Mémoires d'Une Contemporaine I by Ida Saint-Elme

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    Project Gutenberg's Mmoires d'une contemporaine (1/8), by Ida Saint-Elme

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    Title: Mmoires d'une contemporaine (1/8) Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la Rpublique, du Consulat, de l'Empire, etc...

    Author: Ida Saint-Elme

    Release Date: March 20, 2009 [EBook #28373]

    Language: French

    Character set encoding: UTF-8

    *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (1/8) ***

    Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the OnlineDistributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.This file was produced from images generously made availableby the Bibliothque nationale de France (BnF/Gallica)

    MMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE

    OU

    SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RPUBLIQUE,DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

    J'ai assist aux victoires de la Rpublique, j'ai travers les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affect une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai t, vingt-trois ans de distance, tmoin des triomphes de Valmy et des funrailles de Waterloo. MMOIRES, _Avant-propos_.

    TOME PREMIER.

    Troisime dition

    PARIS.

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    1828.

    TABLE PAR ORDRE ALPHABTIQUE DES NOMS CITS DANS LE PREMIER VOLUME DESMMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

    Albergati (Odoardo)Amelot

    BarberimioBniowskiBernadoteBerowskiBertier (Csar)Beurnonville

    CapelloCharles (l'archiduc)Contat (mademoiselle)CornierCourcelles (le chevalier de)

    Daendels (le gnral)DampierreDelelDelmasDessoles (le gnral)DemouriezDuval (Alexandre)

    Elleviou

    GaetanaGeronimo

    Grouchy (le gnral)Guisti

    Hoche

    Kellermann (le gnral)KlberKlinglin (le gnral)Kormwitz (Ida)Krayenhof (mdecin)

    Lambertini (le comte de)Lambertini (madame)

    LapiLatourLebel (le gnral)LecourbeLveyLhermiteLuosi (le comte)

    MarceauMarescot

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    MarieMeynierMolMonti, poteMoreau

    NapolonNeyNoomz, pote hollandais

    Orosco (comtesse d')Orrigny (marquis d')Orzio (duc d')Orzio (Lavinie d')

    Penski (comte)Penski (mademoiselle)Pichegru

    RichardRivire (madame)

    Saint-Aubin (madame)Saint-Cyr

    Sainten-SuzanneScherer (le gnral)SchimmelpinhingSchimmelpinhingSoli,Stal (madame de)

    Tallien (madame)TalmaTolstoy (Lopold-Ferdinand de)

    Van-Aylde-Jonche (le baron de)Van-Aylde-Jonche (mademoiselle)

    Vandamme (le gnral)Van-DadlenVan-Derke (le baron)Van-Derke (Maria)Van-LoterVan-Perpowy (le comte de)Vanl-SchaahepenVinci (Cosimo)

    Willhem

    York (duc d')

    TABLE DU PREMIER VOLUME.

    AVANT-PROPOS.

    Chapitre Ier. Mon pre.--Sa famille.--Sa jeunesse.--Son mariage.--Manaissance.--Mon ducation.--Mort de mon pre.

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    Chap. II. Premire rencontre avec M. Van-M***.--Son amour.--Mafuite.--Mon mariage.

    Chap. III. Opinions politiques de mon mari.--Il m'amne lespartager.--Le duc d'York en Hollande.--Mon mari captif dans sa propremaison.--Je le dlivre.

    Chap. IV. Mon enlvement.--Mes librateurs.--Une famille d'migrsfranais.--Je rejoins mon mari.--Dpart pour Bruxelles.

    Chap. V. Dpart pour Lille.--Notre sjour dans cette ville.

    Chap. VI. Marie.--Van-M*** rentre en Hollande avec les Franais.--Projetd'une fte rpublicaine au _Doelen_ d'Amsterdam.--Difficults qu'lventles dames de la ville pour se dispenser d'y assister.

    Chap. VII Le gnral Grouchy.--Nouvelles imprudences.--Lettre de mamre.--Aveuglement de mon mari.

    Chap. VIII. Une journe de plaisir.--Deux migrs franais implorent maprotection.--Je parviens les sauver.--Dpart pour Bois-le-Duc.

    Chap. IX. Arrive Bois-le-Duc.--Ma cousine Maria.--Le gnral

    Moreau.--Leurs amours.--Gnrosit de Moreau.--Son dpart.Chap. X. Le gnral Pichegru.--Double mprise.--Lettre du gnralMoreau.--Nouvelle preuve de son humanit.--Son dsintressement.

    Chap. XI. Nomination de Ney au grade d'adjudant-gnral sous les ordresde Klber.--Il inspire un enthousiasme gnral.--Bruits absurdesrpandus par les partisans du stadhouwer.

    Chap. XII. Un aveu.--Excs d'indulgence de Van-M***.--Sentimens quecette indulgence fait natre en moi.--Rsolution qui en est la suite.

    Chap. XIII. Noomz, pote hollandais.--J'excute mon projet de

    fuite.--Mes lettres Van-M*** et ma mre.

    Chap. XIV. Arrive Utrecht.--Les parens de ma mre.--Perscutionsauxquelles je me vois expose.--Je vais me placer sous la protection dugnral Moreau.

    Chap. XV. Dpart de Menin.--Rencontre sur la route.--Humanit deMoreau.--Kehl.--Je me rends Paris.--Talma.

    Chap. XVI. Lettre du gnral Moreau.--Le secrtaire de la lgationhollandaise.--Nouvelles qu'il me donne de Van-M*** et de safamille.--J'cris l'ambassadeur et Van-M***.

    Chap. XVII. Henri.--Projet d'adoption.--Soins maternels.

    Chap. XVIII. Visite de l'ambassadeur hollandais.--Arrive du gnralMoreau.--Il se retire Chaillot avec le gnral Klber.--Je vaishabiter Passy.

    Chap. XIX. Consquences invitables de mes folies.--L'opra du_Prisonnier_.--Madame Tallien.--Prventions de Moreau contre sasocit.--Ces prventions sont bientt justifies.

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    Chap. XX. Dpart pour Milan.--Nouveaux tmoignages de la tendresse deMoreau pour moi.--Nos deux guides savoyards.--tablissement dans la_Casa Faguani_--Le gnral Moreau me prsente partout comme sa femme.

    Chap. XXI. Les fournisseurs.--Soli.--Double mprise.--Le collier decames.--Csar Berthier.--Coralie Lambertini.

    Chap. XXII. Visite chez Gatana.--_Il Paradiso_.--Une mre jalouse etrivale de sa fille.--Murs des Italiennes.--Un mariage forc.

    Chap. XXIII. Cosimo Vinci.--Enthousiasme du peuple de Venise pourlui.--Perfidie italienne.--Lavinie.--Belle action de Cosimo.

    Chap. XXIV. Quelques rflexions.--M. Richard.--Un dner d'amis.--Voleursadroits.

    Chap. XXV. Conversation au sujet de Coralie.--Je la vois, duconsentement de Moreau.--Le proscrit.--Dvouement de Lavinie.

    Chap. XXVI. Mort de Cosimo.--Dernier trait de dvouement deLavinie.--Dsespoir de Coralie. Interruption inattendue.

    Chap. XXVII. Moreau persiste dans ses prventions contre madameLambertini.--Nouvelle discussion ce sujet.--Machinations de Lhermite

    contre Moreau.--Caractre irrsolu du gnral.Chap. XXVIII. Une scne du grand monde.--Le gnral Lebel.--Sonaide-de-camp.--Rosetta.

    Chap. XXIX. Aventure nocturne.--Geronimo.--Sa mre.--Un moine italien.

    AVANT-PROPOS.

    Ce sont ici plutt des confessions que des mmoires. Cette dclarationque je m'empresse de faire au public me justifiera, je l'espre, detoute prtention crire l'histoire. trangre par l'inconstance de moncaractre, par la violence mme des passions qui ont agit ma vie, auxfroides combinaisons de la politique, j'aurais mauvaise grce retracerles grandes catastrophes dont les quarante annes qui viennent des'couler nous ont offert le spectacle. Je n'ai voulu que raconter lestranges vicissitudes auxquelles mon existence a t soumise; mais aurcit de ces vicissitudes qui me sont toutes personnelles, se rattachentdes souvenirs qui vivront ternellement dans la mmoire des hommes. Lessituations singulires dans lesquelles le sort m'a place m'ont mise mme, sans prendre une part directe au drame, de connatre et de jugertous les acteurs. Presque tous les personnages dont la fortune ou les

    revers, la gloire ou l'infamie, ont occup l'attention de la Francedepuis l'poque o j'entrai pour la premire fois dans le monde,passeront leur tour sous les yeux du lecteur. Je m'abstiendrai deplacer aucune rflexion au bas des portraits qu'bauchera mon pinceau.Mes lecteurs jugeront chacun selon ses mrites, sans que je leur demandemme de partager ma reconnaissance pour les amis qui me sont restsfidles, ni de me venger par leurs ddains de ceux qui ont pum'abandonner. Les faits parlent toujours plus haut que les raisonnemens.Je les raconterai tous, soit qu'ils m'accusent ou me justifientmoi-mme, soit qu'ils lvent ou qu'ils abaissent les hommes au milieu

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    desquels j'ai vcu. Ce principe me guidera dans la rvlation que jevais faire des secrets de ma vie prive; il serait encore ma rgleinvariable, si j'avais crire l'histoire des rois, ou les annales desnations.

    J'ai de grandes fautes avouer: ce serait sans doute les aggraverencore que de leur chercher une excuse; on me saura peut-tre quelquegr de ma franchise. Du reste, cette franchise ne sera jamais propre exciter le scandale. Mes Mmoires offriront, ct des scnes et desvnemens les plus simples de la vie commune, quelques unes de cesaventures extraordinaires qui semblent plutt appartenir au domaine duroman qu' celui de l'histoire; mais, je le rpte, cette histoire,toute romanesque qu'elle pourra paratre, n'en sera pas moins toujoursl'histoire de ma vie. Mes rcits seraient, au besoin, fortifis dutmoignage unanime des hommes dont les noms figurent sur les pages demon livre. Ces noms sont ceux d'illustres capitaines, d'hommes d'tat,d'hommes de lettres et d'artistes clbres qui, presque tous, sontencore vivans, dont quelques uns n'ont pas mme encore atteint lavieillesse. Ce serait peut-tre ici le lieu de parler de mon ge; maisj'ai intrt prolonger sur ce point les doutes du lecteur: il seratemps de les fixer plus tard, et ce sont l de ces aveux qu'une femme nesaurait faire deux fois. On me pardonnera de dire que j'ai t belle.S'il fallait prouver d'avance que je ne trompe pas le public en luipromettant le rcit d'vnemens peu ordinaires, j'ajouterais que, place

    par ma naissance, mon ducation et ma fortune au premier rang de lasocit, j'ai vu pour la premire fois, en 1792, cette France qui estdevenue ma patrie, et qui recevra, je l'espre, mes derniers soupirs; jedirais que j'ai travers les saturnales du Directoire, vu natre lagloire du Consulat et la grandeur de l'Empire; qu'enfin, sans avoirjamais affect une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe,j'ai t, vingt-trois ans de distance, spectatrice des triomphes deValmy et des funrailles de Waterloo.

    CHAPITRE PREMIER.

    Mon pre.--Sa famille.--Sa jeunesse.--Son mariage.--Ma naissance.--Monducation.--Mort de mon pre.

    J'ai toujours attach peu d'importance aux gnalogies, et j'apprcie leur juste valeur les chimres de la noblesse: il faut cependant que jedise de quel sang je suis issue. Ce n'est point une fausse gloire qui mepousse rvler mes lecteurs le nom de ma famille; en me prsentant leurs yeux telle que j'tais d'abord par ma fortune et ma naissance, jeleur donne le droit de me juger plus tard avec une svritproportionne aux fautes qui me firent dchoir de tant d'avantages. Enfaisant connatre quel fut mon pre, je n'ai donc d'autre but que de

    dire la vrit, dt cette vrit me rendre moins excusable, lorsquej'aurai avouer tant de fautes. Lopold Ferdinand de Tolstoy naquit en1749 au chteau de Verbown, de la terre seigneuriale de Krustova enHongrie; il tait fils de Samuel Lopold de Tolstoy, duc de Cremnitz, etde Catherine Vevoy, comtesse de Thuroz; mon aeule tait mre dustaroste[1] polonais Bniowski. la mort de mon grand-pre, que saveuve suivit de prs au tombeau, mon pre eut pour tuteur un de sesoncles maternels, au service d'Autriche: mon oncle, au lieu de songeraux intrts de son pupille, ne s'occupa que de le spolier; il s'emparanotamment d'une terre situe dans le comt de Nitria, et qui faisait

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    partie de l'hritage que mon pre avait recueilli. Le jeune Lopoldatteignait peine sa dix-neuvime anne, que dj il avait vu leschamps de bataille ct de son grand-oncle maternel Bniowski, quis'tait attach la fortune de Charles de Lorraine. Bniowski, loin decalmer la tte ardente de son petit-neveu, lui promit de le dclarerunique hritier de sa starostie, s'il parvenait se faire rendrejustice de son tuteur. Les formes lgales tant trop lentes, Lopold sersout d'atteindre par une autre voie le but qu'il se propose. Ador desanciens vassaux de son pre, il les rassemble, les harangue, attaque leur tte le chteau qu'avait usurp son tuteur, l'en chasse, et rentrede vive force dans le domaine de ses pres. Ce fut un beau jour quecelui-l pour l'me noble et fire du jeune Lopold; mais son triomphelui devint bientt funeste. Le tuteur, dpossd du domaine qu'il avaitsi injustement envahi, ne manquait pas de crdit la cour de Vienne.Mon pre fut accus d'avoir soulev ses vassaux contre la puissanceimpriale, et condamn, comme rebelle, au bannissement. Il avait alorsvingt et un ans. Irrit de se voir dpouill de tous ses biens, etchass de sa patrie pour un crime imaginaire, il ne songea plus qu' sevenger. L'occasion de provoquer au combat son perscuteur se prsentabientt: ce combat fut heureux pour mon pre, et fatal son adversaire,qui tomba baign dans son sang. Empress de porter des secours auvaincu, Lopold oublia sa propre sret; et ce fut au moment mme o ils'occupait de faire panser la blessure de son ennemi qu'il fut arrt,et conduit, par ordre de la cour impriale, la citadelle de Presbourg.

    Fortune, crdit, mon grand-oncle Bniowski employa toutes les ressourcesdont il pouvait disposer pour sauver un neveu qu'il chrissait comme unfils. L'ardeur mme qu'il mit dans ses dmarches le rendit suspect augouvernement imprial, dj matre cette poque d'une partie de laPologne. Il fut contraint de se rfugier en Russie, o l'impratricel'honora d'une protection clatante. Bniowski, tranquille Saint-Ptersbourg, s'occupa aussitt de relever la fortune de son neveu,en lui faisant contracter un brillant mariage. Le comte Pensky offraitde donner sa fille unique au jeune Lopold, en la dotant d'un million deroubles; dj mme ce seigneur avait entrepris de racheter prix d'orla libert de son gendre futur. Mais le sort en avait autrement ordonn,et les projets de Bniowski ne purent s'accomplir. Une jeune fille, IdaKormwitz, nice du gouverneur de la citadelle de Presbourg, n'avait pu

    voir le jeune prisonnier sans tre frappe des rares avantages de sapersonne, sans prendre le plus vif intrt ses malheurs. Elle trouvaenfin le moyen de l'arracher sa prison, et s'enfuit avec lui jusqu'auxfrontires de l'Empire russe. Mon pre n'avait plus d'autre patrimoineque le nom qu'il avait reu de ses anctres; mais ce nom de Tolstoytait toujours riche de gloire; Lopold n'hsita point l'offrir salibratrice. Ida n'accepta point cette offre, qu'elle regardait comme unsacrifice de la part de celui qu'elle avait sauv. Une seule fois satte brlante se posa sur le cur du jeune homme qui elle avait immoltoutes les affections de famille et de patrie; puis, s'arrachant auxillusions de l'amour, elle divora pour toujours avec le monde, etcourut s'engager Dieu par des vux ternels. Lopold ne put flchir savolont ni changer la dtermination qu'elle avait prise. Pour obir

    ses dsirs, il la conduisit d'abord l'abbaye de Novitorg, et arrivaseul Saint-Ptersbourg. Bniowski l'y accueillit avec tous lestmoignages d'une tendresse paternelle; craignant de rencontrer encorequelque obstacle ses vues, il prsenta son neveu le projet demariage avec la jeune comtesse Pensky comme dsormais irrvocablementfix par sa promesse solennelle, et l'empressement du comte s'allier la famille Tolstoy. Lopold ne mit d'autre condition son consentementque celle de voir et de connatre d'avance la femme dont on prtendaitlui confier le bonheur. Habitu par une longue exprience voir toutesles affections du cur flchir devant les calculs de l'ambition, le

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    vieux staroste ne pouvait croire qu'un proscrit, sans fortune et presquesans asile, pt trouver de bonnes raisons pour refuser une alliance quilui assurait des richesses considrables et toutes les faveurs de lacour, dans la nouvelle patrie qui lui offrait de l'adopter. L'entrevuede Lopold et de mademoiselle de Pensky eut lieu; mais, l'aspect de lataille contrefaite et de la physionomie sans charmes de la jeunecomtesse, l'hritier des Tolstoy sentit natre subitement dans son curune rpugnance invincible au mariage projet. En vain son grand-oncle lemenaa-t-il de toute sa colre; prires, menaces, rien ne put flchir lecaractre indompt de mon pre. Il quitta Ptersbourg, se rendit Dantzick, d'o il s'embarqua pour Hambourg; d'Hambourg il vint Amsterdam, et il arriva enfin La Haye en 1774: son nom lui renditfacile l'accs de la noblesse hollandaise et de la cour dustadhouwer[2]. Il avait alors vingt-cinq ans: il en avait trente-sixquand mes regards enfantins se fixrent pour la premire fois, avec uneattention rflchie, sur son noble visage. Je n'ai jamais rencontr chezaucun homme la runion de tant d'avantages. Sa taille majestueuse,l'lgance de ses formes, que dessinait le costume hongrois, auquel ildemeura toujours fidle; son regard de feu, que temprait propos labont de son me; tant de qualits si prcieuses, rehausses par larectitude et l'lvation de l'esprit, justifient aisment la passionviolente dont se sentit subitement enflamme, pour M. de Tolstoy, lajeune hritire d'une des plus riches et des plus nobles maisons de laHollande.

    Cette jeune fille, qui avait vu le jour Mastricht, avait reu de lanature une beaut remarquable; la meilleure et la plus complteducation avait dvelopp les facults heureuses de son esprit et lesexcellentes qualits de son cur. Elle tait appele recueillir unesuccession de cent seize mille florins de rente; une foule de prtendansse disputaient sa main. Son choix se fixa sur un homme trop modeste pouraspirer une alliance aussi magnifique, pour croire mme quemademoiselle Van-Ayl*** et pu le distinguer dans le grand nombre desjeunes gens qui se pressaient autour d'elle: cet homme fut mon pre.

    Mademoiselle Van-Ayl*** avait une tante qui, n'ayant pu trouver dans sajeunesse un nom digne de s'allier au sien, avait vieilli dans le

    clibat. Elle choisit sa nice pour hritire unique de son immensefortune, la condition de mourir fille comme elle, ou de n'accepterpour poux qu'un homme d'antique origine, qui consentirait, en semariant, changer son propre nom contre celui de sa femme. dfautd'accepter cette condition, mademoiselle Van-Ayl*** perdait tous sesdroits la succession, et le legs universel revenait aux hpitaux. M.de Tolstoy tait trop vritablement pris pour balancer entre le bonheurque lui promettait son mariage avec une femme dont il tait ador, etquelques considrations d'orgueil nobiliaire. Il pousa mademoiselleVan-Ayl***, et quitta le nom de sa famille pour prendre celui de safemme.

    Deux frres me prcdrent dans la vie et dans la tombe. Ma mre se

    dsolait; sa sant se dtriorait chaque jour davantage. Le changementde climat pouvait seul la rtablir; mon pre prouvait de son ct levif dsir de revoir l'Italie; ils partirent tous deux pour Florence. Aubout de deux mois de sjour en Toscane, mon pre eut l'esprance de voirsa femme devenir mre une troisime fois, et, au terme fix par lanature, je vins au monde dans l'une des plus charmantes campagnes desbords de l'Arno: c'tait le 26 septembre 1778. Ma mre voulut me nourrirelle-mme; je ne quittais son sein que pour passer dans les bras de monpre; je respirais la sant avec l'air pur du plus beau climat du monde.

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    Ds le berceau mon oreille n'entendit que des chants mlodieux; ds leberceau elle fut charme par l'harmonie des strophes du Tasse. Quand monintelligence commena se dvelopper, les fictions de l'Arioste vinrenttonner ma jeune imagination. La lecture de ce pote tait la rcompensequ'on m'accordait dans les heures de rcration qui interrompaient mesfaciles tudes: je n'avais pas d'autres matres que mes parens. Ma mreparlait six langues: elle agitait quelquefois en latin avec mon pre desquestions de littrature; mais c'tait en italien, en franais, ou bienen langue hongroise qu'ils s'entretenaient des choses ordinaires de lavie. J'apprenais beaucoup, seulement en coutant, et presque sans m'endouter. La seule tude srieuse et suivie laquelle on m'assujettitplus tard fut celle de la langue hollandaise, dont nous ne nous servionsque rarement dans nos conversations habituelles.

    Comme j'ai maintenant presque tout--fait oubli le latin, je puis dire,sans tre taxe de pdanterie, qu' l'ge de neuf ans je surpris monpre par l'application heureuse que je fis un jour ma mre d'unhmistiche bien connu de Virgile: _Et vera incessu patuit dea_. Habile tous les exercices du corps, mon pre avait fait tablir dans sa_villa_, qu'il ne quittait presque jamais, un mange, une salled'escrime, un jeu de paume et un billard. Ds ma plus tendre enfance ilm'avait habitue rester sans frayeur assise devant lui sur le col deson cheval; nous faisions aussi de longues promenades, dans lesquellesma mre nous accompagnait toujours. Je n'avais pas encore six ans que

    dj je galopais avec intrpidit sur mon petit cheval hongrois, placeentre mon pre et ma mre qui surveillaient de l'il tous mes mouvemens.

    Malgr les douces remontrances de ma mre, qui craignait toujours que jene finisse par contracter des habitudes trop mles, mon pre me faisaitprendre part ses exercices les plus favoris, et il me donnait desleons d'escrime. J'tais heureuse des petits succs que mon adresse mefaisait quelquefois obtenir. Un jour entre autres ma joie alla jusqu'audlire; ce fut celui o mon pre me reut _lve_ aux acclamations etaux applaudissemens de ses htes et de ses amis rassembls pour cettefte: dj arme de mon plastron, les mains couvertes de mes gantelets,et brandissant mon fleuret, je m'lanais vers ma mre pour qu'ellem'attacht le masque. En relevant les longues boucles de mes cheveux

    blonds, et les runissant sous le ruban qui devait les retenir, ellelaissa tomber une larme de ses yeux. tait-ce une larme de joie, ou bienma bonne mre devinait-elle, par une prescience secrte, quelsmalheurs m'exposerait un jour la facilit de mon me passer subitementdu calme le plus profond en apparence au plus fol enthousiasme? Lebonheur sans mlange que j'avais got dans les annes de mon enfancetait dj arriv son terme ds l'an 1787. Le jour mme o je venaisd'accomplir ma neuvime anne, je vis ma mre venir moi toute enpleurs, et m'annoncer d'une voix entrecoupe de sanglots que nousallions quitter peut-tre pour toujours notre dlicieuse habitation de_Valle-Ombrosa_. Ah! m'criai-je, o serons-nous jamais si bien? Maman,o allons-nous donc?--En Hollande, rpliqua ma mre.--Eh bien! c'est tonpays; nous y serons heureux, n'est-ce pas? dis-je en me tournant vers

    mon pre.

    Un regard plein de tristesse fut la seule rponse que j'obtins; etj'appris ainsi pour la premire fois ce que c'tait que le silence de ladouleur... On m'loigna sous un lger prtexte. L'attitude profondmenttriste de mes parens me fit deviner que le regret de quitter l'Italien'tait pas la seule cause d'un chagrin aussi vif; et la peine que mecausait l'inquitude peinte sur tous leurs traits, vinrent se joindreencore les tourmens d'une crainte vague et d'une curiosit bienexcusable. Nous nous mmes en route le 2 novembre de cette anne 1787,

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    que devait terminer pour nous une si pouvantable catastrophe. Nousvoyagions trs-rapidement et avec une sorte de mystre. Arrivs Lyon,nous y sjournmes quelques jours, pendant lesquels je vis venir chezmon pre des hommes dont l'extrieur grave et srieux suffisait pourentretenir ma tristesse; je n'tais point admise leurs confrencesavec mes parens. Enfin, ne pouvant plus rsister mes inquitudes sanscesse croissantes, j'osai adresser une question ma mre. J'apprisalors quels vnemens avaient forc mon pre quitter sa patrie;j'appris que le temps n'avait pas apais la haine de ses ennemis, queses jours s'taient trouvs menacs en Italie, et qu'il allait chercher la cour du _stadhouwer_ la protection qu'on lui refusait autre part.Vers le milieu du mois de dcembre nous arrivmes Rotterdam. Lepassage du _Waal_ tait difficile et dangereux: mon pre voulutcependant le tenter dans un des batelets qu'on faisait louvoyer entred'normes glaons que charriait dj le fleuve. Aprs d'incroyablesefforts nous parvnmes la rive oppose: il fallait faire encorequelques pas sur la glace, que nous craignions de voir chaque instantmanquer sous nos pas. Mon pre nous porta l'une aprs l'autre, ma mreet moi, sur le rivage; nos deux femmes de chambre nous y suivirent sansaccident. Restait un brave et vieux Hongrois, attach mon pre depuissa premire enfance, et qu'il considrait moins comme un serviteur quecomme un ami; il avait voulu demeurer la garde du bateau dans lequelse trouvaient tous nos bagages qu'on transportait peu peu sur la rive.Dj nous nous tions mis en marche vers l'auberge o nous devions

    loger, lorsque tout coup un craquement horrible, suivi de cris dedtresse, vient frapper notre oreille: nous dtournons la tte, et nousrevenons promptement sur nos pas. Quelle est notre douleur en voyant lebateau sur lequel tait encore notre fidle Berowski, entran vers lemilieu du fleuve par un norme glaon! la mort du vieillard paraissaitcertaine: l'or qu'offraient pleines mains mon pre et ma mre nepouvait dterminer personne hasarder sa vie pour sauver celle de notremalheureux domestique. Tout coup mon pre se dpouille des fourruresdont il tait couvert; il jette loin de lui tous ses vtemens s'lancesur la glace qui se brise sous ses pas, et s'crie, d'une voix forte, aumoment de disparatre dans les flots: Si je meurs, ma femme donneratout l'argent qu'on exigera celui qui m'aura aid sauver cevieillard.

    Ma mre n'avait pas mme essay de le retenir; elle tomba vanouie:moi-mme, gare, hors de moi, je me fais jour travers la foule, et jecours le long du rivage en suivant des yeux mon tendre pre. Commentexprimer mes angoisses en le voyant contraint de disparatrevolontairement par intervalles sous les flots, pour viter les normesglaons qui suivaient le courant du fleuve? Enfin il arrive au bateau;et, second par trois bateliers qui avaient suivi son noble exemple, ilarrache la mort et ramne au rivage le vieux Berowski. Hlas! quellercompense attendait une piti si courageuse! Expos presque nu auxrigueurs d'un froid pntrant, et trop occup de celui qu'il venait desauver pour songer lui-mme, mon pre, dans les premiers momens,ngligea les soins qu'exigeait la conservation de ses jours. Ds la nuit

    suivante, une fivre ardente se dclara: nous ne pouvions pas aller plusloin; il fallut rester dans la chtive auberge o nous nous trouvions.Le onzime jour de la maladie, 27 dcembre 1787, je n'avais plus depre! La mort de ce pre ador fut le premier malheur de ma vie: ellefut le prsage de tous les maux qui m'ont accable depuis bien desannes; elle fut surtout la cause des fautes que je n'aurais jamaiscommises si j'avais eu prs de moi l'ami de mon enfance, celui dont lesconseils et la juste influence m'auraient prserve des carts de mafougueuse imagination. Le malheureux Berowski ne survcut que vingtjours son matre; jusqu' son dernier soupir, il supplia ma mre de

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    lui pardonner la mort de son poux. Il fut inhum prs de celui dont iln'avait jamais voulu se sparer pendant sa vie.

    Toute entire livre sa douleur, ma mre ne voulut pas quitter leslieux qui lui retraaient de si chers et de si cruels souvenirs: elleacheta une maison modeste dans le village de Wal***, vis--vis mme decelle o tait mort mon pre. Elle repoussait toutes consolations, et,dans l'amertume de ses regrets, elle ngligeait galement les soins desa sant et ceux de mon ducation. Toutes mes tudes taientinterrompues; j'tais matresse du choix de mes lectures et de l'emploide mon temps. Ma mre ne sortait plus de sa chambre: quelquefois ellem'attirait elle pour me couvrir de caresses et arroser mon visage depleurs; plus souvent elle me repoussait dans les transports d'undsespoir qui semblait garer sa raison: elle m'inspirait alors unesorte de terreur qui me faisait viter sa prsence. Je regrettais pourma part bien sincrement mon noble pre; mais tout en dplorant sa mortprmature, j'tais bien loin de souponner encore toute l'tendue de laperte que j'avais faite. Les impressions de l'enfance sont vives, maispeu durables; ou plutt leur trace efface le plus souvent par lespassions de la jeunesse ne se retrouve que dans l'ge mr; la lgretnaturelle un esprit pour lequel les moindres plaisirs ont toujoursl'attrait de la nouveaut, rend souvent les enfans insensibles enapparence aux plus grandes douleurs. J'avais toute l'tourderie de monge, et quoique mes regrets fussent bien amers, je ne m'en livrais pas

    moins aux distractions que le hasard venait souvent m'offrir.

    CHAPITRE II.

    Premire rencontre avec M. Van-M***.--Son amour.--Ma fuite.--Monmariage.

    Deux ans s'coulrent ainsi sans que ma mre pt prendre sur elle desurmonter sa douleur pour achever enfin mon ducation. Cependant je

    grandissais: mon imagination, dj lasse de son oisivet, s'lanaitchaque jour vers des sensations nouvelles; je m'ennuyais de gotertoujours les plaisirs que j'avais connus ds ma plus tendre enfance. Jeprofitais de la libert que me laissait ma mre pour faire, dans lesenvirons de notre rsidence, de longues courses cheval. Je medirigeais ordinairement et de prfrence vers un beau chteau quiappartenait une des plus riches familles d'Amsterdam; lespropritaires visitaient rarement cette terre, et ils n'y taient pasvenus depuis que nous habitions le pays. Un domestique de confiancem'accompagnait seul dans mes excursions. Je n'avais encore que onze ans;mais j'tais assez grande et assez forte pour qu'on suppostgnralement que j'avais atteint ma quatorzime anne: pour la taille etla figure, j'tais dj presque une femme; mais pour la raison, je

    n'tais encore qu'un enfant.

    Par une belle matine du mois de mai je parcourais, comme de coutume, leparc magnifique o je n'apercevais d'ordinaire que des paysans,lorsqu'au dtour d'une alle je vis tout coup devant moi un jeunehomme d'une figure charmante, dont l'expression tait pleine de grce etde bont. Nous nous salumes rciproquement, et lorsque nous emessurmont, chacun de notre ct, l'embarras o nous avait jets d'abordune rencontre aussi imprvue, le jeune homme m'aborda avec politesse, etj'appris bientt qu'il tait fils unique de M. Van-M*** d'Amsterdam,

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    propritaire du chteau, et qu'il y tait arriv la veille.

    Avec la confiance et la simplicit de mon ge, je rpondis aux questionsqu'il m'adressa. En quelques minutes Van-M*** fut inform de toutes lescirconstances qui avaient accompagn la mort dplorable de mon pre;cette mort, dont la cause honorait si bien sa mmoire, tait depuislong-temps l'objet de toutes les conversations dans le pays. Onrespectait la douleur de ma mre; mais, comme elle n'admettait aucunevisite, et qu'elle se refusait obstinment former les moindresliaisons de socit, on l'accusait de bizarrerie; on avait commenc parla rechercher, on finissait par la fuir. Le spectacle de chagrins aussiamers que les siens aurait importun les gens heureux. Il est d'ailleurscertains maux que les mes vulgaires ne sauraient comprendre; ellesaiment mieux les tourner en ridicule que de chercher les adoucir. Dansl'avenue qui conduisait notre demeure, on ne rencontrait donc ni cesquipages brillans, ni cette foule d'oisifs qui affluent d'ordinairedans les maisons opulentes; on y voyait en revanche beaucoup demalheureux, qui ne venaient jamais en vain chercher un soulagement leur misre.

    Le jeune Van-M*** ne m'accompagna que jusqu' l'entre de cette avenue.Avant de me quitter, il obtint de moi la promesse que, le lendemain,nous nous runirions un endroit qu'il me dsigna, et que nous ferionsensuite cheval une longue promenade. J'acceptai sa proposition sans

    hsiter, sans songer mme que je devais d'abord obtenir l'autorisationde ma mre. Nous nous sparmes galement satisfaits l'un de l'autre:depuis long-temps je n'avais vu les heures s'couler aussi rapidementpour moi. Notre course du lendemain devait se diriger vers un villageque je ne connaissais pas encore; je me rjouissais d'une rencontre quipromettait de rompre la monotonie des distractions dont j'tais rduite me contenter depuis deux ans. Sans me rendre compte de mes esprances,j'esprais un avenir moins triste que le pass.

    Mes illusions furent de courte dure. Wilhelm, le domestique qui mesuivait d'ordinaire dans mes promenades, n'tait rien moins qu'un valetde comdie. C'tait un brave Hollandais, fermement attach sesdevoirs, et bien rsolu ne jamais tromper la confiance dont l'honorait

    sa matresse: Mademoiselle ignore sans doute, me dit-il en m'aidant descendre de cheval, que le village o elle doit aller demain matin est trois lieues d'ici. Il est douteux que madame sa mre lui permette uneaussi longue promenade; et si madame ne juge pas convenable de vousaccorder une telle permission, je ne puis vous accompagner. Lafranchise de Wilhelm excita en moi un dpit que je russis cependant concentrer. Je rsolus ds ce moment d'employer la ruse pour arriver aubut de mes dsirs: je feignis de me repentir de mon tourderie; j'entraien apparence dans les motifs de Wilhelm: Il est inutile, lui dis-je, deparler de tout cela ma mre; je ne veux lui causer ni le moindrechagrin ni la plus lgre inquitude; je ne dois pas non plus manqueraux lois de la politesse vis--vis de M. Van-M***, qui est notre voisin.Demain vous monterez cheval avec moi. Nous rejoindrons M. Van-M***

    dans le bois: je lui dirai que l'loignement du but de notre promenadeprojete contrarierait la fois mes habitudes et la volont de ma mre;puis nous reviendrons ici par le chemin de la digue de Bommel.

    Wilhelm fut charm de voir que je ne m'offensais pas de l'avis qu'ilm'avait donn, et que je lui conservais mes bonnes grces. dater de cejour ma vie prit une face toute nouvelle. J'tais encore une enfant; moncur ne pouvait donc sentir trop vivement le mrite d'aucun homme. Larencontre que j'avais faite du jeune Van-M*** semblait un incidentromanesque; elle n'aurait cependant fait aucune impression sur moi, si

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    je n'avais espr trouver, dans une liaison d'amiti toute nouvelle pourmoi, un ddommagement la tristesse des deux annes qui venaient des'couler, et une consolation l'ennui qui m'attendait peut-treencore. Je n'prouvais aucun amour pour Van-M***; cependant nous tionsau mois de mai 1789, et, le 16 avril de l'anne suivante, je devins safemme. Je ne veux point anticiper sur les vnemens, et je dois d'abordfaire connatre les circonstances qui prcdrent et amenrent monmariage.

    peine m'tais-je assure par ma dissimulation la discrtion deWilhelm, que je songeai faire de ce brave homme, sans qu'il s'endoutt, le premier instrument de mon projet. J'tais fort agite: la vuede mon excellente mre redoublait mon malaise; tort ou raison je latrouvai ce jour-l plus triste que de coutume. Toutefois, je l'avouerai ma honte, loin de chercher adoucir par mes caresses l'amertume deses chagrins, je la quittai avec empressement aussitt que j'en trouvail'occasion, et j'allai rver la prompte excution de mon dessein.

    Ds que je fus seule, je me htai d'crire un premier, un imprudentbillet, qui pouvait me perdre pour toujours, si je l'eusse adress unhomme dont la dlicatesse et t moins prouve que celle de Van-M***;il m'aimait trop sincrement pour trouver dans mon imprudence mme autrechose que l'inexprience de mon ge, l'innocence de mon cur, surtoutl'esprance de me voir payer de retour les sentimens qu'il m'avait

    vous. Voici en quels termes tait conu le billet que je lui crivis:Je sais que je fais mal de vous crire, car je me cache de maman, et jetrompe un domestique qui aura le droit de me mpriser. Mais je vous aipromis d'aller me promener avec vous, et il faut bien que vous sachiezque je ne puis pas tenir ma promesse; vous avez l'air si bon, si doux etsi gai; la douleur de maman rend notre vie si triste, que je n'avais pascru mal faire en acceptant l'offre que vous me faisiez d'entreprendreavec moi une longue course. Wilhelm m'a fait voir que j'avais eu tort,et j'aime trop maman pour vouloir jamais ajouter ses peines. Cependantje voudrais bien goter avec vous le plaisir de la promenade; ce dsirn'a certainement rien de rprhensible. Au lieu de courir les grandschemins, venez voir mes parterres, mes viviers, ma volire: je

    m'ennuyais de tout cela, mais je crois qu'avec vous je pourrai m'enamuser encore. Tous les matins je dessine pendant une heure dans lepetit pavillon qui est l'entre de la grande prairie; j'tudie ensuiteun peu ou je fais de la musique; ensuite je djeune avec maman, et je nela revois plus depuis dix heures jusqu' trois. Si vous voulez venirdemain la petite porte des marais, je peux l'ouvrir, et nous nousarrangerons pour nous voir tous les jours; cela me rendra un peu degat, sans inquiter ni chagriner ma bonne mre.

    On n'oubliera pas que j'avais seulement alors douze ans et quelquesmois. L'amour n'entrait donc rellement pour rien dans le vif dsir quej'avais de revoir le jeune Van-M***; mais la solitude m'tait devenuetellement charge que j'tais charme d'avoir enfin trouv le moyen,

    fort innocent selon moi, de me distraire par une socit agrable.

    Le lendemain, j'arrivai l'heure convenue au lieu du rendez-vous:Wilhelm m'accompagnait. Je sus glisser mon billet entre les mains deVan-M*** sans que l'honnte domestique s'en apert; un coup d'il queje jetai sur lui mit Van-M*** au fait de tout avant mme qu'il etouvert ma lettre. Je fondai mes excuses sur la sant de ma mre, qui neme permettait pas de m'loigner d'elle ce jour-l. Nous nous sparmes,non sans exprimer de part et d'autre nos regrets de ce contre-temps; jefis avec Wilhelm une promenade trs courte, et, en rentrant au logis, je

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    courus sur-le-champ au petit pavillon, et la porte qui donnait sur lacampagne. Je n'avais indiqu ni cette heure ni ce jour pour un premierrendez-vous: il me semblait pourtant que je devais trouver l unerponse ma lettre. Van-M*** me l'apporta lui-mme.

    Chez chaque nation l'amour offre un caractre diffrent: celui desHollandais est gnralement grave et froid. Van-M*** respectait mon geet mon innocente scurit; il ne tarda pas cependant puiser dans nosrendez-vous, souvent rpts, une passion violente qui se trahissaitchaque jour davantage. Pour moi, je n'avais pas d'amour, mais je metrouvais heureuse dans la socit d'un tel ami. Van-M*** tait loind'avoir dans l'esprit la mme lvation que mon pre; la nature l'avaitcependant dou de dispositions trs heureuses, qu'une bonne ducationavait facilement dveloppes. Comme tous les fils des riches ngociansdu Nord, il parlait plusieurs langues, l'italien seul except. Il medonnait des leons de hollandais, et moi je lui apprenais l'idiome dubeau pays qui m'a vu natre. Encourage par lui dans mes tudes, j'avaisrepris tout le zle dont j'tais anime avant la mort de mon pre, monpremier, mon excellent instituteur.

    Mes jours s'coulaient ainsi paisiblement. Satisfaite de mon existenceactuelle, je ne voyais, je ne dsirais rien au del. Il n'en tait pasde mme pour Van-M***: il avait vingt-trois ans; il m'aimait avecpassion, ses vues taient honorables, et il sentait parfaitement le

    danger de nos longs tte--tte. Il songea donc le premier s'assurerle droit de ne plus me quitter, et de me consacrer sa vie. Il m'en parlaun jour en m'annonant l'intention o il tait de demander sur-le-champma main ma mre.

    Je ne saurais dire si l'effet que produisit sur moi cette propositionsubite fut la consquence de mon caractre singulier. Ce qu'il y a decertain, c'est que le mot de mariage et l'image des liens indissolublesque j'allais peut-tre contracter, effrayrent ma jeune imagination. douze ans l'espace de la vie est encore si long parcourir! l'avenirest encore si immense! C'tait la premire fois que mon esprit admettaitl'ide d'une union qui n'a de terme que la mort. Cette ide premire enengendrait une foule d'autres, dont aucune n'tait favorable aux

    prtentions de Van-M***: cependant l'estime qu'il m'inspirait, l'amourdont il me donnait chaque jour des preuves plus touchantes,m'empchrent de prononcer un refus. Nous convnmes ensemble que lelendemain je lui mnagerais l'occasion de rencontrer ma mre, et que,sans noncer encore positivement ses projets, il essaierait ds ce jourde la prvenir en sa faveur. Il avait un extrieur agrable,d'excellentes manires: accueilli avec bont, il se dclara bientttout--fait. Ma mre, touche des sentimens qu'il tmoignait et pourelle et pour moi, rpondit qu'elle ne voyait, pour sa part, d'autreobstacle au mariage que mon extrme jeunesse. Elle demanda un dlai dedeux ans, et mit pour condition formelle son consentement que Van-M***obtiendrait d'abord celui de sa propre famille. Cette famille balana:la fiert de ma mre s'irrita d'une telle hsitation; de part et d'autre

    on commenait s'aigrir, et peut-tre marchions-nous une rupturecomplte. Van-M***, dj matre d'une fortune indpendante, venaitd'atteindre sa majorit: il pouvait accepter les bienfaits de son pre,mais ces bienfaits ne lui taient pas indispensables pour assurer lebonheur de celle qu'il choisirait pour pouse. Il tait exaspr desretards qu'on lui faisait prouver; il prvoyait avec effroi qu'un refusdfinitif de la part de son pre pouvait retarder bien plus long-tempsencore l'union qu'il dsirait avec tant d'ardeur. Il me proposa departir en secret tous les deux pour la Gueldre: nous devions nous ymarier, et revenir bientt aprs solliciter le pardon d'une dmarche

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    qu'on pouvait blmer, mais qui devenait de plus en plus ncessaire.

    Je n'exigeai de Van-M***, pour consentir ce qu'il demandait de moi,que sa promesse solennelle de me ramener promptement auprs de ma mre.Le lendemain, avant le jour, je sortis de ma chambre avec prcaution: jen'tais pas mdiocrement mue en songeant que j'allais, pour la premirefois, me sparer de celle qui m'avait donn le jour; j'tais cependantjoyeuse et presque fire qu'on ft une enfant comme moi l'honneur del'enlever, et, par un retour vers les sentimens de la nature, j'exigeaisque Van-M*** me promt encore une fois de me ramener au plus tt.

    En arrivant Zutphen, Van-M*** me quitta sur-le-champ, et courut chezle seul ministre protestant qui se trouvt dans cette ville.Malheureusement ce ministre tait prs de rendre le dernier soupir; ilfallut pousser plus loin notre voyage: nous fmes encore huit lieues, etil tait dj bien tard quand nous atteignmes l'auberge o nous devionspasser la nuit. Aprs le souper, Van-M*** et moi, assis prs l'un del'autre, nous disions de ces riens qui ont si peu d'importanceapparente, et qui tiennent cependant lieu de tant de choses. Il y avaitdes momens o je ne comprenais plus rien au trouble passionn deVan-M***; ce trouble n'tait dj plus sans charmes pour moi, et jecommenais le partager; pour la premire fois mon oreille taitagrablement frappe des loges qu'il donnait ma beaut. Van-M***tait lui-mme d'une figure charmante; sa taille tait leve, bien

    prise et pleine de noblesse. Je ne sais quel instinct me rvlait en cetinstant tous ces avantages que j'avais comme ignors jusqu'alors. Enrougissant, je fixais mes regards sur son il plein d'expression et defeu, et qui me disait mieux encore que sa bouche combien il me trouvaitbelle: d'une voix mue, il louait la richesse de ma chevelure, et, sansy penser, je roulais entre mes doigts les boucles paisses de sescheveux blonds comme les miens. Tout coup l'hte effray s'lance dansla chambre: Pour l'amour de Dieu, s'crie-t-il, si c'est vous que l'oncherche, dites bien que je ne savais rien, et que vous ne m'avez faitaucune confidence. peine avait-il prononc ces mots, que le pre etl'oncle de Van-M***, suivis du secrtaire du bourgmestre et de quatretmoins, paraissent mes regards effrays. Ces messieurs ordonnent aujeune homme de me remettre entre leurs mains. Van-M*** s'avance aussitt

    vers eux, et d'un ton ferme et respectueux tout ensemble: Mademoiselle,dit-il, en consentant quitter la maison de sa mre, a cru suivre sonpoux; elle s'est confie mon honneur, et m'a rendu l'arbitre de sonsort; demain nous devons tre unis devant Dieu et devant les hommes. Sivous donnez, ds ce moment, par crit, votre consentement notremariage, nous retournerons sur vos pas Waarlery, o notre union seraclbre: sinon, nous n'y reparatrons qu'poux, pour nous jeter auxpieds de madame de Van-Ayld***, et lui demander pardon de la douleur quenous avions d lui causer; je pourrai alors rclamer de ma famille lapart de fortune laquelle j'ai des droits: en un mot, il n'est plus aupouvoir de personne de nous dsunir.

    Frapp de la noble attitude et de la fermet du langage de son fils,

    monsieur Van-M*** et son frre promirent tout ce qu'on voulut. Nous nousapprtmes repartir sur-le-champ; mes larmes et ma confusionn'obtinrent pas un seul regard indulgent de ces juges svres. Van-M***avait dclar qu'il ne me quitterait pas, qu'il me reconduirait lui-mmechez ma mre; il tint parole. En entrant dans l'avenue qui conduisait notre habitation, la premire personne qui s'offrit mes regards futcette mre chrie que dsolait mon dpart, et qui n'osait encore esprermon retour. Je courus me jeter dans ses bras: Ma fille, dit-elle d'unevoix entrecoupe de sanglots, tu n'as donc pas song la douleur donttu allais m'accabler! Aucun autre reproche ne sortit de sa bouche.

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    Van-M*** obtint son pardon en rptant mille fois le serment de merendre heureuse.

    Le consentement qu'il avait enfin arrach plutt qu'obtenu de son predonnait plus de libert nos relations: il ne me quittait presque plus.Un mois s'coula trs agrablement au milieu des prparatifs de notremariage; au bout de ce temps, toutes les formalits ayant t remplies,toutes les lois de l'tiquette hollandaise scrupuleusement observes,nous nous rendmes Amsterdam, et l nous fmes maris dans l'gliseneuve.

    Je n'avais pas encore treize ans accomplis; mais ma taille, djentirement forme, me donnait toutes les apparences d'une personne dequinze ans. J'ai maintenant cinq pieds un pouce et demi; je les avaisds lors, car depuis mon mariage je n'ai point grandi. Malheureusementma raison tait encore bien loin d'tre forme; j'aurais eu besoin d'unguide plus ferme et plus svre que l'poux auquel les lois et ma proprevolont venaient de confier le soin de ma destine. Pourquoi sereposa-t-il si aveuglment lui-mme sur la prudence d'une enfant? Jen'aurais pas eu, depuis plus de vingt-cinq annes, tant de malheurs ettant de fautes dplorer!

    CHAPITRE III.

    Opinions politiques de mon mari.--Il m'amne les partager.--Le ducd'York en Hollande.--Mon mari captif dans sa propre maison.--Je ledlivre.

    Les six premiers mois de notre union s'coulrent dans un bonheurparfait pour mon mari et pour moi. Les voyages d'agrment qui succdentimmdiatement en Hollande les solennits du mariage taient termins, lecalme commenait remplacer dans notre intrieur le tumulte des ftes,lorsque des bruits de guerre, et les progrs chaque jour croissans de la

    rvolution franaise, vinrent donner une nouvelle direction nos ides,et dcider la fois du sort de mon poux et du mien. Van-M*** avait degrandes possessions en Belgique; il tait en Hollande du parti oppos la cour. Il tait naturel qu'il embrasst avec ardeur les principes dela rvolution franaise. Ma mre, qui, depuis la mort de son mari, nepouvait plus tre heureuse que du bonheur de sa fille, aurait voulu queson gendre restt tranger la crise qui se prparait: elle voyaitnotre avenir se charger d'orages auxquels une retraite absolue pouvaitseule nous soustraire. La suite des vnemens n'a que trop prouvcombien ses craintes taient fondes; prires, raisonnemens, elle mittout en usage pour calmer l'exaltation politique de mon mari. En vainlui reprsenta-t-elle que les dangers de la guerre taient les moindresde ceux auxquels il allait m'exposer; que mon me encore si candide, et

    dj cependant avide d'motions violentes, pouvait se laisser garer audel du point o il voudrait s'arrter lui-mme; tout fut inutile.Van-M*** tait plein de respect et d'attachement pour ma mre; cependantil resta ferme dans la rsolution qu'il avait prise, de servir de tousses moyens une cause dont le triomphe semblait ses yeux devoir assurerpour toujours le bonheur et la libert de sa patrie. Ds lors il mittous ses soins me faire partager ses sentimens, m'chauffer du feude son enthousiasme. Ma conversion ne fut pas difficile; je n'avaisencore aucune opinion arrte: j'prouvais seulement une rpugnanceassez forte pour cette galit absolue que rvait mon mari, et que je

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    trouvais entirement oppose aux ides aristocratiques dans lesquellesj'avais t nourrie. J'avais de plus trouv encore vivant en Hollande lesouvenir des excs commis par les troupes franaises dans les guerres deLouis XIV; ces troupes taient cependant celles d'un grand roi, modlede courtoisie et de politesse, et que ses lieutenans s'efforaient sansdoute d'imiter. Que ne devions-nous pas attendre de ces chefsrvolutionnaires, arrachs subitement par la tourmente politique l'obscurit de leur profession ou de leur origine, pour guider au combatdes bandes fanatises, et sans cesse obligs d'acheter tout prix lavictoire qui seule pouvait lgitimer aux yeux de leurs soldats leurfortune subite?

    Van-M*** rpondait mes objections par la ncessit de conqurirpromptement une libert dont les bienfaits devaient bientt s'tendresur tous les peuples; avant tout il voulait soustraire la marinehollandaise, jadis si florissante, l'influence britannique qui netendait qu' la ruiner. L'amour de la patrie qui respirait dans tous sesdiscours, la chaleur qu'il mettait dfendre les thories qu'il avaitadoptes, firent bientt passer dans mon me la conviction quiremplissait la sienne. Les reprsentations de ma mre furent perduespour moi comme elles l'avaient t pour lui; et je lui promis de lesuivre partout o il conviendrait de me conduire. Toute notre famille sedispersa; ma mre se retira dans une terre qu'elle possdait prs deLeyde; les parens de mon mari se rendirent Haarlem, et nous allmes

    nous-mmes habiter notre domaine de Sgravsand, situ sur la route quenous devions suivre s'il nous convenait de quitter la Hollande. Ladouleur que j'prouvai en me voyant force de quitter ma mre futextrme: les vnemens politiques au milieu desquels je me trouvaisplace vinrent bientt m'arracher mes peines personnelles, en mefaisant participer aux motions violentes qui commenaient agiternotre nation.

    Van-M*** avait d'abord le projet de ne passer que quelques jours Sgravsand; il m'avait prie de n'y recevoir que peu de monde, et j'avaissans peine acquiesc sa prire, car le flegme des dames hollandaises,la gravit de leurs habitudes et de leur maintien contrastaitsingulirement avec la vivacit de mon humeur toute italienne. Tandis

    que Van-M***, renferm dans son appartement, s'occupait dpouiller lesdpches que lui apportaient sans cesse de nombreux exprs, je faisaisde longues promenades cheval, je m'abandonnais mon got pour lalecture, ou bien je m'entretenais par crit avec ma bonne mre. Cettemanire de vivre me plaisait: si j'avais par intervalle quelque retourde coquetterie, alors j'allais trouver mon mari jusque dans son cabinet,je lui reprochais l'abandon dans lequel il me laissait, je feignais mmede douter de son amour: il n'avait pas de peine se justifier, et nospetites discussions se terminaient par des raccommodemens quiresserraient les liens de notre affection mutuelle.

    Un soir que nous tions assis dans un des pavillons qui bordaient notreproprit du ct de la route, nous vmes arriver l'improviste M.

    Vandau***, l'un des plus intimes amis de mon mari. Van-M*** eut avec luiun entretien assez long, la suite duquel il m'annona que nousdevions, ds le lendemain matin, quitter le pays pour n'y revenirqu'avec les librateurs de la Hollande, les soldats de la rpubliquefranaise. Le voyage que j'allais entreprendre, la petite importance laquelle allaient sans doute m'lever les vnemens au milieu desquelsmon mari tait appel jouer un rle, tout cela donnait un nouvel essor mes ides; je m'occupai sur-le-champ, avec une activitextraordinaire, des prparatifs de notre dpart, et je ne ngligeai pas,comme on le pense bien, les soins toujours si importans de ma toilette.

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    Pendant que je me livrais avec ma femme-de-chambre ces gravesoccupations, la sonnette de notre grille s'agita tout d'un coup avecviolence, et un domestique vint m'apprendre que j'avais recevoirplusieurs officiers de l'tat-major du duc d'York, auxquels on avaitassign notre chteau pour logement. l'instant parurent cinq ou sixmilitaires anglais. Je donnai ordre de les conduire au salon, de leurservir des rafrachissemens. Je rparai promptement le dsordre de matoilette, et je me mis en mesure d'aller au devant de Van-M*** pour luiannoncer la visite importune que nous venions de recevoir: au momentmme o j'allais sortir, on vint m'apprendre que mes htes demandaient me parler; pour ne pas paratre intimide, je descendis sur-le-champ ausalon.

    En entrant, je vis plusieurs officiers nonchalamment tendus sur lesfauteuils et les canaps: le nombre des arrivans grossissait chaqueminute. Quelques uns levaient trs haut la voix dans l'intrieur del'appartement; d'autres attachaient en dehors leurs chevaux aux superbestreillages verts et dors, qui entouraient mes parterres de fleurs etmes magnifiques plates-bandes. Personne n'avait mme fait mine de selever en me voyant paratre; les uns me regardaient avec une attentiontout--fait impertinente, les autres m'adressaient de fades complimensen mauvais hollandais: un seul voulut me prendre la main. Dj deuxdomestiques, qui m'avaient suivie, s'apprtaient, les poings ferms, me dfendre de toute injure, lorsque levant la voix avec le ton du

    ddain: Je ne comprends pas, dis-je, votre langage: l'italien est malangue naturelle; mais je prfre la langue franaise toutes lesautres. Ainsi, rpondez-moi en franais: o sont vos billets? Lafermet de mes paroles avait d'abord frapp de surprise mes auditeurs.L'un d'eux, d'une assez belle figure, mais surcharg d'embonpoint etdpourvu de grce, m'invita poliment m'asseoir. Il me fait exhiberl'ordre en vertu duquel j'tais oblige de le loger, lui et sa suite:cet officier tait le duc d'York lui-mme. ce nom, un pressentimentsecret vint me frapper d'effroi, et je tremblai ds lors pour la sretde mon mari. La concidence du jour o un tel personnage devenait notrehte, avec celui que mon mari avait choisi pour aller rejoindre l'armefranaise, semblait le rsultat d'un plan concert d'avance pour arrterl'excution de notre projet. Ds le moment o cette ide s'offrit mon

    esprit, je cherchai le moyen de sauver Van-M***. Le duc d'York tentapoliment de me retenir; mais je ne quittai pas moins l'instant lesalon sous le prtexte des ordres que j'avais donner. crire la hteun billet laconique, ordonner au valet-de-chambre de mon mari d'aller, quelque distance de la maison, attendre son matre, et de lui remettremon message, tout cela fut l'affaire d'un instant. Cependant maprcaution fut inutile: au moment mme Van-M*** rentrait dans la maison,suivi de son ami Van-Daulen, et escort de soldats anglais qui leconduisaient devant leur gnral.

    Aussitt qu'il m'aperut, Van-M***, qui depuis quelques minutestremblait pour moi, poussa un cri de joie; moi-mme, en dpit dessoldats, je m'lanai dans ses bras. On nous mena devant le prince:

    Van-M*** rpondit avec hauteur aux questions qu'on lui adressa;l'indignation se peignait sur ses traits et ptillait dans ses yeux:Vous tes les matres ici, dit-il au duc, la fin de soninterrogatoire; ma libert est entre vos mains; vous pouvez me jeterdans les cachots; mes vux seront toujours pour l'indpendance de monpays.

    Le rsultat de cet interrogatoire fut tel que nous devions nous yattendre. Le duc d'York dclara Van-M*** et son ami prisonniers d'tat,et leur annona qu'ils seraient conduits ds le lendemain sous bonne

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    escorte au quartier gnral de l'arme anglaise, qui se trouvait Amersford. On conduisit ensuite les prisonniers dans une des sallesbasses de la maison qui donnait sur le jardin; deux sentinelles furentplaces chaque porte. On voulut bien toute-*fois m'accorder la libertde voir mon mari: j'tais loin sans doute d'tre rassure sur son sort;mais je ne dsesprais de rien, et un secret pressentiment m'avertissaitque je parviendrais le sauver.

    Le duc s'tait, je crois, flatt d'avance de me voir ramper ensuppliante ses pieds. Il ne parut pas mdiocrement tonn de lafermet apparente que je conservais: ma prsence d'esprit ne m'abandonnapas un seul instant. J'allais, je venais; je donnais des ordres hautevoix, tandis que je rassemblais en secret tous les moyens de fuir auplus tt. Nos domestiques nous chrissaient; nous avions toujours tpour eux de bons matres: je comptais sur leur assistance. Le dvouementqu'ils me tmoignrent justifia la confiance que j'avais mise en eux:plusieurs fois dans la soire j'allai visiter les deux prisonniers.Entoure de soldats et pie comme je l'tais de toutes parts, je megardai bien de communiquer Van-M*** le projet que j'avais form, dansla crainte que l'expression de sa physionomie ou de ses regards netraht le secret de nos esprances. Il put cependant deviner sur monvisage toute ma sollicitude pour lui, comme je devinai sur le sien qu'iltait content de moi. Les officiers anglais et leur gnral lui-mme serencontraient partout sur mon passage: j'affectais de ne pas mme les

    remarquer; l'attention exclusive que je paraissais donner aux soins dema maison ne servit pas peu loigner de nos gardiens toute dfiancesur mon compte.

    J'avais peine quatorze ans; ma sant tait excellente: l'ducationtoute librale que j'avais reue avait dvelopp de bonne heure monintelligence; mais depuis mon mariage les conversations srieuses quej'avais souvent eues avec mon mari, la chaleur qu'il mettait m'inculquer ses principes de libert gnrale, avaient de beaucoup levmon esprit et agrandi la sphre de mes ides. J'tais loin du fanatismepieusement barbare des Judith et des Dbora: pntre comme je l'taisalors de la saintet des devoirs d'pouse, l'espoir mme de sauverBthulie n'aurait pas pu me faire agrer pendant deux minutes les lourds

    complimens de quelque Holoferne britannique. Mais ma tendresse pour monmari m'levait au dessus de moi-mme, et me donnait une hardiessesuprieure mon ge. En embrassant Van-M*** au moment de le quitterpour la dernire fois dans la soire, je pus le prier voix basse de nepas s'endormir, et le prvenir qu'avant le jour nous serions hors dupouvoir des Anglais.

    Il restait dans la maison trente soldats et cinq officiers, sans compterle duc d'York, qu'on venait de porter sur un lit o il dormait dansl'ivresse la plus complte. Le nombre de bouteilles qui jonchaient leparquet du salon attestait les ravages de notre cave, et augmentait laconfiance avec laquelle je combinais tous mes moyens d'vasion. Lessoldats taient ivres comme les chefs; un sommeil profond ne tarda pas

    appesantir leurs yeux. Lorsque je n'entendis plus aucun mouvement dansla maison, je sortis sans bruit de mon appartement, et je gagnairapidement un cabinet de bain, contigu la salle o se trouvaientrenferms les deux prisonniers. Dans ce cabinet tait une portelambrisse communiquant la salle, mais cache de ce ct par unearmoire remplie de porcelaines: je l'ouvris; les porcelaines furentrapidement enleves, et peu de minutes aprs, mon mari, Van-Daulen etmoi, nous traversions grands pas, mais toujours dans le plus profondsilence, les immenses jardins et la prairie qui les termine. Au bout decette prairie, notre berline de voyage nous attendait avec quatre

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    domestiques bien rsolus et bien arms. Il restait encore dans la maisonplus de douze de nos serviteurs qui j'en avais confi la garde. Nouspartmes sans retard; mais la ncessit de suivre des chemins detraverse dans un pays marcageux ne nous permit pas d'avancer avec laclrit qui semblait la premire condition de notre salut.

    CHAPITRE IV.

    Mon enlvement.--Mes librateurs.--Une famille d'migrs franais.--Jerejoins mon mari.--Dpart pour Bruxelles.

    Van-M*** tait content de mon adresse et de ma fermet: pour metmoigner sa reconnaissance, il ne trouva rien de mieux que de meconfier entirement ses projets. Celui de tous dont il tait le plusproccup en ce moment, c'tait de rejoindre l'arme franaise, danslaquelle servait son cousin le gnral Dandels. Une lettre que luicrivait ce parent, et que les Anglais avaient pu intercepter, tait lacause des rigueurs qu'on venait d'exercer contre lui dans sa propremaison. Le ton d'assurance avec lequel Van-M*** parlait de sesesprances, qu'il croyait la veille de se raliser, sa ferme

    dtermination de braver tous les dangers pour atteindre au but gnreuxqu'il se proposait, la dlivrance de son pays, me le rendaient la foisplus respectable et plus cher. Son ami ne partageait ni son enthousiasmeni ses illusions; il tait triste, silencieux. Van-M*** souponna qu'ilse repentait d'avoir pris part l'excution de ses projets; il luioffrit de le faire conduire et escorter jusqu' sa terre par deux de nosgens. Van-Daulen s'y refusa.

    neuf heures du matin nous arrivmes au petit bourg de Woerdorp, etnous nous y arrtmes quelques instans. Nous tions partis de Sgravsand trois heures aprs minuit: il tait naturel de croire qu'en ce momentseulement on pouvait s'y apercevoir de notre vasion. Mais nous avionsquelques heures d'avance, et il tait douteux que l'alerte et t assez

    vive pour dissiper entirement les fumes du vin, et donner aux soldatsanglais l'activit ncessaire pour nous atteindre. Cependant, au momento nous allions nous remettre en route, notre voiture est tout coupentoure par un dtachement de cavalerie anglaise. L'officier quicommande ce dtachement s'avance vers nous, et invite poliment MM.Van-M*** et Van-Daulen le suivre. Toute rsistance devenait inutile;force nous fut de nous rsigner partir pour Amersford avec notreescorte, qui veillait attentivement sur la calche dans laquelle nousvoyagions tous les trois. Arrivs Amersford, nous allmes descendre l'auberge du Lion d'or. Quel fut mon effroi lorsqu'on vint chercher monmari et son ami pour les conduire au quartier-gnral! En vaindemandais-je qu'on me permt de les suivre; en vain m'criais-je que,n'tant pas militaires, ils ne devaient rpondre de leur conduite qu'

    l'autorit civile. Les Anglais demeurrent sourds mes rclamations; ilfallut obir. Van-M*** s'arracha de mes bras, me recommanda avecinstance l'htesse, et partit. Cette htesse tait, fort heureusementpour moi, une bonne et honnte Hollandaise, qui me prodigua toute sortede soins. Elle ne voulut pas m'abandonner ma douleur, et elle me tintassidue compagnie avec ses deux filles, grandes et belles personnes quine sortaient plus de la maison depuis que l'arme anglaise avait occupAmersford. Aprs trois heures de mortelles angoisses, je reus enfin unbillet de mon mari: Sois sans crainte, me disait-il; je ne cours aucundanger: par suite d'un malentendu ou d'une obstination que je pourrai

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    bien faire punir plus tard, je suis oblig de partir sans toi pourZutphen. J'ai donn ordre Kluaas et Sevret[3] de se rendresur-le-champ auprs de toi; ils t'accompagneront avec une des parentesde l'htesse. Quand tu liras ce billet je serai dj loin d'Amersford;pars sans dlai, conserve tout ton courage, et sois sre que nous seronsbientt runis. La lecture de cette lettre ranima mes forces; je meconformai de point en point aux instructions de mon mari: en moins d'unedemi-heure tous mes prparatifs furent faits, et je me mis de nouveau enroute avec mes domestiques cheval et bien arms.

    Vers le soir nous avancions au milieu des bruyres, lorsqu'un convoi dechevaux et de caissons, qui venait droit nous, nous fora de nousarrter. Un officier anglais s'avance pour regarder dans l'intrieur dela calche; mes domestiques veulent le repousser, il les menace de sonpistolet. Le combat allait s'engager si mes cris, en rprimantl'imptuosit de mes dfenseurs, n'eussent attir l'attention dessoldats qui composaient l'escorte du convoi. On se saisit de mes fidlesserviteurs, deux hommes m'enlvent de ma voiture, et je me trouve tout coup place dans un fourgon, ct de deux dames fort jolies et du ducd'York en personne. J'avais d'abord trembl pour mes deux domestiques;mais je fus bientt rassure en voyant qu'on leur avait laiss leurschevaux, et qu'on les faisait marcher la suite de la calche, danslaquelle tait reste la cousine de notre bonne htesse d'Amersford, quim'avait accompagne conformment aux dsirs de mon mari. La colre

    succda bientt chez moi la frayeur; je me tournai vers le duc, et jelui dis qu' moins d'avoir la certitude de drober ma personne tousles yeux, il devait craindre qu'on ne venget bientt, et d'une manireclatante, la honteuse et ridicule violence qu'il prtendait exercer surmoi. De tels attentats avaient pu rester impunis quand ils avaient eupour objets des femmes d'une condition ordinaire; mais il n'en seraitpas de mme quand on saurait qu'il avait choisi pour victime la femmed'un homme distingu par sa naissance, sa fortune, et dont la familletait aussi puissante dans le pays. Le duc m'interrompit ces mots, etme dit avec une politesse ironique que j'avais tort de compter sifermement sur le crdit et la protection d'une famille bien rsoluedsormais mettre un terme aux extravagances de mon mari et arrterle cours de ses trahisons. Je ne rpondis de telles insinuations que

    par le silence du mpris. Une des deux femmes qui se trouvaient avec moidans la voiture m'adressa alors la parole, et tenta d'adoucir ce qu'elleappelait mon humeur farouche. Je me tournai de nouveau vers le prince:Monsieur le duc, lui dis-je, s'il vous reste le moindre sentiment desbiensances, dfendez ces femmes de m'adresser un seul mot. Il serendit mon invitation, et imposa silence ces deux femmes. L'uned'elles lui fit en anglais une rponse qui couvrit mon front de la plusvive rougeur, et ne permit pas au duc de douter que je ne l'eusseparfaitement comprise.

    Nous avancions toujours, escorts par vingt cavaliers environ; malgr latranquillit que j'affectais, l'inquitude la plus vive commenait m'agiter intrieurement. Absorbe dans mes rflexions, je tenais mes

    regards fixs sur la route, travers la petite lucarne qui donnait lafois du jour et de l'air dans le fourgon. Tout coup j'aperois uneassez grande distance une petite caravane qui s'avanait par le mmechemin que nous, mais dans le sens oppos. Je crus reconnatre d'aborddes migrs franais: il n'tait pas rare de rencontrer alors sur lesgrandes routes des troupes de ces proscrits, qui venaient chercherl'hospitalit sur une terre trangre, et rassembler des armes pourreconqurir les privilges et les richesses dont les dpouillait leurpatrie. Plus nous avancions, plus j'acqurais la certitude que je nem'tais pas trompe dans mes conjectures. Mon plan fut aussitt arrt

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    dans ma tte: avec adresse et prcaution je dfis les crochets quiretenaient le devant du fourgon; je me tins prte m'lancer, et quandnous fmes assez voisins de la petite troupe, je sautai hors de lavoiture en m'criant: Sauvez-moi, si vous tes Franais. Le duc tentade me retenir par un geste fort indcent, auquel je ripostai par unsoufflet qu'il reut au milieu du visage. Je ne connaissais aucun deceux dont j'implorais le secours; mais le nom de ma mre, celui mme deVan-M***, qui, bien que chaud partisan des doctrines de la rvolutionfranaise, avait souvent soulag leurs infortunes, devenaient autant detitres la protection que j'invoquais. Ils me reurent dans leurs bras.Malgr l'infriorit du nombre, quoiqu'ils n'eussent d'autres armes quedes btons, ils se mirent en devoir de me dfendre. Le combat allaits'engager sans espoir pour eux de remporter l'avantage, si une trentainede paysans qui travaillaient dans le voisinage aux tourbes de bruyresne fussent venus subitement avec leurs pelles, leurs fourches et leurspioches, prsenter un redoutable front de bataille la cavalerieanglaise. La vue de ce renfort, qui arrivait propos, calma tout coupl'ardeur martiale de son altesse; elle donna ordre sa troupe de seremettre en marche, se renferma dans le fourgon, et bientt le convoidisparut nos yeux.

    Mes librateurs, au moment o ils venaient de me porter secours, sedirigeaient vers le village de Kiel. C'tait l qu'ils devaientretrouver leur famille; c'tait aussi de l qu'ils devaient ensuite se

    rendre au Texel, pour s'embarquer pour l'Angleterre. Quand je lesrencontrai, ils venaient de vendre, dans la ville voisine, quelques-unesdes superfluits brillantes, restes de leur ancienne opulence, et quileur devenaient chaque jour plus ncessaires pour soutenir une famillecompose de trois femmes, de deux enfans et de cinq hommes, tant matresque domestiques: ils avaient pu ramasser, force de sacrifices, unemodique somme de 500 francs; et c'tait l toute leur ressource pourentreprendre leur voyage. Ces dtails me furent donns, voix basse,par un vieillard dont j'avais pris le bras; c'tait l'ancienvalet-de-chambre du marquis d'Orrigny de Toulouse: nous arrivmes enfin la ferme vers laquelle notre marche avait t dirige.

    En entrant, mes regards se fixrent d'abord sur le groupe que formait

    auprs d'une fentre une dame ge, assise entre deux trs jeunesfemmes: cette dame paraissait avoir au moins soixante ans; les chagrinset les infirmits semblaient avoir aigri son humeur, que supportaientavec une douceur anglique ces deux jeunes personnes, l'une peine gede vingt ans, mais dj mre, et allaitant son enfant; l'autre, plusjeune de quatre ou cinq ans, et de la plus ravissante beaut. Il fallaitque cette beaut ft bien relle pour briller encore sous les vtemensdlabrs que portaient ces dames, et qui offraient l'affligeantcontraste de leurs habitudes passes avec leur destine actuelle.

    ma vue, les trois dames se levrent d'un air de surprise, temprcependant par cette politesse qui est l'attribut distinctif de la nationfranaise. Aux premiers mots que je prononai, on me prit pour une

    compatriote et une compagne d'infortune; je dtrompai bientt ces dames,et je leur dis que j'tais dans ma patrie, sur les terres mme de monmari, et que je m'estimerais fort heureuse de leur en faire leshonneurs. Je les quittai ensuite pour aller parler la fermire.

    Le dpart de la famille tait fix au lendemain. Je priai le vieuxvalet-de-chambre d'inviter son matre changer son itinraire, et passer par Leyde, en annonant que je lui donnerais des lettres derecommandation pour ma mre qui habitait cette ville. M. d'Orrignyaccepta l'offre qu'on lui faisait de ma part: lui et sa famille

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    ignoraient toute l'importance du service que je leur rendais en lesplaant sous la protection de mon excellente mre[4]. Seule, j'avais laconscience du bien que je leur faisais; ce sentiment me rendit presquejoyeuse tout le reste du jour: je fis tous mes efforts pour leur rendreagrable le temps que nous passions ensemble, et je fus moinsembarrasse des expressions de leur reconnaissance, par le pressentimentque ma mre y acquerrait des droits bien plus incontestables que lesmiens. Pour rendre plus facile cette noble famille le trajet qu'elleavait faire encore, je lui procurai une de ces voitures nommes_bolderwagen_, dont on se sert communment en Hollande. Le vieuxvalet-de-chambre reut en secret tout l'argent ncessaire pour subveniraux besoins des voyageurs jusqu' Leyde; de cette manire ilsconserveraient intacte la petite somme qu'ils s'taient procure par lavente des derniers bijoux qui fussent en leur possession.

    peine nos htes avaient-ils pris cong de moi pour se diriger surLeyde, qu'un des domestiques qui m'accompagnaient lors de mon enlvementvint cheval m'apporter l'agrable nouvelle du retour de ma calche; lacompagne de voyage que m'avait donne ma bonne htesse n'en tait passortie. Ds la veille, j'avais envoy un exprs mon mari, pour leprvenir de ce qui m'tait arriv, et dissiper l'inquitude qu'aurait pului inspirer ma lenteur le rejoindre. Ds que j'eus recouvr mavoiture, je partis: la journe se passa sans encombre, et le soir mmeje me trouvai runie Van-M*** et son ami, qui taient venus au

    devant moi. Mon mari apprit en dtail, de ma bouche, toute l'obligationque j'avais aux migrs franais que le hasard avait envoys monsecours: il approuva hautement ce que j'avais fait pour leur tmoignerma reconnaissance; il voulut crire lui-mme sur-le-champ ma mre,pour la prier de leur rendre en son nom tous les services qui seraienten son pouvoir; et notamment il l'invita leur remettre des lettres derecommandation pour l'une des maisons de banque les plus estimes deLondres.

    Van-M*** m'apprit qu'en arrivant Zutphen, o son escorte anglaisel'avait conduit, il avait t sur-le-champ mis en libert, ainsi que sonami; aussitt il tait parti sans retard pour venir me reprendre, etcontinuer notre route vers Bruxelles. Il possdait aux environs de cette

    ville, sur la route d'Anvers, des terres considrables; son intentiontait d'y passer quelque temps. Nous arrivmes promptement au but denotre voyage, et bientt je me vis tablie dans une superbe maison decampagne, au milieu d'un des pays les plus riches de l'Europe.

    CHAPITRE V.

    Dpart pour Lille.--Notre sjour dans cette ville.

    Ne sous le ciel de l'Italie, accoutume me voir ds le berceaul'unique objet d'une tendresse exalte, doue d'une me ardente et d'unebeaut qu'il m'tait permis de croire remarquable, j'allais me trouver,ds avant l'ge de quinze ans, livre sans guide aux sductions dumonde, abandonne moi-mme au milieu des plus terribles convulsions ducorps social, jete sans dfense au milieu des camps; les qualits mmesque je tenais de la nature, la prsence d'esprit, la compassion pour lesmaux d'autrui, et un certain courage supporter ceux qui me touchaientpersonnellement, devaient tourner ma perte. Il me manquait unecertaine dfiance de moi-mme, la rserve dont mon ducation premire ne

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    m'avait point fait une loi, en un mot tout ce qui peut garantir lebonheur et protger la vertu d'une femme. On me pardonnera de me peindretelle que j'tais alors, telle que ma mmoire fidle me reprsenteencore moi-mme aujourd'hui. Le moment approche o je dois cesserd'tre pure, o je vais perdre aux yeux du lecteur ce prestiged'innocence qui pare si bien une jeune femme; j'hsite franchir cepassage si pnible dans ma vie, et je ne veux pas drouler aux yeux dupublic le tableau de mes erreurs et de mes fautes avant d'avoir encoreune fois invoqu son indulgence.

    Nous passmes deux mois dans la terre de Van-M***, aux environs deBruxelles. Il y venait beaucoup d'hommes de la connaissance de mon mari,et qui tous partageaient son enthousiasme pour la rvolution franaise.Malgr sa jeunesse, Van-M*** jouissait dans le monde d'une grandeconsidration; il la devait moins son immense fortune qu' sesqualits personnelles, au dvouement dont il faisait preuve pour sonpays, au dsintressement avec lequel il servait de ses ressourcespcuniaires la cause qu'il avait embrasse. J'tais trop jeune encorepour partager dans toute son tendue l'exaltation politique de mon mari:j'avais long-temps t, sinon l'unique, du moins le principal objet deses penses, et je ne voyais pas avec grand plaisir la prfrence qu'ilaccordait aux graves conversations de quelques personnages bienflegmatiques, sur les entretiens moins srieux qu'il pouvait avoir avecsa femme. Pour peu que je l'eusse voulu, Van-M*** m'aurait admise aux

    mystrieuses confrences qui se tenaient chez lui chaque jour; mais jen'attachais aucune vanit me mler directement des affaires publiques.Je poussais au loin dans le pays mes courses cheval; je jouais aubillard, surtout je me livrais avec ardeur au plaisir de dclamer desvers. Quelques hommes, et des plus aimables de notre socit,cherchrent me plaire; aucun n'y put russir. Il a toujours fallu pourme sduire un mrite distingu, en quelque genre que ce ft: si jeportais mes regards autour de moi, ils n'taient frapps d'aucunesupriorit; en revanche, les mdiocrits abondaient dans notre cercle.Mon cur resta donc libre, et je demeurai, sans pouvoir en tirer grandevanit, fidle mes devoirs d'pouse comme je l'avais t jusqu'alors.

    Vers la fin d'aot 1792, nous quittmes notre belle demeure pour prendre

    la route de Lille. Mon mari voulait s'arrter quelque temps dans cetteville, pour y recueillir des notions certaines sur le cours queprenaient les vnemens avant de pntrer plus loin dans l'intrieur dela France. Tout se prparait Lille pour soutenir le sige dont ontait menac, et qui ne commena pourtant que vers la fin de septembrede cette mme anne. Nous ne pmes d'abord entrer dans la ville; ilfallut nous loger tant bien que mal dans une auberge, l'entre desfaubourgs. Le gnral Van-Daulen, cousin de mon mari, vint nous visiterdans notre modeste asile aussitt qu'il apprit notre arrive. Il taitaccompagn de plusieurs officiers franais: je n'en citerai qu'un seul,le jeune Marescot, dj distingu dans l'arme du gnie, o il ne servaitencore que depuis peu de temps; il avait un extrieur aimable, etparaissait dou de toutes les qualits qui commandent l'estime et

    l'intrt. Pendant le temps que dura la visite, les regards desofficiers qui accompagnaient le gnral se tournrent souvent vers moi.Dans cette foule d'admirateurs, je ne distinguai que Marescot: ilsemblait que l'attention mle de surprise avec laquelle il meconsidrait me ft sentir pour la premire fois tout le prix de labeaut; mes yeux rencontrrent souvent les siens tandis qu'il taitdevant moi, et lorsqu'il fut parti je le voyais encore.

    La fortune et le rang de mon mari, la dtermination qu'il avait prise derenoncer pour un temps du moins sa patrie, plutt que d'abjurer ses

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    opinions politiques, attiraient sur lui comme sur moi l'attention et lacuriosit de tous. Mais, par un privilge bien rare, l'vidence danslaquelle nous plaait notre position ne nous exposait pas la censure,qui n'aurait pas manqu de s'exercer sur d'autres que nous. On savaittout ce que nous sacrifiions volontairement au triomphe des principesconsacrs par la rvolution franaise, et l'on nous pardonnait notreopulence en faveur de l'usage que nous en faisions. Nous ne tardmes pas trouver une preuve de l'intrt que nous inspirions, dansl'empressement que mirent les officiers franais nous procurer unlogement au centre de la ville, et nous y installer eux-mmes. En peude jours, toutes les premires maisons de Lille nous furent ouvertes.L'ardeur de mon mari servir la cause de la libert dans les Pays-Basle mettait journellement en rapport avec les officiers de l'armefranaise. Je rencontrais partout Marescot: il n'tait alors que simplecapitaine; mais son mrite dj prouv, sa bravoure, et l'amabilit deson caractre, le faisaient considrer l'gal de bien des officiersplus gs ou plus avancs que lui dans la hirarchie militaire.J'coutais avec plaisir tout le bien qu'on disait de ce jeune officier,et mon imagination se plaisait le parer chaque jour de qualitsnouvelles. En sa prsence, j'tais confuse, embarrasse; j'prouvais unplaisir ml d'inquitude; j'aurais voulu le voir sans cesse, etcependant je tremblais en entrant dans les lieux o j'tais certaine dele rencontrer.

    La situation o tait mon cur avait tant de charme pour moi, que je m'yabandonnais tout entire dans la solitude, sans rsister au penchant quim'entranait chaque jour avec une nouvelle force, sans me douter mme dudanger que je courais. La ville donna une fte laquelle mon mari etmoi nous fmes invits. Je fus l'objet de tous les regards et de toutesles galanteries; mais au milieu de tant de louanges et de complimensqu'on m'adressait, je ne sus pas cacher que je n'attachais d'importancequ'aux hommages d'un seul homme. Ds ce moment, il s'tablit entreMarescot et moi une intelligence non avoue, dont les progrs furentd'autant plus rapides que je la croyais simplement fonde sur unesympathie parfaite entre nos manires rciproques de voir et de sentir.Sans trop souponner la violence de la passion qui me subjuguait dj,je ne voyais dans nos rapports mutuels qu'une liaison d'amiti et de

    confiance; cette confiance imprudente, j'en donnai bientt une premirepreuve. Je touchais peine ma quinzime anne; j'tais loin de mamre, mon mari ne s'occupait aucunement de ma conduite, et cependantj'tais bien jeune pour n'avoir d'autre guide que moi-mme.

    Il y avait Lille plusieurs femmes qu'on recevait dans quelquessocits fort honorables d'ailleurs, mais qui n'avaient point accs danscertaines maisons des plus estimes; leur rputation quivoque, laposition fausse qu'elles occupaient dans le monde, m'inspiraient pourelles une juste rpugnance. Van-M***, au lieu d'encourager des scrupulesqui n'avaient cependant rien d'exagr, essaya de combattre ce qu'ilappelait mes prjugs et mon injustice. J'avais une telle confiance enlui pour tout ce qui touchait aux convenances dont une femme ne doit

    jamais s'carter vis--vis du public, que je me sentis d'abord branle,et que je craignis en effet, pendant quelques instans, de m'tre montretrop scrupuleuse. Il s'en fallait de beaucoup cependant que Van-M***m'et entirement convaincue; la faiblesse de ses objections taitbeaucoup trop sensible pour moi, et la candeur mme de son me diminuait mes yeux la force des argumens qu'il employait pour me combattre. J'aipeu vu d'hommes moins disposs souponner le mal: sur ce chapitre-l,il se rendait tout au plus l'vidence; mais le fanatisme politique leconduisait s'abuser sur le compte de quiconque paraissait l'ami de lacause qu'il avait si chaudement embrasse lui-mme; nul n'avait plus de

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    foi que lui dans la svrit des murs rpublicaines, et toute femmedont les vux appelaient la victoire sur les drapeaux de la rvolutions'embellissait ses yeux des vertus d'une Spartiate.

    Cette crdulit d'une me candide et pure tait sans doute respectable;elle commena cependant diminuer ma considration pour mon mari. Lejour mme o ma svrit venait d'encourir ses reproches et sesplaisanteries, je rencontrai Marescot. De jour en jour ces sortes derencontres devenaient plus frquentes, et, toujours sans m'enapercevoir, je perdais insensiblement avec lui la timidit qui m'avaitsi souvent rendue muette lorsqu'il tait mes cts: mcontente de lapetite querelle que m'avait faite mon mari, et persuade que j'avaisraison contre lui, je pris pour arbitre de notre diffrend l'homme queje regardais comme un juge infaillible en toute sorte de matires, etdont en secret j'tais le plus certaine d'obtenir gain de cause.Marescot parut vivement touch de cette preuve de confiance; il serangea sur-le-champ de mon avis, et convint avec moi que Van-M***, danscette circonstance, paraissait tout--fait dpourvu de la justessed'esprit qui le distinguait ordinairement. J'tais fire del'approbation de Marescot, et peu peu je m'accoutumai le prendrepour juge de toutes mes actions, ou plutt pour confident de mes plussecrtes penses. Je ne voyais pas combien il est dangereux dedpouiller ainsi toute dissimulation vis--vis de celui qu'on aime sansoser se l'avouer encore; il sonde bientt mieux que nous-mme tous les

    replis de notre cur: et quel est l'homme assez gnreux pour ne pointabuser des secrets qu'il y dcouvre?

    Ainsi, dans une scurit profonde, j'avanais grands pas vers maperte. L'incertitude de l'avenir, les maux de l'absence que je prvoyaisdj, surtout la crainte de voir l'homme que je chrissais ravi pourtoujours ma tendresse par la mort qu'il pouvait trouver dans lescombats, tout cela ne faisait qu'irriter ma passion. J'aimais perdumentavant de savoir, pour ainsi dire, si c'tait l'amour qui m'agitait.Lorsque je fis un retour sur moi-mme, et que j'examinai l'tat de monme, il tait trop tard, et j'tais dj perdue.

    Je ne cherche point me rendre intressante aux yeux de mes lecteurs,

    et je n'affecte pas de frapper ma poitrine en signe de repentir: on mecroira si je me borne dire que la honte couvrit mon visage, et que leremords s'empara de mon cur ds le moment o j'eus connaissance de mafaute: c'tait en les violant une premire fois que j'apprenais connatre toute l'tendue de mes devoirs d'pouse. Ah! si lorsque je metrouvai en prsence de mon mari, sans oser lever mes yeux sur les siens,il m'et adress un seul mot de tendresse, je sens que j'aurais embrassses genoux en m'avouant coupable. Un tel aveu n'aurait pas expi mafaute passe, mais il m'et peut-tre sauve de moi-mme pour l'avenir.Trois semaines s'coulrent dans ces alternatives d'un dlire quim'garait chaque jour davantage, et d'un repentir qui ne portait aucunfruit. Marescot partit enfin; et je restai seule avec ma douleur et mesremords.

    Cependant les troupes franaises taient partout victorieuses. L'ennemitait contraint de rtrograder de toutes parts devant ces soldats de larpublique naissante, le plus souvent dpourvus de vivres, de chaussureset de vtemens, mais qui n'en culbutaient pas moins, en chantant, desarmes aguerries et pourvues de tous le moyens de vaincre. Van-M*** etle gnral Van-Daulen ayant t chargs d'une mission importante, nouspartmes sur-le-champ pour Paris. Au sein de cette grande capitale, jene retrouvai pas plus de repos et de bonheur que je n'en avais trouv Lille. Je vis toutes les puissances du jour; je fus reue dans les

  • 7/25/2019 Mmoires d'Une Contemporaine I by Ida Saint-Elme

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    salons o l'galit rvolutionnaire talait quelquefois le faste del'ancien rgime; mais rien ne me plaisait dans ces salons, parce querien ne m'y semblait sa place. Les hommages qu'on m'adressaitm'taient le plus souvent insupportables; autant que je le pouvais, jecherchais vivre solitaire dans le vaste htel que nous occupions ruede Bourbon, et dont le jardin, donnant sur le quai, m'offrait unepromenade agrable. Jeune, belle, riche, marie un homme dont jepartageais la considration, j'tais un objet d'envie pour bien desfemmes: je n'aurais pas manqu de faire piti quiconque aurait pu bienme connatre. Je passais toutes mes journes dans les larmes; jedplorais ma faute, et cependant je regrettais l'absence de celui quim'avait gare. Tour tour repentante et coupable, je voyais enfrissonnant arriver ses lettres, ou je les recevais avec tous lestransports de la joie. Je n'avais pas une amie, je n'avais pas unepersonne qui pt me soutenir dans la rsolution que je prenaisquelquefois de l'oublier. Nglige par mon mari, qui se livrait toutentier aux affaires publiques, je comparais sa froideur avec latendresse passionne dont Marescot m'adressait les tmoignages. Mesbonnes rsolutions s'vanouissaient alors; je me trouvais presqueexcusable, et je ne songeais qu'au jour heureux qui devait me runir mon amant. Ce jour arriva enfin; le gnral Van-Daulen repartit, et nousne tardmes pas le suivre.

    Je revis Marescot Dampierre-le-Chteau, o nous arrivmes le 12

    septembre 1792. Dcide partager les prils de la guerre, auxquelsVan-M*** venait volontairement s'offrir, j'avais quitt les vtemens demon sexe, et revtu l'habit d'homme. J'assistai le 20 septembre aucombat mmorable qui se livra dans les champs de Valmy. Il nem'appartient pas de raconter les prodiges de valeur dont je fus tmoindans cette mmorable journe: l'infriorit du nombre, du ct desFranais, pouvait faire craindre un revers; leur courage et l'habiletde leurs chefs leur assurrent la victoire. Je vois encore le gnralKellermann agitant son chapeau au bout de son sabre, et commandant decharger la baonnette sur les Prussiens. Un tel spectacle me mettaithors de moi: la violence de mes motions me jetait dans une sorted'ivresse; il semblait que je fusse pour quelque chose dans le gain dela bataille, tant je me rjouissais de la victoire. Les manuvres

    toujours heureuses des troupes franaises avaient seules occup monattention pendant la journe, et je n'avais pas eu le temps d'avoirpeur.

    Le soir je revis Marescot, et je ne dirai pas combien je fus heureuse dele re