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Boris Mirkine-Guétzévitch Les méthodes d'étude du droit constitutionnel comparé In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 1 N°4, Octobre-décembre 1949. pp. 397-417. Citer ce document / Cite this document : Mirkine-Guétzévitch Boris. Les méthodes d'étude du droit constitutionnel comparé. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 1 N°4, Octobre-décembre 1949. pp. 397-417. doi : 10.3406/ridc.1949.18889 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_1949_num_1_4_18889

Métodos de Estudo em Direito Constitucional Comparado

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  • Boris Mirkine-Gutzvitch

    Les mthodes d'tude du droit constitutionnel comparIn: Revue internationale de droit compar. Vol. 1 N4, Octobre-dcembre 1949. pp. 397-417.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mirkine-Gutzvitch Boris. Les mthodes d'tude du droit constitutionnel compar. In: Revue internationale de droit compar.Vol. 1 N4, Octobre-dcembre 1949. pp. 397-417.

    doi : 10.3406/ridc.1949.18889

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_1949_num_1_4_18889

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ridc_809http://dx.doi.org/10.3406/ridc.1949.18889http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_1949_num_1_4_18889

  • LES MTHODES D'TUDE

    DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    PAR Boris MIKKINE-GUBTZVITOH

    Doyen de la Facult de Droit et des Sciences Politiques de l'Ecole Libre des Hautes Etudes de New- York

    Co-directcur de la Section de Droit Public de l'Institut de Droit Compar de l'Universit de Paris

    Dans toutes les disciplines sociales, les problmes les plus complexes sont les problmes de mthode. La mthode, c'est la faon de voir, de comprendre, et surtout d'expliquer. D'o l'importance capitale des tudes, mthodologiques pour les sciences juridiques en gnral et pour le droit constitutionnel en particulier.*

    Nous nous limiterons, dans le prsent article, l'tude de quelques aspects seulement d'un sujet qui mrite un expos bien plus dtaill, que nous esprons faire un jour. Une confrence que nous avons faite la section de Droit Public de l'Institut de Droit Compar de l'Universit de Paris nous a incit rassembler dans cette tude quelques notes et rflexions, quelques rsultats des recherches que nous avons runis sur le problme de la mthode du droit constitutionnel. Cet article est le dbut d'une tude sur la mthodologie du droit constitutionnel compar.

    Dans le droit public, la mthode comparative rejoint la mthode historique. On tudie les institutions sociales en confrontant leurs structures (droit compar) et leur fonctionnement (science politique) . Or, pour comprendre la structure et le rendement des institutions sociales, il faut connatre leurs origines et leur devenir juridique, c'est--dire leur volution historique. Nous allons donc examiner : les rapports entre le droit constitutionnel compar et la science politique, et les rapports entre le droit constitutionnel compar et l'histoire constitutionnelle compare.

    Le droit constitutionnel compar n'est pas separable de la science politique. Mais qu'est-ce que la science politique ? Ceux

  • 398 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    qui ne voient dans la vie constitutionnelle que le jeu des rgles juridiques, ceux qui ne voient dans le constitutionnel que le juridique, nient l'existence mme de la science politique.

    La mconnaissance des rgles juridiques est certes bien dangereuse ; non moins dangereux cependant sont les abus, les excs du droit. On peut, certes, tudier les rgimes politiques du point de vue du droit uniquement. Mais on peut, et on doit, les tudier sur le plan de la science politique. Ainsi, le monde anglo-saxon rserve une place d'honneur cette science, la science du gouvernement qui est base non pas sur l'analyse juridique, mais sur l'observation du fonctionnement des institutions.

    La science politique est, par excellence, celle des peuples libres. D'o le mpris des professeurs ractionnaires allemands, le ddain comique du pontife de l'cole monarchique germanique, Laband, pour cette littrature de journal ! Bien sr, dans l'Allemagne monarchique on n'avait pas besoin de la science politique. Par contre, le droit constitutionnel des nations dmocratiques ne peut se passer des mthodes de la science politique.

    Les juristes ne sont pas toujours enclins accepter cette mthode, ni prts combiner l'aspect normatif avec la ralit politique. Seignobos parlait jadis du dsaccord normal entre un philosophe et un historien (1) . Au philosophe il aurait pu substituer juriste : car l'explication constitutionnelle diffre selon qu'elle est donne par un juriste formaliste ou par un historien. Le juriste voit, surtout, la technicit, les rgles, leur nature normative, leur enchanement logique ; l'historien cherche surtout dcouvrir le rle des hommes, des groupes, des socits. Seule la science politique peut concilier l'un et l'autre, seule cette science politique peut crer une synthse raliste.

    La logique juridique seule ne suffirait faire comprendre le rendement politique des institutions. Pour connatre ce rendement, le juriste, aussi bien que l'historien, doit faire appel la science politique. Mais quel est le contenu propre de la science politique ? A maintes reprises, nous avons soulign que la science politique est beaucoup plus mthode que sujet, qu'elle n'a pas d'objet propre, qu'elle est science non pas par la nature des phnomnes qu'elle observe, mais par l'application des mthodes spciales de l'observation des phnomnes appartenant aux autres disciplines (2).

    II n'y a pas, expliquait jadis Seignobos, de faits historiques par leur nature ; il n'y a de faits historiques que par position. Est historique tout fait qu'on ne peut plus observer directement parce qu'il a cess d'exister. Il n'y a pas de caractre historique inhrent aux faits, il n'y a d'historique que la faon de les connatre. L'histoire n'est pas une science, elle n'est qu'un procd de connaissance (3).

    (1) Etudes de politique et d'histoire, Paris, 1934, p. 31 et es. (2) Voir notre livre La Quatrime Rpublique, New-York, 1946, p. 8 et ss. (3) La mthode historique applique aux sciences sociales, Paris, 1901, p. 3.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    Cette formule peut tre applique la dfinition de la science politique : la science politique est un procd de connaissance. L'objet de la science politique est emprunt au droit, l'histoire, la sociologie, l'conomie politique. Mais ce qui est original, essentiel, spcifiquement propre la science politique, c'est sa mthode, qui n'est ni juridique, ni historique, ni conomique, ni sociologique.

    La science politique tudie la signification politique des institutions sociales. Elle cherche, avant tout, le rendement d'une loi, d'une institution, d'un rgime. L'historien, lui aussi, s'en occupe. Mais son attention se porte beaucoup plus vers les causes que vers les tendances, vers les origines que vers le rendement . L'histoire, selon Louis Halphen, n'a atteint le terme de son effort que lorsqu'elle est parvenue donner notre esprit les moyens de comprendre le pourquoi du drangement des faits sur lesquels portent ses observations (1).

    Si l'histoire cherche les origines des institutions sociales, le juriste se proccupe de leur technique. Bien entendu, cette ligne de dmarcation est idale. Droit, histoire, science politique sont des matires voisines. Un historien comme Seignobos faisait de la science politique ; un grand historien comme Michelet n'en faisait pas. Un juriste comme Esmein faisait de la science politique ; un thoricien puissant comme Duguit n'en faisait pas.

    Mais une collaboration troite entre juristes, historiens et spcialistes de la science politique est indispensable (2) pour la comprhension, pour l'explication des origines, du fonctionnement et du rendement des institutions politiques. L'tude des rgimes et celle des doctrines requirent un effort commun destin abattre les cloisons qui sparent les mthodes et les recherches, les penseurs et les penses. ;

    La complexit de la vie sociale moderne est telle qu'il est souvent ncessaire de grouper plusieurs mthodes autour de l'observation d'un mme objet. La pluralit des aspects entrane la pluralit des procds scientifiques ; et lorsqu'il s'agit d'objets qui par leur ampleur dpassent les ressources d'une seule discipline, un travail d'quipe s'impose, qui aboutit finalement des connaissances nouvelles.

    (1) Introduction l'histoire, 2e dition, 1948, p. 10. (2) La ncessit imprieuse de cette collaboration a t proclame par les fon

    dateurs de YInstitut International d'Histoire Politique et Constitutionnelle (cr la Sorbonne en 1936, prsid depuis 1947 par Julliot de la Morandire, Doyen de la Facult de Droit de Paris) ; nous avons expos les mthodes de collaboration des juristes, des historiens et des spcialistes de la science politique dans Forgane de cet Institut, Revue d'Histoire Politique et Constitutionnelle (Propos de mthode, I, II, Revue d'Histoire Politique et Constitutionnelle , 1937). Depuis 1949, cet Institut a pris le titre d'Acadmie internationale de Science politique et d'histoire constitutionnelle.

  • 400 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    La science politique opre avec les mmes objets que la science juridique ; toute la diffrence rside dans la mthode (1).

    Mais les deux mthodes, celle de l'exgse juridique et celle de la comprhension politique, sont-elles antinomiques ? Non, bien sr. La distinction entre le droit public et la science politique est artificielle, crivait au dbut de notre sicle un des auteurs les plus couts de la science politique franaise, Joseph Barthlmy. Que serait un droit public qui ne serait pas une science des ralits ? (2) . Plus tard, le mme auteur ajoutait : Pourquoi le droit constitutionnel ne serait-il pas une science d'observation, utile et positive ? Le fonctionnement pratique, l'anatoinie, mais aussi la physiologie et la pathologie des institutions peuvent tre l'objet d'une tude scienti- que (3).

    II

    Examinons prsent les rapports entre le droit constitutionnel compar et V histoire constitutionnelle compare (4).

    L'histoire, pour un constitutionnaliste, n'est pas seulement une science auxiliaire ; elle fait partie intgrante de l'objet mme de l'observation juridique. Dans le domaine constitutionnel, les relations juridiques ont un caractre tellement individualis que le juriste serait incapable, sans avoir recours l'histoire, d'expliquer la naissance, l'volution, le fonctionnement des institutions politiques.

    Le droit lui-mme ne se compose pas de formules figes. Il volue constamment ; il change ; il n'est que le reflet de la conscience juridique, qui n'est elle-mme ni absolue, ni immuable (5).

    Le progrs de l'instruction publique, le dveloppement des insti-

    (1) Nous trouvons le mme concept de la mthode chez G. Burdeau, qui, dans le premier volume qui vient de paratre, de son important ouvrage sur la science politique, dit : La science politique prend un visage nouveau. Elle cesse d'tre une encyclopdie de connaissances pour devenir une mthode de la recherche... Pour nous, elle (la science politique) n'est pas un objet qui lui serait propre ; elle est seulement une mthode pour une plus fructueuse tude du droit constitutionnel, un angle de vision largi o s'inscrivent les problmes traditionnels du droit public . [Trait de science politique, Tome I, Paris, 1949, p. 8-9.)

    (2) Le rle du pouvoir excutif dans les Rpubliques modernes, Paris, 1906, p. 651.

    (3) Joseph Barthlmy et Duez, Trait lmentaire de Droit constitutionnel, p. 7.

    (4) Voir notre tude Propos de mthode ( Eevue d'histoire politique et constitutionnelle , 1937, p. 178 et ss., p. 520 et ss.)

    (5) o ...le mcanisme paresseux de la logique abstraite ne suffit plus ; il faut pntrer dans la vie politique du pays, l'observer objectivement, scientifiquement ; tudier comment les institutions ragissent l'preuve des faits, rechercher l'influence des textes sur les ralits et des ralits sur les textes. Science difficile que de trop nombreux auteurs ddaignent alors qu'ils ont recul devant la peine ncessaire pour l'acqurir. (Joseph-Barthlmy et Mirkine-Guetzvitch, Bibliothque constitutionnelle et parlementaire contemporaine, IV, 1932. Prface, p. 1-2).

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 401

    tutions dmocratiques, la tradition du gouvernement libre, les grandes transformations sociales dont les origines remontent la fin du xviii6 sicle, ont compltement modifi la conscience juridique

    moderne. Mais une loi n'est jamais une raison crite. Elle est un compromis dans la lutte des groupes, des partis, des individus. Historiquement, la loi est toujours une transaction. C'est pourquoi la logique juridique seule n'est pas capable d'expliquer le droit. A ct de la logique juridique il y a le droit vivant, le droit qui se cre non dans le calme des cabinets de travail, mais dans le tumulte des assembles, dans la lutte des intrts, des groupes, des nations. Dans chaque loi il faut observer ainsi deux lments : la conscience juridique de l'poque et la technique juridique du compromis entre les forces en lutte.

    Malgr le dogmatisme anti-historique de certaines doctrines du droit public, la ncessit des tudes approfondies de l'histoire constitutionnelle ne se discute mme pas. Mais ds que nous abordons le droit constitutionnel compar, il ne s'agit plus de connaissances historiques limites aux cadres politiques d'un seul pays : il faut faire appel plusieurs histoires constitutionnelles. Pour faire de l'histoire constitutionnelle compare il est indispensable d'appliquer simultanment la mthode historique et la mthode comparative. L'histoire constitutionnelle compare doit unir la comparaison des causes (histoire compare des faits politiques) la comparaison des effets (histoire compare des institutions juridiques).

    Certes, la comparaison des causes ne se place pas toujours dans l'histoire. L'historique est par dfinition l'unique, qui ne se rpte pas et logiquement ne peut se rpter. Ds que nous sommes en prsence d'un phnomne qui peut ou qui doit se reproduire, la causalit d'une telle srie de phnomnes n'est plus seulement historique mais sociologique. En histoire constitutionnelle compare la causalit historique est plus frquente que la causalit sociologique ; mais sans cette dernire (1), l'histoire constitutionnelle compare ne pourrait tudier ni comprendre le fonctionnement des institutions et le devenir politique du monde moderne. Le droit constitutionnel compar, l'histoire constitutionnelle compare doivent tre des sciences de la ralit. Dans les socits contemporaines, constatait avec raison Seignobos, les constitutions ne sont que des conventions officielles sous lesquelles se cache la vie politique vritable. Le droit constitutionnel est un prtexte qui recouvre les conflits rels des forces, des intrts et des sentiments. Voil pourquoi l'analyse des constitutions donne une ide fausse de la ralit ; les rgles sont constamment fausses par la pratique ou brises par les crises et les rvolutions. L'histoire des institutions au xixe sicle est inintelligible si l'on ne tient pas compte des rvolutions et des pratiques relles : ce qu'il faut tudier c'est donc la pratique et les crises qui la modifient (2).

    (1) Cf. Raymond Aron, Introduction la philosophie de l'histoire, Paris, 1938, p. 228 et ss.

    (2) Op. cit., p. 41.

  • 402 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    Bien entendu, il restera toujours des lacunes dans l'analyse juridique, comme dans la synthse historique. Le dsaccord entre savants, ironisait le mme Seignobos, sur la dfinition du chien ne les empche pas de savoir de quel animal ils parlent. S'enten- dra-t-on aussi bien sur ce qu'on devra appeler une insurrection ? (1). Et, en effet, on ne s'entend non seulement sur les causes d'une insurrection, mais non plus sur la dfinition des institutions politiques. Mais le dsaccord entre savants sur la dfinition du chien n'est dj pas tellement une boutade, car, au risque d'offenser les zoologues, nous ne croyons pas que le chien soit rest le mme travers les sicles. L'aspect volutif du monde est la premire loi d'observation scientifique. Tout vit, tout change ; tout volue, tout s'coule. Panta rhei est le point de dpart des sciences naturelles et sociales.

    Jaurs avait raison de s'insurger contre l'ide de la stagnation historique : Rien n'est plus menteur que le vieil adage pessimiste et ractionnaire de l'Ecclsiaste dsabus : II n'y a rien de nouveau sous le soleil. Le soleil lui-mme a t jadis une nouveaut, et la terre fut une nouveaut, et l'homme fut un nouveaut. L'histoire humaine n'est qu'un effort incessant d'invention, et la perptuelle volution est une perptuelle cration (2).

    Le fait constitutionnel doit tre tudi sous l'angle historique et sur le plan comparatif.

    Le droit franais observe justement Marcel Prlot les droits trangers, l'histoire constitutionnelle franaise et trangre envisagent les phnomnes constitutionnels isolment les uns des autres et comme monographiquement. Pour aller plus loin dans leur comprhension, il faut rapprocher les constatations faites sparment les unes des autres. Ces confrontations forment, avec leurs rsultats, le droit compar... Pour tre vraiment compar, le droit doit comporter le rapprochement systmatique soit des institutions franaises avec les institutions trangres..., soit encore des institutions d'un mme pays des poques diffrentes. Cette dernire forme de droit compar peut tre dite droit compar dans le temps... (1). Mais ct du droit compar dans le temps, il existe, selon l'expression de M. Prlot, un droit compar dans l'espace .

    La science politique fait appel ces deux formes de comparaison. Or, nous en proposons une troisime, qui complterait les prcdentes, la comparaison simultane dans le temps et dans l'espace. Il faudrait, notre avis, pour tudier le rgime parlementaire contemporain en France, le comparer non seulement celui de l'Angleterre d'aujourd'hui, mais celui de la France de la IIP Rpublique, de Louis-Philippe, de l'Angleterre des xvme et xixe sicles. Ces comparaisons devraient ensuite tre confrontes

    (1) Op. cit., p. 42. (2) Discours la jeunesse, 1929, p. 10. (3) Prcis de droit constitutionnel, nouvelle dition, Paris, 1949, p. 23.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 403

    avec l'tude de l'influence de chacun de ces rgimes dans le monde contemporain. Nous aurions ainsi une comparaison trois dimensions , qui servirait la science constitutionnelle et la science politique.

    III

    Si l'histoire constitutionnelle compare est fonde sur l'application simultane de deux mthodes historique et comparative bien souvent l'histoire constitutionnelle nationale elle-mme n'est pas comprhensible en dehors de la mthode comparative. Pour se rendre compte jusqu' quel point les principes constitutionnels considrs comme purement nationaux dans l'volution politique d'un pays ne sont que des variantes d'un type commun, il suffit d'tudier la Constitution espagnole de 1812 (1).

    Certains auteurs espagnols prtendaient que l'uvre des Corts de Cadix tait originale, nationale , et que le texte constitutionnel de 1812 n'a fait que moderniser, systmatiser, concrtiser les vieux principes du droit public de la monarchie espagnole. Martinez Marina, le commentateur contemporain de la Constitution de Cadix, une belle figure de philosophe et de prtre dmocrate, a dvelopp dans son livre devenu classique (2) cette interprtation nationale. Martinez Marina et Arguelles (3) ont su influencer plusieurs auteurs du xixe et mme du xxB sicle. Mais l'cole moderne des publicistes et historiens espagnols a formul plusieurs rserves au sujet de la conception nave du caractre national de l'uvre de Cadix. Adolfo Posada, en rfutant cette conception, a rtabli la vrit historique : Le nouveau rgime ne s'appuyait pas en Espagne sur des prcdents traditionnels, du moins immdiats ; et il obissait surtout, par son plan, l'influence expansive de la Evolution franaise. (4).

    En effet, la partie institutionnelle de la Constitution de Cadix n'est que la reprise pure et simple des chapitres correspondants de

    (1) Voir notre tude La Constitution espagnole de 1812 et les dbuts du libralisme europen (Esquisse d'histoire constitutionnelle compare) dans Introduction l'tude du droit compar. Recueil d'Etudes en l'honneur d'Edouard Lambert, Paris, 1938, vol. III, p. 211 et 88.).

    (2) Theoria de las Cortes a grandes Juntas nacionales de los Reinos de Leon y Castilla, Madrid, 1913 ; la traduction franaise par Fleury : Thorie des Corts ou histoire des grandes assembles nationales des royaumes de Castille et de Lon depuis l'origine de la monarchie espagnole jusqu' nos jours, I, II, Paris, 1822 (traduction peu exacte qui n'est en partie qu'une adaptation). La littrature sur Marina est riche. Voir Ramon Riaza, Les ides politiques de Martinez Marina et leur importance dans son uvre scientifique (La Rvolution franaise, 1936, p. 340 et bs.).

    (3) Discours prliminaire, 1811. (4) Tratado de Derecho Politico, Madrid, 1935, II, p. 264. Posada, La nouvelle

    Constitution espagnole ( Bibliothque constitutionnelle et parlementaire contemporaine , IV, Paris, 1932), p. 8 et ss.

  • I

    40i LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    la Constitution franaise de 1791. Selon l'avis d'un commentateur espagnol contemporain, Nos Solons de Cadix..., produisirent une contrefaon de la Constitution mal digre de 1791. (1).

    Cette Constitution a produit, cependant, une impression considrable en Europe^ Son prototype franais de 1791 tait dj oubli. Et le nouveau libralisme europen se tourne vers l'uvre de Cadix. Ce succs atteint son apoge au moment du pronunciamento de 1820. Une nouvelle gnration politique

    fait' son apparition Madrid. Les libraux modrs, revenant d'exil, sortant des prisons, sont remplacs par des lments plus avancs (2). Ce ne sont plus les liberales, ce sont les exaltados qui sont au gouvernement. Le radicalisme espagnol devient antiroyaliste et anticlrical. L'intervention de la Sainte-Alliance mettra fin ce rgime, et l'Europe librale suivra avec angoisse les pripties sanglantes de la contre- rvolution en Espagne.

    Ceux des constitutionnalistes et historiens espagnols ou trangers qui n'appliquaient pas la mthode comparative prsentaient toujours le pronunciamento de 1820 comme un phnomne purement national, et mme typique de la vie politique espagnole. Or, ce pronunciamento qui aboutit au rtablissement de la Constitution de 1812 ne peut pas tre compris en dehors des donnes de l'histoire constitutionnelle compare. Il suffit de rappeler qu' la mme poque, en 1821, un groupe d'officiers libraux, sous l'impulsion de Santa Rosa, font le mme pronunciamento Turin, que les mmes officiers et des nobles conduits par Pepe font un pronunciamento Naples en 1820, et que, mme dans l'Empire russe, un groupe d'officiers nobles, qui avait dj prpar un projet de Constitution librale, tente, en dcembre 1825, une insurrection qui dure quelques heures peine. En France, enfin, l'affaire des quatre sergents de La Rochelle, n'est-elle pas aussi un pronunciamento 1' espagnole , avec cette diffrence qu'il n'a pas russi ?

    Santa Rosa Turin, Capodistria en Moldavie ou les Dcabris- tes Saint-Ptersbourg des hommes semblables, avec le mme tat d'esprit, les mmes croyances politiques : tous des hros de rvolutions romantiques . Le pronunciamento espagnol n'est donc pas un phnomne popre la vie politique espagnole. Au dbut du xix* sicle, il est en Europe une forme plus ou moins gnrale, typique , du mouvement libral et dmocratique. La Constitution de Cadix, appele familirement la Pepa , fait le tour de l'Europe mridionale (3), avec son complment jacobin le pronunciamento de 1820: c'est en son nom que se fait la rvolution en

    (1) Marquis de Miraflores (Cf. Victor du Hamel, Histoire constitutionnelle de la monarchie espagnole, II, Paris, 1845, p. 299).

    (2) Voir l'excellent ouvrage de Jean Sarrailh, Un homme d'Etat espagnol, Martinez de la Rosa, Paris, 1930, p. 101 et ss.

    (3) Cf. Georges Bourgin, La formation de l'unit italienne, Paris, 1928, p. 72 et ss. Seignobos, Histoire politique de l'Europe contemporaine, 7e d., Paris, 1924, I, p. 357 et ss., 409 et bs.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 405

    1820 Naples, o elle est proclame Constitution napolitaine. Quand, en 1821, les patriotes se rvoltent Milan, on y proclame cette mme Constitution. Au lieu de convoquer les Constituantes et de chercher les formes nationales de la vie constitutionnelle, on promulgue, purement et simplement, le texte de 1812.

    Proclame l'heure sombre d'une poque sans libert, cette Constitution a jou, fait curieux, un rle plus important que les souvenirs de la Rvolution franaise, affaiblis par les annes de l'Empire. La Rvolution espagnole avait ce caractre national et romantique qui correspondait la mentalit du dbut du xixe sicle. Premire dans la srie des rvolutions romantiques, la rvolution espagnole fut plus prs des curs des libraux europens que les constructions classiques de la France rvolutionnaire. Mais les ides politiques taient les mmes. Les Corts de Cadix ont pris la Constitution franaise de 1791 et l'ont adapte aux circonstances. Cette Constitution, toute franaise qu'elle soit par ses origines, a t accepte par un peuple luttant contre Napolon, ce qui a donn un prestige particulier ce texte. C'est l qu'il faut chercher le secret de cette influence, de cette fortune inattendue.

    Les aspirations du romantisme politique de 1820 ne demandaient pas encore une technique constitutionnelle parfaite. C'est pourquoi le succs de la Constitution espagnole a dpass largement ses mrites mdiocres; mais ce succs est presque incomprhensible sans l'tude de l'histoire constitutionnelle compare.

    Dans le cas de la Constitution de 1812, une explication nationale n'est gure une explication possible. C'est uniquement par le compar qu'on peut comprendre, dans notre exemple, le national .

    IV

    Le droit constitutionnel compar a une tche positive: l'tude des similitudes, des intersections, des influences mutuelles. Il a aussi une tche ngative : expliquer pourquoi tel moment un rgime, qui logiquement aurait d en influencer un autre, n'a eu sur lui aucune emprise, et au contraire a provoqu une raction oppose. Tel fut le cas du rgime anglais devant la Constitution de 1789.

    Lorsque la Rvolution franaise cherchera ses destines constitutionnelles, pourquoi, influence comme elle l'tait par Montesquieu, ne prit-elle pas de modles ou d'inspirations en Angleterre ?

    Ption exprime l'opinion gnrale des Franais quand il critique le rgime anglais dans son discours du 17 mai 1790: Voyez l'Angleterre, me dira-ton ; ces fiers insulaires ont cru qu'il suffisait au maintien de leur libert, de leur sret, de se rserver la facult de refuser l'impt et de rendre les ministres responsables. Voyez l'Angleterre, leur rpondrai- je mon tour, suivez les vnements

  • 406 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    qui ont agit cette le clbre et vous reconnatrez que ces prcautions ont toujours t vaines... (1).

    Le rgime anglais, la fin du xviii6 sicle, est une oligarchie, quel que soit le parti au pouvoir (2). Les Franais le savent bien, et l'abb Sieys, dans son Qu'est-ce que le tiers tat, exprime leur sentiment:

    Le gouvernement est en Angleterre le sujet d'un combat continuel entre le ministre et l'aristocratie de l'opposition. La nation et le roi paraissent presque comme simples spectateurs. La politique du roi consiste adopter toujours le parti le plus fort. La nation redoute galement l'un et l'autre partis. Il faut pour son salut que le combat dure; elle soutient donc le plus faible pour l'empcher d'tre ainsi tout fait cras. Mais si le peuple, au lieu de laisser le maniement de ses affaires servir de prix dans cette lutte de gladiateurs, voulait s'en occuper lui-mme par de vritables reprsentants, croit-on, de bonne foi, que toute l'importance que l'on attache aujourd'hui la balance des pouvoirs ne tomberait pas avec un ordre de choses qui seul la rend ncessaire ? (3).

    Sieys condamne le pseudo-parlementarisme des deux faux partis, des deux blocs d'intrts, spars seulement par le dsir d'accaparer le pouvoir. Il conteste le caractre libral, dmocratique du rgime anglais. Et il termine sa critique par une pointe : On aurait tort de dcider en faveur de la Constitution britannique, prcisment parce qu'elle se soutient depuis cent ans et qu'elle parat devoir durer pendant des sicles... Le despotisme ne dure-t-il pas aussi, ne semble-t-il pas ternel dans la plus grande partie du monde ? (4).

    La critique du rgime anglais devient de plus en plus svre aprs la chute de la monarchie. Rappelons, titre d'exemple, le grand discours de Robespierre prononc la Convention le 10 mai 1793:

    Quant l'quilibre des pouvoirs, nous avons pu tre les dupes de ce prestige, dans un temps o la mode semblait exiger de nous cet hommage a nos voisins ; dans un temps o notre propre dgradation nous permettait d'admirer toutes les institutions trangres qui nous offraient quelque faible image de la libert. Mais, pour peu

    (1) Archives parlementaires, XV, p. 540. Cf. le discour de l'Abb Maury sur la diffrence profonde de l'Assemble et du parlement anglais (Moniteur, I, p. 459) .

    (2) Vers la fin du xvme sicle, le rgime parlementaire l'anglaise, compromis par des scandales, condamn par l'opinion, paraissait dcrpit et prt prir... (Seignobos, La sparation des pouvoirs, dans Etudes de politique et d'histoire, 1934, p. 193). Cf. Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, 4e d., tome II, Paris, 1913, p. 495.

    (3) Edition critique par Edme Champion, Socit d'Histoire de la Evolution franaise, 1888, note p. 62.

    (4) Op. cit., p. 62. Pour la doctrine de Sieys, voir l'ouvrage capital de Paul Bastid, Sieys, 1938. Voir aussi l'intressant article de Bastid, La place de Sieys dans l'histoire des institutions ( Revue d'histoire politique et constitutionnelle , 1939, p. 302 et es.).

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 407

    qu'on rflchisse, on s'aperoit aisment que cet quilibre ne peut tre qu'une chimre ou un flau; qu'il supposerait la nullit absolue du gouvernement, s'il n'amenait ncessairement une ligue des pouvoirs rivaux contre le peuple ; car on sent aisment qu'ils aiment beaucoup mieux s'accorder que d'appeler le souverain pour juger sa propre cause. Tmoin l'Angleterre, o l'or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du mme ct, o le parti de l'opposition mme ne parat solliciter de temps autre la rforme de la reprsentation nationale, que pour l'loigner, de concert avec la majorit, qu'elle semble combattre ; espce de gouvernement monstrueux, o les vertus publiques ne sont qu'une scandaleuse parade, o le fantme de la libert anantit la libert mme, o la loi consacre le despotisme, o les droits du peuple sont l'objet d'un trafic avou, o la corruption est dgage du frein mme de la pudeur... (1).

    On pourrait retrouver de nombreuses dclarations dans le mme sens.

    Cette rpulsion que la presque unanimit des hommes de la Rvolution franaise ( l'exception d'un Mirabeau) professait pour le rgime anglais est d'un intrt capital. Il est, en effet, infiniment important de savoir qu' la fin du xvnie sicle le constitutionnalisme franais n'avait aucun concurrent idologique en Europe, que les ides franaises devaient invitablement faire le tour du monde.

    Quelle place faut-il faire, dans le droit constitutionnel compar, la philosophie politique ? Quelle est celle qui revient la culture politique dans le droit public ?

    La vraie science politique intgre les phnomnes politiques dans l'histoire de la civilisation (2). Le fait politique appartient l'histoire de la culture. C'est pourquoi Durkheim voyait en Montesquieu non seulement le fondateur de la sociologie moderne, mais, peu de chose prs, le fondateur mme du droit compar (3). Dans les uvres des thoriciens Platon ou Bodin, Kant ou Marx la thorie du droit constitutionnel puise ses affirmations idologiques. Dans son rcent et beau volume (4), J.-J. Chevallier termine ainsi (5)

    (1) Moniteur, XVI, p. 359. (2) Voir les remarques intressantes sur la culture politique d'Andr Sieg

    fried (Prface au livre de J.-J. Chevallier, Les grandes uvres politiques, Paris, 1949, p. IX-X).

    (3) E. Durkheim, Montesquieu : sa part dans la fondation des sciences politiques et de la science des socits ( Revue d'histoire politique et constitutionnelle , 1937, p. 407 et ss.).

    (4) Sur lequel nous reviendrons spcialement dans cette Revue. (5) Op. cit., p. 4.

  • 408 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    son introduction l'tude des uvres des philosophes politiques: Si profondment qu'une uvre puisse tre engage par son origine, dans les circonstances de l'histoire, ce qui se trouve en elle de meilleur, de plus fortement pens et exprime, tend toujours se dlivrer, selon l'expression du grand romancier anglais Charles Morgan, de V objet du moment, pour prendre travers le temps son vol indpendant (1).

    Les uvres des penseurs politiques, sont-elles des penses ou des faits politiques ? La science politique cherche rsoudre cette question : car les ides ne sont gure sparables des faits. L'ide politique cre une certaine ralit; elle influence les parlements, les lgislateurs, les partis, elle impressionne les lecteurs. Mais la vie est plus forte que les doctrines. La vie cre un compromis entre les ides dominantes de l'poque et leur application pratique. Etudier ce compromis, retrouver ses origines intellectuelles, telle est la tche de l'histoire constitutionnelle compare et de la science politique.

    Les doctrines politiques ne se trouvent pas toutes dans les livres. Il faut les chercher dans les discours parlementaires, dans la presse. Leur histoire est une matire mouvante, aux manifestations multiples et souvent disperses. On confond quelquefois l'opinion publique avec l'opinion de la presse. Or, il n'y a pas d'identit absolue entre l'opinion crite et l'opinion pense . Les revirements brusques des lecteurs anglais des xixe et xxe sicles ne sont pas en rapport direct avec l'opinion des journaux. Les lections qui renversent la majorit parlementaire n'ont pas t suivies en France ou en Angleterre d'un changement de tendances dans la presse. Les journaux peuvent renverser les gouvernements, mais ce n'est pas les opinions des journaux qui les renversent. Les lames de fond de la vie lectorale ne peuvent tre comprises par la seule lecture des journaux.

    La science politique doit expliquer pourquoi, telle poque, telle doctrine a influenc les institutions ; jusqu' quel point cette doctrine est entre dans la ralit; quelles en furent les rpercussions dans le fonctionnement des institutions. Etudier l'influence des ides sur les institutions tche difficile et ingrate. O se termine l'ide ? O commence l'action ? L'ide politique et l'action politique sont intimement lies. Peut-on dire que la Constitution de 1791 ne fut que l'application des thories de Montesquieu ou de Mably ? Non. Mais la Constituante avait ses thories constitutionnelles. Peut-on dire que les lois constitutionnelles de 1875 ne sont qu'une adaptation de la doctrine de Pvost-Paradol ? Non. Mais l'Assemble a subi l'influence de l'auteur de La France nouvelle.

    Dans la vie constitutionnelle, il y a des points de dpart ido-

    (1) Cf. Georges Weill, Histoire du parti rpublicain (avant-propos) : L'expos des thories politiques et sociales risque d'tre inexact et factice quand on les spare des vnements qui les ont suggres ; leur tour les thories, les ides influent sur les vnements .

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 409

    logiques, des doctrines qui influencent les contemporains; mais les institutions et les lois ne sont jamais une simple application de doctrines. Toute Constitution est beaucoup plus une uvre de circons- tences que de logique juridique. Les Constitutions sorties du cerveau des thoriciens sont rarement viables. Le plus souvent, une Constitution est le fruit de transactions, de compromis; mais la transaction est le stade final de l'uvre constituante. Auparavant doit se produire un choc salutaire des attitudes, des opinions. Sans cette mtaphysique politique , re jete jadis par Gambetta, on ne peut btir de rgime dmocratique. Il faut de la mtaphysique , des batailles, des positions prises, des attitudes constitutionnelles rigides.

    Mfions-nous, cependant, en matire constitutionnelle, des formules, des dogmes, de la terminologie. La terminologie constitutionnelle date: elle porte la marque de la Rvolution, ou des crivains du xvm% ou des libraux europens du temps de leur lutte contre l'absolutisme, au dbut du xixe sicle. Or, les vieux mots ont amen avec eux, dans le vocabulaire constitutionnel moderne, des fictions, des malentendus et un verbalisme dangereux.

    Les thories constitutionnelles du xixe sicle ont t exprimes l'poque des premires luttes du jeune parti libral entre le pouvoir royal, fort de son pass et de ses traditions. La tche des libraux europens tait limite: opposer l'omnipotence royale l'ide de la libert. Bien des annes sont passes, la lutte des libraux contre les rois absolus ou semi-absolus est finie, les rpubliques parlementaires ont remplac les monarchies dualistes , mais les manuels de droit constitutionnel de tous les pays se servent des mmes formules. Certaines de ces formules ne correspondent plus la ralit politique et sociale du rpublicanisme moderne ; d'autres, philosophiques ou idologiques la fin du xviii6 sicle, ne sont plus aujourd'hui que techniques. Mais les thoriciens du droit constitutionnel, mme lorsqu'ils parlent de l'uvre politique de la Rvolution, ont tendance oublier les ralits historiques. L'explication de toute volution constitutionnelle de la France la fin du xviii9 sicle par des commentaires de Montesquieu et de Rousseau est un lieu commun des manuels de droit public. L'uvre constitutionnelle et lgislative de la Rvolution n'a jamais t une simple application des thories philosophiques. Bien plus, ce qui a subsist du monument constitutionnel de la Rvolution, ce qui a eu une porte politique, ce n'est justement pas l'uvre des thoriciens. En prsence des dangers qui menaaient le pays, les hommes de la Rvolution ont pris des mesures immdiates, nergiques, qui furent de grandes ralisations politiques: l'tablissement de la Rpublique, le suffrage universel, etc.

    Les juristes se proccupent peu de la Convention : leur attention est fixe sur la Constituante. Or, dans les crations politiques de la Convention, on trouve en germe tout le xixe sicle, tandis que la Constituante, ce n'est plus que le xviii6 sicle, avec son verbiage et

    2

  • 410 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    ses citations classiques. Les juristes oprent parfois avec des thories qui ne correspondent plus aux besoins politiques de notre temps. Les lambeaux des institutions dtruites, crivait l'historien dj cit, sont rests accrochs dans les textes de lois officiels et dans les commentaires officieux, et empchent d'apercevoir la ralit. Ainsi le droit constitutionnel des peuples civiliss est devenu un amas de thories fondes sur l'observation d?un tat de choses disparu, ou sur la gnralisation htive de quelques faits exceptionnels. Pour discerner dans un principe de droit public ce qui est encore une ralit vivante de ce qui n'est plus qu'une formule vide, le procd rationnel semble tre d'en tudier l'volution dans l'histoire intrieure des Etats contemporains (1).

    Mais la formule de l'volution dans l'histoire intrieure des Etats contemporains ne nous parat pas satisfaisante. Au contraire, seule la mthode comparative est capable de faire le triage ncessaire des principes et des thories du droit constitutionnel moderne. Seule la mthode comparative permet de comprendre le contenu rel des formules surannes qui demeurent dans le droit public du xxe sicle. Seule la mthode comparative de l'observation simultane des rgimes politiques diffrents autorise de se prononcer sur la caducit des formules scolastiques telles que sparation des pouvoirs , gouvernement d'assemble , souverainet nationale , etc. Il ne suffit pas d'tudier l'volution d'une institution en Angleterre ; il faut comparer cette volution celle qui a eu lieu en France, dans d'autres pays du monde. C'est ici o nous nous loignons du raisonnement critique de Seignobos. Une tude de l'volution historique des institutions du droit public limite un seul pays ne suffit plus. .Rappelons, par exemple, une longue controverse, et qui continue encore, sur le rgime franais actuel : la France pra tique- 1- elle le rgime parlementaire ou a-t-elle cr, en 1946, un rgime de gouvernement d'Assemble ?

    VI

    Tout d'abord, qu'est-ce que le gouvernement d'Assemble ? qu'est-ce que la sparation des pouvoirs ? qu'est-ce que le rgime parlementaire ? et enfin, qu'est-ce surtout que le rgime parlementaire classique ? Nous laissons de ct l'analyse et la critique du dogme de la sparation des pouvoirs (2). Nous ne parlerons que du gouvernement d'Assemble et du rgime parlementaire classique .

    (1) Seignobos, op. cit., p. 183. (2) Voir notre tude Quelques rflexions sur V Esprit des lois ( Revue

    politique et parlementaire , juin 1949, p. 236 et ss., juillet 1949, p. 28 et ss. Nous y tudions notamment l'attitude de l'Assemble Constituante franaise de 1946 envers ce problme.)

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 411

    II faut commencer par dire que gouvernement d'Assemble n'est qu'un terme polmique ; le gouvernement d'Assemble n'existe que dans l'imagination des thoriciens. Le seul exemple de gouvernement d'Assemble , la Convention Nationale, n'est pas probant. La Convention pratiquait, en fait, un rgime parlementaire spcial, et le Comit de salut public fut un vritable ministre responsable (ministre Danton, ministre Robespierre). Alphonse Aulard a t le premier attirer l'attention des historiens sur le parlementarisme de la Convention (1). Dans nos travaux consacrs aux problmes^ constitutionnels de la Rvolution (2), nous avons tudi la technique et les principes du parlementarisme de la Convention (3).

    Le thoricien et le praticien de ce parlementarisme sui generis fut Danton, grce qui le Comit de salut public devint un cabinet responsable devant la Convention. Renouvelable tous les mois, il fit jouer la rgle du vote de confiance. La non-rlection de Danton fut un vritable vote de dfiance. Ce parlementarisme existait, certes, beaucoup plus en fait que dans un texte rigide. Cependant, ce rgime a t tabli sous une forme trs gnrale dans toute une srie de dcrets de la Convention que les spcialistes du droit constitutionnel ignoraient ou ngligeaient, notamment dans le dcret du G avril 1793, dans le dcret du 19 vendmiaire an II, dans le dcret sur le mode de gouvernement provisoire et rvolutionnaire du 14 frimaire an II, qui fut vritablement une Constitution provisoire . Une description de la technique spciale de ce parlementarisme conventionnel a t donne dans le rapport de Carnot sur la suppression du Conseil excutif provisoire du 12 germinal an II.

    Mais tous ces dcrets sont rests plus ou moins inaperus des juristes, pour lesquels la* plus grande assemble franaise a consacr le rgne de 1' anarchie ... Les actes les plus importants de

    (1) Histoire politique de la Rvolution franaise, 5e d., 1921, p. 334 et ss. Cf. Barthou, Le 9 Thermidor, 1925, p. 65 et ss.

    (2) Voir notre Gouvernement parlementaire sous la Convention ( Cahiers de la Bvolution franaise . Universit de Paris, Facult des Lettres. Centre d'tudes de la Evolution franaise, N IV, 1937, .p. 47 et ss.). Voir aussi notre tude Les origines franaises du rgime parlementaire (Sances et travaux de l'Acadmie des Sciences morales et politiques. Juillet-aot 1932, p. 32 et ss.).

    (3) Cf. Lon Cahen, L'volution constitutionnelle de la France (dans La Gons- tituzione degli Stati nell' Eta moderna, I, 1933, p. 326-327, 377 et ss.). Voir Slobodan Iovanovitch, Les origines du rgime parlementaire (dans Bvue d'histoire politique et constitutionnelle, 1937, p. 152 et ss.). Voir l'opinion contraire chez J. Laferrire, Manuel de droit constitutionnel, 2e d., Paris, 1947, p. 102, et R. Pinto, Elments de droit constitutionnel, Lille, 1948, pp. 130-131. Cf. Marcel Prlot, qui, aprs avoir expos notre thse, conclut : Tout en reconnaissant l'ingniosit de ces commentaires et la pertinence de certaines de ces remarques, il nous semble prfrable, avec le droit constitutionnel classique, de considrer le rgime conventionnel comme une forme propre des relations entre assembles et gouvernement . (Op. cit., p. 98).

  • 412 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    droit public leur ont paru assez ngligeables pour qualifier de droit intermdiaire le droit constitutionnel de la Evolution (1) .

    Ceux donc qui parlent du gouvernement d'Assemble pratiqu par la Convention ne sont pas au courant du problme, Sei- gobos (2) parle en ces termes des gouvernements d'Assemble:

    ... Ce pouvoir lgislatif a pu tre dlgu une assemble unique ou partag entre deux ou mme trois, comme sous Napolon Ier ; le vritable et l'unique pouvoir, ds qu'il l'a voulu, a t le pouvoir excutif, c'est--dire le chef de l'arme et des prisons. Cette vrit, de sens commun confirme par l'histoire, Destutt de Tracy l'avait dj formule dans son commentaire de .Montesquieu...

    La doctrine librale, forme sous l'impression des souvenirs de la Convention, a propos comme l'idal de la politique le juste milieu entre le despotisme d'un homme et le despotisme d'une assemble dlibrante. L'assimilation est un pur jeu de mots...

    VII

    Un des reproches que l'on fait la Constitution de 1946 c'est que, contrairement aux rgles parlementaires classiques et en ne respectant pas le principe de la sparation des pouvoirs, elle tablit un gouvernement d'Assemble .

    Le parlementarisme classique, disent les critiques de la Constitution de 1946, est bas sur la vrit absolue du principe de la sparation des pouvoirs. Mais o cette sparation des pouvoirs a-t-elle t rellement pratique ? O le rgime parlementaire a-t-il chapp l'omnipotence des partis ? Poser la question, c'est la rsoudre : car c'est en Angleterre qu'on a pu, que l'on peut encore constater l'existence, et de l'omnipotence des partis, et de la confusion des pouvoirs , et du gouvernement d'Assemble .

    Les partis en Angleterre sont autrement puissants que les partis franais. Les rsultats d'un vote sont toujours connus d'avance en Angleterre; en rgle gnrale, tous les travaillistes voteront pour ou contre, tous les conservateurs voteront contre ou pour. Les diatribes contre la confusion des pouvoirs , les accusations diriges contre les partis omnipotents, peuvent et doivent tre adresses au rgime anglais. Il y a deux partis en Angleterre, dont l'un est au pouvoir, car il reprsente la majorit. A la minorit, il ne reste que la critique. Des partis puissants et disciplins, voil le vritable rgime parlementaire. Si l'on n'accepte pas cela, on retombe dans une multitude de petits groupes, mens par des arrivistes, dont le but est le pouvoir n'importe quel prix. Si, par contre,

    (1) Cf. Sagnac, La lgislation civile de la Rvolution franaise, Essai d'histoire sociale, 1898, p. 1.

    (2) Charles Seignobos, Etudes de politique et d'histoire, cit., p. 205-206.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 413

    on rejette les groupements multiples et sans doctrines, et si l'on revient aux partis caporaliss on se trouve alors la Chambre des Communes Londres, au Parlement o rgnent les partis et rien que les partis. Le parlementarisme anglais n'est donc pas si classique .

    Georges Vedel, tout en critiquant le parlementarisme de la IVe Rpublique dans lequel il voit une forme de gouvernement d'Assemble, propose cette formule pour le rgime anglais : Le rgime constitutionnel anglais est la fois un rgime d'Assemble et un rgime d'excutif fort et cette contradiction est rsolue et dpasse par l'troite solidarit de parti qui unit le Cabinet et la majorit (1) .

    Il n'y a aucune diffrence entre les principes du parlementarisme anglais et franais (2). Parler du gouvernement d'Assemble j du principe sacro-saint de la sparation des pouvoirs, c'est appliquer un critrium troitement formel du droit public de la Monarchie de Juillet aux phnomnes du xxe sicle. Le rgime parlementaire rpublicain n'a rien de commun dans sa structure politique, dans son tiologie , avec le rgime de Louis-Philippe, comme le rgime rpublicain de 1950 ne peut pas s'expliquer par les principes juridiques de la Rome antique ou par la dmocratie de Pricls.

    Le rgime anglais de 1949 diffre profondment, irrconciliable- ment, du rgime parlementaire anglais de 1849. Faut-il en conclure que le rgime de l'Angleterre actuelle ne peut plus tre appel rgime parlementaire ? Faut-il refuser ce titre tous les rgimes parlementaires modernes en gnral, parce que leur structure politique n'a rien de commun avec la ralit du dbut du xixe sicle, avec les graves discours d'un Royer-Collard, d'un Guizot, d'un Odilon Barrot ? Ou bien le rgime parlementaire d'aujourd'hui est vrai , ou bien il faut admettre que toute dviation des rgles, des habitudes et des superstitions de la Monarchie de Juillet a pour effet d'en annuler la validit. Un tel dogmatisme est inapplicable l'tude des ralits politiques et constitutionnelles, l'tude des rgimes.

    Depuis bien longtemps on essaie, et probablement essaiera-t-on toujours, de prsenter le rgime parlementaire comme un gouvernement d'Assemble (3). Mais ne rejette-t-on pas souvent une construction juridico-politique comme irrgulire simplement parce

    (1) Manuel lmentaire de droit constitutionnel, Paris, 1949, p. 582. (2) Cf. les remarques critiques de Julien Laferrire, Manuel de droit consti

    tutionnel, 2e d., Paris, 1947, p. 1110. (3) Voir Maurice Deslandres, La crise de la science politique et le problme

    de la mthode, Paris, 1902, p. 77 : Le parlementarisme... de son mouvement propre tend s'exagrer et dgnrer en un rgime conventionnel, dans lequel une assemble unique exercerait mme le pouvoir excutif... Le mme auteur prtend aussi : La science politique est hostile la rvolution . (Op. cit., p. 222)... Cette science est hostile mme la rvolution de 1830. (Op. cit., p. 225)...

  • 414 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    que cette construction est politiquement indsirable ? et lorsqu'on parle d'un gouvernement d'Assemble c'est d'un terme polmique que l'on use.

    VIII

    Diviser le parlementarisme en parlementarisme vrai et faux, classique et hrtique, ce procd est anti-historique, inacceptable pour la science politique. Qu'est-ce que le lirai rgime parlementaire ? Demandons-nous plutt: dans quelles conditions historiques le rgime parlementaire se dveloppe-t-il ?

    Le rgime parlementaire n'est qu'une consquence logique du rgime reprsentatif. Il n'est pas l'invention des thoriciens ; il se cre lorsque les conditions ncessaires pour un gouvernement de la majorit existent. L'essence du parlementarisme moderne est l'application politique du principe majoritaire. Le peuple vote ; les dputs se runissent; ils forment le gouvernement. Ainsi, le peuple lit son gouvernement. Ainsi apparat le phnomne que nous avons dnomm (1) la primaut politique de l'Excutif sous le rgime parlementaire (2). Cette primaut est, on le voit surtout en Angleterre, le postulat mme du rgime (3).

    Dans les dmocraties parlementaires modernes, le vrai but de la campagne lectorale est le triomphe du parti qui formera le gouvernement; le sens vritable du parlementarisme est donc la formation de l'Excutif. Mais un gouvernement, sous le rgime parlementaire, n'est pas seulement F excution . Sous le rgime parlementaire, l'Excutif dtient un vritable monopole de l'initiative lgislative; politiquement, l'Excutif moderne lgifre (4).

    La fonction politique de la majorit gouvernementale consiste essentiellement dans l'homologation des projets gouvernementaux (5). En dpit de certaines formules livresques datant du xviii6- sicle, l'Excutif fort, agissant, crateur, est une ncessit technique du parlementarisme moderne (6), et la primaut politique

    (1) Voir surtout notre livre Les nouvelles tendances du droit constitutionnel, 2e d., Paris, 1936, p. 195 et ss.

    (2) Emile Giraud a adopt une formule analogue : La primaut ncessaire de l'Excutif , la primaut fonctionnelle de l'Excutif (La crise de la Dmocratie et le renforcement du pouvoir excutif, Paris, 1938, p. 117 et ss.). Voir aussi l'ouvrage capital d'Emile Giraud, Le pouvoir excutif dans les dmocraties d'Europe et d'Amrique ( Bibliothque de l'Institut International de Droit Public , IX), Paris, 1938, p. 395 et ss. Cf. Paul de Visscher, Les nouvelles tendances de la Dmocratie anglaise. L'Exprience des pouvoirs spciaux et des pleins pouvoirs. 1947, p. 190 et ss.

    (3) Voir Marcel Sibert, La Constitution de la France, Paris, 1946, p. 107 et ss. (4) Cf. Ren Capitant : Gouverner n'est plus agir dans le cadre des lois

    existantes, gouverner, c'est diriger cette lgislation elle-mme, gouverner, en un mot, c'est lgifrer... (La rforme du parlementarisme, 1934, p. 11).

    (5) Voir les discours de Combes sur la dlgation des gauches du 11 janvier 1904 et du 7 aot 1903. Cf. les commentaires d'Esmein-Nzard, Elments de droit constitutionnel, tome I, Paris, 1927, pp. 282-283.

    (6) Cf. Lon J-Jlum, La rforme gouvernementale, 1936, p. 151. Giraud, Le pouvoir excutif, op. cit., p. 19.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 415

    du pouvoir excutif nous semble tre la base du fonctionnement normal du rgime parlementaire.

    Le rgime parlementaire est le pouvoir politique de la majorit. Quand on dfinit le parlementarisme en soulignant la responsabilit politique du cabinet, on prend l'effet pour la cause. Les ministres sont responsables parce que la majorit doit gouverner. C'est le principe de la volont de la majorit qui oblige le cabinet tre responsable , c'est--dire se dmettre quand la majorit le veut.

    Certes, le rgime parlementaire s'est d'abord dvelopp en Angleterre. Mais il ne peut s'expliquer entirement par la pratique anglaise ou par l'imitation de cette pratique. Le parlementarisme, il ne faut pas se lasser de le dire, est une consquence naturelle, logique, presque automatique de l'application sincre du systme reprsentatif. C'est ainsi, comme nous l'avons remarqu ailleurs, qu'il est apparu mme sous la Convention nationale : la Convention runissait les lments dont la prsence et l'action commune craient les conditions de fonctionnement du parlementarisme. Lorsqu'on reprsente le rgime parlementaire comme un systme qui est avant tout celui de la responsabilit ministrielle, on fausse la perspective historique et politique et la nature mme de ce rgime : l'essence du parlementarisme, c'est la prrogative de la majorit parlementaire d'avoir son ministre. Il est vrai qu'au cours du xixe sicle, sous la monarchie constitutionnelle, le parlementarisme s'est exprim sans le principe de la responsabilit ministrielle. Mais, aujourd'hui, sa vritable signification consiste dans le pouvoir de la majorit d'imposer sa volont dans le choix des ministres.

    La pratique anglaise a certes exerc une grande influence sur les esprits, mais si l'Angleterre avait pratiqu un tout autre systme politique, le parlementarisme serait quand mme n en Europe en tant que formule de la logique politique.

    Ds que la majorit a le pouvoir sur le choix, la formation et la transformation de l'Excutif, il y a un rgime parlementaire. Lorsque la majorit d'une Assemble possde un pouvoir rel, le rgime parlementaire fonctionne, existe, vit. Ce rgime est pratiqu en dehors mme de toute nomenclature pdante, en dehors de toute thorie. Voil pourquoi Mommsen en retrouve les lments dans la Rome antique; voil pourquoi une forme de rgime parlementaire apparat la Convention nationale (1).

    (1) Cf. les conclusions de Slobodan Iovanovitch dans son tude Les origines du rgime parlementaire ( Revue d'Histoire politique et constitutionnelle , 1937, p. 152 et es.) En somme, il y aurait plusieurs espces de parlementarisme : 1. Le parlementarisme qui fait des ministres des organes de la majorit parlementaire... c'est le parlementarisme qui est plus facilement ralisable en rpublique qu'en monarchie ; 2. En Angleterre, ce parlementarisme s'est dfinitivement affirm seulement aprs que la couronne fut rduite aux fonctions reprsentatives fonctions de dignit extrieure et de signification symbolique sans relle puissance politique...

  • 416 LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR

    Par contre, lorsque la majorit ne peut ni crer l'Excutif, ni le remplacer, il n'y a plus de rgime parlementaire rel. L o le conflit des deux forces le peuple et la dynastie est rsolu par la primaut du pouvoir dynastique, on se trouve en prsence de ce pseudo-constitutionnalisme que l'on a connu en Allemagne au xix8 sicle, en Russie de 1906 1917, au Japon jusqu'en 1945, etc. (1).

    Lorsqu'en 1814, avec la Charte, on a voulu appliquer le systme anglais en France, il ne s'agissait pas d'une imitation; au contraire, c'est en voulant transplanter en France la pratique anglaise que l'on a cr la thorie politique et juridique du rgime parlementaire. Au dbut du xixe sicle, les Anglais n'avaient pas erncore repens leur propre rgime: ils en avaient dgag certaines tendances, mais n'en avaient pas formul la thorie. C'est en France, dans des circonstances historiques tout fait spciales, que le principe du pouvoir de la majorit fut dfendu par la Droite, mcontente d'un Roi qui n'entendait pas choisir ses ministres parmi les chefs de la majorit (2).

    Chateaubriand, dans sa Monarchie selon la Charte, crite, comme il l'avouera lui-mme, dans un accs de Constitution (3) , proposa cette formule moderne du parlementarisme: ...sons la monarchie constitutionnelle, c'est l'opinion publique qui est la source et le principe du ministre, principium et fons; et, par une consquence qui drive de celle-ci, le ministre doit sortir de la majorit de la Chambre des Dputs, puisque les dputs sont les principaux organes de l'opinion populaire... (4).

    Mais c'est surtout partir de 1830, aprs une rvolution faite au nom de l'application du rgime parlementaire, que les publi- cistes de la Monarchie de Juillet dvelopperont la thorie du parlementarisme.

    La Constitution belge de 1831 tablira enfin un type nouveau, amlior, de monarchie parlementaire; cette Constitution fera le tour du monde et exercera finalement bien plus d'influence sur l'Europe continentale que la pratique anglaise.

    Les spcialistes du droit constitutionnel n'ont pas encore entrepris d'tudier l'uvre des assembles constituantes de l'Europe orientale au xixe sicle : Roumanie, Bulgarie, Grce, Serbie. C'est un grand sujet de recherches. La simple lecture des procs-verbaux

    (1) Cf. Joseph Barthlmy, Les thories royalistes dans la doctrine allemande contemporaine ( Bvue du Droit public , 1905, p. 717 et sa.). Joseph-Barthlmy, Les institutions politiques de V Allemagne contemporaine, Paris, 1915, p. 88 et ss. Laband, Le droit public de l'Empire allemand, Paris, II, p. 264 et ss. Kaufmann, Studien zur Staatslehre des monarchischen Prinzips, 1906, p. 53 et ss.

    (2) Joseph Barthlmy, L'introduction du rgime parlementaire en France sous Louis XVIII et Charles X, Paris, 1904, p. 14 et ss.

    (3) Mmoires d'outre-tombe, VII, 1849, p. 234. (4) Chateaubriand, uvres compltes. Tome 26. Mlanges politiques 1, 1837,

    p. 300. Chapitre XXIV. Le ministre doit sortir de l'opinion publique et de l majorit des Chambres.

  • LES MTHODES D'TUDE DU DROIT CONSTITUTIONNEL COMPAR 417

    des Assembles montre dj que les peuples balkaniques ont appris le rgime parlementaire Pcole belge et non l'cole anglaise (1). Un jour, esprons-le, nous aurons une tude complte sur l'histoire internationale de la Constitution belge, et sur son tour du monde au xixe sicle.

    IX

    Nous avons voulu prsenter quelques rflexions sur la mthode d'tudes du droit constitutionnel compar et de la science politi-, que. Nous n'en avons prcis que quelques points. Dans ses Mmoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand disait, en parlant de la Charte de 1814 : J'tais idoltre de ma dame, et j'aurais travers les flammes pour l'emporter dans mes bras. Nous ne sommes idoltre d'aucune dame constitutionnelle. Les tudes du droit constitutionnel compar apprennent la relativit des textes, des formules et des dogmes. Les textes ne crent pas ls dmocraties ; les hommes et les ides, les partis et les principes, les mystiques et les affirmations, les murs et les traditions sont les facteurs dterminants d'un rgime. Les textes crent certaines conditions d'volution, de transformations, de ralisations politiques.

    L'observation des pratiques constitutionnelles reste la premire tche du droit constitutionnel compar : une observation sans pdantisme dogmatique, sans outrecuidance envers ceux qui n'accepteraient plus toutes les sentences d'un Montesquieu, toutes les croyances d'un Rousseau, tous les lieux communs d'un Royer- Collard. Aucun conformisme, aucune normalisation impose ! Et qu'est-ce aujourd'hui que la normalit ? , demande un des observateurs les plus fins des ralits politiques, Andr Siegfried (2).

    La logique juridique qui normalise, qui stabilise la dialectique constitutionnelle est certes indispensable ; mais les Constitutions ne se limitent pas la technicit. Les Constitutions sont des ensembles institutionnels que, dans les pays de langue anglaise, on appelle government)). La science du government c'est la science politique, la grande science, qui, aux xviii et xix sicles, s'crivait en franais.

    Aujourd'hui, cette science doit tre modernise, systmatise, are par les rapprochements entre thories juridiques et politiques, par la connaissance plus attentive de l'histoire.

    Cette science politique est insparable de la thorie et des faits du droit constitutionnel compar.

    (1) Voir A. Tilman-Timon, Les influences trangres sur le droit constitutionnel roumain ( Bibliothque d'histoire politique et constitutionnelle , VII), Paris, 1946, p. 323 et es. ( La Constitution belge reprsente conclut Fauteur la ource essentielle de la Constitution roumaine de 1886 , p. 329). Cf. A.-J. Svolos, Pages d'histoire constitutionnelle grecque ( Revue d'histoire politique et constitutionnelle , 1937, p. 740 et es.).

    (2) La Suisse, dmocratie-tmoin, 1948, p. 13.

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