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HAL Id: tel-00432049 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00432049 Submitted on 13 Nov 2009 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’œuvre de Marguerite Duras ou L’expression d’un tragique moderne Hamida Drissi To cite this version: Hamida Drissi. L’œuvre de Marguerite Duras ou L’expression d’un tragique moderne. Littératures. Université Paris-Est, 2008. Français. <NNT : 2008PEST0206>. <tel-00432049>

L'œuvre de Marguerite Duras ou L'expression d'un tragique moderne

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  • HAL Id: tel-00432049https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00432049

    Submitted on 13 Nov 2009

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestine au dpt et la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publis ou non,manant des tablissements denseignement et derecherche franais ou trangers, des laboratoirespublics ou privs.

    Luvre de Marguerite Duras ou Lexpression duntragique moderne

    Hamida Drissi

    To cite this version:Hamida Drissi. Luvre de Marguerite Duras ou Lexpression dun tragique moderne. Littratures.Universit Paris-Est, 2008. Franais. .

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00432049https://hal.archives-ouvertes.fr

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    ECOLE DOCTORALE CULTURE ET SOCIETE

    Thse de Doctorat en

    Littrature franaise

    Prsente et soutenue publiquement par

    Hamida Drissi

    Le 09/12/2008

    Luvre deLuvre deLuvre deLuvre de Marguerite DurasMarguerite DurasMarguerite DurasMarguerite Duras

    ouououou

    lexpression dun tragique modernelexpression dun tragique modernelexpression dun tragique modernelexpression dun tragique moderne

    The work of Marguerite Duras The work of Marguerite Duras The work of Marguerite Duras The work of Marguerite Duras

    orororor tttthe expression of a modern tragiche expression of a modern tragiche expression of a modern tragiche expression of a modern tragic

    Sous la direction de Madame Gisle Sginger

    Jury: Professeur Gisle sginger Professuer Bernard Alazet Professeur Samir Marzouki

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    Remerciements

    Je tiens tout dabord remercier la Directrice de cette thse, Madame Gisle Sginger

    pour lintrt quelle a accord ce travail et pour ses conseils aviss. Je lui suis trs

    reconnaissante pour sa constante disponibilit et son aide prcieuse.

    Je voudrais tmoigner toute ma gratitude Madame Jeanne-Marie Clerc pour sa lecture

    attentive de la prsente thse et ses remarques judicieuses. Sa gnrosit et son humanit

    mont encourage tout au long de ce projet.

    Ma reconnaissance va galement Monsieur Samir Marzouki, qui ma initie la

    littrature franaise et qui ma donn le got et la passion de la recherche. Je le remercie

    pour sa confiance et sa bienveillance.

    Mes remerciements vont aussi ma famille pour son soutien et sa foi infaillible dans

    lachvement de mes travaux.

    Un grand merci Madame Genevive Kindo qui a clair mes nombreuses questions et

    ignorances dans le domaine informatique. Sa gentillesse et son appui mont t prcieux.

    Je remercie galement Graldine Vogel, Stefania Tortora, Sameh Jouini, Sophie Carvalho

    et Nicolas Kempf qui mont entoure durant ces annes et qui ont jalonn mon parcours

    dencouragements rpts. Leur soutien inconditionnel a contribu raffermir ma

    persvrance.

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    Rsum

    Le tragique semble tre au cur de la littrature contemporaine. En effet, la mort

    de la tragdie classique ne signifie pas la disparition du tragique. Au contraire, celui-ci

    survit et prend de nouvelles formes. Cest prcisment cette nouvelle forme que nous

    analysons dans notre thse intitule Luvre de Marguerite Duras ou lexpression

    dun tragique moderne . Luvre durassienne participe de ce que Jean-Marie

    Domenach nomme le retour du tragique . Notre tude porte sur la vision tragique de

    Duras. Elle examine aussi lvolution du tragique durassien en le comparant souvent au

    tragique antique. Nous essayons, galement, les rapports complexes qui existent, chez

    Duras, entre le tragique et le comique. Nous tentons, en outre, de voir comment Duras

    russit dpasser ce tragique moderne en dveloppant une ethtique du dtachement.

    Mots-cls : Marguerite Duras, tragique, comique, rire, dtachement.

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    Abstract

    The tragic seems to be at the heart of contemporary literature. Indeed, the death of

    the tragedy does not mean taht the tragic has disappeared. On the contrary, the latter has

    survived and has taken on new forms. It is pricesely this new form that we analyze in

    our thesis entitled The work of Marguerite Duras or the expression of a modern

    tragic. Duraswork is part of what Jean-Marie Domenach names the return of the

    tragic. Our thesis studies Durass vision of the tragic. It also examines the evolution of

    this tragic as we compare it with the tragic of the Antiquity. We also try to study the

    complex link between the tragic and the comic in Durass work. We attempt to inderstand

    how Duras succeeds in surpassing the modern tragic as she develops an aesthetic of

    detachment.

    Keywords: Marguerite Duras, tragic, comic, laughter, detachment.

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    INTRODUCTION

    Marguerite Duras est un des crivains qui aura le mieux marqu son poque. En

    effet, en un demi-sicle de cration protiforme, elle aura non seulement impos son nom

    dans la littrature du XXe sicle, mais elle aura aussi provoqu des ractions

    contradictoires et passionnes qui ne se sont pas teintes avec elle. Elle est prsente sur

    toutes les scnes: la tlvision, ds 1964, dans un entretien avec Paul Soban1 propos

    de la publication du Ravissement de Lol V. Stein, ensuite en 1984 dans lmission

    Apostrophes2 de Bernard Pivot loccasion de lobtention du prix Goncourt avec

    LAmant, pour ne citer que ces apparitions sur le petit cran parmi tant dautres ; la

    radio, par exemple, dans Le Bon plaisir3 diffus par France Culture ; dans les journaux

    ainsi quen tmoignent ses chroniques France-Observateur ou encore ses articles dans

    Libration comme sublime, forcment sublime , article violemment controvers, crit

    au sujet du fait divers connu sous le nom de l affaire Grgory ;4 sur la scne politique

    aux cts de Franois Mitterrand avec lequel elle eut une srie dentretiens, parus dans

    LAutre journal ;5 sur la scne sociale en participant activement aux vnements de mai

    1968 et en soutenant la rvolte des tudiants ; au cinma, que ce soit en tant que

    ralisatrice, actrice de ses propres films comme pour Le Camion,6 ou que ce soit en

    participant des films comme celui dHiroshima mon amour7 ralis par Alain Resnais.

    Marguerite Duras apparat ainsi sous bien des visages : intellectuelle de gauche,

    polmique ou scandaleuse.

    1 Entretien retransmis dans Lire et crire n8 : F. comme fiction : Marguerite Duras, mission de dcembre 1993, de Pierre Dumayet. Ralisation de Robert Bobert, La Sept/Arte 2 mission Apostrophes de Bernard Pivot, ralise par Jean-Luc Lridon et Jean Cazenave, Antenne 2, diffuse le 28 septembre 1984. 3 Le Bon plaisir, une mission de France Culture (Radio-France), diffuse le 20 octobre 1984, ralise par Marianne Alphant avec Denis Roche, Jean Daniel et les comdiens Grard Desarthe, Nicole Hiss et Catherine Sellers. 4 Marguerite Duras, Sublime, forcment sublime , dans Libration, 17 juillet 1985. 5 Lautre journal, 26 fvrier-4 mars 1986. 6 Le Camion, film ralis en 1977. 7 Hiroshima mon amour, scnario et dialogues de Marguerite Duras. Film ralis par Alain Resnais en 1959.

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    Et pourtant, combien semble insaisissable luvre de cet crivain dont le nom est

    si connu. Les biographies se succdent : Alain Vircondelet,8 Frdrique Lebelley,9 Laure

    Adler,10 pour ne citer que les plus connus, ont chacun donn leur version de la vie de

    Marguerite Duras, en soulignant les zones dombres qui demeurent aprs leur analyse.

    Quant aux productions de Marguerite Duras, elles suscitent encore et toujours lintrt :

    les critiques se runissent autour de colloques, comme celui qui fut organis Lyon 11 ou

    encore celui qui a eu lieu Gteborg,12 sans que jamais une interprtation ne russisse

    mettre fin aux interrogations que soulve lcriture de Marguerite Duras. Par ailleurs, le

    nombre dtudes universitaires consacres cet crivain est important et ne cesse

    daugmenter. Cest cet aspect dune criture porteuse de mystres, auxquels plusieurs

    crivains, philosophes, critiques et tudiants se sont confronts, qui nous a sduit.13

    En ralit, cest une exprience un peu similaire celle que dcrit Laure Adler,14

    qui nous a pouss nous consacrer luvre entire de Marguerite Duras : comme elle,

    cest la lecture, presque fortuite, dun roman, Un barrage contre le Pacifique, qui nous a

    engag dans une longue traverse de son uvre. Ce texte de jeunesse, nous semblait-il,

    paraissait emblmatique de multiples aspects de la pense contemporaine, tant par les

    ides quil vhiculait que par la vision tragique du monde et de la condition humaine quil

    dployait. Il soulevait des questions qui nous proccupaient, questions aussi primordiales

    quexistentielles, dans la mesure o elles traitaient des sujets tels que le malheur de

    lhomme moderne, la fuite du temps, le sens de la vie et de la mort. Mais comme ce

    roman na eu dautres effets que dattiser notre curiosit et damplifier lintensit de nos

    questionnements, nous nous sommes intress dautres livres de cet crivain. Notre but

    tait de trouver, quelque part dans ses ouvrages des solutions aux difficults de

    lexistence humaine aussi justement poses. Or, contrairement nos attentes, et aprs

    avoir puis tout ce que Marguerite Duras a publi, nous restions aussi dmuni la

    8 Alain Vircondelet, Biographie de Marguerite Duras, Ed. Seghers, coll. Ecrivains de toujours , Paris, 1972. 9 Frdrique Lebelly, Duras ou le poids dune plume, Ed. Grasset, Paris, 1993. 10 Laure Adler, Marguerite Duras, Ed. Gallimard, Paris, 1998. 11 Le colloque Duras et lintertexte a lieu Lyon le 6 et 7 dcembre 2002 et a t publi en 2005 sous le titre Les lectures de Marguerite Duras, textes rassembls et prsents par Alexandra Saemmer et Stphane Patrice, Ed. Presses Universitaires de Lyon, 2005. 12 Ce colloque a eu lieu Gteborg le 10 et 12 mai 2007 et a t publi sous le titre de Marguerite Duras et la pense contemporaine. Actes du colloque international, sous la direction dEva Ahlstedt et Catherine Bouthros-Paillart, Gteborg Universitet, Romanica Gothoburgensia , LIX, 2008. 13 Ladjectif ou le participe se rapportant nous lorsquil dsigne une seule personne se met au singulier. Cf. Grvisse, 495, 1. 14 Laure Adler, Marguerite Duras, op. cit., p. 9.

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    dernire lecture qu la premire lecture des uvres crites par lauteur. Toutefois, bien

    que priv dune philosophie consolatrice ou dune proposition de ligne de conduite

    suivre pour lutter contre le tragique inhrent la vie de lhomme, nous sortions tout de

    mme raffermi de notre lecture et rempli dune force nouvelle : tout se passait comme si

    nous tions subitement, sans raison apparente, la fois conscient de la nature du tragique

    qui nous accablait, et plus enclin laccepter pour mieux le dpasser et vivre sereinement.

    Cest prcisment la coexistence de ces deux sentiments contradictoires, que tout tre

    humain connat, qui a retenu notre attention. En dautres termes, il nous est apparu que ce

    qui domine dans notre existence, comme dans luvre entire de Marguerite Duras, cest

    labsurdit de la vie et son inanit et non pas le sentiment de certitude et de bonheur pr-

    pos dont nous naurions plus qu nous saisir.

    Prcisons toutefois que le tragique durassien est diffrent du tragique de la

    tragdie classique, dfinie par Aristote comme tant limitation dune action de

    caractre lev et complet dune certaine tendue, dans un langage relev [], imitation

    qui est faite par des personnages en action et non au moyen dun rcit, et qui, suscitant la

    piti et la crainte, opre la purgation propre pareilles motions .15 Cette identit entre le

    "tragique" et "la tragdie" persiste jusqu la fin de la tragdie classique labore au

    XVIIe sicle, qui, dans une criture spcifique, reprend, notamment chez Corneille et

    Racine, les thmes des tragdies antiques. En effet, partir du XIXe sicle, le sens du

    terme "tragique" volue dans la mesure o il se spare de la tragdie. Celle-ci, dj

    conteste au XVIIIe sicle, est alors abandonne au profit du drame romantique. Que

    devient alors le tragique ? Peut-il mme y avoir un tragique au XXe sicle ? Et sous quelle

    forme ?

    La "mort de la tragdie",16 pour reprendre le titre de Georges Steiner, ne signifie

    pas pour autant la mort du tragique. Au contraire, nous pensons, la suite de Jean-Marie

    Domenach, que lpoque contemporaine connat "le retour du tragique".17 Celui-ci

    dborde le cadre da la pice thtrale et investit dautres genres comme le roman ou la

    posie, ou encore le cinma. En outre, lvolution du contexte social et historique

    participe la cration de nouvelles formes de la conscience tragique chez lhomme. Ces

    dernires scartent peu peu de la dfinition aristotlicienne du tragique et instaurent

    dautres critres tragiques plus adapts lpoque moderne. En effet, les drives 15 Aristote, Potique, texte tabli et traduit par J. Hardy, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1961, p. 36-37. 16 Georges Steiner, La mort de la tragdie, Ed. du Seuil, Paris, 1956. 17 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Ed. du Seuil, Paris, 1967.

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    hitlriennes, les atrocits des deux guerres mondiales laissent croire que le tragique nest

    plus seulement caus par une fatalit extrieure, mais quil peut provenir de lhomme lui-

    mme, que ce soit par sa condition propre, par ses passions auxquelles il ne peut que

    cder, ou par les situations quil a cres collectivement, comme la guerre. Est tragique

    alors, nous affirme Alain Beretta, tout ce qui montre lhomme quil ne peut pas

    contrler sa vie .18 Alain Couprie, son tour, dfinit le tragique comme lapparition

    dune transcendance crasante, quelque soit le nom quon lui donne .19Nous constatons

    ainsi que le tragique, qui a trouv son expression la plus approprie dans une forme

    thtrale dont les diffrents ges dor sont lAntiquit grecque, le thtre lisabthain et le

    classicisme franais, est une conception du monde qui a volu et qui a t dfinie de

    diverses manires. Alain Beretta souligne cette diversification en ces termes : Rien

    quau thtre, lventail slargit : certains dramaturges, spcialement sensibles au

    langage, vont dplorer la difficult, voire limpossibilit de communiquer, tels Beckett et

    Ionesco dont La Cantatrice chauve est dfinie comme une "tragdie du langage" ;

    dautres, plus philosophes, comme Sartre et Camus, vont mettre en scne labsurdit de la

    vie humaine ; le Norvgien Ibsen remplacera la ncessit divine par lhrdit,

    lAmricain ONeil par la libido freudienne .20 Le XXe sicle connat indniablement le

    retour du tragique, un tragique qui a volu et qui sest diversifi. Cest justement ce

    tragique moderne sans Dieu ainsi que son volution qui nous intressent par del loubli

    relatif de la tragdie comme genre thtral majeur partir de linvention du drame

    romantique, mme si on assiste quelques retours du genre dans la seconde moiti du

    XIXe sicle et au dbut du XXe sicle. Cependant, cette volution et cette diversification,

    loin de renier la perception initiale du tragique, permettent linverse den confirmer, en

    les affinant, ses principales caractristiques.

    Au dpart de notre rflexion, une intuition qui demandait tre vrifie : luvre

    de Marguerite Duras participe de ce retour du tragique au XXe sicle. En effet, les crits

    durassiens dploient, notre sens, une conception tragique du monde et de la condition

    humaine. Duras elle-mme a manifest un vif intrt pour le XVIIe sicle en affirmant

    dans Lautre journal : Jai d aller et venir souvent entre les sicles et les sicles pour

    finalement dcouvrir que ctait le XVIIe sicle franais qui chaque fois me rendait le plus

    violemment la lecture. [] je suis tombe sur ces dernires annes qui ferment le XVIIe 18 Alain Beretta, Le tragique, Ed. Ellipses, Paris, 2000, p. 5. 19 Alain Couprie, Lire la tragdie, Ed. Dunod, Paris, 1998, p. 8. 20 Alain Beretta, Le tragique, op. cit., p. 6.

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    sicle franais et jen ai relu ce que jen avais dj lu et cest en y revenant que jai

    dcouvert l ma convenance profonde .21 Ne dit-elle pas son admiration pour certains

    auteurs tragiques tels que Pascal, dont les Penses sont son livre de chevet, Madame de

    La Fayette22 dont La Princesse de Clves voquait, ses yeux, le sublime de la passion

    tragique ? Nexprime-t-elle pas sa prfrence pour le thtre de Racine, pour ses

    personnages aux grands corps [] dfaillants de dsir 23 et ne mentionne-t-elle pas

    le vent du divin 24 qui souffle dans ses uvres ?

    La production de Marguerite Duras semble, maints gards, emblmatique de

    nombreux aspects du tragique, dans la conception classique, mais surtout moderne du

    terme. En effet, lhypothse que nous formulons et que nous essayerons de dmontrer est

    la suivante : les textes de Duras participent du retour du tragique, un tragique qui volue

    petit petit, abandonne les sphres classiques et qui, pour mieux sexprimer ne revient

    pas du ct o on lattendait, o on [le] recherchait vainement depuis quelques temps

    celui des hros et des dieux , mais de lextrme oppos, puisque cest dans le comique

    qu [il] prend sa nouvelle origine 25 comme lcrit Jean-Marie Domenach. En vrit, les

    rcits durassiens dveloppent un tragique moderne. Empreint dun poignant dsespoir, il

    cherche sa voie. Cest dans le comique quil finira par la trouver. Mais, lvolution et la

    redfinition du tragique, chez Marguerite Duras, entranent aussi le changement du

    comique. Par ailleurs, le tragique et le comique se confrontent labsurde et subissent une

    profonde modification. Fort de notre dcouverte de la place essentielle du tragique, de son

    volution au fil des textes et de ses rapports nouveaux et complexes avec le comique et

    labsurde, nous pouvions nous consacrer lanalyse de luvre de Marguerite Duras ou

    lexpression dun tragique moderne.

    Signalons toutefois que nous prenons lexpression uvre au sens large du

    terme. Cest ainsi que nous inclurons dans notre recherche toutes les productions de

    lcrivain, quelles soient de nature romanesque, thtrale, potique, radiophonique,

    journalistique ou cinmatographique. Notre tude du tragique ne peut se limiter au champ

    des pices thtrales. Il nous revient donc de nous faire perceur de frontires , selon

    lexpression de Julien Gracq, et daborder le tragique durassien en faisant fi des

    21 Marguerite Duras, La lecture dans le train , dans Lautre journal, novembre 1985, p. 8. 22 Ibid., p. 8-9. 23 Ibid., p. 8-9. 24 Marguerite Duras, La Vie matrielle, Ed. P.O.L., Paris, 1987, p. 82. 25 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, op. cit., p. 260.

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    classifications gnriques. Car, comme nous voudrions le dmontrer dans notre analyse,

    Marguerite Duras elle-mme abolit les limites entre les genres et tend souvent une libre

    circulation entre les arts. En revanche, nous exclurons de notre corpus les adaptations que

    Duras a faites de Henry James, de William Gibson, dAugust Strindberg, de Storey et de

    Tchkhov. En effet, pour relever avec pertinence la part proprement durassienne de ces

    adaptations, il et fallu avoir une connaissance prcise de chacun des crivains dorigine.

    Or, celle-ci nous aurait trop loign de notre centre dintrt, la cration durassienne.

    Nous avons t surpris de constater quaucun des spcialistes de luvre de

    Marguerite Duras na fait du tragique lobjet exclusif de ses recherches, alors que certains

    dentre eux mentionnent, au dtour dune phrase ou dun chapitre, limportance de cette

    notion dans les textes durassiens.26 Aucun critique, exception faite de Marie-Thrse

    Ligot,27 na tabli, non plus, le rapport entre le tragique et le comique chez Duras. Ses

    diverses remarques et celles des autres commentateurs qui voquaient le rle essentiel du

    tragique chez Duras nous seront bien utiles.

    Cest donc avec beaucoup dintrt que nous appuierons notre tude sur les

    travaux des critiques durassiens les plus comptents, notre sens, pour approfondir et

    prciser notre recherche. Nous pensons notamment Alain Vircondelet qui eut le

    privilge dtre le premier tudiant sintresser Marguerite Duras. Celui-ci a jalonn

    notre analyse de ses observations et de ses conclusions. Nous avons port une attention

    similaire Danielle Bajome et sa perception de la douleur durassienne,28 Madeleine

    Borgomano, pour sa pertinence et la mesure de ses jugements, Bernard Alazet plutt

    vers dans lcriture de lindicible,29 et dautres encore que nous dcouvrirons tout au

    long de notre tude.

    Apporterons galement une large contribution lvolution de notre tude, la

    thorie de Jean-Marie Domenach sur le retour du tragique et ses considrations sur sa

    26 Nous ne citerons pas maintenant les diffrentes vocations concernant la vision tragique, chez les critiques en question, car elles apparatront plus loin dans le corps de notre analyse. 27 Marie Thrse Ligot, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, Ed. Gallimard, coll. Folio , Paris, 1982. Ligot rserve quelques pages ltude du rire et du tragique dans Un barrage contre le Pacifique. Voir p. 17-18. 28 Danielle Bajome, Duras ou la douleur, Ed. Universitaires, Paris, 1989. 29 Bernard Alazet, Le Navire Night de Marguerite Duras, crire leffacement, Ed. Presses universitaires de Lille, 1992. Il a aussi publi plusieurs articles tels que Le je ne sais quoi de lcriture , dans Duras, femme du sicle, textes runis par Stella Harvey et Kate Ince, Ed. Rodopi, Amsterdam-New York, 2001 et Aragon/Duras : une potique de lamour "in absentia" , dans Pour un humanisme romanesque, textes rassembls par Gilles Philippe et Agns Spiquel, Ed. SDES, Paris, 1999. Dans ces deux articles, que nous ne manquerons pas dexploiter, Bernard Alazet a lintuition du tragique luvre chez Duras, surtout le tragique de la passion.

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    nouvelle source en loccurrence le comique, la perception de la littrature de Maurice

    Blanchot30 et la conception que dfend Georges Bataille dans Lrotisme.31

    Notre parcours nous a t suggr par lcrivain lui-mme, comme nous aurons

    loccasion de le monter, et ne fait que confirmer la vision tragique que Marguerite Duras

    sest forge de lexistence humaine. Lauteur nous encourage dailleurs suivre

    lvolution de son tragique, ne serait-ce qu travers le changement dattitude de ses

    personnages et la progression de son criture.

    Notre tche consistera donc dmonter en quoi ltude du tragique est centrale

    pour tenter de pntrer lcriture de Marguerite Duras dont lune des caractristiques est

    de se drober. Si notre rflexion prend la forme dune dmonstration nous essayerons

    nanmoins dviter de faire de luvre durassienne le seul support de notre thse sur le

    tragique. Car mme si cette notion est essentielle pour quiconque cherche aborder ses

    textes, nous voudrions cependant laisser ses rcits une certaine libert. En effet, nous ne

    chercherons pas rsoudre les paradoxes de luvre durassienne pour donner plus de

    cohrence notre dveloppement. Car, nous le verrons, ces paradoxes sont la base

    mme de luvre durassienne et de son volution vers une nouvelle forme de tragique qui

    sexprime travers le comique. Notre analyse se veut plutt une proposition de lecture

    clairante de son uvre, et est interprter comme prolongement de lecture et non

    comme une explication restrictive. Ds lors, nous ferons appel des crivains qui nous

    paraissent proches de la pense durassienne et notamment Eugne Ionesco et Samuel

    Beckett. Les ides de ces auteurs ont exerc une certaine influence sur Marguerite Duras,

    qui ne sen cache dailleurs pas. Cette affinit avec Ionesco et Beckett nous est apparue

    sous lgide de labsurde, dont ces trois crivains nous semblent pareillement imprgns.

    En effet, nous aurons loccasion de parler de la notion dabsurde qui modifiera

    non seulement le tragique, mais aussi le comique dbouchant, chez Duras, sur une

    nouvelle forme de tragique moderne mieux adapte exprimer le dsarroi de ltre

    humain. Nous parlerons, de mme, de linfluence de la pense orientale32 dans laquelle

    Marguerite Duras a baign jusqu ses dix-sept ans et par consquent de lesthtique du

    dtachement et du vide dploye par lcrivain pour dpasser le tragique. Nous nous

    30 Maurice Blanchot, LEspace littraire, Ed. Gallimard, coll. Essai/Folio , Saint-Amand, 1988. 31 Georges Bataille, Lrotisme, Ed. de Minuit, Paris, 1995. 32 En effet, un colloque international Orients de Marguerite Duras aura lieu Sendai (Japon) en septembre 2009. Ce colloque sintressera aux influences esthtiques, linguistiques, idologiques et philosophiques de lExtrme-Orient sur luvre et la pense de Marguerite Duras.

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    appuierons alors souvent sur les thories de Gilles Lipovetsky dans Lre du vide. Essai

    sur lindividualisme contemporain33 et sur les analyses de Catherine Bouthors-Paillart

    dans Duras la mtisse. Mtissage fantasmatiques et linguistique dans luvre de

    Marguerite Duras34 et dOlivier Ammour-Mayeur dans Les imaginaires mtisses.

    Passages dExtrme-Orient et dOccident chez Henry Bauchau et Marguerite,35 qui nous

    clairent sur les philosophies orientales.

    De sorte que notre tude sur lexpression du tragique moderne dans luvre de

    Marguerite Duras comportera trois parties. La premire intitule Une vision tragique de

    lexistence , correspondra sa perception obscure de la vie humaine, dcrite comme un

    nant, dans lequel rgne le malheur et le dsespoir. La seconde, Lvolution du

    tragique : la place du rire , sattachera mettre en vidence la mutation du tragique

    durassien qui perd presque dfinitivement son aspect classique et volue vers une

    nouvelle forme o il sexprime essentiellement travers le comique et labsurde.

    Confront ces deux lments, le tragique durassien subit une profonde mtamorphose et

    exprime la vaine recherche du sens de la vie dans un univers qui noffre aucune

    signification. Le troisime lment de notre triptyque, Vers le dpassement du tragique

    et lesthtique du dtachement , insistera sur la ncessit, exprime par cette uvre,

    selon nous, daccepter la vie telle quelle se prsente, de se dtacher de soi et de se fondre

    dans le Tout du monde afin de dpasser le tragique et datteindre la paradoxale plnitude

    de la vacuit.

    Ce plan sest impos nous, alors que nous nous interrogions sur la nature

    complexe du tragique qui imprgne luvre entire de Marguerite Duras. Nous nous

    sommes rendu compte que Duras dployait dans ses livres veines autobiographiques la

    conception dun univers tragique dans lequel ltre avait cd la place au nant. Il nous

    est apparu que cette vision plongeait ses racines dans la famille durassienne, plus

    prcisment dans lhistoire familiale. En effet, la mort prmature du pre oblige la mre

    subvenir aux besoins de ses enfants. Elle investit alors toutes ses conomies dans lachat

    dune terre qui se rvle incultivable car elle est rgulirement inonde par les eaux sales

    du Pacifique. Rvolte contre un systme colonial corrompu et une nature cruelle, la mre

    33 Gilles Lipovetsky, Lre du vide, Essais sur lindividualisme contemporain, Ed. Gallimard, coll. Folio , Paris, 1983, et 1993 pour la postface. 34 Catherine Bouthors-Paillart, Duras la mtisse. Mtissage fantasmatique et linguistique dans luvre de Marguerite Duras, Ed. Droz, Genve, 2002. 35 Olivier Ammour-Mayeur, Les imaginaires mtisses. Passages dExtrme-Orient et dOccident chez Henri Bauchau et Marguerite Duras, Ed. LHarmattan, Paris, 2004.

  • 16

    mne un combat tragique. Elle fait alors preuve de ce quAristote nommait hybris en

    luttant contre des forces obscures et indiffrentes qui lcrasent. Sa dmesure est punie

    car elle connat le revirement de fortune 36 voqu dans la Potique, et sombre presque

    dans la folie. Linjustice sociale se double dune injustice familiale, puisque la mre

    affiche sa prfrence pour le grand frre auquel elle transmet sa folie et sa violence. Il

    semblerait donc qu la fatalit antique sest substitue, chez Duras, une fatalit moderne.

    Cest le principe de lHrdit qui joue, pour le personnage du grand frre, le rle de

    fatalit. Nous tenterons de voir comment Duras exploite ces substrats autobiographiques

    et les transforme en motifs tragiques. Cette perception tragique initiale, dans les rcits

    autobiographiques, ou prsents en tant que tels, loin de sestomper, va au contraire

    saccentuer au fil des publications. Elle apparatra alors sous diffrents aspects comme le

    dlitement gnral du monde, la fascination des tres durassiens pour la mort, la vanit de

    lexistence sur terre et la fatalit du destin. En proie la peur du nant, les personnages de

    Marguerite Duras se rfugient dans lamour. Mais la passion amoureuse savre illusoire

    puisquelle dbouche sur la sparation et labsence, voire mme la mort. Pourtant, les

    cratures durassiennes ne se laissent pas vaincre et essayent de trouver des rponses

    leurs interrogations sur le sens de la vie et de la mort en se livrant une profonde qute

    mtaphysique. Mais l encore, leur recherche ne fera que renforcer le caractre existentiel

    du tragique. Ils se confrontent, dune part, labsence de Dieu qui, contrairement,

    semble-t-il, ce quaffirmaient Georges Steiner et ses disciples, apparat comme

    lorigine du tragique typiquement moderne de Duras. Les personnages se heurtent, dautre

    part, la faillite de la Raison humaine, de lHistoire et du Progrs, nouvelles divinits

    drisoires dune civilisation contemporaine en mal de croyances. Aprs labsence de

    Dieu, ils constatent labsence de lhomme qui a rvl son incapacit assumer son

    propre destin et qui ne peut plus se dcharger de ses responsabilits sur un Dieu tout-

    puissant, puisque celui-ci a dsert le ciel de lpistm moderne. Accabls et

    dsenchants, ils dcident de rejeter les thories, les systmes sclross et de baigner dans

    une incertitude totale.

    Cependant, outre cette vision tragique de la vie troitement lie lexistence

    ontologique du nant et gnralement privilgie par les critiques, nous sentions quil y

    avait aussi dans les crations de Marguerite Duras un autre aspect trs souvent mconnu

    par les spcialistes durassiens et par les lecteurs savoir laspect comique. En effet,

    36 Aristote, Potique, texte tabli et traduit par J. Hardy, op. cit., p. 46.

  • 17

    Marguerite Duras ne se complat pas dans le tragique et ne cultive pas le dolorisme. Au

    contraire, elle insiste souvent sur limportance du rire et sur la ncessit, pour ltre

    humain, de considrer la vie dun point de vue comique. Cest alors que son uvre volue

    tout naturellement vers une nouvelle forme de tragique qui sexprimera dsormais

    travers le comique et labsurde. Cette volution exigera le passage dun style

    harmonieux cest--dire de facture plutt classique vers un style de plus en plus

    incohrent ,37 autrement dit plus moderne, fond sur des structures novatrices plus

    aptes traduire la mutation du tragique. Cest ainsi que Marguerite Duras procde une

    puration de son criture romanesque et accorde une importance accrue au dialogue qui

    sera le pivot de ce nouveau tragique. Les conversations seront le lieu mme du sentiment

    tragique et laction ne sera plus dans les pripties mais se situera dans la parole. Une

    telle importance des dialogues conduira Marguerite Duras inscrire le thtre au cur

    mme du roman. Grce aux procds thtraux tels que les acclrations ou les

    ralentissements de rythme dans les changes et la prdominance de loralit, une nouvelle

    forme de tragique se fait jour, celle dun tragique du quotidien qui met en scne des

    personnages ordinaires et non des figures de rois et de reines caractrises par leur

    grandeur et leur exemplarit.

    En outre, il nous semble que lclatement des genres et lmergence de textes

    hybrides , comme elle les appelle, o lon circule librement entre les catgories et les

    arts, facilitent la progression de luvre durassienne vers un nouveau tragique qui se

    traduit la fois travers labsurde et le comique. Si celui-ci garde, initialement, son

    caractre jubilatoire, il finit tout de mme par perdre son aspect gratuit et par avoir une

    nouvelle fonction : exprimer le tragique. Ce dernier se manifeste travers diffrentes

    modalits. Il repose tantt sur des mouvements dattraction, tantt sur des mouvements de

    rpulsion entre tragique et comique, crant une architecture dynamique au sein de luvre

    durassienne. Ainsi, confront au tragique, le comique se dfait compltement de son sens

    habituel, se prsente comme une intuition de labsurde et renforce, de faon paradoxale,

    le tragique de lexistence humaine. Cest alors le rgne du non-sens. Le personnage

    durassien dcide, semble-t-il, de ne plus lutter et saccommoder de la vie.

    Enfin, grce lacceptation de labsurdit de lexistence et de sa vanit se profile

    une nouvelle ralit : le dpassement du tragique. Avec elle, nous assistons lmergence 37 Marguerite Duras et Xavire Gauthier, Les Parleuses, Ed. de Minuit, Paris, 1974, p. 139. Le terme incohrence na aucune connotation pjorative chez Duras. Au contraire, il traduit la tendance de son criture transgresser lobligation d harmonie qui pse sur la littrature classique.

  • 18

    dune esthtique du dtachement et du gai dsespoir 38 qui permet aux personnages

    durassiens datteindre une sorte de plnitude du vide, que nous qualifierons de vacuit ou

    dtat de vacance. Ces protagonistes apprennent, et nous instruisent par la mme

    occasion, ne plus souffrir du tragique et de labsurde de lexistence. Ils apprennent aussi

    voir, paradoxalement, dans loubli et la mort les signes de la continuit de la vie et se

    vouent limpassibilit, qui, nous voudrions le montrer, conditionne laccs la flicit

    de ltre. Cette indiffrence passe par le rejet du sentimentalisme, le refus de

    lengagement et du militantisme, et par une propension la dsappropriation de soi et la

    fusion avec le Tout du monde. Nous verrons aussi, pour finir, que cette batitude de la

    vacuit prend sa signification dans la relation quelle entretient avec lcriture. Ecrire est

    un acte dmiurgique qui partant dun rien aboutit, de faon paradoxale, un tout, c'est--

    dire llaboration dun monde forg par limagination, seul monde apte contenir sans

    fin tout ce quoi ltre pourrait aspirer.

    Luvre de Marguerite Duras semble plus optimiste que pessimiste, puisquelle

    nous engage dans la voie du gai dsespoir .39 Quoi quil en soit, les productions

    durassiennes nous conduisent nous poser des questions qui sont toujours dactualit

    dans notre socit post-moderne. Ces interrogations sont alors les suivantes : comment

    supporter le tragique inhrent la condition humaine ? Comment accepter les limites de

    ltre ? Comment vivre dans une poque o les valeurs nont plus cours, o Dieu est

    absent, o la foi en la grandeur de lhomme a disparu avec les charniers de la Seconde

    Guerre Mondiale, o lHistoire et le Progrs, substituts de Dieu auxquels lhomme a vou

    un vritable culte, se retournent contre lui et le rendent sa finitude ? Comment, dans de

    telles conditions, redonner lhomme le got du rire et le convaincre de sa capacit

    transformer le rien de son tre en un tout? Telles sont les interrogations qui jalonneront la

    rflexion dans laquelle nous nous engageons prsent.

    38 Marguerite Duras, La voie du gai dsespoir , dans Outside, Ed. Albin Michel, Paris, [1981], P.O.L., Paris, 1984, p. 171. 39 Ibid., p. 171.

  • 19

  • 20

    PREMIERE PARTIE

  • 21

    UNE VISION TRAGIQUE DE LEXISTENCE

    Marguerite Duras dveloppe dans son uvre une vision tragique de lexistence

    humaine. En effet, le regard que lcrivain porte sur le monde est hant par la souffrance

    de ltre humain et par son dsarroi. Cette conception tragique plonge trs profondment

    ses racines dans les vnements de lenfance. En ralit, le vcu personnel de la

    romancire, rel ou imaginaire, semble tre lorigine du tragique durassien. La plupart

    des textes durassiens reviennent toujours sur la tragdie familiale. Celle-ci engendre la

    mort, la folie, linjustice et la violence tant dans le cadre restreint de la vie prive que

    dans celui largi de la socit. Lhistoire personnelle sera compltement rcupre par la

    fiction tel point que le lecteur aura du mal distinguer le rel du fictif. Mais nous ne

    chercherons pas dmler le vrai du faux, la ralit de limagination puisque la vie et

    luvre de lcrivain semblent troitement lies. Ce qui compte, pour nous, cest de voir

    comment des donnes autobiographiques ou prsumes telles comme la mort du pre,

    lcroulement des barrages, la folie maternelle et la double injustice sociale et familiale

    portent en germes des motifs tragiques qui structureront lensemble des textes durassiens

    et qui participeront, trs tt, la lmergence dune vision tragique de lexistence

    humaine chez Marguerite Duras.

    Dans cette premire partie, nous tenterons donc de mettre en vidence la

    dimension dysphorique qui sous-tend luvre entire de Duras. Pour ce faire, nous

    remonterons, dans le premier chapitre, la source de cette dimension, autrement dit la

    famille durassienne. En effet, nous allons voir que la tragdie vcue par le clan familial

    (mort subite du pre, folie de la mre et violence du grand frre) constitue la premire

    confrontation de la romancire au monde et porte en elle les germes dun tragique

    moderne o la fatalit a un nouveau visage, celui de lHrdit et de la Socit. En vrit,

    laventure dsastreuse des barrages met en exergue linjustice sociale subie par la mre et

    par ses enfants et souligne la porte la fois tragique et mythique du combat de la figure

    maternelle contre les forces du Mal. Ces dernires prennent tour tour le visage de

    lAdministration du cadastre et du vampirisme colonial. Maux modernes o les Dieux

    indiffrents et cruels cdent la place la Socit, carcan dautant plus tragique et pervers

  • 22

    que cest lhomme lui-mme qui se lest construit. Lindividu, chez Duras, ne participe

    pas la marche de la socit, mais, semble-t-il, se laisse craser par elle. Cest ainsi que

    se fait jour un tragique laque et moderne chez Duras.

    La conception obscure que Marguerite Duras sest forge trs tt de lexistence

    humaine, loin de perdre de sa vigueur, saccentuera au fil des uvres et se dploiera sous

    diffrents aspects. Nous relverons, dans le second chapitre, ces multiples manifestations

    du tragique, notamment travers le dlabrement gnralis de lunivers, la fascination des

    personnages par la mort et leur qute de lamour, qui dbouchera sur une impasse puisque

    la passion amoureuse, chez Duras, se vit sur le mode de limpossible fusion, de la

    sparation tragique des amants et sur lassociation troite avec la mort.

    Le troisime chapitre essayera de mettre laccent sur le caractre existentiel du

    tragique durassien. En effet, accabls et rvolts par le sort qui leur est imparti, les

    personnages durassiens tentent de comprendre et de trouver un sens leur existence.

    Cest ainsi quils entament une profonde qute mtaphysique. Mais celle-ci savrera

    vaine puisquelle ne fera quaccentuer leur sentiment de manque, renforcer leur peur de la

    mort et donc du nant et aggraver leur crise identitaire. Bien plus, elle mettra en exergue

    la cause de leur sentiment tragique savoir labsence de Dieu et lincapacit de lhomme

    assumer pleinement sa libert puisque le Progrs et lHistoire rvleront leurs limites.

  • 23

    CHAPITRE I

    La famille : aux origines du tragique durassien

    Ds ses premiers crits, Marguerite Duras sest forge une conception

    tragique 1de lunivers. En effet, Duras porte un regard particulirement sombre sur

    lexistence humaine, sur le mal dtre, mettant en scne des personnages profondment

    meurtris. Pour la romancire, les vrais livres sont ceux qui disent le deuil noir de toute

    vie .2 Et justement ses uvres voquent souvent ce deuil noir et font de lui lessence

    mme de son projet littraire. Notons, demble, que cette conception tragique du monde

    trouve ses origines dans la propre vie de lcrivain, plus prcisment dans son enfance.

    Ds lors, il nous est apparu inconcevable dtudier avec pertinence le tragique chez

    Marguerite Duras sans remonter la source qui lalimente savoir la tragdie familiale,

    histoire terrible et foyer gnrateur du tragique durassien.

    Il va sans dire que nous sommes conscients des risques que comporte une telle

    dmarche. Mais, plus que chez tout autre crivain, la vie et luvre de Marguerite Duras

    sont indissociables. Lautobiographie et la fiction, chez elle, se mlent, sentrelacent

    constamment. Duras elle-mme parat nous autoriser nous avancer dans cette voie, dans

    la mesure o elle dclare Alain Veinstein : On fait toujours un livre sur soi. Cest pas

    vrai leurs histoires ! Lhistoire invente : cest pas vrai... 3 De cet aveu, il ressort ainsi

    que lcriture durassienne est intimement lie au vcu : elle y puise ses scnes-matrices

    et ses figures emblmatiques. Cette intrication affiche entre lautobiographique et le

    fictionnel dans les crits durassiens complique srieusement la tche du lecteur. Celui-ci

    narrive pas dmler le rel du fictif et ne sait plus o sachve le rcit de vie et o

    commence le rcit imaginaire.

    1 Danielle Bajome, Duras ou la douleur, op. cit., p. 183. 2 Marguerite Duras, crire, suivi de La Mort du jeune aviateur anglais, Roma, Le Nombre pur, LExposition de la peinture, Ed. Gallimard, Paris, 1993, p. 34. 3 Jean-Marc Turine, Le Ravissement de la parole. mission radiophonique par Alain Veinstein "La Nuit sur un Plateau". France Culture, novembre 1986.

  • 24

    Nous sommes aussi conscients que le vcu personnel, dune faon plus prcise

    lenfance, est un motif central de luvre entire, autour duquel se dveloppent des

    rseaux dimages et des figures qui structurent en profondeur lunivers durassien.4 Ceci

    dit, il ne sagit pas pour nous dtudier le thme de lenfance chez Marguerite Duras, ni

    danalyser son rle dans lorganisation du rcit ou la position du narrateur son gard.

    Nous tenons toutefois prciser, par souci de clart et de mthodologie, que lenfance

    dans les textes de Duras recouvre une priode particulirement tendue. la suite

    dAnne Cousseau, nous envisageons le terme "enfance" dans un sens large, comme

    dsignation gnrique renvoyant la fois lenfance ainsi qu ladolescence, que la

    romancire semble englober dans une acception unique.5 Cette enfance est sans cesse

    reprise et dplace dun rcit lautre et se trouve ainsi mythifie. Il est trs difficile,

    pour le lecteur, den dterminer la part de vrit et la part de mensonge comme il lui est

    impossible de discerner, dans les versions tantt romanesques tantt thtrales qui en

    sont livres, les vnements relevant de la vie personnelle et ceux qui sont le fruit de

    limagination. Peu importe, au fond, dans la mesure o lvnement lui-mme est

    dtruit par le livre [...] mais le livre fait ce miracle que, trs vite, ce qui est crit a t

    vcu. Ce qui est crit a remplac ce qui a t vcu6 comme le dclare Marguerite Duras

    Pierre Dumayet lors de lmission Lire et crire, enregistre en 1992. Lcrivain nous

    apprend, travers cette dclaration, que ce nest pas les lments autobiographiques

    clairement tablis et susceptibles de satisfaire une ralit historique qui comptent, mais

    plutt la transformation de ces substrats par limagination.7 Notre travail ntant pas une

    analyse thorique sur lautobiographie, nous ne tenterons pas dtudier les questions de

    fidlit la ralit, de ressemblance au vrai ou dpreuve de vrification qui fondent et

    codifient ce genre littraire.8 Nous nous contenterons, pour le moment, de formuler une

    hypothse qui semblerait htive ou rductrice sil ne sagissait de luvre de Marguerite

    Duras : lautobiographie, chez elle, ne se donne lire que comme autofiction. Ce terme

    tait utilis par Serge Doubrovsky pour prsenter son livre, Fils, mais la pratique

    4 Anne Cousseau, Potique de lenfance dans luvre de Marguerite Duras, Ed. Droz, Genve, 1999, p. 14. 5 Ibid., p. 17. 6 Lire et crire. mission de Pierre Dumayet ; ralisation : Robert Bober ; La Sept, octobre 1992. Au cours de lentretien ont t diffuss des extraits de : Lecture pour tous, entretien avec Paul Seban, 1964 et Lecture pour tous, entretien avec Pierre Dumayet, 1965. 7 Cest ce que nous aborderons dans le deuxime point du troisime chapitre de notre dernire partie sous le titre Le foisonnement de limaginaire face la ralit tragique . 8 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Ed. du Seuil, coll. Potique , Paris, 1980.

  • 25

    laquelle il renvoie existe bien avant. En effet, selon Jacques Lecarme, lautofiction rside

    dans le montage et lintervalle lacunaire de deux rcits, lun fictif, lautre non-fictif .9

    Daprs lui, cest un genre hybride qui modifie les codes de lautobiographie

    traditionnelle. Il repose sur un rgime narratif variable et un contrat de lecture 10

    imaginaire associ un pacte de lecture rfrentielle. Lautofiction se dfinit donc par

    lassociation dune appartenance au romanesque prte par le pritexte (roman ou

    fiction) et le critre onomastique de la triple identit (un mme nom renvoyant la fois

    lauteur, au narrateur et au personnage principal).

    Dans ce chapitre, nous voudrions mettre laccent sur la tragdie familiale voque

    plusieurs reprises dans les rcits autobiographiques de Duras comme vnement

    marquant qui claire de manire saisissante luvre et la pense durassiennes et les

    engage sur la voie du tragique. Pour ce faire, nous tenterons danalyser comment ce

    substrat autobiographique avec son cortge de malheurs tels que la mort prmature du

    pre, leffondrement des barrages et la double injustice autant sociale que familiale, porte

    en germes les thmes tragiques autour desquels gravitera luvre autobiographique et

    fictionnelle de Marguerite Duras.

    9 Jacques Lecarme et liane Lecarme-Tabone, Lautobiographie, Ed. Armand Colin/Masson, Paris, 1997, p. 278. 10 Ibid., op. cit., p. 267.

  • 26

    A La tragdie familiale

    Le malheur exemplaire et unique de la cellule familiale constitue la premire

    confrontation de Marguerite Duras au monde, vcue surtout travers le dcs brutal et

    prmatur du pre et lomniprsence de la figure emblmatique de la mre. Hrone

    profondment tragique, personnage excessif et contradictoire, la mre cristallise elle

    seule le tragique de lexistence humaine. Le spectacle de sa lutte acharne et perdue

    contre les forces obscures du Mal, incarnes par le systme colonial dans lIndochine

    franaise des annes 1930, reprsente, pour lcrivain, une vritable initiation et une

    vraie leon de vie, o elle dcouvre la condition intolrable de ltre humain.

    1 La mort prmature du pre

    Marguerite Duras dveloppe dans ses crits veine autobiographique une vision

    tragique du monde partir dun vnement traumatisant en loccurrence la disparition

    prmature du pre.11 En 1918, la famille Donnadieu sinstalle Phnom-Penh au

    Cambodge o le pre est nomm directeur de lenseignement de Hanoi et la mre

    institutrice de jeunes filles lcole indigne de Gia Dinh. Mais peu de temps aprs,

    Henri Donnadieu est rapatri en France pour raison de sant. Il y mourra sans avoir revu

    sa femme et ses enfants. Disparu, parti vers une contre lointaine, inconnue, telle est la

    seule et unique ralit du pre. De ce point de vue, nous pouvons dire que la mort du pre

    est associe, dans lesprit de la romancire une sorte dabandon comme elle lcrit

    explicitement dans La Vie matrielle (1987) :

    Avec lpisode des Barrages, ma mre avait t vole et elle avait t abandonne par tous. Elle nous avait levs sans aide aucune. Elle nous avait expliqu quelle avait t vole et abandonne parce que notre pre tait mort et quelle tait sans dfense. Il y avait une chose dont elle tait certaine, ctait quon tait tous abandonns.12

    11 Pour cette partie, nous nous appuyons sur les travaux dAlain Vircondelet notamment sur sa Biographie de Marguerite Duras, Ed. Seghers, coll. Ecrivains de toujours , Paris, 1972 et sur la biographie de Frdrique Lebelly, Duras ou le poids dune plume, Ed. Grasset, Paris, 1993. 12 Marguerite Duras, La Vie matrielle, op. cit., p. 55.

  • 27

    Les propos durassiens sonnent, dans cette dclaration, comme une accusation virulente

    lgard du pre. Parti dIndochine pour aller se soigner en France, Henri Donnadieu nest

    jamais revenu et se rend coupable, aux yeux de sa fille, de haute trahison. Il devient

    symboliquement un tratre.

    La romancire situe la perte du pre lge de quatre ans comme elle lindique

    Michelle Porte : Mon pre, je ne lai pas connu. Il est mort, javais quatre ans .13

    Lcrivain lude presque compltement cet vnement de son uvre. Cest peine si on

    en trouve quelques dtails sous forme de phrases ngatives telles que : Cet homme

    quils navaient pas connu ,14 Je nai pas eu de pre 15 ou encore : Elle [la mre] ne

    leur en avait parl que trs peu pour ne pas assombrir leur enfance .16 Le discours est

    par ailleurs toujours lapidaire ds quil sagit dvoquer la disparition du pre. Outre les

    phrases dj cites, nous pouvons encore lire dans Lden Cinma : Et puis le pre est

    mort. On avait entre quatre et sept ans 17 ou dans Les lieux de Marguerite Duras : Il

    est mort, javais quatre ans .18 La narratrice affirme mme navoir jamais souffert de la

    mort subite du pre : Comment peut-on souffrir de labsence de quelquun quon na

    jamais vu ? 19 Cette indiffrence affiche par lcrivain nous parat fort suspecte pour ne

    pas nous y attarder.

    La perte irrmdiable du pre sinscrit, en dpit des dclarations de Duras, au

    cur mme de ses rcits, exprimant le vide et disant la mort qui hanteront sa vie et son

    uvre. Conscients de limportance de ces deux motifs chez la romancire, nous ne

    pouvons que croire au rle fondamental de la perte prcoce dHenri Donnadieu dans

    lmergence dune potique tragique au sein de la production de sa fille. Un paradoxe

    trs significatif rvle dailleurs limportance de cette perte. Lorsquelle commence sa

    carrire dcrivain, la jeune Marguerite abandonne son patronyme dtat civil,

    Donnadieu et choisit le pseudonyme Duras, nom qui renvoie curieusement la rgion

    natale du pre !20

    13 Marguerite Duras et Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, Ed. de Minuit, Paris, 1977, p. 48. 14 Marguerite Duras, LAmant de la Chine du Nord, Ed. Gallimard, Paris, 1991, p.33. 15 Marguerite Duras et Xavire Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 24. 16 Marguerite Duras, LAmant de la Chine du Nord, op. cit., p. 33. 17 Marguerite Duras, Lden Cinma, Ed. Mercure de France, Paris, [1977], coll. Folio , 1986, p. 15. 18 Marguerite Duras et Xavire Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 48. 19 Jean-Marc Turine, op. cit., mission radiophonique par Marianne Alphant "Le bon plaisir de Marguerite Duras". France culture, 20 septembre 1984. 20 Duras est en effet la ville natale du pre de Marguerite Donnadieu. Elle se situe en Aquitaine (dpartement Lot-et-Garonne) en France.

  • 28

    Duras se rvlera incapable de faire le deuil du pre, daccepter la rupture et de

    conjurer la souffrance. Citons ici lanalyse pertinente de Franois Praldi : Il lui

    [Duras] est impossible de refermer, de suturer ce que la mort prcoce dun pre a laiss

    porte de sa pense. Un pre mort avant davoir exist [...] Un pre dont le corps mort

    naura jamais t vu et dont la mort ni le nom nauront jamais t symboliss .21 Rien

    dtonnant, dans ces conditions, si limage du pre dans luvre de Marguerite Duras se

    structure autour de deux sentiments contradictoires : la dngation et le dsir.

    En effet, sils nliminent pas le pre, les textes du dbut comme Les Impudents

    et La Vie tranquille nous en offrent une image assez efface et dgrade. Les figures de

    M. Taneran et du pre de Francine destituent la figure paternelle de son rle de chef de

    famille. Dans Les Impudents (1943), la romancire nous laisse supposer le peu destime

    quinspire le pre. Il apparat, le plus souvent, comme une silhouette efface et

    singulirement absente au sein de la famille. La narratrice met laccent sur cet

    effacement travers lemploi de lexpression chez les Grant 22 qui, comble de lironie,

    privilgie le nom du premier mari de la mre au dtriment de celui de M. Taneran.

    Lcrivain rserve par ailleurs le mme sort au pre de Francine dans La Vie

    tranquille (1944). Ce dernier ridiculise toute la famille et prcipite sa dchance sociale

    en volant de largent dans la caisse de la mairie :

    Il tait devenu en une soire un bourgmestre dchu, plus que dshonor, qui ne ferait plus de discours dans le salon de la mairie, qui ne porterait plus lcharpe de sa ville, qui ne serait plus salu dans les rues. Un homme bon partir ailleurs.23

    La scne du bal organis par la mre avant lexil de la famille signe dfinitivement la

    dgnrescence du pre. Madeleine Borgomano voit dans cette soire du bal la scne

    originaire de la dmission paternelle dans luvre durassienne.24

    Tel quil est prsent dans les uvres ultrieures de Duras, le pre occupe une

    place trs rduite. Dans le couple des Petits chevaux de Tarquinia (1953), le mari est un

    tre compltement dsincarn, priv surtout de lamour paternel puisque celui de la mre

    envahit tout lespace. Dans dautres ouvrages, la figure paternelle existe surtout grce

    son statut social. M. Desbaredes est ainsi toujours dsign, dans Moderato Cantabile

    21 Franois Praldi, Lattente du pre, Incidence dune interprtation sur luvre de Marguerite Duras , tudes freudiennes, n 23, avril, p. 25-41. 22 Marguerite Duras, Les Impudents, Ed. Plon, Paris, [1943], Ed. Gallimard, coll. Folio , 1992, p. 14. 23 Marguerite Duras, La Vie tranquille, Ed. Gallimard, Paris, [1944], coll. Folio , 1982, p. 39. 24 Madeleine Borgomano, Marguerite Duras, Une lecture des fantasmes, Ed. Cistre-Essais, Petit-Roeulx (Belgique), 1985, p. 143.

  • 29

    (1958), comme tant le directeur dImport Export et des Fonderies de la Cte ;25

    tandis que la reprsentation du pre de LAmant de la Chine du Nord (1991) se rduit

    uniquement lexercice de sa fonction archaque de pre fortun et responsable de la

    scurit matrielle de la famille. Cest un pre impitoyable qui interdit lhistoire damour

    avec ladolescente blanche. La loi castratrice du pre suscite la haine du fils et exacerbe

    son dsir de meurtre. Cette mort souhaite du pre est perceptible dans un certain nombre

    de rcits durassiens et se traduit particulirement travers la disparition de la figure

    paternelle. Cest justement le cas dans Nathalie Granger (1973) o le pre disparat ds

    le dbut de luvre. Dans la maison, espace exclusivement fminin, le pre ne

    manque 26 pas comme le prcise Duras.

    La trilogie Aurlia Steiner (1979) accorde pourtant un rle essentiel la figure

    paternelle. Ces trois textes que Duras intitule respectivement, daprs lendroit o est

    cense rsider lhrone, Aurlia Steiner Melbourne, Aurlia Steiner Vancouver et

    Aurlia Steiner Paris, se prsentent comme de longues lettres adresses par Aurlia son

    pre auquel elle tmoigne son amour. Or, ce rle primordial parat ambigu dans ces trois

    rcits, dans le sens o le pre ne tient sa prsence qu travers lnonciation de sa fille

    comme nous lindique la narratrice/nonciatrice dAurlia Steiner Melbourne : Je nai

    connaissance seulement que de cet amour que jai pour vous. Entier. Terrible. Et que

    vous ntes pas l pour men dlivrer .27 L encore, la prsence du pre sinscrit

    uniquement dans limaginaire et relve du pur fantasme. Cest le cas galement dans

    Aurlia Steiner Vancouver o la fille cre le pre travers les lettres quelle lui adresse.

    Cest elle qui construit sa voix et qui le maintient en vie : Dans la chambre ferme de la

    plage, seule, je construis votre voix. Vous racontez et je nentends pas lhistoire mais

    seulement votre voix. Celle du dormeur millnaire, votre voix crite dsormais, amincie

    par le temps, dlivre de lhistoire .28 Le pre semble ici cr par la relation pistolaire

    fictive quentretient Aurlia. crire maintient en vie la voix et la parole du destinataire.

    Dans le parcours de la romancire, la mort du pre marque le dbut dune srie

    de pertes et inaugure des deuils qui, selon lexpression de Claude Burgelin, sembotent

    25 Marguerite Duras, Moderato Cantabile, Ed. de Minuit, Paris, [1958], Double , suivi de Moderato Cantabile et la presse franaise , 1988, p. 23. 26 Marguerite Duras, Nathalie Granger, suivi de La Femme du Gange, Ed. Gallimard, Paris, 1973, p.89. 27 Marguerite Duras, Le Navire Night, suivi de Csare, Les Mains ngatives, Aurlia Steiner, Ed. Mercure de France, Paris, [1979], Gallimard, coll. Folio , 1989, p. 114. 28 Ibid., p. 130.

  • 30

    comme des cercueils lun dans lautre.29 Le dcs brutal du pre marque, en outre, la fin

    dune priode harmonieuse et le dbut dune autre beaucoup plus sombre pour le clan

    familial. Cette priode Duras lvoque de faon dtourne et sous le couvert du pacte

    fictionnel30 dans Un barrage contre le Pacifique (1950) :

    Son mari avait t nomm directeur dune cole indigne et, disait-elle, ils avaient vcu trs largement malgr la charge de leurs enfants. Ces annes-l furent sans conteste les meilleures de sa vie, des annes de bonheur. Du moins ctait ce quelle disait. Elle sen souvenait comme dune terre lointaine et rve, dune le. Elle en parlait de moins en moins mesure quelle vieillissait, mais quand elle en parlait, ctait toujours avec le mme acharnement [...] De la priode qui avait suivi, elle ne parlait jamais volontiers. Elle disait que avait t difficile, quelle se demandait encore comment elle avait pu en sortir.31

    On devine, ici, que la disparition prmature du pre plonge surtout le reste de la famille

    dans la misre et le chaos. Les enfants sont livrs eux-mmes et souffrent de labsence

    dune vritable autorit paternelle susceptible de les cadrer et de les guider tout au long

    de leur enfance. Il nest donc pas surprenant quils dveloppent une sorte de sauvagerie,

    un refus violent des rgles en transgressant toutes sortes dinterdictions aussi bien

    sociales que morales, ce que souligne le rcit autobiographique de LAmant (1984) :

    Je lui raconte [lamant chinois] comme ctait simplement si difficile de manger, de shabiller, de vivre en somme, rien quavec le salaire de ma mre. Jai de plus en plus de mal parler. Il dit : comment faisiez-vous ? Je lui dis quon tait dehors, que la misre avait fait scrouler les murs de la famille et quon stait tous retrouvs en dehors de la maison, faire chacun ce quon voulait faire. Dvergonds on tait.32

    On lit, travers ces lignes, le dsarroi sous-jacent de la perte et le manque total de

    repres quengendre la mort subite du pre. Cest de cette notion de manque qui ne peut

    tre combl et de blessure qui ne peut tre suture que dcoule la pense stragique de

    Duras. Trs tt, la romancire se confronte la perte et langoisse du vide. Celui-ci

    constitue, notre sens, le mode dapparition, dans les textes durassiens, dun tragique

    existentiel diffrent du tragique classique. Cest autour de ce vide laiss par le pre que

    se structurent indniablement les rapports familiaux.

    29 Claude Burgelin, Le pre : une aussi longue absence , dans Lire Duras, criture-Thtre-Cinma, textes runis par Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, Ed. Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 48. 30 En effet, la valeur autobiographique nest avoue et assume que bien plus tard par Marguerite Duras qui, loccasion darticles ou dinterviews a soulign tout ce que son livre devait sa propre vie. 31 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Ed. Gallimard, Paris, [1950], coll. Folio , 1978, p. 23-24. 32 Marguerite Duras, LAmant, Ed. de Minuit, Paris, 1984, p. 58.

  • 31

    2 Lomniprsence de la mre

    Labsence significative du pre dans la cellule familiale dtermine la structuration

    des liens familiaux et privilgie, ds lors, la prsence obsdante de la figure maternelle.

    Lombre de cette dernire plane sur tous les rcits durassiens. Elle fait partie intgrante

    de la littrature. Elle est celle qui ne comprend pas la vocation de sa fille, celle qui sy

    oppose et qui renforce paradoxalement lenvie dcrire chez ladolescente. Elle constitue

    un leitmotiv aux modulations multiples. De texte en texte, lcrivain ne cesse de mettre

    en vidence la remise en question de son existence par sa propre mre, linfluence que

    cette mre dsespre dun dsespoir si pur que mme le bonheur de la vie, si vif soit-

    il, quelquefois, narrivait pas len distraire tout fait 33 a eu sur la formation de son

    tre et sur lmergence dune vritable vision tragique chez elle. La pice de thtre

    Lden Cinma (1977) montre que la mre reste pour lauteur son premier cinma :

    Veuve trs jeune, seule avec nous dans la brousse pendant des mois, des annes, donc

    seule avec des enfants, elle se faisait son cinma de cette faon .34 Dailleurs, dans cette

    pice la mre est au centre de la scne, mme si elle ne parle pas. Sa seule prsence

    suffit.

    Assez souvent, la mre sige majestueusement au centre de son royaume .35

    Cest elle qui assure la force et lunit de la famille et il est trs difiant que sa mort

    sonne le glas de la cohsion familiale dans Un barrage contre le Pacifique. La

    disparition assez prmature de son mari loblige pallier ce manque primordial et

    assumer un double rle : Quand mon pre est mort, javais quatre ans, mes deux frres

    sept et neuf ans. Ma mre est alors devenue aussi pre, celle qui protge, contre la mort,

    contre la maladie - lpoque, ctait la peur de la malaria .36 Lambivalence du rle

    exerc par la mre est probablement lorigine de son image paradoxale dans lunivers

    durassien. En vrit, luvre de Duras nous offre deux visages contradictoires de la

    33 Marguerite Duras, LAmant, op. cit., p. 22. 34 Marguerite Duras, Lden Cinma, op. cit., p. 157. 35 Marguerite Duras, LAmant de la Chine du Nord, op. cit., p. 14. 36 Marguerite Duras, Ma mre avait... , dans Le Monde extrieur. Outside 2, Ed. P.O.L., Paris, 1993, p. 199. Ce texte a t publi lorigine dans : Marcel Bisiaux, Catherine Jajolet, ma mre, Ed. Pierre Horay, Paroles , 1988.

  • 32

    figure maternelle ; celui dune mre nourricire, pourvoyeuse de nourriture et

    damour ,37 et celui dune mre dure [] Terrible. Invivable .38

    En effet, la mre incarne elle seule le sacrifice et lamour maternel. Aprs le

    dcs de son mari, elle se consacre entirement sa famille tel point que la romancire

    la dcrit comme une martyre de lamour 39 de ses trois enfants. Cest une mre

    aimante et douce qui ne songe qu prendre soin de sa progniture et dont la fonction

    maternelle est sans cesse mise en exergue. Ainsi, elle se dfinit essentiellement par sa

    fonction nourricire comme le montre Un barrage contre le Pacifique :

    Joseph mangeait de lchassier. Ctait une belle chair sombre et saignante.

    a pue le poisson, dit Joseph, mais cest nourrissant. Cest ce quil faut, dit la mre. Quand il sagissait de les gaver, elle tait toujours douce avec eux.40

    Dans la plupart des textes, la mre apparat, en outre, comme un symbole. Cest

    une mre universelle qui protge non seulement ses enfants, mais aussi tous les enfants

    de la plaine. Dans Lden Cinma, elle se substitue la terre mre, incapable de nourrir

    les enfants indochinois, et lutte constamment pour quils puissent manger leur faim.

    Elle sapparente ainsi Dmter, divinit mythologique de labondance, de la fertilit et

    de lpanouissement. Cest elle qui a fait construire des huttes pour les paysans de la

    plaine, et cest elle encore qui a adopt, en lachetant sa mre trop pauvre pour la

    nourrir, une petite fille chtive et malade, qui ne vivra que quelques mois. Son mtier

    dinstitutrice coloniale, quelle exerce avec passion et dvouement, renforce cette porte

    mythique : venue pour instruire, pour semer les graines de la connaissance et du savoir,

    elle

    [] na jamais abandonn un enfant avant quil sache lire et crire. Jamais [...] elle faisait des cours tard le soir pour les enfants dont elle savait quils seraient des ouvriers plus tard, des "manuels", elle disait : des exploits. Elle ne les lchait que lorsquelle tait sre quils taient capables de lire un contrat de travail.41

    37 Marguerite Duras, Les enfants maigres et jaunes , dans Outside, op. cit., p. 277. 38 Marguerite Duras, Lden Cinma, op. cit., p. 16. 39 Marguerite Duras, Mothers , dans Le Monde extrieur. Outside 2, op. cit., p. 195. 40 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 35. 41 Marguerite Duras, LAmant de la Chine du Nord, op. cit., p. 117.

  • 33

    Admire, voire mme vnre par tous les indignes comme Dmter, dont le nom

    signifie la "Desse-mre", elle demeure jusquau bout Mre de tous. Mre de tout 42 et

    veille sur la colonie entire.

    Mais cette image valorisante de la figure maternelle est cependant

    perptuellement contrarie par une reprsentation moins glorieuse o elle prend les traits

    dun monstre dvastateur [...] un monstre au charme puissant .43 Le monstre, crature

    terrible, incarne, depuis lAntiquit grco-romaine, une force dbordante et dsordonne

    qui chappe, par anomalie, dfaut ou excs, aux lois de la Nature et de la Socit. Il

    semblerait alors que le monstre, chez Duras, est bien cette mre excessive qui suscite la

    frayeur et sme la confusion par son caractre et son comportement. Ainsi, elle nhsite

    pas, dans Un barrage contre le Pacifique, sacrifier sa fille, la vendre, de faon

    presque lgale et sous le masque dune extrme convenance, un parfait inconnu : M. Jo,

    lamant chinois. Le caractre monstrueux et immoral de la mre apparat galement

    lorsquelle bat violemment sa fille Suzanne, lui vole le diamant quelle a soutir 44

    M. Jo et lorsquelle essayera de vendre ce diamant mal acquis afin de payer ses dettes.

    Avec une mre pareille, nous sommes hors des limites du naturel, du soutenable et de

    linstinct maternel. La mre est prsente, par ailleurs, comme une figure extrmement

    dangereuse. Elle incarne une force originelle dune vitalit exubrante et donc

    perturbatrice et menaante pour lordre social.

    En effet, la mre est, dans la plaine, un lment perturbateur majeur qui sinscrit

    dans une logique de lexcs, du chaos et de linterdit. Elle entrane tous ceux qui la

    ctoient dans la ruine et le malheur : les paysans qui ont cru tort en elle, auxquels elle a

    fait des promesses irralistes, et qui se retrouvent comme avant, dans une misre encore

    plus dsespre et ses enfants quelle plonge dans la pauvret. Cest une sorte de

    dsquilibre qui se singularise par un acharnement la fois aveugle et pathtique dont

    elle fait preuve propos de la concession incultivable. Les checs successifs de la figure

    maternelle et la dmence qui la gagne marquent dfinitivement lexistence de ses enfants.

    De pauvre veuve, victime tragique dun systme colonial corrompu, la mre devient,

    paradoxalement, pour ses enfants un vritable bourreau, lincarnation du fatum qui

    sacharne lourdement sur leur destin :

    42 Marguerite Duras, Lden Cinma, op. cit., p. 17. 43 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 183-184. 44 Ibid., p. 139.

  • 34

    Mon petit frre et moi on est prs delle sur la vrandha face la fort. On est trop grands maintenant, on ne se baigne plus dans le rac, on ne va plus chasser la panthre noire dans les marcages des embouchures, on ne va plus ni dans la fort ni dans les villages des poivrires. Tout a grandi autour de nous. Il ny a plus denfants ni sur les buffles ni ailleurs. On est atteints dtranget nous aussi et la mme lenteur que celle qui a gagn ma mre nous a gagns nous aussi. On a appris rien, regarder la fort, attendre, pleurer.45

    Lcrivain multiplie, dans ce passage, les tournures ngatives pour exprimer lemprise

    fatale que la figure maternelle exerce sur ses enfants. Ces derniers ont cess de vivre

    pour eux-mmes et vivent uniquement pour elle. Ils apparaissent comme des tres

    possds 46. ce propos, la locution ngative "neplus" qui scande la citation

    implique une certaine interruption dans la continuit temporelle : les enfants ont

    suspendu toute activit personnelle et restent dsormais aux cts de leur mre car celle-

    ci ne supporte pas de les voir sloigner delle. Ds quils essayent de svader un peu et

    doublier leur malheur, elle commence crier et finit par avoir une crise violente

    susceptible, selon les dires du mdecin, de provoquer sa mort. Il sagit ici dune sorte de

    chantage affectif de la part de la mre puisque ses enfants renoncent leurs aspirations et

    demeurent ses cts pour la soigner et la protger. La frquence des formules ngatives

    montre la puissance du charme malfique que la mre exerce sur son entourage. En

    ralit, le malheur qui sabat sur elle et le dsespoir qui la gagne envahissent, par

    contamination, la vie de ses enfants. Atteints par un immobilisme atavique et paralyss

    par lattentisme, ces derniers senlisent de plus en plus dans la plaine. Cest ce que

    semble suggrer le paralllisme que lcrivain tablit entre ltranget et la

    lenteur qui dfinissent la figure maternelle et ltat lthargique dans lequel sombre sa

    progniture.

    Par ailleurs, la mre envote non seulement ses enfants, mais aussi tous les

    habitants de la plaine. Plus loin, lcrivain prcise en effet quelle retenait les gens

    auprs delle, et cela tout ge47 . Retenir , paralyser et neutraliser toute volont

    personnelle, telles sont les actions nfastes de ce monstre au charme fascinant et

    malfique. Pour saffranchir de cette mre monstrueuse et dvorante et annuler le sort

    funeste quelle leur a jet, les enfants doivent couper le cordon ombilical et partir loin.

    Cest en tout cas le conseil donn par Carmen Suzanne dans Un barrage contre le

    Pacifique :

    45 Marguerite Duras, LAmant, op. cit., p. 70-71. 46 Ibid., p. 34. 47 Ibid., p. 41.

  • 35

    Il fallait avant tout se librer de la mre qui ne pouvait pas comprendre que dans la vie, on pouvait gagner sa libert, sa dignit, avec des armes diffrentes de celles quelle avait crues bonnes. Carmen connaissait bien la mre, lhistoire des barrages, lhistoire de la concession, etc. Elle la faisait penser un monstre dvastateur. Elle avait saccag la paix de centaines de paysans de la plaine. Elle avait voulu mme venir bout du Pacifique. Il fallait que Joseph et Suzanne fassent attention elle. Elle avait eu tellement de malheurs que cen tait devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier ses volonts, de se laisser dvorer leur tour par elle.48

    Tout indique, dans cet extrait, la gravit de la situation dans laquelle se trouvent les

    enfants. Lexpression impersonnelle il fallait associe la locution adverbiale avant

    tout exprime la ncessit ou plutt lurgence, pour eux, dagir et de briser les chanes

    qui les maintiennent captifs. En outre, la reprise anaphorique du pronom personnel

    elle dmontre que la mre est omniprsente et quelle domine laction. Cette action

    est toujours voque par la narratrice dune faon pjorative comme le confirme lusage

    frquent dexpressions dprciatives telles que : elle ne pouvait pas comprendre ,

    elle avait saccag la paix de centaines de paysans et elle avait voulu mme venir

    bout du Pacifique . Il semble indniable que tout ce que la mre approche de prs ou de

    loin connat tt ou tard une issue fatale puisquelle dvore tout sur son passage. Duras

    dveloppe dailleurs lisotopie de la monstruosit et de la dvoration et laisse entendre

    que cette dvoration pourra mme toucher les enfants. Si ces derniers nopposent aucune

    rsistance leur mre, ils ne seront que de simples victimes, venant sajouter la longue

    liste de ses proies comme le rvle la construction la voix passive qui clt cet exemple.

    Les rcits durassiens dcrivent donc une mre au caractre ambivalent et pareille

    Janus, divinit romaine aux deux visages tourns en sens contraires. La mre apparat

    tout dabord comme une victime la fois du monde hostile et de lamour dmesur

    quelle porte ses enfants. Mais au fil des textes, cette mme mre se prsente aussi,

    paradoxalement, comme une crature monstrueuse et envahissante. Si lamour maternel,

    dans luvre de Marguerite Duras, est un sentiment violent et une force dvastatrice qui

    submerge la mre jusqu la dtruire, il engloutit aussi lenfant et gche sa vie. Obsde

    par son amour maternel, la mre se fait, par contre-coup, dvorante vis--vis de sa

    progniture limage de lhrone Des Journes entires dans les arbres (dans Thtre II

    1968). Cette dernire est en effet une mre possessive qui narrive pas se sparer de son

    fils et ne tolre pas lide quil puisse mener sa vie loin delle. Ne supportant pas son

    indpendance, elle quitte lIndochine o elle habite et se rend Paris pour le harceler et

    48 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 183-184.

  • 36

    le convaincre de revenir vivre auprs delle. Son caractre vorace se manifeste, de faon

    symbolique, travers la faim boulimique dont elle fait preuve :

    La Mre : Jai toujours faim, la nuit, le jour, toujours, et aujourdhui, tout particulirement [] Cest quil faut que je mange, moi [] Ah mon frigidaire, l-bas, si vous voyez aPlein ! Toute lanne, plein ! Le buffet de la gare de Lyon ! [] Mais que jai faim. Dans ces avions, on ne vous donne que du th lger et des tartines sous prtexte que lavion fatigue lestomac de ces dames. Jai si faim que je rongerais un osJe voudrais un gros pt comme Mimi les fait.49

    La dramaturge accumule, ici, les formules hyperboliques : Jai toujours faim , Toute

    lanne , Jai si faim que je rongerais un os ainsi que les phrases exclamatives : Ah

    mon frigidairePlein ! , Toute lanne, plein ! Le buffet de la gare de Lyon ! pour

    traduire le caractre intense, insatiable et constant de la faim qui creuse le ventre

    maternel. Une faim qui, comme le prcise le personnage, se manifeste curieusement avec

    beaucoup plus de force et dinsistance lors de cette journe marquant ses retrouvailles

    avec son fils. Ds son entre sur scne et jusqu son dpart, la mre ne cessera de

    manger ou plutt dengloutir des quantits normes daliments : les ctelettes de porc

    succdent la choucroute et se mlangent aux petits pois et aux fromages ; le tout arros

    de beaujolais. La dvoration de la nourriture prfigure une autre dvoration symbolique

    en loccurrence celle du fils par sa mre. Bien des dtails de la pice permettent en effet

    de dire quentre la nourriture et le fils stablit progressivement une forte analogie

    comme en tmoigne lexemple suivant :

    Marcelle. Alors, madame, a y est ? On a revu son fils ?

    La Mre, dans un soupir, tout en mchant. a y est. Cest vite fait. Une minute et a y est.

    Marcelle, tout en mchant.

    Pas croyable !

    La Mre, toujours en mangeant trs goulment [] Je vous avoue, oui, que cette choucroute-l, il y avait bien un mois que je lavais dans la tte. Et que mme des fois, vous verrez plus tard, la choucroute et mon fils ne faisaient quun. Je revois la choucroute et je croquais mon fils !50

    Ainsi, Duras aligne savamment, tout au long de la pice, des indices tels que la

    description dtaille des mets ingurgits par la figure maternelle et lexagration de sa

    boulimie qui saccentue et se fait plus pressante et plus particulire en ce jour de 49 Marguerite Duras, Des Journes entires dans les arbres, dans Thtre II : Suzanna Andler, Des Journes entires dans les arbres, Yes, peut-tre, Le Shaga, Un homme est venu me voir, Ed. Gallimard, Paris, 1968, p. 90, 92. 50 Ibid., p. 94.

  • 37

    retrouvailles. Cette rigoureuse disposition des indices aiguise la curiosit du spectateur,

    entretient la tension dramatique de la pice et prpare lanalogie entre le fils et la

    choucroute. Nous constatons dailleurs, dans la rplique de la mre sus-cite, que cette

    analogie pressentie cache une relle et terrifiante identit : dans son esprit il ny a pas de

    distinction entre les deux, ils ne font quun . Sans honte et avec beaucoup dassurance,

    manifeste travers ses phrases affirmatives et catgoriques, la mre passe aux aveux et

    admet avoir prmdit la double dvoration laquelle elle se livre.

    Lamour excessif et obsessionnel dune mre pour son enfant se retrouve

    galement chez le personnage dAnne Desbaresdes, dont lunique centre dintrt est,

    semble-t-il, son fils, ou chez le personnage dIsabelle Granger qui force de couver sa

    fille Nathalie finit par ltouffer et par susciter son rejet :

    Dehors, le long de la porte vitre de la salle manger, la mre passe, Isabelle Granger.

    Elle passe lentement [...]

    La mre. Elle est l, derrire la vitre. Elle est venue voir. Elle est venue voir son enfant. Elle saisit loccasion de la leon pour la voir sans se faire remarquer delle - comme un moment avant, ltang. Elle ne voit pas lAmie, ne voit que son enfant.51

    On remarque que toute lattention dIsabelle Granger est focalise sur sa fille et que cette

    attention initialement naturelle chez nimporte quelle mre et vivement souhaite par

    lenfant est violemment rejete et rcuse ds quelle dpasse les limites de

    lentendement et vire lobsession : Oublie Nathalie. (Sens : cest ce quil te faut

    faire : coupe le lien de la violence, spare-toi de ton enfant. Sa violence est dirige contre

    sa mre .52 Ces conseils donns par lAmie Isabelle Granger rejoignent ici ceux que

    Carmen prodiguait Suzanne.

    Lamour dvorant et obsessionnel que la mre porte ses enfants fait delle tour

    tour une victime et un bourreau, vhiculant ainsi deux reprsentations contradictoires qui

    ne cessent de sopposer et de se complter. Lamour maternel excessif est, par ailleurs,

    un sentiment particulirement alinant la fois pour la mre et pour sa progniture. Et

    nous abordons l une nouvelle caractristique de la figure maternelle, celle de la folie.

    Celle-ci semble tre la source du tragique chez Marguerite Duras puisquelle pousse la

    mre dsirer limpossible, lutter contre des forces qui la dpassent et oublier les limites

    de sa condition humaine.

    51 Marguerite Duras, Nathalie Granger, op. cit., p. 72-73. 52 Ibid., p. 47.

  • 38

    3 La folie maternelle

    La folie de la figure maternelle est une donne essentielle de luvre de

    Marguerite Duras. Celle-ci crit dans un article de La Vie matrielle : La mre

    reprsente la folie. Elle reste la personne la plus trange, la plus folle quon ait jamais

    rencontre, nous, leurs enfants .53 Matrice o se fomentent les angoisses de la

    romancire, la mre cristallise elle seule la folie qui prcipite ltre humain vers le

    tragique, en le poussant ignorer sa condition de simple mortel et dfier le destin. En

    vrit, la folie caractrise la plupart des mres durassiennes et ternit lamour quelles

    portent leurs enfants. Leur amour na rien de naturel, il est plutt excessif et alinant

    comme cest le cas de Sara, cette jeune mre qui dit dans Les petits chevaux de Tarquinia

    que depuis la minute o [son enfant] est n [elle] vit dans la folie .54

    Lorsque la narratrice dUn barrage contre le Pacifique voque sa mre, elle la

    prsente, demble, comme une personne bizarre. Cette bizarrerie la mne concevoir ce

    qui est prcisment inconcevable pour les autres : construire des barrages contre cette

    mer dchane quest le Pacifique. En prenant cette initiative, voue davance lchec,

    la mre fait preuve de folie et de dmesure. Parce quelle a os dfier les forces

    naturelles, parce quelle a commis une faute suite lgarement de son esprit, la mre

    prcipite sa chute et celle de sa famille. Cette folie qui cre une situation particulirement

    tragique affleure galement chez le personnage de la mre dans LAmant et se manifeste,

    nous dit la romancire, travers son acharnement aveugle contre ladministration

    coloniale et ses tats paroxystiques de joie et de colre. Lon passe alors avec elle du

    dcouragement le plus total la gaiet la plus intense, dans un chaos psychologique

    droutant :

    Ma mre, a la prend tout coup, vers la fin de laprs-midi, surtout la saison sche, elle fait laver la maison de fond en comble, pour nettoyer elle dit, pour assainir, rafrachir. [...] Toutes les chaises sont sur les tables, toute la maison ruisselle, le piano du petit salon a les pieds dans leau. [...] La mre est trs heureuse de ce dsordre, la mre peut tre trs trs heureuse quelquefois, le temps doublier, celui de laver la maison peut convenir pour le

    53 Marguerite Duras, La Vie matrielle, op. cit., p. 56. 54 Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia, Ed. Gallimard, Paris, [1953], coll. Folio , 1973, p. 28.

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    bonheur de la mre. La mre dans le salon, elle se met au piano, elle joue les seuls airs quelle connaisse par cur, quelle a appris lcole normale. Elle chante. Quelquefois elle joue, elle rit. Elle se lve et elle danse tout en chantant Et chacun pense et elle aussi la mre que lon peut tre heureux dans cette maison dfigure qui devient soudain un tang, un champ au bord dune rivire, un gu, une plage.55

    La structure rptitive, les phrases juxtaposes et courtes miment la folie maternelle. En

    effet, Marguerite Duras spare, dans la proposition liminaire du passage sus-cit, le

    sujet : "la mre" de son action, autrement dit de la priphrase verbale : "fait laver", par

    trois syntagmes mis en incise : "a la prend tout coup", "vers la fin de laprs-midi" et

    "surtout la saison sche". Le recours ce procd stylistique rend plus vident

    linadquation totale entre les penses de la mre et ses agissements. Comportement que

    rend plus flagrant encore la reprise du sujet "la mre" par le pronom anaphorique "elle".

    La locution adverbiale : "tout coup", employe systmatiquement pour dcrire les actes

    de la figure maternelle, double souvent par ladverbe dvnement "soudain" soulignent

    galement le caractre pathologique et surprenant du bonheur maternel.

    Lombre inquitante de la folie maternelle plane sur la vie de la romancire et

    cre chez elle une sorte de phobie. En ralit, Marguerite Duras ne sest jamais sentie

    labri de sombrer dans la dmence. Outre les phases hallucinatoires conscutives ses

    cures de dsintoxication et les dlires provoqus par la consommation conjugue de

    tranquillisants et dalcools, lcrivain a lutt jusqu la fin de sa vie contre ses propres

    angoisses et contre la rputation de folle que daucuns lui attribuaient la moindre

    occasion comme elle le confie Xavire Gauthier :

    M.D [...] Il y avait une sorte de langage, mon propos, [...] pour un oui, un non, on me disait : [...] Tes encore plus folle quon ne le pense , Tu devrais faire attention, tes vraiment dingue , Oh, toi, toi, tu es folle, alors tais-toi ...Tu sais, ces petites choses quon dit comme aux enfants, quand on leur rabche toujours une mme rengaine, a finit par devenir frappant et par crer une petite nvrose. Moi, javais peur, oui.56

    Lalination devient une constante que lon rencontre chez plusieurs figures fminines

    durassiennes, en particulier chez ces mres qui abandonnent leurs enfants pour sombrer

    dans un tat second et se perdre dans un univers connu delles seules. Cest justement le

    cas de la mre de Francine Veyrenattes dans La Vie tranquille :

    Je crois, crit Duras, que depuis longtemps dj maman avait en secret, dans son cur, abandonn ses enfants. Elle lavait fait sa manire qui tait pleine de grce parce quelle ne devait pouvoir se supporter que dans le dnuement, mais le plus innocent. Je lavais toujours connue fascine par le miroitement des jours qui passent ; quels quils aient t,

    55 Marguerite Duras, LAmant, op. cit., p. 76-77. 56 Marguerite Duras, Les parleuses, op. cit., p. 199-200.

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    sombres ou gais, elle ntait ni heureuse ni malheureuse, elle ne se trouvait pas avec nous ; elle tait avec le temps qui passe, daccord avec lui.57

    Lopposition grammaticale entre le elle et le nous souligne lisolement de la mre

    dans un monde trange qui reste inaccessible ses enfants.

    Chasse par sa mre parce quelle est enceinte, la mendiante du Vice-consul

    (1965) abandonne aussi son enfant et poursuit sa marche inexorable vers la folie. Dans

    La Pluie dt (1990), Ernesto ainsi que s