrapporteStobée.
[3]CettepiècerappellelafableésopiqueduChêneetduRoseau.
[4]ÉpigrammeattribuéeégalementàLucillius.
[5]ÉpigrammeattribuéeégalementàLucillius.
[6]Pourenfaireduvinaigre!
[7]Letexted'Homèreservaitd'exercicesauxgrammairiens.
[8]C'estuneparodiedudébutdesPhénomènesdupoèteAratos.
[9]OnsaitqueLuciensoufraitàlafindesaviedelagoutte,maladiedontilsemoquadanslaTragédiedelaGoutte.
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SurLucien :Présentationgénérale -Alexandreou leFauxDevin -Apologie -Luciusou L'Âne (Pseudo-Lucien) -LeBanquetoulesLapithes-LaTraverséepourlesEnfersouleTyran-LesAmisduMensongeoul'Incrédule -LaMortdePérégrinos (trad.Ph.Renault) -LaFindePérégrinus (trad. J. Longton) -Ménippeou leVoyageauxEnfers -LeMaîtredeRhétorique-LeSongeoulaViedeLucien-Surlessalariés
MOTEURDERECHERCHEDANSLABCS
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Sur Lucien : Présentation générale -Alexandre ou le Faux Devin -Apologie -Lucius ou L'Âne (Pseudo-Lucien)-LafindePérégrinus(trad.J.Longton)-LeBanquetoulesLapithes-LaTraverséepourlesEnfersou le Tyran -Les Amis duMensonge ou l'Incrédule -Ménippe ou le Voyage aux Enfers -Le Maître deRhétorique-LeSongeoulaViedeLucien-LesÉpigrammes-Surlessalariés
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LUCIENDESAMOSATE
LaMortdePérégrinos
Unenouvelletraduction
par
PhilippeRenault
Poèteettraducteur
PhilippeRenault, dontLesBellesLettres ontpubliéen2000uneAnthologiede lapoésiegrecqueantiquepréfacéepar
JacquelinedeRomilly (440p.), estaussi l'auteurdeplusieursautresvolumes (poèmespersonnelsettraductionsdetextesantiques),disponiblesenversionélectroniqueauprèsdesÉditionsdel'Arbred'Or. LesFECproposent déjàdeluiplusieursarticlesconsacrésauxfabulistesantiques,respectivement:(1)Fableettraditionésopique ; (2)L'esclaveetleprécepteur.UnecomparaisonentrePhèdreetBabrius;(3)Babrius,unfabulisteoublié.
Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans lesFEC8 (2004), sous le titreLucien deSamosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle «unsatiriste flamboyant», iladéjàconfiéauxFEC quatretraductionsnouvellesdeLucien :LeBanquetou lesLapithes,LaTraverséepourlesEnfersouleTyran,MénippeouleVoyageauxEnfersetLesAmis dumensongeoul'Incrédule.Ontrouveraci-dessouslatraductiond'unautredialogue.
Encequiconcernel'AnthologiePalatine,PhilippeRenaultadonnéàlaBCSunetraductionnouvelleduLivreV (=«Lesépigrammes érotiques ») et duLivreXII (=«La Muse garçonnière »), oeuvres qu'il a pris soin de présenterdansdeux articles :Anthologie Palatine. Deuxmille ans d'AnthologieGrecquemais un chantier toujours ouvert (FEC 8 -2004)etLaMusegarçonnière,bibledel'amourgrec(FEC10-2005).
[Notedel'éditeur-20novembre2004-11février2005-25novembre2005-15décembre2005]
Plan
IntroductionTraductionNotes
Introduction
DanscecourtpamphletdédiéàsonamiCronios,Luciennousfaitlerécit dela vie et de la mort édifiante - par le feu - du philosophecyniquePérégrinos. Issu d'une famille de notables, ce derniercommença fitd'aborduneincursionchezleschrétiens.Partantdecedétai lbiographique, Lucien en profite pour nous parler d'unecommunautéreligieuse, alors en pleine expansion au milieu du IIe
siècle de notreère : son témoignage est fort éloquent ettémoignesurtout du peu de crédit que l'auteur accorde à ce quin'est qu'unesecte parmi d'autres. En effet, il considère les chrétienscomme depauvresnaïfsbien inoffensifs.Ajoutonsquecetavisn'étaitplusdéjàunanimementpartagéparlesphilosophesdesontemps.Onsaitquel'ami de Lucien, Celsius, celui à qui il adresse son fameuxpamphletcontreAlexandred'Abonotichos, voyait dans cette religionunevraiemenacepour l'État romain : c'esten toutcas l'idéemaîtressedesonouvrageContre lesChrétiens que nous a conservé une réfutationd'Origène.Lucien,visiblementpeuintéresséparlasecte,secontented'enrire,cequiestbiendanssaveine...
Pérégrinosfut emprisonné pour sa foi mais vite libéré par uneadministrationromaine plutôt tolérante. Rejeté ensuite par lesChrétienspouravoirmanquéàleursrites-ilavaitmangéuneviandeproscrite-,ilrevintaucynismeetsefitbrûlertrèssolennellementauxjeux olympiques de165, immolation qui ne manque pas de nousrappeler le rituel sacrificielidentiquepratiquéparCalanosàSuseenprésence d'Alexandre le Grandet par Zarmaros àAthènes, au tempsd'Auguste.
Écrivantpeuaprèsl'événement,cequipermetdedaterclairementson récit (165ou 166), Lucien tient à rétablir la vérité sur cephilosophe qu'ilconsidère comme un imposteur notoire et dontl'ardeurdelafoiétaitàsesyeuxtotalementfeinte.
Cependant,des critiquesmodernes tels que Zeller, Wilamowitz etplusprèsdenousCaster,fontdeluiunmystiquesincère,soucieuxdevérité, dont lesuicide final justifie la valeur mystique de la quête.Beaucoup d'entreeux s'appuient sur le témoignage d'Aulu-Gelle quibrosse dans sesNuits attiques [XII, 11] un portrait positif dePérégrinos,«douxdingue»certes,maisaussihommeintègre.Lasoifd'honneursetdegloire,breflavanité,auraientétéexagéréesparunLucien, trop haineux à son égard,n'ayant en rien compris laprofondeurspirituelledecechaman.
I lest indéniable que l'auteur fait preuve ici d'une indignationoutrée,voire d'une hargne sans bornes. Nous sommes loin de
l'ambiance feutréedu cercle d'Eucrate qui est au cœur desAmis duMensongeoùLucien-Tychiademetunpointd'honneuràrespecterlesproposdesesinterlocuteurs,malgréleurcrédulitéàfairefrémir.Dèsqu'ilpressent qu'il va s'énerver et décocher des paroles assassines,Tychiadepréfèreprendrecongédesonhôte.
Danscetexte,enrevanche,Lucien«selâche».«Pourquoitantdehaine?»dira-t-on.Cerécitadûêtreécritpeuaprèsl'immolationduphilosophe-événementquiadûagacerunauteurquidétestaittoutemanifestation d'irrationalité. Nousavons affaire à une œuvred'humeur, composée sous le coup de la colère,mais qui n'est pasdénuéed'uneironiequed'aucunsqualifierontde«méprisante».
Pourtant,Pérégrinos était un adepte du cynisme, pensée pourlaquelle Lucienavait une profonde sympathie : Démonax, un de sesma î t resspirituels, était, d'ailleurs, un cynique avéré. Maisl'appartenance àtelleou telleécole indiffère complètementLucien :ce qui compte,pour lui, ce sont la mentalité du philosophe et sonaction : or,s'agissant dePérégrinos, Luciendécèle, une fois deplus,une impostureà grandeéchelle et une escroquerieintellectuellequitouche les masses. La dangerosité de cephilosophe de pacotille luiapparaissant évidente, il croit nécessaired'user de « l'artillerielourde » pour le dénoncer : ille fait sibienqu'il ledéshumanise, luidonnant le coup de grâce avecl'anecdote finale qui doit prouver saperversitéunefoispourtoute.Onseditqu'iln'enfallaitpastantpourconfondre un individu, plutôtmédiocre et maladroit, en tout cas,n'ayant pas le génie démoniaque etla démagogie ahurissanted'Alexandre d'Abonotichos.Mais, nous l'avonsdit, face à la bêtise etl'hypocrisie, Lucien est incapable de secontenir, et les arguments,mêmelespires,sontàprendrepourvuqu'ils«extirpentl'infâme».
Traduction
1.LucienàCronios,soisheureux!
Ce pauvre Pérégrinos, pardon, Protée pour les intimes, vient auxdernières nouvelles de périr comme le Protée d'Homère[1] .Paramour pour la gloriole, on l'avait déjà vu dans toutes les formespossibles et imaginables. Or, pour finir en beauté, il s'est habillé defeutantilestvraiqu'ilbrûlaitdéjàd'unepassionardente!Voicidonctransformé cebrave homme en un petit tas de charbon commeEmpédocle.Unenuancecependantavecsonillustredevancier:avantde se jeter au fonddu cratère embrasé de l'Etna, ce dernier s'étaitprémuni contre lesregardsindiscrets ; lui,enrevanche,s'est immolédevantla foule des badauds, escaladant solennellement les degrésd'un énormebûcher, non sans avoir préalablement annoncé sonfaramineux projet auxGrecs avec une avalanche de détails et dejustifications,quelquesjoursseulementavantsongrandspectacle
2.Jet'imaginemortderireàl'idéed'imaginercevieillardsénileetilme semble t'entendre : « Quelle absurdité ! Et surtout quelorgueildéplacé!»,etmilleautresqualificatifsdumêmeacabit.Mais,sic'estloindesfaitsquej'entendstonindignation,sachequec'estaupieddubûcher lui-même que j'ai vidémon sac et dittout que je pensais decette comédie au beau milieu de spectateursscandalisés par maréaction, qui, pour la plupart,restaientbéatsd'admirationdevant lenumérodecevieilidiot.Certains,jelereconnais,s'esclaffaientdevantlui. Néanmoins, à causede mon discours, je faillis être réduit enbouilliparlameutedesCyniques,commejadisActéonparseschiens,etsoncousinPenthéeparlesMénades.
3.Cen'estpaslapeinedetedécrirelescénario.Tuconnaisl'artiste
enquestionet tudevinequ'ila tout faitpour surpasserSophocleetEschyle. Moi, en entrant à Élis, les premiersmots que j'entendis entraversant le gymnase furent ceux d'un cynique miteux quiprononçaitdesmotscentfoisressasséssurlavertu,toutencrachantsonveninsurlespauvrespassants.PlustardilempruntalechemindeProtée. Aussivais-je m'efforcer avecobjectivité de tout te rapporterdesesélucubrations. Jepensequetuenreconnaîtraslestyle,toiquiesdéjàsingulièrementblaséparlesdiscourscreuxdecesbavards.
4 .Voici ce qu'il disait : « D'aucuns accusent Protée d'unincommensurable amour de la gloire. Ô Gaia, ô Hélios, ô rivières etflotsmarins,ôsalvateurHéraclès!Protée,quitâtadouloureusementdesgeôlessyriennes,quiléguaplusdecinqmilletalentsàsacité,quifut exclu de Rome ; Protée, plus éblouissantque le soleil, et quipourrait rivaliser avec l'Olympienlui-même ! Voilà que parce qu'ilrecherche dans le feu une issue àcette vie, on voiten lui unextravagantnotoire!Aprèstout,Héraclèsn'a-t-ilpasagidelasorte?Asclépios et Dionysos n'ont-ils pas connu lesaffres terribles de lafoudre ? Enfin, Empédocle ne s'est-t-il pasvolontairement précipitédansuncratèreenfusion?»
5 .Ces propos émanent de Théagène : c'est ainsi qu'il se nomme.Moi,toutpenaud,jedemandeàl'undesesdisciplesoùilveutenveniravecson feu ; je cherche à savoir ce que Protée, Héraclès etEmpédocleviennent faire dans cette galère. Alors l'autre me sortceci : « Sous peu, Protée sera aux jeuxolympiques. » - Comment,répliquai-je, et pourquoi donc ? Laréponse allait fuser quand lecynique en chef semit brailler commeundément, si bien que jenepusrienentendre. Je fusdonccondamnéàécouter lessaladesdecepouilleux,avectouteslesfumeusesévocationsrelativesàsonProtée.NesecontentantpasdeleplacerauniveauduphilosophedeSinopeoudesonmaîtreAntisthène,il leproclamaau-dessusdeSocrate,surunpiedd'égalitéavecZeus.C'estvousdire !Enfin, ilterminasurcesmots:
6 .« L'univers peut s'enorgueillir de contempler deux entitéssublimesparexcellence :ZeusOlympienetProtée.Lepremierajailli
des mains de l'artiste Phidias ; le second a été sculpté parDameNature. Mais par malheur, cette grâce céleste quittera bientôt lemonde des humains pour gagner le séjour des dieux sur des ailesflamboyantes:nousseronsprivésdesaprotection,tousorphelinsdelui.»
Unefoisqu'ileutterminésondiscours,soitditenpassantlecorpsinondédesueur, ilsemitàgémiravecuneemphasegrotesque,puistirasur sa tignasse en prenant garde cependant d'en arracher lemoindrecheveu... Puis, quelques cyniques le raccompagnèrent enfeignantdeleconsolerdesoninsoutenabletristesse...
7.Maisilavaitàpeineachevésadigressionqu'unautreluidonnalaréplique, ne laissant guère le temps à la foule émue de s'épancherdansuntorrentdelarmes.Àsontour,cedernieroffritsalibationsurlaviandeencore fumantedusacrifice. Ilégayatout lemondeparsabonne humeur et sa franchise. Que jerapporte ses premiersmots :«Maintenantque cet escrocdeThéagèneaconclusonverbiageparlessanglotsd'Héraclite,ilestnormalquejecommencemondiscoursparleriredeDémocrite.»Defait,ilseremitàrireauxéclats,desorteque,subissantlacontagion,l'auditoirefinitparl'imiter.
8 .L'homme reprit alors la parole mais sur un ton plus grave :« Franchement, mes chers amis, qu'y a-t-il de mieux, devant cesniaiseries de vieux dingos, que de les voir se crêper le chignon aubeaumilieu de nous ? Vous voulez être mieux informés sur le vraivisagedecette 'grâcecéleste'?Soyezattentifsàmespropos: jesaistout de ses humeurs et de son existence. Sescompatriotes m'ontrévélé les détails de sa biographie et, le moins quel'onpuisse dire,c'estqu'ilsenavaientdisséquétouslesaspects.»
9. Ce joli bibelot, cet éblouissant rejetonde lanature, ce corpsderêve, ceCanondePolyclète[2],étaitàpeinesortide lapubertéqu'ilcouchaitdéjàavecune femmemariéeavec laquelle il futsurpris,enpleineaction,dansunevilled'Arménie.Ilreçutunepluiedecoupsdebâton, cela va sans dire, maisil put s'échapper par le toit de lamaison,avecunefourcheplantéedanslecul[3]...Sursalancée,aprèsqu'ileut tripotégaillardementun joligarçon, iléchappaaux foudres
dugouverneurde l'Asieenpayant troismilledrachmes lesilencedesesparents,desgenstrèspauvres.
10.Inutiled'insistersursesfredainesetsesturpitudes;pourtedireque ce n'était encore qu'une masse de glaise informe et non pasl'œuvresculpturaled'unartistehorspair.Maislaisse-moiteracontercequ'ilfitàsonpère.Toutlemondesaitqu'ilaétouffélemalheureuxvieillard parce qu'il ne supportait plus de le voir sedégraderphysiquementaprèssoixanteans.Cetteaffairefittellementdebruitqu'il dut de nouveau prendre la poudred'escampette. S'exilantvolontairement,ilerralamentablementdevilleenville.
11.C'est à cette époquequ'il décidade s'imprégner des préceptesdel'admirablereligiondeschrétiens:ilserenditalorsenPalestineetsemêlaà leursprêtresetà leurs scribouilleurs.Que tediredeplus,sinon que ce sinistre individu leur reprocha d'êtrepassablementinfantiles. Très vite, il en fit d'obéissants écoliers, seproclama leurprophète,leurthiasarque,leurchefdesynagogue[4],bref,ils'octroyatous les pouvoirs, se proposant d'analyser leurslivres saints, lesdécortiquantàsatiété,rajoutantmêmedestextesdesoncru.Tantetsi bien que les chrétiens le regardèrent comme unpontife ; il finitmême par se hausser au niveau de celui que l'onavait adoré enPalestineetquisubitlà-baslesupplicedelacroix,coupable,auxyeuxde ses semblables, d'avoir inventé de nouveauxmystères pourl'humanité.
12.Bientôt, pour cette raison, notre Protée fut jeté en prison. Or,cetteépreuveallaitluioffriruneaurasupplémentaireetce,pendanttoutela durée de son existence : en effet, une rumeur circula selonlaquelleilétaitcapabledefairedesmiraclesetqu'ilétaitassoiffédegloire.Dès lors, il neput se contenir.Quand il fut jetéenprison,leschrétiens, émus par cette personnalité à nulle autre pareille, semirent en quatre pour l'aider às'évader. Mais ce fut en vain. Sescondisciplessecontentèrentdeluitémoignermillehommages.Ainsi,dès l'aube, on voyait déambulerautour de sa prison un essaim devieilles femmes, de veuves etd'orphelins. Le gratin de la secteparvenaitmêmeàpartagersacellule,aprèsavoirgraissélapattede
ses geôliers. Grâce à leur dévouementsans limite, notre fauxprophète, tout en savourant de fins repas, eutle temps des'imprégner de leurs textes sacrés. C'est alors quePérégrinos dit levertueux-épithètequ'ils'étaitlui-mêmeattribuée-futappeléparleschrétiens«nouveauSocrate»!
13.Et ce n'est pas tout : maintes cités d'Asie lui envoyèrent desreprésentants des chrétiens, des sortes d'avocats chargés de lesoutenirdans sa lutte et tenter de défendre ses droits. Dans cescirconstances,ils rivalisèrentd'empressement,ne lésinantpassur ladépenseenfaveurdenotrehomme,sibienquePérégrinosvitaffluerdes flotsd'argent dans sa prison et finit par amasser un bien jolipécule.
Ce spauvres chrétiens se croient immortels et s'imaginent quel'éternitéles attend. Ils se moquent pas mal des supplices et sejettent aveccourage dans les bras de la mort. Celui qui fut leurlégislateur lesconvainquit que tous les hommes étaient frères. Unefois convertis, ilsmettentaurebut lesdieuxdesGrecs,pourvénérerce sophiste mis encroix dont ils suivent à la lettre les moindrespréceptes.Lesbiensetlesrichessesleurfonthorreur,etilspartagenttout, seconformant à une tradition sans fondement doctrinal. Laconséquence deces pratiques, c'est que le premier aigrefin venu,s'introduisant parmieux, pourvu qu'il soit un peu retors, n'a pasgrand mal à s'enrichir àleurs dépens, non sans rire au fond de lui-mêmedelanaïvetédecesgens.
14.Unjourvint,cependant,oùPérégrinosfutdélivrédeseschaîness u rordre du gouverneur de Syrie. L'homme, féru en diable dephilosophie,ayant eu vent que ce cynique illuminé était prêt à sesuicider afind'acquériruneglorieuserenommée,luirenditlaliberté,l'estimantquantàluiinnocent.
Rentréchez lui, notre homme eut la désagréable surprise dedécouvrirquesesconcitoyensétaientdansdefurieusesdispositionsàson égard à lasuite du meurtre de son père et qu'ils désiraient letraînerenjustice.Sesbiensavaientétévoléspendantsonabsence,etilneluirestaitquequelquesparcellesdeterred'unevaleurd'environ
quinze talents.Si l'onajoutequelques fondsde tiroir laisséspar sonpère, ilpossédaitentoutetpourtouttrentetalents:onest loindescomptespharaoniquesdecefoudeThéagènequiestimaitsafortuneàcinqmilletalents!Avecunepareillesommefabuleuse,illuieûtétépossibledesepayer lavilledeParion[5]etcinqcitésenvironnantes,bienentenduavechabitants,bétailsetdépendancesincluses!
15.Commeonlevoit,lesespritsétaientmontéscontrelui:ilallaitêtremis en accusation, un orateur ne tarderait pas à émerger delafoule pour le confondre. Les gens de sa cité étaient scandalisés parsonforfait,ettoutlemondepleuraitnotrebonvieillardsiatrocementassassiné.MaisProtéetrouvalemoyendepareraudangermortelquis eprofilait. Il rejoignit ses compatriotes, coiffé d'une effarantetignasse,revêtud'unpelissemiteuse,avecunebesacesurledosetunbâtonàlamain,commeunhérostoutdroitsortid'unetragédie.C'estdans ce travestissement qu'ilharangua la foule, proclamant que lesbienspaternels seraientdorénavantoffertsàlacollectivité.Quandileutfaitcetteadresse,lesgensdupeuple,pauvreshèressanscesseenquête de cadeaux et delargesses, s'écrièrent à tue-tête : « Vive lephilosophe ! Vive notre compatriote ! Tu es désormais le rivaldeDiogène et de Cratès ! » Ceux qui étaient opposés àPérégrinosrestaient silencieux, sûrs qu'enévoquant le meurtre, ils risquaientd'êtreengloutissousunevoléedepierres.
16.Pérégrinosrepritsavied'errancesencompagnied'unehordedechrétiens dévoués qui lui fournirent de quoi subsister. Mais il futsurprisentraindebraveruninterditdesonculted'adoption-ilavaitmangé, si je ne me trompe, une viande proscrite. Il fut aussitôtabandonné par ses anciens acolytes. Il connut alors lamisère. Il netarda pas à réclamer à sa patrie la restitution des dons qu'il avaitpourtantgracieusementfaitsauparavant.Iladressaàl'empereurunerequête à cet effet, mais, de leur côté,ses concitoyens sedébrouillèrent pour que sa demande restât caduque, etil futcontraint de tout laisser en état d'origine, au motif que sa« charitable » donation avait été faite en toute connaissancedecause.
17.Il entreprit alors une troisième pérégrination, en Égypte cettefois-ci, où il rencontra Agathobule qui l'instruisit dans le«métier »qu'il exerce à ce jour. Le crâne rasé, le visagemaculé de boue, il semasturba en public sans la moindre gêne, chose queles Cyniquesconsidèrent comme tout à fait naturelle. Il se fouetta -ou se fitfouetter - le derrière avec une férule, et réalisamilleinepties de lamêmeveine.
18.Aprèsavoirexaminéetfaitsienneslespratiquesdecetteécole,notrehommes'embarquapourl'Italie.Dèsqu'ildébarqua,ilsemitàinsulter le tout-venant et, en particulier notre empereur,[6] car ilsavait que sa bonté foncière et sa tolérance lemettaient àl'abri detout ennui. Comme il fallait s'y attendre, le prince semoquade cesproposet resta indifférent aux insultes proféréesparunphilosophedepacotilledont laprofessionde foi cynique,parailleurs,autorisaitd etels excès de langage. Toutefois, son toupet manifeste ne fitqu'accroître sa sulfureuse réputation. On eut beau voir surgir unetroupedecinglés,émoustilléspar ses fanfaronnades, legouverneur,homme intelligent s'il enest, voyant combien il en rajoutaitdans lasottise, le fit expulser, déclarant que Rome n'avait que faire d'unfreluquet prétendument philosophe. Là encore, l'exil accrut sapopularité.S'ilavaitétébanni,disait-on,c'étaitsimplementparcequeson côté « fort en gueule » gênait les autorités. Onle compara àMusonius,àDion,àÉpictète,brefàcespenseursquis'étaientunjourretrouvésdanslamêmesituation[7].
19 .Quand il retourna en Grèce, il critiqua acerbement les gensd'Éléeets'efforçademonterlesGrecscontreRome.Or,ilyavaitdanslarégionunhommeinfluentd'unegrandecultureetd'uneindéniablerenommée[8] ,et qui, parmi tant de bienfaits rendus à sescompatriotes, avait entreautresamenél'eaujusqu'àOlympie,cequipermettait auxspectateurs de se désaltérer et de ne pas mourirdéshydratés.Pérégrinos se mit en tête de le dénigrer vilainement,accusant notrehomme d'avoir changé les Grecs en efféminésnotoires. Pour notre« sage », il valait mieux mourir de soif et selaisserenvahirpartouteslesmaladiesengendréesparlasécheresse.Ilvomissaitainsisahainecontrecenotable,cequinel'empêchaitpas
de boire endouce la même eau que les autres. En réponse à sesinvectives, ilfaillit être lapidé. La foule se jeta sur lui, et notretémérairephilosopheéchappa à une mort certaine en allant seréfugierdanslegirondeZeusOlympien...
20.Àl'olympiadesuivante, ilprononçaundiscours,qu'ilavaitécritquatre ans auparavant, dans lequel il vantait les mérites duconcepteurde l'aqueduc et tentait de justifier sa dérobade d'antan.Mais il ne sutque lasser le peuple dont il devint la risée. Sespalinodies étaientdevenues passablement poussiéreuses ; tout cequ'il mettait enœuvre pour épater la galerie était usé jusqu'à lacorde. Si son desseinétait de surprendre et de mystifier, iln'yparvenait plus guère. C'est alors qu'il annonça avec forcepublicitéune sensationnelle attraction : le bûcher. Il promit à laprochaineolympiadedeprendrefeusous leregarddesGrecs.C'estainsiqu'ilaimaginé mille astuces pour exalter sa grandiosemystification : il acreusé la fosse, transporté les fagots dubûcher et joué avec zèle lerôledu«grand-courageux-qui-se-sacrifie».
21.Àmonavis,l'hommen'avaitnullementl'intentiondemourir.S'ilavaiteuledésirdesesuicidernormalement,iln'auraitsûrementpasorganisécettedésolantemascarade.Quandonaenviedesetuer,onn'aquel'embarrasduchoix.
S'ildésireardemmentpérircommeHéraclès,qu'ilnousfichelapaix,etqu'ils'enaillebrûlertranquillementsurunmontboiséavec,pourPhiloctète, son disciple inconditionnel Théagène. Mais non, notrehommevientàOlympie,etc'estdevantunauditoirenombreuxqu'ilmet sonbûcher en scène commeau théâtre. ParHéraclès, on seditquecettemortluivacommeungantpuisqu'ils'offrelechâtimentdesparricidesetdesathées.Maisils'yprendbientard:pourexpiertantdeforfaits,c'estdans letaureaudePhalarisqu'ildevraitrôtiretnondans un brasier qui l'étouffera dèsqu'il aura ouvert la bouche ! Onm'aracontémaintesfoisqu'ilsuffitdel'ouvrirpourmourir!
22.Il espère, dumoins je le pense, que le fait de voir un hommebrûlévifenunlieusaint,làoùnulnepeutêtreinhumé,resteradanstoutesles mémoires. Rappelez-vous l'histoire de ce pauvre idiot[9]
qui, pour rester dans toutes lesmémoires, n'avait pas trouvémieuxqued'incendier letempled'ArtémisàÉphèse.C'estàunemanigancedu mêmeordre qu'on assiste avec notre cynique. Et c'est au nomd'unevanitéanaloguequ'ilentendbrûler!
23.Ilcroit-queldélire!-agirpourlebiencommun,pourinculqueraux hommes le dépassement de la mort et de ses souffrances.J'aimerais lui poser cette question, ainsi qu'à vous, citoyens :«Espérez-vousvraimentqueledernierdesmalfrats,d'accordaveccephilosophe, se moque de la mort, se fasse brûler en public, sanséprouver la terreur qu'inspire normalement un tel supplice ? »Bienentendu,vousrépondrezun«non»francetmassif.CarcommentceProtéepeut-ilcroireêtreenmêmetempsunesourcedesagessepourlesbravesgensetunmodèlepourlesvicieux?
24.Bon,admettonsqu'il fassesonnumérodevantdesspectateursacquisàsesidées;maisaccepteriez-vousqu'ilselivreàceshorreurssous lesyeuxdevosenfants ?Bienentendu, vous répondrezencore«non».Maisc'estunequestionsaugrenue!Aucundesesdisciples,jevousl'affirme,neseraitdisposéàsuivreuntelmaîtreàpenser.Quantàmoi,jen'aiqueduméprispourceThéagènequiprétendsuivreàlalettre lesvertusdesonProtéemaisrefusede l'accompagnerdans lesillage d'Héraclès : pourtant,voici venu le moment de se frayer unchemin vers le bonheur absolu en sejetant dans le brasier avecfrénésie. Ilnesuffitpasdeposséderunattirailminabledebâton,debesaceetdemanteaupourréussirunebonneimitation.Non,celanefait courir aucun risque et tout lemondepeuten faireautant.C'estl'acte final et grandiose de Protée qu'il ale devoir de copier : qu'ildresseàsontoursonbûcheravecdesbranchesvertesetqu'ilendurel'asphyxieetlesflammesdanslajoieetlabonnehumeur.Mourirparle feu n'est pas seulementréservé à Héraclès ou à Asclépios !Quotidiennement, on y précipiteles criminels pour qu'ils expient !Alorsqu'ilrôtissedanslefeu!
2 5 .Quand Héraclès prit la décision de mourir par le feu, sesdouleursphysiquesétaientinsoutenables,onlesait.Latragédienousrapporteque son corps était rongé par la sanglante tunique du
Centaure.MaisProtée,lui,qu'est-cequilepoussedanslesflammes?Cherche-t-ilàprouverquesoncourageestàtouteépreuve,àl'instardesBrahmanes?Théagènelecompare,eneffet,àcesgens.Maisn'ya-t-il pas en Inde des individus aussi abrutis etvaniteux ? Qu'il lesimitedoncetqu'onn'enparleplus!
U nproblème pourtant : selon Onésicrite, amiral d'Alexandre, quiassistaausacrificepar le feudeCalanos,cederniernese jetapointdanslebrasier.Unefoisleurbûcherdressé,cesfanatiquess'installentà proximité et attendent plus ou moins longtemps qu'uneflammedaigne les lécher. Après ils montent les degrés du bûcher avecunemajestéconfondante,secouchentetsefontbrûlersansungestedetrop.Or,dansl'actedeProtée,iln'yariend'héroïque:ilcourtdanslefeu et il meurt, c'esttout ! À moins qu'il n'ait l'espoir secret d'enréchapper ensautant en arrière à moitié rôti. Mais s'il installe sonbûcherdansunefossesuffisammentprofonde,ilnepourraguères'ensortir.
26.On raconte aussi qu’il est sur le point de se raviser : dans sesrêves,Zeusluiauraitintimél’ordreformeldenepointsouillerunlieuquiluiestconsacré.Maisj'aienviederassurerledieu;ilpeutdormirsur ses deux oreilles : nul olympiens ne sauraitbondir de colère enapprenantqu’unPérégrinosvapérird’unemanièreaussisordide.
Notrehomme ne peut plus faire marche arrière. Tous ses petitscamaradescyniques le poussent avec ardeur vers les flammes, luimontent la têteet lui interdisent toute faiblesse. Ah ! si ses deuxacolytespouvaient l'accompagner dans son embrasement, ce seraitœuvredesalubritépublique.
2 7 .J’ai appris de même qu’il refuse désormais qu’on l'appelleProtée : son nouveau nom serait Phénix, vous savez, cet oiseau desIndesqui seconsumequand ilatteintunâgevénérable. Enoutre, ildiffuse des oracles d’une très haute antiquité, des oracles parlesquels,sontrépasconsommé,ildeviendraitlegrandgénietutélairede la nuit. Mais pour ma part, j’ai l’impression qu’il convoite desdédicacesdetemplesetqu’ilaimeraitqu’onluiconsacrâtdesstatuesdoréesàsonimage.
28 .D’ailleurs, il se peut qu'on voie bientôt surgir des hordes demaladesquisedisentguérisdeleursmauxgrâceàlaseuleévocationde son nomsaint et qui prétendront avoir vu en songe ce génienocturne. Je saisd’avance que ses disciples, ces répugnantspersonnages,ontl’intentiondeconstruireàl’emplacementdubûcherun sanctuaire où seront rendusdes oracles : pour justifier cetteinstitution,ilsinvoquentProtée,lepremierdunom,celuiquiétaitundevin de haute stature. Croyez-moi, d’ici peu, on verra desprêtresinvestir les lieux et valoriser fouet, brûlures et autresmacérationsagréables...[10] Sans compter les Mystères nocturnes, avec leurslongscortègesoù lesfidèlesmunisdetorchess'assemblerontautourdubûchersacré.
29. Je tiensd’undemesamisunoraclequeThéagènedisait avoirobtenudelaSibylle:envoicilecontenuversifié[11]:
DèsqueProtée,lepluscélèbredescyniques,
Dresserasonbûcherprèsdelabasilique
ConsacréaugrandZeusquidominelescieux
Etquandils’eniraversl’astremerveilleux,
J’ordonnequechacunquimarchesurlaterre,
Invoquecemaîtreabsoludelanuitnoire
SemblableàHéraclès,diviniténotoire.
30.Cesvers,selonnotreThéagène,seraientl’œuvredelaSibylle.Moi,jeconnaisunautreoraclequimevientdeBacis[12]etquitraitedumêmesujet;maissonsensm’enparaîtpluspertinent:
Quandlecynique,aunomchangécommesonâme,Passera,vaniteux,ducôtédelaflamme,Queleschiens,lesrenards,quilesuiventdeprès,Courentaprèsceloupéprisdebellemort!Maissil'und'eux,craignantHéphaïstostropfort,Veuts’échapper,ehbien!recouvrez-ledepierresPourquesavanitébrisesesfauxdiscoursQuandonlevoitpasserlabesaceremplieDel’argentdel’usureetdesoninfamie,Etquesonvilesprit,augrandjouréclatant,EstrichedansPatrasdetroisfoiscinqtalents.
Quedites-vousdecela?Cetoraclen’est-ilpassupérieuràceluidelaSibylle?Entoutcas,legrandmomentestarrivépourProtée,lequeldoitdésigner le lieudeson«évaporation» :oui,telest letermepudiqueutiliséparsesmerveilleuxsectateurspourévoquersacrémation.
31.Voilàcequedéclaral'orateur.Etaussitôt,lafouledes’écrieravecuneforceredoublée:«Qu’onlesjettedanslefeusanstarder!Vite!Ilsneméritentquelefeu!»Notreorateur,pliéderire,descenditensuitedelatribune.Aumêmeinstant,Nestor-Théagèneaperçut l’assistancebouillonnantede rage[13]et,d’unevoixde stentor,déversamille insanitéscontresonrival,unhomme,ma foi, d’unegrande qualité et dont je n’ai point retenu le nom. Je laissai cettepotiche à ses élucubrations et j’allaitranquillementassisterauxexploitsdesathlètes,carlesHellanodices,disait-on,setrouvaientdanslePléthrion[14].
32. Mais que je vous raconte ce qui se déroula à Élis. Quand nous fumes arrivés à Olympie, tout l'opisthodome[15] étaitenvahi de gens qui, pour certains d’entre eux, condamnaientvigoureusement les desseins de Protée, tandis que d’autres
applaudissaient;ils’enfallutdepeupourquelesdeuxclansn’enviennentauxmains.Maislabagarrefutévitéedejustesseparnotrechamanaccompagnédesaclique,nonloindel'endroitoùs'exercentleshérauts.Parlantdelui-même,ildressalebilandesavie,desesmisères,etévoquale longmartyrequefutpour luison itinérairephilosophique.Maisquecelafutlonguet !Pourmapart,jenepusenentendrequequelquesbribestantilyavaitdemondeautourdelui.Manquantdemefaireétoufferparlacohue,jepartisensouhaitantbonnechanceàcepenseurentraindeprononcersonélogefunèbre.
33.Il dit à peu près qu'il désirait un trépas en or pour terminer une viequi fut en or ! Qu'après avoir eu l'existenced'Héraclès,ildevaitlogiquementpérirdelamêmefaçonquelui,ensevolatilisantdanslesairs.«Monbutenmourantainsi,sejustifiait-il,estd'aidermessemblablesenleurinculquantleméprisdelamort:tousleshommessedoiventd'êtredenouveauxPhiloctètes.»Àl'écoutedecesfariboles, lesplusdécérébrésparmisonpublics'effondrèrentenlarmeset lui lancèrent :«Non,demeure pour le bonheur de tous les Grecs ! » Mais d'autresvoix, plus discordantes, s'écriaient : « Dépêche-toi !Qu'on enfinisse!»,cequijetaletroubledansl'espritdenotrecanaillecar,ilfautbienenconvenir,ilespéraitdanssonforintérieurqu'onlesupplieraitderenonceràsonprojetetqu'onl'exhorteraitàvivre.Or,ce«Qu'onenfinisse!»,entombantlourdementsursonnez,lerenditsoudaintoutpâlichon-etDieusaitsisamineavaitdéjàprisunecouleurlivide-,lefaisantclaquerdesdentsetluicoupantlesifflet.
34.Pendant ce temps,moi, tu l'imagines, jeme tordais de rire car jen'avais aucune envie dem'attendrir sur le sort d'unhomme aussi futiledont la vanitéatteignait les limitesdu supportable. Comme il étaitescortéparune fouledebadauds, sonorgueildémesuréeutdequois'épancher.Maisnesavait-ilpas,cepauvre fou,que lesgenscondamnésàêtrecrucifiésonteuxaussiunepetitecourd'insatiablescurieux?
35.Lescompétitionsolympiques touchaientà leur fin :elles furent,je te l'avoue, lesplusmagnifiquesauxquelles ilme futdonné assister,moiqui,pourtant,enavaisdéjàconnuquatreauparavant.Or,ilyavaitpénuriedemoyensdetransport,sibienque je fus contraint derester à Olympie plus longtemps que prévu. Protée, qui ne cessait deremettre à plus tard sonimmolation,annonçaenfinquelespectacleaurait lieulanuitsuivante.Unamivintmechercherenpleinenuit,etjemerendisdirectementàHarpiné[16]où lebûcheravaitétédressé.Nousnoustrouvionsàenvironvingtstadesd'Olympie,au-dessousdel'hippodrome,versl'orient.Ànotrearrivée,nousvîmeslebûcheraufonddelafosse,etdestorchesétaientprêtesàs'embraser.
36.La lune se leva - elle aussi était toute en émoi à l'idée d'un telexploit. Protée arriva dans sonhabit de tous les jours,accompagné parles pontes de la gent cynique, en particulier ce natif de Patras, quijouait brillamment les seconds rôles enportant le flambeau.Protée, luiaussi,en tenaitun.Une foisarrivésaubûcher, sescamaradessechargèrentd'ymettre le feu.Aussitôt,ceboisd'unesécheresseextrêmes'enflammaetunfeugigantesques'élevaversleciel.Maintenant,moncher,écoute-moidetoutestesoreilles:Protéejetasabesace,samassued'Héraclèsetôtasapelisse,negardantplusqu'unesortedetuniquemalpropre.Ensuite,ilréclamadel'encenspourl'offriraufeu.Onluiobéitetillajetadonc;puislefrontverslemidi-lemidiestimportant dansnotretragédie- ildéclara:«ÔMânesdemesparents,acceptezvotreenfantdetoutvotrecœur!»Etilsejetaaumilieudel'imposantbrasier...
37 .J'entends d'ici tes éclats de rire, cher Cronios, à l'idée d'un telfinal. Quand il pria les mânes de sa mère, je n'euspersonnellementaucune réaction. En revanche, quand il invoqua ceux de son père, je nepusme retenir de ricaner, la choseétantpour lemoinscocassequandonsaitcequ'iladvintdupauvrevieillardtué jadispar lessoinsvigilantsdesonproprefils.Parlons maintenant des cyniques : ilsformaient un cercle autour du bûcher,arborant un visage impassible, leur regardentièrement fixé sur lesflammes, voulant par leur mutisme signifier leur souffranceincommensurable. Moi, je ne pus pluslongtemps garder la tête froidedevant une pareille pantalonnade et je m'écriai : « Fichons lecamp d'ici, nous sommes touscomplètement fous ! Ce n'est pas trèsjoli de contempler ainsi le spectacle d'une vieille peau en train de seconsumer, et desupporter en plus cette odeur infecte ! Qu'est-ceque vous attendez en fin de compte ? Qu'un peintre immortalise lascènecommecelledesderniersinstantsdeSocrate?»Tousfurentoutrésparmesréflexionssacrilègesetm'adressèrentmilleinjures.J'en vis même qui levaient leur bâton contre moi. Mais je feignis de lesjeter tout droit dans la fournaise, si bien qu'ils enrevinrentàdemeilleurssentiments.
38.Quittant les lieux, jeméditai sur la puissance tyrannique de l'amourimmodéréde la gloire : nul n'en est épargné, pasmêmelesêtreslesplusdignes,etàplusforteraisoncetteespècedefouquinevécutquepoursatisfaireseslubiesetquelefeuchâtiacommeilleméritait.
39.Surmaroute,jerencontraimaintespersonnesquisedéversaientenfoulejusqu'aubûcher.CertainspensaientqueProtéeétaitencoredecemonde,unerumeuraffirmantqu'ilprendraitletempsdefaireunedernièreinvocationausoleil,àl'instardesBrahmanes. Mais quand jeleur annonçai que la fête était finie, beaucoup rebroussèrent chemin. Ils'en trouva cependantquelques-unspourcontinuer,moinssoucieuxd'assisteràl'immolationquederecueillirpieusementlesreliquesdelavictime.Jefus alorsassailli,monami,dequestions,carcesbadaudsvoulaientconnaîtredanssesdétailslesplusinfimestouteslesétapesduspectacle.Auxhommesunpeusensés,jelivraisbienentendulavéritétoutenue,maispourcesballotsquigobentjusqu'àlamoindreineptie,jemepermettaisd'ajouterquelquesallusionsdemoncru:affirmant,parexemple,qu'aumomentoùlebûcherbrillaitdesonplusviféclat,etqueProtéevenaitdes'yprécipiter, laterreavaitmiraculeusementtremblédansungrondementeffroyable,etquedufeuavaitsurgiunvautourquis'étaitmisàtournoyerdanslecieletàparlercommeunhumain:«Jelaissela terre, et je me dresse versl'Olympe. » Mes auditeurs en étaient abasourdis au point que,tombant àmes genoux, ils medemandaientsi l'oiseauétaitpartiversl'Orientouversl'Occident,àquoijerépondiscequimepassaitparlatête,celavasansdire!
40.Parvenuà l'assemblée, je fus interpelléparunvieillardchenu.Sescheveuxblancsetsabarbe fournie luidonnaientunportdesplussolennels.Ilm'entretintdeProtée,prétendantqu'aprèssacrémation,illuiétaitapparu,dansunerobeimmaculée,sepromenantjoyeusementsouslePortiquedesseptÉchos[17],lefrontceintd'unecouronned'olivier.Ilajoutamêmel'histoire-quej'avaisinventéepourmemoquerdetouscestoqués-decevautourquedesesyeux,ilavaitvujaillirdesflammes...
41.Imaginecombiencemartyrevadonnerlieuàtouslesmiraclespossibles:abeillesetgrillonsvontsedégourdirlespattes
jusque vers ces lieux sacrés, des corneilles vont s'y poser comme sur letombeau d'Hésiode. Jem'attends à ce que les Éliensérigentdesstatuesà l'imagedece fou[18] :plusgénéralement, jecroisque lesGrecsagirontdans lemêmeesprit,si jemefieaux dernières informations dont jedispose. Car le bruit court selon lequel notre Protée a griffonné uneinfinité demissives àdestination des grandes cités, leur envoyant sontestament accompagné demille conseils et recommandations. Ses disciplessontchargésdedistribuercesinistrecourrierd'outre-tombe.
42.TelfutdoncledestindecemisérableProtée.Pourfairevite,jediraiquelavéritén'étaitpasl'essentieldesonmessage:sesproposcommesesactesétaientguidésparsonenviededevenircoûtequecoûteunhommecélèbre,aduléparlamultitude.Il fut tellementtenaillé par sa vanité débridée qu'il en devint assez fou pour se fairegriller, à seule fin d'assouvir cette soifinsatiable.Mais,ensesuicidant,ilsecondamnaitànejamaisprofiterdel'adorationpopulaire.
43.Jevaisfinirmonrécitparunepetiteanecdotequinedevraitmanquerdet'égayer.Jet'aiavoué,ilyalongtempsdéjà,quej'avais fait unboutde chemin jusqu'enTroadeavecProtée, àmon retourde Syrie.Afinde sedistraire, au coursde cette rudecroisière, ils'étaitentichéd'unmiocheassezgracieuxauquelilinculquaitquelquesidéauxpropresauxcyniques:enfait,c'étaitsonAlcibiade... EnmerÉgée, ilfut saisi,unenuit,parunepeurpanique, les flotss'étantsoulevésavecbrutalité.Etcesage,cephilosophequiprêchaitgravementdevantlesfoulesleméprissouveraindelamort,semitàpleurnichercommeunemauviette.
44.Peudetempsavantsacrémation,neufjoursexactement,sijenemetrompe,ayanttropmangé,ilvomitsonrepas,prisde fièvre. Le médecinAlexandre, qu'on avait appelé, le vit se rouler par terre, notre pauvrepetit ne pouvant supporter sadouleur.Ilréclamaitdel'eauàcoretàcri,commeunenfantgâté!Lemédecinrefusa:luiquidésiraittellementmettrefinàsavieavaittrouvél'occasionidéalepourrejoindrelamortquivenaitdeluiouvrirtoutesgrandessesportes;pasbesoindebûcher!CeàquoiProtéerétorquaqu'iln'étaitpointdanssonintentiondemourird'unemaladiebanalecommelecommundesmortels.
45.C'estAlexandrelui-mêmequim'arapportécesfaits.ApprendsquejevisProtéequelquesjoursavantsamort,occupéàsemettre des gouttesdans les yeux car il souffrait au point de pleurer violemment.Comprends-tu la raison d'un semblabletraitement ? Éaque[19] ne reçoit pas lesmyopes.Nous touchons ici à l'histoire du brigand qui, sur lepoint d'être crucifié, sepréoccupedebandersondoigtendolori!
Àtonavis, commentDémocriteaurait-il jugé cethomme-là ? Jepensequ'ilaurait riauxéclatset c'est toutcequ'ilmériteassurément.Maisaurait-il trouvé,devant tantd'inepties,assezde riresau fonddelui-mêmepoursesoulagerpleinement?Cen'estpassûr!Allez,mondouxami,risentoutelibertéetmoque-toisurtoutdesesadmirateurs!
TempledeZeusàOlympie
Notes
[1] Cf.Odyssée 4, 417 ; Virgile,Géorgiques 4, 406.ApolloniosdeTyanesefaisaitaussiappelerProtée.[Retourautexte]
[2] On sait que Polyclète dans un ouvrage intituléLe Canoninstitua lesnormesde labeautémasculinedont sa statuedu
Doryphoreestlaplusbelleillustration.[Retourautexte]
[3]Cf.Aristophane,LesNuées1079.C'étaitlechâtimentréservéauxadultères.[Retourautexte]
[4]Luciensemblefaireuneconfusionentre lareligion juiveetcelledesChrétiens.[Retourautexte]
[5] Colonie de Milésiens, sur l'Hellespont, au-dessus deLampsaque,aujourd'huiCamanar.[Retourautexte]
[6]AntoninlePieux.[Retourautexte]
[7]L'empereurDomitien,parunédit,chassadeRometous lesphilosophes.Les plus célèbres victimes de cette proscriptionfurent Rusticus,philosophe stoïcien, qui avait été disciple dePlutarque, Sénécion etHermogène de Tarse, auteur d'unehistoire dans laquelle Domitien se crutdésigné sous un nomsupposé. Il le fitmourir, ainsi que Rusticus etSénécion, et fitcrucifier les libraires qui vendaient cet ouvrage.Épictète,Télésinus, Artémidore, Musonius Refus, DionChrysostome,dont les textes sont parvenus jusqu'à nous, furentégalementproscrits.CesphilosophesseretirèrentenGauleouenLibye,etDiondanslepaysdesGètes.[Retourautexte]
[8] Ils'agit d'Hérode Atticus. À Athènes, ce fameux évergèteconstruisitl'Odéon,ausuddel'Acropole.ÀOlympie,ilfitédifierun aqueduc quiamenait l'eau de l'Alphée jusqu'au nymphéesitué sur la Terrasse dite« des Trésors », superbemonumentquiétaitdécorédemarbrepolychrome.[Retourautexte]
[9 ]Érostrate incendia l'Artémision d'Éphèse en 356 av. J.-C., lejour mêmede la naissance d'Alexandre. Son nom n'est pasmentionné par Lucien etpour cause : les Éphésiens avaientinterdit de le prononcer souspeine d'être maudit. Maisl'historienThéopompe,défiantcettesuperstition,leval'interditetlerévélaàseslecteurs.[Retourautexte]
[10] Ces sévices corporels étaient monnaie courante dans denombreux cultes orientaux. DansLuciusou l'Âne,Lucien décritsansdouteavec réalisme lespratiques sanglantesdesprêtresd'Atargatis qui se tailladaient des parties du corps avec leurs
couteaux.[Retourautexte]
[11]ParodiedesChevaliersd'Aristophane.[Retourautexte]
[12] C'était un fameux devin grec très apprécié, originaire deBéotie.[Retourautexte]
[13]Cf.Iliade14,1.[Retourautexte]
[14]LePléthrion,dumotplyron,«arpent»,étaitunendroitduGymnased'Olympie,oùlesathlètesvenaients'exercerdixmoisavantlescompétitions.[Retourautexte]
[15]Portiqueplacé justederrière le templedeZeusOlympien.C'étaitunlieuderéunion.[Retourautexte]
[16]Citéd'Élide,prèsdufleuveHarpinatès.[Retourautexte]
[17] Ainsi nommé car il répétait un son jusqu'à sept fois.[Retourautexte]
[18 ]On sait que la cité de Parion, patrie de Pérégrinos, fitdresserdesstatuesdeson«illustre»philosopheetfinitmêmeparsedoterd'unsanctuaireoraculaire.[Retourautexte]
[19]ÉaqueesticiconsidérécommeleportierdesEnfersmêmesi sa fonction véritable est plutôt celle de juge des morts.[Retourautexte]
AutrestraductionsfrançaisessurlaBCS
SurLucien:Présentationgénérale -AlexandreouleFauxDevin -Apologie -LuciusouL'Âne(Pseudo-Lucien)-LafindePérégrinus (trad. J. Longton) -LeBanquetoulesLapithes-LaTraverséepourlesEnfersouleTyran -LesAmis
duMensongeoul'Incrédule-MénippeouleVoyageauxEnfers-LeMaîtredeRhétorique-LeSongeoulaViedeLucien-LesÉpigrammes-Surlessalariés
BibliothecaClassicaSelecta-UCL(FLTR)
BibliothecaClassicaSelecta-AutrestraductionsfrançaisessurlaBCS
SurLucien:Présentationgénérale-AlexandreouleFauxDevin-Apologie-LuciusouL'Âne(Pseudo-Lucien)-LeBanquetoulesLapithes-LesAmisduMensongeoul'Incrédule-LaMortdePérégrinos(trad.Ph.Renault)-LaFindePérégrinus(trad.J.Longton)-MénippeouleVoyageauxEnfers-LeMaîtredeRhétorique-LeSongeoulaViedeLucien-LesÉpigrammes-Surlessalariés
MOTEURDERECHERCHEDANSLABCS
LUCIENDESAMOSATE
LaTraverséepourlesEnfers
ouleTyran
Unenouvelletraduction
par
PhilippeRenaultPoèteettraducteur
Philippe Renault, dontLesBellesLettres ont publié en 2000 uneAnthologie de la poésie grecque antiquepréfacéeparJacquelinedeRomilly (440p.), est aussi l'auteurdeplusieursautresvolumes (poèmespersonnelset traductionsdetextesantiques),disponiblesenversionélectroniqueauprèsdesÉditionsdel'Arbred'Or. LesFECproposentdéjàdeluiplusieursarticlesconsacrésauxfabulistesantiques,respectivement: (1)Fableettraditionésopique ; (2)L'esclave etleprécepteur.UnecomparaisonentrePhèdreetBabrius;(3)Babrius,unfabulisteoublié.
PhilippeRenaults'intéresseégalementàLucien.IlapubliédanslesFEC8(2004),sousletitreLuciendeSamosate,oule prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'oeuvre de celui qu'ilappelle « un satiristeflamboyant ». Il a aussidonné à laBCS la traduction nouvelle de quatre autres dialogues :Le Banquet ou lesLapithes;LesAmisduMensongeoul'Incrédule;MénippeouleVoyageauxEnfers,etLaMortdePérégrinos.
En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle duLivre V (=«Lesépigrammesérotiques»)etduLivreXII(=«LaMusegarçonnière»),oeuvresqu'ilaprissoindeprésenterdansdeux articles :Anthologie Palatine. Deuxmille ans d'Anthologie Grecquemais un chantier toujours ouvert (FEC 8 -2004)etLaMusegarçonnière,bibledel'amourgrec(FEC10-2005).
[Notedel'éditeur-20novembre2004-11février2005-25novembre2005-15décembre2005]
Introduction
CetteTraversée pour les Enfers est un dialogue ménippé que l'on date généralement de 165/166 en raisondes allusions relatives aux guerresParthiques,danslesquellesétaitengagéLuciusVérus,amideLucien.
L'œuvre se veut divertissante et nous présente une galerie de personnages tonitruants et pleins de verve, ce que permettait justement le genreménippé.C'estaussiuntextemoraldontletonestnettementcynique.
Lespersonnages sont typés et comparables à ceux qui peuplent le théâtre deMénandre : il y a Clotho, une des Moires, sorte de« préposée àl'accueil »au seindes Enfers,une«administrative» pointilleuse quiaime le travail bien fait, Rhadamante, le juge incorruptible desmorts,Charon lebatelier funèbre,hommesansétatsd'âme, surtoutpréoccupéàceque lespassagersdesonnavirearriventà l'heureeteffectuentconvenablement lepéagedelatraversée; ilyasurtoutlestroismortsquisepartagent«lavedette»decettesaynète:Cyniscos,le philosophe cynique,modèle de vertu,maisaussihommedeconvictionetdecaractère,révoltéparl'injustice,etquin'hésitepaspourcelaàdénoncerlesméchants;lesavetierMycille,hommesimpleetdroit,pauvreetbon;enfin l'«affreux»de service en la personnedu tyranMégapenthès, sur lequel Lucien a déversé toutes les ignominiespossiblesetimaginables:cruauté,rouerie,poltronnerie,perversionetc.Nousavonspresqueaffaireàuncaspathologique!Évidemment, cette canaillesubitàlafindel'ouvragelechâtimentquiestàlamesuredesescrimes.
Danscerécit, lestylemi‒comique,mi‒tragiquedeLucienfaitmoucheet lesempruntsauxgrandsauteurs,ainsiquelesréférencesauxlégendes,ysontnombreusesmaisbien intégrésà l'ensemble.L'auteuryexprimel'idéeque lamortégalisatrice‒unpoint sur lequel il insisterégulièrement danssonœuvre‒ remet les « pendulesà l'heure ». Certes, tout cela peut sembler manichéen dans ses jugementstranchés (le pauvre gentil et le tyranmauvais)maislerécit,bienmené,efficace,neconnaîtaucunerupturederythme,commec'estsouventlecaschezLucien,maîtredansl'artdecaptiversonlecteur.
Traduction
CHARON
1.Alors,Clotho,depuisunboutdetemps,monnavireestprêtàaffronterlelarge[1]!Lasentineestvidée,lemâtestdressé,onamisles voiles, les rames sont bien fixées sur leurs courroies. Alors, qu'attend-on pour partir ? Ah !C'estencore Hermès qui est en retard !Pourtant,ildevraitêtrelàdepuislongtemps,celui-là!Regarde‒moiça!Personnedansmabarque!Direquej'auraispufaireaumoinstroisvoyagesaujourd'hui!C'est lesoiretpas lapluspetiteobole!Hadèsvametraiterde fainéant,alorsque jenesuispas responsablede lasituation.Ceconvoyeurdesmorts‒unbravegarçon,parailleurs‒adûboirel'eaudeLéthé:defait, ilacomplètementoubliéderevenirparminous.Encemoment,jepariequ'ils'exerceaveclesbeauxgarçonsouqu'iljouedelalyre,àmoinsqu'ilneliseundiscoursenétalantson savoir‒faire. Peut-êtrese livre-t-il aussi à quelques resquillages ? C'est qu'il est douépourça, le bougre! [2] Bref, il n'en fait qu'à satête!Pourtant,ilfaitàmoitiépartiedenotreassociation.
CLOTHO
2.Zeusadûluiconfierunemissionspécialedansleciel.Tusaisqu'ilestsonmaître.
CHARON
Oui,maisiln'apasledroitd'abuserd'unbienappartenantàlacollectivité.Est‒cequenouslebrimons,nous,quandc'estl'heuredelapause?Oh!j'ai compris la raison de son retard :ici, il doit subir les asphodèles, les libations, les galettes, lesoffrandes aux morts et par‒dessus le marché, lagrisaille, lapuréedepoix, lenoircomplet.Là‒haut, toutestplusavenantet lenectaretl'ambroisiecoulentà flot. Je comprendsquenotre ami veuilleprolongersonséjourchezlesdieux.Enfait, ils'estenfui,pareilàunprisonnierquis'évadedeprison.Pourredescendre,c'estautrechose : ilprendsontempscar,pourlui,c'estunsupplicequederevenir.
CLOTHO
3.Cessederâler,Charon!Tiens,regardelà‒bas,ilarriveavecsonlotdemorts.Il lesmèneàlabaguettecommesic'étaituntroupeaudechèvres.Maisquevois‒je?L'und'euxestgarrottéetunautrenecessederire.J'envoisunquiporteunebesacesurledosets'appuiesur unbâton[3]:iln'apasl'aircommodeetilpousseviolemmenttoutelatroupe.QuantàHermès,ilesteneau,ilalespiedscrasseux,ilestessouffléaussi.(àHermès) Explique‒moiHermès!Pourquoitantdeprécipitation?Tuasl'airépuisé.
HERMÈS
J'aidûcouriraprèscettecanaillequivoulaits'enfuir:àcausedelui,j'aifailliraterlebateau.
CLOTHO
Quiest‒ce?Pourquoivoulait‒ils'échapper?
HERMÈS
Àmonavis,ilauraitpréféréresterenvie.Sij'encroissesgrognements,sesplaintescontinuelles,cedoitêtreundecesroisoudecestyrans,carilditregrettersonbonheurd'antan.
CLOTHO
Ceniaisvoulaits'échapperencroyantqu'ilallaitressusciter.Nesait‒ilpasquelefilqu'onluiaconcoctéestmaintenantbrisé?
HERMÈS
4.Ilvoulaitnousquitter.Sanscebravehommemunidesonbâton,etquejedoisleremercier,puisqu'ilm'aidaàlerattraperetàleligoter,jecroisqu'ilauraitdisparupourdebon.Depuisqu'Atroposnousl'alivré, iln'apascessédegigoteretdesecabrer, lesdeuxpiedsappuyéssurlesolpournousempêcher de le fairemarchernormalement :parmoment, ilmesuppliaitde le relâcher, rienqu'unbref instant,me faisantmiroiter desrécompensesextraordinairessi jecédaisàsoncaprice.Commeàmonhabitude, jesuisrestédemarbre,car ilmeréclamaitunechoseirréalisable.Arrivésauportaildes Enfers, tandis que jecomptabilisaismes défunts àÉaque[4], et que celui‒civérifiait la justessedemoncompteàpartird'unpapierofficielque tasœurluiavaitdonné,voilàquecetexcitééchappeàmavigilanceetdisparaîtdanslanature.Ilvadesoiqu'unmortdelalisted'Éaqueétaitmanquant.Cedernier,fortmécontent,medit:«N'essaiepas,Hermès,demefaireundetesmauvaistours:gardestesplaisanteriespourleshauteurscélestes!Ledomainedesmortsnesouffreaucuneinexactitudeetonnepeutrienluicacher.Monpapierindiquemillequatregensdécédés:or,devantmoi,jen'enaiquemilletrois;àmoinsqu'Atropossesoittrompédanssescomptes!»Àcesmots,jecommençaiàm'énerver,puis,soudain,merappelail'énergumènede tout à l'heure. Aussitôt, je me misà regarder de tous côtés pour le retrouver : hélas, nulle trace del'aigrefin. Jecompris qu'il m'avait faussécompagnie. Je décidai alors de courir surle chemin quimène à la clarté du jour. Le brave hommedont je t'aiparlé fit commemoi, et nous partîmesensembleàlapoursuitedel'évadé,telsdescoureursolympiques.Nousfinîmesparlerattraperalorsqu'ilavaitdéjàatteintleTénare.Cefilouavaitfailliréussirsonévasion.
CLOTHO
5.Charon,direqu'onaccusaitHermèsdeparesse!
CHARON
Partons!Nousavonssuffisammentperdudetemps.
CLOTHO
C'estvrai.Enroute!Moi,avecmonregistreenmain,prèsdel'échelle, jevaiscontrôlernospassagers :nom,adresse,causedudécès.Toi,Hermès,aligne-lesbien!D'abord,commençonsparlesbébés:eux,ilsnepeuventrienmedéclarer.
HERMÈS
Tiens,monbatelier,ilyaentroiscentsetj'aiinclusdanslelotlesenfantsabandonnés.
CHARON
Fichtre,lapriseestsuperbe:voilàdesmortsd'unefraîcheurexquise.
HERMÈS
Veux‒tuque,danslafoulée,Clotho,nousmettionsdanslemêmesaclesmortsquin'onteudroitàaucunelarme?
CLOTHO
Tuveuxparlerdesvieillards?Tuasraison!ÀquoibonmecompliquerlavieavectoutcequiestvieuxcommeHérode[5] !Lessexagénairesetplus,venezunpeuparici!Maisilsm'entendentrien,ilssontsourdscommedespots:c'estl'âge!Hermès,jecroisquetudoislesprendreàbraslecorpsetlesporterjusqu'àl'embarcation.
HERMÈS
Envoilàtroiscentquatre‒vingt‒dix‒huit,tousratatinés:onlesavendangésentempsetenheure.
CHARON
ParZeus!Cesontdesraisinssecs!
CLOTHO
6. Hermès, amène ceux qui sontmorts à la suite de leurs blessures ! (Auxmorts) Dites‒moi, vous, comment lamort vous a‒t‒ellemenés en ceslieux?Ouplutôtnon,jevaism'informerparmoi-même:j'aimapetiteliste.Voyons,voyons!Hier,àlaguerre,iladûentomberquatre‒vingt‒quatreenMédie.Gobarès,filsd'Oxyartès,étaitdunombre[6].
HERMÈS
Exact!
CLOTHO
Ilyenaseptquisontmortspourmotifamoureuxet,parmieux,cephilosophedeThéagène[7]quis'esttuépourunecourtisanedeMégare.
HERMÈS
Ilssontprèsdetoi.
CLOTHO
Maisoùsontpassésceuxquisesonttuéspendantqu'ilstentaientdeprendrelepouvoir?
HERMÈS
Iciaussi.
CLOTHO
Etceluiquiaétémassacréparsafemmeetsonamant!
HERMÈS
Prèsdetoi.
CLOTHO
Maintenant,jeveuxvoir leshommesquiontété jugésetcondamnés : lescrucifiéset lesempalés.Oùsont lesseizemalheureuxquisesont faitstuéspardesbandits?Montre-lesmoi,Hermès!
HERMÈS
Ilssontlà,tousentrèsmauvaisétat.Désires‒tuquejet'amènelesfemmes?
CLOTHO
Oui !Amèneégalementlesnaufragés:ilsontpéridanslemêmebateauetdelamêmemanière.Etsitupeux,joinsàeuxlespersonnesmortesdefièvre.
7.MaisoùestlephilosopheCyniscos?
HERMÈS
Aurepasd'Hécate,Iln'apassurvécuàl'absorptiond'unœufsacréetd'uneseichecrue[8]?
CYNISCOS
Jesuis près de toi depuis un certain temps, ma jolie ! Comment ai-jepu vivre là‒haut autant de temps ? Mazette, il devait y avoir unebonneépaisseurdefilsurlefuseau.Pourtant,Dieusaitsij'aitentémaintesfoisdelecouper,cefil.Maisilétaitincassable.
CLOTHO
Ilfallaitbienquejetelaissesurterrepourjugeretréparerleserreurshumaines.Embarque‒toidésormais!Jetesouhaiteunbonvoyage.
CYNISCOS
Uninstant,parZeus!Faismonterd'abordcelascarligotédelatêteauxpiedscarjecrainsqu'ilnetefassefléchiravecsessimagrées.
CLOTHO
8.Quiest-ce?
HERMÈS
C'estMégapenthès[9],filsdeLacyde,tyrandesonétat.
CLOTHO
Plusvitequeça!Entrelà‒dedans!
MÉGAPENTHÈS
Non,parpitié,ômajestueuseClotho!Laisse‒moiremonterlà‒haut,rienqu'untoutpetitmoment ! Jeteprometsensuitederevenirsansmefairetirerl'oreille.
CLOTHO
Pourquoitiens‒tutellementàrevoirleciel?
MÉGAPENTHÈS
Autorise‒moiàmettreladernièremainàmonpalais:lestravauxsontpresqueterminés[10].
CLOTHO
Tutemoquesdemoi.Entredanslebateau!
MÉGAPENTHÈS
BelleMoire,uninstant,unminusculeinstant.Laisse‒moijusteunejournée,letempsquejediscuteavecmonépouseetquejeluirévèlel'endroitoùj'aienfouiunmerveilleuxtrésor.
CLOTHO
Non,j'aidécidéunefoispourtoutesquetun'auraisaucunefaveur.
MÉGAPENTHÈS
Tantderichessesperduesàjamais!
CLOTHO
Sûrementpas,jeterassure!Mégaclès,toncousin,vasouspeus'enemparer!
MÉGAPENTHÈS
Horreur!J'auraisdûl'élimineravantdemourir.
CLOTHO
C'estquandmêmeluiquivajouirdetontrésor.Enoutre,ilvatesurvivreplusdequaranteansetbienprofiterdetonharem,deteshabitset,biensûr,detonor.
MÉGAPENTHÈS
C'estinjuste,Clotho,d'offrirtousmesbiensàmesennemismortels.
CLOTHO
N'as‒tupas,toiaussivolélafortunedeCydimaque,quetuasassassiné,etdonttuaségorgélesenfants,alorsqu'ilrespiraitencore.
MÉGAPENTHÈS
Iln'empêchequecettefortunem'appartenaitdepuislors.
CLOTHO
C'estfini:tontempsdejouissanceabeletbienexpiré.
MÉGAPENTHÈS
9.Ecoute,chèreClotho,j'aiunmotàtedire,maisjedoislefaireencatimini.(auxautres)Voulez‒vousbienficherlecamp!(àClotho)Situmelaissesm'enfuir,jetedonneraimilletalentsd'or[11].
CLOTHO
Misérable!Tuesdoncàcepointobsédéparl'argent?
MÉGAPENTHÈS
Bon,jeterefiledeuxcratèresquej'aivolésàCléocriteque,parailleurs,j'aiassassinéaprèslevol Sachequechacund'euxpèsentcenttalentsd'or.
CLOTHO
Emparez‒vousdeluicariln'entrerajamaisàborddesonproprechef.
MÉGAPENTHÈS
Pitié!Mesmurailles,monarsenalmilitairenesontpasachevés.Cinqjoursdevie,c'esttout,m'auraientsuffipourenveniràbout.
CLOTHO
Netefaispasdesoucipourça:c'estunautrequilatermineratamuraille.
MÉGAPENTHÈS
Jevaistefaireuneautreproposition,plusacceptable,jetelepromets.
CLOTHO
Quelleest‒elle?
MÉGAPENTHÈS
Juste un petit lambeau d'existence, pas plus, le temps de soumettre les citoyens dePiside [12], de lever un tribut aux Lydiens, de dresser unmausoléequisouligneraleshautsfaitsdemonrègneenvuedelapostérité.
CLOTHO
Toutdoux,monvieux!Tumedemandesderallongertavied'aumoinsvingtans?
MÉGAPENTHÈS
10.Situveux,jet'offriraiunegarantiepourteconvaincredemonretourdanslesdélaisprévus.Jetedonnelacautiondemonfilsadoré:oui,jetelelivrecommeotage.
CLOTHO
Espècedemonstre,tonproprefils!Direquetucriaisbienforttondésirdelevoirtesurvivre!
MÉGAPENTHÈS
C'étaithier!Aujourd'hui,monintérêtmedicted'autresdesseins.
CLOTHO
Detoutesfaçons,tonfilsvaseretrouvertrèsviteparminous,puisquelenouveauroivasechargerdelefairedisparaître.
MÉGAPENTHÈS
11.Moire,nedispasnonàcetteuniquerequête.
CLOTHO
Quoiencore?
MÉGAPENTHÈS
Qu'arrivera‒t‒ilaprèsmontrépas?
CLOTHO
Écoute-moiet souffre ! Voilà : sache que ton esclave, Midas, deviendrale nouvel époux de ta femme. Il est vrai qu'il était son amant depuislongtemps.
MÉGAPENTHÈS
Lemisérable!Etc'estmoi‒mêmequil'aiaffranchisouslapressiondemonépouse.
CLOTHO
Quantàtafille,elleferaofficedeconcubineroyale.Enoutre,teseffigiesserontmisesàterreetoffertesàlariséedetonpeuple.
MÉGAPENTHÈS
N'yaura‒t‒ilpasunamifidèlepourmedéfendrecontrecesinfamies?
CLOTHO
Tuavaisdesamis,toi?Sincèrement,pourquelmotifaurais‒tupuenavoir?Tousceuxquicourbaientl'échinedevanttoi,quisemblaientsubjuguéspartesparoles,touscesgensseconduisaientainsiparpeurouparespoirdeplaire.Ilsn'étaientliésqu'avectaseulepuissanceetn'agissaientqueparopportunisme.
MÉGAPENTHÈS
Malgrétout,lorsdesbanquets,ilsmeportaientdestoastsenmesouhaitantbruyammentdubonheur;ilsjuraientaussidesesacrifierpourmoi.Enunmot,j'étaisleurréférence.
CLOTHO
C'estaussi chez l'un de tes bons amis que tu es passé de vie à trépas.C'était hier au cours d'un festin. L'ami t'a tendu la coupe qui t'aprécipitéjusqu'ici.
MÉGAPENTHÈS
Jecomprendsmaintenant:cevinavaitungoûtamer.Maispourquoia-t-ilfaitça?
CLOTHO
Assezdequestions,ilfautpartir.
MÉGAPENTHÈS
12.Unechosemeturlupine.Rienquepourcettechose,Clotho,jedésireraisvoirunedernièrefoislalumièredujour,l'espacedequelquesinstants.
CLOTHO
Qu'est‒cedonc?Celameparaîttrèspressant.
MÉGAPENTHÈS
QuandCarion,monesclave,fitleconstatdemondécès,ilpénétradanslachambreoùmoncorpsavaitétédéposé.Personnenemeveillait.CarionintroduisitmamaîtresseGlycérionquececoquinfréquentaitdepuisunbonboutdetemps ; il refermalaportepuis laculbuta.Aprèsavoirdonné librecoursàsespulsions,ilmedévisageaetdéversasabilesurmoncorps:«Charogne,cria‒t‒il,tum'enasdonnédescoupsalorsquejen'avaisrienfait.»Àcesmots, ilm'arracha lespoilsde labarbe,mefrappaetmecrachasur lapoitrine.«Soismaudità jamais ! »me lança‒t‒il et il sortit. J'étaisdansunerage folle, tupenses,mais jenepus leprendreàpartiepuisque j'étaisdéjàglacial.Quantà l'autre chipie,dèsqu'elleentendit la rumeurdesgensquiarrivaient,elle frottasesyeuxavecdelasalivepoursimulerdes larmes.Puiselleéclataensanglots,poussantdescrisaigus,etprononçantmonnom.Cesdeuxmisérables,sijelesavaissouslamain
CLOTHO
13.Tuasfinidemenacer?Ilesttempsquetupassesenjugement.
MÉGAPENTHÈS
Nuln'oseravotercontreuntyran.
CLOTHO
Certes,contreuntyran,c'est impossible,maiscontreunmort, ilyaRhadamanthe.Tuvastâterdesajustice :sasentenceest justeetil prononcetoujoursleverdictapproprié.Bon,onnepeutplusattendre.
MÉGAPENTHÈS
Transforme‒moienhommeducommun,Moire, faisdemoiunpauvrehère,unesclavemême,au lieuduroide jadis,pourvuque jepuisserevivre[13]!
CLOTHO
Holà,l'hommeaubâton?AvecHermès,prenez‒moiçaparlespiedscar,àcetrain‒là,iln'entrerajamais.
HERMES
Allez,lefugueur!Maintiens‒lefermement,Charon,etpourplusdesécurité
CLOTHO
Pasdeproblème:onvalesaucissonnersurlemât.
MÉGAPENTHÈS
Ilseraitinconvenantquejenesoispasassisàlaplaced'honneur.
CLOTHO
Etpourquoiça?
MÉGAPENTHÈS
ParZeus!Sousl'habitdetyran,j'avaisunegardepersonnellededixmillesoldats.
CYNISCOS
CeCarionavaitraisondet'arracherlespoilsdebarbe:tun'esqu'unpauvreabruti !Toutàl'heure,quandtuaurastâtédemonbâton,tatyrannieauraungoûtbienamer.
MÉGAPENTHÈS
Quellehonte?UnCyniscossepermettraitdeleversonbâtonsurmoi?Maisn'est‒cepastoi,cesjours‒ci,quej'aimenacédeclouersurlacroixpourtonimpertinenceettesécartsdelangage?
CLOTHO
Ehbien,àtontourd'êtrecloué maisaumâtdunavire,cettefois‒ci!
MICYLLE
14.Clotho!Jenecomptepas,moi[14]?Oualors,c'estparcequejen'aipasunsouvaillantquej'embarqueendernier?
CLOTHO
Quies‒tu,toi?
MICYLLE
Moi,jesuisMycille,savetierdemonétat.
CLOTHO
Tuteplainsdumauvais service alorsque le tyranmepromet, lui,montsetmerveilles, si je lui accordequelque répit. Je n'en revienspas : tu necherchesàpasàjouirdulapsdetempsqu'ont'offre?
MICYLLE
Écoute‒moi,gentilleMoire : tucroisque jesuisfoude joiequandleCyclopenousdit :«JemangeraiPersonneendernier?»Qu'onsoiten têteducortègeouà laqueue, cesont lesmêmesdentsquinous croqueront. Enoutre,masituationn'estpas lamêmequecelledes riches,en fait, toutnousoppose.Regardece tyran,ila l'aird'avoireuuneviederêve :onlecraignaitet ilétaitaucentredetout ;or iladûrenonceràsafortune,àsagarde‒robe,àsesécuries,àsesbanquets,àsesmaîtresses,quesais‒jeencore!Jecomprendsquec'estunecatastrophepourluiquedequittertoutça.Ah!Jenesaisquelleglulescolleàceschoses‒là:entoutcas,c'estdifficiledelesenarrachercommesi laglulesavaitpénétrés jusqu'aufondd'eux-mêmes;bref,c'est une vraie chaînequi les paralyse, impossible de la rompre. Qu'on la leur enlève, alors,ce ne sont plus que cris et lamentations ; eux, siarrogantsdenature,deviennentlâchesquandilsseretrouventsurlaroutedel'Hadès.Ilsnecessentderegarderenarrièrecommedesamantsulcérés,rienquepourvoirencoreunefois,mêmeloinduciel,quelquesbribesdelumière.C'estcequis'estpasséaveccefouquiatentédefuir,etquinousabiensaouléavecsesjérémiades.
15.Moi,aucontraire,jen'avaisrienàperdre:jen'avaisnichamp,nimaison,nimeubles,nigloriole,nistatues.Jem'étaispréparéaugranddépart.Dèsd'Atroposmefitsigne,j'ailâchémoncouteauetmoncuir‒ilfautdirequejetenaisunechaussure‒,j'étaisprêt.Lespiedsnus,jemesuisprécipité
sansprendre le tempsd'essuyermoncirage ; j'aisuivi la fille, je l'aimêmedépasséeenregardantdroitdevant, car,derrière, riennem'interpellait. Ici,parZeus,c'estparfait:égalitépourtous!Onn'ariendeplus,riendemoinsquesonvoisin:c'estl'idéal.Jesuissûrqu'iciiln'yapasdecréancierspourvousréclamervosdettes,pasd'impôtsnonplus.Enhiver,onn'estpasagresséparlegel, lesmaladiessontinexistantes, lesrichesvousfichent lapaix.C'estlecalmeabsolu,lemondeàl'envers.Ici,lespauvresgensrientdeboncœur,tandislesrichessemorfondentetgémissent.
CLOTHO
16.C'estvraiquejetevoisriredepuisunbonmoment.Quelleenestlaraison?
MICYLLE
Écoute‒moi,nobledéesse.Surlaterre,j'avaismamaisonàcôtédupalaisdecetyran:jesaisdonccequis'ypassait.Àl'époque,jeletrouvaisdivin.Je l'enviaismême, j'admirais lapourprebrillantedesatunique, la fouledesescourtisans,sonor,sescoupes incrustéesdepierreries,ses lits tenuspardespiedsd'argent;quandleparfumdesesplatsmechatouillaientlenez,j'enavaismalaucœur.Pourtoutdire,ilmefaisaitl'effetd'unhommeheureux.C'étaitunesplendeur,dépassantdeloinunecoudéeroyale,surtoutlorsque,enivréparlacertitudedesonbonheur,jelevoyaismarcheravecmajesté,latête orgueilleusementpenchée en arrière, ce qui impressionnait les badauds. Mais il est mort,et, aujourd'hui, ce n'est plus qu'une loque risible, unindividu auquelonaôté le vernis, si bienque je rismaintenantdema sottise,moiqui l'enviais et qui prenais lamesure de sonbonheurà l'aunedesodeursdecuisineetdurouged'unvulgairecoquillage.
17.Iln'estpas leseulquej'aiconnu. J'aivuaussicetusurierdeGniphon[15]geindreavec leregretd'êtremortsansavoirprofitédesafortune,etmécontentd'avoirlaissécepactoleentrelesmainsdecedépensierdeRhodocharès,sonhéritier,selonlaloi.Ah!Jesuisécrouléderirequandjemesuisrappelélatêteblêmeetrépugnantedecetindividu,sonfrontchargédetouteslesanxiétésdevieuxgrigou,richeuniquementparleboutdesdoigtsquicomptaientlesmilliersdedrachmesetdetalentsamasséssouaprèssou,etqueceveinarddeRhodocharèsdilapideraenunéclair.Maisnefaut‒ilpointpartir?Nouspourronscontinueràrirependantquelesautresgémiront.
CLOTHO
Monteàbord!Lebateliervaleverl'ancre.
CHARON
18.Oùvas‒tu?Macarèneestpleineàcraquer:ilfautrestericijusqu'àdemainmatin.Onpasserateprendreauxaurores.
MICYLLE
Charon,cen'estpasjustedelaisserunmortàmoitiéputréfié.JevaistepoursuivrepouractionilliciteauprèsdutribunaldeRhadamanthe.Quelleplaie !Direque jedoisrester ici.Maissi jenageaisaprèseux? Jenerisquepasdemefatiguerpuisque jesuisdéjàmort.D'ailleurs, jen'aipasdequoipayermonvoyage[16].
CLOTHO
Qufais-tu?Arrête,Mycille,ilestdéfendudetraverserlesEnfersdecettefaçon.
MICYLLE
J'arriveraisplusvitequevousàdestination.
CLOTHO
Approcheunpeu,nousallonstehisseràbord.Hermès,viensnousdonneruncoupdemainpourlemonter.
CHARON
19.C'estbienbeau,maisoùva‒t‒onl'installer?Noussommescomplets.
HERMÈS
Mettons‒lesurledosdutyran.
CLOTHO
C'estuneexcellenteidée,Hermès!Montelà‒dessusetprendsbiensoindeluiécraserlecou.Bonvoyage!
CYNISCOS
Charon,j'ai une confidence à te faire : je n'ai pas l'obole réglementairepour payer la croisière. Vois par toi‒même : je n'ai qu'un vieuxsac et unbâton,maisjesuisprêtàtravailler.Veux‒tuquejerame?Jenemeplaindraipasdumomentquelarameestmaniableetsolide.
CHARON
Vapourlarame:cemodedepaiementmesuffit.
CYNISCOS
Etsinousentonnionsunchantderameurspourlacadence?
CHARON
ParZeus,situasentêtequelquescouplets,c'estd'accord.
CYNISCOS
J'enconnais beaucoup, Charon. L'inconvénient, c'est que ces gens répliquentpar des bruyantes litanies. Ces gémissements vont singulièrementgâchernoschansons.
LESRICHES(enchœur)
20.Hélas,mafortune!Hélas,meschamps!Hélas,troisfoishélas!Mapauvremaisonabandonnée!Hélas,qued'argentlaisséàungaspilleur!Mescherspetitsenfants!Mesvignes,quilesvendangera?
HERMÈS
Ettoi,Micylle,aucunregret?Tusaisqu'ilestinterditdefairelevoyagesansgémirunpeu.
MICYLLE
Non,pourquoibroyerdunoirquandlevoyageestdoux?
HERMÈS
Quem'importe,ilfautpleurer!C'estunecoutumeàlaquellenulnepeutsesoustraire.
MICYLLE
Bon,jepleurnicheunboncoup,maisc'estbienpourtefaireplaisir!Ah!mesvieilleschaussures!Ah!mesvieillessavatespourries!Quellehorreur!Jen'auraiplusleventrecreuxdel'aubeaucrépuscule;jenemarcheraiplusnu‒piedsl'hiver,lesfessesàl'air,enclaquantdesdents.Quireprendramontranchetetmonalêne?
HERMÈS
Chut!Abrègetonchantfunèbre!Latraverséearriveàsonterme.
CHARON
21.Allons!Lespassagers,passezlamonnaie!(àMycille)donnetonobole,toi!Bon,toutlemondeaversé?Alors,Micylle,tonobole,s'ilteplaît!
MICYLLE
Tuplaisantes,Charon.Commel'affirmeledicton,autantécriresurdel'eau[17],situcroisobtenirunsoudeMicylle.D'ailleurs,jenesaismêmepasàquoiressembleuneobole:est‒ellecarrée?Est‒elleronde?
CHARON
Quelheureuxvoyage!J'aiamasséunbonpécule.Vite,ondébarque!Aprésent,autourdeschevaux,desbœufs,deschiens:ilsontaussiledroitdesepromener[18].
CLOTHO
Prendscesmorts,Hermès.Demoncôté,jevaissurl'autrerivepourramenericideuxChinois[19],IndopatèsetHéramithrès: ilssesontmassacrésdansuncombatquivisaientàrepousserleursfrontières.
HERMÈS
Onavance!Tousenrangetsuivez‒moi!
MICYLLE
22.ParHéraclès,qu'il faitnoir !Comment reconnaître ici l'élégantMégillos?Comment fairepoursavoir siSimichéaplusdecharmesquePhryné[20]?Ici,toutalamêmeteinte,toutestuniforme.Riendebeau,riendelaid.Cemanteauquejetrouvaismiteuxestdésormaissemblableàlapourpreroyale.Nosvêtementssontdevenusinvisibles,submergésparl'obscurité.Cyniscos,oùes‒tu?
CYNISCOS
Jesuislà,Micylle.Situveux,faisonsunboutdecheminensemble.
MICYLLE
Bonneidée. Donne‒moi la main. Une question, cher Cyniscos : je suis sûrque tu as été initié aux Mystères d'Éleusis ? N'as‒tu pas la vagueimpressionquel'atmosphère,ici,estidentiqueàcelledecesMystères?
CYNISCOS
Bienvu!Tiens,regarde!Ladonzellequipasseavecunflambeauàlamain.Saprunelleestterrifiante.Metromperai‒jeenaffirmantquec'est uneÉrinye[21]?
MICYLLE
Danstouslescas,saphysionomielelaisseprésager.
HERMÈS
23.Occupe‒toidecesgens,Tisiphone!Ilyenamillequatre.
TISIPHONE
VousavezfaillifaireattendreRhadamanthe.
RHADAMANTHE
Amène‒lesmoiici,Tisiphone!Ettoi,Hermès,jouetonrôledemessageretconvoque‒les.
CYNISCOS
Rhadamanthe,jetesupplie,aunomdetonpère[22],demefairepasserenpremier.
RHADAMANTHE
Etpourquoi?
CYNISCOS
J'aile devoir de dénoncerun être infect qui a commis au cours de sa vieune foule d'actes répugnants dont je fus le témoin.Ormonaccusationseraitcaduquesi,d'abord,jenet'éclairepassurmapersonneetsurmaproprevie.
RHADAMANTHE
Présente‒toidonc!
CYNISCOS
JemenommeCyniscosetjesuisphilosophe.
RHADAMANTHE
Approcheetcomparaisdevantletribunal.(àHermès)Hermès,appellelesaccusateurs.
HERMÈS
24.Y‒a‒t‒ilunepersonnequiveuilletémoignercontreCyniscos,iciprésent.Qu'ilvienneàlacour.
CYNISCOS
Aucunnesemanifeste.
RHADAMANTHE
Eneffet,maiscelanemesuffitpas.Enlèvetesvêtements:jeveuxvoirtesmarques.
CYNISCOS
Desmarques?[23]
RHADAMANTHE
Oui,chaqueforfaitcommisdurantl'existencefaitémergerdesmarquesimperceptiblessurl'âme.
CYNISCOS
Ehbien,examine‒moideprès:jesuisdansleplussimpleappareil.Est‒cequejesuismarquécommetudis?
RHADAMANTHE
Sansconteste, cet homme‒là est tout à fait net, à part trois ouquatrepetitesmarques bien légères.Mais que vois‒je ici ? Ce sont destraces debrûluresmiraculeusementatténuées?Commentsefait‒ilquetusoisredevenuimpeccable,Cyniscos?
CYNISCOS
J evais te le dire. Jadis, étant ignare, j'ai reçu de nombreuses marques.Mais, depuis que j'ai eu la révélation de la philosophie, mon âme s'estpurifiée.
RHADAMANTHE
Tuasusédumeilleuretduplusefficacedes remèdes.Parsaux îlesdesBienheureux,profitegaiementde lacompagniedeshonnêtesgens.Maisavant,dénonce‒moiletyrandonttuviensdemeparler.(àHermès)Qu'onenappelled'autres!
MICYLLE
25.Pourmoi,l'affaireseraviteclassée,Rhadamanthe.L'examenserabref.Jesuisnuettupeuxtoutvoir.
RHADAMANTHE
Quies‒tu?
MICYLLE
Mycillelesavetier.
RHADAMANTHE
Superbe,Micylle:tuesimmaculé,bravo!TupeuxrejoindreCyniscos.Àprésent,jeveuxqu'onfasseentrerletyran.
HERMÈS
Mégapenthès,filsdeLacyde,viensà labarre !Où tediriges‒tu ?Veux‒tuvenir !On te réclame. Tisiphone, il va falloirque tu leportesjusqu'ici :prends‒leparlapeauducou.
RHADAMANTHE
Vas‒yCyniscos,portetesaccusations,énumèresesvilenies:ilestfaceàtoi.
CYNISCOS
26.À quoi bon parler ! Tu reconnaîtras vite la nature de cet animalen examinant sesmarques sur son âme. Toutefois, je vais confondre cettecanaille et te faire la liste de sesméfaits. En tant que simpleparticulier, je n'ai rien à dire sur lui.Mais dès qu'il se fut allié àdes personnages sansscrupule,puisentourédegardesducorps, ilfomentauncoupd'Etatdanssacitéetseproclamatyran.Dans lafoulée, il tuaplusdedixmillecitoyens.S'accaparantleursbiens,devenurichissime,ils'enfonçadanslestupre,traitasessujetsavecignominie,dévergondalesjeunesfilles,selivrantaussiàuncommercedégoûtantaveclesjeunesgarçons.Cetivrognecommitlespiresvileniessursonpeuple.Pourunêtreaussiorgueilleuxetaussiméprisable,jene trouvepasdechâtimentàlamesuredesescrimes.Lesoleilbrûlantestplus facileà regardersansclignerdesyeuxquecette facederat.Quedireencoredesonincroyableimaginationenmatièredesupplicesraffinés.Sabarbarien'amêmepasépargnésaproprefamille.Non,jenecalomniepoint:c'estlatristevérité.Pourmejustifier,j'enréfèreàsesvictimes:ilssonticiaugrandcomplet:ilsfontcercleautourdeleurbourreauetl'attaquent.Touscesgens,Rhadamanthe,ontsubi lafuriemeurtrièredecebrigand:certainsontétépiégéscar leursépousesavaient lemalheurd'êtretropbelles ; lesautresontpayéchèrementleurjusteindignationquandletyranabusaitdeleurfils;ilenestd'autresquipérirentparcequ'ilsavaientdubienouparcequ'ilsavaientprisconsciencedesesécartsdeconduite.
RHADAMANTHE
27.Qu'as‒tuàdirepourtadéfense,monstre?
MÉGAPENTHÈS
J'avoueavoir bien commis les premiers crimesdont ilm'accuse. En revanche, jem'insurge contre les coucheriesqu'ilme reproche, lesprétendusviolsd'enfantsetdejeunesfilles.Cyniscosn'adébitéàcesujetquedesinepties.
CYNISCOS
Bon!Pourcesactesprécis,Rhadamanthe,jevaisrecouriràdestémoins.
RHADAMANTHE
Quelssont‒ils?
CYNISCOS
AppelleàlabarrelaLampeetleLitdecemonsieur:ilsdéballeronttoutcequ'ilssaventsurleurpropriétairedufaitdeleurintimité.
HERMÈS
Vousdeux,objetsdeMégapenthès,approchez.Commeilssontobéissants!
RHADAMANTHE
DitestoutcequevoussavezsurlespratiquesdeMégapenthès.Toi,leLit,àtoil'honneur!
LELIT
Cyniscosn'aditquelavérité.Lahontem'envahit,rienqu'enpensantàtouteslesperversionsauxquellesj'aiducollaborer.
RHADAMANTHE
Tontémoignageestonnepeutpluslimpide:lefaitd'hésiterdeparlerdeceschosesprouvetabonnefoi.Àtontour,Lampe,dépose!
LALAMPE
Danslajournée,jenepouvaissavoircequ'ilfaisait : j'étaiséteinte.Parcontre, lanuit C'étaitrépugnant, jetelejure!Ils'est livréàdesactessihorribles que la langue est impui