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MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA VOLX NARRATIVE DANS VILLE CRUELLE, MISSION TERMINEE, TROP DE SOLEIL TUE L 'AMOUR ET BRANLE-BAS ENNOIR ET BLANC by ROWENA NG B.A., The University of British Columbia, 1998 A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF MASTER OF ARTS in THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES (French) THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA December 2004 © Rowena Ng, 2004

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MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE?

LA VOLX NARRATIVE DANS VILLE CRUELLE,

MISSION TERMINEE, TROP DE SOLEIL TUE L 'AMOUR

ET BRANLE-BAS ENNOIR ET BLANC

by

ROWENA NG

B.A., The University of British Columbia, 1998

A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF

MASTER OF ARTS

in

THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES

(French)

THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

December 2004

© Rowena Ng, 2004

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RESUME

Mongo Beti (1932-2001), romancier, pamphletaire et journaliste, a abondamment enchaine un

discours continu sur certaines questions socio-politiques portant sur la vie au Cameroun. II nous

a fait un legs durable de son oeuvre romanesque qui s'etend de l'ere coloniale jusqu'au debut du

XXI e siecle, et depeint de facon dynamique revolution socio-historique de son pays natal.

Le renouvellement de son style romanesque dans la realisation de Trop de soleil tue

I'amour (1999) et de Branle-bas en noir et blanc (2000), ses deux derniers romans, merite un

examen des modifications narratives et de leurs effets par rapport a la forme narrative de ses

romans precedents. Bien que nous demontrions une evolution romanesque possible en

comparant quelques-uns de ses romans contestataires, a savoir Ville cruelle (1954), Le Pauvre

Christ de Bomba (1956) et Mission terminee (1957), avec Trop de soleil tue I'amour et Branle-

bas en noir et blanc, nous decouvrirons egalement, du point de vue narratologique, que Beti a

conserve dans une certaine mesure les fonctions premieres accordees a ses narrateurs.

Afin de degager des changements identifiables, cette etude reposera sur l'approche

narratologique edifiee par Gerard Genette dans Figures III (1972). Nous examinerons en

particulier la perceptibilite de la presence du narrateur betien, ses rapports avec le recit et avec

l'histoire et la facon dont certains aspects de Pinstance narrative se modifient d'un recit a

1'autre. Nous releverons ainsi de notre corpus des eloignements et des rapprochements entre les

narrateurs autodiegetique, homodiegetique et heterodiegetique betiens, quant a leur situation

narrative et leurs fonctions. Selon l'approche adoptee, nous verrons que Beti manipule les outils

de la narration pour transmettre, sous forme d'un discours romanesque impressionnant, ses

nombreuses preoccupations des conditions socio-politiques (neo)coloniales contemporaines.

i i

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TABLE DES MATIERES

RESUME II

TABLE DES MATIERES I l l

REMERCIEMENTS V

INTRODUCTION 1

UN TRAJET ROMANESQUE MOUVEMENTE 1

CHAPITRE 1 9

UNE DEFINITION GENETTIENNE DE L'INSTANCE NARRATIVE 9 Niveaux narratifs 9 Le type de narrateur 11 Le mode 14

CHAPITRE 2 20

VlLLE CRUELLE: NARRATION HETERODIEGETIQUE DES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DU COLONIALISME 20 Le recti de pensees: moyen de preciser et definir les sentiments/pensees abstraites de Banda 21

Une impression aigue devoilee 21 Une prise de conscience progressive d'un dilemme complexe 24 Une image sociale a partir d'un portrait intime 27

Interventions narratives 31 La signification extradiegetique du recit 31 Un tableau binaire de l'univers diegetique 33

le « Tanga des autres » 33 le Tanga des indigenes: une evolution inevitable 35

Les traces narratives/1'empreinte coloniale 38

CHAPITRE 3 42

MISSION TERMINEE: NARRATION AUTODIEGETIQUE: VOIX CONTESTATAIRE POUR RETROUVER LA BONNE VOIE 42 L 'effet de reel efface au profit d'une critique ironique dans Le Pauvre Christ de Bomba 43 L'emploi de I'effet de reel pour communiquer une quite identitaire culturelle dans Mission terminee 46 Ruptures socio-culturelles 48

« L'ecole-ogresse »: reflexions au moment de l'histoire 49 A la rencontre de Kala: reflexions au moment de la narration 51 A la recherche d'une identite et d'une purete perdues 55

Une visee oblique: les traces de I'instance narrative 56 Deux voix contestataires 61

L'autre voix 61 Une voix enfin revendiquee 63

CHAPITRE 4 66

NARRATION PSEUDO-PERSONNELLE: UN COMMENTA1RE SOCIO-CRITIQUE A TRAVERS TROP DESOLEIL WEL'AMOUR ET BRANLE-BAS ENNOIR ET BLANC 66

La perceptibilite du commentaire 66 Ici et ailleurs 70 Cette tour de Babelproblematique 75 La repetition 80

Qui est Eddie? 81

Eddie et le narrateur 82

CONCLUSION 88

L'INSTANCE NARRATIVE COM ME VEHICULE DU DISCOURS DE BETI 88

iii

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BIBLIOGRAPHIE 91

Ouvrages cites 91 Sources primaires 91 Sources secondaires -. 91

articles 91 livres 92

Ouvrages consultes 93 Sources secondaires 93

articles 93 livres '. 96

Sources tertiaires 98

iv

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REMERCIEMENTS

Je remercie ma Directrice de recherches, la Dre Onyeoziri, qui a eveille chez moi un interet vif

pour etudier le discours romanesque sur les questions reliees au postcolonialisme, m'a poussee

doucement a commencer enfin a rediger et m'a orientee au cours de ce travail. Je suis

reconnaissante a la Dre Raoul qui m'a fourni des conseils indispensables et qui a lu si

attentivement ce travail a ses diverses etapes; ainsi qu'au Dr Lamontagne qui m'a encouragee, il

y a bien des annees, a poursuivre les etudes de la maitrise et m'a exposee a la theorie

narratologique de Genette; ainsi qu'au Dr Miller, mon ancien professeur de la stylistique, qui

nous avait appris de fa9on systematique l'analyse textuelle, a des niveaux varies, des

expressions ecrites et qui m'a prodigue de bonnes recommendations.

Je remercie egalement les conseiller(ere)s a la Faculte de Graduate Studies, surtout

Max Read, de m'avoir bien guidee sur la forme requise de ce travail et d'avoir patiemment

repondu a mes maintes questions.

En dernier lieu, je dois avant tout une reconnaissance chaleureurse a ma soeur,

Connie Ng, qui m'a soutenue tout au cours de la realisation de ce travail et m'a donne des avis

sages et moraux.

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INTRODUCTION

Un trajet romanesque mouvemente

Le visage toujours evoluant de PAfrique est plus qu'une source du souffle createur de nombre

d'ecrivain(e)s africain(e)s. II exige aussi necessairement des innovations litteraires permettant de

mieux depeindre les changements que subit le continent. Parmi les nombreu(x)(ses) ecrivain(e)s

qui contribuent a innover sur le roman africain, l'oeuvre romanesque d'Alexandre Biyidi (1932-

2001)' en particulier temoigne, par sa forme aussi bien que son contenu, de revolution socio-

historique que connait l'Afrique depuis l'epoque coloniale jusqu'au seuil du troisieme millenaire.

Appartenant au mouvement litteraire anti-colonial, cet ecrivain camerounais a d'abord

publie sous le pseudonyme d'Eza Boto ses deux premiers ouvrages litteraires, « Sans haine et

sans amour » (1953) et Ville cruelle (1954). Par la suite, adoptant desormais le nom de plume

Mongo Beti, il a cree des romans contestataires, soit Le Pauvre Christ de Bomba (1956), Mission

terminee (1957) et Le Roi miracule (1958), dans lesquels il met en scene des conflits sociaux,

culturels et religieux entre les societes de l'Afrique et de l'Occident en tenant compte des

discours ideologiques proferes pour et contre le colonialisme. Les recits des jeunes heros de ces

premiers ouvrages nous racontent les consequences des formes les plus profondes de la

colonisation. lis entament en particulier les effets de 1'evangelisation, de 1'education et de

1'administration coloniales qui constituent les cibles principales de la censure betienne. Cette

litterature de contestation vise a devoiler les mefaits du colonialisme, a se revolter contre ce

qu'elle presente comme perspective eurocentrique, et a remettre en cause la mission dite

civilisatrice par laquelle le colonisateur essaie de justifier la colonisation. Parmi les nombreux

mefaits auxquels donne lieu la colonisation, Beti examine surtout la discordance entre deux

cultures fort differentes, 1'alienation culturelle et sociale chez les jeunes Africains qui avaient

etudie en Europe, l'interet materiel, et l'impasse que le patriarcat colonial ainsi que celui de

1' Afrique traditionnelle posent pour les femmes et les jeunes gens. La conscience critique de Beti

1 « Mongo Beti died during the night of 7-8 October 2001 at General Hospital in Douala » (Kom 2002: 1). 2 Pour les aspects fondamentaux de la narratologie, nous suivrons la terminologie de Genette: - histoire: « le signifie ou contenu narratif » - recit: «le signifiant, enonce, discours ou texte narratif lui-meme » - narration: «l'acte narratif producteur et, par extension, l'ensemble de la situation reelle ou fictive dans laquelle il prend place » (1972: 72).

1

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se percoit autant a travers la voix de ses narrateurs que dans la representation du discours de ses

personnages.

Par rapport a «l'intention generate satirique » (Ngal 25) du roman anti-colonial qui

« vise a instruire [...] les lecteurs colonise et colonisateur sur la situation coloniale » (Ngal 25),

le roman des independances illustre des ruptures linguistiques et fhematiques remarquables pour

exprimer un sentiment de revoke contre des conventions litteraires occidentales , et Beti

participe a cette tendance. Ses recits de l'ere post-independante cherchent non seulement a

demysfifier la corruption inherente au regime neocolonial, mais surtout, selon Bernard Mouralis,

a reexaminer le parcours de la decolonisation et a en faire «l'autopsie » «sur le mode

romanesque» (1981: 91). Dans l'optique de Stephen Arnold, les recits de Beti d'apres les

independances font l'eloge de Ruben Um Nyobe, et transmettent l'ideologie de celui-ci en

prescrivant une tactique revolutionnaire «to teach specific skills necessary for any revolutionary

hoping to be effective » (1998: 362). Les recits de Beti d'avant et d'apres les independances se

renouvellent afin de refleter le climat particulier de cette epoque.

C'est en modifiant ses recits et en accordant a chacun de ses romans un cadre specifique

selon revolution du « contexte historique, politique et social» (Mouralis 1981: 111) que Beti

evoque une image socio-historique particuliere de l'Afrique. II souleve alors dans la realisation

de chaque roman des questions sociales propres a une epoque particuliere de l'histoire africaine

depuis la colonisation. Sa reconnaissance d'une evolution inevitable permet a Beti, un ecrivain

engage, de construire un discours continu base sur les transformations socio-historiques. A la

suite de la publication de ses romans anti-coloniaux et de ses ouvrages examinant la

decolonisation camerounaise, Beti nous presente plusieurs textes a travers lesquels il exprime ses

reflexions intimes sur des sujets socio-politiques contemporains divers. Plus precisement, les

deux derniers ouvrages de Beti, Trop de soleil tue Vamour (1999) et Branle-bas en noir et blanc

(2000), nous dressent un portrait fort anime des problemes sociaux actuels qui tourmentent

l'Afrique au seuil du troisieme millenaire.

Georges Ngal remarque que dans les annees 60-70 «l'ecrivain conquiert une plus grande liberte et se libere des carcans trop contraignants du classicisme » en reponse au besoin d'innover «l'approche des realites »(27) a la suite des independances.

2

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C'est surtout en exploitant les modifications possibles de la voix narrative que Beti tente

de fournir une image vive de certaines realites en Afrique. Pour mieux exposer les abus qui le

preoccupent a travers les eres, Beti change la fonction et l'identite de ses narrateurs d'apres le

contexte socio-politique qu'il entreprend de depeindre a chaque etape successive de son oeuvre

romanesque. Par exemple, il rend plus autoritaires la representation et le discours de son

narrateur d'une epoque a une autre en lui accordant le statut hors fiction et le role de commenter

le monde imaginaire en plus du role narratif sous-entendu de raconter un recit a focalisation

zero4. La presente etude vise a cerner comment la manipulation de la voix narrative contribue a

transmettre au lecteur les preoccupations principales de Pecrivain a l'egard de l'Afrique

contemporaine. Quel est le role attribue au narrateur par Beti et comment evolue-t-il?

Plusieurs critiques ont deja etudie en detail l'oeuvre betienne et, parmi eux, quelques-uns

l'ont abordee a partir d'une approche narratologique. Par exemple dans Comprendre l'oeuvre de

Mongo Beti (1981), Bernard Mouralis a mele ce point de vue a une etude thematique non

seulement des quatre premiers romans de Beti mais aussi de ses romans d'apres les

independances5. II est surtout essentiel de remarquer qu'Eloi'se Briere a entrepris un examen

thematique et symbolique de quelques romans de Beti dans Le Roman camerounais et ses

discours (1993). Elle a en outre publie de nombreux articles sur les recits de cet ecrivain militant,

notamment « La narration chez Mongo Beti: du singulier au collectif» (1987) ou elle aborde la

question du fonctionnement et de revolution de la voix narrative dans Mission terminee et

Perpetue et I'habitude du malheur (1974).

Dans une optique semblable, Patricia Celerier6 a ecrit un texte fort revelateur sur la

signification de la voix narrative dans Les deux meres de Guillaume Ismael Dzewatama (1983) et

La revanche de Guillaume Ismael Dzewatama (1984). Celerier a souleve la question du pouvoir

«aux niveaux situationnel (contextuel) et discursif (narratif) » (178) en y appliquant l'idee du

4 Le narrateur sait plus que les personnages (Genette 1969: 206). 5 Mouralis a compare Remember Ruben (1974), Perpetue et I'habitude du malheur (1974) etLa Ruine presque cocasse d'unpolichinelle (1979) dont chacun, selon lui, constitue une partie de la trilogie. Mouralis a aussi consacre tout un chapitre a une exploration de Main basse sur le Cameroun (1972) - un ecrit politique qui expose, a travers le devoilement de l'arrestation et du proces injustes de quelques revolutionnaires, le desillusionnement de Beti a l'egard des independances (1981: 69-72). 6 P. Celerier « Sur les voies de la fiction: La voix narrative dans l'oeuvre de Mongo Beti»in Edris Makward, Thelma Ravell-Pinto and Aliko Songolo. Eds. The Growth of African Literature. Trenton; Asmara: Africa World Press, Inc., 1998. 177-186.

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«contrat relationnel» de Ross Chambers (1984: 4) et «des elements de litterature orale»

(Celerier 182).

Par contre, Andre Djiffack a publie un ouvrage plutot biographique en essayant « de lire

l'homme et de lire l'oeuvre, de facon independante » (29). Richard Bjornson, adoptant une

perspective socio-politique et culturelle, a beaucoup ecrit sur l'oeuvre romanesque de Beti. o

Bjornson a consacre tout un ouvrage a une investigation de la litterature camerounaise. II faut

egalement signaler que, dans le but de tracer «the many stages and [...] the present state

[jusqu'en 1998] of Beti scholarship », Stephen Arnold (1998: 5) a rassemble et publie un recueil

de textes critiques sur l'oeuvre betienne recente9. Ambroise Kom a ecrit un bon nombre

d'articles sur les romans de Beti, y compris un texte comparatif sur Trop de soleil tue Vamour et

d'autres ouvrages camerounais10. Recemment, Kom a publie Mongo Beti parle (2002), une

interview « a batons rompus» (21) ou l'ecrivain entame des reflexions ideologiques,

economiques et culturelles sur les etats historique, actuel et futur du Cameroun. De nombreux

critiques ont aborde l'oeuvre de Beti, et je ne retiens ici que ceux dont les ouvrages sont

pertinents a notre etude. II faut aussi remarquer que la plupart des romans de Beti ont ete

examines en detail. Mais puisque ces textes critiques se limitent surtout a l'analyse de ses romans

contestataires et de ceux publies lors des independances, il nous reste Trop de soleil tue I'amour

et Branle-bas en noir et blanc a etudier, et a comparer avec les premiers romans de Beti.

Je me propose d'examiner, dans cette etude, comment et a quel point Beti modifie la

narration de ses romans a mesure que les conditions socio-politiques et les societes evoluent au

cours de l'histoire africaine depuis l'ere coloniale. Ce travail analysera, en particulier, les trois

premiers romans de Beti, a savoir Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba, Mission terminee et

ses deux derniers ouvrages, Trop de soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc. Afin de

degager des changements identifiables et significatifs de son oeuvre romanesque, je me

concentrerai surtout sur les fonctions de la voix narrative, a partir de la theorie narratologique

qu'elabore Gerard Genette dans son ouvrage Figures III (1972). Pour eclairer plusieurs concepts

ambigus concernant la voix narrative, je tiendrai compte, en plus, de quelques remarques de

7 A. Djiffack. Mongo Beti: La quete de la liberie. Paris; Montreal; Torino: L'Harmattan, 2000. 8 R. Bjornson. The African Quest for Freedom and Identity: Cameroonian Writing and the National Experience. 1991. Bloomington, Indianapolis: Indiana UP, 1994.

9 S. Arnold. Ed. Critical Perspectives on Mongo Beti. Boulder; London: Lynne Rienner Publishers, Inc., 1998. 1 0 A. Kom. « Pays, exil et precarite chez Beti, Beyala et Biyaoula » Notre Librairie 138-9 (1999-2000): 42-55.

4

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Mieke Bal pertinentes a l'analyse des narrateurs betiens. A l'exception de cette modification, la

methode narratologique de Genette me servira d'approche de base pour une analyse de la

narration dans les recits de Beti nommes ci-haut.

Dans le premier chapitre, nous definirons les elements de la voix narrative selon les

termes de Genette. Nous etudierons plus precisement les niveaux narratifs: c'est-a-dire, le niveau

hors recit (extradiegetique11) ou se situent le narrateur et l'acte narratif, par rapport au niveau du

milieu fictif ((intra)diegetique12) ou se deroulent les evenements du recit. Nous essaierons de

definir le narrateur betien et son discours par rapport aux personnages, aux evenements et au

lecteur. Un examen des niveaux narratifs nous permettra de discerner les liens entre le narrateur

et le monde fictif sur le plan (intra)diegetique ainsi que le rapprochement du narrateur du lecteur

sur le plan extradiegetique.

Ensuite, nous examinerons comment le type de narrateur choisi par Beti aide a exposer

les realites socio-politiques d'une epoque particuliere. Nous etudierons la situation du narrateur

dont la voix s'exprime plus implicitement dans les premiers textes de Beti, par opposition a celle

plus tranche et explicite du narrateur de ses deux derniers romans. Une comparaison entre la voix

narrative de Pepoque coloniale et celle des annees 1990 montrera que le discours du narrateur

devient plus explicitement critique et explicatif. L'etude du rapport entre la situation diegetique

du narrateur et sa voix narrative revelera plus clairement le changement de fonctions et d'identite

que subit le narrateur betien.

L'examen de ces composantes narratives permettra de comprendre la fonction du

narrateur dont l'un des roles principaux consiste a devoiler Petendue des questions socio-

politiques et a censurer des abus et des vices sociaux, d'abord de maniere detournee et ensuite

explicitement. Mais il aborde ces questions toujours selon le contexte particulier a une epoque

specifique. II sera alors utile d'etudier les elements de la voix narrative et son fonctionnement en

tenant compte du contexte historique.

Dans le deuxieme chapitre, nous etudierons dans Ville cruelle les traces de la presence du

narrateur qui, malgre sa position hors recit, enchaine tout de meme, de facon intime et implicite,

1 1 Le niveau « ou se situe l'acte narratif producteur [du] recit»(Genette 1972: 238). 1 2 Le niveau ou «tout evenement raconte [...] est a un niveau diegetique irnmediatement»(Genette 1972: 238) inferieur au niveau extradiegetique. Le terme (intrd)diegetique designe, en general selon Genette, « [ce] qui se rapporte ou appartient a l'liistoire », «la diegese [etant] l'univers spatio-temporel designe par le recit»(1972: 280).

5

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le recit de Banda en y integrant les pensees du protagoniste. Le narrateur accorde aux pensees de

Banda une fonction cruciale dans le recit, de sorte qu'un equilibre s'etablit entre le caractere

impersonnel de la narration et l'aspect personnel d'un recit qui elabore le deroulement des

pensees de Banda par focalisation interne13. Le narrateur presente ainsi a travers la narration des

evenements un examen psychique des effets du colonialisme, car les pensees de Banda traduisent

intimement les sentiments de depaysement, d'oppression et d'incertitude provoques par

l'entreprise coloniale. Une etude de la facon dont le narrateur reproduit les reflexions et les

sentiments de Banda revelera qu'il s'agit d'une representation personnelle et d'une mise en relief

des phenomenes psychiques qui creent 1'effet d'un roman psychologique.

Dans le meme chapitre, nous examinerons ensuite les commentaires explicatifs qui

exposent davantage la presence du narrateur et fournissent des informations a regard du cadre

economique, politique et culturel du monde diegetique. Les marques du narrateur sont surtout

visibles dans une longue intervention sur la segregation entre les communautes des colons et des

habitants du pays, ce qui laisse supposer que, outre son role de raconter, il exerce des fonctions

non seulement en ce qui concerne la signification assignee au recit, mais aussi par rapport au

monde extradiegetique.

Dans le troisieme chapitre, nous considererons un type de narrateur different qui, au

contraire du narrateur n'ayant aucun role dans le monde diegetique de Ville cruelle, est aussi un

personnage dans le recit. En tant que tel, il entretient un lien direct avec le monde fictif, et les

traces de sa presence peuvent done etre de nature plus personnelle et se manifester sous diverses

formes.

Nous etudierons dans ce chapitre les fonctions de Medza, le narrateur-heros de Mission

terminee, en nous referant au role principal assume par Denis, le narrateur-temoin du Pauvre

Christ de Bomba. Nous verrons comment le role de l'instance narrative ne se rattache pas

seulement au but intime que veut atteindre le heros a travers sa narration. Les traces de Medza-

narrateur transforment aussi son recit personnel en une representation de l'histoire collective de

toute une communaute (Briere 1987: 101). Afin de cerner les differentes fonctions accordees au

narrateur-personnage betien et de preciser quelle intention les sous-tend, nous faisons quelques

1 3 Le narrateur adopte le point de vue du personnage et« ne dit que ce que sait tel personnage »(Genette 1972: 206).

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references au role de Denis. Un examen de l'instance narrative de ces deux recits montrera le

degre varie selon lequel se manifeste un narrateur-personnage et aidera a discerner le role narratif

de Medza de celui de Denis. Nous decouvrirons que les methodes narratives se modifient selon

la complexity des questions sociales et culturelles specifiques a l'epoque coloniale.

Dans le quatrieme chapitre, il s'agit de ce qui parait etre une quasi « omnipresence » du

narrateur de Trop de soleil tue I'amour et de Branle-bas en noir et blanc. N'ayant aucun role

comme personnage dans le recit, ce narrateur impose si amplement sa presence qu'il trahit une

attitude subjective a regard des personnages et des evenements.

De nombreux commentaires parcourant les deux derniers recits manifestent le caractere

explicatif, sarcastique et critique du narrateur. lis suggerent en quelque sorte que le recit sert de

moyen fictionnel pour entamer, de fa9on lucide et libre, une multitude de questions socio-

politiques. De cette facon, le narrateur construit a travers les commentaires une representation

plus detaillee du monde diegetique sans s'eloigner du chemin narratif.

Nous etudierons la nature et la fonction des traces de ce narrateur hors fiction afin de

pouvoir preciser les methodes narratives qui s'approchent ou s'eloignent de celles des recits

signales ci-dessus. Les traces de ce narrateur annoncent d'abord nettement son acte autonome de

narrer et, ensuite, deploient son pouvoir d'omettre ou de fournir plus ou moins de details sur le

caractere des personnages. La distinction entre le discours mene par le narrateur et les paroles

censement prononcees par les personnages semble renforcer le role d'intermediaire de ce

narrateur entre l'univers diegetique et le monde de reference du lecteur. Les signes de la presence

narrative dans ces deux derniers recits etablissent aussi un lien de complicite entre, d'une part, le

narrateur et le lecteur implicite et, d'autre part, le narrateur et les personnages. Cette double

proximite semble soutenir la validite des commentaires narratifs.

II est evident que le narrateur impose sa presence pour diverses raisons, comme nous

venons de voir fort brievement, et selon le besoin d'aborder certaines questions socio-politiques

cruciales d'une ere specifique. En analysant les traces narratives, nous pourrons saisir les roles

innoves assignes par Beti a ses narrateurs. Nous montrerons de cette facon que, quant a

l'instance narrative, l'oeuvre romanesque betienne evolue ainsi que l'exigent les circonstances

socio-politiques d'une epoque particuliere.

7

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Cette etude se limite a une analyse comparative, basee sur la theorie narratologique de

Genette, des trois premiers et des deux derniers romans de Beti. Cette analyse de revolution de

l'oeuvre romanesque de Beti permettra de voir, dans les limites de notre corpus, comment Beti

exploite son narrateur et les outils de la narration pour peindre le plus vivement possible et de

plus pres une Afrique changee et toujours en evolution.

8

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CHAPITRE 1

Une definition genettienne de l'instance narrative

L'existence du narrateur est indispensable a tout recit puisque sa fonction fondamentale consiste

a agir comme vehicule de l'histoire, c'est-a-dire a transmettre au lecteur une version de l'histoire

au moyen de l'acte narratif. Comme le dit Genette, il n'existe pas de discours sans 1'existence du

narrateur, dont le role est de representer l'histoire et la relater au lecteur sous forme de recit14. II

serait utile d'explorer les autres fonctions essentielles du narrateur. Avant d'etudier les nombreux

roles qu'assume le narrateur betien au cours des recits, nous definirons d'abord les niveaux

narratifs afin de situer clairement le narrateur et les elements lies a la narration. Nous

distinguerons plus precisement le niveau auquel appartiennent le narrateur et la narration par

rapport a celui ou resident les personnages et les evenements. A partir de cette distinction, nous

pourrons considerer les rapports possibles que le narrateur entretient avec les etres autant

intradiegetiques qu'extradiegetiques, et preciser ainsi les fonctions narratives multiples que

motivent ces liens.

Niveaux narratifs

Selon Genette, il existe une separation de niveau entre le milieu ou se situe le narrateur, et

l'univers imaginaire (la diegese15) dans lequel se trouvent les personnages et ou se deroulent les

evenements de l'histoire: c'est « une distance qui n'est ni dans le temps ni dans l'espace, mais

dans la difference entre les relations que les uns [les personnages et les evenements] et les autres

[le narrateur et le narrataire] entretiennent alors avec le recit » (1972: 238). Le narrateur, ayant le

role de relater l'histoire, se situe done a l'exterieur du recit qu'il raconte. Les personnages,

acteurs dans le recit, appartiennent au monde diegetique et sont les objets meme de la narration.

Le niveau de l'instance narrative, exterieur par rapport au monde fictif, est « un niveau

[...] immediatement superieur» (Genette 1972: 238)16 a celui du recit premier. Tout ce qui se

1 4 De ce raisonnement de Genette: « Un [...] enonce ne se laisse pas dechiffrer [...] sans egard a celui qui l'enonce » (1972: 225), on peut parallelement deduire qu'« un [recit] ne se laisse pas dechiffrer [...] sans egard [au narrateur] qui l[e] [raconte] ». 1 5 D'apres Genette, «la diegese designe [...] l'univers du recit premier »(1972: 239; note 1). 1 6 Tandis que Genette concoit le niveau extradiegetique comme inferieur au niveau diegetique, il nous semble que le niveau extradiegetique est plutot« superieur » puisque c'est la ou se situe le narrateur qui exerce une certaine autonomic en tant que celui qui relate et manipule sa version de l'histoire narree. C'est en outre le narrateur qui

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rapporte au narrateur, notamment le discours narratif, les commentaires, se situe au niveau

extradiegetique. En tant que narrataire du recit raconte par le narrateur extradiegetique, le lecteur

implicite appartient aussi au meme niveau que celui-ci (Genette 1972: 266). Par contre, les

aspects de la diegese (les personnages, Taction, les evenements) appartiennent au niveau

(intra)diegetique.

Dans le meme ordre d'idees, tout recit raconte par un personnage et enchasse dans le recit

principal du narrateur a un rapport de dependance, et se situe a un niveau «inferieur » au niveau

(intra)diegetique, comme le dit Bal (24). Genette designe ce deuxieme niveau par le terme

« metadiegetique » et le justifie en qualifiant le recit second comme superieur au recit premier

malgre cette concession: « le metalangage est un langage dans lequel on parle d'un autre

langage, le metarecit devrait done etre le recit premier, a Tinterieur duquel on en raconte un

second »(1972: 239; note 1). Or, si nous prenons le point de vue de Bal selon qui le recit second

entretient « un rapport de subordination » avec le recit premier (car le recit au second degre est a

un niveau « inferieur » et non pas « superieur » au niveau (intra)diegetique), il faut eviter 1'usage

de meta ici (24). Nous utiliserons les termes encadrel enchasse au premier degre pour decrire ce

niveau second inferieur a celui du recit principal, a cause des ambigui'tes qui entourent le concept

de metarecit de Genette.

Done, en ce qui concerne les niveaux narratifs, le role d'intermediaire du narrateur le

separe du monde diegetique et l'assigne au niveau extradiegetique. Les personnages et les

evenements se rapportent au recit en tant qu'objet de la narration, et font partie du niveau

(intra)diegetique, dont les elements sont subordonnes au niveau extradiegetique ou se situe

l'instance narrative17.

La definition de la notion de niveaux narratifs permet d'etablir le rapport fondamental

entre, d'une part, le narrateur et le recit et, d'autre part, le narrateur et le monde diegetique

(Genette 1972: 238). Cette distinction sera le point de depart pour examiner plus tard les autres

possede les informations concernant la diegese. De plus, comme le remarque Bal a propos du lien entre le recit premier et un recit encadre, «le passage au second degre est presente ici [par Genette] comme un passage a un niveau superieur, la ou la subordination serait plutot denotee par inferieur [e'est Bal qui souligne] » (24). De meme, « un rapport de subordination »(Bal 24) lie le niveau de la diegese au niveau extradiegetique. 1 7 Par instance narrative, nous voulons dire « qui raconte? », « a qui? » et« dans quelle situation et a quel moment par rapport au temps de l'histoire? » parce qu'il nous faut tenir compte de toutes ces questions surtout dans l'analyse de Mission terminee ou le narrataire et le moment de la narration sont aussi importants que la voix du narrateur.

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liens significatifs entre le narrateur et le recit, et entre le narrateur et le lecteur, ce qui aidera a

approfondir notre etude de la fonction du narrateur. Mais il faut d'abord explorer le statut du

narrateur afin de mieux identifier ses roles en tant que personnage avant d'aborder la question de

ses fonctions de narrateur.

Le type de narrateur

Le statut du narrateur et le degre de personnalisation gouvernent la relation qu'il entretient avec

le recit. II peut avoir un rapport direct avec le monde diegetique s'il est a la fois le narrateur et un

personnage du recit. Son statut de personnage, soit comme heros soit comme temoin, determine

si le narrateur a un double role. Un narrateur-heros se designe comme autodiegetique et un

narrateur-temoin comme homodiegetique.

Beti confere a Medza, le narrateur autodiegetique de Mission terminee, l'avantage

d'entretenir un lien direct et personnel avec le monde diegetique. Les consequences du

colonialisme, telles que la disorientation et l'alienation, s'expriment d'ailleurs avec un degre de

personnalisation plus aigu a travers la fluidite de la parole et des reflexions de la voix de ce

narrateur autodiegetique. Beti donne a Medza cette latitude d'examiner, a travers le discours

narratif, les effets de 1'assimilation coloniale et d'exploiter les fonctions emotive et conative du

langage pour maintenir le contact avec le narrataire et eveiller sa conscience. Quant a Denis, le

narrateur homodiegetique du Pauvre Christ de Bomba, Beti lui accorde le role de demystifier, a

partir d'un certain point de vue, les intentions coloniales voilees mais justifiees par les missions

civilisatrices. Par contre, un narrateur absent de l'histoire, n'ayant aucun role comme acteur dans

le recit et n'ayant ainsi que la fonction principale de relater les evenements auxquels il n'est pas

mele, se designe comme narrateur heterodiegetique (narrateur impersonnel). Beti lui donne la

liberie et le role de censurer, d'une voix sarcastique, certains faits coloniaux.

Beti utilise en fait un narrateur heterodiegetique dans la plupart des recits que nous

analyserons dans cette etude. Un narrateur heterodiegetique nous raconte l'histoire de Banda, le

protagoniste de Ville cruelle. Mais plutot que d'augmenter la distance que le narrateur, en tant

qu'intermediaire, peut etablir entre le monde diegetique et le lecteur, le narrateur

heterodiegetique cree un equilibre entre la narration impersonnelle et la representation

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personnelle en transmettant en discours interieur narrativise les pensees de Banda. De plus, le

narrateur accorde aux pensees du heros une importance capitale et rend ainsi le recit plus intime,

meme a travers sa voix impersonnelle d'un narrateur non-implique dans l'histoire.

De meme, un narrateur heterodiegetique raconte les recits contemporains Trop de soleil

tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc. Tant que ce narrateur appartient au monde fictif (par

amitie avec les protagonistes), il n'y joue pas de role comme personnage. Ainsi, Beti cree un

narrateur heterodiegetique, proche de l'univers fictif, qui peut critiquer la conduite et le caractere

des personnages. II est evident que Beti utilise le meme narrateur pour la narration des deux

recits parce que la reapparition des memes personnages et la reprise de l'intrigue de Trop de

soleil tue I'amour dans Branle-bas en noir et blanc indiquent que ce dernier fait suite au premier.

Dans Trop de soleil tue I'amour, ce narrateur heterodiegetique laisse des traces perceptibles de sa

presence dans la narration de l'enchainement de malheurs destines a l'un des protagonistes,

Zamakwe. La disparition eventuelle de Zam au denouement du recit incite Eddie a se proclamer

detective prive, pour retrouver aupres de Zam Elisabeth qui a aussi disparu. L'investigation de la

disparition mysterieuse de celle-ci constitue le fil principal de l'intrigue assez noueuse de

Branle-bas en noir et blanc. Au-dela du simple retour des personnages et de la continuation

d'une intrigue enigmatique, un fil coherent lie etroitement les deux recits. Les deux recits

partagent le meme cadre politique et agissent comme vehicule narratif des reflexions sur de

nombreuses questions socio-politiques.

Semblable a celle de Ville cruelle, la narration des deux derniers recits par un narrateur

heterodiegetique ne les rend pas moins personnels. Beti confere a ce narrateur la liberte

d'intervenir a tout moment du recit pour renseigner, expliquer et juger. A travers ce narrateur,

Beti vise a aborder les particularites d'une societe contemporaine. A l'aide de commentaires a

diverses fonctions, le narrateur depeint un monde diegetique anime et, de plus, plonge le lecteur

dans une meditation sur des questions abordees dans le recit. A la difference de Ville cruelle, un

melange de la presence du narrateur et du discours direct des personnages donne au lecteur

l'impression d'etre proche du monde imaginaire de Trop de soleil tue I'amour et de Branle-bas

en noir et blanc. La voix narrative est, en effet, si perceptible qu'elle valorise la narration au

1 8 « Le discours narrativise [...] est [...] l'etat le plus distant» du discours. II reduit les paroles des personnages en un evenement raconte par le narrateur (Genette 1972: 191); les pensees du personnage transmises sous forme de discours narrativise « peu[vent] se developper tres longuement [...] [et etre] consider[ees] comme un recit de pensees, ou discours interieur narrativise »(Genette 1972: 191).

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detriment de la signification du recit. Les traces discernables de la voix narrative laissent croire

que le recit et ses intrigues ne sont qu'un pretexte pour permettre au narrateur heterodiegetique

d'elaborer dans un contexte fictif un discours franc sur les conditions sociales, politiques et

economiques contemporaines du Cameroun. II aborde notamment les pouvoirs interne et externe

du systeme neocolonial, 1'exploitation des ressources, la question du sous-developpement, les

faillites bancaires, la fabrication des drogues et l'envahissement par la mafia. C'est un recit

d'aventures dont 1'intrigue a plusieurs fils est tissee de questions socio-politiques sur la

corruption, la vie quotidienne et les defis perpetuels imposes a l'exile de retour au pays natal. La

voix du narrateur heterodiegetique permet done de soulever au cours du recit une gamme de

questions de nature diverse mais qui sont toutes liees aux effets du neocolonialisme.

Quel que soit le statut du narrateur, Beti en cree un qui donne une representation

dynamique du cadre socio-historique d'une epoque particuliere. Outre la fonction principale du

narrateur, Beti lui accorde done celle de soulever diverses questions culturelles, sociales et

politiques contemporaines d'une ere specifique. Par exemple, le narrateur heterodiegetique de

Ville cruelle nous donne une peinture psychologique du heros, Banda, qui se trouve dechire entre

les influences materialistes d'une culture capitaliste etrangere et les moeurs de la tradition

africaine. Sur un plan plus large, le narrateur reproduit les pensees de Banda pour raconter des

conflits autant individuels que collectifs produits par le colonialisme, qui depayse et opprime

surtout les jeunes gens.

Medza, le narrateur autodiegetique de Mission terminee, exprime au niveau personnel les

consequences obscures du colonialisme. La narration d'une aventure inoubliable entraine Medza

a voir la discordance entre les valeurs collectivistes de l'Afrique traditionnelle et celles

individualistes d'une societe colonialiste europeenne. De 1'autre cote, le narrateur

homodiegetique du Pauvre Christ de Bomba presente un temoignage apparemment objectif des

mefaits des missions dites civilisatrices. La variete de narrateurs permet a Beti de peindre, dans

ses premiers recits, des realites du colonialisme aux niveaux tant personnel que collectif.

Dans les deux derniers recits, Beti a recours au narrateur heterodiegetique comme moyen

de vehiculer une diversite de questions socio-politiques qui preoccupent non seulement le

Cameroun mais, dans une certaine mesure, toute l'Afrique. Beti confere la narration a un

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narrateur en mesure a la fois d'enchainer un discours sur des phenomenes caracterisant un milieu

et une ere particuliers, et de pousser le lecteur a reflechir sur les questions abordees.

De la meme facon que le choix de l'instance narrative change entre les recits anti-

coloniaux precedents et ceux des annees 1990, la presence du narrateur devient plus perceptible

dans les recits recents de Beti. II va sans dire que les signes de l'instance narrative se percoivent

facilement dans un recit raconte par un narrateur autodiegetique comme Medza, dont les

reflexions vont de pair avec l'acte narratif. Cependant, des traces ou des indices narratifs aussi

distincts apparaissent dans les recits a narrateur heterodiegetique. Les traces narratives peuvent,

dans ce cas, se manifester sous diverses formes.

Le mode

Ces traces plus ou moins discernables peuvent se percevoir le plus souvent dans la facon dont le

narrateur transmet le discours et les pensees des personnages. Nous etudierons alors de plus pres

un autre aspect de la voix narrative: les traces implicites ou explicites indiquant le degre de la

presence du narrateur. On verra que ces traces de l'instance narrative se manifestent

implicitement dans la methode de la relation du discours des personnages: le discours interieur

narrativise, le discours narrativise19 et transpose20; ou bien, plus explicitement, dans les

commentaires explicatif et descriptif, les digressions, les indicateurs temporels, l'adresse directe

au narrataire et les mots deictiques qui designent le discours narratif. Les traces perceptibles dans

les interventions narratives permettront surtout de definir les liens que le narrateur cherche a

etablir entre, d'un cote, lui-meme et le recit et, de l'autre, lui-meme et le lecteur implicite. La

signification de ces traces ainsi que la nature de ces liens nous seront essentielles pour examiner

l'identite et la fonction du narrateur.

Genette classifie le discours comme un element important de la distance narrative, dont la

typologie se base sur le degre d'affirmation de ce que Ton raconte. Ce degre d'affirmation a

l'egard de l'objet narre fait partie de la categorie du mode que Genette definit selon «le sens

1 9 Selon Genette, « le discours narrativise, ou raconte, est [...] [la representation] l[a] plus distantfe] et [...] l[a] plus reduct[rice] [c'est Genette qui souligne] » des paroles des personnages (1972: 191). Cet etat de discours est ainsi «traite comme un evenement parmi d'autres et assume comme tel par le narrateur »(Genette 1972: 190). 2 0 Les deux variantes du discours transpose sont le style indirect et le style indirect libre et «[b]ien qu'un peu plus mimetique que le discours raconte [...][,] la presence du narrateur y est encore trop sensible dans la syntaxe meme de la phrase pour que le discours s'impose avec l'autonomie documentaire d'une citation » (Genette 1972: 192).

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Page 20: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

grammatical du mode» (1972: 183). D'apres le Littre, le mode est un «nom donne aux

differentes formes du verbe employees pour affirmer plus ou moins la chose dont il s'agit » (cite

in Genette 1972: 183). A partir de cette definition, Genette etablit que le discours, c'est-a-dire

«la "representation," ou plus exactement Finformation narrative a ses degres », et que « le recit

peut fournir au lecteur plus ou moins de details, et de facon plus ou moins directe » (1972: 183).

Afin de construire un modele selon lequel on peut mesurer le degre d'affirmation des

informations ou des details fournis, Genette distingue le recit d'evenements (le discours du

narrateur qui raconte le deroulement des evenements et fait progresser le fil du recit)21 du recit de

paroles (le discours des personnages)22.

D'apres Bal, « le critere sur lequel cette typologie [celle de la distinction principale entre

le recit de paroles et le recit d'evenements] est basee est la quantite d'information, et, en raison

inverse, [...] la quantite de traces de l'informateur » (26). Comme le dit Bal a propos de la

formule genettienne proposee, selon laquelle le recit d'evenements se caracterise par «un

maximum d'informateur » (Genette 1972: 187) ou de narrateur, c'est dans le recit d'evenements

que Ton peut deceler les traces du narrateur (Bal 28). Ainsi, l'etude du recit d'evenements

devrait appartenir, de ce fait, a la figure de voix narrative: «la quantite d'informateur [...]

renvoie evidemment a la categorie de la voix, puisqu'il s'agit des traces de la presence du

narrateur dans le recit [c'est Bal qui souligne] » (Bal 28).

Au lieu de suivre la typologie de Genette a la lettre, nous concevrons done les recits

d'evenements et de paroles comme indispensables a notre analyse de l'instance narrative, grace a

Pobservation de Bal. Dans ces conditions, nous aborderons la question des traces narratives en

analysant d'abord le discours narrativise puisque c'est la representation «l[a] plus distance] »

(Genette 1972: 191) des paroles des personnages. Le discours narrativise ne retient que le

contenu des paroles qui sont non seulement transmises par la voix du narrateur mais, plus

significativement, «traite[es] comme un evenement parmi d'autres et assume[es] comme tel[les]

par le narrateur » (Genette 1972: 190). Le discours des personnages ainsi relate revele surement

2 1 Genette 1972: 184-86. 2 2 Le degre de la reduplication des paroles des personnages peut varier. Done, le recit de paroles comprend «trois etats du discours (prononce ou "interieur") de personnage »(Genette 1972: 191): le discours narrativise, le discours transpose au style indirect ou au style indirect libre et le discours rapporte («la forme la plus "mimetique" » dont la variante interieure « emancipe[e] de tout patronage narratif » est le discours immediat (Genette 1972: 191-93)).

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la perceptibilite narrative, et peut indiquer la position du narrateur par rapport au monde

diegetique, ce qui aide a discerner ses diverses fonctions.

Comme nous l'avons deja brievement signale, la trace implicite de la presence du

narrateur apparait aussi dans le discours transpose. Plus precisement, le discours transpose se

construit par un verbe introducteur, et les paroles du personnage « [sont] transpos[ees] [dans une]

proposition subordonnee » (Genette 1972: 192) qui est ensuite en quelque sorte encadree dans le

discours du narrateur. Meme si «la presence du narrateur y est encore trop sensible dans la

syntaxe meme de la phrase pour que le discours s'impose avec l'autonomie documentaire d'une

citation » (Genette 1972: 192), le degre de la perceptibilite du narrateur varie meme dans le

discours transpose (au style indirect).

Par exemple, le narrateur de Ville cruelle, dans le but de raconter un recit personnel et

d'etablir un lien intime entre le lecteur et le heros, essaie de s'effacer le plus possible et ne

s'exhibe que legerement la ou il doit mettre en parallele le recit d'evenements et le recit de

pensees pour tisser d'un fil coherent la trame du recit principal. Ses traces se percoivent done au

minimum lorsqu'il transpose le discours du heros: «I1 se dit que tout cela praissait [sic

[paraissait]] bien expeditif. Sans trop y prendre garde, il sentit une legere inquietude lui serrer la

gorge. Pourquoi le fonctionnaire du Controle avait-il ce visage plisse et reticent? » (Vc 34; ch.4).

II y a un melange de discours. Le discours transpose se construit d'un verbe introducteur «il se

dit» et d'une proposition subordonnee dans laquelle le narrateur relate les pensees de Banda sans

lui ceder la parole. Ensuite, le narrateur decrit la peur et l'attente de Banda devant l'autorite des

controleurs. Banda exprime enfin en discours immediat23 une attente anxieuse qui le saisit. La

presence du narrateur s'y percoit dans la mesure ou il resume les pensees et decrit les sentiments

de Banda.

Par contre, le narrateur heterodiegetique de Trop de soleil tue I'amour laisse discerner son

point de vue subjectif meme dans la relation, en discours transpose au style indirect, des paroles

prononcees par les personnages. L'existence de ce narrateur nettement apercevable,

contrairement a la presence plus implicite du narrateur de Ville cruelle, appuie l'idee que les

traces de sa presence peuvent se manifester a divers degres selon le choix du type de discours

2 3 Un discours « emancipe de tout patronage narratif » « que l'on a assez malencontreusement baptise le "monologue interieur" » (Genette 1972: 193).

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aussi bien que les commentaires qu'il juge necessaire d'inserer dans le recit. Prenons par

exemple la facon dont il relate les paroles des personnages:

II y avait bien eu echange de coups de feu, affirmaient d'autres, mais il avait ete tres bref, ne depassant pas trois ou quatre tirs. Certains enfin, dementant la these de 1'echange de coups de feu, disaient que les tireurs avaient mitraille unilateralement l'appartement avant de s'enfuir. C'etait vraiment la bouteille a l'encre, comme dans la plupart des affaires criminelles de ce maudit pays, et chacun se resignait a la perspective d'un enlisement de l'enquete. (Ts 34-35; ch.2)

Tout en transmettant, en discours transpose au style indirect, le temoignage censement fourni par

les spectateurs de la scene, le narrateur intervient et ajoute que leur version « dement la these de

1'echange de coups de feu », afin de souligner la dissemblance entre les interpretations du crime

temoigne. Le narrateur peut ainsi mettre en relief autant le disaccord evident sur les details du

deroulement d'un crime que l'imprecision des temoignages puisqu'il y a un manque de

coherence et d'affirmation.

Quant a la forme du discours, «[elle] ne donne jamais au lecteur aucune garantie »

(Genette 1972: 192) en ce qui concerne la precision de la reproduction des paroles veritablement

dites meme si le narrateur donne Timpression de transmettre fidelement le discours des

personnages. II semble en effet que 1'intervention de ce narrateur sert plutot de moyen subtil pour

critiquer l'inexactitude et la contradiction des rapports de ces temoins, dont Tobservation

incertaine implique en partie 1'impassibility vis-a-vis d'un meurtre. Le narrateur censure

egalement le domaine policier-investigateur qui perpetue souvent le mystere entourant les crimes

pour voiler les desseins obscurs du regime dictatorial neocolonial, surtout lorsque ce dernier y

joue un role decisif. Le narrateur ajoute d'ailleurs un commentaire plus explicite pour exposer

son point de vue sur redetermination des crimes enigmatiques.

Ainsi, le discours transpose des personnages fournit «la preuve » que le mystere a

l'egard de crimes atroces se perpetue, et le discours du narrateur, laissant des traces evidentes,

souligne le fait que «la plupart des affaires criminelles » demeurent impenetrables, puisque leur

cause est attribuable a 1'operation de la police - enfin au regime. Done, les deux exemples du

discours transpose au style indirect, dont Tun est tire de Ville cruelle et l'autre de Trop de soleil

tue I'amour, suggerent manifestement que la perceptibilite narrative peut aussi varier dans la

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Page 23: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

relation des paroles en ce type de discours. En effet, les traces de l'instance narrative

heterodiegetique se montrent de plus en plus claires d'un roman a un autre.

Par exemple, le narrateur de Trop de soleil tue I'amour s'exhibe genereusement meme

lorsqu'il relate le discours des personnages en discours rapporte24:

« Comment vais-je tourner la chose? » se disait justement Zam en redigeant son fax, tout a fait inconscient du danger, et en pestant comme un charretier - Bebete, elle pensait: comme un ivrogne, un vieil ivrogne. C'est vrai que Zam se defendait de plus en plus mal d'emprunter son langage detestable a son ami Eddie [...] C'est affolant de constater a quel point un travers peut devenir contagieux. II se disait par exemple: Oui, comment vais-je bien tourner 9a? [...] Voila ce que se disait Zam tout en redigeant un fax. Et il poursuivit ainsi: Je vais tacher d'y mettre un peu d'humour. Si tu ne mets pas un peu d'humour ici dans la sauce quotidienne, comment feras-tu pour survivre, mon petit pere? Oui, comment vais-je lui tourner la chose? Voyons voir. Cher vieux, [...] C'est terrible: dans ce pays maudit, prive de ma dose, tu ne peux pas imaginer ma souffrance... Ainsi ecrivait Zamakwe a un ami lointain » (Ts 7-10; ch.l)

Tout en cedant la parole au personnage, le narrateur heterodiegetique expose sa presence, son

attitude subjective et sa vision apparemment omnisciente, pour indiquer au lecteur ce que pensent

Zam et Elisabeth, et rapporter le fax que Zam ecrit a un ami hors du pays. Le narrateur emploie

une formule explicite (« voila ce que se disait Zam », « ainsi ecrivait Zam » et «il poursuivit

ainsi») qui encadre le discours des personnages. II annonce explicitement qu'il cede, a ce

moment du recit, la parole a tel ou tel personnage pour manifester son acte d'encadrer les paroles

des personnages, de les subordonner au discours narratif. Cette distinction entre le discours du

narrateur et les paroles/pensees des personnages implique le pouvoir que celui-la detient de

fournir plus ou moins de details en ce qui concerne le monde diegetique. II semble que

l'autonomie dont jouit le narrateur, a titre de conducteur du recit, comporte une autorite

privilegiee par rapport a la subordination du discours des personnages. Par consequent, le

2 4 Autrement dit selon Genette, le discours direct ou «la forme la plus "mimetique" [...] ou le narrateur feint de ceder litteralement la parole a son personnage » (1972: 192).

18

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narrateur semble presque abuser de l'autorite et de la liberie que Beti lui confere. L'auteur lui

accorde le role de raconteur25, autre que celui de simplement narrer.

Bien que dans Ville cruelle la presence du narrateur ne se manifeste que dans la syntaxe

de la phrase (par exemple, la proposition subordonnee et le verbe introducteur), dans Trop de

soleil tue I'amour des traces impliquant la perspective subjective et omnisciente du narrateur

heterodiegetique se percoivent dans le discours narratif encadrant les paroles de Zam et

d'Elisabeth. La vision omnisciente du narrateur lui permet de nous confier que Zam est «tout a

fait inconscient du danger [d'une dispute avec Elisabeth] ». Le narrateur trahit aussi sa

perspective subjective en ajoutant que « c'est affolant de constater a quel point un travers peut

devenir contagieux », a propos de 1'influence des habitudes que les amis peuvent exercer les uns

sur les autres. II exteriorise dans ses commentaires un point de vue subjectif qui demontre son

attitude sarcastique a l'egard des sujets entames dans le recit. De ce fait, le melange de comique

et de raillerie perceptible dans leur discours relate sert de vehicule pour critiquer certains abus

sociaux, et semble accentuer le sarcasme du narrateur heterodiegetique.

La comparaison breve entre les narrateurs heterodiegetiques de Ville cruelle et de Trop de

soleil tue I'amour montre bien que le narrateur de Beti deploie sa presence a des degres varies. II

est surtout remarquable que les marques de l'instance narrative deviennent, d'apres les exemples

ci-dessus, de plus en plus visibles d'un roman a un autre, d'une epoque a l'autre, et ce degre de la

perceptibilite du narrateur demontrera dans une certaine mesure la facon dont evolue l'oeuvre

romanesque de Beti sur le plan de l'acte narratif.

Cette etude de l'instance narrative dans plusieurs romans de Beti nous aidera d'abord a

discerner les fonctions du narrateur, outre celle de raconter un recit. Notamment, la perceptibilite

narrative dans Ville cruelle revelera que la mission du narrateur consiste a representer la voix

interieure du heros et a tracer sa prise de conscience rythmee et progressive, ainsi qu'a faire un

reportage sur le milieu socio-culturel et politique de l'univers diegetique. Dans le chapitre qui

suit, un examen detaille des traces narratives dans ce roman permettra de preciser les fonctions

du narrateur, et de saisir a travers le recit les consequences psychologiques et socio-culturelles

entrainees par la dichotomie collectiviste-individualiste, provenant de la confrontation coloniale.

Genette cite Rodgers pour decrire 1'exploitation de la fonction de communication par le narrateur qui cause beaucoup avec le narrataire. (1972: 262)

19

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CHAPITRE 2

Ville cruelle: narration heterodiegetique des effets psychologiques du colonialisme

Le recit de l'histoire de Banda, raconte par un narrateur heterodiegetique, est neanmoins un

portrait personnel et psychologique grace a la signification accordee au recit de pensees

developpees. Le recit de Banda est done un examen des effets psychologiques « qui atteignent

[...] le psychisme profond du colonise et de la colonisee, lui volant - au moins en partie - ses

structures d'insertion et d'equilibre social, sa langue, son imaginaire» (Briere 1993: 8). A cet

effet, «l'activite creatrice s'attache ici a exposer le drame interieur des etres soumis a la

puissance coloniale » (Achiriga 27). Ainsi, quoique le recit d'evenements fournisse la motivation

de la narration, la vraie cause se trouve plutot dans le recit de pensees, et le recit d'evenements

entretient faiblement le suspense de l'intrigue.

Le recit de Banda expose la mise en place de la ville commerciale et surtout du controle

administratif, qui tous les deux donnent lieu au desordre, a 1'instability, et a la tendance chez les

jeunes a s'infiltrer dans la ville pour mener une meilleure vie. Cependant, les signes narratifs

laissent percevoir le but du narrateur de raconter l'alienation que vivent a cette epoque les jeunes

gens, dechires entre les coutumes traditionnelles et les idees etrangeres imposees par le regime

colonial. Un examen des traces narratives nous entrainera a percevoir que le narrateur assume la

fonction de decrire les etapes de l'alienation, a partir de l'exemple de Banda, en precisant les

pensees du heros et en les enchainant de maniere a y attacher une interpretation particuliere.

Dans Ville cruelle, les traces du narrateur heterodiegetique, moins saisissables que celles

qui apparaissent dans Trop de soleil tue I'amour ou Branle-bas en noir et blanc, ne se

manifestent effectivement que dans les commentaires explicatifs et dans la narration des pensees

de Banda. Les pensees s'articulent en discours immediat et en discours transpose mais, le plus

souvent, en discours narrativise. Le discours immediat cree de l'intimite entre le heros et le

lecteur, puisque dans ce cas « [le discours] occupe [...] le devant de la "scene" » et que le lecteur

se sent ainsi plonge a l'interieur des pensees du personnage (Genette 1972: 193), tandis que le

discours narrativise permet au narrateur d'approfondir et de « definir »les pensees (Achiriga 26),

de les enchainer de facon coherente par un lien analytique.

20

Page 26: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Le recit de pensees: moyen de preciser et definir les sentiments/pensees abstraites de Banda

D'abord, le melange des types de discours par lesquels les pensees peuvent etre inserees dans le

recit principal permet a la fois de creer l'mtimite et d'analyser des phenomenes psychologiques

en maintenant la continuite. Par exemple, aux moments cruciaux, le narrateur rapporte

fidelement les pensees et les paroles des personnages, afin de representer de facon vive

l'intensite aigue' du debat interne chez Banda. Mais, le plus souvent, le narrateur raconte les 26

pensees et les sentiments de Banda comme s'il narrait un evenement. Le recit de pensees

s'insere ainsi dans le recit principal sans en briser la continuite du deroulement. En narrativisant

les pensees de Banda et en y attribuant la valeur d'evenements, le narrateur entretient

l'enchainement et le rythme du recit principal. De plus, en sa qualite d'intermediaire entre les

mondes diegetique et extradiegetique, le narrateur detient une certaine liberie d'interpreter les

pensees de Banda afin de nous faire comprendre les effets psychologiques du colonialisme. Le

narrateur transforme ainsi en recit psychologique les reflexions et le debat interne qui

preoccupent Banda. Done, ces reflexions constituent une partie integrante du recit principal et

trahissent, a mesure que l'intrigue se denoue, son malaise constant, son impression d'etre

opprime, sa perte de confiance en soi, sa lutte interne contre le milieu externe et, enfin, sa prise

de conscience.

Une impression aigue devoilee

En premier lieu, a travers les reflexions de Banda, le narrateur communique un malaise de plus

en plus aigu. Le discours narratif evoque un sentiment particulier mais pas encore clairement

defini: «II se sent horriblement seul soudain. II avait souvent eprouve cette impression, mais

rarement avec une telle force » (Vc 37; ch.4). Devant l'autorite inebranlable des controleurs,

Banda se trouve noye dans une oppression qui suscite un sentiment d'insecurite et d'isolement,

car il lui faut se debrouiller tout seul dans un monde envahi par une puissance etrangere. Mais les

consequences psychologiques du colonialisme se voilent d'aspects plus complexes que nous

verrons de plus pres a travers une etude de la narration des sentiments du heros.

Genette designe «le recit du debat interieur [...], conduit par le narrateur en son propre nom [qui] peut se developper tres longuement [...] comme un recit de pensees, ou discours interieur narrativise »(1972: 191).

21

Page 27: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Par exemple, le narrateur nous donne un apercu des autres sentiments lies a cette

impression dans un reproche que Banda se fait interieurement et qui met en lumiere cette

oppression et Pisolement qu'il eprouve devant les fonctionnaires:

- J'ai cinq autres charges avec moi, fit-il pour dire quelque chose. Aussitot il se reprocha d'avoir dit 9a. II avait parle sans avoir ete interroge, comme autrefois a l'ecole lorsqu'il etait menace d'une correction. Le souvenir de ces annees de constante dissimulation et de peur lui fit mal au coeur. (Vc 43; ch.4)

Les sentiments de gene et de nervosite se manifestent a travers le discours interieur narrativise27

succedant immediatement aux propos prononces par Banda. Les intimidations subies a l'ecole

coloniale ont pour consequence l'attente pour ainsi dire incessante du reproche, et expliquent la

peur et la nervosite perceptibles chez le heros. La signification attachee a ce souvenir

desagreable traduit une des sources de l'oppression dans laquelle il se trouve emprisonne, et

devoile la raison pour la « constante dissimulation » qui influence sa conduite. Venant a la suite

de la tentative ratee de vendre son cacao, la reaction de defense de Banda a la provocation des

fonctionnaires illustre la tyrannie et 1'injustice de 1'administration coloniale. Le narrateur raconte

ainsi l'affliction refoulee que l'injustice provoque chez le heros. A cause de l'oppression avec

laquelle 1'administration maintient son emprise, Banda vit dans 1'incertitude: faudrait-il faire ceci

ou plutot cela? Comment eviter la punition?

L'origine du malaise se definit davantage au cours du recit. Les sentiments d'oppression

et d'alienation que ressent Banda s'amplifient lorsque les fonctionnaires de 1'administration

coloniale l'arretent et lui mettent des menottes, apres 1'avoir provoque a agir avec indignation.

La reprise des mots impression et profond(e) souligne les consequences psychologiques graves

que subit Banda:

Pendant que les gardes regionaux le conduisaient au Commissariat de Police, il eprouvait un profond, tres profond sentiment de frustration; cette impression non plus n'etait pas nouvelle dans sa vie. A maintes circonstances deja, il lui avait semble eprouver cette meme chose: seulement a cet instant elle prenait une forme

Alors qu'il est evident que le narrateur narrativise ici les pensees, ce type de discours peut facilement se confondre avec le discours indirect libre. Genette remarque que parfois « [les] indications donnees par le contexte » (1972: 192) peuvent aider a differencier plus clairement ces deux types de discours. Par exemple, ici, le narrateur narrativise les pensees: «il se reprocha d'avoir dit ca ». Mais si Banda exprime cette idee a un autre personnage: « Banda raconta a son oncle la tentative de vendre du cacao et ses paroles proferees a l'inspecteur. II n'aurait pas du dire 5a », il s'agit par contre du discours indirect libre. Le contexte (la conversation hypothetique entre Banda et son oncle) permet parfois de distinguer le discours indirect libre du discours narrativise.

22

Page 28: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

suraigue. Elle s'accompagnait aujourd'hui comme avant, de cette autre impression, elle aussi rendue aigue par les circonstances, que la securite s'etait retiree a jamais de la grande foret. II crut avoir touche du doigt le fonds de la cruaute humaine, ne se doutant pas qu'elle fut insondable. (Vc 46-47; ch.4)

Cette impression, vague d'abord, s'intensifie et s'explique sans doute par le pouvoir autocratique

que le colonisateur impose au pays. Banda vit dans Pincertitude, ne sachant pas comment se

conduire dans un milieu regi par les colons dont la tyrannie et les methodes d'administration,

basees sur la force et 1'intimidation, donnent naissance a l'oppression. A cause de ces contraintes

qui l'empechent de lutter contre les injustices de 1'administration, Banda ne peut meme pas

reagir selon le reflexe inne de se defendre.

Quoique l'experience douloureuse du heros nous conduise a croire que « le fonds de la

cruaute humaine » motive peut-etre le comportement des fonctionnaires, le narrateur signale la

complexity des questions surgissant de la presence coloniale. Le narrateur, par sa propre voix,

impose son point de vue pour suggerer explicitement que Banda ne se rend pas encore compte

que la cruaute humaine est beaucoup plus difficile a expliquer qu'en l'attribuant a l'injustice de

1'administration coloniale. Le caractere insondable de ce concept traduit la nature noueuse des

problemes entourant la confrontation coloniale, et indique d'avance le parcours psychologique

dans lequel se plonge le protagoniste afin de mieux comprendre son milieu.

Pour definir plus clairement cette impression profonde et aigue mais encore floue, le

narrateur la raconte sous forme de discours metaphorique:

«Mauvais cacao... Au feu!... » Comme un bloc de pierre, ces mots l'avaient terrasse et le tenaient sous eux, impuissant. lis le remplissaient entierement. lis etaient dans son ventre: il sentait la constipation deplacer ses visceres. lis etaient dans ses poumons: la terreur de Bamila [sic [Banda?]], knock-oute pour la premiere fois de sa vie, cherchait le souffle et ne le trouvait pas. lis etaient dans son cerveau dont ils brouillaient le mecanisme: Banda avait 1'impression de se trouver en terre etrangere, a une distance incommensurable de son pays natal, des siens. Ils etaient dans ses yeux: des myriades d'etincelles scintillaient et eblouissaient Banda dans cet univers qui n'etait pas le sien. «Mauvais cacao... Au feu! »(Vc 47; ch.4)

Ici, le narrateur depeint de facon concrete et imagee les effets psychologiques du colonialisme. II

definit cette impression en decrivant la maniere dont les mots «Mauvais cacao... Au feu! »

23

Page 29: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

affectent, comme des coups, des parties du corps de Banda. En relevant des elements physiques

du corps, il evoque metaphoriquement les effets psychologiques du colonialisme que Banda

n'arrive pas a digerer et dont son cerveau est envahi. A travers une evocation anatomique, le

narrateur etablit done un diagnostic psychologique du tourment intense que ressent Banda, pour

preciser concretement cette impression.

Un examen detaille permet d'envisager que revocation du ventre suggere la perte de la

liberie, le refoulement de sentiments et la peur de reagir, de se conduire librement. L'effet de ces

mots sur les poumons decrit l'etouffement physique qui symbolise l'oppression psychique que

subit Banda. Le bouleversement que ces mots produisent dans son cerveau signifie la confusion

et l'abime de l'alienation dans lesquelles Banda s'embrouille, et l'eblouissement de ses yeux

renforce le sentiment aigu d'alienation, de vivre dans l'etemelle incertitude et de ne plus

appartenir a son pays. En decrivant l'impression de Banda a l'aide de ces synecdoques

anatomiques, le narrateur fournit un diagnostic psychologique plutot concret de tout l'etre de

Banda. Le narrateur rend ainsi plus saisissables les sentiments abstraits d'oppression et

d'alienation.

Ce portrait eclatant ainsi que la repetition de la phrase «Mauvais cacao... Au feu! »

montrent jusqu'a quelle profondeur ces mots affligent le heros, etant donne qu'« il lui semblait

que [les feves] etaient sorties de son sein tant il avait mis de lui-meme pour les obtenir, pour les

creer et en faire ce qu'elles etaient aujourd'hui » (Vc 43; ch.4). Ainsi, les fonctionnaires rejettent

apparemment le cacao pour se l'approprier sans rembourser Banda mais, en realite, ils denoncent

Banda, son travail, tous ses efforts et son ame qu'il «[a] mis [...] pour creer [son cacao] ». Sa

confrontation declenche d'ailleurs l'emergence d'autres sentiments qui aident a preciser son

impression intense.

Une prise de conscience progressive d'un dilemme complexe

L'impression aigue encore imprecise ronge le heros si bien qu'elle donne naissance chez lui a

une peur constante et a un sentiment d'insecurite qui mene a la perte totale de sa confiance en

lui-meme. D'abord, la peur l'empeche de se conduire librement, naturellement. Tous ses

sentiments de crainte et d'incertitude surgissent de l'etat d'oppression et d'alienation, et

s'exhibent sous d'autres sentiments, tous derives egalement du fait d'etre opprime:

24

Page 30: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Non, ce n'etait pas de sa faute si Koume etait mort. Ce garcon-la avait tout simplement trop d'amour-propre, il ne supportait pas de se laisser guider [...] Mais a qui la faute s'il etait mort? ... Banda eprouvait quand meme un douloureux sentiment de culpabilite. (Vc 136; ch.9) Quelqu'un s'acharnait apres lui; quelqu'un prenait plaisir a contrecarrer tous ses projets, surtout les plus precieux, les mieux etudies. (Vc 139; ch.9) Quelqu'un s'amusait a le contrecarrer... sur que quelqu'un s'acharnait sur lui.... La terreur de Bamila [sic] fourragea rageusement, furieusement dans l'eau, de toutes ses forces. (Vc 140; ch.9)

Banda se sent coupable de la mort de Koume, d'une part parce que c'est lui-meme qui avait

conduit celui-ci dans une piste dangereuse, et d'autre part parce qu'il rencontre tant de reproches

de la part des fonctionnaires et des membres de sa communaute qu'il en arrive a se croire

coupable de quelque chose. La peur constante qui sillonne son ame vis-a-vis de tous les aspects

de sa vie provoque des sentiments d'incertitude et de culpabilite qui menent a Pattente du

chatiment et a la mefiance. Banda se trouve alors prisonnier de la paranoia, instillee par

l'oppression qu'exerce le colonisateur autant que par la peur que celui-ci impregne aux

opprime(e)s. Banda est non seulement victime de l'oppression coloniale mais aussi prisonnier de

ses propres sentiments - d'une inferiorisation et d'une culpabilisation interiorisees.

Le recit de pensees de Banda illustre plus precisement enfin sa prise de conscience de son

etat de victime, a la suite d'une reflexion longue et profonde sur le dilemme provoque par le

besoin de choisir entre deux possibilites discordantes - la ville ou le village:

II n'y avait aucune case en vue: a gauche, a droite ce n'etait que la brousse ou la foret. II s'assit sur le talus [...] On se sent bien dans la foret! songeait nai'vement le jeune homme. Mais alors, il se demanda pourquoi il voulait aller a la ville, plus tard? Et peut-etre qu'il avait tort de vouloir aller a la ville plus tard? A maintes occasions auparavant, il avait deja eprouve combien la ville etait cruelle et dure avec ses grades blancs, ses Gardes regionaux, ses Gardes territoriaux et leurs baionnettes au canon, ses sens uniques et ses « entree interdite aux indigenes ». Mais cette fois, il avait lui-meme ete victime de la ville: il realisait tout ce qu'elle avait d'inhumain. (Vc 165; ch.ll)

L'evocation de sa jouissance de la solitude dans la foret, exprimee ici en discours rapporte et

transpose, trahit la presence et le point de vue du narrateur qui le juge et encadre ces pensees par

« songeait nai'vement le jeune homme ». Ce commentaire met en doute la securite, la solitude et

25

Page 31: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

le calme que Banda pense d'abord retrouver et suggere que, meme loin de la ville, il serait

inevitablement victime des effets tumultueux de la ville coloniale. Banda se trouve

perpetuellement preoccupe par le choix difficile de vivre au village ou en ville. Ce dilemme

insoluble l'amene en quelque sorte a se rendre compte de la complexity de la question, et suggere

Pinaccessibilite du but d'en sortir tant qu'il ne s'agit que de deux possibilites incompatibles. II

faut enfin resoudre ce confiit par une voie qui les concilie toutes les deux.

La relation binaire ville-village se voit d'ailleurs nettement dans la designation « entree

interdite aux indigenes » qui implique la segregation separant la ville coloniale du village. Le

choix entre les deux est encore plus difficile a faire a cause de l'injustice et de la severite

tyrannique avec lesquelles 1'administration gouverne la ville et ses environs. Le narrateur

souligne la cruaute de la ville du point de vue du heros qui se rend compte d'avoir «lui-meme

ete victime de la ville » et de «tout ce qu'elle avait d'inhumain »(Vc 154; ch.10).

Sa prise de conscience de l'inhumanite de la ville indique un denouement possible et

renvoie a la description peinte par le narrateur dans le chapitre deux. Ce portrait de la ville

pefsonnifiee suggere de facon detournee la nature inhumaine du colonisateur. Plus precisement,

en accordant des qualites humaines a des machines inanimees, le narrateur suscite l'image

qu'elles represented metaphoriquement les acteurs humains du colonialisme. II implique ainsi,

par un detournement de sens, que le colonisateur est «inhumain », comme les objets inanimes

qui constituent la ville.

Nous venons de voir que le narrateur precise davantage l'impression a la fois intense et

vague qui preoccupe Banda, en narrant les pensees et en decrivant les divers sentiments

empechant le heros d'agir en pleine liberte. A travers l'analyse de cette impression et revocation

du dilemme perpetuel qui assiege Banda, le narrateur depeint la cruaute de la ville d'un point de

vue intime. Cette prise de conscience conduit le heros a considerer son debat interne dans un

contexte plus large. C'est par ailleurs en cedant la parole a Banda et en alternant le discours

immediat avec le discours narratif que le narrateur decrit dans une perspective personnelle en

meme temps qu'a un niveau social les consequences socio-culturelles entrainees par le systeme

manicheen colonial. II souligne ainsi la portee de la confrontation coloniale et du disaccord

culturel qui en resulte.

26

Page 32: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Une image sociale a partir d 'un portrait intime

Afin de reperer dans un contexte plus large les sources du malaise constant chez le protagoniste,

tout en conservant l'intimite du recit de Banda, le narrateur entame la question de l'antagonisme

collectiviste-individualiste a travers les reflexions du heros. Le narrateur peut, comme nous

venons de voir, souligner la gravite des dilemmes moraux et culturels qui bouleversent

perpetuellement Banda en employant les discours interieurs narrativise, rapporte et transpose.

Mais le discours immediat accentue de fa?on vraisemblable le processus psychologique de sa

prise de conscience progressive. Banda aborde, par exemple, en discours immediat le sujet

fondamental des structures incompatibles provenant du colonialisme en evoquant le desaccord

entre lui et son oncle Tonga, qui represente les ancetres, les coutumes et les croyances

traditionnelles. A l'egard d'une conciliation entre les conflits socio-culturels et politico-

economiques declenches par Taffrontement colonial, Tonga symbolise aux yeux de Banda un

obstacle dans la mesure ou celui-la represente l'autre extreme de la dichotomie coloniale,

constitute par Topposition entre les coutumes africaines traditionnelles et les perspectives

europeennes capitalistes.

Cette dichotomie surgie du colonialisme n'offre a Banda aucune resolution, et contribue a

susciter le malaise et l'alienation chez lui. Ses pensees nous revelent non pas un simple

desaccord mais une relation desormais faiblement entretenue entre lui et Tonga a cause de leurs

perspectives opposees: « Est-ce qu'il se disputerait toute sa vie avec ce vieillard? Depuis qu'il en

avait pris l'habitude qu'est-ce que 9a lui avait rapporte? » (Vc 121; ch.8). A travers les pensees

de Banda, nous apprenons qu'il est toujours en conflit avec Tonga depuis quelque temps et que

ce desaccord devient une « habitude ». II ne s'agit pas tout simplement d'un probleme facile a

resoudre. Les mots «toute sa vie » evoquent par ailleurs une duree longue, eternelle, et la

proposition adverbiale « depuis qu'il en avait pris l'habitude » ouvre la voie a la recherche de

l'origine de ce desaccord.

Par exemple, apres sa dispute avec Tonga, Banda commence a reflechir longuement sur

les roles des vieillards et des Blancs. II per9oit des similitudes entre eux en ce qui concerne leurs

interets. Banda se rend compte d'abord que « pour tous la grande affaire c'est l'argent » (Vc 131;

ch. 9):

Ah!... Oh!... oui, voila...j'ai trouve! oui, je vois maintenant ce qu'il y a [sic] les Blancs et les vieux, les vieux et les Blancs, au

27

Page 33: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

fond, c'est tous [sic] la meme chose... tous la meme chose... Zut! est-ce que c'est vrai ?a?... Les vieux et les Blancs, c'est la meme chose?... Ah non! 9a ce n'est pas vrai. Un Blanc ce n'est pas exactement comme un vieux. Un Blanc, c'est d'abord l'argent, beaucoup d'argent, et encore de l'argent... Un Blanc veut gagner de l'argent, un point c'est tout. Mais un vieillard, c'est beaucoup plus difficile. II faut Pecouter du matin au soir. II faut toujours approuver, admirer ce qu'il raconte. [...] Non, 9a n'est pas vrai: un Blanc n'est pas exactement comme un vieux. (Vc 131; ch. 9)

L'emploi des interjections telles que ah, oh et zut suivies par les points d'exclamation et

d'interrogation communique de maniere convaincante la voie psychologique par laquelle Banda

en arrive a elucider les buts obscurs du vieillard traditionnel et du colonisateur. Les points de

suspension, refletant evidernment le developpement des reflexions, manifestent la presence du

narrateur. En relatant les pensees de Banda en discours immediat, le narrateur montre done

comment Banda distingue difficilement les ressemblances et les differences entre le vieillard et

le colonisateur: il s'agit pour ce premier d'une ideologic collective valorisant le respect absolu

des vieux qui cherchent a dominer leur societe tandis que chez le colonisateur, la domination

provient d'une ideologic capitaliste aux sens economique et politique. Cette relation binaire,

montrant le disaccord social et culturel, se situe a un niveau personnel de la vie du protagoniste

qui se trouve dans un milieu dirige, d'une part, par les vieux de sa communaute et, d'autre part,

par P administration coloniale. Mais a travers le deroulement des pensees, le narrateur montre

que cette opposition s'applique aussi a un niveau plus generalise des societes et, ensuite, des

institutions.

La dichotomie etablie par Banda entre son oncle et les colons le conduit a differencier

Bamila (le village) et Tanga/Fort-Negre (les villes):

Qu'est-ce qui vaut mieux? Un Blanc de Tanga ou un vieillard de - Bamila?... Zut! qu'est-ce qui vaut mieux? Si seulement quelqu'un

pouvait le lui dire... Qu'est-ce qui vaut mieux. II se passa la paume de la main sur le front sans pouvoir se repondre. Puis, au lieu d'opposer un vieillard de Bamila a un Blanc de Tanga, il opposait maintenant Bamila a Tanga. Qu'est-ce done qui valait mieux Tanga ou Bamila?... Bamila ou Tanga?... Bamila ou Fort-Negre? [...] Qu'est-ce qui etait preferable, Bamila ou Tanga?... Bamila ou Fort-Negre?... (Vc 132; ch. 9)

Ici, le discours immediat alterne avec le discours indirect libre (« Si seulement quelqu'un pouvait

le lui dire »). Le narrateur manifeste legerement sa presence sans vraiment creer de rupture, car

28

Page 34: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

le discours narratif (« au lieu d'opposer un vieillard de Bamila a un Blanc de Tanga, il opposait

maintenant Bamila a Tanga ») reprend la question capitale qui obsede Banda. Mais la facon dont

le narrateur presente Tordre des idees - la juxtaposition et la repetition de « Bamila ou Tanga »

et de « Bamila ou Fort-Negre » - indique qu'il cherche a elargir la signification du desaccord

entre les personnages a une opposition plus generate entre les lieux (ou Fort-Negre represente la

capitale). Par exemple, la comparaison entre le vieillard (Tonga) et le colonisateur (les

fonctionnaires, les commercants et 1'administration) donne lieu a une analyse parallele entre le

village et le centre commercial. Done, le narrateur, a travers 1'organisation de l'ordre des

pensees, cree un parallele entre V analyse comparative au niveau des personnages et celle faite

aux niveaux des lieux, des institutions et des ideologies.

L'intervention narrative perceptible dans la representation des reflexions du protagoniste

suggere que son dilemme concernant la vie a Bamila ou a Tanga/Fort-Negre traduit la quete

d'une meilleure vie, d'une mediation entre les deux mondes que constituent le village et la ville.

Ce choix difficile symbolise aussi l'impossibilite de trouver une reponse ideale, que ce soit dans

le monde du village traditionnel ou dans celui de la ville coloniale, car dans les deux milieux il

s'agit de 1'ambition personnelle et du desir de puissance, sous quelque forme qu'ils revetent.

Ainsi, la recherche de la source de cet eternel desaccord entraine Banda a prendre peu a

peu conscience de sa position par rapport a la dichotomie africaine-europeenne. Son debat

interne nous donne un apercu que, comme le remarque Bjornson, « against a background of

irreversible change in Beti's novels, colonialist institutions and traditional hierarchies contribute

to the oppression under which the majority of Africans are obliged to live » (1991: 90). A force

d'y reflechir longuement, Banda s'apercoit a travers son parcours psychologique non seulement

du desaccord, mais plus significativement de l'impossibilite de se conformer, d'appartenir ou a

l'univers de ses ancetres ou a celui des Blancs. Le choix est impossible car le cadre colonial en

voie d'evolution fait resurgir de nouvelles questions sociales, economiques, politiques et

identitaires auxquelles aucune des deux cultures ne peut suffisamment repondre. Ce concept

s'elabore d'abord au niveau personnel a travers les reflexions de Banda qui, grace aux propos

provocateurs de Tonga, essaie d'elucider la source de la disorientation et de la nervosite nevrose

quotidiennes qu'il vit dans ces deux mondes. Le desaccord au niveau personnel des pensees

represente ensuite la discordance aux niveaux culturel et social. Le recit de Banda «reme[f]

[done] en cause aussi bien les traditions de [sa] propre culture que les institutions du

29

Page 35: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

colonisateur» (Briere 1993: 8), et en fait ressortir les consequences ainsi que les aspects

ideologiques opposes. En particulier, un des effets de la confrontation coloniale est le desir accru

d'atteindre la liberie individuelle.

Banda exprime, par exemple, l'envie de mener une vie independante sans Pintervention

des autres, d'etre libre des contraintes imposees par les conventions collectives et

gerontocratiques de la tradition africaine, et par la vigilance et les regies severes de

P administration coloniale:

Pour ce qui le concernait, il preferait Pindifference absolue, la cruaute des habitants de Tanga-Nord, trop preoccupes de leurs propres affaires - juste comme les Blancs - a la pitie, a la commiseration, a la compassion pleine de sollicitude des habitants de Bamila. (Vc 133; ch.9)

En raison de P evolution du cadre socio-historique, Banda se montre plus individualiste que

Tonga. L'etablissement des villes et le processus de colonisation faconnent non seulement les

aspects economiques et socio-politiques, mais en plus, au niveau personnel, les valeurs et les

moeurs. Influence par la presence d'une societe individualiste et capitaliste, Banda trouve

inevitablement normal de rechercher une facon de mener une vie privee, d'exprimer son

individualisme et de jouir enfin de la «liberie » des contraintes imposees par les vieillards. Ce

besoin, tant personnel qu'il soit, est une consequence significative dont la portee modifie

desormais le visage historique de toute une collectivite et exige une conciliation viable entre les

deux parties du colonialisme, aux niveaux socio-culturel et politique autant qu'ideologique, a

l'egard de Pindividualisme par rapport aux valeurs de la collectivite.

En representant les reflexions de Banda par un melange de discours differents et en y

accordant une valeur capitale, le narrateur construit d'abord un recit principalement

psychologique des effets du colonialisme. Mais, aussi significativement, il y aborde le milieu

instable qui met en question la necessite de concilier les normes socio-culturelles et ideologiques

des societes constitutives du fait colonial. Le recit d'evenements se poursuit lentement et semble

s'harmoniser avec la progression des pensees du protagoniste. Le deroulement lent et alterne des

evenements et des pensees permet ainsi de conserver l'equilibre et la continuite du recit. En

somme, la presence du narrateur ne se percoit dans le recit de pensees que dans son acte

d'integrer dans le recit principal les pensees du heros, de les y enchainer en un discours coherent

et de les interpreter dans une certaine mesure, pour definir les reflexions et les sentiments

30

Page 36: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

abstraits de Banda. De cette facon, le narrateur heterodiegetique vise a faire comprendre le

depaysement et l'inferiorisation des jeunes gens d'apres une representation du parcours

psychologique de Banda.

Comme nous venons de le remarquer, le narrateur laisse des traces implicites de nature

syntaxique en evoquant la situation conflictuelle et instable du monde diegetique a travers le recit

de pensees. II se rend cependant plus perceptible dans un autre type de commentaires explicatifs

qui contribuent a nous apprendre les effets de la situation coloniale dans un contexte plus large.

C'est ainsi qu'il etend Pexperience personnelle du heros au niveau extradiegetique. Une etude de

ces digressions nous aidera a saisir les fonctions possibles du recit et du narrateur.

Interventions narratives

Les signes narratifs plus explicites dans les commentaires suggerent une fonction allant au-dela

d'une simple representation des pensees et du discours des personnages. La digression manifeste

la presence du narrateur et renforce son role d'interpreter et d'expliquer. Ces traces plus visibles

impliquent done une fonction explicative, presque didactique, a l'egard de la situation

diegetique. A certains moments, le narrateur impose plus explicitement sa presence pour nous

renseigner sur le cadre et la situation de l'univers fictif.

Par exemple, le narrateur consacre tout le chapitre deux a decrire le cadre de la ville de

Tanga, les habitudes et les coutumes des villageois et des habitants de Tanga-Nord ainsi que

celles des Blancs qui habitent Tanga-Sud. L'intervention descriptive revele plus precisement le

contraste entre Tanga-Nord (la ville des indigenes) et Tanga-Sud (la ville des Blancs).

L'opposition etablie entre les deux villes souleve subtilement la question de la segregation autant

dans un contexte extradiegetique que dans celui de l'univers diegetique.

La signification extradiegetique du recit

Si nous analysons de plus pres cette digression assez longue sur le cadre diegetique, nous

relevons plusieurs formes sous lesquelles se manifestent les traces du narrateur. En effet, tout au

debut de la digression, le narrateur evoque un decalage temporel entre le temps de Thistoire et le

temps de la narration:

Qu'est-il advenu de la ville de Tanga depuis 1'epoque des evenements que relate cette chronique? Comme s'il pouvait lui etre

31

Page 37: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

advenu quoi que ce soit d'important en si peu d'annees! Tout va tres vite aujourd'hui en Afrique; pourtant, quel bouleversement Tanga peut-il bien avoir connu depuis? (Vc 15; ch.2)

II est evident que le narrateur raconte le recit en narration ulterieure au moins plusieurs annees

apres le deroulement des evenements de la diegese. L'usage marque des indicateurs temporels

aujourd'hui et depuis et revocation d'une duree temporelle qui separe «l'epoque des

evenements » de celle de la narration de cette chronique revelent une distance temporelle qui

souligne la presence du narrateur et son acte de raconter.

Les mots deictiques cette chronique precisent, de plus, l'existence et le cadre specifique

de ce recit par rapport a d'autres discours fictifs ou historiques. Les termes deictiques, situant

d'abord le recit dans un cadre specifique, le mettent ensuite sur un plan global comme le suggere

le rapport temporel entre «1'epoque des evenements que relate cette chronique» et

« aujourd'hui ». C'est que, en faisant reference a une epoque succedant a celle ou se deroulent

les evenements de cette chronique, le narrateur met 1'accent sur la continuity temporelle entre la

fin de cette chronique et ce qui se passe apres. La declaration «tout va tres vite aujourd'hui en

Afrique» indique par ailleurs le bouleversement et l'instabilite que connait le continent

aujourd'hui. Enfin, en liant Tanga a l'Afrique, le narrateur place Tanga a un niveau global et

efface toute delimitation qui peut isoler Tanga dans un monde diegetique sans lien avec le monde

de reference. Le narrateur met ainsi en relief 1'idee de la continuity du temps et la pertinence du

recit par rapport a un niveau socio-historique reel et saisissable.

En second lieu, les references a des aspects extradiegetiques exposent non seulement la

presence du narrateur mais aussi celle du narrataire et, a travers celui-ci, du lecteur. Elles

renforcent encore la notion qu'il n'y a pas de frontiere delimitant les cadres de l'univers

imaginaire et du monde de reference du lecteur - il y a un lien fiuide entre les deux zones:

Imaginez une immense clairiere dans la foret de chez nous, la foret vierge equatoriale - comme disent les explorateurs, les geographes et les journalistes. Representez-vous, au milieu de la clairiere, une haute colline flanquee d'autres collines plus petites. Sur les deux versants opposes de cette colline, se situaient les deux Tanga. Le Tanga commercant et administratif - Tanga des autres, Tanga etranger - occupait le versant sud, etroit et abrupt, separe de la

« La position temporelle » du recit, qui est posterieure a celle de l'histoire (Genette 1972: 229).

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Page 38: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

foret toute proche par un fleuve qui roulait des eaux noires et profondes. (Vc 15-16; ch.2)

Le narrateur s'adresse directement au narrataire en meme temps qu'il fait une reference directe a

des etres extradiegetiques: «les explorateurs, les geographes et les journalistes ». II emploie le

pronom a la deuxieme personne vous pour designer le narrataire et l'imperatif pour s'adresser a

celui-ci. A travers les conseils a l'adresse du narrataire extradiegetique, le narrateur etablit un

lien ou une sorte de familiarite avec lui. Le lecteur, par une identification possible avec le

narrataire, se sent ainsi plonge dans le monde diegetique. La reference aux explorateurs,

geographes et journalistes souligne de nouveau que l'univers diegetique n'est pas isole du monde

extradiegetique, et permet a la fois de relier Tanga a un contexte plus general et de detailler les

particularites de cette ville imaginaire.

Un tableau binaire de I 'univers diegetique

Sur le plan diegetique, le narrateur nous fournit des informations propres a Tanga. II decrit la

presence d'une entite coloniale designee comme «le Tanga commercant et administratif », « [le]

Tanga des autres, [le] Tanga etranger » (Vc 16; ch.2), et separee geographiquement, mais peut-

etre administrativement, aussi bien du village que de Tanga-Nord. Le narrateur nous renseigne

egalement sur des aspects industriels, economiques et sociaux, faisant remarquer en particulier

des signes visibles de revolution morale chez les habitants de Tanga-Nord pour appuyer le

contraste entre la ville des indigenes et celle des Blancs, ainsi que pour decrire les changements

suscites par le colonialisme. C'est pourquoi nous considererons d'abord Timage de Tanga-Sud,

qui non seulement revelera le fonctionnement de la ville coloniale, mais retracera aussi des traits

distincts qui l'opposent a Tanga-Nord.

le « Tanga des autres »

Afin de creer un portrait anime de la presence envahissante du colonisateur, le narrateur detaille

la mecanique des operations de 1 Industrie forestiere et du colonialisme. Cette image montre,

comme le remarque Bjornson, comment « masses of people [who] flood to Tanga [..] are molded

into suitable identities and given menial tasks to perform; like the logs, they are exploited for the

profit of Europeans » (1991: 93). Done, ce portrait illustre non seulement le fonctionnement

d'une activite industrielle au centre commercial, mais il devoile aussi «the dehumanizing

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Page 39: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

context of the colonialist system» (Bjornson 1991: 93), impliquant ainsi l'inhumanite du

colonisateur:

C'etaient aussi d'enormes billes de bois attachees en radeaux. [...] Alors s'ebranlait une des deux grues qui stationnaient sur le quai. Chuintant et branlant, roulant sur deux rails, elle s'avancait vers le fleuve. Et puis elle s'arretait, elle se penchait dangereusement sur l'eau; ensuite elle se redressait tenant triomphalement une longue bille accrochee a ses dents. Elle se retournait et s'en allait. C'etait un vrai monstre. [...] A cote de cette machine, 1'elephant meme aurait fait figure de parure. L'auto-grue allait entasser les billes de bois dans un chantier d'ou montait le cliquetis rageur des haches qui les equarissaient, les arrondissaient, les reduisaient aux proportions de l'usine et de la civilisation. Un petit train [...] prenait livraison des billes sitot degrossies. II les emmenait blanchies, numerotees, sagement couchees dans de longues voitures, vers Dieu sait quelle destination. De ce cote-ci de la ville, tout ne semblait vivre que pour ou par la bille de bois jusqu'aux scieries la-bas dont on voyait les cheminees degingandees degorger la fumee dans le ciel par des jets intermittents et saccades. C'etait le royaume de la bille de bois. (Vc 16-17; ch.2)

En decomposant en une serie de mouvements l'activite industrielle de billes de bois, le narrateur

en accentue le caractere monstrueux et destructeur. Les methodes d'exploitation de la foret, selon

ce tableau, represented le fonctionnement de la ville coloniale dans laquelle le colonisateur

s'approprie la terre et les ressources du pays de sorte que son entreprise mene a la destruction

progressive de la terre colonisee. La question de l'exploitation forestiere, reprise d'ailleurs dans

Mission terminee (Mt 166; ch.2) et Trop de soleil tue I'amour (Ts 25, 28; ch.2), evoque la

presence (neo)coloniale a travers ses actions destructrices pour mettre en cause l'ingerance

continuelle des pouvoirs etrangers. La reapparition de ce sujet suggere l'interet constant qui

pousse Beti a examiner, a travers ses narrateurs, des questions socio-politiques pertinentes a une

epoque particuliere car, quoique l'industrie de bois represente le fonctionnement du centre

commercial a l'epoque de Ville cruelle, l'exploitation forestiere pose encore aujourd'hui des

problemes ecologiques graves.

Or, dans Ville cruelle le tableau dynamise surtout par les mouvements des machines (la

grue, la hache et le train) met en cause la facon dont les humains se servent des inventions

technologiques comme moyen d'atteindre des buts materialistes/imperialistes. Le narrateur

humanise en particulier la grue, la hache et le train et ne fait pas vraiment reference aux colons

en tant qu'etres humains. II utilise done la metaphore en personnalisant des objets pour evoquer

Page 40: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

de facon detournee le colonisateur; cela suggere que meme si Ton emploie des machines pour

exploiter les ressources, ce sont «the mechanisms that enable Europeans to exploit Africans »

(Bjornson 1991: 93) et les humains qui dirigent 1'exploitation et la colonisation. Le narrateur

depeint a travers l'humanisation des choses le fait colonial: la presence etouffante du

colonisateur, l'envahissement et 1'appropriation de la terre, l'exploitation des ressources,

l'industrialisation, la commercialisation, des moyens de transport et la circulation.

Prenons, par exemple, la circulation qui donne a Tanga «une allure dramatique tres

prononcee» (Vc 18; ch.2). L'humanisation des camions renforce de surcroit le caractere

inhumain du colonisateur. Parmi de nombreux camions, il y en a « de longs et osseux comme la

carcasse d'un animal prehistorique; [... de] gigantesques et massifs, [qui font] un bruit a vous

rendre fou; [...de] petits, trapus, ramasses » (Vc 18; ch.2). Le narrateur fait allusion, a travers une

description de la diversite des types de camion, aux acteurs humains du colonialisme. La vitesse

des camions signifie le bouleversement et revolution rapide du pays, provoques par la

colonisation. « Sans ralentir, [les camions] penetraient dans la ville » (Vc 19; ch.2) tout comme

les colonisateurs penetrent dans le pays et s'y installent, exploitant les ressources et la main

d'oeuvre des habitants. «[L]aissant un nuage de poussiere triomphal Hotter derriere eux »

(Vc 19; ch. 2), les camions humanises, comme le colonisateur, etouffent et oppriment les

colonises. Le mot triomphal indique enfin la mainmise du colonisateur sur le pays. La

personnification des machines monstrueuses, soulignant Pinhumanite du colonisateur, transmet

une image vive de la presence imperialiste alors que le portrait de Tanga-Nord devoile d'ailleurs

les marques coloniales qui jouent un role de faconner revolution du pays.

le Tanga des indigenes: une evolution inevitable

Le bouleversement de la circulation represente egalement l'instabilite de la societe de Tanga-

Nord en voie d'evolution a cause de ce qu'apporte le colonialisme. Contrairement a revocation

du caractere inhumain du colonisateur, le portrait de Tanga-Nord classifie les habitants en des

groupes generalises, selon leur morale et leurs caracteristiques humaines. Le narrateur adopte le

point de vue de celui qui observe de loin les deux Tanga. II se montre severe quant aux habitants

de Tanga-Nord, et sa description degradante tendant au stereotype est plus ironique que sincere

dans la mesure ou le narrateur imite le discours des ethnologues, des anthropologues et des

explorateurs qui enregistrent leurs impressions sur le pays et ses habitants:

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Page 41: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

[L]es habitants de Tanga etaient veules, vains, trop gais, trop sensibles. Mais en plus, il y avait quelque chose d'original en eux maintenant: un certain penchant pour le calcul mesquin, pour la nervosite, Palcoolisme et tout ce qui excite le mepris de la vie humaine - comme dans tous les pays ou se disputent de grands interets mated els. (Vc 20; ch.2) Les homrnes quittaient la foret pour des raisons sentimentales ou pecuniaires, tres souvent aussi par gout du nouveau. [...] Certains, [...] ecoeures, [...] s'en retournaient tout simplement dans leur village, ou ils parleraient de la ville avec tristesse, en se demandant ou allait le monde. D'autres, convaincus a force de railleries qu'ils s'habitueraient rapidement a des moeurs aussi insolites - simple question de temps - decidaient de se fixer definitivement. [...] Generalement ils y pensaient d'abord a leur village natal; et puis, peu a peu, les annees passant, ils l'oubliaient, accapares entierement par des preoccupations d'un tout autre genre. II en etait qui ne pouvaient realiser ici leurs ambitions sociales: ils s'en allaient gouter a une autre ville. (Vc23; ch.2)

En parodiant le ton et le discours des ethnologues, le narrateur depeint une societe nouvellement

devenue individualiste: les mots « quelque chose d'original en eux maintenant» suggerent qu'il

s'agit d'un changement radical inconnu auparavant. Les habitants s'habituent a la ville et a tout

ce qu'elle incarne - les interets materiels, l'egoi'sme, le crime, l'oisivete - et, par consequent, se

metamorphosent. II y a une naissance des tendances egoi'stes et materialistes. Mais l'opposition

que le narrateur souligne entre les deux Tanga implique que la mise en place de la ville, d'un

systeme monetaire, d'un centre economique et commercial, suscite ces modifications socio-

culturelles et morales inevitables dues a Paffrontement colonial. Le narrateur decrit aussi les

villageois selon leurs tendances et leurs perspectives sur la ville, relevant en particulier deux

groupes principaux: celui qui tente de vivre en ville mais finit par retourner au village, et celui

qui s'accoutume aux moeurs de la ville et y reste ou « s'en [va] gouter a une autre ville » (Vc 23:

ch.2) - ils s'enivrent de la vie urbaine, comme de l'alcool, et en veulent plus. En separant les

gens en deux groupes aussi distincts, le narrateur evoque l'opposition materialisme-spiritualisme.

Le narrateur accentue done la dissemblance entre les deux Tanga en detaillant, d'une

part, les aspects industriels et commerciaux de la ville des Blancs et, d'autre part, les moeurs et

revolution culturelle et morale des habitants de Tanga-Nord ainsi que des villageois. Pour

dresser un portrait coherent des contrastes entre les deux Tanga, le narrateur les decrit selon un

parcours topographique de la colline ou se situent les deux villes:

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Page 42: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Le Tanga commercial se terminait au sommet de la colline par un pate de batiments administratifs, trops blancs, trop indiscrets. [...] L'autre Tanga, le Tanga sans specialites, le Tanga auquel les batiments administratifs tournaient le dos - par une erreur d'appreciation probablement - le Tanga indigene, le Tanga des cases, occupait le versant nord peu incline, etendu en eventail. (Vc 19; ch.2)

II commence par decrire le fleuve, monte la colline pour peindre la scene quotidienne du centre

commercial et atteint le sommet pour enfin descendre l'autre pente qu'occupe Tanga-Nord.

Ainsi, il depeint ce cote comme la facette opposee de Tanga-Sud. Par opposition au Tanga

commercial, Tanga-Nord se caracterise par la pauvrete (des cases «baties en materiaux de la

foret », « basses, chiches, ratatinees » (Vc 19; ch.2)), ce qui met en cause 1'egoisme et l'injustice

de l'intervention coloniale par des pays capitalistes. La segregation creee par le mur «de[s]

batiments administratifs, trop blancs, trop indiscrets » (Vc 19; ch.2) qui s'alignent sur le sommet

de la colline et dont le dos fait face a Tanga-Nord renforce l'opposition entre les deux versants. II

montre ainsi la discordance et la segregation entre Tanga-Sud europeen et Tanga-Nord indigene.

Pour aller plus loin, la dichotomie entre les deux villes se percoit non seulement au niveau du

monde diegetique. Elle se manifeste dans la relation inegale entre «[d]eux Tanga...[d]eux

mondes... [d]eux destins! » (Vc 19; ch.2), et parvient ainsi aux niveaux global et temporel

extradiegetiques. En faisant ressortir cette relation binaire, le narrateur la rend pertinente au fait

colonial qui se situe dans le monde de reference du lecteur.

La description de Tanga se construit non sans une certaine subjectivite de la part du

narrateur. Par exemple, son portrait du commercant grec laisse percevoir un ton sarcastique: « Le

"Centre commercial," comme on Pappelait; on aurait tout aussi bien fait de l'appeler le centre

grec. Tout le long des rues, les enseignes sonnaient grec: Caramvalis, Despotakis, Pallogakis,

Mavromatis, Michalides, Staverides, Nikitopoulos - et l'auteur en passe » (Vc 17; ch.2). Un

soupcon de sarcasme se percoit dans ce discours. Par l'incise « et l'auteur en passe », le narrateur

implique que tant de commercants grecs imposent leurs interets economiques et tiennent la

dragee haute aux citoyens et aux villageois indigenes, qu'il vaudrait mieux reconnaitre que ce

centre leur appartient. Au lieu de se designer par la marque de la premiere personne, le narrateur

se refere comme auteur. Autre que sa fonction premiere de representer l'univers fictif, il rend

explicite son role de critique et de juge.

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Page 43: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

En enumerant des noms grecs pour souligner la presence des Grecs, le narrateur

exteriorise une attitude subjective. Son sarcasme expose consequemment une position

discriminatoire qu'il tente ensuite de justifier en evoquant les injustices commises de la part des

commercants grecs, au detriment des villageois: « Les paysans accouraient avec leurs charges,

s'amassaient devant le levantin. Et plus il y en avait et plus il en venait, et plus il etait facile a

M. Pallogakis de baisser progressivement et insensiblement le taux et de commettre d'autres

fraudes » (Vc 18; ch.2). Cet exemple montre d'ailleurs l'abus des colons et des commercants qui

cherchent a profiter de la main d'oeuvre des habitants et des ressources du pays a prix minime.

La digression sur Tanga permet au narrateur de fournir les informations fondamentales

qui nous engagent dans le recit. Pourtant, ses commentaires ne se limitent pas a la longue

intervention encadree dans le chapitre deux. II intervient a d'autres moments au cours du recit

afin d'expliquer des phenomenes particuliers au monde diegetique.

Les traces narratives/l'empreinte coloniale

L'instance narrative est surtout perceptible et risque de rompre la continuity du recit lorsque le

narrateur intervient pour nous eclairer sur des details politiques se rapportant aussi bien a

l'intrigue qu'a la comprehension de la situation coloniale. En fait, ces informations revelent la

position critique du narrateur. II explique, par exemple, le lien etroit entre les aspects politique et

economique:

Jusque-la, la qualite du cacao avait ete une affaire entre le producteur indigene et l'acheteur grec. L'Administration s'etait tenue a l'ecart, pour le bonheur de tous. Mais un jour, elle s'etait sentie en veine de se meler de tout. [...] Tout avait commence par une equipe de parasites qui se repandaient sur le pays [...] lis surgissaient dans le village et vous demontraient que vos plantations etaient mal tenues, vos cacaoyers mal plantes, trop serres, vos plants mal selectionnes, qu'ils allaient vous apprendre comment faire pour etendre vos plantations, pour avoir un meilleur rendement, etc.... [...] D'abus en abus, ils en etaient venus au Controle. Jusqu'ou iraient-ils?

Voila la question que les paysans se posaient. II n'y avait plus de securite stable depuis un certain temps, a cause de la complaisance que ces gens-la apportaient a fourrer leur nez dans vos affaires, a tout controler. (Vc 34-35; ch.4)

Le narrateur utilise implicitement le «voici pourquoi» balzacien (Genette 1972: 102) pour

introduire une digression sur une nouvelle procedure mise en oeuvre en vue de controler la

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Page 44: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

production et la qualite du cacao. A premiere vue, la digression du narrateur nous fournit des

renseignements concernant le cadre politico-economique de la diegese. Mais le choix de certains

termes (parasites, se repandre, surgir, « d'abus en abus », « fourrer leur nez dans vos affaires »,

«tout controler ») expose dans une certaine mesure le point de vue narratif, et indique sa position

critique vis-a-vis de 1'administration coloniale. Le discours du narrateur vise a censurer, a partir

de cet exemple, le systeme colonial et ses mesures hegemoniques et injustes qui ne servent qu'a

soutenir un devoir imperialiste.

Sous cet angle, il semble que le narrateur fait allusion a l'ideologie imperialiste du

colonisateur en soulevant des questions qui devoilent les injustices, l'interet de soi, la tyrannic

Cependant, le role narratif ne se restreint pas a celui du critique socio-politique; ses interventions

consistent a faire progresser le fil du recit dont le tout aborde par ailleurs la question des moyens

hegemoniques du colonialisme et des effets qui en resultent.

Par exemple, un signe de la presence du narrateur apparait a un moment crucial du recit

lorsqu'il essaie de plonger le narrataire dans le monde diegetique pour que celui-ci comprenne la

tournure prise par un evenement decisif de l'intrigue. Dans le but de donner au narrataire

l'impression de se trouver a la place de Banda, qui est en proie a une attente anxieuse en faisant

la queue, le narrateur s'adresse directement a celui-la dans une intervention explicative:

Trois solutions etaient possibles - officiellement: 1° vous etiez immediatement autorise a vendre votre cacao; 2° on vous le faisait secher au soleil, un, deux ou trois jours, sous la surveillance du Service du Controle; 3° on le mettait au feu s'il etait vraiment trop mauvais, c'est-a-dire impossible a exporter. En fait, une quatrieme solution, transactionnelle celle-la, avait cours: Banda aurait bien fait de la connaitre. (Vc 34; ch.4)

Le fait de vouvoyer le narrataire et l'acte d'enumerer exhibent la presence du narrateur qui

renseigne le destinataire sur la procedure de l'inspection du cacao et les verdicts possibles. Le 29

narrateur laisse en outre une trace de son acte narratif a travers un commentaire proleptique . En

revelant que « Banda aurait bien fait de la connaitre [la quatrieme solution possible] » (Vc 34), le

narrateur laisse percevoir un decalage temporel entre le temps de l'histoire et le temps de la 2 9 Genette entend par prolepse «toute manoeuvre narrative consistant a raconter ou evoquer d'avance un evenement ulterieur»(1972: 82).

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Page 45: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

narration, puisqu'il sait et «raconte [...] d'avance un evenement ulterieur» (Genette 1972: 82)

qui ne s'est pas encore deroule a ce moment de l'histoire. II deploie ainsi son controle de la

narration. Le commentaire proleptique presageant le quatrieme verdict joue un role important

dans l'intrigue. C'est le dernier verdict obscur qui amene la perte du cacao de Banda et

l'enchainement subsequent de son recit de pensees. C'est aussi ce verdict qui met en lumiere

Pinjustice et la malhonnetete de 1'administration coloniale. Ce commentaire affirme le role

d'intermediaire qu'assume le narrateur par rapport a l'univers fictif. II est d'ailleurs evident,

d'apres notre analyse de ses traces, qu'il remplit des fonctions autres que celle d'accentuer la

valeur du recit.

Depassant son role d'intermediaire, il exerce egalement sa puissance qui l'autorise a

critiquer, a travers les digressions et l'analyse psychologique de l'experience du heros, Pinjustice

et l'autorite hegemoniques, derivees aussi bien de la structure coloniale que des « hierarchies

traditionnelles [notre traduction] » (Bjornson 1991: 90). Cette idee du systeme binaire europeen-

africain est d'ailleurs renforcee dans les reflexions amplement developpees au cours du recit de

Banda. Bien plus, les pensees de Banda se definissant a mesure que l'intrigue se denoue, grace a

la narration qui les transforme en un enchainement analytique, se revelent comme une partie

integrate du recit. C'est enfin a travers un examen approfondi des pensees et des sentiments de

Banda que le narrateur en arrive a creer une sorte de representation psychique des effets du

colonialisme qui se montre comme « le fonds de la cruaute humaine » (Vc 47; ch.4).

De plus, la presence des signes extradiegetiques dans la digression sur les deux Tanga

affirme le contexte a la fois unique et global dans lequel se situe « cette chronique » (Vc 15;

ch.2). Les traces narratives suggerent ainsi que Beti confere au narrateur le role d'observateur

social du monde diegetique, de conducteur du recit et de reporter qui, a travers son discours, met

en question la sagesse « [d]es explorateurs, [d]es geographes et [d]es journalistes » (Vc 15; ch.2)

qui se posent en experts.

Quant a son narrateur-personnage, Beti le charge aussi de plusieurs fonctions, y compris

celle d'un critique plutot ironique et sarcastique de Denis-narrateur dans Le Pauvre Christ de

Bomba, et celle de commentateur social et de memorialiste de Medza-narrateur dans Mission

terminee. Nous aborderons dans le chapitre suivant ces roles respectifs en examinant de plus pres

les traces de ces narrateurs dont la fonction intradiegetique (de personnages) leur permet

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Page 46: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

d'assumer d'autres roles que celui de narrer. C'est-a-dire, ils racontent leurs recits de leur

point de vue, et imposent leur influence sans paraitre autoritaire.

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Page 47: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

CHAPITRE 3

Mission terminee: narration autodiegetique: voix contestataire pour retrouver la bonne voie

Le narrateur heterodiegetique de Ville cruelle, ne jouant aucun role en tant que personnage dans

le recit de Banda, a des fonctions restreintes qui lui permettent de decrire les pensees du

protagoniste et de tenir une chronique, en sa qualite d'observateur social, sans abuser de sa voix

narrative. Par contre, un narrateur-personnage peut raconter les evenements d'un point de vue

plus subjectif et intime puisqu'il jouit d'un lien direct avec le monde diegetique. Soit comme

simple temoin, soit comme heros du recit, ce type de narrateur entretient des rapports concrets et

personnels avec les personnages. II en resulte que le narrateur-personnage assume des fonctions

particulieres, differentes de celles du narrateur heterodiegetique de Ville cruelle. Nous etudierons

dans ce chapitre les roles possibles du narrateur-personnage en nous concentrant sur le narrateur

autodiegetique qui joue un role plus decisif comme heros de son histoire. En tant que narrateur, il

a aussi une grande influence, au sens impressionnant et affectif, sur son narrataire. Pour faire

ressortir certaines similarites, par exemple a propos des niveaux narratifs, nous nous referons au

Pauvre Christ de Bomba.

Denis, le narrateur homodiegetique du Pauvre Christ de Bomba, raconte le deroulement

d'une tournee missionnaire au pays des Tala et la calamite qui en resulte. Dans le but de censurer

les desseins civilisateurs colonialistes, Denis, 1'enfant de choeur du pere Drumont, decrit la

destruction definitive de la mission de Bomba, la complicite entre missionnaire et administrateur,

1'exploitation des femmes, la prise de conscience du pere Drumont et la renonciation finale de ce

dernier a l'evangelisation des indigenes. C'est en dormant l'impression de raconter son histoire

d'un point de vue nai'f que Denis cree un discours ironique caracterise par des ruptures entre les

commentaires et les paroles des personnages relatees en discours rapporte ou transpose, et les

evenements dont Denis est le temoin. A travers ces divergences et la reconstitution de l'ordre du

recit (Echenim 53), le narrateur homodiegetique fournit une representation ironique du monde

diegetique pour mieux engager le lecteur et le convaincre de certaines realites de la mission

evangelisatrice.

Medza, le heros de Mission terminee, raconte en sa qualite de narrateur autodiegetique les

evenements entourant un voyage inoubliable d'adolescent, qui denote le moment decisif de sa

42

Page 48: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

vie. Cette aventure lui revele combien la vie communautaire villageoise, ainsi que celle de

l'assimile urbain, entravent son besoin de liberie. Sa recherche perpetuelle d'une liberie perdue

et d'une identite a revendiquer l'amene a se rememorer son sejour a Kala, et a le raconter a un

narrataire bien precis afin de trouver des reponses et des eclaircissements. Puisqu'il est

protagoniste et que ses propres reflexions parcourent son recit, Medza decrit les evenements et

fait des commentaires dans une perspective tout a fait personnelle, avec une sincerite apparente.

C'est effectivement par cette attitude honnete et tranche que Medza entreprend la rememoration

et la narration de son histoire pour atteindre un but personnel. II s'ensuit que sa narration qu'il

veut fidele l'amene a saisir certaines verites de son epoque.

Medza et Denis emploient des precedes narratifs differents pour evoquer la

vraisemblance. Une etude de leurs methodes revelera les intentions attributes par Beti a ces deux

narrateurs, et permettra de mieux identifier leurs fonctions narratives. II sera done essentiel

d'examiner d'abord comment ils produisent une image authentique de leurs mondes diegetiques

respectifs. Tandis que l'acte de rememoration de Medza et son lien maintenu avec son narrataire

assurent l'authenticite de son recit, Denis rend explicite sa presence dans les scenes importantes

pour garantir la credibilite de sa representation.

L 'effet de reel efface au profit d'une critique ironique dans Le Pauvre Christ de Bomba

Le narrateur homodiegetique du Pauvre Christ de Bomba se trouve tout pres des personnages et

de Taction, grace a sa situation d'acolyte du pere Drumont. Cette proximite lui permet de decrire

en detail et avec vraisemblance tout ce qui se passe devant ses yeux. Denis a surtout grand soin

de nous annoncer sa presence et son rapprochement, a certains moments du recit:

Moi, je suis alle reprendre ma place sur la verandah, mais pres de la fenetre, de facon a ne rien manquer de tout ce qui se ferait ou se dirait dans le bureau. (Pc 292; pt.3) II faisait frais dehors maintenant; j'ai contourne le bureau; je suis entre par la porte de derriere et je me suis tenu dans l'antichambre du bureau. C'est une toute petite piece qui ne sert a rien et ou personne ne me voyait. (Pc 293; pt.3)

En decrivant ses gestes et sa tentative de se cacher et de se tenir pres de la scene ou se deroule la

conversation, le narrateur affirme sa representation fidele et minutieuse des discours des

personnages. II rapporte ainsi les recits des femmes de la sixa pour assurer 1'exactitude de sa

narration et pour mettre subtilement en cause les interets de la mission.

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Page 49: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

C'est aussi grace a son rapprochement physique qu'il relate scrupuleusement les

discussions revelatrices entre Vidal et le pere Drumont sur des questions complexes concernant

le colonialisme. Denis peut ainsi aborder, en particulier, le role du missionnaire, la complicite

entre le missionnaire et 1'administration coloniale et l'immoralite d'evangeliser les gens dans

l'intention de mieux les garder sous l'emprise du colonisateur. A cet egard, le role de Denis, en

tant que narrateur homodiegetique, comprend la reproduction precise de differents discours qui

denoncent, de divers points de vue, la relation evangelisatrice-colonisatrice et mettent en cause

les aspects ideologiques tacitement associes a la fonction du missionnaire.

De 1'autre cote, la tache de Denis consiste egalement a observer les personnages et les

phenomenes du monde diegetique. C'est ainsi qu'il arrive a suggerer d'avance que le pere

Drumont subit une crise de conscience a cause du lien etroit entre lui-meme et l'administrateur

colonial, a mesure que l'intrigue se denoue. Grace a son role dans l'univers diegetique, le

narrateur peut nous en dormer une certaine image, a partir de laquelle le lecteur peut entrevoir les

consequences de la conscience eclairee du missionnaire et les mecanismes du colonialisme.

Le narrateur essaie toujours de certifier la veracite de sa narration d'un discours rapporte

en expliquant pourquoi il est present dans telle ou telle scene. Par exemple, il se trouve pres de la

scene lorsque le pere Drumont interroge Catherine et Marguerite sur le scandale impliquant

Raphael, les hommes de la mission et les femmes de la sixa. Le narrateur encadre meme leurs

recits sous forme de discours rapporte et transpose dans le recit principal puisque leurs

confessions constituent le temoignage fondamental sur 1'affaire, et fournissent assez de details

pour que le lecteur puisse interpreter la situation. Le lecteur peut, par consequent, en deduire

l'ironie que tout le travail du pere Drumont et 1'evangelisation coloniale aboutissent a

l'exploitation absolue de la femme, a une entreprise scandaleuse et a une epidemie de syphilis au

sein d'une mission catholique.

Denis donne l'impression d'etre fiable lorsqu'il pretend avoir entendu des conversations.

Dans le cas ou il ne se trouve pas assez pres pour entendre la conversation des personnages, il

l'avoue ouvertement. Par exemple, ayant relate soigneusement les discours entendus de

Catherine et de Marguerite qui resument essentiellement la grave affaire, le narrateur ne

reproduit pas les temoignages des autres femmes de la sixa en ce qui concerne le scandale

entraine par Raphael. Peut-etre pour eviter de reiterer un discours deja plus ou moins rapporte, le

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Page 50: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

narrateur explique qu'« [il n'a] done pas assiste a ces interrogatoires, [et que] le deuxieme

cuisinier qui y assistait forcement [...] [lui] en a rapporte le detail» (Pc 326; pt.3). II serait

superflu de relater l'interrogatoire de toutes les femmes, aupres de qui le pere Drumont veut se

renseigner. Par contre, le fait d'en etre renseigne par le deuxieme cuisinier affirme que Denis

connait toute l'histoire, meme s'il ne relate que par ou'i-dire certains details pour en dormer une

representation particuliere et ironique.

Tout en reconnaissant la necessite d'etre present mais invisible afin de pouvoir etre

temoin d'une conversation sans y participer, le narrateur semble maintenir l'impression d'une

description precise et veridique. Mais, comme nous le verrons ainsi qu'Echenim l'affirme,

« devant la facade de vraisemblance et d'authenticite des formes narratives se trouvent incrustres

dans le tissu narratif, les elements permettant [...] une destructuration de cette construction

apparement [sic] integre »(63).

En particulier, Echenim remarque l'invraisemblance qu'un enfant puisse « reprodui[re]

integralement "Le rapport du medecin Arnaud sur le camp des femmes," un exercise [sic] qui

exige une capacite intellectuelle et mnemotechnique importante » (63). D'un cote, le rapport

medical et scientifique bien detaille certifie la vraisemblance des recits des femmes divulguant

les conditions malsaines de la sixa, et en constitue la preuve. De 1'autre cote, la discordance entre

la reproduction exacte de ce rapport et les « capacite[s] intellectuelle[s] » d'un enfant detruit en

quelque sorte l'impression d'authenticite (Echenim 63).

Si la reconstitution precise de l'analyse medicale dement l'authenticite de la

representation fournie par le narrateur, peut-etre remplit-elle la fonction d'abord de choquer le

lecteur et d'amplifier la gravite de la situation. Peut-etre que ce rapport sert aussi a impliquer le

pere Drumont qui, n'etant entre dans la sixa pour l'inspecter qu'une seule fois depuis une

vingtaine d'annees, se preoccupe tellement des revenus de la mission, d'« etendre le regne du

Christ » (Pc 264; pt.2) et de batir de nouvelles structures qu'il neglige de soigner ceux et celles

qui habitent au sein de la mission. En evoquant la gravite et Tatrocite des conditions lamentables

decrites en detail par le medecin, Denis dirige son attaque plutot contre le missionnaire qui est

d'ailleurs responsable de la mission et de la sixa. Le narrateur suggere a travers ce rapport que,

loin de faire du bien a autrui, la christianisation coloniale est une entreprise egoi'ste et capitaliste.

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Page 51: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Le narrateur met ainsi en cause les buts de la mission evangelisatrice, et le recit de Denis se

montre plus ironique que ne laisse croire a premiere vue son regard apparemment nai'f.

Medza, un lyceen eduque sous le systeme colonial, est comme Denis un personnage du

monde diegetique. Mais a la difference de Denis, Medza est un narrateur autodiegetique et joue

un role significatif dans le deroulement des evenements qu'il raconte. En se rememorant une

partie de sa vie, Medza tente d'y trouver des explications pour mieux comprendre les

complexites de son monde. Le besoin personnel de raconter une aventure d'adolescent, afin d'en

extraire quelque signification lucide, entraine Medza a la decrire de facon ouverte et honnete,

contrairement a la narration ironique de Denis. Avant d'etudier la narration detournee de Denis,

il faut voir comment Medza nous fournit une image vraisemblable.

L 'emploi de I 'effet de reel pour communiquer une quite identitaire culturelle dans Mission terminee

Pour evoquer 1'effet de vraisemblance et se montrer fiable, Medza confere a son recit une

importance collective (Briere 1987: 101). En particulier, il s'adresse directement a un vous qui

represente ses camarades (le narrataire) et aupres de qui le lecteur «reel » peut verifier «la

validite de l'histoire » (Briere 1987: 101). Medza eveille aussi la nostalgie en leur rappelant

1'epoque du surgissement des ecoles coloniales, ou se distinguent nettement la societe villageoise

et le milieu urbain et, plus significativement, ou se situe le moment decisif de sa prise de

conscience d'un destin collectif incertain. La liberie que Beti accorde a Medza de s'adresser

directement au narrataire suggere l'intimite et la gravite des questions soulevees au sujet de

l'assimilation coloniale. C'est a travers la creation d'un narrateur et d'un narrataire fictifs mais

precis que Beti essaie de provoquer la reflexion sur ces questions.

L'adresse directe a un vous defini permet a Medza d'etablir un lien concret avec ceux

auxquels il destine son recit. Ses references a l'experience specifique d'assimilation connue aussi

par son narrataire modifient ce lien, de surcroit, en une entente sous-entendue entre lui-meme et

ce dernier:

- Frere, dit l'homme qui ne devait done pas etre vieux, frere, quel genre de travail feras-tu apres tes etudes? Et en general, quel genre de travail feront tous les jeunes gens qui sont a l'ecole avec toi? Oui, qu'est-ce que je ferais apres mes etudes? Et mes etudes elles-memes, jusqu'ou iraient-elles? Vous souvient-il, nous avions

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Page 52: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

plusieurs fois envisage des tas de carrieres: medecin, professeur, avocat, etc., mais y croyions-nous? (Mt 115; ch.2)

La question posee par Endongolo prend Medza au depourvu sans doute puisque celui-ci n'y a

jamais reflechi, mais elle Pentraine a contempler les avantages et les consequences de sa

formation de lyceen. Creant une rupture dans le recit pour enchainer un fil d'interrogations

posees interieurement, Medza souligne la gravite de cette question et Pincertitude de Pavenir des

jeunes gens. De plus, il rend plus pertinent le sujet de la fonction de l'ecole au niveau collectif,

en exprimant ses reflexions a un narrataire, esquisse ici, en lui posant une question qui puisse le

conduire a mediter sur la signification de P education. Medza augmente ainsi le poids de son

recit. Nous apprenons d'ailleurs a travers les interventions narratives Pidentite de ce narrataire.

Medza laisse deviner d'abord que le narrataire represente des jeunes lyceens; mais il

precise davantage leur identite en dormant l'impression de parler avec eux, les designant souvent

comme camarades, leur posant des questions et les renseignant sur les moeurs des habitants de

Kala. Les digressions explicatives adressees nettement au narrataire suggerent que les camarades

ne connaissent pas non plus les coutumes de Kala, qu'ils se trouvent done aussi eloignes de la

civilisation villageoise que Medza:

Oui, je sais ce que vous vous demandez: comment, depuis la revolution que fut la Constitution d'octobre 1946, un chef pouvait-il encore menacer les citoyens de brimades administratives? C'est ce que vous vous demandez, n'est-ce pas? Et vous ne vous le demandez que parce que vous etes des gens de la ville, de meme que moi, qui me suis pose ces questions. Mais je vais vous expliquer. (Aft 178-79; ch.3)

Non seulement Medza definit enfin Pidentite de son narrataire, mais il renforce son lien amical

avec lui a travers les rappels, les explications qui rompent le fil du recit. Le narrataire

«parcour[t] le meme chemin » (Mt 9; prol.) et, tout comme Medza, ignore les moeurs et la

politique villageoises. Medza souligne alors cette similitude. II s'attend a la question du

narrataire sur la puissance, la tyrannie dissimulee du chef et la complicity entre celui-ci et

Padministration coloniale. En reprenant la question et avouant sa propre ignorance de ce qui se

passe sur le plan politique a Kala, il met en relief le fait que ses camarades (le narrataire fictif)

sont, comme lui, « des gens de la ville ».

Comme le remarque Briere, ces similarites entre Medza et son destinataire grace a leur

experience commune servent de base a un lien intime, de sorte que son recit semble etre un

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Page 53: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

temoignage collectif sur les effets de 1'acculturation coloniale: «La relation JE + VOUS =

NOUS qui unit narrateur et narrataire est done pour le lecteur le gage de la validite de l'histoire

de Medza qui a partir d'une histoire particuliere devient celle de toute une epoque » (1987: 101).

De ce fait, la camaraderie est un moyen a visees multiples d'entrainer le narrataire a reflechir sur

le role et le destin de leur generation; de valoriser le recit, d'attester son authenticity et

d'augmenter « [s]a portee »(Briere 1987: 101).

Par ailleurs, le caractere de Medza, perceptible a travers les traces narratives, semble

renforcer « le gage de la validite de [son] histoire » (Briere 1987: 101). Medza est sensible, par

exemple, a la reception critique du narrataire a l'egard de la signification d'une chanson qui, aux

yeux de ce premier, est precieuse et assez pertinente:

Peut-etre cette chanson ne vous semblera-t-elle pas specialement de nature a enthousiasmer un esprit averti? Mais, croyez-moi, rien mieux que le vin de palme n'avertit un esprit, j'en sais quelque chose. Si vous voulez vous en convaincre, buvez toujours une suffisante quantity de vin de palme, relisez cette chanson et venez m'en dire des nouvelles. D'ailleurs, il se peut bien que ma traduction soit mauvaise. (Mt 165: ch.2)

Que Medza admette franchement la possibility que la chanson ne provoque pas de sentiments

chez son narrataire indique l'honnetete avec laquelle il raconte le recit. Les conseils bases sur sa

propre experience accentuent egalement l'impression d'une representation veridique. La

declaration que sa traduction est peut-etre imprecise demontre de plus la sincerity de Medza et

soutient la vraisemblance de son recit.

Ruptures socio-culturelles

La reference au narrataire, parmi les autres traces narratives clairement perceptibles, revel e deja

que le recit de Medza n'est pas un simple rapport sur la mission dont les membres de sa

communaute l'ont charge. A la lumiere des marques narratives, le lecteur apprend, comme le

constate Mouralis, que «l'episode de la fuite de l'epouse de Niam n'est, en fait, pour Mongo

Beti qu'un pretexte ou un point de depart tres vite oublie et dont la fonction essentielle est de

permettre a l'auteur d'introduire avec quelque vraisemblance dans l'univers villageois un jeune

heros venu de la ville » (1981: 48). C'est ainsi qu'a partir de sa rencontre avec les villageois de

Kala, Medza se trouve libere des contraintes de son pere tyrannique et des obligations imposees

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Page 54: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

par P institution coloniale. De ce fait, la narration signifie plutot une quete identitaire a travers la

rememoration des evenements qui lui ont permis de gouter une liberie ephemere.

Comme le remarque Mouralis, c'est aussi grace a la narration de son voyage a Kala que

Medza s'apercoit plus significativement de la divergence socio-culturelle « qui le separe des

habitants de Kala» (1981: 50). Cet ecart Pentraine a voir non seulement son ignorance des

moeurs plus traditionnelles du village, mais aussi les insuffisances du systeme d'education

colonial ainsi que des obstacles que pose la structure politique du village. Pour examiner les

effets de cette divergence, il sera utile de comparer ce que pense Medza en tant que heros au

moment de Paction et ce que, en sa qualite de narrateur, il tire de la narration de son voyage.

Nous aborderons cette question en considerant d'abord ses reflexions au moment de l'histoire.

« L 'ecole-ogresse »: reflexions au moment de I 'histoire

Par exemple, au cours des seances ou les habitants de Kala interrogent Medza sur ce qu'il

apprend a l'ecole, le lyceen se trouve incapable de repondre aux questions a la fois simples et

compliquees auxquelles il n'a jamais reflechi. Ces questions personnelles provoquent chez

Medza un sentiment de gene, et Pamenent a se rendre compte de la futilite et de P illusion de

l'ecole regie par le systeme colonial. C'est pendant ces veillees que le lyceen se met a saisir les

buts obscurs de P assimilation coloniale:

C'est fou ce que les connaissances du college sont illusoires: c'est ce jour-la que j'ai entrevu cette verite. Moi qui etais presque tier de ce que j'avais appris pendant toute cette annee scolaire, voila qu'a la premiere verification reelle de mes connaissances, celle de la vie meme, et non celle factice de l'examen, je decouvrais des trous enormes dans mon petit royaume, [...] Continuant mes ameres meditations, je me demandai combien de professeurs de geographie de P Europe occidentale et des regions assimilees -l'Afrique noire par exemple - etaient reellement et precisement au courant de ce qui se passe en Russie? C'est bien la peine, me disais-je, de gacher la jeunesse de pauvres bougres si c'est pour les entretenir des annees durant de choses approximatives. (Mt 100; ch.2)

Medza s'apercoit, dans la tentative de peindre un portrait d'un pays communiste, que sa

formation de bachelier ne Pa pas muni d'outils pour le preparer a ce qu'exigent la vie et Pavenir

en general. II commence a mettre en question la credibilite de Pinstitution coloniale.

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Page 55: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

La revelation qu'il ne peut meme pas dormer une simple lecon de geographie le conduit a

discerner des defauts dans le systeme d'education, a partir des imprecisions et des lacunes dans

les connaissances acquises des autres pays. Dans cette perspective eclairee, Medza suggere que

le systeme d'education en place entretient peut-etre des renseignements incertains ou des mythes

au sujet d'autres pays ou, encore, a propos de la justification de la colonisation. Se demandant a

quoi bon sert l'ecole sinon a mettre des idees approximatives dans la tete des eleves, Medza met

done en cause les motifs des ecoles coloniales.

II en arrive alors a considerer l'ecole comme un processus qui « gache la jeunesse » et

l'eloigne d'ailleurs des villageois moins assimiles. Son sejour a Kala l'amene ainsi a s'apercevoir

d'une enfance perdue a cause de sa formation de bachelier. Medza eprouve d'abord du regret en

enviant aux jeunes de son age leur liberie et leurs talents:

J'aurais donne tous les bachots du monde pour nager comme le Palmipede, danser comme Abraham le Desosse, avoir l'experience sexuelle du jeune Petrus Fils-de-Dieu, lancer la sagaie comme Zambo, boire, manger, rire en securite, dans 1'insouciance, sans me preoccuper de seconde session, ni de revisions, ni d'oraux. (Mt 88; ch.2)

Exprimant le desir d'avoir l'experience et les attributs de ces jeunes non-scolarises, Medza

accorde plus de valeur a des talents d'ordre physique qui permettent, d'une certaine maniere, de

jouir de la vie. Medza se met a se convaincre que ce sont la liberie et la volonte de vivre

pleinement qui devraient etre plus vitales que l'education et les contraintes d'un regime severe.

Le bachelier finit done par devaloriser implicitement l'ecole et ses diplomes, les denoncant

comme le mecanisme qui lui a vole son enfance et sa liberie de savourer la vie dans le contexte

de sa propre culture.

Malgre la decouverte, lors de son voyage, d'une enfance et d'une liberie perdues, des

contraintes de l'institution, des divergences culturelles et morales entre lui et la societe de Kala,

Medza se montre quand meme reconnaissant d'avoir ete charge de la mission d'emmener

l'epouse Niam, comme il l'avoue:

Quoique je susse maintenant que je sejournerais certainement a Kala plus longtemps que je ne l'aurais d'abord suppose, je ne regrettais pas d'etre venu. Je recommencais a me convaincre que je pourrais connaitre dans ce pays, et grace a ce voyage imprevu et execre d'abord, des aventures sans precedent dans ma vie. (Mt 62; ch.2)

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Page 56: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

D'abord, le sejour a Kala «[permet a] Medza [de] decouvr[ir] la liberte », comme le constate

Djiffack (169). Medza l'exprime lui-meme de facon implicite: « Chaque fois que je me rappelle

ma petite aventure, j'eprouve soudain la vilaine envie de redevenir jeune, de la recommencer »

(Mt 13; ch.l). C'est ce voyage qui apprend au jeune bachelier la valeur de la liberte et de la

solidarite communautaire qu'il partage, a un niveau plus personnel, avec son cousin Zambo et les

jeunes gens de Kala. Ne pouvant pas revivre, depuis son voyage, la liberte, la purete, les

jouissances qu'il a connues, Medza essaie de le faire a travers la rememoration et la narration de

cette epoque si courte de sa vie. Non seulement il a connu la liberte pendant son aventure, mais il

doit aussi a ce voyage sa prise de conscience de l'ecart culturel et moral entre lui-meme et les

habitants de Kala. C'est en effet a travers l'acte narratif que Medza se rend mieux compte des

aspects arbitraires des coutumes comme celles qui obligent l'epouse Niam soit a revenir a son

mari, soit a rembourser sa dot. Medza observe egalement le manque de respect de

l'individualisme, ce qui va a l'encontre de la conception de la vie urbaine et entrave son moi

prive.

A la rencontre de Kala: reflexions au moment de la narration

Pour mieux distinguer les eclaircissements qui se degagent de l'acte narratif, nous analyserons

les reflexions de Medza au moment de la narration par rapport a ses observations et sa conduite a

1'epoque de 1'histoire. Par exemple, au cours de son voyage, Medza se croit « devenu une espece

de coqueluche pour tout le village de Kala » (Mt 72; ch.2) car « un bachelier, meme virtuel,

devait etre une marchandise rare » (Mt 73; ch.2). II remarque d'abord le role superficiel que lui

accordent les habitants de Kala et son devoir de consacrer ses loisirs aux seances ou il faut

expliquer ce qu'il apprend a l'ecole. Meme s'il se rejouit, dans une certaine mesure, d'une

nouvelle liberte inconnue, les habitudes des villageois de Kala et leur desir de le connaitre genent

paradoxalement son independance et son besoin d'exprimer son individualisme. II lui faut, par

exemple, «inventer un roman [...] en mettant [son] imagination a rude epreuve » (Mt 100; ch.2)

pour peindre une Russie « qui pouvait les enthousiasmer [son auditoire] ou simplement les

toucher »(Mt 98; ch.2).

C'est a travers sa narration que Medza saisit ensuite plus clairement l'autorite dont

jouissent les vieillards de Kala et l'interet personnel qui motive les egards de l'oncle Mama pour

le jeune bachelier. Medza ne comprend pas, au premier abord, pourquoi son oncle «[lui]

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Page 57: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

montr[e] tant d'egards » (Mt 72; ch.2), mais il finit par penetrer la conduite incomprehensible de

son oncle, en premier lieu, de facon superficielle au cours de son sejour et, enfin, de maniere plus

approfondie, grace aux reflexions qui vont de pair avec l'acte narratif:

Bref, il me fut facile de m'apercevoir que Ton me faisait la cour. Tout le monde ici me faisait la cour, et surtout mon oncle Mama qui etait visiblement aux petits soins pour moi. II me montrait plus d'egards qu'une personne de grand age ne doit en montrer envers un jeune homme sans enfreindre la coutume. (Mt 72; ch.2)

Le statut de mascotte accorde au lyceen, dont l'oncle Mama se sert pour s'enrichir et acquerir

une reputation, s'oppose au sentiment de respect que le jeune Medza croit inspirer au moment de

Thistoire. En effet, l'oncle Mama profite du betail offert a Medza par les hotes. Ces deux

perspectives antithetiques - Tambition de l'oncle Mama par opposition au respect que Medza

pense en obtenir - sont la source de l'ironie qui sert a remettre en question les moeurs

traditionnelles favorisant les vieillards au detriment des femmes et des jeunes. La divergence

entre la realite et l'illusion non seulement cree un effet ironique dirige contre un systeme

traditionnel injuste, mais elle montre aussi combien Medza se trouve deja culturellement eloigne

des habitants de Kala.

Le narrateur en arrive enfin a s'apercevoir de la vraie raison pour laquelle les villageois

Taccueillent avec tant de respect superficiel: en etablissant une amitie avec le jeune homme qui,

d'ailleurs, travaillerait sans doute aupres de 1'administration coloniale s'il continuait a suivre sa

voie de bachelier, l'oncle Mama et les autres habitants de Kala pourraient un jour se procurer des

privileges. Cette decouverte accentue l'ironie qui se trouve, comme le remarque Simon Gikandi

(45), dans la distance entre la conduite au moment de Taction et les reflexions de Medza au

temps de la narration:

Les invitations, les veillees se succederent. Je ne m'appartenais plus: j'etais plus que jamais la propriete de mon oncle qui disposait de moi au gre des propositions qu'on venait lui faire pendant que je n'etais pas la, et auxquelles il repondait toujours favorablement [...] Pas une seule fois je ne songeai a protester [...] Je pense toutefois que, face a certains etres aussi surs d'eux, aussi etonnamment impassibles que l'oncle Mama, personne ne songerait a se rebeller. Le lendemain de chaque visite, on portait chez l'oncle Mama des presents importants: c'etaient presque toujours de jeunes moutons. [...] Parallelement, il me montrait de plus en plus d'egards et d'amitie. (Mt 122-23; ch.2)

Page 58: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Une trace narrative apparait dans la transition des temps verbaux, notamment dans l'emploi du

present («je pense que »), qui indique un commentaire au moment de la narration. Les reflexions

sur la conduite et le caractere de l'oncle Mama revelent au narrateur ce dont il ne s'apercoit pas a

Pepoque de l'histoire. En tant que protagoniste, Medza croit toujours, dans une certaine mesure,

que, compare a son propre pere, son oncle Paime mieux et lui temoigne de la vraie ami tie

(Mr 72, 89, 123; ch.2). Pourtant, les reflexions de Medza-narrateur devoilent implicitement que

l'oncle Mama possede les memes caracteristiques patriarcales que les autres hommes du village,

tant que Medza le definit comme un de ces « etres aussi surs d'eux [contre lesquels] personne ne

songerait a se rebeller» (Mt 123; ch.2). Done, le decalage temporel entre histoire et narration

souligne la distance culturelle qui eloigne Medza du monde de Kala («je ne m'appartenais plus »

(Mt 122; ch.2)).

Medza intervient, par ailleurs, plus explicitement afin d'expliquer de facon plus detaillee

Pautorite et les privileges des vieux:

Lorsque deux hommes se disputaient Phonneur de me recevoir dans leur case, l'oncle Mama donnait la priorite au plus age. Moi, je n'y voyais que justice, considerant nai'vement que le respect du a un individu est directement proportionnel a son age; c'etait simple, dame. Mais, avec le recul dont je dispose aujourd'hui, je puis vous assurer que mon oncle n'etait pas aussi desinteresse. Je vais vous expliquer. En general, la fortune - il faut entendre ce mot au sens le plus large - d'un homme a Kala etait fonction de son age. Un homme vieux avait plus de chances de disposer de quelques tetes de betail qu'un homme jeune, a cause d'un systeme economique, juridique et coutumier echafaude par les vieilles gens, pour les vieilles gens. (Mt 140; ch.2)

Ici, sa maniere explicite de s'adresser au narrataire et de lui indiquer qu'une explication s'ensuit

dans le recit cree une rupture pour faire place a une intervention explicative. II se donne la liberie

et le pouvoir d'interrompre le recit pour juxtaposer Phypothese batie a Pepoque de Paction et ses

reflexions plus mures developpees au temps de la narration, pour renforcer la divergence entre ce

qu'il croyait auparavant et ce qu'il apprend par rememoration « avec le recul ». La mise en relief

de Pinterruption et de Pecart temporel souligne P importance de la narration - c'est en racontant

la rencontre entre lui-meme et la societe de Kala que Medza arrive a prendre conscience « d[u]

systeme economique, juridique et coutumier echafaude par les vieilles gens, pour les vieilles

gens »(Mt 140; ch.2).

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Page 59: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

La narration de Medza Pentraine a voir consequemment les insuffisances du systeme et a

eprouver des disillusions a l'egard de l'injustice et de la puissance des vieillards: tout en se

montrant solidaires de la collectivite, ils detiennent quand meme un pouvoir presque absolu. En

s'interrogeant sur la validite de l'ecole et en apprenant les coutumes de Kala, Medza suggere les

freins qu'imposent le systeme scolaire colonial aussi bien que la structure politico-economique

de Kala. Comme le constate Djiffack, «il ressort une lecture critique de leurs tares respectives:

d'une part, le pouvoir de depersonnalisation de l'institution scolaire, porte d'acces a la modernite

et, d'autre part, l'institution de l'abjecte gerontocratie, assise de la tradition africaine » (172).

Djiffack critique de facon plus severe les entraves imposees d'une part par le colonisateur et,

d'autre part, par la structure gerontocratique qui gouverne les societes comme celle de Kala. Ces

institutions sont autant plus graves qu'elles constituent l'autorite patriarcale, ou en ville ou au

village. Tandis que Djiffack suggere que le systeme gerontocratique s'appuie sur «la tradition

africaine », Medza en censure la source: les vieillards qui Pont etabli et s'approprient une quasi-

puissance meprisable dans la mesure ou elle empeche l'epanouissement tant individuel que

social pour les autres membres de la societe.

La divergence entre l'illusion de Medza a l'egard du pouvoir des vieillards et ce qu'il

apprend par la suite indique qu'au moyen d'une ironie subtile, Medza censure l'arbitraire de ce

systeme regi par les vieillards. En revelant d'abord combien est logique son hypothese initiale (le

respect s'accroit avec Page) et, ensuite, l'absurdite du vrai dessein des vieillards, Medza renforce

ce desaccord et cree un effet ironique pour critiquer le regime mis en place par les vieux. Le

narrateur met ainsi en cause, comme le dit Djiffack, la nature hegemonique et l'interet de soi se

rattachant au systeme « echafaude par les vieilles gens, pour les vieilles gens ».

Cette aventure ne cesse pas de l'obseder car, grace a elle, il prend conscience de sa

position d'aliene et, « having seen through the hypocrisy of the colonialist rhetoric, he cannot

adopt an assimilationist stance, but he is also prevented from identifying with the remnant of

traditional society that still exists in villages such as Kala because the analytical faculties he

developed at school oblige him to recognize its arbitrariness and ultimate futility » (Bjornson

1991: 103). Medza se trouve alors en quelque sorte a mi-chemin entre deux mondes et, sachant

qu'il ne peut pas naturellement se plonger ni dans le monde des assimiles ni dans celui des

villageois, il essaie de retrouver son identite individuelle a travers la narration de 1'aventure qui

Pa entraine a prendre conscience de ce fait colonial.

54

Page 60: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

A la recherche d'une identite et d'unepureteperdues

Notre comparaison entre les reflexions de Medza aux moments de l'histoire et de la narration

devoile done sa prise de conscience de la forme destructrice et efficace de colonisation que revet

le systeme scolaire colonial, et de l'impossibilite irremediable de s'integrer dans la societe

villageoise. Medza croit, comme le dit Bjornson, ne pouvoir assumer le role d'assimile ni

adopter la conception de vie plutot patriarcale de ceux qui dirigent la societe a Kala. De plus, la

decouverte que «[n] either traditional nor European values offer them [les aliene(e)s] adequate

behavioral models for coping with a complex, rapidly changing world » (Bjornson 1991: 91)

amene le protagoniste a refuser les choix offerts par la structure binaire coloniale. La gravite de

cette impasse se revele notamment lorsque Medza, tiraille entre le choix difficile d'epouser

Edima et d'accepter ainsi l'organisation sociale du village, ou de vivre comme assimile, sacrifie

ce mariage possible a une quete de liberte:

Comme c'est derisoire tout cela [...] tout ce que je me rememore et vous conte en ce moment; la vie, quoi! C'est souverainement derisoire, la vie. Oh! quand on y est plonge jusqu'au cou, comme dans un marecage gluant et oppressant, on ne s'apercoit pas qu'elle est souverainement derisoire. Mais, avec un peu de recul... {Mt 198; ch.3)

La repetition du terme derisoire et le point d'exclamation communiquent l'agacement et la

frustration qui preoccupent toujours Medza meme au moment de la narration. II regrette peut-etre

d'avoir renonce au mariage avec Edima et, « avec un peu de recul», il se rend compte de la

complexity que revet la question d'assimilation, croyant alors que sa decision apparemment

simple de s'enfuir n'y apporte aucune solution suffisante. II trouve done derisoire que le besoin

de la liberte l'oblige a ce sacrifice, exige par son refus de l'une et de l'autre societe. Les

reflexions de Medza suggerent qu'il est toujours a la recherche d'une reponse qui pourrait

harmoniser les profonds ecarts d'une civilisation modifiee par le colonialisme, et lui permettre de

definir son moi dans ce contexte.

En effet, la rememoration ineluctable des evenements entourant son voyage est, comme

nous l'avons vu, un moyen pour Medza de rechercher une solution et une liberte arrachee par le

systeme colonial. Mais elle symbolise aussi un trajet par lequel Medza tente de revivre cette

aventure inoubliable, et revele ainsi la nostalgie qui l'obsede. II a tendance en particulier a se

rappeler la purete d'Edima:

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Page 61: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Cette odeur-la, je m'apercois que je ne peux meme pas vous la decrire ni meme vous la suggerer, 6 impuissance! Tout ce que je sais, c'est que je ne l'ai plus jamais retrouvee sur ma route - et probablement que je ne la retrouverai plus jamais, a Failure ou je vieillis. (Mt 135; ch.2) Moi, je cours eternellement apres cette purete dont Edima m'a donne le gout, et que je ne rencontrerai plus jamais, a l'allure ou je vieillis. (Mt 250; ch.4)

A la difference de tous les autres souvenirs, celui-ci demeure aux yeux de Medza le plus

important ou cher, car c'est grace a Edima qu'il a goute a la « purete » de quelqu'un qui ne se

rend pas encore compte des divisions entrainees par Penvahissement colonial, et qui n'avait pas

perdu son patrimoine culturel. Cependant, il perd vite ce tresor lorsqu'il s'apercoit de la rupture

culturelle qui l'ecarte des habitants de Kala. Conscient de l'etat contradictoire separant les

assimiles des habitants de Kala, Medza ne peut plus desormais se baigner dans la purete puisqu'il

est accapare par cette prise de conscience l'empechant de revenir a cette innocence inaccessible.

II tente alors de la retrouver a travers le seul moyen possible - la rememoration. C'est ainsi que

Medza essaie aussi de concilier son moi avec l'univers modifie par le colonialisme. En plus d'un

temoignage de toute une collectivite (Briere 1987: 101), son acte narratif represente done une

quete personnelle infinie, mais infructueuse, de cette fraicheur perdue.

Comme le recit de Medza, la representation de Denis se caracterise par des coupures

temporelles et des commentaires personnels. Contrairement aux ruptures de Mission terminee,

celles du Pauvre Christ de Bomba derangent l'ordre du recit pour que le lecteur en reconstruise et

interprete la signification (Echenim 53-54). II sera alors utile de voir comment les ruptures creees

par les interventions narratives different d'un recit a Pautre, les effets que produisent ces ruptures

et les fonctions que remplissent les narrateurs homodiegetique et autodiegetique de Beti.

Une visee oblique: les traces de I 'instance narrative

Dans Mission terminee, la rupture souligne le processus de rememoration du narrateur. Elle

represente sa tentative de resoudre les contradictions et les insuffisances de deux societes

differentes. Par contre, dans Le Pauvre Christ de Bomba la rupture sert a deconstruire l'ordre du

recit pour pousser le lecteur a faire «une lecture attentive» et a interpreter lui-meme la

representation fournie par le narrateur (Echenim 64): « La distance temporelle [est] necessaire

pour l'organisation et l'orientation specifiques de la narration. Ainsi, l'une des techniques

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Page 62: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

narratives consiste a porter un jugement ou presenter un resume des impressions sur un

evenement ou une etape, avant d'en presenter le recit» (Echenim 53). En effet, «[le decalage]

entre [le] discours mystificateur» entame par le narrateur au debut des chapitres et les

evenements racontes plus loin (Echenim 63) traduit sa liberte de « bouleverser l'ordre logique et

chronologique » du recit (Echenim 53).

Par exemple, les commentaires proleptiques (Echenim 53) montrent que le narrateur est

plus malin qu'il n'en donne l'impression. Ses remarques revelent qu'il exploite sa «liberte »

« d'orienter le recit a sa guise » (Echenim 53) de facon a donner une representation detournee. II

produit ainsi un effet d'ironie en etablissant un decalage entre ce qu'il fait semblant de dire et ce

qu'il veut vraiment evoquer. Cet agencement de l'ordre des faits presentes se voit, par exemple,

lorsque le narrateur commente a plusieurs reprises le role de Raphael, avant que toute l'affaire

concernant la sixa ne s'eclate:

Mais Raphael, alors?... Raphael, le catechiste qui dirige la sixa. Raphael etait certainement au courant. [...] II connait nommement toutes les femmes de la sixa. II n'est pas possible qu'une seule disparaisse sans que Raphael s'en apercoive. Bon, il etait done au courant et c'est lui qui a tout revele a Clementine?... Oh! la la, que c'est complique... (Pc 210; pt.2) Mais ce qui me tracasse, c'est ce Raphael, le directeur de la sixa. II doit etre au courant de tout cela. [...] Non, Raphael ne pouvait pas ne pas etre au courant de la disparition de Catherine [...] Raphael a laisse Catherine s'en aller de la sixa... Mon Dieu, c'est done qu'il s'etait entendu avec Zacharie!... Quel scandale... (Pc 212; pt.2)

D'abord, le narrateur suggere de facon proleptique que quelque drame se declenchera du

scandale Catherine-Zacharie, qu'un malheur arrivera a la mission. Le narrateur implique deja la

culpabilite de Raphael, implicitement mettant en cause la maniere dont le pere Drumont maitrise

la situation. Au lieu d'interroger Raphael et de contempler l'idee que celui-ci exploite les

femmes de la sixa pour mener une entreprise immorale, le pere Drumont punit les femmes et les

blame du scandale.

Comme le suggere Echenim, il parait que le narrateur dirige la lecture du recit, de sorte

qu'il exige l'engagement et 1'interpretation de la part du lecteur (53, 54, 64). En particulier, le

narrateur attire notre attention sur certaines observations afin que nous y reflechissions. Son

regard observateur permet de distinguer, par exemple, la rupture entre ce qu'il declare percevoir

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Page 63: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

et ce que signifie le discours de Zacharie a l'egard de la coutume d'avoir des desseins sur une

autre femrne apres que la sienne vient d'accoucher:

- Tu as tort, mon Pere; parce que c'est vrai ce que je te dis la; je te l'ai toujours dit, d'ailleurs, et toi tu n'as jamais voulu me croire. J'ignore comment les Blancs s'y prennent; les Noirs, eux, quand leur femme a un nouveau-ne, s'en ecartent pendant un an; c'est ainsi chez nous et je n'y peux rien. [...] Je me demande encore pourquoi le R.P.S. a eu cet acces de fou rire. Peut-etre parce que Zacharie racontait un mensonge? Je ne sais pas si c'etait un mensonge, mais il me semble bien que mon pere se conduit de la meme facon avec ma belle-mere. (Pc 231-32; pt.2)

La divergence entre le discours de Zacharie et les commentaires du narrateur produit une

incertitude en ce qui concerne le rire du pere Drumont. Mais si le lecteur interprete ce fou rire

dans le contexte des evenements racontes et des conversations reproduites jusqu'a ce point du

recit, il comprend que ce rire signifie la resignation accrue du missionnaire. De plus en plus, le

pere Drumont se rend compte que les moeurs des indigenes ne s'accordent pas a celles de la

religion chretienne telle que la pratiquent les missionnaires coloniaux. Le pere Drumont renonce

a les changer, etant incapable d'amener le peuple a accepter les regies de la foi catholique et

refusant d'etre complice de Padministration coloniale.

A cet egard, les ruptures laissent percevoir la valeur ideologique qui sous-tend la mission

evangelisatrice coloniale. L'encadrement des chansons que les enfants doivent apprendre revele

le role ideologique et administratif que jouent les missionnaires en tant que complices de

1'administration coloniale:

Les moniteurs paraissaient contents et, comme pour remercier le R.P.S. des bonnes choses qu'il venait de dire, ils ont fait chanter a leurs eleves:

La France est belle, Ses destins sont benis. Vivons pour elle, Vivons, vivons unis. Passez les monts, passez les mers, Visitez cent climats divers, Joyeux au bout de l'univers, Vous chanterez fideles:

[...] Dans nos precedentes tournees, [le R.P.S.] demandait toujours qu'on la lui chante une deuxieme fois. C'est etrange qu'il ne l'aime plus maintenant... (Pc 245; pt.2)

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Page 64: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

La chanson evoque l'ideologie expansionniste des missions francaises civilisatrice autant

qu'evangelisatrice. Le narrateur encadre ces paroles pour montrer qu'en plus de

l'epanouissement du « regne du Christ» (Pc 264; pt.2), 1'evangelisation comporte l'autocratie

(Pc 265; pt.2), la domination et la « preparation] [d]es esprits » (Pc 268; pt.2), et se fonde sur

l'imperialisme. Le commentaire sur la conduite etrange du pere Drumont nous revele qu'il en

prend conscience et qu'il ne veut pas etre complice de la colonisation.

Le discours ironique du narrateur denonce ainsi les desseins imperialistes comme

inseparables du role du missionnaire qui se lie de connivence avec l'administration. En faisant

semblant de dedaigner les habitants du pays des Tala, le narrateur demontre, de maniere

implicite, le fonctionnement de cette entente entre le missionnaire et l'administrateur, et la

manipulation par ce dernier de la spiritualite intrinseque du christianisme:

Oui, ce qu'il faut a ces gens, c'est un grand malheur pour les ramener a la foi et leur apprendre que Dieu ne plaisante pas! Oh! cette route de M. Vidal, ce doit etre une idee de la Providence, 9a. Pourvu qu'il la creuse, sa route. (Pc 253; pt.2)

Le narrateur semble proclamer qu'il faut un malheur (les travaux forces, etc.) pour que les

indigenes reviennent a Dieu. Mais loin d'emettre l'opinion qu'il faut « un grand malheur pour les

ramener a la foi», le narrateur suggere, a travers le discours rapporte des personnages, que

l'administration menace, force et terrorise les gens dans le double but de s'approprier la main

d'oeuvre du pays et de conduire les gens a faire appel a la religion chetienne (Pc 64-66; pt.l).

Ceux-ci sont forces, contre leur gre, a sacrifier leur vie a la construction de cette route et, selon le

pere Drumont, amenes a chercher consequemment l'abri du missionnaire, qui pourtant est

complice de l'administration. Cette idee s'affirme par le fait que les gens ont recouru au pere

Drumont la derniere fois que l'administration a fait construire une route (Pc 75; pt.l). La

divergence entre le commentaire de Denis et ce que disent les personnages suggere de fa9on

detournee que la mission evangelisatrice s'associe a l'administration, que cette maniere

d'installer la foi n'est ni sincere ni spirituelle; qu'il s'agit de menacer les gens afin de les

evangeliser - c'est-a-dire, afin de mieux les coloniser.

De plus, cet aspect ideologique inherent au role du missionnaire colonial se per9oit

ironiquement dans la tendance chez les enfants a « confondre » le pere Drumont et le Christ:

Parce qu'il y a une ressemblance entre l'image de Jesus-Christ et le R.P.S., les enfants noirs ne peuvent s'empecher de confondre les

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Page 65: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

deux. Mongo Beti veut montrer qu'avec cette presentation, le «spirituel» et le «racial» coincident. La valeur proprement spirituelle et universelle de la religion se perd dans une categorie raciale, confusion d'autant plus facheuse que, sur le plan politique la race en question se trouve etre aussi la puissance qui domine en Afrique. Done le Noir qui serait reellement converti a un christianisme de ce genre le serait moins «spirituellement» qu'« ideologiquement». (Achiriga 92)

En ce qui concerne les circonstances de l'univers diegetique, la signification d'une perception

analogue de Jesus-Christ et du pere Drumont suscite l'idee que le colonisateur abuse de la valeur

spirituelle du christianisme pour maintenir le peuple sous une emprise autocratique. Ainsi, « la

valeur proprement spirituelle [...] de la religion» non seulement «se perd dans une categorie

raciale », mais devient aussi un moyen efficace de coloniser (Achiriga 92). Dans ce contexte, la

christianisation revet une qualite ideologique, imperialiste et hegemonique. La representation de

l'univers diegetique et les discussions entre le pere Drumont et Vidal, rapportees en discours

direct, font allusion a ce lien etroit entre le missionnaire et Padministrateur. Denis suggere ainsi

que la motivation ideologique fait essentiellement partie de P evangelisation en Afrique, et que le

missionnaire est necessairement allie a Padministrateur dans ce contexte.

D'apres notre etude des ruptures dans Le Pauvre Christ de Bomba, il est evident qu'elles

ont des fonctions de caractere plutot politique. Quoique enfantins et nai'fs en apparence, ces

commentaires revelent neanmoins la position ideologique du narrateur, et demystifient de facon

detournee plusieurs complexites issues de la situation coloniale. De la sorte, les ruptures exigent

de la part du lecteur une reconstruction et une interpretation de 1'image soigneusement composee

par Denis (Echenim 63-64). Les fonctions de ces ruptures different ainsi significativement de

celles de nature memorielle dans Mission terminee. Les nombreuses interventions narratives et le

decalage temporel laissent percevoir que Medza cherche plutot a valoriser l'acte narratif comme

moyen de parcourir ses souvenirs, afin de trouver des reponses aux questions qui le tracassent

encore. II existe quand meme dans le recit de Medza une espece d'interruption s'etalant dans un

cadre plus global - c'est une coupure et une voix narratives qui distinguent nettement le niveau

extradiegetique du niveau diegetique. Particulierement, les traces visibles d'un narrateur

heterodiegetique annoncent une rupture d'un ordre different. Ses traces perceptibles notamment

dans les epigraphes precedant chaque chapitre suggerent une fonction moins saisissable que nous

etudierons plus loin.

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Page 66: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Deux voix contestataires

Ce qui distingue Mission terminee des autres recits de Beti reside en partie dans la creation d'une

dualite narrative. Plus precisement, il existe deux narrateurs, dont le principal est evidemment

Medza, dote d'un double role de narrateur-heros, et l'autre est un narrateur heterodiegetique.

Celui-ci ne s'expose que dans les resumes precedant chaque chapitre et semble avoir ainsi

1'unique tache de recapituler tres brievement le recit de Medza. Mais, selon Briere, ce narrateur

assume un role plus significatif concernant la reception critique du recit.

L'autre voix ...

Les traces de ce narrateur rompent dans une certaine mesure le fil du discours narratif de Medza,

et revelent de facon ambigu son role de critique quant au recit de celui-ci. En premier lieu, il

existe un ecart entre ce narrateur heterodiegetique et Medza-narrateur. Le discours de ce

narrateur heterodiegetique, indifferent et circonspect, semble suggerer que le recit consiste

uniquement en la narration simple d'une suite d'evenements. Son indifference se manifeste par

1'emploi d'une formule explicite pour construire ses resumes qui lui permettent de s'adresser au

lecteur («au cours duquel le lecteur apprendra», « le lecteur sera egalement informe de »

(Mr 11; ch.l); « grace auquel le lecteur [...] pourra faire connaissance de » (Mt 37; ch.2)).

L'usage de ces formules et son ton indifferent exhibent un air superieur, et soulignent surtout son

acte de s'interposer, d'abreger et de subordonner le discours de Medza. Ce narrateur impersonnel

diminue ainsi la valeur de l'acte narratif de Medza, qui, contrairement a ce qu'en pense ce

premier, a besoin de raconter pour une raison plus importante que le simple but de narrer une

suite d'evenements inoubliables. Ce narrateur designe ainsi le recit principal comme objet de son

propre discours, et reclame un privilege autoritaire devoilant son role de juge implicite

(Briere 1987: 104).

En second lieu, ce narrateur laisse percevoir une attitude legerement sarcastique a l'egard

du recit de Medza: «Nous retrouvons dans les prefaces un narrateur omniscient dont les

remarques ironiques sur le destin du protagoniste soulignent l'insensibilite et le detachement»

(Briere 1987: 103). Son point de vue sarcastique se manifeste aussi dans la designation de

3 0 Alors que Briere propose que «les remarques ironiques [...] soulignent l'insensibilite et le detachement» du narrateur impersonnel (1987: 103), l'attitude ironique de celui-ci me semble se degager a la fois de son discours particulierement indifferent et circonspect (accentue par l'usage des deictiques), et de l'exageration du danger entourant l'aventure de Medza, ce qui donne lieu au sarcasme.

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Paventure de Medza comme un « voyage tumultueux », une « expedition perilleuse dans un pays

inconnu sinon hostile » (Mt 11; ch.l). En exagerant le peril que peut representer le voyage de

Medza, le narrateur heterodiegetique reduit la signification du recit du jeune bachelier, comme le

suggere Briere: « Sous le regard du narrateur omniscient et par Peffet d'ironie et de distanciation,

les personnages de la diegese se transforment en marionnettes [...] [L]es personnages perdent

leur autonomie devant la voix omnisciente qui s'entend dans les prefaces »(1987: 104).

Son air hautain et sa devalorisation du recit de Medza suggerent que ce narrateur

heterodiegetique cherche a imposer une certaine perspective, si bien que son role est « de retenir

la place privilegiee qui caracterise [...] le colonisateur, usurpateur du discours africain » (Briere

1987: 104). Suivant Panalyse de Briere, l'acte de resumer et de subordonner le recit principal

manifeste «la volonte de domin[er] » (1987: 104) et de s'approprier le discours de Medza. II

s'agit done de discrediter la valeur et la vraisemblance du discours du narrateur autodiegetique,

de le soumettre a Pinterpretation, « a la maniere de ceux qui se delectaient a la lecture du roman

colonial ou bien d'oeuvres ethnologues » (Briere 1987: 103). A Paide de Panalyse revelatrice de

Briere et a travers P attitude deployee par ce narrateur heterodiegetique, on peut le rapprocher de

Pethnologue et discerner son rapport avec le narrateur autodiegetique. En outre, d'autres indices

affirment Phypothese avancee par Briere, notamment la facon dont le narrateur impersonnel se

refere au monde diegetique.

En particulier, le narrateur heterodiegetique depeint le village de Kala comme un lieu

baigne dans le mystere. La designation de Kala comme « un pays inconnu sinon hostile »(Mt 11;

ch.l) et «ce pays etrange» (Mt 37; ch.2) ecarte le narrateur heterodiegetique du monde

imaginaire, et isole Kala en quelque sorte dans un cadre obscur. Des mots ambigus tels

qu''inconnu et etrange soulignent Pimage mysterieuse concue par ce narrateur heterodiegetique a

l'egard de l'univers diegetique. Le narrateur essaie de plonger le lecteur dans une illusion, de

construire un « discours illusoire et mystifiant parce qu'il consiste a enfermer les Africains dans

une difference essentielle qui sert a les caracteriser par rapport aux Europeens, et qui constitue

ainsi une sorte de principe explicatif absolu permettant d'analyser toutes les situations»

(Mouralis 1993: 25). C'est ainsi que Mouralis definit le discours ethnologique, et la mystification

que le narrateur impersonnel evoque autour de Kala semble s'y conformer, quoique de facon

implicite.

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Page 68: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

En effet, le « discours illusoire » du narrateur heterodiegetique ecarte Kala de l'univers

extradiegetique a partir du critere d'etrangete, soulignant les notions de Vautre et de la difference

sur lesquelles se base en partie le discours mythique et ethnologique du colonisateur. Le discours

de ce narrateur laisse done percevoir une attitude qui le rapproche, par ce biais, du colonisateur.

Le portrait obscur qu'il donne du monde diegetique implique une certaine disposition, comme le

propose Briere. Que le narrateur heterodiegetique se revele implicitement semblable au

colonisateur, a travers la mystification du village de Kala et par «l'insensibilite et le r

detachement » (Briere 1987: 103) de son discours, evoque le cadre du jugement occidental sur le

recit de Medza. A ce titre, le recit principal doit exister dans l'univers extradiegetique: il

entretient un rapport avec le discours du narrateur heterodiegetique qui l'interprete et Pabrege.

Une voix enfin revendiquee

II y a done une coexistence problematique de deux discours - celui de Medza et celui du

narrateur impersonnel. Pourtant, bien que les epigraphes de ce narrateur encadrent les quatre

chapitres et manifested ainsi de Pautorite (Briere 1987: 104), les interventions de Medza

soulignent neanmoins son propre role narratif. De ce fait, celui-ci affirme sa propre autorite et

son independance narratives. D'ailleurs, tout le recit, y compris les chapitres racontes par Medza

et les epigraphes proferees par le narrateur heterodiegetique, est enchasse par le prologue et

P epilogue de Medza. II semble que le recit du narrateur autodiegetique s'avere ainsi independant

par rapport au discours du narrateur heterodiegetique, et que les epigraphes represented: plutot

une espece de commentaire sur les chapitres. Par consequent, le recit de Medza, le prologue et

P epilogue font contrepoids a Pautorite de la voix narrative heterodiegetique, renversent la

hierarchie narrative et revendiquent ainsi la liberte.

Mais, a titre de narrateurs, ceux-ci doivent se situer au meme niveau extradiegetique car

«l'instance narrative d'un recit premier est [...] par definition extradiegetique » (Genette 1972:

239). C'est la ou se deroulent leurs discours divergents: le discours ethnologique et detache par

opposition au discours autobiographique de Medza en quete d'une societe equilibree concilliante.

Parallelement, il existe dans Le Pauvre Christ de Bomba des epigraphes qui se trouvent a

la tete de chaque partie mais, contrairement a celles de Mission terminee, elles romped moins le

fil du recit. Les epigraphes sont des citations de plusieurs ecrivains reels et evoquent plutot

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metaphoriquement l'essentiel de chaque partie. Par Pinscription de ces extraits, le recit de Denis

semble s'inscrire au meme niveau empirique que ces auteurs qui existent.

Par la reconnaissance du discours de quelques ecrivains reels, le recit de Denis se definit

comme un discours parmi tant d'autres dans le monde de reference du lecteur. II faut etablir un

rapport entre les mondes diegetique et empirique, comme le suggere Echenim: « L'orientation

interpretative proposee a travers les textes epigraphiques et l'avertissement est done 1'expression

d'un appel a un depassement d'une lecture immediate et primaire, a une interpretation du texte

en fonction des referents extra-textuels, et done socio-historiques » (65). A cet egard, l'epigraphe

precedant la troisieme partie du Pauvre Christ de Bomba joue un role significatif: elle symbolise

metaphoriquement la derniere partie du roman. Mais en plus, au niveau extradiegetique, cette

inscription attribue une valeur empiriquement contextuelle au recit:

Mais que ce serait bien si e'etait le desir de feconder le terrain qui poussait les gens a semer, et non celui de recueillir la moisson! Voila ce que je voulais dire et je sais que c'est bete. Comme si on pouvait soupconner un humain de desinteressement et avoir foi en lui! -- M. Gorki (biographie) {Pc 285; pt.3)

Dans le contexte specifique du Pauvre Christ de Bomba, « le desir de feconder le terrain »

semble etre une metaphore de 1'evangelisation et, dans cette optique, l'image conrete que peint

Gorki montre qu'il ne s'agit pas de « sauver » un peuple ni de le « pousser a semer » si « le desir

de feconder le terrain » comprend uniquement le recueil de la moisson. II s'agit alors des interets

imperialistes, de mieux coloniser les gens, de les maintenir sous l'emprise coloniale et de

justifier ces actions de facon hypocrite, comme s'en rend enfin compte le pere Drumont. Une

interpretation contextuelle surgit de l'epigraphe qui, au regard du contenu diegetique, est

envisagee comme une representation figurale et analogique de l'opposition entre 1'evangelisation

authentique et la christianisation coloniale. Les intentions de 1'evangelisation devraient etre

motivees par «le desir de feconder le terrain qui poussait les gens a semer », e'est-a-dire, par la

volonte de les ramener spirituellement a Dieu. La mission evangelisatrice coloniale se caracterise

par «le desir [...] de recueillir la moisson » - par l'ideologie imperialiste selon laquelle, dans le

recit, il ne s'agit au fond que de s'enrichir a travers 1'exploitation et la colonisation des gens.

II semble alors, a partir de notre analyse de cette inscription, que les epigraphes

intertextuelles elargissent le contexte du recit. D'une part, les epigraphes resument de maniere

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succincte chaque partie du recit. D'autre part, etant des citations empruntees a plusieurs ecrivains

reels, elles appartiennent au monde de reference du lecteur et, de cette maniere, inserent le recit

de Denis dans un contexte socio-historique empirique.

Le jeu avec les niveaux narratifs permet a Beti de se revolter contre le discours colonial

mystifiant. A travers Medza-narrateur, Beti met en question le futur instable de l'assimile. II cree

une dualite narrative pour affirmer l'autonomie du recit et de la voix de Medza vis-a-vis d'un

narrateur heterodiegetique oppose qui exhibe une attitude detachee et autoritaire. Beti peut ainsi

mieux montrer comment fonctionne le rapport colonise-colonisateur. De l'autre cote, l'image qui

devoile de facon ironique le fonctionnement et les mefaits de la mission evangelisatrice coloniale

parvient aussi, dans Le Pauvre Christ de Bomba, a un niveau extradiegetique, grace a

l'encadrement des epigraphes. Beti evoque, a travers les epigraphes, le monde litteraire

empirique pour y situer le recit de Denis, parmi les discours varies des ecrivains historiques

reels. II semble qu'a travers la voix de ses narrateurs, « [Mongo Beti] is prodding readers into a

critical consciousness that would enable them to comprehend colonialist oppression as it occurs

in the real world beyond the pages of his novels » (Bjornson 1991: 92). Selon la remarque de

Bjornson, le discours ironique que Beti transfere a Denis et le discours autobiographique accorde

a Medza nous imposent une empreinte permanente qui pousse a la reflexion sur les consequences

du colonialisme. Sous forme de ces deux recits, Beti entretient un contre-discours vis-a-vis de

celui du colonisateur. Le rapport que Beti etablit entre ces deux recits et le contexte empirique

evoque amplifie en outre la force du discours contestataire.

Tandis que Beti souleve implicitement la question des mefaits coloniaux a travers le

discours oblique de Denis, il confere au narrateur heterodiegetique de Trop de soleil tue I'amour

et de Branle-bas en noir et blanc le role de socio-critique qui aborde explicitement une multitude

de questions contemporaines dans le cadre postcolonial. La presence fort perceptible de ce

narrateur suggere qu'il s'interesse plus a « dialoguer » avec le narrataire qu'a simplement narrer

un recit ou il n'est pas personnage, mais n'y est pas non plus exclu. Qui est en effet ce narrateur

par rapport au monde imaginaire? Quels effets produit l'instance narrative et quelles fonctions

assume-t-elle? Dans le chapitre suivant, nous examinerons de plus pres plusieurs types de traces

de la presence du narrateur heterodiegetique contemporain de Beti afin de mieux cerner ses

fonctions.

65

Page 71: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

CHAPITRE 4

Narration pseudo-personnelle: un commentaire socio-critique a travers Trop de soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc

Comme nous venons de le voir, le statut du narrateur-personnage permet a Medza et a Denis de

dormer une representation proche et vraisemblable de l'univers diegetique. Mais, en leur qualite

de narrateur, ils peuvent subvertir l'ordre du recit, adopter un certain point de vue, manipuler le

discours enonce par les personnages, souligner ou omettre des details pour construire une image

particuliere. Ils peuvent aussi orienter la lecture et influencer 1'interpretation du recit au moyen

du commentaire.

Nous verrons dans ce chapitre que le commentaire constitue une partie significative de

Branle-bas en noir et blanc. Puisque dans ce recit le narrateur heterodiegetique se refere souvent

a Trop de soleil tue I'amour, il nous faut tenir compte de celui-ci meme si notre but principal est

d'examiner les interventions narratives manifestoes dans le second recit. C'est en effet a travers

le commentaire que le narrateur indique explicitement que ces deux recits fonctionnent en

couple: Branle-bas en noir et blanc constitue la suite de Trop de soleil tue I'amour. Plus

significativement, un des roles du commentaire dans Branle-bas en noir et blanc consiste a

eclairer les ambigui'tes qui cement les intrusions du narrateur aussi bien que les elements

diegetiques (les personnages, l'intrigue, le cadre) de Trop de soleil tue I'amour. Le commentaire

sert aussi de rappel quant a la reapparition des personnages: nous avons remarque au moins six

occurrences de ce genre de commentaire qui est autant plus perceptible qu'il se construit par la

formule « si vous vous rappelez... » (Bnb 8, 11, 19; ch.l; 29, 36; ch.2; 268; ch.18). II existe

d'autres fonctions attachees au commentaire, comme nous verrons de plus pres. II sera essentiel

d'examiner d'abord les caracteristiques du commentaire avant d'explorer ses fonctions possibles

ainsi que le role du narrateur.

La perceptibilite du commentaire

Le commentaire semble, sinon y predominer, s'etablir comme une partie romanesque en

equilibre avec le discours narratif de ces deux recits. Cependant, le commentaire se percoit de

facon distincte puisque «le discours insere dans le recit reste discours et forme une sorte de cyste

tres facile a reconnaitre et a localiser» (Genette 1969: 66). C'est-a-dire, le commentaire,

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Page 72: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

appartenant au systeme d'enonciation de discours, selon la distinction faite par Benveniste entre

Yhistoire et le discours (238), manifeste des caracteristiques explicites et propres au discours et

se montre ainsi perceptible et identifiable:

Certaines formes grammaticales, comme le pronom je (et sa reference implicite tu), les «indicateurs » pronominaux (certains demonstratifs) ou adverbiaux (comme ici, maintenant, hier, aujourd'hui, demain, etc.), et, au moins en francais, certains temps de verbe, comme le present, le passe compose ou le futur, se trouvent reserves au discours, alors que le recit dans sa forme stricte se marque par Pemploi exclusif de la troisieme personne et de formes telles que l'aoriste (passe simple) et le plus-que-parfait. (Genette 1969: 62-63)

La perceptibilite du commentaire ou de «toute intervention d'elements discursifs a l'interieur

d'un recit est ressentie comme une entorse a la rigueur du parti narratif » (Genette 1969: 65-66).

Dans une certaine mesure, la presence bien marquee du commentaire dans la trame dramatique

parait predominer et reduire l'importance du recit. En effet, dans les deux derniers recits de Beti,

«le discours s'etale, prolifere et parait souvent sur le point d'etouffer le cours des evenements

qu'il a pour fonction d'eclairer. Si bien que la predominance du narratif se trouve deja, sinon

contestee, du moins menacee », comme le constate Genette (1969: 85-86) a propos du narrateur

balzacien.

Selon cette remarque en quelque sorte justifiee puisque les proprietes formelles du

discours^ le distinguent du discours narratif et en font une categorie separee, le commentaire

semble presque franchir les « frontieres du recit» (Genette 1969: 49, titre d'un chapitre). Le

discours, « le mode "naturel" du langage, le plus large et le plus universel » (Genette 1.969: 66),

permet des possibilites indefinies dans les limites du recit.

Le role premier du commentaire consiste a eclairer des enigmes et des lacunes situees

dans l'enchainement du recit. La fonction explicative du commentaire se montre relativement

indispensable a l'intelligence de ces deux recits dont certains elements, sans les interventions du

narrateur, demeureraient incomprehensibles ou meme elliptiques. Pourtant, la predominance du

commentaire dans Trop de soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc atteint une telle

limite qu'elle encombre le recit et entrave pour ainsi dire le «mouvement dramatique»

3 1 Ici, nous parlons de discours au sens tel que le definit Benveniste. Nous soulignerons desormais ce type de discours (par opposition a recit) afin de le distinguer de « discours » au sens large.

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Page 73: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

(Genette 1969: 86). Ainsi, le «narratif se trouve deja menace» (Genette 1969: 86) et,

consequemment, la co-existence de ces deux modes de discours deploie plutot « [a] "struggle for

domination between the aesthetic function and the communicative function" » (Mukarovsky 8-

10 cite in Suleiman 21). Cette lutte se manifeste en un sens a cause de la presence fort marquee

du commentaire. Les indices specifiques du commentaire contribuent, en outre, a sa

perceptibilite par rapport a la forme plus objective et impersonnelle de l'enonciation du recit qui 32

est soumis a des limites «particulierefs] aux deux categories verbales du temps et de la

personne » (Benveniste 239).

A la fois predominant et facile a percevoir, le commentaire est une intrusion lourde dans

Trop de soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc. Suleiman propose le concept de la

hierarchie des fonctions du langage dans les textes litteraires pour soutenir l'idee que tout roman

a soit une fonction communicationnelle, soit une fonction esthetique (plus ou moins perceptible)

(Suleiman 19-20), selon «[the] "differently ranked participation of the other verbal functions

along with the dominant poetic function" » (Jakobson 357 cite in Suleiman 20). D'apres cette

hierarchie et la nature communicationnelle du commentaire, les fonctions emotive, phatique et

conative qu'exploite d'ailleurs le narrateur betien sont le plus manifestement mises en oeuvre

dans les deux derniers recits.

La fonction de communication, la plus evidente, implique d'autres qui sont plus

considerables. Selon Genette, la fonction de communication ne constitue qu'un des roles

possibles du narrateur dont le discours, « romanesque ou autre, peut assumer d'autres fonctions »

(1972: 261). Parmi elles, la fonction ideologique34 et celle de communication35 semblent etre les

plus indispensables au discours du narrateur betien. A travers la fonction de communication, il

maintient le contact avec le narrataire extradiegetique «auquel chaque lecteur reel peut

s'identifier» (Genette 1972: 266) et, pour celui-ci, le commentaire a fonction

3 2 Les temps fondamentaux de l'enonciation du recit comprennent « l'aoriste (= passe simple ou passe defini), l'imparfait [...], le plus-que-parfait » (Benveniste 239). 3 3 Au sens strict, l'enonciation du recit s'enchaine aux formes de la troisieme personne, et l'ecrivain « ne dira jamais je ni tu » (Benveniste 239). 3 4 Cette fonction se rapporte aux interventions narratives plutot explicatives: elles fournissent des renseignements et « peuvent aussi prendre la forme plus didactique d'un commentaire autorise de Taction »(Genette 1972: 262-63). Nous la designons parfois par fonction explicative qui decrit mieux Tun des roles du narrateur betien. 3 5 La fonction de communication se rapporte a la situation narrative et, pour ce qui conceme le lecteur, « rappelle a la fois la fonction "phatique" (verifier le contact) et la fonction "conative" (agir sur le destinataire) de Jakobson » (Genette 1972: 262).

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Page 74: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

communicationnelle cree un effet d'immediatete qui le rapproche du monde diegetique. Le

commentaire explicatif remplit, par contre, une fonction ideologique qui peut indiquer 1'intention

de controle chez le narrateur, comme nous Paborderons plus loin. Puisqu'« aucune de ces

categories n'est tout a fait pure et sans connivence avec d'autres » (Genette 1972: 263), le

discours du narrateur peut assumer en meme temps plusieurs fonctions. La fonction de

communication est en general perceptible dans le discours du narrateur betien meme si une autre

fonction - celle d'attestation ou la fonction ideologique - y prend plus d'importance. A cet

egard, toutes ces fonctions entrent en jeu, mais a des degres varies, dans les types de

commentaire que nous examinerons.

Par exemple, le commentaire explicatif peut subtilement assumer la fonction de regie36.

Ce type de commentaire consiste parfois en la reference deictique (par exemple «cette

chronique » (7s 77; ch.6; 251; epil.)) qui, designant le recit propre, en precise le contexte.

L'usage des indicateurs demonstratifs joue, a cet egard, un role significatif. Pour aller plus loin,

la fonction de regie « acts as a means of controlling the meaning(s) derivable from the text»

(Chambers 110), et autorise le narrateur a indiquer la signification que le lecteur devait en

recevoir. Les propos, «Que le lecteur ne s'etonne point si jamais des episodes a venir

ressemblaient comme deux gouttes d'eau a celui qui vient de lui etre conte [...] Rien n'irrite tant

certains lecteurs qu'un destin romanesque apparemment inacheve » (Ts 251; epil.), signalent la

parution prochaine d'une suite qui ne menera pas necessairement a un denouement resolu, mais

continuera a entamer les questions deja soulevees dans Trop de soleil tue I'amour. Ces

references deictiques au(x) recit(s) meme que le narrateur raconte propose une interpretation: il

rend compte au narrataire des malheurs vecus par Zamakwe et de certains aspects postcoloniaux

de la vie quotidienne dont le denouement insoluble se rapproche des vicissitudes « realistes ».

Ces indices deictiques suggerent que le narrateur soutientla designation de son recit comme

chronique puisqu'il affirme relater les evenements tels qu'ils se deroulent, comme des faits

historiques reels, sans qu'ils aboutissent a un denouement elucide.

Mais la signification tiree du recit depend aussi de ce qui constitue «the meaningful»

(Chambers 107) pour le lecteur. Plus precisement, le commentaire explicatif permet d'orienter la

lecture dans la mesure ou le narrateur et le lecteur se situent sur le meme plan a l'egard des

II s'agit ici de se referer au texte narratif (Genette 1972: 261-62).

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Page 75: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

moeurs et de ce qui « constitutes the "better" meaningfulness »(Chambers 107). Le commentaire

ne peut pas ainsi fonctionner sans se referer aussi au monde de reference du lecteur. Selon cette

exigence, le commentaire se rapporte a un contexte empirique aussi bien qu'a celui du recit:

This «double deixis » of commentary, designating, on the one hand, part of the text and, on the other, the so-called « real » world which is the text's context [...], gives commentary a curious pivotal function, standing between the text proper (of which it is a part), [...] and the contextual reference which makes text «meaningful» and enables interpretative generalizations to be made. (Chambers 104)

De ce fait, les references deictiques au recit et au monde « reel » amenent a croire que Trop de

soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc doivent etre interpretes sous 1'aspect d'un

contexte empirique. Le narrateur a le role de non seulement raconter l'enchainement dramatique

du recit. II transmet son examen des conditions et des tendances socio-politiques

contemporaines. Au moyen du commentaire, le narrateur precise davantage son image

particuliere du monde diegetique et controle 1'interpretation que le lecteur en tire. C'est-a-dire, le

commentaire est un precede par lequel Beti confere au narrateur la fonction d'orienter des

«interpretative generalizations » sur le monde « reel » a partir d'une interpretation specifique du

recit (Chambers 104).

Dans cette perspective, le commentaire assume un role social (Chambers 104) qui permet

de franchir la frontiere entre le fictif et le « reel»; a travers le commentaire et les deictiques

doublement referentielles, un lien s'etablit entre les mondes diegetique et empirique. A travers le

narratif et le discours de son narrateur, Beti contribue ainsi au discours historique une

generalisation basee sur un examen detaille et specifique d'un monde fictif construit a partir du

contexte empirique. Nous tenterons d'analyser ces commentaires et leurs diverses fonctions, en

tenant compte des contextes tant diegetique que pragmatique. Avant de nous lancer dans une

analyse de ces rapports, nous considererons d'abord une image distinctive de l'univers fictif.

Ici et ailleurs

Le narrateur caracterise le milieu diegetique par des indices comme ici, ce pays, cette ville.

L'usage frequent de Padjectif possessif notre et nos precise davantage ce contexte: le narrateur

qui se lie d'amitie avec les personnages principaux (Ts 11; ch.6; Bnb 266-67; ch.l8), mais qui ne

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Page 76: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

joue aucun role en tant qu'acteur dans le recit, connait bien l'univers diegetique, ce qui rend son

temoignage plus ou moins credible. Dans cette perspective, l'usage de la premiere personne

indique la fonction testimoniale37 de son discours.

La marque de la premiere personne souligne egalement la fonction communicationnelle

du commentaire puisqu'elle revel e la presence du narrateur-enonciateur et implique la reference

au destinataire du message. Sa presence se percoit, en effet, au travers le recit - dans les

enonciations du recit et du discours. A l'aide de ces marques du discours, le narrateur decrit un

milieu fictif proche et immediat qui pose des obstacles aux personnages. II designe le cadre fictif

en termes generaux comme un lieu ou «rien ne rime jamais a rien» (7s 11; ch.l), et renforce

cette notion en reprenant, a plusieurs reprises, les devises des personnages devenues un

apophtegme pour qualifier le milieu comme un grand obstacle a ses habitants (Ts 10-12; ch.l;

Bnb 57; ch.4; 69; ch.5; 81; ch.6). Le milieu est, a cet egard, une synecdoque qui represente les

questions socio-politiques diverses et en suggere l'immensite.

Du point de vue d'Eddie, le narrateur nous donne une image generalisee du pays: «il n'y

a que dans ce pays de bougnoules qu'on peut voir les choses qu'on y voit et que pour vivre ici il

ne faudrait pas avoir vecu ailleurs » (Bnb 81; ch.6). Le lecteur deduit l'idee que, du point de vue

de l'exile, tout peut se passer ici et que si Ton a connu la vie ailleurs, on trouverait difficile de

vivre ici. Le narrateur, lui aussi, generalise le pays en synecdoque et suggere meme que tout ce

qui peut se passer ici - les incidents ordinaires ou bizarres - revet un caractere banal puisque «la

vie a l'envers [...] est notre lot quotidien ici » (Bnb 27; ch.2) et que «le vice devient la norme, le

tortueux la regie, l'arbitraire la vertu » (Ts 78; ch.6). Cette generalisation, qui resume de facon

ambigue le train-train quotidien ici, donne 1'illusion du desordre impliquant la gouvernance

anarchique et arbitraire par un regime dictatorial, partisan du systeme neocolonial. Le narrateur

etablit ainsi une generalite evocatrice de la vie difficile et qui confere au cadre fictif le role de

synecdoque pour representer les ennuis dont la source est, directement ou indirectement, le

regime neocolonial.

Cette fonction « rend compte du rapport que le narrateur entretient avec l'histoire » (Genette 1972: 262).

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Page 77: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

Cette « verite » generalisee etablie, le narrateur fournit des exemples plus specifiques des

obstacles, des particularites et des phenomenes sociaux qui caracterisent le milieu fictif. Ces

exemples lui permettent d'expliquer et de soutenir les generalisations negatives.

Par exemple, le narrateur souligne la difficulte de surmonter la paralysie de la circulation

imposee regulierement par le president pour qu'il puisse voyager en toute securite. En decrivant

comment les heros essaient de franchir cette barriere, le narrateur en profite pour digresser sur les

moeurs des taximen et les freins relies particulierement a la circulation mais dont la cause se

situe au niveau du gouvernement. A partir de la digression sur le code des taximen, le narrateur

nous donne un exemple des obstacles quotidiens:

II y avait forcement de la febrilite dans l'air, belle occasion de faire admirer a un etranger notre genie de la conduite automobile deja saisissant en temps ordinaire. [...] En l'absence de feux rouges, tombes en panne le jour meme de leur installation et jamais repares, et d'une police de la circulation entierement vouee au racket des transporteurs ou a l'apparat presidentiel, rien ne tempere l'ardeur competitive et velocitaire de nos taximen. lis ont invente un code de la route bien a eux, ou plutot un non-code, ou ne figure aucune contrainte de priorite, de freinage, de visibilite, de limite de charge, de vetuste, de pollution, et qui ne connait qu'une loi: rangez vos abattis, je passe. II est recommande de n'avoir pas le coeur fragile au milieu du deferlement de guimbardes poussives qui se poursuivent comme sur la piste d'lmola, se faufilent au milieu des espaces les plus exigus, crachent souvent une fumee noire, se doublent sans prevenir, demarrent sans regarder, trainent des charges hallucinantes. (Bnb 14-15; ch. 1)

Le narrateur evoque ici, comme ailleurs (Ts 11, 12; ch.l; Bnb 7-8; ch.l), la presence d'un

narrataire qui ne connait pas l'univers diegetique. Parfois, le narrateur fait appel a vous, et le

traite tantot de narrataire autochtone tantot de narrataire etranger. Certains details, connus par le

narrataire autochtone, sont ainsi destines au narrataire etranger. Les notes explicatives de bas de

page (Bnb 40; ch.2; 44; ch.3; 57; ch.4) soutiennent l'idee que le narrateur reconnait la presence

de celui-ci et vise a l'instruire. Dans le cas ou le narrateur dialogue avec le narrataire autochtone,

ce premier decrit des aspects du monde imaginaire de facon assez dynamique et detaillee pour

que le narrataire certifie en quelque sorte la vraisemblance de la representation. D'ailleurs,

l'adresse au narrataire produit un « "interpersonal" relationship between the textual "je" and the

textual "vous" [which] creates the reader as. des tinataire so as to give him/her a sense of personal

involvement [souligne par Chambers] » (Chambers 111) quant au recit, surtout dans la mesure

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Page 78: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

ou le lecteur « reel» peut s'identifier soit au narrataire autochtone soit a celui de P etranger.

Ainsi, a travers ce lien entre j el nous et vous, le lecteur « reel » a Pillusion de s'approcher du

monde diegetique.

Ici, le narrateur decrit, au benefice du narrataire etranger, les moeurs concernant la

circulation. L'animation surgissant de cette scene banale et les details fournis par le narrateur

indiquent qu'il invoque en quelque sorte le temoignage du narrataire autochtone qui pourrait

attester la veracite de cette image. Tel qu'il detaille la « genie de la conduite automobile », le

narrateur demontre comment les taximen en arrivent a s'y prendre malgre les conditions mal

entretenues par les pouvoirs legislatif et juridique. Autant que ce commentaire explique le « non-

code » des taximen, il revele aussi Tintention critique du narrateur. En premier lieu, l'absence

dangereuse de feux rouges implique l'indifference et l'irresponsabilite du gouvernement a

l'egard du public. En second lieu, la police de la circulation semble ne servir qu'uniquement au

president au lieu de maintenir le reseau de circulation. De plus, faute de fonds suffisants pour

ameliorer les conditions de la circulation et pour investir dans de nouvelles autos qui reglent

mieux remission des substances polluantes, les taximen n'ont a leur disposition que de « vieux

clous japonais » qui represented «l'unique moyen de transport en commun » (Bnb 14; ch.l).

En depit de ces conditions defavorables, les taximen reussissent a se debrouiller et a

inventer «un non-code». Ce non-code depeint peut-etre la gouvernance anarchique et

incompetente du president, mais suggere neanmoins T aptitude des taximen de surmonter les

obstacles de la circulation, quoique de facon desordonnee. Leur non-code ressemble au principe

darwinien de survival of the fittest. Ainsi, le narrateur conseille au narrataire etranger « de

n'avoir pas le coeur fragile » quant a ces regies du jeu. Plus precisement, cette digression

detaillee, qui distingue ici comme un lieu unique, renseigne le narrataire etranger sur un aspect

banal de la vie quotidienne mais revelateur des conditions socio-politiques. II semble alors que la

reconnaissance de la presence du narrataire etranger justifie, dans une certaine mesure, l'ajout du

commentaire explicatif et les intrusions du narrateur. La forme plutot didactique de son discours

suggere, a premiere vue, qu'il cherche a fournir des renseignements sur le milieu designe par ici:

L'hypothese preferee des deux hommes, plutot hasardeuse, est que la belle Elisabeth, dite Bebete, a ete kidnappee par un nomme Gregoire ou par ses hommes de main. [...] Ce n'est pas le tout d'edifier une hypothese. Mettre la main dans cette ville sur un suspect qui soupconne qu'on le suspecte, et qui sait se faire

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Page 79: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

anguille au besoin, voila qui est une autre paire de manches. lis n'auront pas la tache facile, ces deux-la; c'est justement ce qu'on va voir. (Bnb 10; ch.l)

Mais un examen plus attentif des phrases declaratives didactiques nous entraine a discerner la

volonte chez le narrateur de diriger la lecture. II s'agit ici d'un commentaire proleptique puisque

le narrateur fait deja allusion a la piste difficile et noueuse qui mene enfin au denouement du

mystere entourant la disparition d'Elisabeth. Parfois, le narrateur souligne plutot certaines

«verites » par des interventions explicatives qui semblent eclairer quelque evenement, mais

revelent implicitement une orientation de la lecture et de Pinterpretation du recit. Parmi toutes

les particularites qui pourraient contrarier les enquetes d'Eddie, le narrateur ne manque pas, par

exemple, d'evoquer le lieu comme antagoniste au mouvement dramatique. Pendant la realisation

du projet elabore spontanement par Eddie et qui consiste a rassembler ses amis en troupe pour

penetrer dans un domicile prive et, enfin, sauver Elisabeth, le mauvais temps leur pose un petit

obstacle surmontable, mais dont le narrateur exagere la gravite pour commenter le manque de

responsabilite individuelle:

Des tourbillons de vent transformant la pluie en colonnes de vapeur avaient obscurci le paysage bien avant que la vraie nuit ne tombe. Leur violence interdisait tout deplacement aux troupes [...] Le desarroi d'Eddie n'avait d'egal que son impatience de penetrer enfin a P interieur du camp K8. - Personne n'a de parapluie? demandait-il a la cantonade. Non, personne n'avait de parapluie. En realite, Eddie devait deduire cette reponse du silence lugubre qui Penvironnait. - Personne n'a d'impermeable? Pareil que pour la question precedente: du silence lugubre qui Penvironnait, Eddie deduisit automatiquement que personne n'avait songe a se munir d'un impermeable en cette fin d'aout pourtant propice aux orages. - Comment est-ce possible? soupirait Eddie. II ne s'en prit nommement a personne, comme on Peut fait ailleurs, parce que chez nous Pidee d'une responsabilite individuelle, [...], est quasi inconnue, meme de quelqu'un qui a roule sa bosse, comme Eddie. Ailleurs, le chef, en P occurrence Eddie, se fut tourne vers son subordonne immediat, en P occurrence Norbert, pour lui demander des explications [...] L'usage chez nous pour le subordonne est alors de repondre par une cascade de denegations, un foisonnement de denis d'evidence,

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Page 80: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

des tombereaux de declarations de mauvaise foi. Etre le chef chez nous offre peu d'agrement. (Bnb21'5-77; ch.l9)

Le narrateur etablit une distinction nette entre ici et ailleurs. Ailleurs designe peut-etre les pays

capitalistes democratiques ou l'independance nationale et individuelle encourage le principe de

la responsabilite individuelle necessaire, sinon pour realiser les buts personnels, au moins pour

accomplir les taches quotidiennes. Au contraire, dans le pays evoque par ici, les personnages

«[se] retrouv[ent] plus colonises que jamais » (Bnb 202; ch.l4) malgre les « proclamations

d'independance africaines » (Bnb 38; ch.2). Sous l'emprise d'une alliance neocoloniale qui

recourt a de nouvelles formes d'exploitation, les conditions entravent le concept d'independance

individuelle qui pourrait rendre compte de la necessite de la responsabilite individuelle. Le

manque de responsabilite individuelle est done issu des conditions econo-politiques produites et

perpetuees par le systeme neocolonial.

Or, l'independance et la liberte individuelles sont, selon le narrateur, les principes

fondamentaux de l'etre humain tout comme «l'idee d'une responsabilite individuelle » devrait

se trouver a la base des decisions personnelles les plus mineures. La notion du manque d'une

veritable independance est done aussi incroyable que puisse paraitre le manque d'une

responsabilite individuelle.

L'usage de la repetition, des formules comme parce que et l'ajout de l'exemple d'un

dialogue hypothetique sont tous ici des outils didactiques, a l'aide desquels le narrateur instruit le

lecteur sur 1'attitude habituelle en ce qui concerne le concept de la responsabilite individuelle. II

demontre le ridicule d'etre chef de n'importe quel projet (peut-etre revolutionnaire au niveau

national contre Palliance neocoloniale) devant le manque de responsabilite individuelle. Mais, a

travers cette image comique, il tente peut-etre de suggerer la necessite capitale de l'independance

nationale et individuelle aussi bien que de la responsabilite individuelle dont l'inexistence est

elle-meme absurde.

Cette tour de Babel problematique

A travers le discours didactique, le narrateur nous renseigne clairement sur les conditions socio-

politiques qui jouent un role adverse, direct ou indirect, dans le deroulement du recit. Le

narrateur souleve la question de segregation comme un phenomene particulier du monde fictif.

Quoique diegetique, le sujet de segregation est aussi pertinent au contexte empirique et la

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Page 81: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

reference deictique assez precise a un aspect historique du colonialisme relie le contexte du recit

a celui du monde « reel», par 1'element commun de segregation. Par exemple, il explique le

scandale que peut provoquer l'amitie entre Eddie et Georges en confrontant 1'attitude

discriminatoire manifested dans l'univers imaginaire, avec la segregation pratiquee a

Johannesburg. Afin de prouver que la discrimination raciale existe toujours, il evoque

rapidement, par rapport au contexte du recit, un exemple historique de la pratique de la

segregation dont les racines sont implantees depuis le colonialisme:

Chez nous autres, quand un Blanc et un Noir d'un meme sexe, c'etait un peu le cas de Georges et d'Eddie si vous avez bien observe, se commettent en public cote a cote, 9a attire 1'attention, 9a peut meme faire jaser. C'est un heritage de 1'epoque coloniale, pas si lointaine que 9a apres tout il faut toujours se rappeler, qui pratiquait la segregation la plus vache, peut-etre pire qu'a Johannesburg a la meme epoque. (Bnb 28; ch.2)

Le narrateur relie un phenomene de l'univers diegetique a celui qui est semblable et se situe dans

un contexte empirique. II decrit, d'abord, le monde fictif dans lequel l'amitie entre Eddie et

Georges fait sauter les yeux. Le narrateur evoque, ensuite, le monde « reel » en faisant reference

a Pere coloniale et a la question de la segregation a Johannesburg. En tant qu'indices deictiques

du monde empirique, ces deux phenomenes sont representatifs des faits historiques. La reference

a une realite du contexte empirique permet au narrateur de rappeler que le colonialisme a donne

naissance aux effets enracines, comme la segregation, qui subsistent encore a 1'epoque

contemporaine.

Le narrateur ne delimite pas le sujet de segregation au processus colonial. Puisque la

segregation pose toujours un probleme socio-politique, il l'aborde en tenant bien compte du

systeme neocolonial: s'il s'agit des liens de base neocoloniale, l'amitie entre un Noir et un Blanc

de meme sexe ne provoque pas de scandale. La segregation existe en fonction des interets

(neo)coloniaux. II suggere avec quelque autorite que les tactiques imperialistes n'ont pas tout a

fait evolue et ont pris une forme sournoise sur le plan politique, en rapportant les reflexions

d'Eddie:

En somme la situation ou s'etait imprudemment jete Eddie, songeait Eddie, allait necessairement attirer des regards torves de la part des passants z'honnetes. Les gens sont comme 9a, intolerants a tous crins, rien a faire, a moins que ces deux-la n'aient Pair parfaitement catholique, par exemple deux curetons de

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PEglise romaine, l'un et l'autre en soutane, le Noir en soutane blanche, le Blanc en soutane noire, 9a s'est beaucoup vu ici, c'est tres exotique, 9a plait, les gens laissent faire.

Ou alors un envoye yankee du FMI en compagnie du president de notre republique bananiere, costumes trois pieces l'un et l'autre par 35°C a 1'ombre comme des clowns debiles, cravates jusqu'au bord superieur de la levre inferieure, trimbales dans une Mercedes aux vitres teintees, 9a se voit beaucoup ici aussi, et c'est pas triste non plus; ces deux-la peuvent marcher ensemble et meme bras dessus bras dessous, personne ne s'en offusquera. (Bnb 28-29; ch.2)

Le narrateur compare, du point de vue d'Eddie, deux epoques assez ecartees ou il convient de

voir ensemble un Noir et un Blanc dans des circonstances particulieres, par exemple, religieuses

ou administratives. A l'epoque coloniale, le dessein civilisateur des missionnaires europeens est

d'evangeliser les populations. Dans ces conditions, la collaboration entre les pretres africains et

europeens se voit sans provoquer le scandale. L'harmonie, par opposition a la segregation, des

deux races est alors necessaire a l'institution evangelisatrice parce qu'elle soutient la mission

civilisatrice.

Par contre, a l'epoque contemporaine ou existe encore la segregation, selon Eddie et le

narrateur, les puissances de l'Etat justifient l'amitie entre «un envoye yankee du FMI [et le]

president de notre republique bananiere». C'est-a-dire, leur alliance renforce les liens

neocoloniaux tandis que la segregation est toujours pratiquee hors de cette complicite. Selon

Eddie, les pouvoirs imperialistes dirigent les affaires politiques et sociales aussi bien

qu'economiques de l'Etat, et la collaboration avec le president ne fait qu'appuyer le role et le

profit du parti capitaliste.

La juxtaposition de ces deux exemples bien semblables revele la perpetuation de quelque

forme de colonisation - qu'elle soit l'envahissement territorial et la gouvernance absolue par le

colonisateur, ou qu'elle prenne un nouvel aspect economique, technique et socio-politique du

regime neocolonial.

Le narrateur elabore, par ailleurs, le sujet de la segregation en l'etendant au contexte

precis du pays ou il existe une mesentente parmi certaines classes sociales et des ethnies. Dans

Trop de soleil tue I'amour, il decrit ce desaccord a travers des commentaires a visee rhetorique et

qui revelent son indignation et le qualifient, ainsi qu'Eddie, comme pessimistes et desillusionnes:

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Eddie etait sans conteste un des plus beaux specimens d'homme aigri et amer, sans doute parce qu'il avait ete rapatrie par charter, il faut reconnaitre a sa decharge que c'est la une epreuve a laquelle on survit generalement tres mal. Tiens, il y aurait peut-etre un roman ou une piece de theatre a ecrire un jour sur ce theme, qui s'intitulerait: Y a-t-il une vie apres le charter? Pas bete du tout comme idee. Pas bete du tout. Les gens ne se figurent pas combien c'est terrible d'etre ramene chez soi par un vol charter. II faudrait expliquer, le public realiserait peut-etre ce qu'il y a d'inhumain dans cette procedure. Pas bete du tout. Pour revenir a nos moutons, ici toutes les formes de la trahison, felonie, bassesse, delation, deloyaute, fourberie, double jeu, adultere, et j'en oublie, se cotoient et se rencontrent a chaque pas et bien plus souvent que les lepreux qui peuplent nos trottoirs. Est-ce un effet de la nature intime de notre societe, vrai patchwork d'ethnies et de cultures, tour de Babel linguistique de surcroit? [...] Notre vraie colere, s'il en advient une, n'est pas dirigee contre l'oppresseur etranger, la multinationale qui ronge notre peuple, le dictateur, homme sans classe ni envergure, qui brade notre patrimoine naturel, la caste venale et corrompue de nos dirigeants qui ont fait un loisir banal du detournement de fonds publics et de l'evasion des capitaux, mais toujours contre l'ethnie rivale [...] Avons-nous un avenir collectif? Peut-on aimer ce pays, theatre probable des genocides de demain, prochain Rwanda sans doute. Si Ton nous donnait les moyens d'aller ailleurs, qui resterait? [...] Notre jeunesse ne semble avoir qu'une devise: partir. (Ts 103-05; ch.8)

En adoptant le point de vue d'Eddie, le narrateur semble entamer deux sujets: d'une part, les

conditions de l'exile et, d'autre part, la segregation des ethnies. D'abord, il donne l'impression

de soutenir l'opinion d'Eddie en admettant combien un exile qui ne s'y adapte pas peut eprouver

un malaise profond. Les obstacles rencontres par ces exiles sont d'une telle gravite qu'ils

meritent, selon l'exclamation spontanee du narrateur, d'etre le sujet d'un roman «qui

s'intitulerait: Y a-t-il une vie apres le charter? », mais qui est peut-etre une reference deictique

indirecte au recit Trop de soleil tue I'amour puisqu'il s'y agit des vicissitudes et d'une aventure

malheureuse du protagoniste exile, Zamakwe. En tant que roman que le narrateur juge necessaire

d'ecrire un jour, Trop de soleil tue I'amour vise en gros a decrire, a travers Pexemple de Zam,

« ce qu'il y a d'inhumain » a propos de l'obligation des exiles de rentrer dans leur pays natal

qu'ils ne connaissent peut-etre meme plus. La reference aux elements du monde fictif («pour

revenir a nos moutons » et «ici » designant respectivement les personnages et le cadre specifique

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Page 84: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

du recit) indique que le narrateur y attache une valeur exemplaire specifique pour aborder une

facette de cette question complexe sur le rapatriement par le charter, percu comme insoutenable

et penible aux yeux des exiles.

Par exemple, le narrateur souligne la pratique commune, au niveau social, de la trahison

en enumerant ses diverses formes. L'incise «j'en oublie » evoque l'idee que tous les types de

trahison possibles connus et commis sont trop innombrables a nommer, et que les formes

designees suffisent, d'ailleurs, pour dormer l'impression que la traitrise est un phenomene social

repandu. Cette description exemplaire demontre vaguement pourquoi P exile apprehende le

rapatriement par le charter. A en croire le narrateur, la trahison parait etre un aspect socio-

politique qui contribue a rendre le rapatriement difficile et redoutable. Quel est en effet la source

de la trahison, telle que la definit le narrateur dans le contexte du recit? Est-elle la raison

veritable pour laquelle le rapatriement est inhumain ou s'associe-t-elle a un phenomene social

plus significatif?

Le vous implicite evoque par l'emploi marque de jelnous et l'usage de la forme

interrogative suggerent que le narrateur interpelle indirectement le narrataire et l'invite a

examiner des raisons possibles du desaccord social. Les propos proferes au sujet de la

mesentente entre des ethnies amenent le narrataire a songer a la composition ethnique de la

societe comme une explication possible. Mais le narrateur suggere de facon ironique que

l'alliance entre le gouvernement dictatorial et les structures neocoloniales represente, en effet, la

veritable source de la mesentente sociale: il enumere ces personnages puissants et leurs crimes

tout en niant qu'ils constituent la cible de « notre vraie colere ». Ces complices disposent des

moyens et du pouvoir pour provoquer et perpetuer la mesentente sociale, dans le but principal de

proteger les interets imperialistes. Les questions rhetoriques et 1'evocation que le pays pourrait

etre le «theatre probable des genocides de demain, prochain Rwanda sans doute » soulignent le

pessimisme visible chez le narrateur. Ce type de discours a pour fonction de non seulement

renseigner le narrataire sur certains aspects propres au monde fictif. II vise aussi a le persuader

d'adopter le point de vue du narrateur et d'ainsi percevoir les tactiques du systeme neocolonial.

Alors que le narrateur essaie de convaincre le narrataire des injustices neocoloniales par

un discours rhetorique qui expose son indignation dans Trop de soleil tue I'amour, il aborde des

sujets semblables dans Branle-bas en noir et blanc par un discours didactique. II fournit des

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exemples pour illustrer comment le disaccord entre des ethnies fonctionne: «II faut dire que,

chez nous, d'une ethnie a l'autre, les interdits et les tabous ne sont pas forcement les memes...

C'est deja assez complique et confus d'une generation a l'autre dans une meme ethnie, alors

d'une ethnie a l'autre, vous pensez, c'est un peu comme la tour de Babel » (Bnb 252; ch.l7). Ce

commentaire explicatif renseigne le narrataire sur les moeurs divergentes entre des ethnies. Ici,

Eddie et PTC parlent, en particulier, de la relation sexuelle entre un homme et « une fille de son

propre clan » (Bnb 251; ch.l7). Bien qu'explicatif, ce commentaire se pose comme une intrusion

au deroulement d'une scene.

En tant que motivation, cette intrusion justifie Pindifference chez PTC a l'egard de la

relation incestueuse entre deux membres d'un meme clan. Quant a Pintention du narrateur, cette

justification fournit une occasion de reprendre Pidee de «la tour de Babel » qui semble entraver

Pharmonie entre les ethnies. Le narrateur suggere, a travers un exemple banal, combien est facile

la tactique du gouvernement de diviser la societe et d'empecher ainsi la solidarite et les tentatives

revolutionnaires. Done, le gouvernement profite de la diversite imminente entre les ethnies pour

susciter ce phenomene de tour de Babel qui caracterise le monde fictif et constitue evidemment

un concept integral du discours du narrateur. La frequence des commentaires a ce sujet accorde

une valeur thematique a Pidee que la mesentente socio-culturelle met un frein fondamental a

Pepanouissement de la collectivite nationale.

La repetition

Comme nous venons de voir, les commentaires explicatifs rompent le fil du recit si bien que le

role du narrateur consiste en la narration et en Penonciation de ses paroles. II y exerce une

volonte autoritaire qui parait assez evidente tant P aspect explicatif et moraliste de ses

commentaires laisse percevoir leur fonction didactique. Nous allons examiner comment la

reprise des sujets renforce, de plus, cette fonction didactique. C'est aussi a travers la repetition

que le narrateur essaie de diriger davantage la lecture du recit.

Selon Suleiman, les commentaires qui suivent et resument quelque evenement en

constituent la redondance et « "fix" the event's meaning by eliminating other interpretations »

(184). Puisque la redondance est un moyen de reduire «plural meanings and ambiguities »

(Suleiman 150), sa predominance suggere que le narrateur vise a imposer au lecteur une

interpretation particuliere. L'hypothese avancee par Suleiman aidera peut-etre a elucider les

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Page 86: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

fonctions du genre d'intrusion narrative qui parait superflue en ce qui concerne les personnages

et l'ordre et la consequence de certains evenements narres.

Qui est Eddie?

Par exemple, le narrateur commente souvent le caractere d'Eddie, de facon parfois critique, mais

toujours coherente. Ces commentaires, ayant le double role de qualifier Eddie et de justifier sa

conduite, sont plutot redondants et imposent, d'apres Suleiman, une certaine interpretation. Le

narrateur reitere le fait qu'Eddie s'est beaucoup deplace (Ts 44-45; ch.3; Bnb 24; ch.l; 113-14,

119, 124; ch.8; 143; ch.10; 194; ch.14; 272; ch.18) et qu'il s'est proclame « grand admirateur de

ce genial Black americain qui s'appelait Martin Luther King» (Ts 72; ch.6; Bnb 51; ch.3; 68;

ch.4; 318; ch.22). Ces reprises evoquent la valeur thematique accordee a la vie et la situation

d'exile que connait bien Eddie, et rappellent indirectement l'idee qu'il faut raconter la rencontre

de l'exile, rapatrie par le charter, avec les societes contemporaines de son pays natal (Ts 103-04;

ch.8). L'admiration pour Martin Luther King ne revele au fond que le desir chez Eddie de

prendre l'initiative, d'entreprendre quelque projet sans recours a la violence pour enqueter sur un

mystere aupres de Zam. Le narrateur justifie ainsi la conduite excentrique et les « opinions

singulieres » (Bnb 8; ch.l) du detective prive auto-proclame.

Les experiences mondiales ne suffisent pas, selon le narrateur, a satisfaire aux exigences

de la profession et meme si Eddie peut facilement et spontanement se proclamer detective prive,

cela n'equivaut pas a la competence. Le narrateur ne commente pas moins les attributs d'Eddie

qui expliquent son devouement inebranlable a rechercher Elisabeth, malgre tous les obstacles

rencontres au cours des enquetes. Le narrateur souleve un attribut personnel qui n'est pas requis

pour le travail de detective prive, mais qui peut aider a perseverer dans la voie de la profession,

en depit du manque d'experiences professionnelles. L'enumeration de quelques verbes depeint,

de fa9on animee, la predisposition chez Eddie, mais y accorde aussi une connotation pejorative.

A travers la succession de mouvements auxquels s'y prend Eddie («il revient, s'obstine, se pique

au jeu, batifole sur le tapis d'herbes rousses » (Bnb 168; ch.l2)), le narrateur suggere que le

detective prive est tetu comme un ane.

Qu'Eddie poursuive son travail avec obstination laisse croire qu'il retrouvera enfin

Elisabeth, au moyen d'une enquete basee sur l'intuition plutot que sur les faits. Meme si le

narrateur le juge et se moque de lui, il souligne l'energie inspiratrice chez le protagoniste et fait

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Page 87: MONGO BETI: UNE VOIE/VOIX ROMANESQUE EVOLUEE? LA …

de celui-ci un portrait particulier. C'est-a-dire, la mise en relief de certains de ses attributs et de

ses defauts contribue a creer une certaine representation: Eddie a beaucoup voyage et en exagere

Pimportance sans parler de son histoire. II se proclame detective prive pour la principale raison

de retrouver la bien-aimee de son meilleur ami. II croit avoir du flair dans ce metier et appuie ses

hypotheses sur Pintuition. Le narrateur produit d'abord ce portrait d'Eddie; il Paccentue en

designant Eddie par des sobriquets. Cette interpetation ainsi construite s'affirme d'ailleurs car il

existe un rapprochement entre la conduite/les pensees d'Eddie et ce qu'en dit le narrateur. Ce

type de commentaire descriptif parait plus repetitif qu'explicatif. II consiste en quelque sorte a

graver dans Pesprit du lecteur Pinterpretation proposee par le narrateur de ce qu'Eddie vient de

faire ou de dire (Suleiman 184). Ainsi, le narrateur offre un portrait parti el mais non idealise du

heros: loin d'etre le detective prive stereotype de Sherlock Holmes, Eddie a des defauts qui ne

Pempechent pas de perseverer et d'atteindre ses buts.

Eddie et le narrateur

Le commentaire explicatif a une fonction interpretative dans la mesure ou il met en relief

certains details, reduit Pambigui'te et influence Pinterpretation. Cette facon de signaler certaines

informations, a travers la repetition et le resume, risque de rompre la continuite du recit au profit

d'une interpretation particuliere puisque les « actions and events are continually doubled by

interpretative commentary » (Suleiman 185). Le narrateur enonce les commentaires analeptiques

ou proleptiques apparemment inutiles qui revelent une information avant qu'un evenement ne se

deroule, ou repetent un fait que le lecteur vient d'apprendre a travers le deroulement dramatique

du recit propre. Cependant, la repetition permet d'etablir une idee thematique. La repetition de

Papophtegme fameux d'Eddie laisse supposer que les points de vue du narrateur et du

protagoniste se rapprochent. La ressemblance entre leurs discours a cet egard augmente la

signifiance de leurs commentaires interpretatifs et les elevent au niveau thematique du recit

(Suleiman 185-86).

Par exemple, Eddie laisse percevoir sa mefiance de la vraie intention des invites qui

celebrent pretendument le rapatriement de Kabila et le renversement du dictateur du Zaire. Les

reflexions d'Eddie ressemblent a un commentaire implicitement critique a l'egard des interets de

tous ceux qui sont rassembles a la fete symbolique:

Zam, songeait Eddie, aurait deteste cette cohue, qu'il n'aurait pas manque de traiter de racaille, lui, Pintellectuel humaniste, qui,

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parfois, voyait juste. C etait, pour la plus grande partie, le grouillement habituel de tous nos paumes, parasites impenitents en quete d'un verre ou d'un bon morceau, oisifs qui venaient a tous les rassemblements pourvu qu'ils fiissent exempts de risque policier, pickpockets a l'affut le regard brillant, maniaques de la chasse aux filles faciles et, corollaire oblige, putes leurs victimes d'avance consentantes sinon deja offertes. Mais si peu ou peut-etre meme pas de vrais militants. (Bnb 36; ch.2)

Le jugement du narrateur se rapproche, a certains egards, de celui emis interieurement par Eddie.

II sera utile de voir dans quelle mesure et sur quels points leurs opinions respectives convergent:

Bien que l'humanite soit a la veille du troisieme millenaire, nos compatriotes, pietres citoyens, se sont laisse canaliser et parquer dans les enclos des kermesses sans couleur ni saveur [...] Dementant les savantes etudes qui, dans les livres, detaillaient les miseres des peuples sous-developpes, les visages rayonnaient de joie satisfaite jusqu'a 1'hebetude, les conversations petillaient de formules saisissantes, mais sans consequence, pareilles aux flammeches d'un incendie virtuel, les poignees de mains entre males exhalaient une virilite toute romaine, quoique factice. Avec ses pitres sempiternels, ses vedettes interchangeables de l'opposition politique virulente en discours, mais Poreille penchee vers les sirenes du ralliement, ses exiles recemment rentres au bercail, comme disait la presse hostile au dictateur et pretendument patriote, avec ses artistes a la fois illustres et inconnus, et mis a part la dimension des lieux et le grand concours de peuple, la fete a Aujourd'hui la democratic en l'honneur de Kabila ressemblait a la soiree ou tout commenca il n'y a peut-etre meme pas un an, quand un individu de haute taille se pencha a l'oreille de Zam pour lui dire: «II y a un cadavre dans votre appartement...» (Bnb 36-37; ch.2)

Le narrateur et Eddie mettent en evidence le manque de « vrais militants » a l'egard de leurs

concitoyens desquels ils attendent une responsabilite individuelle et nationale. Selon ses

reflexions rapportees, Eddie suggere assez clairement que la plupart des invites, au lieu de feter

la vraie cause, se rassemblent pour jouir de plaisirs personnels. Le narrateur, allant plus loin,

nous donne, de son propre point de vue, une image pejorative et amerement critique qui

corrobore d'abord l'observation faite par Eddie. En soulignant la qualite factice et superficielle

des conversations et les signes faux de la camaraderie, le narrateur revele, en outre, la futilite de

ces rassemblements dont la frequence banale aneantit leur vraie cause.

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Des personnages politiques, simulant Papparence factice d'etre de « vrais militants »,

constituent la cible de Pattaque. Le narrateur critique le manque de devouement et de vrais

«leaders » quant au parti de Popposition qui mene des discours rhetoriques plus qu'il ne prend

Pinitiative vis-a-vis du parti dirigeant (Bnb 36; ch.2; Ts 71; ch.6). Le narrateur parait etendre son

attaque a tous les personnages «pretendument» capables de renverser l'ordre dictatorial du

gouvernement et de faire avancer le developpement econo-politique. En leur faisant des

reproches de facon assez brutale mais ambigue, il exteriorise sa mefiance et son attitude critique,

revelatrices de son attente de la perpetuation du pouvoir dictatorial, soutenu par le systeme

neocolonial.

De plus, les fetes en Phonneur des exiles de retour deviennent si innombrables et Petat

socio-politique n'evolue vraiment pas de facon assez considerable, malgre le retour des exiles,

que ces rassemblements sont vides de sens et de merite. Le narrateur laisse percevoir Pinutilite

de ces fetes, auparavant si inspiratrices et evocatrices d'espoir, en faisant une comparaison entre

celle-ci en hommage de Kabila et la soiree ou Zam fetait « le retour d'exil de Patrice Azombo -

sans doute le dix millieme enfant prodigue revenant au bercail depuis quatre ans » (Ts 26; ch.2).

Au niveau de la structure du recit, ces fetes symbolisent le mouvement dramatique; c'est-a-dire

la premiere coincide avec le debut de l'intrigue de Trop de soleil tue I'amour, et la deuxieme

celebration avec la continuite du fil de Paction puisque c'est la ou Eddie et Georges veulent

« entamer leur enquete [...] en mettant a profit [cette] fete » (Bnb 10; ch.l). En ce qui concerne

le monde empirique, le narrateur etablit un rapport ambigu entre celui-ci et l'univers diegetique

en comparant la joie de ses compatriotes et «les miseres des peuples sous-developpes » decrites

dans les livres.

Son examen critique contredit «les savantes etudes ». Les gens depeints par le narrateur

ne paraissent pas misereux et ne simulent pas le besoin d'ameliorer les conditions econo-

politiques apparemment abordees dans ces savantes etudes. Les invites exploitent cette

celebration pour le plaisir au lieu de la relier a une initiative revolutionnaire contre la dictature.

L'hedonisme motive leurs interets qui ne sont plus ainsi fideles au principe de la fete. Leur

recherche uniquement du plaisir, meme a un rassemblement ou pourraient etre possibles

Pinspiration et Pepanouissement des idees sur le developpement, s'oppose done a la vraie cause

et, plus significativement, contredit ces savantes etudes qui se situent dans un contexte empirique

du monde « reel ». Le narrateur suggere, a travers la reference aux discours sur des nations sous-

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developpees, qu'il veut y assister et y inscrire ses commentaires, faits a partir d'un examen

attentif d'une societe contemporaine diegetique mais empiriquement representative.

Pour renforcer ce lien avec le monde « reel », le narrateur fait une reference directe aux

faits historiques. Ainsi, le lecteur « reel » peut mieux comprendre une autre raison qui provoque

le commentaire critique sur les interets et le comportement des convives:

L'enthousiasme que P entree de Kabila a Kinshasa a pu declencher chez nous qui en sommes pourtant eloignes de plusieurs milliers de kilometres, il n'y a que nous qui pouvions en prendre la mesure. Rien d'etonnant: notre haine et notre horreur du neo-colonialisme, qui triomphait depuis tant d'annees et dont le maitre du Zaire, le marechal Mobutu autoproclame Sese Seko, etait le flamboyant symbole, n'ont peut-etre eu d'equivalent nulle part ailleurs. II n'y a pas un peuple auquel le demi-siecle succedant aux proclamations d'independance africaines ait apporte autant de souffrances steriles qu'a nous autres. Aussi avons-nous cru que la defaite du president-marechal se disant Sese Seko ouvrait une ere nouvelle, pourquoi pas radieuse, pour les hommes et les femmes de cette Afrique du golfe de Guinee qui ont paye le plus lourd tribut imaginable de servitude, de sang, d'humiliations et d'injustices a l'histoire. C'est ainsi que cela a du se passer parmi les populaces des contrees europeennes, jusqu'au lointain Oural, en apprenant la prise de la Bastille par le peuple de Paris. (Bnb 38; ch.2)

Ici, le narrateur explique plus clairement que si ces fetes n'etaient pas banalisees (Ts 26; ch.2), le

retour de Kabila et la fuite du president meriteraient l'enthousiasme authentique car ils

inspireraient l'espoir de vaincre les formes de l'oppression (Pexploitation economique et les

tactiques sournoises du regime neocolonial) et d'etablir un nouveau gouvernement non-

dictatorial qui puisse sortir le peuple de la saisie neocoloniale. L'usage du nous souligne

l'importance des consequences possibles attachees au retour de Kabila, et evoque la solidarite

entre les peuples africains vis-a-vis des injustices (neo)coloniales.

De plus, la presence du nous laisse croire que le narrateur appartient au monde

diegetique, assumant ainsi la fonction de porte-parole aupres des personnages, meme s'il n'y

joue aucun role en tant qu'acteur. L'usage du nous distingue nettement ceux qui « ont paye le

plus lourd tribut imaginable [...] a l'histoire » des autres peuples du monde qui ont aussi connu

quelque forme de l'oppression imperialiste. Etant donne la duree eternelle des souffrances

perpetuees par les desseins imperialistes, il est logique que la defaite d'un president complice du

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regime neocolonial inspirerait l'espoir de la justice pour le peuple. Son renversement aurait du

alors symboliser un triomphe et un debut de la fin des souffrances et de l'oppression.

D'un cote, en comparant la fete au succes revolutionnaire de la bourgeoisie francaise, le

narrateur suggere la vraie possibility d'un changement econo-politique dans le contexte du recit,

a partir de la Revolution de 1789 qui a modifie le visage historique d'un pays particulier du

monde « reel ». D'un autre cote, le narrateur hyperbolise pourtant l'importance attachee au retour

des exiles. La comparaison burlesque entre le retour de Kabila et la prise de la Bastille suggere

que le narrateur, trop desillusionne, se moque du faux espoir et de l'enthousiasme superficiel

deploye a ce genre de fete. Que le president du Zaire se trouve vaincu ne signifie pas que Ton a

renverse l'ordre neocolonial dont les partisans externes disposent de tout un reseau complexe de

moyens d'exploitation. Dans cette perspective, il faut beaucoup plus que le retour des exiles et ce

type de fetes pour lutter contre le systeme neocolonial qui comporte, par exemple, le monopole

et le marche mondial capitalistes, les forces externes, le regime de terreur, une classe dirigeante

privilegiee et complice du neocolonialisme.

En effet, le narrateur affirme plus loin la notion que la fete en hommage de Kabila ne

donne pas lieu a des changements esperes. A la fin du chapitre, il ajoute un commentaire qui

souligne Pinutilite de la celebration du point de vue revolutionnaire: « Et c'est ainsi que se

termina une soiree historique, fort banalement » (Bnb 56; ch.3). L'opposition entre historique et

banalement accentue l'ironie entre l'importance que la fete aurait pu signifier et sa futilite

definitive. Le desillusionnement et le pessimisme perceptibles dans les discours du narrateur et

d'Eddie semblent viser les acteurs etrangers du neocolonialisme autant que leurs concitoyens.

Une coherence lie done ensemble les deux discours: celui du narrateur met 1'accent sur la

remarque d'Eddie et en renforce Pautorite.

Ainsi, le narrateur tente d'imposer une interpretation particuliere du recit a travers le

commentaire et la repetition. Le commentaire peut avoir pour fonction didactique et

interpretative (ou ideologique selon le terme de Genette) d'expliquer les actions commises par

les personnages et d'orienter Pinterpretation. La fonction de communication aussi bien evidente

dans le commentaire permet de verifier le contact et de dormer au lecteur « reel »l'impression de

se rapprocher du monde diegetique. Celui-ci comprendrait mieux les conditions socio-politiques

du point de vue des personnages et du narrateur. Ce contact renforce de plus la fiabilite et la

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credibilite apparentes du narrateur qui affirme, d'ailleurs, la validite de son discours en indiquant

qu'il appartient a l'univers diegetique. La marque de la premiere personne suggere qu'il

revendique l'autorite du socio-critique qui fournit une image fondee sur ses connaissances et son

examen soigne d'un monde designe comme chez nous.

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CONCLUSION

L'instance narrative comme vehicule du discours de Beti

Le recit comme moyen de transmettre une socio-critique permet a Beti d'accorder a ses

narrateurs certaines fonctions pour construire une representation animee, et engager le lecteur

dans l'enchainement dramatique et la reflexion. D'apres notre etude du narrateur betien, Beti

confere a ses narrateurs la fonction principale d'eclairer le public sur les mefaits coloniaux et,

plus recemment, les conditions socio-politiques reliees au neocolonialisme et au sous-

developpement, sur les plans technique et politico-economique. Pour ce faire, Beti leur assigne

des roles extradiegetiques autres que celui de l'acte narratif. Le narrateur heterodiegetique de

Ville cruelle, observateur d'un monde instable et segregue, intervient pour contester les ecrits des

explorateurs et des « savants » etrangers qui se croient specialistes de l'Afrique. Le narrateur

autodiegetique de Mission terminee mene un discours autobiographique qui aide a saisir les

consequences de 1'assimilation coloniale. Denis, temoin tout proche de l'univers fictif du Pauvre

Christ de Bomba, enonce un discours interrogatif et ironique sur les intentions obscures du

missionnaire et de Padministrateur coloniaux.

Quant a Trop de soleil tue I'amour et Branle-bas en noir et blanc, la presence du j el nous

donne l'impression que le narrateur heterodiegetique fait partie de l'univers diegetique meme s'il

n'est pas precisement un personnage dans les recits. Le statut du narrateur reste ainsi ambigu:

n'ayant aucun role, meme celui de temoin, le narrateur se proclame ami de Zam (Bnb 266; ch.l8)

et d'Eddie (Ts 11; ch.6). D'une part, son appartenance au monde fictif et son rapport

contemporain avec les protagonistes suggerent que son statut de narrateur heterodiegetique est

nuance par « une dose [...] cY homodiegeticite [souligne par Genette] » (Genette 1983: 53). II est

ainsi en quelque sorte temoin de ce qu'il raconte (Genette 1983: 53) et, de ce fait, critique

ouvertement et avec autorite les moeurs abordees au cours du recit. D'autre part, l'ambigui'te

entourant son role de personnage veritable le rapproche du statut de narrateur heterodiegetique.

Cette position vague permet a Beti de creer un narrateur qui est dote a la fois d'une voix bien

fondee et d'une vision « omnisciente » pour construire sous forme de recit une socio-critique

attestee. Le caractere critique des deux derniers recits les rend conformes aux premiers romans

contestataires de Beti. Dans tous ces recits, l'auteur accorde a ses narrateurs l'avantage d'etre

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proches de l'univers diegetique et leur transfere ainsi les roles de critique et d'observateur

apparemment credibles qui connaissent bien le monde fictif.

II donne consequemment a ses narrateurs la liberte de passer du discours narratif au

commentaire. La co-existence de ces deux types de discours caracterise les recits betiens, mais

rompt la continuity du fil narratif et pose ainsi un probleme perceptible sur le plan romanesque

meme si la discordance apparente entre ces deux types de discours provient de la difference

relative « entre un etat general (le discours) et un etat particulier marque par des exclusions ou

abstentions [le recit] » (Genette 1983: 67). Cependant, puisque le recit est «une forme de

discours, ou les marques de l'enonciation n'etaient jamais que provisoirement et precairement

suspendues [souligne par Genette] »(Genette 1983: 67), le melange de ces formes de discours (le

commentaire et le recit proprement dit) se revele inevitable et naturel. Les indices du discours,

effacees provisoirement dans le recit, y reapparaissent a un degre plus visible et demontrent

l'importance de son caractere discursif dans les recits de Beti pour manifester plus explicitement

une certaine subjectivity, revelatrice d'une presence et d'une qualite humaines, de la part du

narrateur. A cet egard, la predominance du commentaire dans la frame dramatique des recits

betiens convient au besoin de communiquer au narrataire une socio-critique aussi pertinente au

monde empirique. La creation d'un narrateur de type causeur, qui est a la fois contemporain de

l'univers diegetique et du monde de reference du lecteur, permet a Beti d'introduire dans la

forme litteraire les traces naturelles de la parole et d'y assigner ainsi un role veritablement social

et pragmatique. Le recours aux narrateurs qui beneficient d'une voix ostensible et d'une

connaissance intime et profonde du monde diegetique justifie la preeminence de leurs

interventions dont le caractere pragmatique rapproche apparemment leurs recits du reel. Mais le

narrateur, en tant qu'invention fictive de l'auteur, comment arrive-t-il a se referer au monde

« reel » auquel il n'appartient pas?

Si le narrateur et le narrataire - les composantes de l'acte narratif - se situent «par

definition » au niveau extradiegetique, comme le constate Genette (1972: 239), a quel niveau

appartiennent l'auteur et le lecteur «reels » par rapport a ces etres fictifs? Ces derniers se

trouvent a un niveau exterieur meme par rapport au niveau extradiegetique. A cet egard, le

narrateur heterodiegetique de Mission terminee appartient, lui aussi, au meme niveau

extradiegetique que Medza-narrateur et se definit comme etre fictif. La creation de ce narrateur

heterodiegetique permet a Beti de souligner le caractere contestataire du recit de Medza vis-a-vis

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d'un discours ethnologique. Mais comment le narrateur, en tant que celui qui connait l'univers

diegetique et en raconte l'histoire, arrive-t-il a evoquer le monde de reference du lecteur « reel »

a moins que le romancier « realiste » etablisse une sorte de contemporaneity entre le fictif et le

reel?

A travers ses narrateurs qui s'adressent, directement ou indirectement, a un narrataire au

niveau extradiegetique, Beti cherche a communiquer avec le lecteur reel et a l'inviter a reflechir

sur certaines realties du contexte empirique. De cette facon, l'auteur peut entretenir un contact

familier avec le lecteur, et invoquer son temoignage a travers facte de communication assigne a

ses narrateurs. Le narrateur betien est le porte-parole de l'auteur et, a ce titre, assume le role de

traduire a travers le recit ce que Beti cherche a communiquer avec son public.

Beti manipule ainsi la forme romanesque pour conduire son examen, depuis les annees

1950 jusqu'en 2000, des conditions socio-politiques de son pays natal et pour graver dans la

memoire de ses lecteurs une image dynamique et durable. Mais si Beti nous laisse une image

aussi impressionnante et eclairante des questions pertinentes aux sujets contemporains du

neocolonialisme et du sous-developpement, dans quelle mesure sa voix exprimee sous forme

romanesque arrive-t-elle a susciter une voie de developpement sur les plans socio-politiques et

economiques nationaux du monde « reel »?

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