Loft Stories, article du quinzomadaire en liberté Society

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  • 8/18/2019 Loft Stories, article du quinzomadaire en liberté Society

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    Onze participants enfermés 24 heures sur 24 sousl’œil de 26 caméras dans un décor de sitcom: tel est le pitchdu programme télé qui a rendu folle la France au printemps2001. Quinze ans plus tard, alors que la descente aux enfersde certains candidats a fait les choux gras de la presse etque la télé-réalité est partout sur les écrans, que reste-t-il deLoft Story? Une révolution. PAR PIERRE BOISSON ET MARC HERVEZ

    UP & DOWN

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    ur leurs agendasrespectifs, la

    date est cochéedepuis quelques

    semaines déjà.Peut-être même

    depuis plusieurs

    années. Le 26 avrilprochain, Alexia

    Laroche-Joubert etThomas Valentin ontprévu de déjeuner

    ensemble, “comme deuxvieux anciens combattants qui se retrouvent

     pour évoquer les souvenirs, sourit celle quivient d’être nommée à la tête d’AdventureLine Production –qui produit entre autres

     Koh-Lanta et Fort Boyard . C’est quand mêmeune date importante, on a vécu une histoireextraordinaire.”  Ce que la productrice deprogrammes destinés au petit écran et lenuméro deux du groupe M6 ont à célébrer

    est, de fait, un anniversaire pas comme lesautres: les 15 ans d’une émission de télé pascomme les autres. Celle qui, avec ses onzeparticipants (treize en tout, David et Delphineayant été remplacés) enfermés 24 heuressur 24 sous l’œil des caméras, son décormodulaire préfabriqué installé sur un parkingde la Plaine Saint-Denis, sa succession deséquences cultes (Van Damme et son “arrêtezles claquements, merde!”), de dialogues d’unevacuité intégrale ( “Je n’arrive pas à faire lamayonnaise quand j’ai mes règles”  ) ou encored’expressions devenues la marque de fabriquedes programmes du même type ( “J’ai décidéde quitter l’aventure”, “Je suis quelqu’un decash”  ), a marqué les débuts de la télé-réalité

    dans l’Hexagone. “Autant le dire tout de suite,il y a un avant et un après Loft Story” , prévientSébastien Zibi, qui travaillait comme monteursur l’émission. Pourtant, au printemps 2001,Thomas Valentin est loin de se douter quel’adaptation française du concept néerlandais

     Big Brother est partie pour changer le visagede la télé nationale. Il n’en a même pasl’ambition: “On savait que ça avait marché dansd’autres pays, mais c’est la seule garantie quel’on avait” , explique-t-il. La petite chaîne quimonte lançant une nouvelle émission avec des

    Légende62

    anonymes face au “policier du jeudi” de TF1?Après tout, M6 avait déjà tenté d’innover enmettant à l’antenne un magazine économiquele dimanche soir et des sitcoms tous les

     jours à 20h –là où tout le monde diffusaitrespectivement un film et son JT– sans queça ne la fasse basculer dans une nouvelle

    dimension. “La presse en avait très peu parléavant que ça ne commence” , rappelle d’ailleursAlexia Laroche-Joubert. La foule présentedehors le soir de la première pour accueillirles mystérieux lofteurs à leur descente delimousine, et qui se pointera ensuite tous les

     jeudis à la sortie du bâtiment dans l’espoird’apercevoir l’éliminé de la semaine? “Dès ladeuxième semaine, c’était blindé de mondedehors, rembobine Jean-Louis Cap, réalisateurattitré de tous les prime times. Mais pourla première, sur les plans larges en extérieur,on voyait bien qu’il n’y avait personne. On adû prendre des figurants. Je crois qu’il y avaitmême des employés de la prod’ dans le public.” 

    Vrai. Ce jeudi 26 avril, aux alentours de 20h50,soir de la première, tout le monde serre unpeu les fesses. Thomas Valentin est monté àla Plaine Saint-Denis pour l’occasion –il enfera de même tous les jeudis soirs jusqu’à lafinale. Planté derrière l’équipe de réalisation,c’est depuis le car régie qu’il voit Loana,Steevy, Kenza et les autres débouler sur leplateau de Benjamin Castaldi, entrer dans leloft et se lancer dans une soirée spiritisme.“M6 n’avait même pas 15 ans. À l’époque, elledevait faire 10-12% de parts de marché , relateJean-Louis Cap. Je m’en souviens très bien,derrière moi, Thomas Valentin s’est tournévers Stéphane Courbit et a prononcé cette

     phrase: ‘Franchement, si on fait 15, on estles rois du monde.’ On a fait 30. Le point dedépart de quelque chose de fou.”  Trente pourcent? Une mise en bouche, tout au plus, tantl’émission va cannibaliser l’audience pendantdeux mois et demi. Quinze jours plus tard,le prime du Loft réunit onze millions detéléspectateurs, ce qui représente plus de37% de parts de marché. À 23h12, le 5 juillet2001, soir de la finale, 11,7 millions de Françaissont branchés sur M6 pour assister autriomphe de Christophe et Loana, “soit 76%

    du public présent devant la télé à ce moment-là. Parmi eux, plus de deux tiers des 15-24 ansde tout le pays” , appuie Thomas Valentin.La quotidienne, elle, attire 50% des ménagèresde moins de 50 ans, si bien que M6 décide au

     bout de deux semaines de la reculer d’uneheure, pour la mettre à 19h, face au Bigdil de

    TF1, qui domine alors la case tant convoitéed’access prime time. “Je rentrais chez moiaprès ma journée de taf. Comme il faisaitbeau, je passais sous des fenêtres ouvertes.

     J’entendais partout la musique de la séquenceque j’avais montée le matin même. La Franceentière regardait” , confie Cyril Zurbach, quiassurait le montage du flux 24h/24 pourla quotidienne et à qui des journalistes ontproposé “jusqu’à 60 000 francs, pour faire

     fuiter des cassettes”. Le lendemain du fameuxépisode du coït dans la piscine –survenu dès letroisième soir–, 100 000 abonnés du bouquetTPS raquent 70 francs pour avoir un accèspermanent au canal qui diffuse ce qui se passe

    dans les 225 mètres carrés d’appartementet les 380 mètres carrés de jardin. “Quand je voyais des potes, ils ne me parlaient quede ça, ils voulaient savoir comment baisait

     Loana, en gros. Le lendemain de ‘la piscine’,un vieil ami installé aux États-Unis m’appelledepuis New York, intrigué : ‘Mais c’est qui ceJean-Édouard?’” , raconte Benoît Chaigneau,

    aujourd’hui chroniqueur chez StéphaneBern mais à l’époque membre d’un destrois binômes de story editors, commeon appelle ceux qui, depuis leur poste decommandement où est retranscrit sur24 écrans le contenu filmé par chaque caméra,décident quel faisceau envoyer sur le canalde TPS et sur le net. Sans prévenir, le Loft est partout, et dans toutes les conversations.Dans Entrevue, à la machine à café, dans lemétro, dans les amphithéâtres, dans les cours

    de récréation… Fraîchement sortis, Aziz etDelphine iront monopoliser l’attention desphotographes sur le tapis rouge en pleinfestival de Cannes. Qu’elle plaise ou répugne,l’émission fascine. “Des femmes de ménagem’ont raconté qu’elles ont parlé à leur patron

     pour la première fois grâce au Loft , lorsque toutle monde se retrouvait en salle de pause pourregarder” , témoigne Kenza. Après la finale,lofteurs, producteurs et techniciens quittentla Seine-Saint-Denis pour se rendre en boîtede nuit près de la place de l’Étoile, à Paris,où les attendent des VIP comme Smaïn ou

     Yannick Noah. “On était les Beatles. Sur le

    “La première semaine, iln’y avait personne. On a dûprendre des figurants. Jecrois qu’il y avait même des

    employés de la prod’ dansle public” Jean-Louis Cap, réalisateur

    “Le propriétaire de la Renault Méganegarée devant l’abri pour Caddies est prié

    de déplacer son véhicule.”

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    Le onze de départ: Kenza, Delphine, Loana, Julie, Laure, et ci-dessous,Christophe, Steevy, David, Jean-Édouard, Aziz et Philippe.

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    trajet, on était escortés par des flics, des mecsse penchaient par les fenêtres pour nous voir,se rappelle Chaigneau. L’avenue de la Grande-

     Armée était noire de monde. Là, on s’est renducompte que ‘nos’ candidats nous échappaient.”

    M6 contre TF1

    Du côté de TF1, forcément, l’ambiance estmoins à l’euphorie, d’autant qu’une bonnepartie des équipes du Loft sont des anciensd’ Exclusif , l’émission qui traite de l’actu desstars et qui passe aux alentours de 18h surla première chaîne –dont Alexia LarocheJoubert, qui en était la rédactrice en chef.Logique: Exclusif  est produite par CaseProductions, la boîte de Courbit et Arthur,rachetée par… Endemol en 98. “J’ai clairementcommis un infanticide. J’ai quitté une équipeque j’avais moi-même montée pour chapeauterun truc qui s’est retrouvé en face et a pristoute l’audience, avoue Laroche-Joubert

    avec le recul. C’était compliqué. Quand jeles recroisais, je baissais un peu la tête .”  Benoît Chaigneau confirme: “Les ancienscollègues nous en voulaient un peu. À TF1,

     Le Lay avait ordonné que l’on coupe le fluxde M6 car les gens ne foutaient plus rien, ilsregardaient le Loft.”  Le patron breton, telun Émile Zola qui s’ignorait, ira même plusloin en publiant une tribune dans Le Monde du 11 mai 2001. Un texte plein de motsclés savoureux ( “déontologie”, “morale”,“dignité humaine” ou encore “sous-produitpornographique”) dans lequel il accuse sonconcurrent d’avoir importé l’équivalent de

     Big Brother en France, rompant ainsi unpacte implicite entre les deux chaînes: celui

    de ne pas s’adonner à la trash TV . “Sauf queTF1 avait déjà acheté Survivor , qui allaitdevenir Koh-Lanta. À partir de là…”  se défendThomas Valentin. La lettre ouverte de Le Layfait écho à la controverse lancée par lesanti- Loft dès le début de l’aventure. Entreceux qui déposent des poubelles devant

    l’entrée de l’appartement et les activistesqui veulent libérer les poules du jardin, leservice de sécurité à fort à faire, pendantque le département com’ doit éteindre desincendies en permanence. Par posture ou parsincérité, nombreux sont les intellectuels,artistes ou éditorialistes à vomir le concept.

    “Ma fille était au lycée. Peu après le début del’émission, son prof de philo a pris la paroledevant toute la classe pour dire aux élèvesqu’une manifestation anti-Loft était organisée,et qu’il fallait y aller” , dévoile une responsablede la production alors qu’une autre, coupablede travailler à l’avilissement du téléspectateur,

    ironise sur “la lettre de rupture d’amitié qu’unami artiste bobo [lui] avait rédigée” . Pire, lalégitimité de l’émission s’immisce dans ledébat politique alors que tous les médiasgénéralistes traitent le sujet. “C’est la première

     fois que la télé de divertissement faisait l’objetd’investigations, au même titre que des affairesd’État, financières ou politiques, hallucineencore aujourd’hui Alexia Laroche-Joubert.

     Des gens nous espionnaient, nous volaient descassettes, passaient en caméra cachée. VSD a même sorti une photo d’une pièce qui était

     fermée.”  Jack Lang est alors l’un des seuls

    à prendre la défense du Loft. “Ce qui m’achoqué, resitue aujourd’hui l’ancien ministrede la Culture, c’est le festival d’hypocrisie quis’est déchaîné. Il y a quand même beaucoup deculs-serrés et de vierges effarouchées. Je ne dis

     pas que c’était forcément ma tasse de thé, maisc’était un phénomène de société qui ne pouvait

     pas laisser indifférent. Il y avait une tentative

    de nouveau langage.”

    Le Lay, lui, avait quelques bonnes raisonsd’avoir les nerfs. Il s’en est fallu de peu pourque ces audiences faramineuses atterrissentsur son antenne. Intermédiaire de Johnde Mol (papa de Big Brother et fondateurd’Endemol) sur le sol français, StéphaneCourbit propose d’abord son programme àson interlocuteur privilégié: TF1 –rappelonsqu’il est associé à Arthur et produit La Fureur ou Les Enfants de la télé , entre autres. Maisle directoire de TF1 n’ose pas se mouiller:les risques en termes d’image et d’audiencesont trop importants. “Avec le recul, une

    telle émission ne pouvait être lancée que par un challenger” , note Laroche-Joubert.En novembre 2000, s’opère une longue nuitde palabres aux Pays-Bas entre le duo ThomasValentin/Nicolas de Tavernost d’un côté etle camp John De Mol de l’autre. “Il sortait dela clinique de chirurgie esthétique, le premiertruc qu’il nous a dit, c’est: ‘Je viens de mefaire retendre les paupières’, rigole ThomasValentin. Cela dit, c’est un négociateur hors

     pair. C’était très violent. Une partie de pokermenteur qui n’en finissait pas.”  D’autantqu’à ses côtés, ce soir-là, se trouve StéphaneCourbit qui, s’il est particulièrement motivé

    à l’idée d’adapter Big Brother en France –iln’hésitera pas à faire les lits du Loft le soir dupremier prime à un quart d’heure de la prised’antenne–, n’en reste pas moins un hommed’affaires redoutable. “Il y a quand même unelégende qui dit qu’il avait réussi à vendre à

     Le Lay et Mougeotte tous les primes de tous

    les vendredis et samedis soirs, sans mêmeleur dire ce qu’il allait faire comme émission” ,rapporte Jean-Louis Cap. Le deal entre lesdeux parties est finalement scellé juste avantNoël. Seulement, cela signifie qu’il ne resteque quatre mois pour monter un programmede toutes pièces. D’autant que M6 ne veutpas d’un pâle copier-coller mais préfèreadoucir le concept, le franciser et lui apporterune touche “quali”. “ Big Brother, ça fait très

     Europe du Nord, très sombre. Très Derrick ,quoi” , s’amuse Laroche-Joubert. D’où lescouleurs acidulées des décors et de l’habillage

    qui, surtout quand il s’agit de mettre envaleur une bande de jeunes qui passent leurtemps à discuter, ne sont pas sans doter le

     Loft d’un petit côté AB Productions, dont lessitcoms ont disparu des écrans à peine troisans plus tôt. Pour remporter cette coursecontre la montre, Endemol France mise sur unmonstre à deux têtes: celles d’Alexia Laroche-

    Joubert qui, nommée chef de projet, rapatrieune partie des effectifs d’ Exclusif , donc, etd’Angela Lorente, intronisée rédactrice enchef et responsable du casting. “Un binômeultracomplémentaire, entre elle, qui incarne lamovida des années 70, et moi-même, on ne va

     pas se mentir, la bourge, résume celle que lemilieu surnomme ‘ALJ’. Ça nous a permis deréunir une équipe d’horizons très différents:des gens du documentaire, du cinéma, un typequi faisait l’aventurier avec Stéphane Peyron

     pour Canal…”  Ainsi, au milieu de tout ce beaumonde, trône par exemple Anne-ValérieJara, une ex-journaliste passée par l’ Actuel de Jean-François Bizot et qui logeait à

    l’époque aux Frigos –un ancien entrepôtferroviaire parisien transformé en site decréation artistique. “Je venais de réaliser undocumentaire en Équateur sur mon grand-pèrede 90 ans. Je n’avais jamais entendu parlerdu mot télé-réalité avant d’intégrer l’équipe” ,relate l’ancienne story editor du Loft.Rien ne prédestinait non plus AngelaLorente à s’affirmer comme la papesse de latélé-réalité qu’elle est devenue par la suite– on lui doit Greg le millionnaire ou encore l’Îlede la tentation. Un an plus tôt, la Barcelonaised’origine travaillait pour Mireille Dumas, ellesignait depuis huit ans des reportages “tantôt

    “Des femmes de ménage m’ont raconté qu’elles ontparlé à leur patron pour la première fois grâce au Loft,lorsque tout le monde se retrouvait en salle de pausepour regarder” Kenza, candidate

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    lourds sur des orphelins ou des prostituées,tantôt rock’n’roll sur le porno” . Et un beau jourd’été 2000, l’animatrice de Bas les masques souhaite consacrer le premier épisode de safuture émission Vie privée, vie publique à unnouveau concept de programme apparu unpeu partout en Europe mais qui tarde à arriveren France: la télé-réalité. “Elle me confie la

    réalisation d’un 26 minutes, révèle Angela, quise déplace donc en Espagne vers juin-juillet,où est en train de s’achever la première saisonde Gran Hermano. Je suis partie avec tousles a priori négatifs du monde. Ma fille, qui

     passait des vacances chez ses grands-parents,me disait: ‘Mais non, tu comprends rien, c’estsuper.’”  Une fois sur place, elle découvre unpays scindé en deux. “J’ai rencontré tout lemonde: producteurs, candidats, sociologues,des philosophes qui se réunissaient dans descafés pour débattre… Certains trouvaient ça

     génial, d’autres que c’était un scandale. C’enétait arrivé à un niveau délirant, ils sont allés

     jusqu’à demander au roi ce qu’il en pensait.

     Je regardais des émissions mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi ça cartonnait.”  Et puis elle tombe sur le direct 24h/24. “Je mesuis dit: ‘On est devant une nouvelle façon defilmer, c’est énorme.’ Parce que tout est vrai.Quand tu fais un docu, c’est toujours mieuxlors des repérages. Quand tu veux tourner, t’estoujours là à dire: ‘Tu avais dit ce truc-là il ya trois jours, tu peux recommencer?’ Maistu perds toute la spontanéité.”  À la fin 2000,Angela Lorente change de crèmerie et filechez Endemol, pour y adapter un piloteargentin. Or, la boîte de production batavevient de vendre Loft Story à M6. Comme

    elle connaît le sujetmieux que personnepour l’avoir étudiépendant tout un été,la blonde à l’accentibérique se voit

    confier la missionde monter le Loft en compagnie de sa

     binôme, dans le plusgrand secret. “C’estla meilleure façon detravailler, confie-t-elle. T’as une espèced’émulation, puisquela concurrence nesait pas sur quoitu travailles.”  Unemanière de bossertête dans le guidonet dans l’urgence

    qui se perpétueraégalement une foisla machine lancée,pendant les deuxmois et demi quedurera l’émission.“On bossait commedes fous. Comme

    il y avait des problèmes de confidentialité, jerestais parfois 52 heures de suite au studio, sesouvient Zurbach. Le 6 juillet, pour la dernièreémission, j’étais totalement barbu.”  AlexiaLaroche-Joubert poussera le stakhanovisme

     jusqu’à loger sur place. “J’avais une chambredans le bâtiment. Minuscule, sans fenêtre, avecune petite douche. À la fin du Loft , j’ai dormi

    48 heures d’affilée, je crois.” Après leur service,au moment de passer le relais au binômesuivant, certains story editors préfèrent suivreles péripéties du Loft sur place que de rentrerchez eux, hypnotisés par ce qu’ils considèrentcomme une expérience sociologique. D’autresmembres de la prod’ vont jusqu’à voter parSMS pour sauver leur candidat fétiche,comme le téléspectateur moyen. C’est le casde Benoît Chaigneau: “Quand Jean-Édouardest parti, ça a été un énorme coup dur. Je levoyais dormir, ronfler, manger, je savais lebruit qu’il faisait aux toilettes. Quand il estsorti, je lui ai fait: ‘Eh!’, mais lui n’a pas réagi.

     Forcément, il ne m’avait jamais vu. Nous aussi,

    on a eu besoin du psy du Loft pour apprendreà gérer ça, à prendre de la distance avecle programme.”  

    “C’est rassurant de regarderun mec plus con que soi”

    En 1962, Andy Warhol présente un film de4 minutes et 28 secondes intitulé Le Dîner dela star. Plan fixe, couleurs. L’artiste s’installeface caméra avec un sachet Burger King etune bouteille de ketchup Heinz. Il porte unecravate, il est presque translucide. Il ouvrele sachet, pose les deux coudes sur la table

    et mâche sonhamburger très lentement, méthodiquement.Il se tamponne les lèvres avec sa servietteen papier. C’est interminable. Il ouvre unepremière fois la bouche, ne dit rien. Ladeuxième fois: “Mon nom est Andy Warhol et

     je viens de finir de manger un hamburger.” Dupop art, et une œuvre qui anticipe sa propreprophétie énoncée en 1968, selon laquelle “àl’avenir, chacun aura droit à quinze minutesde célébrité mondiale”. Warhol introduitalors l’ère d’une télé où l’on regarderait desanonymes manger, dormir, pleurer, baiser,

    se faire les ongles. “Le Loft a eu un impactsur une génération entière, théorise BenoîtChaigneau. Tout à coup, tu pouvais devenirquelqu’un en ne faisant rien de spécial, justeen ‘étant’.  Moi, je l’ai vu comme la réalisationde Warhol qui bouffait son burger. Soudain,n’importe qui avait effectivement le droit à sonquart d’heure de célébrité.” C’est en prime time, ce jeudi 26 avril 2001,que les anonymes prennent le pouvoir. Depuisprès d’une semaine, les futurs lofteurs sontcloîtrés à l’hôtel Concorde, porte Maillot.Malgré les premières tentatives d’immixtionde la presse people, tout a été fait pour lesmaintenir dans l’anonymat total. Chacund’entre eux est chaperonné par un “parrain”

    chargé de le protéger des paparazzis et desautres candidats, qu’il ne doit pas croiseravant le jour fatidique. Et puis soudain, lesvoilà. Les filles d’abord, les garçons ensuite.

    Ils débarquent dans des Mercedes noires auxvitres teintées, et ils sont effectivement venuspour tout renverser. Il faut les voir foncer surle tapis rouge qui conduit au plateau. Loanaà grandes enjambées, manteau en fourruresous lequel se cachent une minijupe et unt-shirt soutien-gorge, peluche rose sousle bras gauche, chaussures à plateforme

     blanches. David, un Marseillais hirsute,allure préhistorique, court en saluant la fouleet en brandissant sa valise à bout de bras.

    Aziz aux JO de Mexico, en 1968.

    Society

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    “Tout à coup, les anonymes étaient des héros!  s’écrie Angela Lorente. C’étaient eux quicommandaient. Ils voulaient être de l’autre côtéde la caméra, là où ça fait bander.”Ce n’est certes pas la première fois que latélévision s’intéresse aux anonymes. Depuisquelques années, Jean-Luc Delarue invite

    des téléspectateurs à confesser leurs dramesintérieurs dans Ça se discute, alors que Strip-tease fait le bonheur de France 3 depuis 1992.“Mais vous ne pouviez pas vous identifier àeux, rappelle Alexia Laroche-Joubert. Vous lesregardiez comme des ‘freaks’, pas comme dessemblables. Avec le Loft , c’étaient des anonymescomme vous et moi. C’était la première fois queces gens-là, auxquels on pouvait s’identifier,arrivaient à la télé.” Effectivement, une foisà l’intérieur, ceux-ci se comportent commetout le monde. Ils mangent, dorment,

     bronzent, se lancent dans des discussionsfleuves (sur les premiers copains, les soiréesen boîte, l’amour). Ils s’ennuient. “Les scènes

    les plus fascinantes, c’étaient trois ou quatre personnes dans le canapé qui ne se disaient rien,se rappelle Chaigneau. Des moments de rien.Ça confortait les téléspectateurs dans leur quêtede normalité. C’est hyper-rassurant de voirdes gens qui sont comme nous. Et c’est aussi

    hyper-rassurant de voir au moinsun mec plus con que soi.”  Dans son

     bureau du huitième et dernier étagedu siège de M6, Thomas Valentinconsidère ce renversement commela clé du succès du Loft, et commeune rupture fondamentale dansl’histoire de la télévision. “C’estassez peu dit, mais la représentation,le fait de passer à la télé, ça crée chezles gens une double reconnaissance. 

     D’abord, je suis reconnu au sens

     propre, parce que ma boulangèreva me reconnaître. Deuxièmement, je suis reconnu dans ce que je fais, je deviens quelqu’un. C’est pour ça que lesémissions de Delarue marchaient. On pouvait

     y voir des gens raconter des problèmes trèsintimes, ce qui était à première vue d’uneimpudeur absolument incroyable. Mais onreconnaissait tout à coup qu’ils pouvaient avoirun problème. Pendant longtemps, la télé, ça aété du cinéma, de la fiction, de l’information.  

     Et là, l’homme, le citoyen, qui n’était jamaismontré à la télé, prenait sa place.” Le soir de la finale, l’Étoile, le club où se tient

    la fête post- Loft, accueille une ribambellede célébrités. Parmi elles, Christine Bravo,venue avec l’équipe d’Union libre. MarieGuillaumond, aujourd’hui directrice de lafiction à TF1 et à l’époque petite main du Loft,lui passe le micro. “La vérité, et vous savezque je suis franche, entame-t-elle, c’est qu’audébut, j’ai trouvé que c’était une émission…

     pas terrible et j’étais très critique. Et au fil dutemps, je me suis attachée et j’ai commencé àêtre accro. Je sais pas pourquoi. Enfin si, je sais

     pourquoi. Tous ces mecs-là, ces jeunes, ce sontmes enfants. Je me suis rendu compte quec’étaient nos mômes.” Alors que les versionshollandaises croisaient les générations, M6 aeffectivement décidé d’en mettre une seule enscène. Des célibataires, âgés de 18 à 35 ans, quidonnent à voir une jeunesse française flashy(le blond peroxydé de Steevy, la peluche rosede Loana), décomplexée, acidulée. La bandede lofteurs ressemble à un échantillon de tousles stéréotypes de la jeunesse française: il y

    a l’intello à lunettes, la bimbo danseuse, lerebeu sympa, la métis des îles, la campagnardequi aime les chevaux, le minet du Sud, la

     bourgeoise parisienne, etc. Aujourd’hui,Angela Lorente, qui dirigea le casting avecStéphane Courbit, dit pourtant n’avoir passéaucune consigne en ce sens, avoir simplementcherché des personnages: “Je construis mescastings comme pour un film d’Almodovar.”Après son appel à candidatures, la productionreçoit 36 000 coups de téléphone et envoie enretour 13 000 dossiers contenant notammentun long questionnaire personnel. Aprèsépluchage des réponses, 500 dossiers sontmis de côté. Des castings sont alors menésdans plusieurs villes de France par les futursstory editors. Anne-Valérie Jara confirme avoird’abord suivi son instinct. “Je regardais les gensen face de moi, remet-elle. Je me demandais:

    est-ce qu’ils me touchent? Est-ce que j’ai enviede les voir? Chaque casteur a ramené des

     gens en fonction de sa propre personnalité.”Systématiquement, ceux-ci interpellent lescandidats –“Tu as vu comment t’es fringuéaujourd’hui?”– puis les laissent cinq minutesseuls dans la pièce, face à la caméra quitourne. Kenza se souvient d’avoir dû “fairecomme si [elle] était en boîte, et aller draguerle mec derrière l’objectif”. Benoît Chaigneau a,lui, mené des castings à Nice et Marseille avec,

    Légende66

    en tête, les mots d’ordre d’Angela Lorente:“Trouver des gens qu’on a envie de regarder,et écarter tous ceux qui veulent venir pourêtre connus.” Benoît recrute Jean-Édouard ,“un jeune minet d’Aix-en- Provence” qui aimefaire la fête avec ses potes, lever des fillesle soir et changer de trottoir sur le cours

    Mirabeau le lendemain. Surtout, c’est luiqui découvre pour la première fois Loana,sa plastique de Barbie, ses airs placides etfascinants. “Loana est venue en pull à maillequi descendait sous les nichons, des chaussuresà plateforme, un jean moulant. Elle avait un airéthéré mais plastiquement, c’était incroyable.

     Le soir, je suis allé la voir danser en boîte. Elle portait une combinaison de lycra rouge,c’était quasiment de l’emballage sous vide à ceniveau. Elle se tortillait n’importe comment,c’était totalement arythmique, mais tout lemonde la regardait. Et elle n’était pas du toutconne, attention! On avait fait passer des testsde QI à tous les candidats. Devine qui était

    la plus intelligente? Loana. Elle avait 120 ou 130 de QI.”

    “Les premiers jours, on étaittrès pudiques”

    Comment expliquer le prodigieux succèsde l’émission? Quinze ans plus tard, AlexiaLaroche-Joubert sourit. Elle n’a aucuneformule miracle cachée sous ses dossiers.Mais elle confesse avoir vécu le printemps2001 “comme tout le monde”, fascinée parla vie qui se développait sous les serres dela Plaine Saint-Denis. Selon elle, il y a levoyeurisme, bien sûr: “Je ne sais pas vous,mais moi, quand je passe sur les quais de

     Seine en bagnole, je regarde chez les autres.C’est rigolo quand même.” Mais ce n’estpas l’unique raison. “C’était surtout la

     première fois que l’on voyait des jeunes à latélévision, poursuit l’ancienne directrice deprogrammes d’Endemol. Des jeunes tels qu’ilssont réellement, tels qu’ils parlent, tels qu’ilsvivent. Les jeunes prenaient le pouvoir.” Pourla première fois, les adolescents découvrentde quoi peuvent bien discuter les filles dans lasalle de bain et les plans drague des garçons.Les parents, eux, voient leurs enfants separler et se comporter comme dans la courdu lycée. C’est une génération qui s’exprime àcoups de “c’est clair” et qui dévoile comment

    elle vit, comment elle danse, comment elles’aime. C’est la “génération Steevy”, commele titre alors Télé 7 Jours, une générationperoxydée, fière d’une certaine superficialité.Quinze ans plus tard, l’ex-lofteur montre sonavant-bras pour prouver que l’expression luicolle encore la chair de poule. “On était libres.On s’assumait entre nous, tels qu’on était, dit-il.C’est tellement fort, l’enfermement. Moi, je mesuis étonné. Je n’étais plus le Steevy du Mans.

     J’étais le Steevy du Loft.” Face à l’éternel paradoxe logique de la pouleet de l’œuf, Alexia Laroche-Joubert restepersuadée que Loft Story n’a rien inventé, mais

    “On était les Beatles.Sur le trajet, on étaitescortés par des flics, desmecs se penchaient par lesfenêtres pour nous voir”

    Benoît Chaigneau, story editor

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    L’anonymat est au fond du couloir.

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    que l’émission a au contraire été le révélateurfracassant d’une transformation profonde dela société: l’avènement de la reconnaissancepar l’image. Une société où la crainte duBig Brother d’Orwell aurait été remplacée

    par le besoin d’une exposition permanentede la vie privée. Quelques années plus tôt,une jeune Américaine, Jenni, avait secouél’Internet naissant en installant quelqueswebcams chez elle. Images sans son, commeun retour au film muet: chacun pouvait voirJenni manger, dormir, lire aux côtés de sonpetit ami ou confier en griffonnant sur un

     bout de papier qu’elle “se sentait si seule”.Succès maximum: 100 millions de visitespar semaine. “Les webcams, c’étaient les

     prémices du besoin des jeunes de se confier, demontrer leur intimité, interprète Laroche-Joubert. J’avais une intuition, je sais pas tropcomment l’expliquer mais j’étais persuadée

    qu’on était dans notre époque. En se montrant,les jeunes attribuaient une valeur à leurexistence: on était encore loin de Facebookmais c’était déjà comme ça, par l’image, qu’ilsvalorisaient leur vie.” Secret du projet oblige,les candidats du Loft, au moment d’envoyerleurs dossiers, ne savaient pas exactement cequi les attendait. La bande-annonce servantd’appel à candidatures restant très vague,ils n’imaginaient pas qu’ils seraient enferméssans aucun moyen de communication avecl’extérieur, encore moins qu’ils seraientfilmés 24 heures sur 24. Angela Lorente estchargée d’annoncer les ressorts du projet

    “J’avais une intuition, j’étais persuadée qu’onétait dans notre époque.En se montrant, les jeunes

    attribuaient une valeur àleur existence: on étaitencore loin de Facebookmais c’était déjà commeça, par l’image, qu’ilsvalorisaient leur vie” Alexia Laroche-Joubert,chef de projet

    aux 500 derniers postulants en lice. “C’étaitune folie, badine-t-elle. Les Hollandais medisaient qu’on allait en perdre la moitié. On aappelé les 500, un par un. Et tu sais combienont refusé? Cinq! Cinq!  Je me suis dit: ‘Putain,c’est fou! Cette jeunesse est complètementopen, moderne, alors que toute une partie dela France va halluciner quand elle va voir cequ’on fait.’ C’était une fracture générationnelle.”  

    Peut-être parce qu’ils étaient jeunes, peut-être

    parce qu’ils avaient pris le pouvoir en unsoir, mais tout est allé étrangement très vite àl’intérieur du Loft. Peu importe les micros etles caméras, peu importe surtout les millionsde Français derrière les écrans, les lofteurssemblent oublier en quelques heures lemonde extérieur. Sur les canapés du salon,dans le jardin, dans l’intimité des chambres,ils chuchotent leurs secrets comme s’ilsn’avaient pas de lourds micros HF scotchésà la ceinture. “Je me rappelle encore le bruitdes caméras, on voyait les rideaux bouger,remet Kenza. Les premiers jours, on était très

     pudiques, on n’était pas des comédiens, on prenait nos douches en maillot! Mais après, t’esavec tes potes, tu ne peux plus faire semblant,

    tu oublies complètement les caméras. On a créédes liens très forts très vite avec les autres.”Kenza sort son smartphone et tape sur Google“Kenza Delphine nues douche” dans ungrand éclat de rire. “Regarde, je suis encoresur les sites porno” , dit-elle en cliquant surle lien justporn.tv. “C’est le principe du vaseclos, interprète le monteur Fabrice Allouche.

     La notion du temps disparaît. Tout s’accélère:c’est comme dans une colonie de vacances.”  Derrière les écrans et les miroirs sans tain,les techniciens s’étonnent de cette attitudedécomplexée de “leurs” lofteurs. Ils en parlentsouvent avec Didier Destal, le “psy du Loft”,qui s’est installé dans un petit bureau aux

    côtés de la production. Destal, décédé en 2012d’une crise cardiaque, employait toujours lamême métaphore pour expliquer ce qui s’estpassé lors du printemps 2001. “Dans un avion,si tout se passe bien, tu n’accordes aucuneimportance à la personne qui est à côté de toi, périphrase aujourd’hui Benoît Chaigneau.

     En revanche, quand il y a des turbulences,elle devient la personne la plus importante aumonde, car c’est peut-être la personne à côtéde laquelle tu vas mourir. Le Loft , c’était unavion en zone de turbulences.”  Voilà peut-être pourquoi, trois jours après les débuts del’aventure, la “soirée disco” organisée par la

    production se termine pourLoana et Jean-Édouard dansla célèbre piscine puis devantles caméras infrarougesinstallées dans les chambres.Scène d’amour volée qui,dès le lendemain, s’inscritdans l’histoire de la téléen s’affichant à la une du

     Parisien. Au moment des faits,pourtant, personne ne réalise

    vraiment ce qui se joue àl’intérieur. Ni les acteurs, quiéjectent la couette pendantleurs ébats, ni les story editors qui assistent à la passion enclaquant dans leurs mains et en scandant“Jean-Édouard, Jean-Édouard!”  Ce sont euxaussi qui décident d’instinct de ne pas diffuserla scène sur le canal 24h/24 de TPS, préférant“l’écarter sur le flux secondaire”. Sur Internet.“On ne se rendait pas du tout compte del’impact”, confesse Chaigneau. À l’époque,

     YouTube n’existe pas. Le site web qui diffusele Loft en direct est accessible via RealPlayer.Les modems font encore des bruits d’usinesidérurgique. “J’ai compris qu’Internet existait

    avec la scène de la piscine, avoue aujourd’huiAlexia Laroche-Joubert. Cette nuit-là, Angelaest derrière les caméras, je suis devant lesécrans et on ne comprend pas. On est figées.

     Je me dis: il y a un truc qui s’appelle Internet, faut que j’appuie sur un bouton, parce quel’image que je suis en train de voir, elle est entrain de passer dans un truc. Le temps que

     je comprenne, les images étaient parties. Onn’était pas préparées du tout. On a été séchées.”  “Il a sorti un couteau”

    Après la piscine, ce sont les contrecoupsde la prise de pouvoir qui ont été les plus

    documentés. La descente aux enfers post- Loft de Loana, ses tentatives de suicide, sesprises de poids. Le décalage entre l’immensecélébrité de la sortie et le retour dans l’ombre.Les lumières qui s’éteignent. Quinze ans plustard, le premier souvenir qu’évoquent lesanciens lofteurs est toujours la fin. “C’étaittriomphal, rejoue Steevy, grand sourire auxlèvres. Des gens portaient des t-shirts à monnom. Tu es au centre de l’attention, tous lesregards sont sur toi. C’est très particulier àvivre. Quand je pars, je vois ma sœur au loin,sur scène. Elle me dit: ‘Mon frère, tu te rendspas compte, tu te rends pas du tout compte.

    Légende68

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    T’es une STAR.’” Le soir de son éviction,Kenza dort avec sa famille au George V.Le lendemain, elle enchaîne avec une journéepresse, dix ou quinze interviews à la suite.Puis elle retourne dans son appartement,en Seine-Saint-Denis. “Tout le mondeconnaissait mon adresse, parce que quelqu’undans mon entourage l’avait vendue, avec monnuméro de téléphone et des photos perso. Il yavait des slips sales dans ma boîte aux lettres.

     La porte était taguée, il y avait des ‘salopes’

    et des ‘on t’aime’.” La suite? Une coursecontre la montre pour essayer de profiterdes retombées économiques de l’émission,les agents véreux qui tentent des approches(et parfois réussissent), les paillettes viteremplacées par la tristesse des tournéeshexagonales. “J’ai fait les concours de t-shirtmouillé, les élections de Mister Camping, lesinaugurations de magasins d’électroménager,reprend Kenza. Je ne sais pas combien de bises

     j’ai faites en France! On nous avait mis sur un piédestal difficile à assumer. J’avais des gens quivenaient me pleurer dans les bras, comment tu

     peux comprendre ça? C’est impossible.” À l’été2001, elle manque de se faire poignarder sur le

    parking d’une discothèque. “Un mec est arrivé,m’a dit: ‘Je te déteste Kenza, ta mère la pute’, et comme j’ai une grande gueule, j’ai répliqué.

     Il a sorti un couteau. Mon garde du corps m’a poussée dans la voiture.” Pour la jeune femme,c’est le début d’une “grosse déprime”  qui dureprès de quatre ans et pendant laquelle ellecraint de sortir de chez elle. “On a tous un

     peu pété les plombs, juge-t-elle aujourd’hui,totalement remise sur pied. Quand le Loft setermine, t’es au bord de la falaise. La peur etla panique mélangées, c’est un sentiment quet’oublies pas. Les gens s’étaient approprié nos

     personnages. Même aujourd’hui, on m’en parle

    d’une manière nostalgique. Nos visages ontmarqué la France.” La télé ne pouvait plus être la même après le

     Loft, et elle ne le fut pas. “Je ne crois pas qu’il y ait eu de ruptures aussi fortes que le Loft dans l’histoire de la télé , estime aujourd’huiAngela Lorente. Quand tu vas au MIPTV(le Marché international des programmesde télévision de Cannes, où se réunit chaqueannée l’industrie télévisuelle, ndlr), 80%des formats en sont inspirés. C’est comme le

    surréalisme dans la peinture. Toutes les chosesqui changent la société commencent par êtredécriées. Les animateurs ou les producteursqui crachaient dessus, je les ai tous vus dansmon bureau après. Dans le Loft , tu as l’ABCde la télé-réalité. The Voice, Les Ch’tis, TopChef  , tout ça, ce sont des descendants directs.”Et si Philippe, le candidat frisé à lunettes,avait vu juste en balançant face caméra “je

     pense que dans quelque temps, la télé ne pourra pas vivre sans nous” ? À peine diffusé, le Loft ouvre la boîte de Pandore de la télé-réalitédans le PAF français. Les chiffres d’audiencesont trop élevés pour que les chaînesprivées crachent dans la soupe. La Star Ac’  

    est mise en production quelques semainesseulement après la fin du Loft. “Pendant

    La BD qui s’amuseà décoder notre socié

       ©    2

       0   1   6   C  a  s   t  e  r  m  a  n   /   B  a  p   t   i  s   t  e   V   i  r  o   t

    en librairie

    TURBULENCES

    Baptiste Virot / Anne Lam

    Society

    Steevy passe voir ses anciens

    collègues du monde de la nuit.

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    que l’on diffusait Loft Story  et que TF1 nouscritiquait dans Le Monde , ils discutaient dansle même temps avec Endemol d’un accordleur donnant l’exclusivité de la télé-réalitéquotidienne pendant cinq ans”, sourit jauneThomas Valentin. Story editors, monteurs,réalisateurs: dès la fin de l’aventure, lestechniciens du Loft, les pionniers, irriguenteux aussi toutes les chaînes françaises. BenoîtChaigneau enchaîne sur L’île de la tentation,Greg le millionnaire, Mon incroyable fiancé .

     Anne-Valérie Jara? Cyril Zurbach? Idem.

     Alexia Laroche-Joubert produit la Star Ac’ .Tous ces dérivés qui ont un jour, commeleur aîné, alimenté le grand fantasme de lamanipulation, des candidats “acteurs”, d’unscénario pré-écrit. Dans les faits, ceux quimontent et réalisent le Loft doivent trouver àl’intérieur de ces heures de rien une histoire(un début, une fin), de l’action, des séquences.“On s’intéressait beaucoup à la psychologiede nos personnages, analyse Anne-ValérieJara. Les spectateurs s’attachent et veulentvoir comment ils vont évoluer. C’est pourça qu’ils regardent des séries aujourd’hui.

     Loana, au début, c’était la bimbo. Puis elle estdevenue aussi la fille fragile, sa personnalité

    s’épaississait au fur et à mesure.”  La prouessecinématographique est alors saluée par lesCahiers du cinéma, qui font du Loft l’un deleurs dix films de l’année 2001. “Je crois queles mecs qui font Secret Story  aujourd’hui ne serendent pas compte que tout ce qu’ils font estsorti du jus de crâne de dix mecs”, fanfaronneCyril Zurbach. C’est encore le Loft quiintroduit le “confessionnal”, une salle où lescandidats sont invités à répondre face caméraaux questions des story editors, un dispositifaujourd’hui presque systématiquementrepris dans toutes les émissions de télé-réalité, voire dans certaines séries à la mode

    ‘mockumentaire’. “On leur posait toujours lesdeux mêmes questions, confie Angela Lorente.‘Comment ça va aujourd’hui?’ et ‘Comment çase passe avec les autres?’ Basta. Si quelqu’un

     posait une autre question, je l’engueulais. Tudevais les laisser vivre leur vie. Avec ça, ils teracontaient tout.”  “Dans le Loft , tous les candidats étaientauthentiques, naturels, confirme BenoîtChaigneau. Aujourd’hui, tous ceux qui font dela télé-réalité savent comment ça fonctionne.

     Ils y entrent pour devenir célèbres.” Comme

    si la génération suivante avait tiré lesleçons des destins des lofteurs et décidéd’instrumentaliser à son tour la télévision.“Après le Loft , tout le monde a eu envie d’allerde l’autre côté des caméras, dénigre AngelaLorente. C’était devenu une sorte de Graal.

     Aujourd’hui, il n’y a plus que des gens quiont fait trois tartiflettes et qui veulent faireMasterchef .” Steevy, qui a participé dix ansplus tard aux Anges de la télé-réalité , uneémission rassemblant des “stars” issues dece type d’émission, affirme avoir noté lecontraste. “J’ai eu du mal. Je me suis retrouvéau milieu de gens complètement cinglés. Ilsn’avaient aucune analyse sur rien. Ils voulaient

     faire du buzz pour faire du buzz. Je me disais: ‘Mais qu’est-ce que je fous avec ces gens-là?’ Le Loft , c’était vrai. Après nous, tout aété faussé .”  Et si Loft Story avait été la seuleauthentique émission de télé-réalité? “Quandon a fait le Loft , on était comme ChristopheColomb sur son bateau, répond Anne-

     Valérie Jara. Devant nous, c’était l’horizon,on naviguait à vue. Et puis on est arrivés en

     Amérique. Je peux le garantir, il n’y aura plusd’autre Loft: quand tu as posé le pied sur unnouveau continent, tu peux toujours l’explorer.

     Mais le redécouvrir, jamais.”• TOUS PROPOSRECUEILLIS PAR PB ET MH

    “Avec Les Anges de latélé-réalité, je me suisretrouvé au milieu de genscomplètement cinglés. Je me disais: ‘Maisqu’est-ce que je fous avecces gens-là?’  Le Loft, c’étaitvrai. Après nous, tout a

    été faussé”Steevy, candidat

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    Avant les fanzouzes.