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Philippe Masson La fabrication des Héritiers In: Revue française de sociologie. 2001, 42-3. pp. 477-507. Citer ce document / Cite this document : Masson Philippe. La fabrication des Héritiers. In: Revue française de sociologie. 2001, 42-3. pp. 477-507. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_2001_num_42_3_5371

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Philippe Masson

La fabrication des HéritiersIn: Revue française de sociologie. 2001, 42-3. pp. 477-507.

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Masson Philippe. La fabrication des Héritiers. In: Revue française de sociologie. 2001, 42-3. pp. 477-507.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_2001_num_42_3_5371

ResumenPhilippe Masson : La fabricación de "Les Héritiers".

"Les Héritiers" de Pierre Bourdieu y Jean-Claude Passeron se han vuelto un « clásico » de la sociologíafrancesa de la educación. Este artículo examina los principales elementos pertinentes, actualmenteolvidados, del contexto intelectual, social e institucional en la cual el libro fue elaborado. Présenta ellugar ocupado por el libro en la renaciente sociología de la educación a principios de los años sesenta,etapa en la cual gran parte de los trabajos trataban sobre la democratización de la enseñanza. El librose distingue de los estudios anteriores sobre la escolarización, en particular el de Alain Girard en variosaspectos. Finalmente el artículo analiza las formas de recopilación y el tratamiento de datos adoptadospor los autores de "Les Héritiers". Si la recopilación de datos aparece como muy « artesanal », sutratamiento introduce una cierta innovación en relación a las investigaciones anteriores. Examinandoeste caso particular, el artículo presenta ciertos rasgos de la historia de la sociología francesa en losaños sesenta.

AbstractPhilippe Masson : The making of "Les Héritiers".

"Les Héritiers" by Pierre Bourdieu and Jean-Claude Passeron has become a classic in Frencheducation sociology. This article examines the principal relevant elements, today forgotten, as regardsthe intellectual, social and institutional context in which this classic was written. It presents the positionof the book in the revived education sociology at the beginning of the 1960s, where a large part of thework focused on the democratization of education. The book is shown to be different to previous studieson schooling, in particular to those of Alain Girard, on several points. Finally, the article analyses theway data was gathered and processed by the authors of "Les Héritiers". If the collection methodappears to be very « traditional », the processing method introduces some innovation in comparison toprevious research. By examining this particular case, the article presents certain characteristics of thehistory of French sociology in the 1960s.

ZusammenfassungPhilippe Masson : Die Herstellung von "Les Héritiers".

"Les Héritiers" von Pierre Bourdieu und Jean-Claude Passeron sind zum « Klassiker » derfranzösischen Erziehungssoziologie geworden. Dieser Aufsatz untersucht die hauptsächlich gültigenund heute vergessenen Elemente des intellektuellen, sozialen und institutionellen Umfelds in denendieses Werk entstanden ist. Er weist ihm einen Platz an in der am Anfang der sechziger Jahrewiederauflebenden Erziehungssoziologie auf, in der eine grosse Zahl der Arbeiten sich mit derDemokratisierung des Unterrichtswesens beschäftigten. Es wird klar, dass das Werk sich von früherenStudien zum Schulwesen unterscheidet, besonders der von Alain Girard, und zwar in mehrerenPunkten. Der Aufsatz untersucht schliesslich die Datensammlungs- und Behandlungsweisen die vonden Autoren der "Héritiers" angewandt wurden. Wenn auch die Sammlungsart der Daten sehr «handwerklich » erscheint, so führt die Behandlungsweise eine gewisse Innovation in Vergleich zufrüheren Forschungen ein. Anhand der Untersuchung dieses besonderen Falls, führt der Artikelbestimmte Grundzüge der Geschichte der französischen Soziologie in den sechziger Jahren auf.

RésuméLes "Héritiers" de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sont devenus un « classique » de lasociologie française de l'éducation. Cet article examine les principaux éléments pertinents, aujourd'huioubliés, du contexte intellectuel, social et institutionnel dans lequel l'ouvrage a été élaboré. Il présente laplace de l'ouvrage dans la sociologie de l'éducation renaissante au début des années soixante, dontune grande partie des travaux portait sur la démocratisation de l'enseignement. Il apparaît que l'ouvragese démarque des études antérieures sur la scolarisation, en particulier celles de Alain Girard, surplusieurs points. Enfin, l'article analyse les modes de recueil et de traitement des données adoptés parles auteurs des "Héritiers". Si le mode de recueil des données apparaît très « artisanal », le mode de

traitement de celles-ci introduit une certaine innovation par rapport aux recherches antérieures. Àl'examen de ce cas particulier, l'article présente certains des traits de l'histoire de la sociologie françaisedans les années soixante.

R. franc, socioi, 42-3, 2001, 477-507

Philippe MASSON

La fabrication des Héritiers

RÉSUMÉ Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sont devenus un « classique »

de la sociologie française de l'éducation. Cet article examine les principaux éléments pertinents, aujourd'hui oubliés, du contexte intellectuel, social et institutionnel dans lequel l'ouvrage a été élaboré. Il présente la place de l'ouvrage dans la sociologie de l'éducation renaissante au début des années soixante, dont une grande partie des travaux portait sur la démocratisation de l'enseignement. Il apparaît que l'ouvrage se démarque des études antérieures sur la scolarisation, en particulier celles de Alain Girard, sur plusieurs points. Enfin, l'article analyse les modes de recueil et de traitement des données adoptés par les auteurs des Héritiers. Si le mode de recueil des données apparaît très « artisanal », le mode de traitement de celles-ci introduit une certaine innovation par rapport aux recherches antérieures. À l'examen de ce cas particulier, l'article présente certains des traits de l'histoire de la sociologie française dans les années soixante.

Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sont devenus un «classique» de la sociologie de l'éducation française. L'ouvrage, encore enseigné aujourd'hui dans des cours de cette spécialité à l'université, a été présenté, avec d'autres ouvrages des mêmes auteurs, comme caractéristique d'une école de pensée ou d'un courant de recherche spécifique de la sociologie française, à partir duquel se sont d'ailleurs définies d'autres traditions ou, plus modestement, qui a favorisé l'élaboration de nouvelles recherches dans ce domaine (1). Ce livre est souvent cité pour caractériser la perspective de ses auteurs sur l'institution scolaire. Cependant, le contexte social, politique et intellectuel, dans lequel le livre fut élaboré, a été peu à peu oublié. De même, les modes de recueil et de traitement des données adoptés par les auteurs ont été négligés au profit des idées exprimées par ces derniers dans leur célèbre compte rendu de recherche. Une histoire de la sociologie, reposant sur une véritable démarche historique et non réduite à une simple histoire des idées, ne peut cependant négliger ces aspects. Cet article se propose

(1) Le titre du livre a fini par désigner dans Poignant, en 1957, lors d'une de ses confé- les ouvrages récents de sociologie de rences à Strasbourg à l'occasion des journées l'éducation un type d'étudiants qui serait carac- d'études du Bureau universitaire de statistique, téristique des années soixante. Il faut souligner publiée ensuite dans la revue Avenirs. Poignant que la notion d'héritier (ou héritage) à propos utilise la formule « élève par héritage » (p. 9) des étudiants ou des élèves de l'enseignement pour évoquer l'absence de démocratisation secondaire avait déjà été utilisée par Raymond scolaire (Poignant, 1957).

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d'analyser ceux-ci. Il s'agit, en fait, d'étudier à travers ce cas particulier certains des traits de l'histoire de la sociologie française à partir des années soixante (2). J'adopterai ici une démarche non normative, c'est-à-dire détachée et éloignée des jugements de valeurs que l'on peut porter sur les ouvrages de sociologie à partir des normes établies du moment. En effet, l'objectif n'est pas de procéder à une analyse critique des thèses du livre selon la perspective de l'histoire des idées ni d'étudier la pertinence ou l'intérêt de certains des concepts utilisés par les auteurs (3).

Pour analyser les comptes rendus de recherche, je considérerai que les produits principaux de l'activité ordinaire des chercheurs en sciences sociales sont des textes, et non des idées ou des théories, qui peuvent prendre des formes variées (du rapport ronéotypé au livre publié en passant par l'article dans une revue). La sociologie est envisagée ici comme une entreprise collective établie et une activité de travail parmi d'autres soumise à des principes de détermination variés et dont les combinaisons, variables selon les époques, ne peuvent être établies a priori. De nombreuses études d'histoire des sciences sociales ont déjà montré la fécondité de cette perspective en prenant pour objet d'investigations une démarche particulière de recherche (Platt, 1983; Bulmer, 1984; Chapoulie, 2001). Je me propose d'adopter cette perspective pour analyser la production d'un livre de sociologie. Je porterai une attention particulière aux modes de recueil des données adoptés par les auteurs des Héritiers dans leurs enquêtes et présentés dans leurs comptes rendus. J'indiquerai pour commencer les différents éléments du contexte institutionnel, social et politique de l'époque qui participent à l'élaboration de ce livre. Cette analyse permet de comprendre la perspective adoptée par les auteurs. J'examinerai ensuite la place de l'ouvrage dans la sociologie de l'éducation naissante du début des années soixante et la démarche de recherche adoptée par les auteurs (4).

(2) Cet article est issu d'un cours de (1999); Pinto (1999); Sayer (1999); Swartz licence de sociologie de l'éducation et d'un (1997). Il est évident que l'adoption de ce mode ensemble de recherches sur l'histoire de la d'analyse centré sur les idées ou la théorie d'un sociologie française dans les années soixante. chercheur conduit inévitablement à des discus- Concernant Les Héritiers, il ne constitue sions sans fins sur les interprétations exactes ou qu'une partie d'un compte rendu plus large. les lectures erronées de l'œuvre. Je tenterai J'ai laissé ici de côté l'analyse du rôle du livre d'éviter ce genre de débats en m'attachant dans la définition de la sociologie telle qu'elle seulement aux aspects les plus concrets de la apparaît dans les années soixante ainsi que recherche. Je ne suis cependant pas certain que l'examen du succès de l'ouvrage en dehors cette précaution suffise pour éviter tout de la discipline. Je remercie Jean-Michel étiquetage de « lecture malveillante ou Chapoulie, Henri Peretz, Jennifer Platt, Marc erronée» de l'ouvrage de la part de ceux qui y Suteau, ainsi que les membres du comité de sont attachés. rédaction de la Revue française de sociologie, (4) Cet article s'appuie sur le dépouil- pour leurs remarques sur les versions lement systématique des revues de sociologie antérieures de ce texte. de l'époque, des revues généralistes destinées

(3) C'est pourtant généralement ce mode au public intellectuel (Les Temps modernes, d'analyse qui est le plus fréquent, en particulier Esprit, La Nouvelle critique, La Pensée), des chez les chercheurs qui se confrontent au hebdomadaires (Le Nouvel observateur, travail de Pierre Bourdieu. Voir, pour des L 'Express), des revues syndicales de profes- exemples récents, Fowler (1997); Lahire seurs ou d'étudiants ; sur le dépouillement

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L'opposition au contexte intellectuel, social et politique du début des années soixante

Le contexte intellectuel et social dans lequel a été réalisé Les Héritiers n'est pas indépendant des éléments qui ont favorisé son succès et sa notoriété au-delà du cercle relativement étroit des sociologues des années soixante. En même temps, on ne peut comprendre ce livre, comme toute autre recherche de sociologie, en dehors du contexte dans lequel il a été pensé. Les recherches empiriques menées sur des sociologues ou sur des traditions de recherches ont clairement montré que les œuvres des chercheurs dépendaient d'un assez grand nombre d'éléments hétérogènes et de circonstances. Comme pour toute recherche, certains de ces éléments peuvent être clairement perçus et ouvertement assumés par les auteurs à une période donnée. D'autres, au contraire, sont passés sous silence, sans que l'on puisse savoir si cela résulte d'une attitude réfléchie ou inconsciente. Dans certains cas, les témoignages rétrospectifs des auteurs sont généralement peu utiles dans la mesure où ceux-ci sont souvent des reconstructions du passé à partir de la conception qu'ils se font de leur situation présente, en particulier de leurs intérêts professionnels. La présentation des «raisons» qui ont motivé les auteurs d'une recherche, à partir d'une perspective intentionnaliste, néglige parfois les éléments qui tiennent au contexte sociopolitique de l'époque, à des aspects contingents du travail de recherche, ou à l'état institutionnel d'une discipline. À l'opposé, elle vise souvent à replacer rétrospectivement l'œuvre dans un parcours intellectuel et professionnel cohérent (5). L'analyse parallèle du contexte de l'époque et du contenu de l'ouvrage de Bourdieu et Passeron fait clairement apparaître que celui-ci a été partiellement écrit en réaction à certains aspects de ce contexte. Il s'agit d'une réaction négative non seulement par rapport aux analyses dominantes dans certaines disciplines universitaires comme la philosophie et la sociologie, mais aussi par rapport aux discours profanes sur l'institution scolaire véhiculés, en particulier, par des organisations étudiantes et des syndicats enseignants.

(suite de la note 4) bénéficié de l'entretien de Michel Eliard réalisé d'archives disponibles, en particulier des par Marc Suteau dans l'optique de ce travail, rapports ronéotypés du Centre de sociologie (5) On trouvera dans Bourdieu (1987, européenne qui m'ont été fournis par Jean- p. 13) un exemple de témoignage sur Les Michel Chapoulie et Monique de Saint Martin Héritiers qui minimise le rôle du contexte que je remercie ; sur des entretiens réalisés par social et politique de l'époque. L'auteur y moi de Paul Clerc, Monique de Saint Martin, adopte une perspective intentionnaliste. Pour Yvette Delsaut, Henri Peretz, Viviane nuancer ce point de vue, on lira le témoignage Isambert-Jamati, François Isambert (en collabo- de Passeron ( 1 996). ration avec Jean-Michel Chapoulie). Enfin, j'ai

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La rupture avec V existentialisme

Pour saisir l'originalité que constitue rétrospectivement le livre de Bourdieu et Passeron, je présenterai brièvement, puisque cet aspect est relativement bien connu, les principales caractéristiques du contexte intellectuel du début des années soixante. Comme on le sait, les années cinquante avaient été marquées par la domination dans les débats intellectuels et philosophiques de la phénoménologie et de l'existentialisme dont le représentant le plus visible était Jean-Paul Sartre. Les intellectuels définissent leurs frontières souvent par référence à un double modèle : un modèle négatif, auquel ils souhaitent s'opposer, et un modèle positif, qui constitue à leurs yeux l'exemplarité, le modèle à suivre. Nul doute, comme il Га souvent affirmé, que Sartre constituait pour Pierre Bourdieu le modèle négatif dans la première partie de sa carrière universitaire, rejetant chez celui-ci non seulement la philosophie du sujet et de la conscience (un «humanisme») qu'il proposait, mais aussi son modèle d'engagement dans les débats publics (6). Parallèlement, une histoire de la philosophie (autour de Martial Guéroult, Jean Hypolyte) et une philosophie des sciences (Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Alexandre Koyré) se développaient en marge de ce courant dominant dans la philosophie française. Ces derniers envisageaient l'histoire du savoir scientifique comme une série cumulative de modèles rationnels échappant à toute représentation subjective. Cette philosophie des sciences inspire une partie importante des analyses des sciences sociales à partir de la fin des années cinquante. Elle marque un nombre assez important d'étudiants de la fin des années cinquante comme ceux des années soixante qui trouvent chez ces auteurs un nouveau modèle de scientificité pour les sciences sociales, comme le suggère Henri Peretz lors d'un entretien.

«Canguilhem, c'est ce qu'on considérait comme ce qu'il y avait de plus costaud à l'époque [les années soixante]. Les normaliens allaient faire leur diplôme supérieur avec Canguilhem. J'étais très intéressé par l'histoire des sciences. Koyré et Granger étaient au- dessus de tous les autres. Les cours de Koyré me fascinaient et, notamment, j'étais très intéressé par l'astrophysique. D'ailleurs pour l'agrégation de philo, j'ai fait un certificat d'astrophysique. Donc à ce moment-là, c'était Canguilhem et j'ai donc fait mon diplôme d'études supérieures avec lui. C'était la crème de la crème. Pourquoi ça compte ça? Parce que dans le climat intellectuel de l'époque, une des positions qui va devenir importante dans les années soixante et soixante-dix était ce point de vue que je qualifierais de cons- tructiviste, sur le fait que l'appréhension du réel passait par des catégories, et que, grosso modo, le modèle c'était les sciences de la nature. »

(6) Le rapport à Sartre est probablement 1987, pp. 13-71 ; 1997, en particulier pp. 44- plus complexe comme le suggère l'engagement 53). On trouvera dans Bourdieu et Passeron récent de Bourdieu dans les débats publics, en (1967) une contribution à l'analyse de la philoparticulier politiques, ces dernières années. sophie et de la sociologie pour la période 1 945- Celui-ci a proposé à des moments différents de 1965. Par ailleurs, il existe plusieurs analyses sa carrière des témoignages, qui ne se du contexte intellectuel et académique, centrées recoupent pas totalement, sur sa vision du sur la philosophie et la sociologie, de cette contexte intellectuel et académique de cette période de la fin des années cinquante et du période et des raisons de ses propres choix début des années soixante : par exemple Peretz intellectuels. Voir Bourdieu (1980, pp. 7-40 ; (1991), Pinto (1987 et 1999, chapitre 1).

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Le modèle positif, qui pouvait suggérer la voie à suivre pour une définition d'une science sociale opposée à l'existentialisme et qui reposait sur des critères acceptables, du point de vue de la philosophie des sciences, était manifestement l'anthropologie telle que la pratiquait Claude Lévi-Strauss. Celui-ci cherchait à dégager «la structure fondamentale de l'esprit humain». Il souhaitait montrer que toute représentation du monde met en œuvre des structures mentales inconscientes communes à des peuples différents. Lévi- Strauss, né en 1908, avait acquis à partir du milieu des années cinquante une grande notoriété, en particulier avec la publication en 1955 de Tristes tropiques, livre rédigé dans un style littéraire, qui avait connu un grand succès. Il représentait un modèle à suivre pour la nouvelle génération d'anthropologues français. Sartre, qui avait acquis sa notoriété dans l'immédiat après-guerre, apparaissait moins comme un modèle à suivre à partir du milieu des années cinquante, en particulier avec le changement du contexte politique et intellectuel. La carrière de Lévi-Strauss, dont la légitimité était fondée sur une reconnaissance scientifique, élu au Collège de France en 1959 (un an après la publication de son livre Anthropologie structurale), pouvait davantage servir de modèle à la génération née dans les années trente.

Le livre de Bourdieu et Passeron, publié en 1964, a la particularité de combiner une recherche empirique, conformément au modèle de la recherche sociologique de l'époque, et une analyse abstraite de l'institution scolaire qui sera plus amplement développée par la suite. Bien plus, il repose implicitement à la fois sur la tradition de l'épistémologie bachelardienne des sciences (qui insiste sur la rupture avec le sens commun) et sur le modèle de l'anthropologie structurale dans la recherche de « lois générales » des comportements sociaux. Par ailleurs, la détermination objective des «conditions sociales de possibilités» des comportements (notion qui trouve directement son inspiration dans la philosophie de Kant, en particulier telle qu'elle est exprimée dans la Critique de la raison pure, qui restait une référence) contribue aussi à définir un modèle de scientificité pour la sociologie. Les comportements sociaux sont en effet ainsi déterminés par des éléments structurels dont les individus n'ont pas nécessairement conscience. L'analyse de l'institution scolaire à partir de sa fonction de légitimation de l'ordre social, qui constitue ainsi un invariant, permet d'expliquer les raisons pour lesquelles les inégalités sociales de scolarisation se perpétuent. On ne trouve évidemment aucune perspective de ce type dans les recherches sociologiques des années cinquante dont l'ambition paraît parfois se limiter à une description, ou bien encore, où la perspective théorique est généralement peu affirmée. Pour Bourdieu et Passeron, il s'agit d'établir une sociologie scientifique sur le modèle des sciences de la nature, et plus précisément celui des sciences physiques (7).

(7) On retrouve bien cette définition de la physique : il y a, d'ailleurs, un socle épistémo- sociologie parmi les sociologues qui se consi- logique en grande partie commun, toutes les dèrent comme «proches» de Bourdieu. Ainsi sciences opérant grâce à un appareillage Pinto, dans le livre récent qu'il consacre à identique, celui des lois, des hypothèses, des l'œuvre de celui-ci, indique que «le monde démonstrations, de la quantification» (Pinto, social est connaissable comme l'est le monde 1999, p. 112).

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Le développement de la scolarisation et les débats sur la « démocratisation »

Un second élément du contexte renvoie aux transformations des enseignements secondaire et supérieur au début des années soixante. Le livre paraît à une période de croissance importante des effectifs de l'enseignement supérieur, à la suite de ceux de l'enseignement secondaire. Cette croissance s'observe dès le milieu des années cinquante. Le nombre d'étudiants augmente de 42,8% de 1952-1953 à 1960-1961, puis il double entre 1960 et 1965. À partir du milieu des années soixante, l'arrivée des classes d'âge nombreuses nées après 1945 favorise l'augmentation des effectifs de l'enseignement supérieur. Le nombre d'étudiants est multiplié par trois sur la décennie (de 203 000 étudiants environ en 1960 à 600 000 environ en 1969). Cette croissance de la scolarisation s'accompagne de nombreux débats sur la démocratisation des enseignements secondaire et supérieur. Les membres de la commission Langevin-Wallon souhaitaient, après-guerre, substituer à l'organisation des deux formes d'enseignement (primaire et secondaire) socialement différenciées et indépendantes une organisation démocratique où le parcours scolaire des élèves ne serait plus dépendant de leur appartenance sociale, mais uniquement lié à leur mérite individuel, à leurs aptitudes. Dans le contexte économique de l'après-guerre, marqué par la reconstruction du pays, les mutations industrielles et les progrès rapides de la technologie, la formation d'une main-d'œuvre qualifiée quantitativement suffisante par rapport aux besoins devient une priorité. Il n'est plus acceptable, de ce point de vue, que l'accès aux positions professionnelles qualifiées soit réservé à une origine sociale aisée. L'enseignement de masse devient une nécessité selon les administrateurs du Plan. Après plusieurs échecs, la réforme Berthoin en 1959 prolonge la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans et instaure un cycle d'observation d'une durée de deux ans (sixième et cinquième) mais laisse en l'état un cloisonnement des filières de scolarisation et des enseignements. Les syndicats d'enseignants directement concernés par le développement d'un enseignement de masse (comme le Syndicat national des instituteurs [sni] et le Syndicat national de l'enseignement du second degré [snes]) s'opposent sur la mise en œuvre de ces réformes. L'opposition porte évidemment sur la définition institutionnelle d'un tel type d'enseignement. Les instituteurs, qui se considèrent comme les enseignants du peuple et qui donnent déjà un enseignement de masse, estiment qu'ils ont vocation à donner un tel type d'enseignement au-delà de l'école primaire. L'École libératrice, organe de presse du SNI, se fait régulièrement l'écho de cette position : développer un enseignement de masse où l'orientation des élèves à la fin du tronc commun dépendrait uniquement de leurs « aptitudes ». Les professeurs des collèges et lycées considèrent, pour leur part, que les élèves des écoles primaires doivent accéder en masse à l'enseignement secondaire tel qu'il est. Au-delà des divergences concernant la démocratisation, ces perspectives différentes reposent, en fait, sur une conception commune de l'enseignement qui sera critiquée dans Les Héritiers. Selon celle-ci, l'enseignement doit être méritocratique et

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l'orientation des élèves doit être fondée sur les «aptitudes» et les mérites individuels. Cette conception est aussi perceptible dans les débats sur l'Université au début des années soixante.

La réforme Fouchet visait à une spécialisation scientifique et professionnelle des filières, une restructuration des études supérieures pour faire face à l'augmentation des effectifs, beaucoup plus importante en Lettres qu'en Sciences. La croissance des effectifs dans les universités, plus rapide que celle des enseignants, ainsi que l'augmentation, à partir du début des années soixante, du taux d'échec à la fin des deux premières années d'études supérieures sont souvent considérées par les différentes catégories d'acteurs concernées comme les signes d'une «crise de l'Université». Celle-ci donne lieu à un débat public relayé par les revues généralistes comme Esprit, Preuves et Les Temps modernes où les universitaires, les membres des clubs politiques (comme le Club Jean Moulin), les responsables des syndicats d'enseignants ou d'étudiants présentent leurs propositions (8). Dans ce cadre, la démocratisation de l'enseignement supérieur est aussi l'objet de nombreux débats. Rappelant les inégalités sociales de scolarisation connues dès la fin des années cinquante par les travaux de Fined, certains sociologues proposent une vision optimiste de la démocratisation de l'enseignement. Les progrès réels, mais très modestes, de celle-ci sont présentés comme devant se développer avec la mise en œuvre des réformes. Raymond Aron, par exemple, considère ainsi pour l'enseignement secondaire que «le tronc commun, les années d'observation seraient une étape décisive dans la direction d'une authentique école unique, ouverte à toute la jeunesse, celle-ci se distribuant entre les diverses sections d'après les aptitudes et non d'après les origines sociales» (Aron, 1962a, p. 109). Dans ces débats, il est tenu pour acquis qu'il existe des élèves «doués» et d'autres «peu doués» (les points de vue de nombreux universitaires présentés dans le numéro spécial 5-6 d'Esprit en mai 1964 le montrent clairement). Les élèves doivent être sélectionnés selon leurs «aptitudes» ce que favorisera un enseignement de masse donné à tous les enfants quelles que soient leurs origines sociales. C'est évidemment à cette perspective que s'opposent Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers. Les auteurs étaient probablement favorables à l'école unique comme le suggère leur critique sur «l'enseignement traditionnel orienté vers la formation et la sélection d'une élite de gens bien nés» (p. 114). Ils proposent également l'instauration d'une «pédagogie rationnelle» de l'école maternelle à l'université pour la mise en œuvre d'un «enseignement réellement démocratique» (p. 1 15). Mais ils s'opposent clairement au fonctionnalisme technocratique de l'enseignement tel qu'il est proposé par les hauts fonctionnaires du Plan, pour lesquels l'enseignement de masse doit permettre de satisfaire les besoins en main-d'œuvre qualifiée (p. 114). Ils s'opposent aussi aux thèses de l'École libératrice qui voit dans l'enseignement de masse (par la mise en œuvre du tronc commun) un moyen de lutter contre les inégalités sociales à l'école et de ne pas laisser l'enseignement secondaire aux seuls enfants des classes supé-

(8) Voir, par exemple, Esprit, 5-6, mai-juin 1964; Preuves, 159, mai 1964.

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rieures. Sur ces aspects, cet ouvrage prend bien le contre-pied des thèses en vogue à l'époque. Mais il s'oppose aussi aux conceptions des organisations syndicales étudiantes qui voient dans les étudiants un «milieu homogène».

Les transformations qualitatives et quantitatives de l'enseignement supérieur s'accompagnent de changements importants dans le syndicalisme étudiant, en particulier à Funef (Union nationale des étudiants de France). Ce syndicat s'était prononcé, dès 1956, pour l'indépendance de l'Algérie, et cette revendication présentée comme prioritaire par les dirigeants de l'UNEF faisait ainsi passer au second plan les revendications étudiantes plus étroitement liées au système universitaire (9). Après les accords d'Évian, I'unef doit trouver de nouveaux thèmes d'actions, de nouvelles revendications pour enrayer une diminution importante du nombre de ses adhérents. Avec la fin de la guerre d'Algérie, les revendications spécifiques aux conditions de travail des étudiants deviennent prioritaires. Pour les militants les plus actifs et qui prendront assez vite des responsabilités au sein de l'organisation étudiante (ceux de la Fédération générale des étudiants de lettres [fgel]), I'unef doit fonder ses revendications sur les conditions de travail universitaires et la mise en question de l'université afin de relancer l'action syndicale parmi les étudiants. Cette perspective conduit les dirigeants de la FGEL à privilégier ce que les étudiants ont en commun (ici les conditions de travail universitaires) plutôt que ce qui les sépare (leurs conditions de vie, par exemple). Dès lors, « le milieu étudiant [est perçu] comme un groupe relativement homogène sous l'angle de la revendication sociale». La volonté des organisations étudiantes (I'unef comme l'UEC [Union des étudiants communistes]) de ne pas fonder leur action syndicale ou politique sur des critères comme l'origine de classe, mais plutôt de mettre en avant une «homogénéité relative du milieu étudiant» repose aussi sur le constat d'une assez grande hétérogénéité des conditions d'existence des étudiants d'une même origine sociale. La revue Recherches universitaires, publiée par la Mutuelle nationale des étudiants de France (mnef), bien que soulignant les inégalités sociales de scolarisation dans l'enseignement supérieur, constate en 1964 que 20% des étudiants fils de cadres moyens ont un revenu inférieur à 300 F par mois, ainsi que 6,6% des étudiants dont le père est membre des professions libérales ou cadre supérieur. Parmi les étudiants d'origine ouvrière, 5,6% sont dans le même cas et 2% seulement des fils d'agriculteurs. La revue conclut que les clivages sociaux d'une part, et les différences de situations matérielles (niveaux de revenus) d'autre part, se recoupent mal. Selon elle, les fils d'ouvriers et d'agriculteurs comptent la plus faible proportion d'étudiants très pauvres et ils ne sont donc nullement représentatifs de leur classe sociale d'origine. Bourdieu et Passeron critiquent clairement l'idée d'une «condition étudiante homogène» en montrant que l'aide de la famille à l'étudiant et les facilités dont il dispose pour suivre ses études sont inégalement réparties selon l'origine sociale. Ils critiquent implicitement la démarche des organisations

(9) Pour une présentation générale de Sur les rapports du syndicalisme étudiant à la l'histoire de I'unef, voir Monchablon (1983). guerre d'Algérie, voir Sabot (1995).

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syndicales qui, négligeant les différences sociales, ne peuvent trouver que dans l'activité universitaire «le principe de définition qui permette de sauvegarder l'idée que la condition étudiante est une, unifiée ou unifiante» (1964, p. 24). En se fondant sur les recherches antérieures de Fined à propos des inégalités sociales dans l'enseignement secondaire, ils rappellent que la scolarisation à l'université n'est que l'aboutissement d'un parcours scolaire antérieur marqué par une forte sélection sociale. Par conséquent, les étudiants ne peuvent avoir une expérience collective de leur condition.

L'opposition aux « massmédiologues » et les positions professionnelles

Un troisième élément du contexte social et intellectuel renvoie aux analyses sociologiques en vogue à l'époque sur le développement des moyens de communication de masse, la culture de masse et «l'homogénéité culturelle » qui y était associée. Ces analyses étaient principalement élaborées par des chercheurs comme Georges Friedmann, Edgar Morin, Pierre Fougeyrollas, Joffre Dumazedier et Jean Duvignaud. Georges Friedmann avait créé en 1960, avec la collaboration d'Edgar Morin et de Roland Barthes, le Centre d'études des communications de masse (cecmas). Depuis la fin des années cinquante, les chercheurs de ce centre proposaient une analyse de la « culture de masse » qui leur semblait être une caractéristique importante des pays occidentaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce thème de recherche n'était pas d'ailleurs particulier à la sociologie française et Georges Friedmann, comme Edgar Morin, l'avaient manifestement emprunté lors de leurs voyages respectifs aux États-Unis, comme le suggère clairement, dans certains articles, le nombre des références aux travaux des sociologues américains (10). L'utilisation fréquente de certains de ces moyens de communication, comme la radio, à des fins de propagande dans l'Allemagne nazie et en URSS, par les hommes politiques américains au cours de leurs campagnes électorales ainsi que par les grandes entreprises à des fins de publicité, avait conduit, dès la fin des années trente, une partie des sociologues américains à analyser les effets des moyens de communication de masse sur les comportements d'une population (11). Issue du développement de la presse, du cinéma, de la radio puis de la télévision, une « culture de masse » paraissait aux sociologues du CECMAS se répandre au fil du développement de ces techniques de diffusion collective de l'information. Edgar Morin pensait en apporter la démonstration dans son livre L 'esprit du temps, paru en 1962. Il soulignait que le traitement industriel de la «culture» opéré par les «mass média» favorisait l'apparition d'une «culture de masse» qui s'adresse «à une masse sociale, c'est-à-dire à un gigantesque agglomérat d'individus, saisi en deçà et au-delà des structures internes de la société (classe, famille, etc.)» (Morin, 1962). De plus, la croissance du nombre de jeunes (de 15-25 ans), suite au baby-boom de l'après-

(10) Pour une brève présentation de la (11) Voir, par exemple, Katz et Lazarsfeld sociologie des communications de masse, voir (1955); Klapper (1960). Friedmann (1965).

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guerre, avait conduit certains chercheurs, comme Edgar Morin, à voir dans les comportements de cette catégorie de la population, au tournant des années soixante, l'expression d'une culture spécifique, celle des «adolescents». Le développement de la scolarisation d'une part, la diffusion de biens de consommation liés aux activités de loisirs ou destinés aux jeunes d'autre part (en particulier les développements respectifs de l'industrie du disque et de la presse «adolescente»), pouvaient donner une certaine consistance à l'existence d'une classe d'âge aux comportements spécifiques, en particulier parmi les étudiants. Compte tenu de l'importance du marché de ces biens et de leur valeur symbolique, certains chercheurs pouvaient conclure à la diffusion de modèles de comportements étudiants, autrefois réservés aux classes sociales les plus aisées, à l'ensemble d'une classe d'âge. De plus, ils pensaient y percevoir une tendance à l'homogénéisation de cette classe d'âge et, plus largement, de la société autour de ces valeurs définies comme celles des classes moyennes. Plusieurs analyses insistent ainsi sur l'homogénéité culturelle de cette catégorie d'âge (Morin, op. cit. ; Duquesne, 1963). Elles développent l'idée que cette «culture juvénile» peut orienter les normes et les valeurs de la «culture de masse». Il faut souligner que ces analyses étaient développées en même temps que celles du principal syndicat étudiant qui, par ses revendications et son analyse de l'université, insistait sur l'existence d'une «classe étudiante» (Gaudez, 1961).

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron critiqueront nettement, dans un article paru en 1963 dans la revue Les Temps modernes, ces analyses sur la «culture de masse». Elles leur semblaient négliger les différences entre les catégories sociales dans l'accès aux moyens de communication comme dans l'attitude à l'égard des messages qu'ils diffusent. Les critiques de Bourdieu et Passeron se situent à deux niveaux. D'une part, ils remarquent que l'analyse des « massmédiologues » est étroitement corrélée à une conception de la culture ainsi véhiculée : une «culture de masse». Celle-ci renvoie à l'idée d'un processus d'homogénéisation de la culture et à l'absence ou à la diminution des inégalités dans l'accès à la culture. Ils souhaitent au contraire montrer l'importance du rôle de l'institution scolaire dans la constitution et la légitimation des différences culturelles entre les groupes sociaux. D'autre part, Bourdieu et Passeron critiquent la notion centrale utilisée par ces sociologues, celle de «mass média». Ils suggèrent que les «massmédiologues» ne s'interrogent pas sur l'idéologie implicite à laquelle cette notion renvoie et ils montrent le caractère peu rigoureux de la définition généralement adoptée. En effet, celle-ci repose parfois sur l'ampleur de la diffusion des moyens de communication, d'autres fois elle est synonyme du contenu de ce qui est diffusé. Mais surtout, ils insistent sur le fait que les «massmédiologues» ont omis de s'interroger sur les modalités de la réception des messages émis par les moyens de communication de masse en considérant cette réception comme équivalente parmi les différents groupes sociaux. Bourdieu et Passeron souhaitent montrer, au contraire, que cette réception est socialement déterminée et que l'institution scolaire a un rôle décisif dans les modalités de la réception.

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Edgar Morin n'était pas le seul chercheur à analyser les effets supposés du développement des nouvelles techniques de communication. Pierre Fougeyrollas, dans L'action sur l'homme: cinéma et télévision, publié en collaboration avec Gilbert Cohen-Séat (1961) adoptait, lui aussi, cette perspective. Des revues comme Esprit dans son numéro 6 de juin 1959 consacré aux loisirs et coordonné par Joffre Dumazedier, Communications, créée en 1961 et dirigée par Edgar Morin, et Prospectives dans son numéro 9 de 1963, évoquaient les mêmes thèmes. Par ailleurs, ces analyses se trouvaient souvent associées à des recherches sur le développement des loisirs qui accordaient aux moyens modernes de communication de masse (comme le cinéma) un rôle important dans la diffusion de la culture. Joffre Dumazedier, qui avait antérieurement travaillé sur la télévision et la culture populaire, considérait ainsi que le loisir tendait «alors à devenir un fait de masse» (Dumazedier, 1963), ce qui favorisait l'accès à l'ensemble des biens culturels. Dans son livre Vers une civilisation des loisirs, paru en 1962, il considérait que le loisir apparaissait comme «un élément central de la culture vécue par des millions de travailleurs» (p. 17). Ces analyses n'accordaient plus qu'un rôle secondaire, explicitement ou implicitement, aux différences entre les classes sociales.

Que l'analyse des rapports des étudiants à la culture ait été envisagée comme une des réponses possibles à ces analyses sociologiques développées depuis la fin des années cinquante paraît probable. Dans Les Héritiers, Bourdieu et Passeron commencent en soulignant le rôle primordial de l'origine sociale dans les inégalités de scolarisation dans l'enseignement supérieur. Ils évoquent immédiatement après les inégalités sociales d'accès aux «biens culturels», en particulier dans «la fréquentation des musées et même la connaissance de l'histoire du jazz ou du cinéma, souvent présentés comme des "arts de masse"» (p. 32). On peut trouver un autre indice de cette hostilité à l'égard des analyses des «massmédiologues» dans un second article de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron paru dans Les Temps modernes en 1965, où les auteurs rappellent que leur recherche sur les étudiants contredit «une certaine sociologie [qui] tient les moyens modernes de communication [...] pour le véhicule principal des biens de culture, l'enseignement traditionnel ne transmettant plus qu'une culture vestigiale, coupée de la culture vivante. Or l'enquête sur les pratiques et les goûts culturels des étudiants a montré que l'érudition en jazz et en cinéma est très rare chez les étudiants et se rencontre surtout parmi les mieux adaptés à l'univers scolaire» (12). Par ailleurs, les analyses concernant l'autonomie d'une «culture juvénile» feront aussi l'objet de critiques d'autres chercheurs rattachés alors au Centre de sociologie européenne, comme Jean-Claude Chamboredon (1966), qui soulignera «l'illusion culturaliste » de ces analyses. Certaines des communications du colloque organisé, entre autres, par Pierre Bourdieu en 1965, reprises dans Le partage des bénéfices (1966), critiqueront implicitement les analyses évoquées précédemment qui souhaitaient mettre en évidence un «processus

(12) Bourdieu et Passeron (1965a, p. 445). Ce texte est une reprise d'un texte paru dans le Cahier n° 2 du Centre de sociologie européenne.

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d'homogénéisation des milieux sociaux». On peut d'ailleurs lire l'ouvrage de Darras (1966) comme une critique des analyses sociologiques en vogue depuis la fin des années cinquante, qui insistaient par exemple sur l'égalisation des revenus et des conditions économiques suite au progrès technique et à la croissance, sur le développement d'une civilisation des loisirs (Dumazedier, 1962), sur l'homogénéisation culturelle (Morin, op. cit.), sur la définition d'une nouvelle classe ouvrière dont les comportements perdraient leur caractère spécifique et se rapprocheraient de ceux des classes moyennes (Mallet, 1963). Les analyses présentes dans le livre de Darras s'opposaient aux analyses perçues comme culturalistes qui pensaient mettre en évidence les «traits culturels nationaux» (c'est-à-dire spécifiques) de la société française (Crozier, 1963) (13).

On remarquera que l'opposition entre ces perspectives sociologiques concurrentes renvoie en partie à des oppositions de générations scolaires n'ayant pas vécu les mêmes expériences sociales, aux biographies individuelles comme aux positions institutionnelles acquises au début des années soixante. Les analyses de type culturaliste ont été constituées par des sociologues dans un contexte intellectuel, social et politique différent de celui du début des années soixante. Des raisons biographiques et sociales permettent de comprendre leur point de vue. Ces sociologues, nés pour la plupart au début des années vingt, avaient été les témoins de changements économiques importants depuis 1945. Ils avaient assisté au passage d'une France appauvrie à la fin de la Seconde Guerre mondiale à celle du milieu des années cinquante caractérisée par la production et la vente de produits de consommation à grande échelle. Ils avaient assisté aussi au développement des moyens de communication de masse et une partie d'entre eux avaient effectué un ou plusieurs voyages aux États-Unis où ils y avaient trouvé des analyses constituées sur ces thèmes. Pour Bourdieu et Passeron, normaliens et agrégés de philosophie, originaires des fractions inférieures des classes moyennes, jeunes enseignants au début des années soixante, l'opposition aux chercheurs de la génération précédente était un moyen, parmi d'autres, de se faire une place dans la discipline (14).

Un dernier élément doit être pris en considération. Le développement des enquêtes de sociologie de l'éducation et de la culture du Centre de sociologie européenne a été facilité par l'arrivée dans ce centre de vacataires et de techniciens qui pouvaient être chargés des opérations de recueil des données, de

(13) Bourdieu et Passeron considéraient (14) L'opposition de Bourdieu et Passeron que ces travaux sur la France d'anthropologues à ces sociologues de la génération précédente américains, adoptant une perspective cultura- est aussi marquée par un rejet de la philosophie liste, reposaient sur des descriptions très du sujet et de l'engagement qu'ils pensent impressionnistes et caricaturales de la « culture percevoir dans leurs travaux. Ils l'expriment française». Ils reprochaient à certains socio- clairement dans leur article de 1967. Ils voient logues français, comme Michel Crozier, ainsi dans le travail de Touraine (en particulier d'adopter de manière implicite les schemes dans Sociologie de l'action) les traces de proposés par certains de ces anthropologues l'influence de Sartre et de sa philosophie de culturalistes. Voir Bourdieu et Passeron l'engagement. (1965b).

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codage et de traitement statistiques. Ce fait n'est d'ailleurs pas spécifique à ce centre. Il faut rappeler qu'à partir du milieu des années cinquante le nombre de techniciens de recherche croît au même rythme que le recrutement des chercheurs titulaires (15). Le début des années soixante est une période d'expansion des moyens financiers et humains consacrés à la recherche. Ces moyens budgétaires facilitent la mise en œuvre simultanée, dans un même centre et pour un même chercheur, de grandes enquêtes statistiques qu'il est difficile de réaliser seul. Ces moyens constituent donc souvent des opportunités pour relancer d'anciennes enquêtes, pour développer de nouveaux projets, et ils participent au développement des activités d'un centre de recherche. De nombreux sociologues ont ainsi commencé leur carrière, au début des années soixante, comme vacataire puis collaborateur technique, dont certains comme Monique de Saint Martin, Yvette Delsaut, Michel Eliard travaillaient sous la direction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron au Centre de sociologie européenne. Michel Eliard évoque ainsi son arrivée dans ce centre :

«Après l'obtention de ma licence de psychologie en 1961, j'ai commencé à chercher du travail, tout en m'inscrivant en thèse de 3e cycle avec Jean Stoetzel. J'ai obtenu des vacations dans plusieurs centres de recherche : chez Chombart de Lauwe, par exemple. Mais la période la plus durable a été au Centre d'études sociologiques, rue Cardinet, chez Joffre Dumazedier qui m'a engagé pour traiter, avec Marie-Françoise Lanfant, l'enquête sur les loisirs à Annecy. Alors qu'est-ce qu'on faisait ? Il y avait une division du travail. Moi, à ce moment-là je faisais surtout des tris de cartes perforées ; c'est avec cela qu'on travaillait à l'époque. Il y avait des mécanographes et on travaillait à la trieuse pour croiser les variables. Le contrat se terminant, j'ai cherché ailleurs et j'ai frappé à la porte du Centre de sociologie européenne, rue Monsieur Le Prince. Là j'ai eu la chance d'être reçu par Raymond Aron qui m'a dit : "Le CNRS m'accorde un poste de collaborateur technique." C'était un poste de technicien 1 В donc niveau licence à l'époque. Aron m'a dit : "Je veux bien vous prendre mais je n'ai pas grand-chose de précis à vous donner à faire." Il m'a chargé de quelques traductions puis il m'a adressé à Pierre Bourdieu qui dirigeait l'équipe de recherche sur l'éducation et la culture au CSE. Il y avait, entre autres, une enquête en cours sur la photographie qui a abouti à l'ouvrage Un art moyen. J'y ai travaillé un peu avec Denise Jodelet qui en avait la responsabilité. Mais à mon propos, Bourdieu a demandé à Passeron : "Qu'est-ce qu'on va lui donner à faire ?" Aron m'avait envoyé là et, apparemment, ils se sentaient obligés de me confier du travail. Passeron lui a, à peu près répondu, si ma mémoire est bonne : "II y a l'enquête sur les étudiants qui est dans le placard. Le traitement n'a pas donné grand-chose. Il pourrait retravailler là-dessus." Alors je me suis attaqué à tous ces questionnaires auxquels des étudiants de plusieurs facultés de Paris et de province avaient répondu et il en est sorti le Cahier n°l du CSE, "Les étudiants et leurs études". À partir de là, Bourdieu et Passeron se sont fortement investis pour développer l'exploitation de ces matériaux (au point qu'il y avait même des séances de travail de nuit chez Bourdieu) et cela a donné Les Héritiers en 1964.»

(15) Voir Vannier (1999, pp. 196-214) pour une analyse des moyens de recherche du Centre d'études sociologiques (CES) de 1946 à 1968.

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Les Héritiers et la sociologie de l'éducation : la question de la démocratisation

Les Héritiers occupent une place particulière dans la sociologie de l'éducation française. Le livre de Bourdieu et Passeron et les articles de Alain Girard, parus dans la revue Population dans les années cinquante et au début de la décennie suivante, ont contribué à focaliser la recherche autour de la question de «l'égalité des chances». Mais ces travaux n'ont en partie pas perçu la démocratisation de l'enseignement des années cinquante. Enfin, Les Héritiers se différencient, sur certains points essentiels, des études de l'iNED consacrées à cette question.

Les débuts de la sociologie de V éducation contemporaine et la question de la démocratisation

Le milieu des années soixante correspond au développement de la sociologie de l'éducation en France, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis. À la fin des années cinquante, les travaux anglo-saxons sur l'institution scolaire ne sont pas si nombreux. Aux États-Unis, la sociologie de l'éducation est une spécialité très marginale qui attire peu de chercheurs et d'étudiants (voir Gross, 1959). Quelques recherches sur les inégalités dans l'enseignement secondaire ont été entreprises en Grande-Bretagne à la fin de cette période mais le domaine reste aussi peu développé. Les ouvrages connus et marquants de la sociologie anglo-saxonne paraissent en fait au milieu des années soixante, après la parution des Héritiers, comme le rapport de Coleman et al. (1966) ou le livre de Blau et Duncan (1967). Dans les années cinquante et le début des années soixante, aux États-Unis, c'est principalement une perspective fonctionnaliste qui domine, où la scolarisation est envisagée par les élites cultivées comme un investissement nécessaire au développement économique du pays. Cette orientation productiviste, que l'on retrouve d'ailleurs en France à la même époque, s'accordait aisément avec une préoccupation égalitaire. En effet, les inégalités sociales en matière de scolarisation ne paraissent plus acceptables car elles sont associées à la «non-utilisation de talents potentiels». On comprend aisément que Bourdieu et Passeron n'aient pas puisé leurs références parmi ces travaux sociologiques. Parmi les sociologues de l'éducation anglo-saxons, les auteurs des Héritiers s'appuieront explicitement, dès 1964 dans leur ouvrage, sur les travaux de Bernstein, sociologue britannique. Celui-ci montre, dès le début des années soixante, que les différences de langage en usage dans les différentes classes sociales rendent compte des différences de réussite et de comportement à l'école. Les travaux de Bernstein (1959, 1960 et 1961) sont aussi cités dans le Cahier n° 2 du Centre de sociologie européenne centré sur le rapport pédagogique, mais principalement en note servant simplement d'appui à l'argumentation. Bourdieu s'appuiera aussi, dans certains de ses articles ultérieurs (Bourdieu, 1966, par exemple) sur les travaux de Kurt Lewin, psychologue américain, pour

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évoquer le rapport entre les aspirations des individus et leurs probabilités d'atteindre leurs objectifs en fonction de leurs succès ou de leurs échecs antérieurs. Cette question avait déjà fait l'objet de nombreux travaux aux États- Unis aussi bien dans le domaine de l'éducation que dans celui de l'étude de la délinquance (16). Mais Pierre Bourdieu avait évoqué ce problème dans ses travaux antérieurs sur l'Algérie, et il est possible qu'au début des années soixante, les referents de l'auteur soient en fait principalement français (l'utilisation des références anglo-saxonnes par Bourdieu n'apparaît qu'avec le développement des recherches en sociologie de l'éducation du Centre de sociologie européenne).

En France, la dénomination «sociologie de l'éducation» n'était pas utilisée dans les comptes rendus de recherches comme dans les rapports d'activités du Centre d'études sociologiques des années cinquante et il faut attendre 1961 pour la voir apparaître comme intitulé d'une rubrique confiée à Viviane Isambert-Jamati dans L 'Année sociologique. Les premiers travaux que l'on pourrait classer aujourd'hui sous la rubrique «sociologie de l'éducation» sont, en fait, ceux de Alain Girard publiés au milieu des années cinquante. Il s'agit d'une série d'articles qui analysent l'orientation des élèves des classes de fin d'études des écoles primaires (17). À ces articles, s'ajoute celui de Christiane Peyre (1959), paru dans un numéro de Recherches de sociologie du travail, « École et société » dirigé par Pierre Naville. Celui-ci avait, on le sait, fait paraître plusieurs ouvrages et articles sur l'orientation professionnelle dans l'immédiat après-guerre. L'étude de Peyre se présente comme une analyse de l'évolution des inégalités sociales de scolarisation depuis 1936. Elle cherche à évaluer l'importance de la démocratisation de l'enseignement secondaire au niveau des classes de sixième.

Les articles de Girard, comme celui de Peyre, concluaient à une démocratisation de l'enseignement secondaire pour la période de l'avant-guerre (entre 1936 et 1946), en particulier au niveau des classes de sixième. Pour la période suivante, celle de l'après-guerre, les articles de Girard, qui présentaient la part des enfants des diverses catégories socioprofessionnelles à ce même niveau d'enseignement, montraient clairement une stabilité du recrutement social (Girard, 1962). Comme le souligne Poignant dans son témoignage (Drouard, 1983, pp. 49-57), ces articles ont convaincu les hauts fonctionnaires de l'Éducation nationale de mettre en place le projet Billères concernant le tronc commun. Un point essentiel mérite ici d'être souligné. Seul le niveau sixième retenait l'attention des débats publics sur le développement de la scolarisa-

il 6) Voir par exemple, pour la sociologie Seine. La seconde enquête examine, à partir de l'éducation, les travaux de Reisman (1954). d'un échantillon national, l'orientation des II était connu que le rapport au temps dans élèves quittant l'école primaire avant la fin et à l'attitude en matière de scolarisation est la fin de la scolarité obligatoire, aux environs différent selon les classes sociales (L. A. Coser de 11-12 ans d'une part, et de 14 ans d'autre et R. L. Coser, 1963). part. La troisième s'intéresse aux enfants qui,

(17) Girard (1953, 1954 et 1955). malgré leur réussite scolaire à la fin des classes L'enquête publiée en 1953 porte sur l'orien- de l'école primaire, ne poursuivent pas leur tation des élèves des classes de fin d'études des scolarité et entrent dans la vie professionnelle, écoles primaires dans le département de la

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tion, et par conséquent, des hauts fonctionnaires et des statisticiens du ministère de l'Éducation nationale. Les seules statistiques dont les chercheurs pouvaient disposer pour la période avant 1958 concernaient uniquement les classes de sixième, en particulier celles des lycées. La période de l'après- guerre (1945-1958) était perçue comme caractérisée par une absence de démocratisation de l'enseignement secondaire. Il en va de même pour la période des réformes (1959-1963) pour lesquelles les articles de l'iNED publiés en 1963 analysent les causes de cette absence de démocratisation (INED, 1970). Les articles de l'iNED ainsi que Les Héritiers - dont les données portent sur le début des années soixante - seront utilisés dans les débats publics sur l'école pour montrer la persistance des inégalités sociales, alors que la réforme Fouchet se donnait en partie pour objectif de les réduire. Au début des années soixante, pour la plupart des sociologues, il était sans doute acquis que le système scolaire français n'avait nullement favorisé la démocratisation souhaitée, mais qu'au contraire, les inégalités sociales s'étaient maintenues depuis la guerre à tous les niveaux de l'enseignement secondaire (entendu au sens strict des classes de lycées classiques et modernes). Cette perspective était reprise dans les débats sur l'école comme le montrent clairement certains ouvrages de l'époque (Gogniot, 1963; Loi, 1962; Natanson et Prost, 1964) (18). Les débats syndicaux autour du tronc commun et de la réforme Fouchet, et la croissance de la scolarisation dans l'enseignement secondaire comme dans l'enseignement supérieur focalisaient l'attention sur la question de la démocratisation. Les études de l'iNED et les travaux de Bourdieu et Passeron ont contribué, avec ceux du groupe de Viviane Isambert-Jamati, à cette focalisation. L'étude des inégalités sociales de scolarisation devint alors un objet central des recherches en sociologie de l'éducation.

Cependant, trente ans plus tard, diverses études ont montré que la démocratisation de l'enseignement - au sens d'une réduction des différences de représentation des classes sociales à un niveau de scolarisation donné - au-delà des classes primaires fut réelle entre 1945 et le début des années soixante, et ceci à tous les niveaux d'enseignement du second degré (Prost, 1986; Briand et Chapoulie, 1997). Cette démocratisation s'est principalement réalisée grâce aux cours complémentaires, dont les effectifs étaient en forte croissance, mais qui n'étaient pas pris en compte dans les statistiques. La focalisation sur les classes de sixième des lycées et l'utilisation dans les enquêtes de catégories administratives ne permettaient pas de la percevoir. Dans le cas de l'enseignement supérieur, les inégalités sociales restaient particulièrement fortes. Elles étaient d'ailleurs bien connues depuis la fin des années cinquante. La part des étudiants d'origine ouvrière parmi l'ensemble des étudiants était, en 1961-

(18) Les deux premiers ouvrages sont au système scolaire français de conserver son rédigés par des membres du Parti communiste caractère de classe. Les trois ouvrages se français, le second par des membres du soen. retrouvent pour dénoncer la faible démocrati- Gogniot et Loi dénoncent les réformes scolaires sation de l'enseignement et proposent des de la Ve République comme étant le fait du solutions différentes pour y remédier, malthusianisme de la bourgeoisie, permettant

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1962, de 6,4%, soit environ 4,5 fois moins que celle des étudiants dont le père était membre des professions libérales ou cadre supérieur. Cependant, les données du Bureau universitaire de la statistique montraient que la part des étudiants d'origine ouvrière avait été multipliée par quatre en proportion entre 1939 et 1962. Elles révélaient aussi une forte croissance des fils d'employés et la diminution de la part des enfants de professions libérales, de chefs d'entreprises et de rentiers. Même si les inégalités sociales restaient très importantes, une analyse diachronique des parts respectives des différentes catégories socioprofessionnelles dans l'enseignement supérieur pouvait montrer une lente, mais certaine, évolution. Jean-René Tréanton (1965) regrettait, dans son compte rendu de? Héritiers dans Sociologie du travail, l'absence de perspective historique des auteurs et, par conséquent, la non- prise en considération de ces évolutions (19). À partir de ces différents éléments, on constate, rétrospectivement, un décalage entre la perception que les sociologues et les élites cultivés intéressés au fonctionnement de l'institution scolaire avaient de la démocratisation de l'enseignement (pour la période 1945-1963) et la réalité de celle-ci. Ceci s'explique probablement pour les uns - comme dans le cas des chercheurs de I'ined - par les limites du mode de recueil des données statistiques du service ministériel concerné et la focalisation sur les seules classes de sixième des lycées, pour les autres par l'absence de perspective historique.

Des perspectives différentes sur la scolarisation et l'institution scolaire

Même s'ils entendent montrer la persistance des inégalités sociales, les auteurs des Héritiers se différencient dans leur analyse de celles-ci de l'analyse de Alain Girard sur trois aspects essentiels : la relation de causalité utilisée pour expliquer les inégalités observées, la perspective adoptée pour

(19) Tréanton évoquait aussi d'autres moyenne plus élevé des étudiants dans cette problèmes. Il considérait que les contingents discipline. De même, ils s'attarderaient sur le des étudiants d'origine bourgeoise étaient piétinement des étudiants les plus défavorisés surestimés par plusieurs distorsions, en parti- dans leur cursus universitaire, mais ils laisse- culier par le fait que la catégorie sociale raient de côté l'explication du piétinement des d'origine était donnée dans l'ouvrage pour étudiants favorisés observable à partir de la l'ensemble des étudiants et non pour les seuls troisième année d'enseignement. Il est notable flux d'entrée, de sorte que ceux qui faisaient que dans l'appendice n° 1 des Héritiers les des études très longues apparaissaient d'autant premiers tableaux et graphiques présentent plus représentés. Il considérait, en fait, que les l'évolution de la scolarisation dans l'ensei- auteurs utilisaient toujours les statistiques dans gnement supérieur depuis le début du siècle le sens d'une volonté de validation de leurs (pour chaque université, puis selon le sexe et la hypothèses, sans jamais examiner d'hypothèses discipline), mais que les tableaux qui présentent concurrentes. Ainsi, selon lui, les auteurs ne la répartition des étudiants selon leurs origines tiennent pas compte du contexte de l'ensei- sociales n'adoptent pas cette perspective gnement de la sociologie en France à la fin des diachronique". années cinquante pour comprendre l'âge en

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analyser l'institution scolaire, et l'interprétation des données recueillies par des méthodes semblables (20).

Alain Girard avait régulièrement insisté dans ses différentes enquêtes sur l'importance de la réussite scolaire et de la volonté des familles pour expliquer l'orientation des élèves de l'enseignement secondaire. L'évocation de la réussite scolaire était parfois associée dans certains textes à la notion vague de « handicap familial ». Alain Girard a régulièrement souligné dans plusieurs de ces articles que les élèves de milieux sociaux différents étaient orientés, à réussite scolaire équivalente, selon les désirs des parents. La «volonté des parents» est ainsi régulièrement évoquée comme un facteur explicatif des différences d'orientation observées (voir, par exemple, Girard et Bastide, 1963). Les articles de Girard (signés par lui seul ou en collaboration) examinent toujours le rôle de la réussite scolaire dans l'orientation des élèves, puis les facteurs sociaux qui permettent de rendre compte des différences de réussite scolaire. Ils cherchent aussi à comprendre les orientations différentes d'élèves ayant une réussite scolaire comparable mais d'origines sociales différentes. Selon Bourdieu et Passeron, la «volonté des parents» ne pouvait être considérée comme un facteur explicatif. De leur point de vue, c'est à la fois l'origine sociale des élèves et l'institution scolaire par son fonctionnement propre qui déterminent les inégalités scolaires et sociales. Ceux-ci soulignent que le principal facteur à prendre en considération est celui de l'origine sociale et ils s'attachent à démonter les mécanismes par lesquels l'institution scolaire participe à la production et reproduction de ces inégalités. Ils n'examinent pas le cas d'élèves d'origines sociales différentes mais qui auraient une réussite scolaire identique. De leur point de vue, la réussite scolaire comme le comportement des familles ne peuvent être considérés comme des «facteurs» explicatifs (21). D'une manière générale, les chercheurs de l'iNED ont le souci d'examiner la part que pourraient prendre une

(20) II faut souligner que ces divergences professionnelle du père d'une part, et du d'analyses ne recoupent pas des oppositions niveau scolaire des parents d'autre part d'intérêts de carrière professionnelle. En effet, (pp. 171-172). Cette opposition concernant la Girard ne pouvait probablement pas apparaître place à accorder à tel facteur se retrouve à à Bourdieu ou Passeron comme un rival propos de l'influence que la dimension de la potentiel. Girard était nettement plus âgé et il famille pourrait exercer sur les scolarités, occupait déjà au début des années soixante une Ainsi, Girard et Bastide considèrent qu'une position professionnelle bien établie mais au « autre composante importante du milieu intersein d'un organisme mal considéré par certains vient encore dans l'orientation scolaire : la chercheurs en raison de son passé institu- dimension de la famille, elle-même très tionnel. Girard n'avait qu'une faible influence variable dans les différents milieux» (ined, sur les carrières, à l'inverse de Stoetzel dont le 1970, p. 111). À l'opposé, Bourdieu (1966) pouvoir dans ce domaine était important. Ces renverse le lien de causalité en indiquant divergences recoupent en revanche des diver- «qu'au lieu de voir dans le nombre d'enfants gences politiques. Girard était considéré plutôt l'explication causale de la baisse brutale du comme un « conservateur », pour reprendre les taux de scolarisation, il faut peut-être supposer termes de Paul Clerc lors d'un entretien qu'il que la volonté de limiter le nombre des m'a accordé. naissances et la volonté de donner une

(21) Les Héritiers ne contiennent que deux éducation secondaire aux enfants expriment, tableaux sur la réussite scolaire qui montrent chez les sujets qui les associent, une même l'influence sur celle-ci de la catégorie socio- disposition ascétique» (p. 332).

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pluralité de facteurs dans les inégalités sociales de scolarisation alors que les auteurs des Héritiers font de l'origine sociale le principe déterminant de leur analyse au détriment d'autres variables qui n'ont qu'un rôle secondaire. Ces auteurs ne s'appuient généralement pas sur les travaux de l'iNED (22).

Les analyses contenues dans Les Héritiers s'opposent à la perspective implicite des articles de Alain Girard sur un autre plan. L'une des préoccupations explicitement évoquée par celui-ci dans ses trois premiers articles du milieu des années cinquante, comme dans d'autres de ses études ultérieures, est de parvenir à une connaissance précise des facteurs qui déterminent les inégalités sociales de scolarisation dans l'optique de participer à la résolution d'un problème social. Celui-ci est défini comme la nécessité, en raison des besoins de main-d'œuvre qualifiée pour l'économie nationale, de permettre aux élèves «les mieux doués» de toutes origines sociales d'accéder aux niveaux d'enseignement les plus élevés. Cette perspective est proche d'un «fonctionnalisme technologique» développé dans le cadre des débats sur la démocratisation de l'enseignement au début des années soixante et de la planification. De plus, elle ne rejette pas totalement, comme le feront Bourdieu et Passeron, l'idée que les élèves puissent être différenciés en fonction de leurs «aptitudes» ou de leurs «dons». Bourdieu et Passeron adoptent une toute autre perspective. Les auteurs ne se limitent pas aux fonctions officiellement proclamées par l'institution elle-même ou les élus politiques, comme par exemple la fonction d'instrument de démocratisation, ou celle d'instrument de formation de la main-d'œuvre aux besoins économiques de la nation. Ils lui attribuent une fonction cachée. Ils proposent d'analyser l'institution scolaire à partir de ses fonctions en ne se limitant pas à celles qui sont généralement avancées par l'institution elle-même. Cet objectif était aussi présent chez Durkheim mais Bourdieu et Passeron ne se limitent pas à la fonction de socialisation et ils élargissent donc ce mode d'analyse en ouvrant ainsi de nouvelles pistes. L'analyse de l'institution scolaire en référence à ces fonctions cachées deviendra un aspect essentiel de la sociologie de l'éducation à partir du milieu des années soixante, y compris chez des auteurs qui ne se situent pas dans la théorie de Bourdieu et Passeron. Par là, ils accordent une autonomie spécifique à l'institution scolaire que l'on ne retrouve pas dans les analyses antérieures (23).

(22) Quand ils le feront ultérieurement scolarisation prolongée qui définissaient un (dans le cadre, par exemple, d'un article de « certain volume culturel » (Clerc, 1 964, Bourdieu paru en 1966 sur «l'école conserva- p. 159). Indépendamment des autres résultats trice»), c'est principalement l'article de Paul de Paul Clerc, ce résultat permettait simplement Clerc (1964), chercheur à I'ined, qui est retenu. d'apporter une confirmation empirique aux Celui-ci montrait, entre autres choses, que le analyses de Bourdieu et Passeron. revenu n'exerçait aucune influence sur la (23) II en découle une vision très différente réussite scolaire et, surtout, que l'action du de la démocratisation de l'enseignement et de milieu familial sur cette réussite était exclusi- la croissance de la scolarisation. Celle-ci est vement culturelle. Bien plus, ce n'était pas tant envisagée avec optimisme par les chercheurs de la possession du diplôme qui était ici détermi- I'ined qui soulignent les progrès accomplis nante, mais les dispositions acquises par une dans ce domaine au niveau de la classe de

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Enfin, une troisième différence apparaît entre les recherches de sociologie de l'éducation réalisées en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et Les Héritiers. Elle concerne le mode de traitement des données. Dans ses premiers articles, Girard s'attache uniquement à dégager les facteurs qui sont à l'œuvre dans le processus d'orientation des élèves des classes de fin d'études primaires : la profession du père, la taille de la famille, l'âge, le sexe, la valeur scolaire de l'élève, et à partir de l'enquête publiée en 1954, le caractère rural ou urbain de l'habitat. Les autres articles de Alain Girard, qui paraissent au début des années soixante, ne diffèrent pas fondamentalement, dans le mode de recueil des données comme dans le mode d'analyse et de rédaction, de ses trois premiers articles sur l'orientation des élèves (voir INED, op. cit.). L'ensemble des articles conserve un caractère empirique et descriptif affirmé sans référence à une analyse des rapports de classes dans la société ou dans l'institution scolaire. De même, l'étude de Christiane Peyre, qui est la première dans la « sociologie de l'éducation » à utiliser la nouvelle nomenclature des catégories socioprofessionnelles établie par I'insee en 1954, ne vise pas à caractériser globalement des rapports de classes concernant la scolarisation. Le code des catégories socioprofessionnelles est utilisé à des fins pratiques et empiriques de classement de la population pour examiner ce qui commençait à être considéré comme un problème social, celui de la démocratisation de l'enseignement secondaire. En fait, le travail de Peyre se présente comme une recherche qui veut simplement apporter des données empiriques, à partir de la classification de la population en catégories socioprofessionnelles, à la question de la démocratisation.

La constitution d'une nomenclature qui tentait, contrairement aux précédentes, de définir des milieux sociaux homogènes a été évidemment une étape décisive dans le développement d'enquêtes empiriques du type de celles des Héritiers. Les enquêtes de statisticiens ou de sociologues des années cinquante sont des études qui cherchent à saisir les différences internes d'une population donnée et les caractéristiques des groupes ainsi définis et leurs comportements spécifiques. De ce point de vue, elles diffèrent fondamentalement de certains des travaux de la période d'avant-guerre, comme l'étude de Goblot ou celle de Halbwachs, centrées globalement sur l'analyse des rapports de classe, ou des différences à l'intérieur d'une population, et pour lesquelles les statistiques n'apparaissaient pas dans le mode de rédaction (24). À partir des années soixante se développent les études qui prétendent analyser, de manière empirique, à partir de données statistiques, les rapports

(suite de la note 23) considérable du champ de leurs possibilités sixième. À l'opposé, Bourdieu et Passeron ont d'avenir» (p. 335). plutôt une vision pessimiste de la démocrati- (24) Voir Goblot (1967 [1925]); sation et des effets de la croissance de la scola- Halbwachs (1938). Évidemment d'autres risation sur celle-ci. Ainsi, le premier d'entre travaux de Halbwachs utilisaient de façon eux souligne dans son article de 1966 que «les importante les statistiques comme mode de statistiques globales qui font apparaître un recueil des données, mais ils ne se situaient pas accroissement du taux de scolarisation secon- aussi clairement que son étude de 1938 dans la daire dissimulent que les enfants des classes perspective d'une analyse des rapports de populaires doivent payer leur accession à cet classes, ordre d'enseignement d'un rétrécissement

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de classes. Les recherches de Bourdieu sont les premières en France à cette époque à vouloir concilier ces deux perspectives différentes (25). En effet, elles cherchent à rendre compte des rapports de classes dans l'analyse de rapports économiques (le salariat en Algérie) ou culturels (les étudiants, le rapport à l'art) en utilisant la terminologie des classes sociales héritée de la tradition marxiste. Contrairement aux études antérieures de sociologie de l'éducation, Bourdieu et Passeron se situent d'emblée dans une analyse des rapports de classes à l'institution scolaire. Mais cette analyse est fondée sur l'utilisation d'une taxinomie d'origine administrative, celle de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles de I'insee. La combinaison de ces deux perspectives est évidemment problématique (Briand et Chapoulie, 1985 ; Chapoulie, 1985). La manière dont est résolu ce problème dépend principalement à la fois du contexte sociopolitique de l'époque considérée et du contexte intellectuel. On peut remarquer, dans les premières recherches de Bourdieu, une tendance à substantifier les classes sociales à partir de quelques positions typiques dans les rapports sociaux et à considérer que les catégories socioprofessionnelles permettent de saisir les caractéristiques de ceux qui occupent ces positions (26).

L'analyse des données et l'apport des Héritiers à la sociologie française

Les Héritiers n'apparaissent pas seulement comme un livre original par sa réaction aux thèses en vue de son époque. Les auteurs proposent une analyse novatrice de l'institution scolaire. De plus, ils mettent en œuvre une définition de la sociologie qui, implicitement, différencie leur travail des recherches caractéristiques de la période antérieure. Cependant, avant d'analyser ces aspects, il convient d'examiner le mode de recueil des données adopté par les auteurs. Un point essentiel ressort de cet examen. Le livre ne repose que sur une partie des enquêtes réalisées par le Centre de sociologie européenne concernant les étudiants.

Le recueil des données d'un ensemble d'enquêtes variées

Le point essentiel ici est le caractère composite du rassemblement de la documentation. Les raisons de cette particularité tiennent probablement à deux facteurs. En premier lieu, le projet initial des auteurs était différent de

(25) Voir, par exemple, Bourdieu et al. héritée de la tradition marxiste. (1963); Bourdieu et Darbel (1966). On pourra (26) Voir Bourdieu et Darbel (1966); se reporter à l'appendice III de Travail et Bourdieu (1978, 1979) qui sont des exemples travailleurs en Algérie (Bourdieu et al., 1963, caractéristiques, me semble-t-il, de cette pp. 438-450) qui propose pour chacun des perspective. Il n'en ira pas toujours ainsi. On thèmes de l'enquête des tableaux statistiques, trouvera dans un autre texte (une conférence prenant pour variables les principales classes prononcée en 1989, voir Bourdieu, 1994) de cet sociales, qui sont à l'origine de l'analyse en auteur, une position très différente sur l'analyse termes de stratification sociale. Un court texte des classes sociales, qui s'oppose au mode de en conclusion présente une esquisse des classes pensée substantialiste. sociales en Algérie à partir de la terminologie

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celui d'une analyse globale des fonctions de l'institution scolaire, des inégalités sociales de scolarisation ou des rapports des différentes classes sociales à la culture. Ces dernières orientations, qui sont parfois présentées comme caractéristiques du travail de Bourdieu et Passeron, se sont sans doute progressivement dessinées au fil de l'ensemble des recherches empiriques menées par l'équipe de sociologie de l'éducation du CSE. Il s'agit ici d'une caractéristique fréquente des recherches empiriques en sciences sociales : le résultat final n'est pas connu d'avance et les orientations initiales sont progressivement reformulées ou abandonnées au gré de l'avancement des recherches. Peu à peu, de nouvelles orientations se dégagent. Ceci apparaît d'autant plus clairement que l'on dispose, comme ici, du produit fini (le livre publié) et des rapports qui le précèdent ou l'accompagnent, et qui ne se recoupent jamais totalement. En second lieu, la comparaison entre les diverses enquêtes menées par cette équipe du CSE, ou par Bourdieu en Algérie, avec celle sur les étudiants permet de constater, à l'évidence, que les pratiques effectives de recueil de données furent différentes. Les premières enquêtes sur les étudiants ont été effectuées dans le cadre d'activités pédagogiques (travaux d'étudiants) ou par les enseignants eux-mêmes dans le cadre de leur profession. À l'opposé, les autres recherches de ce groupe mettent en œuvre une division du travail dans le recueil des données et son analyse avec l'utilisation de collaborateurs techniques et de statisticiens. L'arrivée au Centre de sociologie européenne de chefs de travaux ou déjeunes chercheurs a favorisé la mise en œuvre de techniques de recueil des données assez comparables à celles des survey researchs, techniques introduites en France dans la seconde moitié des années cinquante avec les voyages de sociologues aux États-Unis, et les séjours de Lazarsfeld à Paris.

Les Héritiers sont la publication la plus visible d'un ensemble plus vaste d'enquêtes sur les étudiants réalisées, à partir de 1961, par l'équipe de Bourdieu et Passeron au sein du Centre de sociologie européenne. Six enquêtes principales ont été menées entre 1961 et 1964. Les Héritiers présentent les résultats de deux d'entre elles. Une première enquête a été réalisée au premier trimestre de l'année scolaire 1961-1962 sur les étudiants de philosophie et de sociologie des Facultés de Paris (où Passeron était assistant), Lille (où Bourdieu avait été nommé pour la rentrée universitaire de 1961) et Dijon (où enseignait Marcel Maget). Il s'agissait ici d'analyser le rapport pédagogique en centrant l'analyse sur la compréhension par les étudiants du discours de l'enseignant, sur leurs techniques de travail et la situation pédagogique. À cet effet, Bourdieu, Passeron et Maget avaient administré à leurs étudiants un test de vocabulaire, un questionnaire sur leurs pratiques de lecture, et un exercice où il s'agissait de dessiner la « classe idéale ». Les résultats furent présentés dans un rapport ronéotypé (non publié). Une analyse du rapport pédagogique, qui se fondait partiellement sur ceux-ci, a été publiée dans le Cahier n° 2 du Centre de sociologie européenne en 1965. Dans ce rapport, deux idées principales apparaissent clairement. Premièrement, à partir du test de vocabulaire, les auteurs constatent un décalage entre la langue parlée et comprise par les étudiants et celle des enseignants. Ils en concluent que «l'enseignement supérieur a forte-

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ment tendance à supposer un certain type de sujets récepteurs qui en fait ne constituent qu'une petite minorité du public véritable» (p. 18). Deuxièmement, ils constatent que les pratiques des étudiants en termes de lecture ou, plus largement, concernant la vie artistique, sont conditionnées par l'enseignement. Il en découle que «l'enseignement reste incontestablement le véhicule de culture le plus efficace sans que, contrairement à ce que l'on pourrait croire et à ce que l'on dit communément, les mass média aient pris le relais» (p. 32). On notera qu'il s'agit ici de deux idées importantes que l'on retrouve sous une forme à peu près comparable dans Les Héritiers mais qui, initialement, sont issues d'une enquête qui avait un objectif plus restreint, celui de l'analyse d'un rapport pédagogique considéré comme «détérioré» sous l'effet de la croissance de la scolarisation. Les auteurs, en effet, justifient leurs recherches par leurs préoccupations pédagogiques d'enseignants. Ainsi, ils évoquent «le fonctionnement anormal de l'Enseignement supérieur» à partir du constat de la «proportion très faible d'étudiants qui parviennent à terminer leur licence [comme] dans l'impression de malaise ou d'inquiétude que des conversations libres laissent apparaître chez les étudiants » (p. 4) (27).

Deux autres enquêtes semblent avoir été menées un peu plus tard. L'une portait sur «les étudiants et leurs études». Il s'agissait d'une enquête par questionnaires auprès d'étudiants de philosophie et de sociologie administrée à 479 personnes réparties sur six universités différentes. Cette enquête portait principalement sur les comportements scolaires des étudiants, leur carrière scolaire antérieure et leurs engagements politiques ou syndicaux en fonction de quatre variables : l'âge, le sexe, l'origine sociale, l'habitat (Paris ou la province, sans autre différenciation plus précise). Les questionnaires furent principalement administrés à des étudiants lillois et parisiens, dans les deux facultés où travaillaient Bourdieu et Passeron (ils représentent 57% de l'échantillon). Les étudiants administraient eux-mêmes les questionnaires auprès de leurs camarades. L'enquête était aussi un exercice pédagogique qui permettait de faire comprendre à cette cohorte d'étudiants, principalement issus d'origine populaire pour ceux de Lille, ce qu'était la sociologie. Plusieurs de ces étudiants lillois témoignent de la pédagogie de Pierre Bourdieu, qui leur semblait novatrice pour l'époque. Celui-ci parait avoir insisté sur la nécessité de faire réaliser des activités concrètes aux étudiants (exposés en cours, enquête de «terrain», passation de questionnaires pendant les cours). Cette méthode leur semblait très différente de celle qui prévalait dans de nombreux cours de la même faculté où l'enseignant se limitait principalement au cours magistral. Outre Lille et Paris (La Sorbonně) Bourdieu et Passeron ont obtenu le concours d'autres enseignants pour administrer les questionnaires de cette première enquête : François Bourricaud à Bordeaux, Paul Arbousse-Bastide à Rennes, Guy Vincent à Lyon, Paul de Gaudemar à

(27) C'est moi qui souligne. Plus loin, ils lumière car toute saine réformation devrait indiquent que « quel que soit l'enchevêtrement manifester son action sur plusieurs plans simul- de facteurs qui la conditionne, la détérioration tanément» (souligné par les auteurs, p. 4). Voir du rapport pédagogique dans l'Enseignement aussi, pour un point de vue identique : Emile supérieur français a suscité des habitudes, des Boupareytre (1964, p. 836), pseudonyme qui résignations (tant du côté de l'étudiant que de regroupe Bourdieu, Passeron, Reynaud et l'enseignant) qu'il est intéressant de mettre en Tréanton.

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Toulouse. Les questionnaires n'étaient pas administrés à un échantillon préétabli, les enseignants contactés ont simplement administré les questionnaires à leurs propres étudiants. Les résultats de cette enquête sont présentés dans la première partie («Les étudiants, l'École et les valeurs scolaires») du Cahier n°l du Centre de sociologie européenne publié en 1964.

L'autre enquête a pour sujet les étudiants et la culture. Elle avait pour objectif «d'essayer de saisir le décalage qui peut exister entre l'atmosphère culturelle dans laquelle vit l'étudiant et la vie culturelle que lui propose l'enseignement» (p. 44 du premier rapport où cette enquête est brièvement présentée comme étant en cours d'exploitation). Elle porte sur un échantillon plus important que la précédente. Pour atteindre des étudiants de disciplines différentes, Bourdieu et Passeron ont sollicité d'autres universitaires qui enseignaient en Lettres, dans d'autres sciences sociales, mais aussi en Sciences et en propédeutique en s 'appuyant en partie sur leur réseau de connaissances d'anciens normaliens de la rue d'Ulm (comme Paul Veyne, connaissance de Passeron, à Aix-en-Provence, Pierre Vidal-Naquet à Lille, Michel Serres à Clermont-Ferrand) : 637 étudiants ont ainsi fait l'objet de cette seconde enquête. Des questionnaires ont aussi été administrés à des «groupes témoins» assez divers comme 209 élèves de lycée (sans précision d'âge ou de niveau d'enseignement), 239 élèves en école de secrétariat, 70 éducateurs en stage, 48 élèves de Polytechnique auxquels il faut ajouter 39 étudiants d'une faculté de Droit de province et 63 étudiants d'une faculté de Sciences de Paris. Pour l'exploitation des questionnaires, ces deux derniers groupes ont été ajoutés aux 637 étudiants précédents. Les résultats de cette troisième enquête sont présentés dans la seconde partie du Cahier n°l du Centre de sociologie européenne. Les Héritiers reposent principalement sur ces deux dernières enquêtes.

Outre ces données recueillies par questionnaires, les auteurs indiquent dans leur livre de 1964 qu'ils s'appuient sur d'autres types de données. Ils utilisent les statistiques administratives détenues par I'insee et le Bureau universitaire de statistiques pour la période 1900-1963. Ces données présentent l'évolution du nombre d'étudiants par université, par discipline, l'évolution du nombre d'étudiantes à Paris et en province, l'évolution du taux de scolarisation dans l'enseignement supérieur, l'origine sociale des étudiants par discipline ainsi que l'origine sociale des étudiants des grandes écoles. De plus, les auteurs indiquent s'appuyer sur des monographies réalisées par eux-mêmes ou par des groupes d'étudiants constitués en Groupe de travail universitaire (GTU). Les sujets de ces monographies sont clairement présentés dans l'avertissement du livre (F interconnaissance chez les étudiants, l'anxiété devant les examens, le loisir chez les étudiants, l'étudiant vu par les étudiants, le groupe de théâtre antique de la Sorbonně et son public).

Trois autres recherches ont été réalisées en 1963-1964 : la première, dirigée par Marcel Maget, avait pour objet l'emploi du temps des étudiants ; la deuxième, dirigée par Guy Vincent, s'intéressait aux rapports pédagogiques entre étudiants et professeurs. Parallèlement, Jean-Claude Passeron, avec l'aide de Monique de Saint Martin, alors collaboratrice technique au Centre

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de sociologie européenne, réalisait une enquête sur les étudiants en médecine à la demande de l'Association d'étude pour l'expansion de la recherche scientifique (aeers). Seule l'enquête de Guy Vincent donna lieu à un compte rendu, publié dans le n° 2 des Cahiers du Centre de sociologie européenne. Celle de Marcel Maget ne fut pas exploitée : plusieurs témoins qui ont administré les questionnaires de cette enquête rapportent qu'il était difficile, compte tenu des conditions matérielles de l'époque, de traiter des données sur les emplois du temps détaillés des étudiants pour chaque heure de la journée et chaque jour de la semaine. Les résultats de l'enquête sur les étudiants en médecine furent présentés dans un rapport ronéotypé non publié.

Plusieurs anciens membres du CSE, qui ont collaboré à ces enquêtes, déclarent que celles-ci avaient un «caractère artisanal». Les étudiants de Sociologie étaient à la fois acteurs et sujets des enquêtes par questionnaires, comme ce fut par exemple le cas à Lille. L'absence de magnétophone ne facilitait pas la réalisation des entretiens. Par ailleurs, la passation des questionnaires était parfois rendue difficile par l'attitude des étudiants des facultés de Lettres (comme en Philosophie) pour qui ce type d'interrogations sur leur pratique ne correspondait pas à l'idée qu'ils pouvaient se faire de leur statut. La comparaison entre Les Héritiers et L'amour de l'art (pour lequel le recueil des données a été réalisé principalement en 1964) est intéressante. Bien que le mode de présentation des données soit semblable dans les deux livres, la comparaison suggère assez clairement que, dans le cas du second, la méthodologie mise en œuvre est très différente, même si le mode de recueil des données est similaire (il s'agit dans les deux cas d'enquêtes par questionnaires). L'enquête principale sur la fréquentation des musées a été réalisée à partir d'un «plan de sondage» élaboré par Alain Darbel (statisticien à I'insee) sur un échantillon du public de 21 musées français. Le questionnaire de cette enquête a été administré à 9226 personnes. D'autres enquêtes (14 au total) ont été exploitées, réalisées principalement par questionnaires - avec des effectifs assez importants - et parfois à partir d'entretiens approfondis. Par ailleurs, ce travail avait fait l'objet d'une «pré-enquête au musée de Lille auprès de 250 personnes». L'enquête concernant L 'amour de l'art a bénéficié de subventions du ministère de la Culture qui financent plusieurs recherches sur ce sujet à l'éçoque. Ces subventions permettaient de réaliser une enquête à grande échelle. A l'opposé, les enquêtes sur les étudiants du CSE n'ont bénéficié d'aucune subventions. Les questionnaires n'ont pas été administrés à des échantillons représentatifs de la population étudiante, mais à des «échantillons aléatoires ou raisonnes» (pour reprendre l'expression des auteurs) constitués en fait à partir de leur réseau de relations. La particularité des Héritiers, par rapport aux autres ouvrages de Bourdieu (en particulier Bourdieu et al., 1963 ; Bourdieu et Darbel, 1966) apparaît assez nettement à l'examen du recueil des données (28). Ce livre repose sur une documentation principale-

(28) En effet, l'enquête sur les travailleurs annexes dans chacun de ces deux ouvrages algériens et celle sur l'art reposent sur des examinent la représentativité de l'échantillon, questionnaires administrés à grande échelle à présentent le «plan de sondage» et, de façon un échantillon raisonné d'une population. Des détaillée, la méthodologie adoptée.

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ment statistique qui était le type de données le plus fréquemment utilisé dans les recherches de sociologie à partir de la fin des années cinquante. Cependant, il diffère sur ce point des autres ouvrages de l'auteur par le caractère moins systématique et très «artisanal» du recueil de la documentation. Les démarches sur lesquelles sont fondées les enquêtes sur les étudiants sont plus empiriques, plus disparates (29).

Le mode d'analyse des données

Les recherches effectuées par les sociologues à partir du milieu des années cinquante, principalement dans le cadre du Centre d'études sociologiques, adoptaient un mode de recueil des données assez uniforme. La documentation était recueillie surtout à partir d'entretiens et de questionnaires. Par rapport aux monographies réalisées au début des années cinquante, celles-ci négligent la dimension historique des faits sociaux étudiés (Chapoulie, 1991). L'idée de variable apparaît dans toutes ces monographies et Chapoulie signale que, pour certaines d'entre elles, les auteurs insistent sur la vérification systématique d'hypothèses. La démarche statistique apparaît comme le principal instrument de la preuve. Le mode de rédaction de ces monographies laisse une place importante à la présentation de tableaux statistiques et de graphiques accompagnés de leurs commentaires. Les Héritiers ne diffèrent pas en ce qui concerne le mode de rédaction de ce groupe de monographies réalisées à partir du milieu des années cinquante. Comme pour les ouvrages antérieurs de Bourdieu (Bourdieu et al., 1963 ; Bourdieu et Sayad, 1964), une partie conséquente de l'ouvrage est consacrée à la présentation, en annexe, de données statistiques administratives ainsi que de certains tableaux statistiques et graphiques issus de l'exploitation de l'enquête par questionnaires. À s'en tenir au mode de recueil des données et, en partie, au mode de rédaction du compte rendu, Les Héritiers paraissent n'introduire aucune innovation particulière par rapport aux études antérieures. Cela peut illustrer que, pour les auteurs, ce mode de recueil des données semblait aller de soi. La démarche quantitative et l'analyse statistique des résultats étaient devenues des normes qui s'imposaient aux chercheurs comme instrument de preuve et de scientifï- cité. Par ailleurs, cette démarche était compatible avec la «rupture épistémo- logique» évoquée plus haut, en prétendant construire un savoir qui n'était pas fondé uniquement sur les perceptions ou les représentations des individus objets de l'enquête. De ce point de vue, L'amour de l'art, qui présente bien une analyse quantitative de la fréquentation des musées et des connaissances

(29) L'impression du caractère artisanal du l'origine des ressources des étudiants de Philolivre est renforcée lorsque l'on compare les sophie paru dans le livre (tableau 2.1, p. 144, tableaux présentés en annexe à ceux présentés édition 1979) et le tableau sur le même thème dans le Cahier n" 1 du Centre de sociologie du cahier n° 1 (tableau 4.8, p. 54). La part des européenne dont ils sont issus. On observe étudiants de Philosophie, fils d'artisans et quelques modifications mineures dans certains commerçants, qui reçoivent une aide de leur tableauficax (moditions des arrondis des famille (sur l'ensemble des étudiants origi- pourcentages présentés) ou des modifications naires de cette csp) est ainsi passée de 27% plus surprenantes comme le montre, par dans le cahier à 22% dans le livre, exemple, la comparaison entre le tableau sur

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artistiques des publics, s'oppose au discours sur l'expérience subjective de l'art. On remarquera cependant que pour Les Héritiers, la documentation repose, comme on Га vu, sur des données recueillies par les enseignants eux- mêmes ou par les étudiants. Ce n'est donc pas tant par le mode de recueil des données que l'ouvrage entend rompre avec les représentations sur les pratiques étudiantes, mais plutôt par l'analyse sociologique de celles-ci.

C'est au niveau du mode d'analyse des données que le livre de Bourdieu et Passeron introduit une innovation par rapport aux études antérieures. Les monographies réalisées par les chercheurs en sociologie au cours des années cinquante, si elles diffèrent selon le mode de recueil des données, ont en commun de conserver un caractère assez descriptif. Elles sont relativement peu conceptualisées. Elles suivent le modèle de la recherche empirique défini par Lazarsfeld. Ce modèle était développé en France par Stoetzel qui privilégiait un modèle de recherche empirique très positiviste et hostile à la tradition durkheimienne, qu'il jugeait éloigné du terrain (Blondiaux, 1991). Les séjours fréquents de Stoetzel aux États-Unis (neuf entre 1937 et 1958) et ses contacts réguliers avec Lazarsfeld l'avaient conduit à privilégier les démarches quantitatives et à développer en France, en particulier au sein de I'ifop, les techniques des sondages. La principale caractéristique de la plupart de ces études fondées sur l'enquête par questionnaire était de considérer les données à leurs valeurs faciales. Les réponses des personnes interrogées étaient tenues pour être une expression fidèle de leurs jugements ou un compte rendu exact de leurs activités ou de leurs comportements. Bourdieu manifestait une claire hostilité pour ces recherches empiriques et « positivistes » dénuées à ses yeux d'ambition théorique (30). Dans Les Héritiers, des extraits d'entretiens ou de réponses aux questionnaires sont parfois présentés pour leur contenu infor- matif immédiat. Ils ont alors un statut d'illustration du comportement réel des étudiants. Mais plus fréquemment, les extraits d'entretiens sont présentés comme masquant un comportement effectif contraire. Les auteurs ne se limitent pas à une simple présentation du point de vue des étudiants, ils ajoutent en fait un sens particulier aux réponses obtenues par les entretiens ou les questionnaires. Pour Bourdieu et Passeron, il n'existe pas de questions et de réponses neutres et il ne faut pas croire qu'un questionnaire, même composé uniquement de questions fermées, garantit l'univocité des réponses (31). La relation d'enquête est toujours une relation sociale. Dès lors, les auteurs des Héritiers soulignent qu'il n'existe pas de données immédiates, celles-ci sont construites par le chercheur.

* * *

(30) Pierre Bourdieu indique ainsi : «Je ne (Bourdieu, 1987, p. 30). réagissais pas moins contre l'empirisme micro- (31) On trouve dans Le métier de socio- phénique de Lazarsfeld et de ses épigones logue une critique du positivisme construite européens, dont la fausse impeccabilité techno- autour de ce problème. Voir Bourdieu, logique cachait une absence de véritable Chamboredon et Passeron (1983 [1968], en problématique théorique, génératrice d'erreurs particulier, pp. 61-70). empiriques, parfois tout à fait élémentaires. »

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L'analyse du contexte social, politique et intellectuel du début des années soixante suggère que l'élaboration d'un livre de sciences sociales renvoie en fait à une pluralité d'éléments hétérogènes qui peuvent se combiner de manière variée. Dans le cas étudié, j'ai évoqué entre autres les éléments suivants : le contexte social et intellectuel de l'époque; l'opposition de chercheurs de générations différentes qui, pour des raisons biographiques, n'ont pas les mêmes perceptions de la société ; la situation de la discipline, en pleine croissance au début des années soixante (augmentation du nombre d'étudiants, emploi de nombreux vacataires de recherches) ; les conventions en matière de mode de recueil des données et de traitement de celles-ci ; les innovations introduites par certaines institutions pour l'analyse des données ; les «modèles» ou les «referents» des auteurs.

J'ai indiqué que l'ouvrage proposait un mode d'analyse des données différent de celui en vigueur dans la période antérieure, à partir pourtant d'un mode de recueil de la documentation très conventionnel dans les années soixante. En tentant de ne pas prendre toujours les réponses aux questionnaires ou aux entretiens à leur valeur faciale, les auteurs s'opposent à ce qu'ils pensent être l'une des caractéristiques principales du positivisme. Ils adoptent un rapport aux données différent de celui qui prévalait dans la période antérieure. De plus, ils assignent comme principal objectif à la sociologie l'établissement de relations stables pour un ordre de phénomènes donnés, associé à l'intention de dégager une ou quelques caractéristiques essentielles de cet ordre.

Le livre de Bourdieu et Passeron apparaît rétrospectivement avoir eu un rôle dans l'évolution de la définition de la sociologie qui s'établit dans les années soixante, et ceci d'autant plus qu'il a connu un succès public d'assez longue durée. En effet, par le sujet abordé, il pouvait être perçu par les enseignants comme un ouvrage susceptible d'intéresser directement les étudiants. Le contexte social et politique lors de sa parution est très favorable à sa diffusion : débats publics sur l'Université, revendications étudiantes et militantisme au sein des GTU, utilisation de l'ouvrage par les organisations syndicales étudiantes et les partis politiques de gauche, à partir de la fin des années soixante, à des fins de justifications de leurs propres analyses de l'institution scolaire (32). Ces éléments contribueront à sa notoriété mais aussi aux interprétations ultérieures du livre.

Philippe MASSON

Université de Picardie Jules Verne Chemin du Thil 80025 Amiens cedex 1

GITE-Université de Paris VIII 2, rue de la Liberté 93526 Saint-Denis cedex

(32) L'analyse du succès public des laissés de côté dans le cadre de cet article. Ils Héritiers et la place de l'ouvrage dans une font l'objet d'un autre compte rendu de nouvelle définition de la sociologie qui s'établit recherche, dans les années soixante sont les deux aspects

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