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CRITIQUE DE FILM Seul rescapé d’un étonnant périple maritime, Ishmaël narre son étrange aventure... N’ayant plus rien d’intéressant à faire à terre, le marin s’engage à bord d’un baleinier, le Péquod, commandé par le capitaine Achab. Ce dernier est un homme sombre, hanté et obnubilé par une idée fixe : retrouver Moby Dick, la baleine blanche qui l’a autrefois handicapé et défiguré. Une lutte implacable s’engage entre l’homme et la bête, et l’obsession d’Achab le poussera à sacrifier son navire et son équipage dans sa quête furieuse, mystique et désespérée.

Moby Dick de John Huston (1956) - Analyse Et Critique Du Film

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Moby Dick de John Huston (1956) - Analyse Et Critique Du Film

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CRITIQUE DE FILM

Seul rescapé d’un étonnant périple maritime, Ishmaël narre son étrange aventure... N’ayant plus riend’intéressant à faire à terre, le marin s’engage à bord d’un baleinier, le Péquod, commandé par lecapitaine Achab. Ce dernier est un homme sombre, hanté et obnubilé par une idée fixe : retrouverMoby Dick, la baleine blanche qui l’a autrefois handicapé et défiguré. Une lutte implacable s’engageentre l’homme et la bête, et l’obsession d’Achab le poussera à sacrifier son navire et son équipage danssa quête furieuse, mystique et désespérée.

...Directed by John Huston. Le générique terminé, la musique s’arrête brutalement pour faire place àdes chants d’oiseaux sur des images de nature idyllique au milieu de laquelle avance un homme, lebaluchon sur le dos. « Appelez-moi Ishmaël ! » prononce une voix off. Simultanément s’élève ànouveau la majestueuse partition de Philip Stainton qui accompagne avec lyrisme la suite de ce beaumonologue : « Il y a quelques années, n’ayant plus d’argent, l’envie de me prit de naviguer encore unpeu et de revoir le monde de l’eau. Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand je suisd’humeur à faire valser les chapeaux, quand un novembre bruineux s’empare de mon âme, c’est qu’ilest grand temps que je prenne le large... » Nous le voyons alors arriver, dans ce jour radieux, ausommet d’un plateau dominant un paysage magique de lande anglaise avec en arrière-plan la mer, butde toutes ses aspirations : « La mer où chaque homme, comme dans un miroir se retrouve. » Le plansuivant nous fait basculer brusquement de la lumière à l’obscurité ; nous retrouvons Ishmaël, en villecette fois, courant sous la pluie à la recherche d’un abri : « C’est ainsi que j’arrivais à New Bedford parun samedi orageux à la fin de 1841. » Quelle belle entrée en matière, qui n’a pas à rougir face à celle duroman de Melville, et qui embarque d’emblée le spectateur dans une aventure à la Conrad ou à laForester.

Un tel prologue pouvait laisser imaginer un film d’aventure palpitant aux multiples rebondissements.Et pourtant, quelques minutes après, c’est à un long sermon du père Marple auquel nous assistons.Très peu de plans pour cette scène dans laquelle Orson Welles prouve une nouvelle fois son génie deconteur. Après être monté en chaire (qui a la forme d’une proue de bateau), le pasteur raconte laparabole de Jonas et de la baleine. Cette séquence, assez austère dans sa réalisation, est portée à boutde bras par l’acteur : John Huston lui fait confiance et, sans effets de mise en scène ou de montage, lefilme quasiment en plans fixes durant toute son oraison : ce sera son unique contribution au film et elledemeure mémorable. A la suite de cette scène, nous assistons à la rencontre du narrateur avec lesfuturs membres de l’équipage dont Queequeg, au corps et au visage bariolés de tatouages ; unpersonnage pittoresque et surprenant grâce à qui (mais nous ne dirons pas comment) le narrateur serale seul survivant de cette aventure. Le voyage peut dès lors commencer et le film sera désormais unvéritable "huis clos sur mer". Nous sommes dès à présent, et ce jusqu’au terme du film, entraînés auxcotés de cet équipage, dans sa vie quotidienne à bord du navire. Le capitaine Achab ne fera sa premièreapparition qu’au bout d’une demi-heure, ce qui renforcera son côté mystérieux en plus d’avoir attisél’attente du spectateur.

Huston a commencé sa carrière de réalisateur en adaptant magnifiquement un grand roman de lalittérature policière, Le Faucon maltais de Hammett. Ce coup de maître le confortera et il se feraquasiment une spécialité de s’emparer de livres pratiquement intouchables avec la plupart desquels ilréalisera ses meilleurs films ; la liste impressionnante des auteurs adaptés comprend entres autresMalcolm Lowry, Carson McCullers, Tennessee Williams, Romain Gary, James Joyce et RudyardKipling. En 1950, alors qu'il est installé en Irlande, se pencher sur l’œuvre de Herman Melville nel’intimide pas même s’il sait que la tâche sera difficile. L’élaboration du scénario durera un an etdemeure un souvenir éprouvant pour Ray Bradbury qui fut en perpétuel conflit avec le réalisateur.Filmée aux Iles Canaries, aux Açores, au Portugal et au Pays de Galles, cette aventure nous permet decontempler de superbes images maritimes mais au prix de terribles conditions de tournage. Cependant,malgré ces difficultés, que le spectateur ne ressent jamais, le résultat s'avère remarquable.

Le roman se déroule sur trois plans simultanés : aucun ne sera sacrifié par Huston, ce qui, loin dedéséquilibrer le film, lui donnera au contraire une force et une modernité supplémentaire. Ces troisplans sont le roman d’aventure maritime (on a vu que la scène d’ouverture nous y faisait entrer deplain-pied), l’ouvrage philosophique et métaphysique (l’élément ambitieux de l’œuvre qui lui donneson ton unique) et enfin le documentaire sur la chasse à la baleine. Ces séquences de chasse sontfilmées à hauteur d’hommes, sans pour autant renoncer à un aspect assez grandiose, les marins devantpour cette tâche accomplir des actions courageuses et dangereuses. L’insertion de ces scènes àl’intérieur de ce récit d’aventure n’a rien de choquant et ce cachet d’authenticité en plein mysticismedonne un petit côté surréaliste et moderne à la mise en scène... A l’opposé, Huston a le culot d’inclureune séquence qui fait aborder son film aux limites de la mythologie et du fantastique, celle des feux deSaint-Elme. Pourtant, elle ne sombre jamais dans le ridicule et ne surprend pas compte tenu del’ambiance totalement démesurée qui règne à ce moment dans le bateau par la sorte d’ascendant queprend le capitaine sur son équipage (on pense à cet instant à une sorte de gourou). « Ne viens pas meparler de blasphème, fiston, je frapperais le soleil s’il m’insultait car si le soleil l’a pu faire, je peux luirendre la pareille » : cette phrase montre bien la folie et l’ambition blasphématoire dans lesquelles sedébat Achab. D’ailleurs, plus avance le film, plus son personnage se révèle totalement différent de celuide Jonas dont le pasteur faisait l’apologie dans son sermon. En effet, contrairement à Jonas qui,conscient de ses erreurs, se repent et retrouve Dieu qui en fait un de ses disciples, Achab restera jusqu’àsa mort un Prométhée possédé par le désir de puissance, un blasphémateur tentant de se hisser auniveau de Dieu sans aucuns problèmes de conscience.

La composition tant décriée de Gregory Peck dans ce rôle très difficile est aujourd’hui encore assezimpressionnante. Habitués à le voir jouer des hommes réfléchis, sobres et calmes, nous sommessurpris de le retrouver dans la peau de cet illuminé. Son cabotinage finit pourtant par servir cepersonnage halluciné et buté qui décide d’entrer en lutte avec le Mal, Dieu ou les deux selon lesinterprétations. Sa mort, alors qu'il est accroché aux flancs de la baleine, son ennemie jurée, demeureune scène d’anthologie. John Barrymore avait déjà interprété Achab par deux fois dans des précédentesadaptations au début des années 1930, mais Gregory Peck n’a pas à rougir de sa prestation même si enlisant le roman on imaginait plus John Huston - ou son père Walter - dans la peau du capitaine. C’estd’ailleurs à son père qu’il pensait offrir le rôle puis, celui-ci décédé, envisageait de se l’octroyer. GregoryPeck dira : « John voulait réellement jouer Achab ; il voyait le personnage comme une combinaisonde son père et de lui-même. » Le reste du casting est très bien distribué et Huston n’a pas cédé auxpressions des producteurs qui voulaient y inclure Ingrid Bergman. L’absence de femmes est totalementjustifié ; pour faire autrement, il aurait fallu qu’une histoire d’amour fut aussi puissante que l’histoirede haine qui occupe le centre du récit.

Beaucoup conspués eux aussi, les effets spéciaux sont pourtant de très grande qualité pour l’époque etles baleines en caoutchouc n’ont rien de risible, les scènes finales possédant même une force peucommune, aidées en cela par la musique et la virtuosité du maniement de la caméra. L’alternance degros plans hiératiques et de plans éloignés en furieux mouvements, le tout buriné par une couleurirréelle et terrifiante, grandiose par ses ocres, inquiétante par ses jaunes, nous plonge dans uneambiance vraiment intrigante.

Mais que se cache-t-il vraiment derrière ce film d’aventure ? Quel message a voulu nous délivrerHuston ? Au lieu d’essayer maladroitement de l’analyser, laissons parler le réalisateur lui-même. En1956, dans une interview au cours de laquelle Robert Benayoun lui demande ce que représente pour luile chef-d’œuvre de Melville, Huston répond : « On a trop discuté sur le sens même de Moby Dick,qu’on a voulu secret et énigmatique. En ce qui me concerne, il n’y a aucune équivoque, il s’agit noirsur blanc d’un énorme blasphème. Achab est l’homme qui a compris l’imposture de Dieu, cedestructeur de l’homme, et sa quête ne tend qu’à le confronter face à face, sous la forme de Moby Dick,pour lui arracher son masque. Achab est en guerre avec Dieu. Il voit dans le masque de la baleine le

masque que porte la divinité. Il considère la divinité comme un être malveillant qui erre en

tourmentant la race des hommes. Achab est le noir champion de notre monde en lutte contre cetteforce omniprésente et asservissante. »

Une chose est certaine, Huston nous livre une remarquable adaptation du roman. Le film garde intactle mysticisme et la force métaphysique du livre. Mais l’intrigue allégorique déroute le public de sonépoque qui souhaitait aller voir un pur film d’aventure, un simple divertissement sans autant de"bavardages" ; ce n’est pas franchement un succès ni public ni critique. Pourtant, sa vision au premierdegré est tout à fait possible. Encore aujourd’hui, Moby Dick reste très controversé mais ceux quil’aiment le placent très haut dans leurs panthéon personnel. Après Reflets dans un œil d’or, c’étaitle film préféré de son auteur : un bon choix !

Dans les salles

Film réédité en salle par Swashbuckler Films

Date de sortie : 19 octobre 2011

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