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Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe. Projet CRIMPREV. Action de Coordination du 6° PCRD, financée par la Commission Européenne. Contrat n° 028300. Date de début: 1er juillet 2006. Durée 36 mois. Projet coordonné par le CNRS – Centre National de la Recherche Scientifique. Site internet : www.crimprev.eu. E-mail [email protected] n°07 14 février 2008 L’usage de stupéfiants 1 , plus encore que la détention pour usage personnel 2 , fait l’objet de réglementations très diverses en Europe, allant de l’incrimina- tion directe à la neutralité pénale de ce comportement. Ces réglementations sont par ailleurs en constant changement et donnent lieu à des débats natio- naux très variés. On a observé, durant les dernières décennies, des réformes législatives relativement importantes dans certains pays, allant tant dans le sens d’une criminalisation accrue que dans le sens d’une dépénalisation ou 1 Qu’on les appelle dans nos écrits stupéfiants, drogues ou drogues illicites (la terminologie usuelle varie en effet selon les pays et les disciplines), nous limitons notre travail aux politiques relatives aux substances illicites classées aux tableaux des stupéfiants (à l’exclusion des médica- ments psychotropes, dont l’origine, l’histoire, la réglementation et les usages sont partiellement différents). 2 Pour faciliter la lecture, nous nous réfèrerons généralement à ces deux comportements sous le seul terme d’usage, sauf, bien entendu, lorsqu’on examinera les régimes juridiques différents auxquels ces comportements peuvent être soumis. L’USAGE ET LA DÉTENTION DE STUPÉFIANTS, ENTRE CRIMINALISATION ET DÉCRIMINALISATION Maria Luisa Cesoni

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Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe. Projet CRIMPREV. Action de Coordination du 6° PCRD, financée par la Commission Européenne. Contrat n° 028300.Date de début: 1er juillet 2006. Durée 36 mois. Projet coordonné par le CNRS – Centre National de la Recherche Scientifique. Site internet : www.crimprev.eu. E-mail [email protected]

n°0714 février 2008

L’usage de stupéfiants1, plus encore que la détention pour usage personnel2, fait l’objet de réglementations très diverses en Europe, allant de l’incrimina-tion directe à la neutralité pénale de ce comportement. Ces réglementations sont par ailleurs en constant changement et donnent lieu à des débats natio-naux très variés. On a observé, durant les dernières décennies, des réformes législatives relativement importantes dans certains pays, allant tant dans le sens d’une criminalisation accrue que dans le sens d’une dépénalisation ou

1 Qu’on les appelle dans nos écrits stupéfiants, drogues ou drogues illicites (la terminologie usuelle varie en effet selon les pays et les disciplines), nous limitons notre travail aux politiques relatives aux substances illicites classées aux tableaux des stupéfiants (à l’exclusion des médica-ments psychotropes, dont l’origine, l’histoire, la réglementation et les usages sont partiellement différents).2 Pour faciliter la lecture, nous nous réfèrerons généralement à ces deux comportements sous le seul terme d’usage, sauf, bien entendu, lorsqu’on examinera les régimes juridiques différents auxquels ces comportements peuvent être soumis.

L’usage et La détentionde stupéfiants, entre criminaLisation

et décriminaLisation

Maria Luisa Cesoni

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décriminalisation totale. Du point de vue du cadre législatif, un clivage semble se manifester entre les pays du Sud de l’Europe - dont plusieurs ont opté pour une décriminalisation radicale de la consommation de drogues (tout comme quelques pays de l’Est/Nord-Est) - et les pays du Centre-Nord, qui se parta-gent entre une approche répressive et une dépénalisation timide ou seulement pragmatique3. En effet, les pratiques viennent nuancer les constats normatifs, permettant de constater, par exemple, des formes de dépénalisations de facto dans un cadre législatif répressif.

À partir de l’analyse de la politique relative à l’usage de stupéfiants dans un certain nombre de pays, les trois séminaires que nous organisons en 2007-2008 se proposent de mettre en évidence des éléments permettant d’émettre des hypothèses quant au rôle joué par certains facteurs dans l’évolution des politiques législatives, des pratiques et des discours relatifs à la (dé)criminalisa-tion de l’usage de stupéfiants. Il s’agit de l’évolution du Welfare State, de l’im-pact des médias, de l’opinion publique et des experts, ainsi que de l’attention accrue dédiée aux victimes dans le champ pénal et médiatique ou, encore, du respect des droits fondamentaux.

Une telle analyse ne pourra qu’être amorcée, en raison de la rareté des recher-ches et écrits scientifiques portant précisément sur ces aspects en relation avec la politique des drogues illicites.

Aux fins de notre analyse, les notions de criminalisation et de décriminalisa-tion ont été entendues au sens large, comprenant non seulement l’évolution du cadre législatif - incrimination de l’usage et/ou de la détention pour usage personnel, décriminalisation (l’acte n’est plus illégal) ou dépénalisation (l’acte reste illégal mais la peine est réduite ou non appliquée) de ces comportements - et de sa mise en œuvre, mais aussi toute mesure de politique publique visant ou induisant un accroissement ou une diminution de la criminalisation de ces comportements. Quant à la criminalisation sociale (ou étiquetage) de l’usage et des usagers, elle sera prise en compte en tant que facteur qui peut influencer (ou être influencé par) les processus politiques et législatifs.

Le premier séminaire, qui s’est déroulé à Bruxelles les 26 et 27 octobre 2007, a porté sur les politiques mises en œuvre en Belgique (Christine Guillain), en Espagne (Isabel Germàn), en France (Henri Bergeron), aux Pays-Bas (Tim Boekout van Solinge) et en Suisse (Kerralie Oeuvray)4. Il a permis de développer un certain nombre de considérations concernant surtout deux des axes trans-versaux de notre travail : l’influence des politiques de welfare et la question des droits de l’homme ; la question de l’impact des médias est ressortie de manière plus limitée.

Tout d’abord, afin de cadrer la question de la (dé)criminalisation de l’usage de drogues, l’évolution du cadre juridique de trois pays disposant de politi-ques fort différentes - la Belgique, les Pays-Bas et l’Espagne - a été présentée. Ensuite, un regard plus centré sur les politiques de welfare, notamment dans ses aspects d’assistance sanitaire et sociale, ont guidé l’analyse des politiques menées en France et en Suisse.

Ce premier tour d’horizon a permis de mettre notamment en évidence les as-pects liés au contexte politique international, ainsi que la question du respect des droits des usagers comme condition nécessaire d’une politique digne d’un

3 Cesoni, 2004.4 Cette synthèse a été rédigée sur la base des résumés des interventions fournies par leurs auteurs, quelques fois librement interprétés par la rédactrice de cette note.

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État de droit. Les cas des Pays-Bas et de la Suisse semblent montrer que le fait de disposer d’une autonomie locale dans la mise en place de politiques de santé (publique) est un facteur qui facilite l’adoption de politiques de réduc-tion des risques, celles-ci favorisant à leur tour une approche plus tolérante du phénomène de la consommation.

Par ailleurs, les analyses portant sur la Belgique, la France et les Pays-Bas ont montré le développement des références à des notions telles que les nuisances publiques, dont l’émergence semble correspondre à la montée d’un sentiment d’insécurité (à l’égard des comportements délictueux), qui paraît être fort lié à l’évolution d’un sentiment plus étendu d’insécurité « sociale ». Selon Robert Castel, dans nos sociétés occidentales, qui assurent, en quelque sorte de droit, la sécurité de leurs membres, l’insécurité moderne ne serait pas l’absence de pro-tections, mais plutôt leur envers, leur ombre portée dans un univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité5. Le développement des protections civiles, qui garantissent les libertés fondamentales et assurent la sécurité des biens et des personnes6, et sociales, qui protègent contre des risques tels que les accidents, la maladie, le chômage, ont induit une aversion au risque. La demande de protection à l’égard de l’État s’est ainsi accrue au fur et à mesure que les risques sont allés décroissant. Dès lors, avec la crise des protections sociales, les individus, moins habitués aux risques, demandent toujours plus de protection et supportent mal l’idée que celle-ci diminue. C’est ainsi que l’insécurité sociale et l’insécurité civile se recou-pent ici et s’entretiennent l’une l’autre7.

I. Le cadre LégIsLatIf beLge

L’analyse de Christine Guillain relative à l’évolution de la législation belge met en exergue le poids du cadre législatif international, qui paraît être, du moins jusqu’aux années 1975, bien plus déterminant que les facteurs nationaux, et qui débouche sur l’incrimination - essentiellement indirecte (i. e. via l’incrimination de la détention) - de l’usage. À partir de la moitié des années 1990, en revanche, la question de l’insécurité et le recours à la notion de nuisances publiques est liée à un double mouvement : une tentative de dépénalisation partielle de la détention de cannabis pour l’usage personnel et le maintien du contrôle pénal en cas de nui-sances publiques, notion indéfinie remplacée ensuite par celle de troubles à l’ordre public, tout autant indéterminée.

1. Première période : l’influence internationale

En Belgique, deux périodes peuvent être mises en évidence dans le processus législatif.

La première période, qui court de 1912 à 1960, démontre comment, en l’ab-sence d’une problématique liée à l’usage de drogues, la mise en place d’un pro-cessus de criminalisation de ces substances est directement issue du contexte international.

En effet, avant la signature de la Convention internationale de l’opium de 1912 par la Belgique, les réglementations existantes visaient, avant tout, à réglementer l’exercice de l’art de guérir. Malgré l’absence de problèmes liés à l’usage de l’opium, la Belgique a ratifié la Convention internationale de l’opium, en raison de la valeur morale que représentait l’engagement interna-

5 Castel, 2003, 6.6 Ibid., 5.7 Ibid., 53.

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tional et de l’importance pour la Belgique d’y être associée. Cette ratification a obligé la Belgique à se doter d’un dispositif répressif, concrétisé par la loi du 24 février 1921 et l’arrêté royal du 31 décembre 19308, dont les buts premiers visaient à lutter contre le trafic illicite et à contrôler le commerce intérieur d’un certain nombre de substances soporifiques et stupéfiantes. L’usage indi-viduel n’a pas été incriminé, alors que l’usage en groupe et la détention ont fait l’objet d’incrimination, sans que le législateur n’ait toutefois pris la peine de préciser dans quel but devait s’opérer la détention - en vue d’usage ou de vente - pour constituer une infraction. La loi a instauré des peines d’emprison-nement, ainsi que des procédures dérogatoires au droit commun, telles que les visites domiciliaires de nuit sans mandat de perquisition ou la force probante particulière attribuée au procès-verbaux dressés pour constater les infractions à la loi sur les stupéfiants.

2. Deuxième période : dépénaliser l’usage de cannabis ?

La deuxième période, qui s’étend de 1960 à nos jours, a connu, d’une part, le renforcement de la répression du trafic de drogues et l’application progressive de ce dispositif répressif aux usagers de drogues et, d’autre part, des tentatives de dépénalisation alimentées par le mouvement de défense sociale.

Au cours des années 1960 et 1970, on assiste à des saisies de drogues de plus en plus importantes, ainsi qu’à des condamnations de plus en plus nombreu-ses pour les comportements liés à la consommation. Cela vient illustrer non seulement l’intérêt grandissant des autorités judiciaires pour la problématique des drogues, mais également la répression indirecte de l’usage par le biais des actes punissables précédant la consommation, tels que l’achat ou la détention. Dans le même temps, la doctrine questionne l’utilité de réprimer l’usage de drogues, s’interroge sur les facteurs socio-culturels de cet usage ou prône des solutions de traitement à l’encontre des usagers.

Cette ambivalence marque la loi du 9 juillet 1975, qui modifie largement celle de 1921 et fait suite à la ratification, par la Belgique, de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 : d’un côté, la volonté de renforcer la répression et, de l’autre, la volonté d’adopter une autre approche, afin de traiter et de réadapter les usagers de drogues.

Après une recrudescence dans la poursuite des usagers de drogues, la Belgique connaît deux directives de politique criminelle. L’une, adoptée en 1993, de-mande au parquet, dans le cadre de son pouvoir de décider de l’opportunité des poursuites, de ne plus classer immédiatement sans suite des dossiers im-pliquant des usagers de drogues. La réaction politique se veut ainsi tangible à l’égard d’une population considérée comme à l’origine des problèmes d’in-sécurité. La deuxième directive, adoptée en 1998, se veut au contraire plus tolérante à l’égard des usagers simples de cannabis et demande au parquet d’accorder à ces dossiers la plus faible des priorités dans la politique des pour-suites. De nombreuses exceptions sont toutefois instaurées, notamment, en cas d’usage problématique ou de nuisances publiques.

L’évaluation catastrophique de cette politique amènera le gouvernement bel-ge, au lendemain des élections fédérales de 1999, à proposer l’élaboration d’une politique cohérente en matière de drogues. Le dossier n’aboutira qu’en 2003 avec l’adoption de deux lois, d’un arrêté royal et d’une directive. Centrée essentiellement sur le cannabis, la nouvelle réglementation instaurera, d’une

8 Malgré diverses modifications, ces instruments sont toujours en vigueur.

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part, une dépénalisation de la détention de cannabis pour usage personnel, en diminuant les peines applicables à ce comportement, et, d’autre part, une décriminalisation de facto de la détention de cannabis pour usage personnel de la part des individus majeurs, en demandant aux policiers, en cas de constata-tion de cette infraction, de ne dresser qu’un procès-verbal anonyme. À défaut de procès-verbal nominatif, en effet, les poursuites par le parquet ne sont plus possibles.

Cette loi a été partiellement annulée par la Cour constitutionnelle en 2004, en raison de la violation du principe de légalité des incriminations, tant les notions utilisées par la loi pèchent par leur caractère vague et imprécis. Une nouvelle directive de politique criminelle verra le jour en 2005 à propos de la recherche et de la poursuite dans les dossiers impliquant une détention, par un majeur, d’une quantité de cannabis destinée à son usage personnel. Il est à nouveau demandé au parquet d’accorder à ces dossiers la plus faible des prio-rités, sauf en cas de troubles à l’ordre public.

II. La poLItIque de La drogue aux pays-bas

La présentation de la politique menée aux Pays-Bas, effectuée par Tim Boekout van Solinge, permet de prendre en compte la variable de l’insécurité découlant du climat politique général en tant que facteur d’accroissement de la répression. C’est ainsi que l’un des pays les plus tolérants d’Europe, dont la politique a été orientée par la volonté de « normaliser » la situation des consommateurs, fait de la lutte contre les nuisances produites par ces derniers l’axe d’une nouvelle politique répressive. L’analyse de la politique néerlandaise met en évidence, par ailleurs, le rôle que la médiatisation d’un petit nombre d’accidents liés à la consommation d’hallucinogènes semble avoir joué dans la genèse d’un projet de loi visant à interdire la vente de champignons halluci-nogènes. Cependant, la part de cette influence dans l’évolution de la politique néerlandaise, dont la tolérance historique semblait déjà en train de s’effriter, nous semble difficile à évaluer.

1. Coffeeshops et réduction des risques

Les représentations de la politique néerlandaise en matière de drogue présen-tent une image des Pays-Bas comme d’un supermarché de la drogue, dont le coffeeshop (lieu où le cannabis et ses dérivés peuvent être vendus à des consom-mateurs adultes) est le symbole. Or, si ce pays pratique une politique libérale quant à la vente de ces produits, et une politique tolérante à l’égard de la consommation de l’ensemble des drogues illicites, la politique de réduction des risques y est aussi bien établie depuis le début des années 1970. Du point de vue de la santé publique, la situation est considérée sous contrôle : stabili-sation de la consommation récréative de drogues (qui correspond aux moyen-nes européennes), population de “ toxicomanes ” qui vieillit, raréfaction des pratiques d’injection.

2. Les fondements de la tolérance

Le début de la politique de la drogue aux Pays-Bas peut être situé dans les années 1960 et est lié, entre autres, aux mouvements de protestation de cette époque. En 1968, deux commissions ont été installées et chargées d’étudier ce nouveau phénomène de l’usage de substances illicites : les Commissions Hulsman et Baan. Les deux commissions ont recommandé l’adoption d’une politique moins stricte que la prohibition totale de la drogue.

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La théorie sociologique de l’étiquetage, qui était à l’ordre du jour aux Pays-Bas au début des années 1970, quand les résultats des deux commissions ont été discutés, a exercé une forte influence sur la volonté de développer une politique plus tolérante. On pensait en effet que, si la société réagit d’une manière sévère à l’égard d’un comportement considéré comme déviant, tel que l’usage de drogues, par exemple en le stigmatisant et en le criminalisant, le risque existe que ce comportement s’intensifie et produise, en même temps, une marginalisation sociale des consommateurs. Au contraire, si la société réagit d’une manière normale, le comportement déviant va se normaliser et ne sera donc pas marginalisé, ce qui augmente la possibilité que la personne adopte des comportements moins extrêmes et moins déviants.

3. Le cannabis : classer sans suite

Depuis plusieurs années, le grand débat relatif à la politique de la drogue aux Pays-Bas se concentre sur la question des coffeeshops.

La vente et la possession du cannabis dans les coffeeshops sont en effet tolérées, bien que ces activités restent légalement interdites et donc illégales. Il s’agit d’une pratique généralisée de classements sans suite, qui découle des directives adoptées par les procureurs généraux. Notons que, dans le système juridique néerlandais, une directive possède un statut d’importance presque égale à la loi ; par conséquent, un procureur ne peut pas l’ignorer facilement.

Depuis le milieu des années 1970, les procureurs généraux ont décidé de clas-ser systématiquement les affaires telles que la possession de petites quantités de cannabis pour la consommation personnelle, ainsi que la vente de produits dérivés du cannabis par les coffeeshops ayant reçu une autorisation de la ville. Les coffeeshops doivent cependant respecter un certain nombre de règles (pas de vente aux mineurs, pas de vente de drogues dures, pas de publicité, etc…).

Un problème a toutefois été relevé. S’il est permis de vendre du cannabis aux consommateurs, la production du cannabis et sa vente aux coffeeshops restent complètement interdites. Une (petite) majorité parlementaire s’est prononcée, à plusieurs reprises, en faveur de la mise en place d’expériences locales où l’of-fre de cannabis serait légale et régularisée. Mais les gouvernements successifs n’ont pas voulu exécuter la motion du parlement pour des raisons de politique internationale : les conventions internationales, dont le ministère de la Justice a souligné qu’elles ne permettent pas une offre légale de cannabis, ainsi que le climat international, où une majorité de pays s’opposent à une telle politi-que. Rappelons en effet que, dans les années 1990 notamment, la politique néerlandaise en matière de drogue a été sévèrement critiquée, surtout par la France. En plus de cette pression européenne, l’influence des États-Unis, me-nant une guerre à la drogue, a aussi joué un rôle, tout comme celle des Nations Unies, qui considèrent que les Pays-Bas sont trop permissifs et ne luttent pas suffisamment contre la drogue.

4. De la santé publique à l’ordre public

La politique de réduction des risques a démarré au début des années 1970 par des programmes d’échange de seringues et des programmes de remise de mé-thadone. Un facteur très important pour comprendre pourquoi une politique de réduction des risques s’est développée si tôt, en comparaison aux autres pays, est représenté par l’existence de services sanitaires au niveau local, dans les villes. Comme ces services ne dépendent pas du ministère de la Santé, ils ont pu prendre des mesures de réduction des risques de manière autonome.

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Dans les années 1990, la politique de réduction des risques a été renforcée, no-tamment par l’introduction des programmes d’héroïne, destinée aux usagers ayant connu de longues carrières d’usage et de multiples essais pour arrêter l’usage. Une autre mesure adoptée consiste à tester les pilules lors des grandes soirées de rave, mesure qui a cependant été restreinte par le gouvernement conservateur de Balkenende il y a cinq ans.

En effet, depuis la fin des années 1990, des mesures plus répressives ont été introduites, telles que le traitement obligatoire de deux ans pour des “ toxico-manes ” commettant de nombreux petits délits. Bien que ce traitement obli-gatoire se déroule en prison, il n’est pas considéré comme une peine de prison. S’il n’a pas connu beaucoup de succès, il repose néanmoins sur l’idée que des individus qui causent des nuisances dans la rue sont mis dans l’incapacité de causer des nuisances.

Depuis quelques années, la répression a encore augmenté. Le climat social et politique a changé et il existe moins de soutien à l’égard des politiques libéra-les et tolérantes. D’un côté, cela s’explique par l’insécurité qui existe dans le pays depuis les meurtres de Pim Fortuijn et de Theo van Gogh. Aussi, dans le contexte successif aux attentats du 11 septembre 2001, des lois ont été intro-duites qui limitent la liberté individuelle (des contrôles d’identité par exem-ple) et qui donnent plus de pouvoir à la police (qui s’en sert, ce qui entraîne un plus grand nombre d’abus de pouvoir) et à la justice pénale.

Les consommateurs de drogue se sont montrés des cibles faciles pour les agents de police. Les “ toxicomanes ”, qui représentent un groupe avec une position faible dans la société, sont souvent arrêtés. Par ailleurs, les contrôles relatifs aux drogues lors de soirées ont augmenté. Il en découle que, même pour les consommateurs récréatifs, il est devenu plus difficile de consommer et de por-ter des drogues sur soi, même en petites quantités.

5. La médiatisation des incidents

En 2007, un certain nombre d’incidents, très médiatisés, ont eu lieu dans la ville d’Amsterdam, apparemment en lien avec la consommation de champi-gnons hallucinogènes, qui sont en vente dans les smartshops (lieux de vente de produits licites, qui sont parfois psychoactifs).

Pendant l’été, une fille française de 17 ans s’est suicidée en sautant d’un grand bâtiment du centre-ville. Si les médias ont affirmé qu’elle a accompli ce geste après avoir consommé des champignons hallucinogènes, cette information n’a pas été confirmée. Toujours pendant l’été, un citoyen britannique a sauté d’une chambre d’hôtel après avoir consommé des champignons hallucinogè-nes. Mais l’accident qui a le plus attiré l’attention des médias a été l’histoire d’un Français en visite dans la ville, qui a tué son chien d’une manière cruelle et sanglante, alors qu’il se trouvait dans sa voiture au bord d’un canal. Devant le tribunal, il avait déclaré ne pas se souvenir des faits, et avoir été sous l’in-fluence des champignons hallucinogènes depuis une semaine avant l’accident. Depuis ces événements, le gouvernement a présenté un projet de loi visant à interdire la vente de champignons hallucinogènes, projet qui n’a pas encore été voté par le parlement.

III. Le cadre LégIsLatIf espagnoL et Le cas du pays basque et de La cataLogne

L’intervention d’Isabel Germàn a mis l’accent sur la nécessité d’adopter une appro-che fondée sur la reconnaissance des droits des usagers de drogues, non seulement

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pour respecter les principes fondateurs d’un État démocratique, mais aussi en tant que stratégie de réduction des risques et des dommages liés à l’usage de stupéfiants. C’est ainsi que, dès lors que la politique de relative tolérance pratiquée par l’Es-pagne, où l’usage et la détention destinée à la consommation personnelle ne font l’objet que de sanctions administratives, ne paraît pas suffisante pour atteindre ces objectifs, en raison notamment du cadre juridique prohibitionniste, une politique de normalisation est préconisée.

1. Le cadre législatif

En Espagne, l’usage de drogues n’est en aucun cas sanctionné pénalement ; il fait uniquement l’objet d’une sanction administrative et seulement lorsqu’il a lieu en public. La détention pour l’usage personnel est également sanctionnée seulement par voie administrative. Par conséquent, ni l’usage ni la détention pour l’usage personnel ne constituent une infraction pénale. Cependant, puis-que la détention ayant pour but la distribution est incriminée (cf. les articles 368 et suivants du Code pénal), il est nécessaire de déterminer quand il faut considérer que celle-ci est destinée au trafic.

Puisque le Code pénal n’indique aucun critère permettant d’établir que l’on est en dehors de l’usage personnel, et en raison de la difficulté de la preuve de l’élément subjectif de la détention, la jurisprudence a élaboré progressivement les critères qui déterminent cette distinction, c’est-à-dire qui permettent de décider si la détention peut être sanctionnée ou pas. La jurisprudence consi-dère, par ailleurs, que l’infraction n’est pas réalisée dans deux hypothèses : d’une part, dans les cas d’usage en commun et, d’autre part, lorsque des pro-ches livrent de la drogue à une personne dépendante, dans le but de l’aider à sortir progressivement de la dépendance ou pour éviter le risque d’une crise d’abstinence.

Les sanctions administratives concernant l’usage personnel et la détention pour l’usage sont fixées par la loi organique n° 1 du 21 février 1992 sur la protection de la sécurité des citoyens. Celle-ci comprend les infractions administratives9 graves suivantes : l’usage dans des lieux, des voies, des établissements ou des transports publics, la détention illégale, l’abandon dans des lieux publics des outils ou des instruments utilisés pour l’usage (article 25.1)10. La plupart des dossiers sont initiés à cause de l’usage en public et/ou de la détention pour l’usage, et concernent pour la plupart des activités relatives au cannabis et à ses dérivés.

En ce qui concerne la détention pour l’usage personnel, elle ne devrait, en principe, pouvoir être sanctionnée (administrativement) que si l’on en fait une exhibition publique, parce qu’il s’agit de la seule manière qui pourrait mettre en danger la sécurité des citoyens. Dans la pratique, cependant, les différences d’interprétation sont à l’origine d’un des principaux problèmes constatés en rapport avec cette loi, c’est-à-dire l’insécurité juridique qui dérive, pour les usagers, d’une application inégale de la loi, d’un lieu à l’autre, de la part des différents corps de police.

9 La notion d’infraction administrative, qui n’est pas usuelle dans les pays francophones, est consacrée dans les systèmes juridiques qui connaissent un système important et autonome de sanctions administratives, tels qu’en Espagne et en Italie.10 Ainsi que la tolérance de l’usage illégal ou du trafic de drogues dans les établissements pu-blics, ou le manque de diligence de la part des propriétaires, administrateurs ou gérants qui n’ont pas œuvré pour empêcher ces conduites (article 23, h).

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La loi organique de 1992 prévoit la possibilité de suspension des sanctions si l’auteur se soumet à un traitement de désintoxication. Notons, par ailleurs, que la loi pénale permet de suspendre la peine de prison pour les toxico-dé-pendants ayant commis une infraction pénale en raison de leur dépendance des drogues, à condition, cependant, que la durée de la peine ne soit pas supé-rieure à 5 ans, et qu’ils se soumettent à un traitement de désintoxication.

2. Un équilibre entre liberté et contrôle

L’expérience basque et catalane en matière de drogues est plus proche de l’équilibre entre liberté et contrôle, et on a réalisé, dans ces régions autono-mes, quelques expériences réussies en matière de réduction des dommages et des risques.

Dans la Communauté autonome du Pays basque, l’usage de cannabis a at-teint une importante visibilité pendant les dernières années : on consomme le cannabis ouvertement dans de nombreux lieux publics. Dans le 5e Plan des toxico-dépendances (2004-2008), on explique qu’on connaît une légalisation de facto, de sorte que l’interdiction affecte principalement la production et la distribution, et non pas la détention et l’usage.

Au Pays basque, on mène différentes activités en matière de réduction des dommages et des risques : des programmes d’échange de seringues pour la population générale et dans les prisons, des programmes de remise de mé-thadone, des programmes en matière de pratiques sexuelles sans risques, du testing de drogues dans des fêtes ou des lieux de rencontre de jeunes. À Bilbao, on a aussi créé une salle d’usage supervisée laquelle, en dépit du rejet initial, est devenue l’une des ressources de référence en matière d’aide aux toxico-dé-pendants de la région.

En Catalogne, une initiative de l’Association Agata (un groupe de femmes touchées par le cancer du sein) a ouvert une voie pour l’usage thérapeutique du cannabis. L’expérience catalane permet d’observer comment un tel pro-cessus peut être mis en route en respectant le cadre légal. En effet, puisque le cannabis est toujours considéré comme une drogue illicite, si on ne peut pas changer la normative en vigueur, on est obligé de suivre d’autres stratégies juridiques.

3. Risques, réduction des risques et normalisation

Contrairement aux drogues légales, dans le cas des drogues illégales, outre les effets primaires, conséquence directe de l’usage, on peut constater une série de problèmes très importants, tels que le manque d’information sur les risques liés à la prise des substances ou la stigmatisation sociale et/ou légale des usa-gers, qui dérivent de la condition d’illégalité de ces substances. Puisque la loi définit quels sont les comportements acceptables, le simple fait de consommer ces substances comporte en soi la stigmatisation des usagers, perçus comme une menace et recevant l’étiquette de “ déviant ” ; notons qu’une telle réaction touche plus fréquemment les personnes le plus vulnérables.

Un autre problème réside dans le fait qu’un pourcentage important des dé-tenus présente des problèmes de dépendance des drogues. La plupart de ces personnes consommaient des drogues avant leur entrée en prison, dans une proportion beaucoup plus importante que la population en général. Dans plusieurs cas, le motif de l’entrée en prison est en effet la délinquance dite fonctionnelle, c’est-à-dire les infractions commises comme conséquence d’une addiction.

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Si le droit pénal est parfois considéré comme une panacée pour tous les pro-blèmes sociaux, ce qui amène à appliquer la loi pénale dans des situations où l’intervention d’autres instances de régulation serait préférable, force est de constater que la politique de répression menée à l’égard des drogues illicites, au niveau international comme au niveau interne, n’a pas réussi à diminuer les problèmes associés à ce phénomène. Plus encore, la politique prohibitionniste devient elle-même un facteur criminogène ; par conséquent, il s’avère néces-saire d’établir des systèmes alternatifs de contrôle.

Il ne s’agit pas de suivre une approche abolitionniste, préconisant la dispari-tion du système pénal, mais d’intervenir seulement pour les atteintes les plus graves aux biens juridiques, aux intérêts plus élémentaires de l’organisation sociale. Dès lors, en ce qui concerne les différentes approches relatives à la politique à mener en matière de stupéfiants (dépénalisation, décriminalisa-tion,…), la voie de la “ normalisation ” apparaît comme particulièrement intéressante. Un tel concept implique, en effet, une position qui ne comporte pas la volonté de se passer de toute intervention pénale, mais de la limiter aux comportements les plus graves (essentiellement liés au trafic). Il s’agit, par conséquent, de favoriser l’usage responsable des drogues, à savoir un usage qui n’entrave pas les capacités personnelles et sociales de l’usager, qui peut décider de consommer d’une manière rationnelle, en assumant les conséquences dé-rivées de cet usage.

Fondé sur le principe d’intervention minimale du droit pénal, le concept de normalisation paraît être plus en accord avec les principes qui régissent un État de droit, social et démocratique. Il s’agit de réduire l’intervention pénale pour concentrer les efforts sur la prévention, le traitement des usagers et leur réinsertion sociale. L’approche de la normalisation est cohérente avec la phi-losophie de la réduction des dommages et des risques, qui prétend répondre aux différents problèmes associés à l’usage des drogues, en donnant priorité à la diminution des effets négatifs liés à l’usage de ces substances.

4. L’usager comme sujet de droits

La réduction des risques pour les usagers de drogues illégales passe par une protection qui leur permette d’éviter ou de surmonter une situation de margi-nalisation et de vulnérabilité. Dès lors, il paraît nécessaire de reconnaître leur condition de sujets de droits, c’est-à-dire de garantir la reconnaissance de leurs droits fondamentaux, comme c’est le cas pour les usagers de drogues légales, et, par conséquent, le respect de leurs styles de vie.

Pour atteindre ces objectifs, il est nécessaire d’améliorer l’accessibilité aux ser-vices, en s’adaptant aux besoins des usagers de drogues, et d’offrir et promou-voir une éducation sanitaire visant un usage moins risqué. Cette dernière doit aller de concert avec la responsabilisation et la participation des usagers de drogues en tant que citoyens, et doit comprendre des stratégies permettant de motiver le changement dans les cas des usagers ayant des habitudes nocives pour leur santé. En définitive, il s’agit d’adopter une approche plus rationnelle et objective du phénomène des drogues, de surmonter les réactions d’alarme sociale et de promouvoir un cadre légal favorisant des interventions moins agressives.

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5. État social et politique de la drogue en France

L’intervention d’Henri Bergeron visait à questionner le rapport entre welfare et politiques pénales. Elle tend à mettre en évidence un lien double : tout en légiti-mant l’approche sanitaire de l’usage au détriment de la réponse plus directement répressive, notamment la peine de prison, l’État social semble favoriser, en même temps, l’extension des dispositifs coercitifs à l’égard des usagers.

6. Les étapes de la politique pénale française en matière d’usage

Trois étapes principales de la politique pénale française en matière d’usage de drogues peuvent être identifiées d’après la littérature.

Au début des années 1970 : une politique de répression de l’usage se dessine. Après une première courte période de répression molle de l’usage, l’on assiste à l’aug-mentation lente mais régulière des interpellations, l’injonction thérapeutique n’est guère mobilisée et suscite le rejet manifeste des premiers intervenants en toxicomanie11.

L’ambivalence des années 1980. On note à la fois une forte pression policière sur l’usage simple (les interpellations pour usage augmentent de manière ex-ponentielle), visant notamment à traquer les petits revendeurs, et une volonté manifeste de polarisation de l’intervention sur les “ malades de leurs drogues ”. Des recommandations en faveur d’une dépénalisation de facto du cannabis commencent à exister dans les documents de cadrage de l’action publique.

À partir de 1990, la pression policière sur les usagers simples se poursuit, qui se-rait le produit principal d’une politique volontariste, mais on assiste en même temps à une augmentation des classements sans suite, voire à de nombreux contrôles policiers qui ne débouchent pas sur un procès-verbal, donnant lieu à une dépénalisation de facto encore plus développée, voire assumée, d’autant plus que, en cas de condamnation, la prison n’est pas le premier recours. Une circulaire du ministre de la Justice du 17 juin 1999 invite les procureurs à pri-vilégier (entre autres) le soin en cas d’usage simple.

Quels liens peut-on établir entre cette évolution de la politique pénale vis-à-vis de l’usage simple de stupéfiants et l’évolution connue en France par l’État social, défini largement comme les politiques législatives, normatives et rédis-tributives de protection sociale et sanitaire, et en particulier les politiques de santé, puis de santé publique, à l’adresse des usagers de drogues ?

7. Les déterminants d’une dépénalisation de facto

Dans l’analyse de Wacquant relative à la situation américaine, on constate le quadruplement en deux décennies de la population incarcérée aux États-Unis, qui s’expliquerait par l’extension du recours à l’emprisonnement pour une gamme de crimes et délits qui jusque-là n’entraînaient pas de condamnation à la réclusion, à commencer par les infractions mineures à la législation sur les stupéfiants et les atteintes à l’ordre public12. Pour Wacquant, les raisons de ce qu’il identifie com-me un passage de l’État social à l’État pénal se trouvent du côté de l’imposition du salariat précaire et du rétrécissement corrélatif de la protection sociale13.

Si l’on tente d’appliquer la logique du raisonnement de Wacquant au cas fran-çais, où l’on constate un faible niveau d’incarcérations des usagers simples eu égard à la prévalence de l’usage et aux chiffres des interpellations, et plus encore des contrôles, peut-on dire que le Welfare a fonctionné comme un rempart ?11 Bergeron, 1999.12 Wacquant 1998a, 13.13 Wacquant, 1998b, 4. 11

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S’il existe bien en France une paupérisation et une fragilisation du salariat, et que les différents plans de réforme du financement de la sécurité sociale consacrent un effritement progressif de la couverture de la protection sociale, les politiques sociales et de santé n’ont pas connu le destin misérable qui a été le leur aux États-Unis. De plus, si l’on se penche en particulier sur celles à destination des usagers de drogues, l’on peut avancer qu’elles ont joui d’un certain développement, notamment à destination des plus démunis des usa-gers et des dépendants.

L’hypothèse d’une sanitarisation du problème des drogues14 nous paraît per-tinente. Si l’on applique le modèle de Fassin15, celle-ci est conséquence d’un double mouvement de traduction de l’objet dans le langage de la santé (publi-que) et d’inscription de l’objet traduit sur l’agenda public. Deux périodes de sanitarisation (qui se recoupent en réalité) peuvent être identifiées16.

Une première sanitarisation a suivi l’apparition de l’épidémie de sida et se tra-duit en deux transformations conceptuelles principales : d’une part, la drogue est de moins en moins problématisée en termes de transgression des lois ou d’autodestruction, et de plus en plus en termes de santé publique ; d’autre part, une distinction plus nette s’opère, dans l’espace public, entre les diffé-rentes drogues et les différents types d’usages. La prise de risque devient la nouvelle mesure commune.

L’adoption d’une rhétorique de santé publique s’accompagne d’une progres-sive domination de la raison épidémiologique. Ces transformations concep-tuelles se matérialisent en des politiques de santé publique permettant le déve-loppement d’une offre sanitaire et sociale, dite de réduction des risques.

Le deuxième mouvement de sanitarisation est incarné par la formation d’une politique générique des addictions, fusionnant les différents types de produits en une seule classe, celle des produits psychoactifs, et couvrant l’ensemble des comportements de consommation. Cette étape signe une médicalisation renforcée de la conception de la dépendance, mais également de l’abus, voire de l’usage. Ce mouvement, centré sur les mécanismes biologiques et éven-tuellement psychopathologiques d’acquisition des addictions, tend à gommer une partie de l’épaisseur sociale et culturelle qui distingue ces produits et leurs usages, et à accorder une place substantielle à la découverte de “ médicaments du cerveau ”.

Ce qui paraît en découler c’est que des comportements d’usage, qui relevaient autrefois d’une régulation essentiellement juridique et, de manière plus anec-dotique, de l’éducation pour la santé et de la prévention, relèveraient désor-mais d’une politique de santé publique globale.

Dès lors, la dépénalisation de facto qui s’est installée en France peut-elle être interprétée comme une conséquence de cette sanitarisation ? On peut consi-dérer que la médicalisation de l’approche des usages et la sanitarisation des réponses et des politiques ont contribué à la valorisation de la figure de malade et ont servi d’inspiration à l’écriture de certains des instruments juridiques et politiques qui ont tenté de cadrer l’approche de l’usage, tels que les plans d’ac-tion de 1993, de 1995 et de 1999. Ces argumentaires se retrouvent surtout, de manière manifeste, dans la circulaire du ministre de la Justice de juin 199917.

14 Faugeron, Kokoreff, 2002.15 Fassin, 1998.16 Pour un développement, voyez Bergeron, 2007, 2006.17 Faugeron, Kokoreff, 2002, 16.

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Bien que l’on ne puisse pas prouver que les classements sans suite sont la conséquence principale de la discussion de cette doctrine sanitaire, on peut considérer, en inversant le sens de la proposition de Wacquant, que le trai-tement pénal sévère (par l’emprisonnement en particulier) de l’usage simple de drogues, en France, a progressivement été doté d’une charge symbolique négative, tandis que l’approche médicale et sociale, donc par le Welfare, a été progressivement connotée positivement et a conforté la légitimité des prati-ques de classement sans suite. Au vu de ces considérations l’on est tenté de voir, en France aussi, le développement de l’État social comme un rempart au développement de l’État pénal.

Pourtant, la forte répression policière de l’usage, l’impossible révision de la loi de 1970 et les évolutions récentes en faveur d’une re-pénalisation du trai-tement de l’infraction d’usage, nous poussent à soutenir l’hypothèse, un peu différente, d’un phénomène de juxtaposition entre État social et État pénal, plutôt que de supposer l’hypothèse d’une relation de compensation entre po-litique sociale et politique pénale, comme le suggère Wacquant.

8. Les nouvelles réformes françaises : entre re-pénalisation et dépénalisation ?

À l’époque d’un surcroît d’une demande sociale de sécurité et d’ordre public, la thèse de Wacquant, si elle ne s’est pas encore réalisée en France, serait-elle sur le point de l’être ? L’on peut, en effet, voir se dessiner, depuis très ré-cemment, deux mouvements répressifs. D’une part, le thème des nuisances publiques, comme l’atteste le rapport annuel de l’OEDT de 2005, est de-venu un véritable registre d’action publique, et la protection de l’espace public contre les nuisances est devenu un objectif légitime qui justifie un nombre important d’actions réglementaires et répressives : lutte toujours plus poussée contre l’usage des stupéfiants au volant, montée de la thématique et velléités de contrôle de la consommation sur le lieu de travail et attrait grandissant et développement des tests de dépistage, répression des rassemblements de jeunes consommant toutes sortes de produits psychoactifs dans les rues des grandes villes du Sud de l’Europe, cantonnement des raves dans des espaces clos et si possibles isolés.

D’autre part, on assiste à une re-pénalisation des usages simples avec l’adop-tion fort récente18 de la peine complémentaire du “ stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants ” (Article L3421-1 du Code de la santé publique). Or, ces stages sont une incitation à faire remonter toutes les affaires d’usages de la police vers les parquets, et représentent aussi une incita-tion pour les procureurs à ne plus classer sans suite.

Dans une pareille disposition, l’on peut voir à la fois la réaffirmation de la reconnaissance, relativement “ libérale ”, que la prison ne peut pas être une solution pour les usagers, mais en même temps, une volonté forte d’exalter la valeur de l’interdit par une politique volontariste et extensive de mise en œu-vre d’une réponse judiciaire. C’est ainsi au moment où la demande sociale de sécurité publique est la plus forte que la dépénalisation (au sens de l’évitement des peines privatives de liberté) est la plus aboutie. Mais c’est aussi le moment de l’histoire où la médicalisation de la compréhension des déterminants des usages est la plus achevée que la réponse coercitive rencontre les conditions de son plus grand épanouissement.

18 Cf. la loi de lutte contre la délinquance du 5 mars 2007 et son décret d’application.

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IV. poLItIque gLobaLe et cuLture du contrôLe en suIsse

De la situation helvétique présentée par Kerralie Oeuvray, on tire aussi l’impres-sion que si l’intégration des politiques de welfare dans les dispositifs de prise en charge des usagers de drogues - plus largement en Suisse qu’en France, puisque dans ce pays, au volet médico-psychologique, s’ajoutent des interventions assistancielles plus globales - s’accompagne d’un recours plus limité au dispositif pénal au sens strict, elles rendent possible ou se traduisent dans un élargissement - ici plutôt une institutionnalisation - du contrôle exercé sur les usagers.

1. (Dé)criminalisation et gestion des problèmes sociaux

Vu sous l’angle de la sociologie des problèmes sociaux, le rapport crimina-lisation-décriminalisation de la consommation de produits particuliers n’est qu’une dynamique parmi d’autres, intervenant dans la gestion sociétale et locale de cette consommation. Tout aussi importantes seront les caractéristi-ques de la mise en œuvre des politiques socio-sanitaires qui visent davantage à attirer les consommateurs avérés dans les traitements, comme aussi les types de supports accordés par l’État social aux clients en traitement. L’analyse des manières avec lesquelles ces différentes logiques (judiciaire, socio-sanitaire, protection sociale) s’articulent entre elles permet d’accorder de la crédibilité aux théories qui relèvent l’émergence d’une culture de contrôle dans les so-ciétés européennes. Sur la base des connaissances relatives à la Suisse (mais non exclusivement), on peut mettre en évidence trois logiques ou tendances découlant de la mise en œuvre de ces divers dispositifs au sein de partenariats explicitement voulus ou de partenariats qui s’établissent avec le temps.

2. Une politique globale

La première logique concerne les politiques dites globales en matière de toxi-codépendance. En réaction aux défis posés par les scènes ouvertes des années 1990, les risques d’infection HIV, les taux de décès des consommateurs en augmentation, ainsi qu’en raison des limites des approches thérapeutiques ne visant que l’abstinence, une politique reposant sur quatre piliers a pu réunir un large consensus à travers la Suisse. Cette politique a permis de réunir les secteurs de la prévention, de la thérapie, de la réduction des risques et de la répression. Certes, chaque secteur est administré selon sa logique propre, mais les mises en œuvre particulières prennent en compte les objectifs transversaux formulés en termes de réduction des problèmes liés à la drogue, grâce notam-ment à la priorité accordée aux traitements. Ainsi, le principe d’opportunité peut être invoqué au niveau local pour justifier l’abandon des poursuites pé-nales si une disponibilité à se faire soigner est manifeste chez un individu. En n’imposant plus l’abstinence comme seul objectif, des mesures telles que les échanges de seringues et la création de locaux surveillés d’injection ont été facilitées. Les résultats de cette politique globale sont généralement consi-dérés avec satisfaction. Outre la réduction des taux de décès et de nouvelles infections HIV, de nombreux individus, auparavant exclus des traitements médico-sociaux, bénéficient dorénavant du statut de patient ou de client des services sociaux.

Si l’État social ne constitue pas un pilier explicite de ce modèle d’intervention, différentes branches de la protection sociale interviennent soit en finançant les offres (via l’assurance-invalidité), soit en couvrant les besoins minimum des clients (via l’assistance sociale : revenu minimum, aide au logement, couver-ture des primes de caisse-maladie).

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3. L’articulation entre système judiciaire et système médico-social

La deuxième logique concerne plus particulièrement l’articulation entre le sys-tème judiciaire et le système de traitement médico-social. Le code pénal donne au juge la possibilité d’ordonner un traitement comme alternative à une peine d’emprisonnement pour les personnes toxico-dépendantes ou qui souffrent d’une autre addiction et avec l’accord de celles-ci19. En Suisse, 16% des pla-ces en traitements résidentiels pendant l’année 2006 relèvent de placements judiciaires. Une recherche européenne20 s’est récemment penchée sur l’effica-cité et le fonctionnement de ces traitements quasi-obligatoires. Elle atteste une réduction aussi bien des conduites liées à la consommation que des conduites criminelles, mais souligne que l’efficacité de ce type de dispositif dépend d’un réseau de prises en charge développé et coordonné, dans lequel les traitements ordonnés ne représentent qu’une stratégie mineure, et que lorsque les relais ne se font pas avec l’État social (assurant par exemple les revenus minimum des individus soumis aux traitements), les résultats sont compromis. Il faut toutefois souligner que, comme les durées des traitements sont généralement plus longues que les peines d’emprisonnements initialement prévues, il y a augmentation du risque que le principe de peine alternative ne se transforme en judiciarisation supplémentaire du parcours de traitement.

4. Le cumul des dispositifs et la chronicisation du contrôle

La troisième logique se dégage à partir du cumul, dans le temps, de l’ensemble des interventions. Après plusieurs années de traitements divers, les difficultés de la dépendance passent généralement au deuxième plan, sans que les personnes arrivent nécessairement à s’affranchir du statut de client ou de patient pour re-prendre, par exemple, une activité professionnelle conventionnelle. À ce stade, le système judiciaire n’est plus présent qu’en arrière-plan. Par contre, l’État social se profile comme partenaire (ou pilier) incontournable d’une politique globale, non seulement comme support dans l’immédiat, mais aussi comme soutien indispensable pour un temps à venir qui s’annonce long.

On peut distinguer trois modalités de contact entre l’usager et les différents professionnels et services.

Relevons tout d’abord les échéances rapprochées (journalières ou hebdomadai-res) et répétées (car indispensables au confort médical et au minimum social), qui balisent la gestion des produits médicamenteux (méthadone, traitements pharmaceutiques) et les prestations matérielles de l’assistance sociale. Les échéances à moyen terme (bimensuelles ou mensuelles) concernent les pres-tations relationnelles (accompagnements sociaux, relations thérapeutiques) dont la répétition est assurée aussi bien par les rapports de fidélisation envers une relation d’aide valorisée que par la nécessité de garantir la poursuite des prestations matérielles. Pour certains clients, il y a en outre les échéances à moyen ou à long terme provenant des injonctions judiciaires ou correspon-dant aux sentences suspendues ou aux périodes de probation.

Enfin, certains usagers ne voient d’autre issue que de rester client des services disponibles. Cette troisième logique marque les contours d’une culture de contrôle, d’autant plus visible qu’il s’agit d’individus dont les conduites ne

19 Notons que la loi sur les stupéfiants offre aussi à l’usager de drogues qui se soumet à un traitement la possibilité d’éviter les poursuites pour l’infraction d’usage ou d’acte préparatoire de l’usage (article 19a). 20 D’une durée de trois ans (2002-2005), “ QCT Europe : Quasi Compulsory Treatment for drug dependant offenders ” a réuni des équipes provenant de Berlin, Fribourg (CH), Kent, Londres, Padoue, Vienne et Zurich (financement de la Commission européenne (5e pc) Quality of Life programme, QLG4-CT-2002-01446).

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Mention légales : Directeur de la publication : René LEVY Dépôt légal : en cours ISBN 978-2-917565-02-5

Diffusion : Reproduction autorisée moyennant l’indication de la source et l’envoi d’un justificatif. Maquette : CampingDesign

Crimprev info n° 7 - 14 février 2008

sont généralement plus problématiques. Mais la réussite des contrôles médico-sociaux, ainsi que de ceux directement liés à la gestion des prestations de l’État social, doit être mise en rapport avec l’articulation bien installée des différents types d’interventions. S’il ne s’agit pas de nier le mieux-être indéniable com-paré aux consommations incontrôlées d’antan, il se pose la question de savoir comment s’émanciper d’un champ d’intervention étroitement surveillé et par rapport auquel la dépendance reste entière.

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Maria Luisa CESONI, Faculté de droit - DPCR, Université catholique de Lou-vain - 2, place Montesquieu 1348 Louvain la Neuve (Belgique)e-mail : [email protected]

Tim BOEKHOUT van SOLINGE - Utrecht University - Willem Pompe Insti-tuut - Janskerkhof 16 - 3512 BM Utrecht (Pays-Bas)e-mail : [email protected]

Henri BERGERON - CSO/CNRS e-mail : [email protected] OEUVRAY - Université de Fribourg - Département de droit pénal - Ave-nue de Beauregard 11 - 1700 FRIBOURG (Suisse)e-mail : [email protected]

Isabel GERMÀN e-mail : [email protected] GUILLAIN - Facultés universitaires Saint-Louis - 43, boulevard du Jardin Botanique - 1000 Bruxelles (Belgique)e-mail : [email protected]

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