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C h a m p s l i n g u i s t i q u e s Raphaël MICHELI Les émotions dans les discours Modèle d’analyse, perspectives empiriques RECHERCHES

Les émotions dans les discours

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Raphaël MICHELI

Les émotions dans les discours

Modèle d’analyse, perspectives empiriques

R E C H E R C H E S

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C h a m p s l i n g u i s t i q u e s

Raphaël MICHELI

Les émotions dans les discours

Modèle d’analyse, perspectives empiriques

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Champs linguistiques Collection dirigée par Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles) et Dominique Willems (Universiteit Gent)

RecherchesCorminboeuf G., L’expression de l’hypothèse en français. Entre hypotaxe et parataxeDefrancq B., L’interrogative enchâsséeDemol A., Les pronoms anaphoriques il et celui-ciDostie G., Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographiqueEnglebert A., L’infinitif dit de narrationFløttum K., Jonasson K., Norén C., ON. Pronom à facettesFuchs C. (Éd.), La place du sujet en français contemporainFurukawa N., Pour une sémantique des constructions grammaticales. Thème et thématicitéGosselin L., Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l’aspectGosselin L., Temporalité et modalitéGrobet A., L’identification des topiques dans les dialoguesHadermann P., Étude morphosyntaxique du mot OùHeinz M., Le possessif en français. Aspects sémantiques et pragmatiquesHeyna F., Étude morpho-syntaxique des parasynthétiques. Les dérivés en dé– et en anti–Huyghe R., Les noms généraux d’espace en français. Enquête linguistique sur la notion de lieuJacquin J., Débattre. L’argumentation et l’identité au cœur d’une pratique verbaleMarchello-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique. Marengo S., Les adjectifs jamais attributs. Syntaxe et sémantique des adjectifs constructeurs de la référenceMartin F., Les prédicats statifs. Étude sémantique et pragmatiqueMicheli R., Les émotions dans les discours. Modèle d’analyse, perspectives empiriquesRézeau P., (études rassemblées par), Richesses du français et géographie linguistique. Volume 1de Saussure L., Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du tempsSchnedecker C., De l’un à l’autre et réciproquement…Aspects sémantiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélésThibault A. (sous la coordination de), Richesses du français et géographie linguistique, Volume 2Van Goethem K., L’emploi préverbal des prépositions en français. Typologie et grammaticalisationManuelsBal W., Germain J., Klein J., Swiggers P., Bibliographie sélective de linguistique française et romane. 2e éditionBracops M., Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée.

2e éditionChiss J.-L., Puech C., Le langage et ses disciplines. XIXe -XXe sièclesDelbecque N. (Éd.), Linguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langageEnglebert A., Introduction à la phonétique historique du françaisGaudin Fr., Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologieGross G., Prandi M., La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistiqueKlinkenberg J.-M., Des langues romanes. Introduction aux études de linguistique romane. 2e éditionKupferman L., Le mot «de». Domaines prépositionnels et domaines quantificationnelsLeeman D., La phrase complexe. Les subordinationsMel’cuk I. A., Clas A., Polguère A., Introduction à la lexicologie explicative et combinatoire.

Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophonesMel’cuk I., Polguère A., Lexique actif du français. L’apprentissage du vocabulaire fondé sur 20 000 dérivations sémantiques et collocations du françaisRevaz Fr., Introduction à la narratologie. Action et narrationRecueilsAlbert L., Nicolas L. (sous la direction de), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos joursBavoux C. (dir.), Le français des dictionnaires. L’autre versant de la lexicographie françaiseBavoux C., Le français de Madagascar. Contribution à un inventaire des particularités lexicales.

Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophonesBéjoint H., Thoiron P. (Éds), Les dictionnaires bilingues. Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophonesBenzakour F., Gaadi D., Queffélec A., Le français au Maroc. Lexique et contacts de langues.

Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophonesBouchard D., Evrard I., Vocaj E., Représentation du sens linguistique. Actes du colloque international de MontréalBres J., Haillet P.-P., Mellet S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphoniesChibout K., Mariani J., Masson N., Neel F., (sous la coordination de), Ressources et évaluation en ingénierie des langues.

Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifiqueConseil supérieur de la langue française et Service de la langue française de la Communauté française de Belgique (Eds), Langue

française et diversité linguistique. Actes du Séminaire de Bruxelles (2005)Corminboeuf G., Béguelin M.-J. (sous la direction de), Du système linguistique aux actions langagières. Mélanges en l’honneur

d’Alain BerrendonnerDefays J.-M., Rosier L., Tilkin F. (Éds), A qui appartient la ponctuation ? Actes du colloque international et interdisciplinaire de

Liège (13-15 mars 1997)Dendale P., Coltier D. (sous la direction de), La prise en charge énonciative. Études théoriques et empiriquesEvrard I., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (dir.), Représentations du sens linguistique III. Actes du colloque international

de Bruxelles (2005)Francard M., Latin D. (Éds), Le régionalisme lexical. Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifiqueEnglebert A., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (Éds), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire.

Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaireHadermann P., Van Slijcke A., Berré M. (Éds), La syntaxe raisonnée. Mélanges de linguistique générale et française offerts à Annie

Boone à l'occasion de son 60e anniversaire. Préface de Marc WilmetQueffélec A., Derradji Y., Debov V., Smaali-Dekdouk D., Cherrad-Benchefra Y.

Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues. Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophonesRézeau P. (sous la direction de), Variétés géographiques du français de France aujourd’hui. Approche lexicographiqueService de la langue française et Conseil de la langue française et de la politique linguistique (Eds), La communication avec

le citoyen : efficace et accessible ? Actes du colloque de Liège, Belgique, 27 et 28 novembre 2009Simon A. C. (sous la direction de), La variation prosodique régionale en français

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© De Boeck Supérieur s.a., 2014 1re édition Fond Jean Pâques, 4 – 1348 louvain-la-Neuve Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photoco-

pie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

Dépôt légal : Bibliothèque nationale, Paris : juin 2014 ISSN 1374-089X Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2014/0035/002 ISBN 978-2-8011-1753-8

Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web: www.deboeck.com

Collection dirigée par Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles) et Dominique Willems (Universiteit Gent) et publiée avec l’aide de la Communauté française de Belgique, Service de la langue française.

Cet ouvrage est publié avec le soutien de la Société Académique Vaudoise.

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour De Boeck Supérieur.Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique.

Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

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REMERCIEMENTS

L’essai qu’on va lire concrétise plusieurs années de recherche sur la dimension émotionnelle des discours. Mon premier ouvrage – L’émotion argumentée, paru en 2010 aux éditions du Cerf – traitait des émotions dans le cadre spécifi que d’une réfl exion sur le fonctionnement de l’argumentation, et proposait l’étude d’un corpus de débats parlementaires relatifs à l’abolition de la peine de mort.

J’ai voulu, pour ce nouvel ouvrage, reprendre cette question des émotions d’un point de vue plus général, susceptible d’intéresser largement les chercheurs en sciences du langage : l’objectif est d’élaborer un modèle d’analyse qui soit non seulement explicite sur le plan théorique, mais également utile pour la description empirique de données langagières variées.

La conception et la rédaction de cet ouvrage ont bénéfi cié de l’aide de nom-breux collègues et amis. Certains, au vu de l’importance de leurs travaux sur les émotions, m’ont fourni une inspiration intellectuelle constante. J’ai eu avec eux et avec d’autres des discussions informelles à bâtons rompus, des échanges électroniques vifs et passionnés – échanges qui se sont parfois traduits par des collaborations dans le cadre d’articles et de numéros de revue. Tous ont porté une attention à la fois bienveillante et critique à mes recherches sur les émotions. J’aimerais ici remercier tout particulièrement les personnes suivantes  : Jean- Michel Adam, Ruth Amossy, Vincent Capt, Hugues de Chanay, Jérôme David, Jérôme Jacquin, Ida Hekmat, Thierry Herman, Catherine Kerbrat- Orecchioni, Rudolf Mahrer, Christian Plantin, Alain Rabatel.

Enfi n, j’adresse mes sincères remerciements aux éditions De Boeck, aux directeurs de la collection « Champs linguistiques », ainsi qu’à Marie- Amélie Englebienne et Stéphanie Van Neck pour la prise en charge aussi agréable qu’effi cace du processus éditorial.

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AVANT- PROPOS

1. Les émotions en sciences du langage : un problème  d’observabilité

Il est d’usage, chez les linguistes, d’affi rmer que les marques langagières de l’émotion sont nombreuses, voire potentiellement illimitées, et qu’elles présen-tent un caractère fortement hétérogène. On dit de l’émotion qu’elle « se répand dans le système linguistique tout entier », du fait que « quasiment n’importe quel aspect [de ce système] est un candidat pour l’exprimer » (Ochs et Schieffl in 1989 : 22, nous traduisons de l’anglais)1. Phénomène « multicanal », l’émotion « inonde[rait] la forme linguistique à différents niveaux de structure et de multiples façons » (Besnier 1990 : 421, nous traduisons de l’anglais)2. Lors d’une synthèse consacrée à la place des émotions dans la linguistique du xxe siècle, Catherine Kerbrat- Orecchioni formulait il y a plus de dix ans le diagnostic suivant qui, on va le voir, garde toute son actualité :

Les émotions posent au linguiste de vrais problèmes et lui lancent un vrai défi , à cause de leur caractère […] fuyant et insaisissable ; elles lui glissent entre les doigts. […] Rappelons l’importance des marqueurs et indices vocaux et mimo- gestuels, ce qui conforte les linguistes dans l’idée du caractère « périphérique » (par rapport à leur objet propre) des phénomènes émotionnels ; et pour ce qui est du matériel linguistique à proprement parler, concluons à la fantastique diversité des moyens que peut investir le langage émotionnel, puisque tout mot, toute construction peuvent venir en contexte se charger d’une connotation affective […]. Ainsi a- t-on le sentiment que les émotions sont à la fois dans le langage partout, et nulle part. (2000 : 57)

1. « Affect permeates the entire linguistic system. Almost any aspect of the linguistic system […] is a candidate for expressing affect ».

2. « A multichannel phenomenon, affect fl oods linguistic form on many different levels of structure and in many different ways ».

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Ce propos soulève bien la question qui sera au cœur du présent ouvrage et qui a trait, de façon générale, à l’observabilité des émotions d’un point de vue de sciences du langage. « Observabilité » se comprendra ici très simplement comme le « caractère de ce qui est observable »3. Or c’est là, précisément, que réside le « vrai défi » évoqué : il s’avère en effet très diffi cile, pour toute approche lin-guistique, de constituer l’émotion en un phénomène pouvant être observé avec un minimum de rigueur et de systématicité. Pourquoi, au juste, les émotions sont- elles de nature à « glisser entre les doigts » du linguiste ? La raison en est certainement qu’elles sont susceptibles d’être corrélées avec des observables aussi nombreux qu’hétérogènes sur le plan langagier. (i) On rappellera d’abord que l’hétérogénéité des « moyens que peut investir le  langage émotionnel » concerne le matériau sémiotique, les niveaux et les unités. Les émotions se communiquent certes par le biais du matériau verbal, mais aussi – et crucialement – par le biais de ce que l’on appelle le matériau coverbal. L’intonation, le débit, l’intensité articulatoire et les diverses caractéristiques de la voix sont incontestablement de puissants vecteurs d’émotion (dimension voco- prosodique). Il en va de même pour les mimiques, les postures du corps et les gestes (dimension mimo- posturo- gestuelle). Pour ce qui est du matériau verbal, tous les niveaux et tous les types d’unités sont potentiellement engagés par le « langage émotionnel » : l’émotion peut être véhiculée aussi bien – et souvent d’ailleurs dans le même temps ! – par un mot du lexique, par un énoncé manifestant une construction syntaxique particulière ou encore par un certain mode d’organisation des énoncés au sein du texte. (ii) On soulignera ensuite (et c’est une conséquence directe du premier point) que l’hétérogénéité des observables a également trait à leur « manière de signifi er » l’émotion. De toute évidence, une unité du lexique comme « colère » ne signifi e pas la colère de la même façon que ne sont susceptibles de le faire un changement soudain de registre lexical (passage du standard au vulgaire), l’usage d’une interjection, le recours à une syntaxe « affective » ou encore une augmentation du volume de la voix. De façon générale, les faits potentiellement pertinents lors d’une étude du « langage émotionnel » se caractérisent donc non seulement par leur abondance, mais aussi par une sorte de double hétérogénéité (sur le plan de l’expression et du contenu). Leur omniprésence n’a alors d’égal que leur profonde résistance aux tentatives de classement raisonné. Il est diffi -cile pour les linguistes de leur assigner un (ou même plusieurs) lieu(x) précis. Se dégage alors ce sentiment paradoxal, bien formulé par Kerbrat- Orecchioni, selon lequel les émotions sont « dans le langage à la fois partout, et nulle part ».

Les « postes d’observation » qui s’offrent aux linguistes tentés par l’étude du « langage émotionnel » sont sans nul doute multiples et diversifi és. De fait, les émotions intéressent actuellement tous les secteurs des sciences du langage.

3. Nous ne discutons donc pas du sens spécifi que que revêt ce terme dans la tradition de l’eth-nométhodologie et de l’analyse conversationnelle.

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Avant- propos

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Notre propos, dans cette introduction, n’est pas de dresser un « état de l’art » détaillé et référencé des très nombreux travaux actuels consacrés d’une façon ou d’une autre à ce « langage émotionnel »4. Nous voulons plutôt faire brièvement ressortir la grande richesse, mais aussi l’éclatement des recherches portant sur les émotions dans le champ francophone5 des sciences du langage. Cela nous permettra ensuite de formuler les objectifs du présent ouvrage et – nous l’espé-rons – de faire apparaître l’originalité de la perspective qui y sera développée (infra, 2.). Les recherches dont il est question tendent le plus souvent à focaliser exclusivement leur attention sur un type d’unités, relevant d’un niveau d’ana-lyse en particulier (ceux- ci dépendant du cadre théorique adopté et des données traitées). Une telle démarche les conduit, du même coup, à ne pas intégrer à leur perspective d’autres phénomènes mobilisant des unités et des niveaux d’analyse différents. Nous prenons ici le parti d’identifi er de manière synthétique quelques orientations majeures selon lesquelles la recherche linguistique sur les émotions se développe actuellement. Ces orientations sont, pour l’instant, évoquées de façon volontairement très générale6. L’enjeu est d’avoir un premier aperçu des principales directions prises par les travaux contemporains qui s’attaquent, d’une manière ou d’une autre, à cette redoutable question du « langage émotionnel ». Sans visée d’exhaustivité, il est possible de repérer trois grands « fronts » sur lesquels s’activent les linguistes, et qui seront discutés en détail dans différents chapitres de ce livre.

(i) Les travaux sur le lexique7 connaissent depuis quelques années un développe-ment spectaculaire. De façon générale, il s’agit de se focaliser sur des unités lexicales qui dénotent des états, des processus ou des qualités de la vie affective. On cherche ainsi à délimiter une classe générale des « termes d’affect » et à répartir ceux- ci en différentes sous- classes comme les « termes de sentiment » ou les « termes d’émotion ». Les études portent principalement sur des noms

4. Notre ne tenterons pas non plus d’adopter un point de vue d’histoire des idées linguistiques et d’esquisser un historique des réfl exions articulant le « langage » et les « émotions ». À notre connaissance, un tel travail reste à entreprendre. Pour quelques jalons, on consultera l’article déjà cité de Kerbrat- Orecchioni (2000) sur la « place des émotions dans la linguistique du xxe siècle ».

5. Travaillant tout à la fois en français et sur le français, nous prenons principalement en compte les recherches menées dans ce champ. Toutefois, comme on le verra tout au long de cet ouvrage, nous aurons aussi régulièrement l’occasion de mobiliser l’abondante production scientifi que anglophone pour nourrir la réfl exion sur des aspects transversaux du « langage émotionnel ».

6. Les références précises à des travaux seront données dans les chapitres de cet ouvrage, et cela selon un principe de pertinence, en fonction des questions soulevées. Cette option nous a paru préférable à celle qui consiste à égrener d’un coup, en introduction, une interminable liste d’ouvrages et d’articles dont on ne discute pas le contenu.

7. Ces travaux seront discutés en détail au chapitre 2, consacré à ce que nous défi nirons comme le mode de l’émotion « dite ».

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(« joie », « stupeur »…) et des verbes (« haïr », « terrifi er »…), mais aussi –  beaucoup plus ponctuellement  –  sur des adjectifs ou des adverbes. On examine la structure actancielle de ces termes, leurs propriétés combinatoires sur le plan syntaxique, ainsi que leurs collocations sur le plan sémantique. À l’évidence, les possibilités actuelles qu’offre le traitement informatisé de « gros » corpus renouvellent profondément cette perspective lexicale : on peut documenter et comparer de façon précise le « profi l » de différents termes, sur la base d’un nombre très élevé d’occurrences attestées. Ces travaux, on le comprend, ciblent fondamentalement des unités du lexique dont ils saisissent le fonctionnement à l’échelle de l’énoncé et de sa morpho- syntaxe. La prise en compte d’empans plus larges, séquentiels ou textuels, y est relativement rare.

(ii) La tradition fort ancienne de l’étude de la « syntaxe affective »8 semble, quant à elle, connaître un regain d’intérêt. L’œuvre de Charles Bally trouve ici une forme de postérité tardive  : « Les formes de syntaxe, comme les mots, doivent servir, dans le langage naturel, à l’expression affective des idées », écrivait le linguiste genevois dans le Langage et la vie (1913 : 82). On se penche sur divers types de constructions syntaxiques qui semblent particulièrement aptes à manifester l’émotion du locuteur (sans que celle- ci n’ait besoin d’être dénotée au moyen d’un mot du lexique). On retrouve ici l’intuition de Vendryes qui affi rmait à la même époque que l’« affectivité dans le langage » peut s’exprimer par « la place qui est donnée [aux mots] dans la phrase » (1979 [1921] : 16). Ici encore, la démarche se situe préfé-rentiellement à un palier morpho- syntaxique : pour des raisons de précision descriptive, on en reste grosso modo à l’échelle de l’énoncé, voire à l’échelle de l’enchaînement élémentaire d’énoncés. La question de la « dynamique » textuelle au sein d’un discours ou d’une interaction se pose rarement.

(iii) Les recherches sur le discours ou l’interaction9 ont elles aussi réinvesti la question des émotions. Ces recherches sont diffi ciles à caractériser de façon synthétique : elles sont en effet assez éclatées au plan du type de données qu’elles analysent et – surtout – au plan du type d’unités ou de phénomènes qu’elles soumettent à l’étude. On peut néanmoins en dégager quelques lignes de force. Ces recherches n’abordent pas le « langage émotionnel » sur la base d’énoncés prélevés au sein de corpus rassemblant des données qui peuvent à la limite être hétérogènes du point de vue discursif et interactionnel. Elles visent au contraire à décrire le fonctionnement même de discours ou d’in-teractions qu’elles réunissent en corpus selon divers critères de cohérence : le type de pratique sociale, le genre discursif ou encore le thème abordé.

8. La question sera principalement reprise au chapitre 3 lors de l’étude de ce que nous appellerons l’émotion « montrée ».

9. Nous reviendrons plus précisément sur ces travaux au chapitre 4 qui porte sur les processus discursifs par lesquels l’émotion peut être « étayée ».

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Avant- propos

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Une telle perspective amène ces recherches à décrire des phénomènes peu pris en compte par les approches lexicales et/ou morpho- syntaxiques des émotions. On pense, par exemple, aux stratégies selon lesquelles les discours représentent des situations qui sont socio- culturellement associées à tel ou tel type d’émotion : ces stratégies font notamment l’objet de nombreux travaux d’analyse du discours médiatique ou politique. On mentionnera aussi les processus multimodaux de coconstruction de l’émotion tels qu’ils s’ob servent dans des interactions orales et polygérées (conversation familière, entretiens en milieu professionnel, etc.). Ces processus font l’objet d’études attentives à la « manière dont les différents participants en présence gèrent l’émotion qui se manifeste » (Traverso 2007 : 61) au moyen d’indices verbaux, mais aussi prosodiques ou mimo- posturo- gestuels. De façon générale, on ne saurait dire que ces diverses approches discursives ou interactionnelles méconnaissent les « moyens » lexicaux ou morpho- syntaxiques investis par le « langage émotionnel ». Toutefois, il est assez rare qu’ils tirent directe-ment et explicitement parti des travaux menés sur le lexique et la syntaxe.

Ce rapide tableau ne vise absolument pas, on l’a dit, à une quelconque exhaus-tivité10. Il permet toutefois de se rendre compte que les recherches portant sur le « langage émotionnel » obéissent à une logique de division du travail qui – pour saine qu’elle soit – comporte toutefois un risque bien réel, celui de la comparti-mentation. On a parfois l’impression que les nombreuses études qui relèvent (à un titre ou à un autre) d’une appréhension langagière des émotions s’ignorent mutuellement et pèchent, en fi n de compte, par un manque de cumulativité. Face à une telle abondance de recherches éclatées, il est à l’heure actuelle très diffi cile de retrouver une vue d’ensemble – fût- elle schématique – de la « fantastique diversité » des moyens que le « langage émotionnel » est susceptible d’investir.

2. Objectifs de l’ouvrage

Dans ce contexte, l’un des défi s actuels de l’étude du « langage émotionnel » nous semble être d’élaborer un modèle d’analyse à la fois global et intégré du processus complexe de sémiotisation des émotions à l’œuvre dans les discours. Nous justifi erons plus loin en détail le choix du verbe « sémiotiser » et de ses dérivés (chapitre 1) : contentons- nous pour l’instant de dire que nous l’entendons ici au sens très général de « rendre quelque chose manifeste au moyen de signes, verbaux ou coverbaux ». Un tel modèle vise à identifi er, à défi nir et à distinguer entre elles les principales manières dont les émotions peuvent être sémiotisées

10. Il laisse par exemple de côté (parmi tant d’autres) les recherches qui envisagent les émotions du point de vue de l’étude de l’acquisition du langage par l’enfant, celles qui s’intéressent aux pathologies du langage ou encore celles qui prennent pour objet des locuteurs et des contextes plurilingues.

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par les locuteurs. Nous parlerons, à ce propos, de modes de sémiotisation : sur le plan théorique et méthodologique, l’objectif principal de cet ouvrage est d’en proposer une typologie. Sur le plan empirique, une telle typologie vise ultimement à pouvoir rendre compte de données discursives, c’est- à- dire de productions langagières de rang textuel inscrites dans leur contexte (genre de discours et situation de communication). L’enjeu, toutefois, est de ne pas faire l’impasse – comme cela est souvent le cas avec les approches se réclamant du « discours » – sur l’étude des unités de rang inférieur comme le mot ou l’énoncé. C’est la raison pour laquelle nous évoquons un modèle d’analyse « à la fois global et intégré ». Selon nous, une compréhension fi ne du processus complexe qu’est la sémiotisation des émotions dans les discours exige du linguiste qu’il refuse le clivage traditionnel opposant les approches en fonction de leur prédilection supposée pour l’étude de « micro- unités » ou, au contraire, de « macro- unités ». Si l’on entend travailler de façon rigoureuse sur des données discursives, la capacité à pouvoir synthétiser, cumuler et articuler les différents travaux s’avère décisive.

L’ambition de cet ouvrage est ainsi de revenir frontalement sur le problème théorique, méthodologique et empirique de l’observabilité des émotions dans les discours. Nous effectuerons, pour cela, un retour sur les grandes catégories qui – de manière plus ou moins explicite –  semblent structurer l’analyse du « langage émotionnel » et le classement de ses divers « moyens ». L’enjeu est de contribuer à l’élaboration d’une typologie raisonnée des principaux modes de sémiotisation de l’émotion. C’est là, on le conçoit, un questionnement très vaste, résolument transversal, qui semble se poser à toute approche langagière (et pas seulement discursive) des émotions. De fait, ce questionnement est très souvent abordé par les chercheurs, mais de manière ponctuelle (le plus souvent lors de rapides mises au point introductives, avant l’étude d’un phénomène spé-cifi que relevant du « langage émotionnel »). Par contre, il est très rarement traité pour lui- même et de manière un tant soit peu approfondie. Si l’on considère la recherche linguistique francophone, on peut dire que l’adoption d’une perspec-tive synoptique sur le « langage émotionnel » n’est pas fréquente : très rares, en effet, sont les essais de modélisation générale qui proposent un classement des principaux « moyens » que ce « langage émotionnel » peut investir et qui incluent une problématisation détaillée des catégories d’analyse mobilisées11. Nous souhaitons modestement avancer dans cette direction, en mettant au

11. À l’exception notable des importants travaux de Christian Plantin qui, depuis près de vingt ans, formulent des « principes » et des « méthodes pour l’étude du discours émotionné » (selon le sous- titre de l’ouvrage de 2011). Nous aurons souvent l’occasion, au cours de ce livre, de discuter des propositions théoriques et méthodologiques de cet auteur. La typologie des modes de sémiotisation que nous proposons ici est, en effet, proche du modèle de Plantin (voir, pour un résumé, 2011 : 142-160 : « Reconstruction de l’émotion : les trois voies ») et s’en inspire en partie. Nous chercherons toutefois à défi nir et à distinguer plus explici-tement chacun des modes de sémiotisation. Il faudra aussi tenter de recenser avec plus de

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Avant- propos

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point un modèle d’analyse dont nous voudrions qu’il allie – autant que faire se peut – l’économie, la rigueur théorique et la rentabilité descriptive.

(i) Le principe d’économie se traduit, on le verra, par le fait que la typologie pro-posée est volontairement réduite et cherche à ne pas multiplier outre mesure le nombre de catégories. À partir de la catégorie générale d’émotion « sémio-tisée », elle retient trois grands modes de sémiotisation  : l’émotion « dite », l’émotion « montrée » et l’émotion « étayée ». La typologie est présentée une première fois dans son ensemble au chapitre 1. Les trois modes font ensuite successivement l’objet d’une étude approfondie aux chapitres 2, 3 et 4. Au vu de l’abondance et de l’hétérogénéité des observables potentiels, ce modèle risque – dans sa recherche d’économie – de passer pour simplifi cateur. Nous assumons ce risque, en espérant que l’impression du lecteur sera différente au terme de cet ouvrage. Nous pensons, en effet, qu’au vu de l’éclatement termi-nologique et conceptuel des travaux actuels sur les émotions, il est primordial de tenter de stabiliser un nombre limité de catégories d’analyse. Il n’y a là, d’ailleurs, aucune aspiration mal placée à l’exhaustivité. Notre typologie n’est rien d’autre qu’une… typologie, dans le sens précis où elle cherche à consti-tuer des types facilitant l’analyse de cette réalité complexe qu’est le « langage émotionnel », ainsi que la classifi cation de ses nombreux « moyens ». Elle ne prétend donc bien sûr pas se lancer dans une énumération des multiples faits langagiers qui participent de la sémiotisation des émotions  : elle vise seulement à fournir un outil heuristique permettant de repérer ces faits, de les distinguer les uns des autres avec une certaine précision et – surtout – de les classer d’une manière quelque peu raisonnée.

(ii) Le principe de rigueur théorique exige quant à lui que l’on fasse un effort particulier d’explicitation lorsqu’on tente de saisir les différentes catégories. Comment choisit- on de nommer tel mode de sémiotisation ? Comment le défi nit- on, et sur la base de quels critères ? En quoi, au juste, se distingue- t-il des autres modes de sémiotisation envisagés ? Pour chacun des trois modes, nous partirons dans un premier temps d’une défi nition de travail, dont les principaux termes feront l’objet d’une glose détaillée. Nous serons particulièrement attentif au type d’unités que chaque mode mobilise préfé-rentiellement, au(x) niveau(x) d’analyse auquel il se laisse le mieux saisir et au type d’interprétation qu’il requiert chez l’allocutaire. Dans un second temps, la défi nition de travail sera exemplifi ée par l’étude de phénomènes plus spécifi ques illustrant typiquement le mode de sémiotisation considéré.

(iii) Enfi n, un modèle tel que celui proposé ici obéit à un principe de rentabilité descriptive : sa vocation, on l’a dit, est de fournir un cadre pour l’analyse

systématicité les phénomènes qui en relèvent typiquement. Par ailleurs, le deuxième grand mode de sémiotisation de notre typologie – l’émotion « montrée », on le verra – ne reçoit pas chez Plantin de traitement détaillé : c’est l’objet du chapitre 3 de cet ouvrage.

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empirique de données discursives variées et complexes. L’élaboration d’une typologie nous conduira certes, la plupart du temps, à envisager les modes de sémiotisation dans leur distinctivité : la recherche de clarté et de rigueur exigera que nous les considérions d’abord de manière successive, séparément les uns des autres. Sur le plan empirique, cela se traduira lors des chapitres 2, 3 et 4, par le recours à des exemples brefs qui seront uni-quement analysés sous l’angle d’un (et d’un seul) mode de sémiotisation. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait suivant : les trois modes de sémiotisation que nous nous efforçons de distinguer sont bien entendu en constante interaction dans le fonctionnement effectif des discours. Dès que l’on aborde le « langage émotionnel » de manière concrète au sein de son vivier discursif, on s’aperçoit que les émotions sont – en parallèle et dans le même temps – « dites », « montrées » et « étayées ». C’est la raison pour laquelle deux études de cas plus approfondies seront proposées au chapitre 5 : elles porteront sur des exemples plus longs, dont on tâchera de faire ressortir la complexité à l’aide du modèle d’analyse.

3. Plan des chapitres

Il est utile, au terme de cet avant- propos, d’esquisser brièvement la structure de l’ouvrage et son organisation en chapitres (quand bien même nous avons déjà fait allusion à ces aspects au point précédent).

Au chapitre 1, le modèle d’analyse du « langage émotionnel » que nous pro-posons fait l’objet d’une première présentation générale. L’enjeu est de donner au lecteur une vue d’ensemble de la typologie des modes de sémiotisation de l’émotion. C’est l’occasion de stabiliser la terminologie et les concepts auxquels nous aurons recours durant tout l’ouvrage. Le choix des termes « sémiotiser » et « sémiotisation » donne lieu à une explication détaillée. Les trois modes de sémiotisation sont ensuite présentés l’un après l’autre : dire l’émotion, montrer l’émotion et étayer l’émotion. Chaque mode est introduit par une défi nition de travail, qui est ensuite rapidement problématisée de façon à annoncer les principaux points qui seront repris et développés dans les chapitres ultérieurs.

Le chapitre 2 est consacré au premier mode de sémiotisation de la typologie : l’émotion dite. Nous esquissons d’abord la forme et le fonctionnement proto-typiques des énoncés qui « disent » l’émotion. La variété de ces énoncés est ensuite abordée à travers une étude plus précise des noms, des verbes et des adjectifs qui dénotent des états, des processus ou des qualités de type émotionnel : nous envisageons les principales constructions dans lesquelles ceux- ci peuvent apparaître. La discussion théorique est constamment assortie d’exemples tirés de genres et de contextes très variés (du texte littéraire au forum de discussion online, en passant par le discours politique).

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Avant- propos

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C’est l’émotion montrée – deuxième mode de sémiotisation de la typologie – qui forme la matière du chapitre 3. Le chapitre s’ouvre sur un essai de défi nition qui cherche à saisir les caractéristiques formelles et les propriétés interprétatives des énoncés qui « montrent » l’émotion. Le reste du chapitre consiste en l’étude de trois grands types de « marqueurs » que l’on peut associer à la monstration verbale de l’émotion : marqueurs lexicaux, marqueurs syntaxiques et marqueurs textuels. Comme au chapitre 2, ces marqueurs sont illustrés à l’aide d’exemples très divers.

Le chapitre 4 porte sur le troisième mode de sémiotisation de notre typologie : l’émotion étayée. C’est là un mode rarement pris en compte par les recherches linguistiques consacrées au « langage émotionnel ». Nous tâchons de le défi nir et d’identifi er les problèmes méthodologiques que pose son analyse. Des pistes sont ensuite données pour décrire concrètement les processus d’« étayage » d’une émotion dans la matérialité des discours. En fi n de chapitre, nous étudions en détail trois exemples d’émotions « étayées » dans des genres discursifs très différents : la peur dans une intervention parlementaire, l’indignation dans un blog et la honte dans une narration romanesque.

Le chapitre 5 cherche, si l’on peut dire, à « nouer la gerbe ». Alors que les chapitres 2, 3 et 4 visent à cerner ce que chaque mode de sémiotisation a de spécifi que, l’ultime chapitre envisage l’interaction des modes dans le fonction-nement complexe des discours. Nous proposons, pour ce faire, deux études de cas approfondies. L’enjeu est de faire fonctionner le modèle d’analyse sur des extraits sensiblement plus longs que ceux étudiés dans les chapitres précédents : on tente, à chaque fois, de faire ressortir la complexité du processus de sémio-tisation en décrivant comment les émotions sont tout à la fois dites, montrées et étayées. Les deux cas retenus sont délibérément hétérogènes, et cela à tous points de vue (contexte, genre de discours, fi ctionnalité/factualité, scripturalité/oralité, nombre et statut des locuteurs, etc.). La première étude porte sur un extrait de roman (Bel- Ami de Maupassant) et s’intéresse à la sémiotisation d’émotions apparentées à la peur (« terreur », « épouvante »…). La seconde étude se penche sur un extrait de débat politique contemporain diffusé à la radio et examine la sémiotisation de la colère.

Enfi n, c’est sous la forme d’ouvertures que nous terminons l’ouvrage. L’élabo-ration d’un modèle d’analyse du « langage émotionnel » est une tâche infi nie : la typologie des modes de sémiotisation de l’émotion proposée dans ces pages est un chantier qui, nous l’espérons, est de nature à être poursuivi par de nom-breux travaux. Nous pointons, en conclusion, quelques directions de recherche qui pourraient être prises.

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Chapitre 1

ESSAI D’UNE TYPOLOGIE DES  MODES DE SÉMIOTISATION DE L’ÉMOTION

Dans ce chapitre, une première vue d’ensemble de notre typologie des modes de sémiotisation de l’émotion est proposée. Comme nous l’avons expliqué en introduction, l’enjeu est de travailler à l’élaboration d’un modèle d’analyse du « langage émotionnel » qui soit à la fois économique, théoriquement explicite et descriptivement rentable. Ce modèle peut être représenté sous la forme d’un schéma en arbre, dont nous allons commenter les embranchements et les nœuds :

ÉMOTION

éprouver

Matériau

sémiotique

sémiotiser

Trois modes de sémiotisation

Verbal

[Coverbal(voco-prosodiquemimo-posturo-gestuel)]

dire montrer étayer

[exprimer][communiquer]

L’émotion est désignée au moyen du lexique. Elle se trouve mise en rapport, sur le plan syntaxique, avec un être qui l’éprouve et, éventuellement, avec ce sur quoi elle porte

L’émotion est inférée à partir d’un ensemble de caractéris-tiques de l’énoncé : celles-ci sont interprétées comme des indices du fait que l’énonciation est cooccurrente avec le ressenti d’une émotion par le locuteur

L’émotion est inférée à partir de la représentation, dans le dis-cours, d’un type de situation qui lui est conventionnellement associé sur le plan socio-cultu-rel et qui est donc supposé lui servir de fondement

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Nous partirons de la catégorie englobante de l’émotion « sémiotisée » (1.). Nous proposerons ensuite une première défi nition de travail pour chacun des trois modes de sémiotisation : dire l’émotion (2.), montrer l’émotion (3.) et, enfi n, étayer l’émotion (4.). L’objectif sera bien sûr de problématiser ces diverses défi nitions : nous tenterons d’identifi er les principales questions théoriques et méthodologiques qu’elles soulèvent. Ces questions seront ensuite reprises et traitées en profondeur dans les chapitres qui suivent.

1. Une catégorie englobante : l’émotion sémiotisée

Pour circonscrire le domaine d’étude, nous proposons de parler de la « sémio-tisation » des émotions (ou des émotions en tant qu’elles sont « sémiotisées » par les locuteurs). Le verbe « sémiotiser » est ici entendu dans le sens volon-tairement peu spécifi que12 de « rendre quelque chose manifeste au moyen de signes ». Les termes « sémiotiser » et « sémiotisation » sont ainsi, dans notre modèle, investis d’une valeur résolument générique : leur usage a pour but de « couvrir » les différents rapports qui sont susceptibles de se nouer entre les émotions et les faits langagiers. S’ils peuvent, au premier abord, paraître lourds, inutilement jargonnants – pourquoi ne pas parler plutôt de l’« expression », de la « communication » ou encore de la « représentation » des émotions ? –, ils n’en constituent pas moins selon nous de très bons candidats pour une appréhension globale du domaine. Nous verrons que les autres termes du langage courant qui viennent spontanément à l’esprit comportent des présupposés qui les empêchent de fonctionner de manière générique : on peine dès lors à en faire usage pour englober les multiples phénomènes ayant trait au « langage émotionnel ». Voici, brièvement, les quatre principaux avantages que présente une telle décision terminologique et conceptuelle.

Premièrement, l’usage du verbe « sémiotiser » par le linguiste maintient tou-jours une distinction de principe entre le registre du langage13 et le registre de l’éprouvé (premier embranchement du schéma). En effet, si l’on dit qu’un locu-teur « sémiotise » une émotion, on indique uniquement qu’il rend une émotion manifeste par l’usage de signes, sans présupposer qu’il éprouve effectivement cette émotion (même si cela peut bien entendu être le cas). Il nous semble que

12. « Sémiotiser » et « sémiotisation » fonctionnent donc ici comme ce que l’on appelle en anglais des umbrella terms. Il ne s’agit pas, en les choisissant, de s’inscrire dans le paradigme spécifi que de la sémiotique des passions, notamment représenté par les travaux de Greimas et Fontanille (1990).

13. Nous nous limitons, dans la discussion qui suit, aux signes langagiers (au sens large, on le verra plus bas : signes verbaux et coverbaux). Nous ne nous prononçons en revanche pas sur des signes non langagiers (rougissement de la peau, sudation…) qu’une sémiotique générale des émotions prendrait certainement en compte.

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toute approche langagière doit opérer un découplage conceptuel entre, d’une part, les émotions en tant qu’« éléments de la vie intérieure de la personne » et, d’autre part, les « manifestations émotionnelles dans l’interaction », que l’on considère « indépendamment du fait de savoir si les participants éprouvent ou non les émotions manifestées » (Fiehler 2002 : 81, nous traduisons de l’anglais)14. Ce premier point constitue selon nous un argument décisif pour renoncer à parler de l’« expression » des émotions : ce terme apparaît entre crochets dans le schéma, car il donne l’impression qu’il y a une forme de continuité entre le registre de l’éprouvé et le registre du langage, que celui- ci découle en quelque sorte de celui- là (voir, sur le schéma, la fl èche pointillée). Or il existe, comme le rappellent opportunément Charaudeau (2000 : 135) et Kerbrat- Orecchioni (2000 : 59-60), une indépendance relative des deux registres : à l’évidence, une émotion que le locuteur s’auto- attribue sur le mode du dire ne correspond pas forcément à celle qu’il éprouve. Il nous paraît important que le métalangage descriptif utilisé par le linguiste n’assimile pas implicitement les émotions véhiculées au moyen du langage, manifestées par des signes, à des émotions effectivement ressenties par les locuteurs (même si les deux peuvent bien sûr coïncider)15.

Deuxièmement, l’usage du verbe « sémiotiser » permet d’éviter l’adoption d’une perspective uniquement centrée sur le locuteur. À ce titre, parler d’« expression » ou de « communication » des émotions nous paraît poser problème : si l’on dit qu’un locuteur « exprime » ou « communique » une émotion, on va considérer par défaut qu’il s’agit de sa propre émotion. Or un modèle d’analyse adéquat doit pouvoir saisir le « langage émotionnel » en tant qu’il engage non seulement des processus d’auto- attribution, mais aussi des processus d’allo- attribution, lors desquels un locuteur attribue une émotion à d’autres que lui- même. À ce titre, si l’on dit qu’un locuteur « sémiotise » une émotion, on laisse ouverte la question de savoir à qui cette émotion est attribuée par l’énoncé.

Troisièmement, les termes « sémiotiser » et « sémiotisation » ne préjugent pas de la nature des unités sémiotiques considérées. Ils permettent ainsi de neu-traliser les différences  –  certes cruciales  –  entre le matériau verbal (double

14. « Emotions as elements of personal interior life » vs. « Emotional manifestations in interaction, independent of whether the participants feel the manifested emotions ».

15. Il est clair, toutefois, que ce découplage méthodologique entre le sémiotisé et l’éprouvé doit être quelque peu relativisé si l’on considère les phénomènes d’évaluation pris en charge par les participants eux- mêmes lors d’une interaction. Il arrive fréquemment que ceux- ci évaluent le degré de correspondance entre l’émotion sémiotisée par l’un deux et l’émotion supposément éprouvée (par exemple en termes de « sincérité » ou, au contraire, de « manipulation »)  : de telles évaluations de la crédibilité d’un affi chage émotionnel, prises en charge par les participants eux- mêmes, font bien entendu partie du matériau à analyser, et le linguiste doit en tenir compte (pour un bel exemple dans le débat politique, voir l’analyse interactionnelle de l’épisode de la « saine colère » de Ségolène Royal par Constantin de Chanay, Giaufret et Kerbrat- Orecchioni 2011).

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articulation d’unités phonologiques et morphématiques, combinatoire syn-taxique et, plus largement, organisation textuelle) et le matériau coverbal (avec, d’une part, ses unités voco- prosodiques et, d’autre part, ses unités mimo- posturo- gestuelles). La polyvalence du verbe « sémiotiser » le rend très com-mode pour une désignation globale des supports signifi ants – aussi nombreux qu’hétérogènes – à partir desquels se nouent des rapports entre le langage et les émotions. Il est clair que si l’on se situe dans une optique d’analyse mul-timodale des interactions et que l’on entend travailler de façon rigoureuse sur des données langagières orales, il convient de porter une « attention égale aux moyens de communication verbaux, non verbaux, vocaux et kinésiques » (Cme-jrkova 2004 : 36) : le « langage des émotions » exploite en effet de nombreuses ressources ayant trait à la prosodie, aux postures, aux mimiques et aux gestes. Dans cet ouvrage – et c’est là une restriction méthodologique importante –, l’in-vestigation se limitera exclusivement au matériau verbal (voir la partie gauche du schéma, où le matériau coverbal apparaît entre crochets). Cela réduit certes immanquablement le champ de l’émotion sémiotisée  : la typologie proposée dans les chapitres qui suivent ne permet pas de décrire l’interdépendance des marqueurs verbaux et coverbaux dans ce que Plantin appelle les « discours émotionnés ». Un projet d’une telle ampleur réclamerait des compétences croi-sées et mériterait sans doute un travail d’équipe réunissant lexicologues, syntac-ticiens, analystes du discours et de l’interaction et spécialistes de la prosodie ou de la « communication non verbale ». Notre projet part de la conviction qu’il y a – même si l’on s’en tient au niveau verbal – un réel effort de clarifi cation à faire dans le classement des « moyens » du « langage émotionnel », et que cela fournit déjà une très ample matière pour un seul ouvrage.

Quatrièmement, les termes « sémiotiser » et « sémiotisation » ne préjugent pas de la manière dont les unités sémiotiques signifi ent l’émotion. Considérons les trois extraits suivants, prélevés parmi les nombreux exemples qui seront analysés en détail dans les prochains chapitres :

(1) Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l’âme de Duroy. (Mau-passant, Bel- Ami – analysé au chapitre 5, 1.1.)

(2) Ah ! malheureux rêveur, brise donc d’abord le mur épais de trois pieds qui t’emprisonne ! La mort ! La mort ! La mort ! (Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné – analysé au chapitre 3, 3.2.2.)

(3) Les risques sanitaires sont bien là et d’abord pour les enfants et les per-sonnes âgées. Toute inaction ou laissez- faire de l’État ferait de cet État- là un complice actif dans les catastrophes humaines à venir faute d’avoir protégé le seul bien dont nous ne savons pas renouveler les stocks : l’eau potable. (Blog d’une avocate concernant un projet d’exploration lié au gaz de schiste en région parisienne – analysé au chapitre 4, 2.2.)

On s’accordera sans doute sur le constat – relativement vague, à ce stade – que ces extraits véhiculent tous les trois un « sens émotionnel », mais pas exactement

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de la même manière. C’est, on l’a dit, l’objectif du présent ouvrage que de mieux comprendre ce qui distingue au juste ces « manières de signifi er » l’émotion. Parler d’une émotion « sémiotisée » nous paraît être la meilleure (ou, peut- être, la moins mauvaise) façon de saisir le plus petit dénominateur commun entre des extraits aussi différents que (1), (2) et (3).

2. Un premier mode de sémiotisation : l’émotion dite

Lorsque les chercheurs s’attachent à recenser les diverses manières dont les émotions peuvent être sémiotisées, ils tendent à se rejoindre sur une catégorie dont la stabilité est assez frappante dans les travaux de sciences du langage (quelle que soit au demeurant leur orientation méthodologique). Il n’y a certes pas, on va le voir, d’uniformité au niveau terminologique, ni de consensus sur les critères exacts qui délimitent la catégorie (ceux- ci restant d’ailleurs souvent implicites). Toutefois, il y a incontestablement là un mode de sémiotisation spécifi que dont l’existence est largement reconnue au sein des recherches sur le « langage émotionnel ». Nous considérerons d’abord de manière synthétique quelques formulations de ce premier mode qui circulent dans la littérature : ce sera l’occasion de faire émerger les critères sur lesquels elles reposent. Nous proposerons ensuite une défi nition de travail, qui sera développée et exemplifi ée en détail au chapitre 2.

On trouve ci- dessous sept formulations de ce que nous appelons l’émotion dite et qui constitue le premier mode de sémiotisation de la typologie :

(1) « L’émotion [peut être] dénotée à l’aide de quelque “ terme de sentiment” (substantif, adjectif, verbe) » (Kerbrat- Orecchioni 2000 : 61)

(2) « Thématisation des émotions » : les locuteurs peuvent « faire des émo-tions le thème explicite de l’interaction » (Fiehler 2002 : 86, nous traduisons de l’anglais)16

(3) « Certains mots peuvent décrire les émotions : on considère que des mots comme “colère” et “furieux”, “joie” et “heureux”, “tristesse” et “déprimé” sont utilisés de cette façon » (Kovecses 2000 : 2, nous traduisons de l’anglais)17

(4) « Décrire une émotion » (Besnier 1990 : 428, nous traduisons de l’anglais)18

(5) « Les émotions [peuvent être] nommées  […] ; lorsque nous parlons des émotions, nous les nommons » (Danes 1994 : 258 & 260, nous traduisons de l’anglais)19

16. « Thematization of emotions : [speakers] can make [emotions] the explicit topic […] of the interaction ».

17. « Some emotion words can describe the emotions : words like anger and angry, joy and happy, sadness and depressed are assumed to be used in such a way ».

18. « To describe an emotion ».19. « Named emotions […] : when talking about emotions we name them ».

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(6) « Communiquer l’émotion : l’émotion elle- même est la substance ou le thème du message » (Planalp 1999 : 43, nous traduisons de l’anglais)20

(7) « Discours d’émotion : toutes ces expressions du dictionnaire qui dénotent l’émotion (“amour”, “haine”, “joie”) » (Bednarek 2009 : 11, nous traduisons de l’anglais)21

Un rapide examen de ces défi nitions amène à mettre l’accent sur deux critères qui semblent jouer un rôle important dans la constitution de la catégorie.

(i) La catégorie semble d’abord dépendre en partie du type d’unités sémiotiques mobilisées par le locuteur. Si une émotion est – pour reprendre quelques- uns des termes utilisés – « dénotée » (1) et (7), « décrite » (3) et (4), « nommée » (5), etc. –, cela semble nécessairement impliquer le recours à des unités verbales (même si cette condition n’est pas suffi sante, comme nous allons le voir). En d’autres termes, il semble qu’une émotion ne saurait être dite par le seul truchement d’unités coverbales, sans ancrage aucun dans le matériau verbal (ce qui est en revanche, on le verra, tout à fait possible lorsque l’émotion est montrée). De façon générale, le registre de l’émotion dite semble assez contraint pour ce qui est du type d’unités sémiotiques mobilisées : il exige que la signifi cation émotionnelle du message ait un « point d’accroche » dans le matériau verbal, et plus particulièrement – on va le voir à l’instant – dans des unités lexicales (« termes », « mots », « expressions du dictionnaire », selon les défi nitions). Le registre de l’émotion montrée paraît pour sa part beaucoup moins déterminé sur le plan du matériau sémiotique (infra, 3.)22.

(ii) La catégorie semble, plus fondamentalement, reposer sur un second critère : la manière même dont les unités mobilisées sémiotisent l’émotion. L’idée peut, en première approximation, être formulée de la façon suivante : dans le cas d’une émotion dite, le locuteur fait usage d’un mot, associant une forme signifi ante et un contenu de signifi cation, appartenant au système d’une langue donnée, et qui désigne conventionnellement un référent de nature émotionnelle (un état, un processus, une qualité, etc., selon la catégorie de mots concernée). À ce titre, les défi nitions évoquent un rapport de « dénotation » ((1) et (7)) entre les unités sémiotiques mobilisées et l’émotion. Elles soutiennent que ce rapport

20. « To communicate emotion : the emotion itself is the substance or topic of the message ».21. « Emotion talk  : all those expressions in the dictionary that denote emotion (love, hate,

joy…) ».22. Une remarque importante à ce stade, pour éviter les malentendus : il n’est absolument pas

question d’apparier de façon exclusive le matériau verbal avec le registre du dire, et le maté-riau coverbal avec le registre du montrer. Certes, on ne saurait dire une émotion sans tirer directement parti du matériau verbal (via une unité du lexique), et l’on peut montrer une émotion uniquement au moyen du matériau coverbal (par exemple via l’intonation, lorsque le matériau verbal ne semble véhiculer en lui- même aucune signifi cation émotionnelle). Toutefois, on peut aussi tout à fait montrer une émotion en ayant exclusivement recours au matériau verbal (c’est d’ailleurs l’objet du chapitre 3 de ce livre).

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confère à l’émotion, dans le registre du dire, le statut bien particulier d’objet du discours, de quelque chose dont on parle : « thème explicite de l’interaction » (2), « substance ou thème du message » (6). C’est là une idée fondamentale, que l’on peut résumer avec Fiehler (2) par la notion de « thématisation ». On verra plus loin que cette manière spécifi que de sémiotiser l’émotion ne se retrouve pas dans le registre du montrer ou dans celui de l’étayer.

Dans cet ouvrage, nous proposons de saisir ce premier mode de sémiotisation au niveau de l’énoncé, et d’esquisser un prototype des énoncés qui « disent » l’émotion. À ce titre, nous partons de l’hypothèse suivante :

Les énoncés qui disent l’émotion intègrent une expression qui comporte un mot du lexique désignant une émotion (a). Cette expression se trouve typiquement mise en rapport – sur le plan syntaxique (d) – avec une deuxième expression désignant celui ou celle qui éprouve l’émotion (b) et, éventuellement, avec une troisième expression désignant ce sur quoi porte l’émotion (c). Au niveau de l’interprétation (e), le pro-cessus de sémiotisation de l’émotion et l’attribution de celle- ci à un être qui est sup-posé l’éprouver ne requièrent pas d’inférence particulière de la part de l’allocutaire.

Comme on le verra, l’enjeu est de modéliser la forme et le fonctionnement proto-typiques des énoncés qui disent l’émotion. Formulé à un tel degré de généralité, ce prototype peut paraître abstrait, désincarné et pauvre au vu de la richesse et de la diversité des cas de fi gure que l’on rencontre lors de l’analyse des données. L’enjeu, il faut bien le comprendre, est de se donner une sorte de « mètre- étalon » qui aide au repérage, à la description et au classement de ces multiples cas de fi gure empiriquement attestés. Or nous espérons montrer que la défi nition de travail qui vient d’être donnée possède une valeur heuristique bien réelle : elle vise idéalement à fournir un cadre aussi cohérent que souple pour approcher les très nombreuses variations selon lesquelles un énoncé peut dire l’émotion. Le chapitre 2 aura pour tâche de problématiser chacun des critères sur lesquels s’appuie cette défi nition de travail. Sans trop anticiper sur les développements à venir, on peut d’ores et déjà identifi er ce que seront les principaux axes de la réfl exion.

(a) La défi nition fait référence à un « mot du lexique désignant une émotion ». Il faudra alors se demander à quelles conditions une unité lexicale est répu-tée appartenir à la classe des « termes d’émotion ». Selon quels principes (combinatoire syntaxique, profi l sémantique) une telle classe peut- elle être constituée et en quoi se distingue- t-elle, par exemple, de celle réunissant des « termes de sentiment » ?

(b) On évoque, ensuite, une « expression désignant celui ou celle qui éprouve l’émotion ». Quelles en sont typiquement les formes sur le plan langagier ? En quoi ces formes sont- elles de nature à permettre au locuteur tant l’auto- attribution que l’allo- attribution d’une émotion ?

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(c) Avec l’idée d’une « éventuelle troisième expression désignant ce sur quoi porte l’émotion », on touche – sur le plan de la matérialité langagière – à ce que les philosophes appellent l’« intentionnalité » des émotions (le fait d’être « à propos de quelque chose »). Cette expression est- elle toujours réalisée ? Si ce n’est pas le cas, comment l’expliquer ? Et linguistiquement, comment la nommer : « objet » ou « cause » de l’émotion ?

(d) L’idée qu’il existe, « sur le plan syntaxique », une « mise en rapport » entre ces diverses expressions demande bien entendu à être creusée. Comme on le verra en détail, le mot désignant l’émotion peut apparte-nir à différentes catégories (le nom, le verbe, l’adjectif et l’adverbe), et l’expression qui l’intègre peut occuper différentes positions syntaxiques au sein de l’énoncé. Si l’on considère les deux autres expressions (dési-gnant respectivement l’être auquel l’émotion est imputée et l’objet sur lequel elle porte), on constate qu’elles prennent aussi diverses formes et occupent diverses positions syntaxiques. On devine alors qu’il y a là une combinatoire fort complexe, qui donne lieu à de très nombreuses possibilités. Sans prétention à l’exhaustivité, le chapitre 2 tentera d’en recenser les plus courantes.

(e) Enfi n, la défi nition caractérise les énoncés qui disent l’émotion non seu-lement en termes formels, mais aussi en termes interprétatifs. Il convient, pour reprendre un questionnement général formulé par Kerbrat- Orecchioni, de mieux comprendre, « comment les énoncés sont construits » et « com-ment [ils] sont compris » (1998b : 60-61). Ce critère de l’interprétation est, on le verra, essentiel pour mieux saisir ce qui permet de distinguer les trois modes de sémiotisation envisagés dans cet ouvrage. L’idée est qu’un énoncé qui dit l’émotion réduit drastiquement la part d’inférence laissée à l’allocutaire. Face à un tel énoncé, celui- ci n’a pas à inférer qu’une émotion est attribuée à un être, puisque l’une comme l’autre sont désignés lexicalement et mis en rapport syntaxiquement. On verra que lorsqu’une émotion est montrée ou étayée, la part d’inférence laissée à l’allocutaire est bien plus importante.

3. Un deuxième mode de sémiotisation : l’émotion montrée

Notre essai de typologie inclut un deuxième mode de sémiotisation : l’émotion montrée. Si l’on considère à nouveau quelques tentatives de classement des « moyens » du « langage émotionnel », on s’aperçoit qu’une deuxième catégorie est saillante. Ici encore, la terminologie n’est absolument pas stabilisée : elle l’est en réalité encore moins que dans le cas de l’émotion dite (où des concepts comme « dénotation », « description » ou « thématisation » sont, on l’a vu,

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récurrents). Quant aux critères qui permettent de délimiter la catégorie, ils sont le plus souvent très peu explicites. Examinons les formulations suivantes, où l’on retrouve les auteurs déjà cités plus haut :

(1’) « L’émotion connotée s’exprime par quelque autre moyen [que les termes de sentiment] » (Kerbrat- Orecchioni 2000 : 61)

(2’) « Expression des émotions : la plupart du temps, le thème de la communication verbale est autre chose qu’une émotion, mais par ailleurs et au même moment les gens communiquent des émotions par la manière dont ils communiquent à propos du thème » (Fiehler 2002 : 86, nous traduisons de l’anglais)23

(3’) « Certains mots peuvent exprimer des émotions  : les exemples incluent “Merde !” quand on est énervé, “Waouh !” quand on est enthousiaste, “Beurk !” quand on est dégoûté, et beaucoup d’autres » (Kovecses 2000 : 2, nous tradui-sons de l’anglais)24

(4’) « Faire allusion à une émotion » (« To allude to an emotion », Besnier 1990 : 428)

(5’) « Émotions montrées » (« Shown emotions », Danes 1994 : 260)

(6’) « Communiquer émotionnellement : dans ce cas, l’émotion elle- même peut ne pas être la substance du message, mais plutôt une propriété du message » (Planalp 1999 : 43, nous traduisons de l’anglais)25

(7’) « Discours émotionnel : tous ces constituants (verbaux, non verbaux, lin-guistiques, non linguistiques) qui expriment ou signalent conventionnellement l’émotion » (Bednarek 2009 : 11, nous traduisons de l’anglais)26

Si l’on cumule ces extraits (1’)- (7’) avec les extraits (1)- (7) de la section pré-cédente, on voit émerger un couple notionnel : « émotion dénotée/ connotée », « thématisation/expression des émotions », « décrire/exprimer les émotions », « décrire/faire allusion aux émotions », « nommer/montrer les émotions », « com-muniquer l’émotion/communiquer émotionnellement », « discours d’émotion/discours émotionnel ». Au- delà des différences terminologiques, comment saisir le deuxième terme de l’opposition ? Premièrement, comme on l’a déjà entrevu, si un locuteur montre une émotion et « communique émotionnellement » (6’), le « point d’accroche » ne se situe pas forcément dans une unité lexicale relevant du matériau verbal. Cela peut certes être le cas, par exemple avec une interjection (3’), mais de façon générale, le registre de l’émotion montrée semble extrêmement

23. « Expression of emotions : most often, the topic of verbal communication will be something other than emotion, but besides and at the same time people communicate emotions by the manner in which they communicate about the topic ».

24. « Some emotion words can express emotions : examples include shit ! when angry, wow ! when enthusiastic or impressed, yuk ! when disgusted, and many more ».

25. « To communicate emotionally : in this case, the emotion itself may not be the substance of the message, but rather a property of the message ».

26. « Emotional talk : all those constituents (verbal, non- verbal, linguistic, non- linguistic) that conventionally express or signal emotion ».

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ouvert en termes du type d’unités sémiotiques qui sont mobilisées : le « point d’accroche » peut être aussi bien « verbal » que « non verbal » (7’), l’émotion étant « connotée par quelque autre moyen [que les termes dénotant des émo-tions] » (1’). Nous reviendrons abondamment, au chapitre 3, sur la question des marqueurs de l’émotion montrée qui sont, c’est incontestable, aussi nombreux qu’hétérogènes.

Plus fondamentalement encore, c’est la manière même dont les unités sémiotisent l’émotion qui différencie les registres du dire et du montrer. On perçoit immé-diatement que l’émotion n’a pas, lorsqu’elle est montrée, le statut d’« objet du discours » (« thème », « substance », etc.) qu’elle acquiert en revanche lorsqu’elle est dite. L’émotion s’observe ici dans « la manière dont [les locuteurs] communi-quent à propos d’un thème [qui est le plus souvent autre chose qu’une émotion] » (2’) : elle a le statut de « propriété du message » (6’). Très schématiquement, on aurait donc, dans le cas du dire, un rapport entre le discours et l’émotion qui s’exprime sur le mode du « quoi ? », et dans le cas du montrer, sur le mode du « comment ? ». Toutefois, la manière dont les unités sémiotisent l’émotion dans le cas du montrer reste à préciser, pas seulement de façon négative, par compa-raison avec le dire, mais aussi de façon davantage positive.

Dans cet ouvrage, nous tâchons de saisir ce deuxième grand mode de sémioti-sation au moyen d’une défi nition de travail qui sera amplement commentée au chapitre 3 :

Les énoncés qui montrent l’émotion présentent des caractéristiques (b) qui, bien que potentiellement très hétérogènes, sont toutes passibles d’une interprétation indicielle (a). L’allocutaire est conduit à inférer que le locuteur  –  ou, en cas de disjonction énonciative, l’énonciateur (c)  –  éprouve une émotion, sur la base d’une relation de cooccurrence supposée entre, d’une part, l’énonciation d’un énoncé présentant ces caractéristiques et, d’autre part, le fait d’éprouver une émotion : « S’il y a énonciation d’un énoncé pourvu de telles caractéristiques, alors c’est probablement que le locu-teur est sous le coup d’une émotion ».

La réfl exion devra tenter de clarifi er trois points aussi ardus qu’essentiels.

(a) La défi nition pose que les énoncés qui montrent l’émotion donnent lieu à une interprétation de type indiciel. Avec la notion d’« indice », nous visons à saisir un fonctionnement sémiotique particulier, qui engage un mode d’in-férence spécifi que de la part de l’allocutaire : celui- ci infère la présence d’un objet à partir de la présence d’un signe, sur la base de l’idée qu’il existe de façon générale un rapport stable de cooccurrence entre ce signe et cet objet. Comme on le verra plus loin lors d’un examen de l’indicialité du point de vue des recherches en sémiotique et en linguistique de l’énonciation, ce fonctionnement semble jouer à plein dans le processus de monstration de

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l’émotion. Certaines caractéristiques d’un énoncé sont susceptibles de ren-voyer indiciellement à une émotion imputable au locuteur, dans la mesure où elles donnent une image de l’énonciation telle que celle- ci apparaît dans une relation de cooccurrence probable avec le ressenti d’une émotion  : « S’il y a énonciation d’un énoncé pourvu de telles caractéristiques, alors c’est probablement que le locuteur est sous le coup d’une émotion ». Notre hypothèse est qu’une analyse de ce mode d’inférence, que nous qualifi erons d’« abductif », permet de distinguer le registre de l’émotion montrée des deux autres registres que nous envisageons ici. Si une émotion est dite, le processus de sémiotisation de l’émotion et l’attribution de celle- ci à un être supposé l’éprouver ne semblent pas requérir d’inférence particulière de la part de l’allocutaire qui traite l’énoncé (voir supra, 2.). En revanche, l’émo-tion que nous appelons étayée est – tout comme l’émotion montrée – une émotion inférée : pour que le processus de sémiotisation de l’émotion soit reconnu comme tel, l’allocutaire doit tirer certaines conséquences à partir des énoncés qui se présentent à lui. Nous verrons toutefois (infra, 4.) que le type d’inférence requis lorsqu’une émotion est étayée s’avère bien différent de l’indicialité qui a cours lorsqu’une émotion est montrée.

(b) Comme la défi nition le laisse entrevoir, l’interprétation indicielle se déclenche à partir de caractéristiques de l’énoncé : l’allocutaire « remonte » en quelque sorte des indices potentiels de l’émotion, tels qu’ils se matéria-lisent dans l’énoncé, vers l’émotion qui est probablement éprouvée par le locuteur. En parlant de « caractéristiques », nous faisons volontairement usage d’un terme fort vague. Cela est dû à l’extrême hétérogénéité des faits langagiers qui sont potentiellement aptes à sémiotiser une émotion sur le mode du montrer : trouver un terme qui puisse adéquatement « recouvrir » des phénomènes si hétérogènes n’est dès lors pas chose facile. À quoi tient, au juste, une telle hétérogénéité ? Ces caractéristiques peuvent, d’abord, relever de tout type de matériau sémiotique, verbal ou coverbal. À ce titre, et quand bien même il ne nous retiendra pas dans le présent ouvrage, on rappellera que le matériau coverbal joue un rôle fondamental : l’allocutaire peut inférer qu’une émotion est montrée sur la seule base des caractéristiques prosodiques d’un énoncé, ou encore sur la seule base de caractéristiques gestuelles qui accompagnent son énonciation. Si l’on s’en tient au matériau verbal, ces caractéristiques peuvent, ensuite, engager potentiellement tout niveau d’organisation linguistique et tout type d’unités. Sans viser à une exhaustivité qui – ici plus qu’ailleurs – paraît bien illusoire, nous propose-rons au chapitre 3 une étude approfondie et renouvelée de faits langagiers classiquement associés à la monstration de l’affectivité, et que l’on peut regrouper en trois grandes catégories  : marqueurs lexicaux, marqueurs syntaxiques et, enfi n, marqueurs transphrastiques- textuels.

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Les émotions dans les discours

28

(c) La défi nition de travail que nous soumettons semble, au premier abord, pré-supposer que l’émotion qui est montrée est forcément l’émotion du locuteur. En d’autres termes, on pourrait croire qu’à la différence de ce qui se passe dans le cas du dire, ce deuxième mode de sémiotisation permet exclusivement l’auto- attribution d’une émotion et interdit son allo- attribution. Comme on aura l’occasion de le voir, les choses sont en réalité plus complexes. On sait qu’un locuteur peut représenter au sein même de son énonciation les paroles et les points de vue d’énonciateurs autres que lui. Dans ces conditions, s’il y a une disjonction nette entre le locuteur, d’une part, et l’énonciateur, d’autre part, il est possible que l’énoncé montre une émotion dont l’allocutaire inférera qu’elle est imputable au second, mais pas (ou pas nécessairement) au premier.

4. Un troisième mode de sémiotisation : l’émotion étayée

Les deux premiers modes de sémiotisation de notre typologie sont, on vient de le voir, fréquemment mentionnés dans les travaux de sciences du langage portant sur les émotions. Si – et c’est l’un des objectifs du présent ouvrage – un gros travail reste à effectuer pour asseoir plus précisément la distinction entre les registres de l’émotion dite et de l’émotion montrée, il n’en ressort pas moins que ces deux catégories présentent un degré certain de familiarité : quelles que puissent être les variations terminologiques et défi nitionnelles, elles semblent presque immanquablement apparaître lorsqu’une recherche s’attache à distinguer les principaux « moyens » que le « langage émotionnel » peut investir. Il n’en va pas de même pour ce qui constitue notre troisième grand mode de sémiotisation : l’émotion étayée. Comme on va s’en rendre compte, il faut, pour approcher ce dernier mode, faire une série de « détours » et savoir notamment tirer parti de la rhétorique des passions ou d’avancées récentes dans le domaine de la psychologie des émotions. En sciences du langage, c’est dans les travaux pionniers menés par Plantin depuis la fi n des années 1990 (2011 : 175-181 pour une synthèse) qu’il convient de puiser pour tenter de mieux cerner cette « manière » particulière de « signifi er l’émotion », souvent méconnue par les linguistes.

On trouve ci- après une défi nition de travail de ce registre de l’émotion étayée :

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De manière générale – et au- delà d’une perspective langagière –, l’expérience d’une émotion par un sujet apparaît intimement liée à l’évaluation, par ce sujet, d’une situa-tion à laquelle il se trouve confronté (a). Dans le cas d’une émotion étayée, le dis-cours propose à l’allocutaire la représentation d’une situation  : nous parlerons ici de la « schématisation discursive d’une situation » (b). Sur la base de cette sché-matisation, l’allocutaire infère qu’un certain type d’émotion a lieu d’être. Une telle inférence (c) repose sur le fait que la situation schématisée est conventionnellement associée à ce type d’émotion en vertu de normes socio- culturelles et qu’elle est donc supposée en garantir la légitimité à un niveau transsubjectif : « S’il y a une situation telle que le discours la schématise, alors il y a lieu de ressentir tel type d’émotion ».

Formulée dans sa plus grande généralité, l’hypothèse est ainsi qu’une émotion peut être inférée à partir de la schématisation discursive d’une situation dont il est socio- culturellement admis qu’elle est de nature à étayer cette émotion, c’est- à- dire à lui servir de fondement. Le chapitre 4 sera l’occasion de revenir en détail sur trois questions méthodologiques ardues dont nous donnons d’ores et déjà un aperçu.

(a) La défi nition pose qu’il existe un lien fondamental entre, d’une part, le fait d’éprouver une émotion (quel qu’en soit le type) et, d’autre part, le fait d’évaluer une situation. Comme on le verra au chapitre 4, une telle pers-pective implique de « sortir » quelque peu des sciences du langage et de se tourner vers les recherches qui, dans le domaine de la psychologie, étudient la composante d’évaluation cognitive des émotions. L’idée, sur laquelle nous reviendrons abondamment, est que l’expérience d’une émotion est un phénomène complexe : si elle intègre sans nul doute des composantes physiologiques (symptômes corporels), motivationnelles (tendances à l’action) et expressives (mimiques et gestes), elle dépend aussi étroitement de la manière dont le sujet évalue une situation à laquelle il est confronté. Cette composante d’évaluation cognitive semble non seulement jouer un rôle important dans l’expérience émotionnelle en général, mais s’avère également décisive pour individuer des types d’émotion. Ce qui différencie la pitié et l’indignation, la honte et la culpabilité, ou encore la joie et la fi erté, c’est en grande partie le type d’évaluation dont une situation don-née fait l’objet. La rhétorique d’Aristote postulait déjà qu’il est possible d’apparier de façon relativement stable des types d’émotion, d’une part, et des types d’évaluation de situations, d’autre part : cette perspective est au centre de nombreuses recherches actuelles en psychologie des émotions. Comme le résument bien Scherer et Ellsworth, les « émotions sont déclen-chées et différenciées par l’interprétation subjective de l’importance des événements pour une personne » (in Sander et Scherer 2009a : 45, nous

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Les émotions dans les discours

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traduisons de l’anglais)27. Encore faut- il souligner l’importance des normes socio- culturelles : les processus d’appariement entre des types d’émotion et des types d’évaluation des situations ne sont pas d’ordre purement idio-syncrasique, liés à la seule subjectivité de l’individu. Fondamentalement conventionnels, ils tendent à se stabiliser au sein d’un groupe social et, plus largement, au sein d’une société ou d’une culture à un moment donné de son histoire. Ils sont, de fait, également sujets à variation, que celle- ci soit sociale, culturelle ou historique.

(b) Notre essai de défi nition propose de réinvestir ce lien crucial entre les émotions et l’évaluation des situations sous un angle discursif. L’enjeu, on le verra, est de passer d’une problématique de l’évaluation cognitive des situations à celle de leur construction dans les discours. À ce titre, nous parlerons, en référence à un concept- clé de la logique naturelle de Jean- Blaise Grize, de « sché-matisation discursive d’une situation ». Le concept de « schématisation » présente l’intérêt de souligner le caractère nécessairement partial, partiel et orienté de toute représentation discursive du réel : le locuteur « donne à voir une situation dans laquelle se trouvent des objets et des acteurs sous un certain éclairage » (Grize 2004 : 36). Dans le cadre de notre typologie des modes de sémiotisation, l’idée est la suivante : le locuteur peut sémiotiser une émotion donnée par le biais d’une schématisation. La schématisation « étaye » l’émotion dans la mesure où elle présente une situation sous un jour tel que l’émotion en question paraît légitimement en découler, pour autant que l’allocutaire adhère aux normes socio- culturelles qui associent ce type d’évaluation d’une situation à ce type d’émotion. Le chapitre 4 sera consacré à la mise au point d’une méthode d’analyse qui, sur la base d’un nombre limité de critères, vise à montrer comment les situations sont schématisées dans la matérialité des discours et comment elles sont orientées vers tel ou tel type d’émotion.

(c) Du point de vue de l’interprétation, nous défendrons l’hypothèse qu’une émotion étayée est une émotion inférée : un discours n’a pas besoin, pour être reconnu comme étayant une certaine émotion, de procéder à une dési-gnation lexicale de cette émotion (même si, on le verra, il le fait parfois). L’un des enjeux majeurs de notre étude du troisième mode de sémiotisation sera alors de mieux comprendre le type particulier d’inférence qu’il engage. On a évoqué, au point précédent, le fonctionnement indiciel et abductif qui semble caractériser le registre de l’émotion montrée. L’allocutaire infère que le locuteur éprouve une émotion sur la base d’une relation de cooc-currence supposée entre l’énonciation d’un énoncé présentant certaines caractéristiques, d’une part, et le fait d’éprouver une émotion, d’autre part :

27. « Emotions are elicited and differenciated by the subjective interpretation of the personal signifi cance of events ».

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Essai d’une typologie des modes de sémiotisation de l’émotion

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« S’il y a énonciation d’un énoncé pourvu de telles caractéristiques, alors c’est probablement que le locuteur est sous le coup d’une émotion ». Ce faisant, on peut dire, avec Plantin (2011 : 144), que l’interprétation procède de l’aval vers l’amont : elle « remonte », pour ainsi dire, des « effets » de l’émotion – tels qu’ils se matérialisent dans l’énoncé – vers l’émotion elle- même. Si l’on en vient à l’émotion étayée, l’inférence doit être modélisée d’une façon différente : l’allocutaire part de la schématisation discursive d’une situation et en infère qu’un certain type d’émotion a lieu d’être, en vertu de normes socio- culturelles qui apparient des manières d’évaluer les situations et des types d’émotion. Dans ce cas, l’interprétation procède plutôt de l’amont vers l’aval. L’allocutaire est invité à considérer qu’une situation schématisée dans le discours constitue une raison légitime de ressentir telle ou telle émotion : il « descend » ainsi des raisons de l’émotion vers l’émotion elle- même. Pour résumer provisoirement les choses, nous dirons que dans le cas d’une émotion montrée, le discours se présente – via certaines de ses caractéristiques – comme l’effet d’une émotion (par défaut celle du locuteur), tandis que dans le cas d’une émotion étayée, le discours se présente – via la situation qu’il schématise – comme la cause possible d’une émotion (qui peut être revendiquée par le locuteur, imputable à un tiers dont il adopte le point de vue et, dans tous les cas, éventuellement partagée par l’allocutaire).

** *

Le schéma en arbre présenté en début de chapitre tend à séparer un peu artifi ciel-lement des modes de sémiotisation qui, à l’évidence, vont de pair dans la pratique effective des discours. Nous sommes toutefois convaincu qu’il faut faire l’effort d’envisager ces modes dans leur distinctivité pour pouvoir s’orienter un tant soit peu dans l’étude de ce domaine vaste et intriqué que constitue le « langage émotionnel » : c’est l’objet des chapitres 2, 3 et 4. Les études de cas du chapitre 5 permettront quant à elles d’avoir un premier aperçu des interactions qui, dans la réalité complexe des discours, se tissent entre les trois modes de sémiotisation.

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185

INDEX

A

abduction 65-66adjectifs

– affectifs 59, 80 – d’émotion 57

adverbes d’émotion 47agentivité 117, 127-128, 131, 143, 161allo-attribution 19, 42-43, 70-71, 121, 151,

159-160analogie 118, 125, 156auto-attribution 19, 28, 42-43, 58-59, 70, 121,

150-151, 160

C

clivage 96-99colère 8, 47-48, 51-53, 74-75, 148-166compassion 49crainte 107culpabilité 116-118, 131

D

dislocation 94-96, 144-145

E

effroi 80, 91ellipse 85-90, 145émotion

– connotée 25, 62 – dénotée 22-23, 25

– dite 21-22, 33-59, 64, 137, 139, 150-152, 159-160

– étayée 28-31, 46, 66, 105-133, 139-143, 152-165

– inférée 27, 30, 105, 119 – montrée 24-28, 30-31, 61-103, 119-121,

143-147 – sémiotisée 18-21

empathie 80, 122, 130énoncés

– averbaux 65, 67, 80, 90-93, 145 – clivés 96-99 – disloqués 94-96, 144 – elliptiques 85-88, 145

énonciateur 28, 70-71, 98-99, 121entité humaine 42-43épouvante 138-143espérance 142-143exclamation 82-85

F

fi erté 29, 110

H

honte 29, 49, 74, 128-132

I

indice 26-27, 64-68indignation 29, 85, 98, 110, 112-113, 116,

118, 125-128

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Les émotions dans les discours

186

inférence 23-24, 26-27, 29-30, 63-67, 119-120interjection 65, 67-69, 75-80, 121

J

joie 29, 51, 54, 117

L

langage émotionnel 7-15, 17-21

M

matériau – coverbal 8, 20, 22, 27, 67 – sémiotique 8, 20, 22, 67, 69 – verbal 8, 19-20, 22, 67, 69

métaphore 51mimo-posturo-gestuel 11, 20, 69, 79, 173mode de sémiotisation 12-15, 17-18, 21, 171-173

N

noms d’émotion 40-42, 48-54

O

observabilité 7-8, 12, 171

P

passion 36, 38, 106-107, 120pathos 103période 99-103, 146-147peur 15, 42-45, 47, 49-51, 53-54, 66, 106,

116-117, 122-123, 125, 136-139, 141-144

phrase canonique 67, 69-70, 80-82pitié 29, 49, 106, 110, 112, 116, 127potentiel de maîtrise 117, 123-124, 128, 141prédication 35, 45-46, 59, 80, 90-92, 98, 151

R

rage 34, 44, 46, 51réduction syntaxique 70, 82, 85-93, 145relation prédicative 33-34, 45-46

S

schématisation 28-30, 79, 105-106, 112-117, 119-128, 130-132, 139-143, 145, 148, 152-156, 159-163, 165-166

sémiotiser 11, 18-20sens

– affectif 71-75 – référentiel 71-72, 74-75

signifi cation normative 118, 123, 125, 128, 130, 132, 141, 153, 155-157, 159, 161

syntaxe 8, 10-11, 69-70, 85, 96, 98-99, 145

T

terme – d’affect 23, 33-34, 39-40 – d’émotion 35-42 – de sentiment 21, 23, 39-42

terreur 15, 20, 42, 44-45, 54, 137-143, 145, 148

V

verbes d’émotion 54-57voco-prosodique 8, 69, 79, 172

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements 5

Avant- propos 7

Chapitre 1 Essai d’une typologie des modes de sémiotisation de l’émotion 171. Une catégorie englobante : l’émotion sémiotisée 182. Un premier mode de sémiotisation : l’émotion dite 213. Un deuxième mode de sémiotisation : l’émotion montrée 244. Un troisième mode de sémiotisation : l’émotion étayée 28

Chapitre 2 L’émotion dite 331. Caractéristiques générales des énoncés qui disent l’émotion 33

1.1 Forme et fonctionnement prototypiques 341.1.1 Les « termes d’émotion » : problèmes d’organisation

d’un champ lexical et conceptuel 351.1.2 La désignation de celui ou celle qui éprouve l’émotion :

auto- et allo- attribution 421.1.3 Ce sur quoi porte l’émotion : « objet » ou « cause » ? 441.1.4 Nature de la relation prédicative 451.1.5 Remarques sur l’interprétation 46

1.2 Facteurs de variation 462. Énoncés incorporant des noms d’émotion 48

2.1 Le nom d’émotion en position de complément 492.1.1 Combinaison avec les verbes « de base » 492.1.2 Combinaison avec des verbes liés aux manifestations

physiologiques et comportementales de l’émotion 502.1.3 Insertion dans des constructions causatives 51

2.2 Le nom d’émotion en position de sujet 53

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Les émotions dans les discours

188

3. Énoncés incorporant des verbes d’émotion 543.1 Deux classes principales de verbes 553.2 Autres constructions 56

4. Énoncés incorporant des adjectifs d’émotion 57

Chapitre 3 L’émotion montrée 611. Caractéristiques générales des énoncés qui montrent l’émotion 61

1.1 Une catégorie aux contours fl ous : problèmes méthodologiques 611.2 Une tentative de défi nition 63

1.2.1 Différences majeures entre l’émotion dite et l’émotion montrée 641.2.2 Un fonctionnement sémiotique indiciel 641.2.3 Des marqueurs hétérogènes et sous- déterminés 671.2.4 Auto- et allo- attribution : du locuteur à l’énonciateur 70

2. Marqueurs lexicaux 712.1 Retour sur la question du sens « affectif » des unités lexicales 712.2 Les interjections et leur valeur affective : une tentative d’explication 75

3. Marqueurs syntaxiques 803.1 L’exclamation 823.2 Phénomènes de réduction syntaxique 85

3.2.1 Énoncés elliptiques 853.2.2 Énoncés averbaux 90

3.3 Phénomènes de réordonnancement syntaxique 943.3.1 Énoncés disloqués à droite 943.3.2 Énoncés clivés 96

4. Marqueurs transphrastiques et textuels 99

Chapitre 4 L’émotion étayée 1051. Caractéristiques générales des discours qui étayent une émotion 105

1.1 Le lien entre les émotions et l’évaluation des situations 1061.1.1 Perspective cognitive 1061.1.2 Perspective sociale 110

1.2 L’étayage des émotions par la schématisation discursive des situations 1121.2.1 La notion de « schématisation » 1121.2.2 Principaux critères de schématisation

d’une situation potentiellement émouvante 1141.3 Mode d’inférence de l’émotion étayée 1191.4 De qui peut- on étayer l’émotion ? Auto- attribution et allo- attribution 121

2. Trois exemples de schématisations discursives étayant des émotions 1222.1 La /peur/ dans une intervention parlementaire relative

à la légalisation de l’avortement 1222.2 L’indignation dans une entrée de blog 1252.3 La honte dans une narration romanesque 128

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Table des matières

189

Chapitre 5 Des modes de sémiotisation en interaction : études de cas 1351. La sémiotisation de la peur dans un roman réaliste 136

1.1 Parcours des émotions dites : de l’« inquiétude » à l’« espérance » 1371.2 L’étayage des émotions 139

1.2.1 « Peur », « épouvante » et « terreur » : l’étayage des émotions négatives 139

1.2.2 Un renversement émotionnel : l’étayage de l’« espérance » 1421.3 La monstration de l’émotion 143

1.3.1 Marqueurs syntaxiques 1441.3.2 Organisation périodique du texte 146

1.4 Conclusion : un exemple de convergence des modes de sémiotisation 147

2. La sémiotisation de la colère dans un débat politique radiodiffusé 1482.1 L’émotion dite par celui qui l’éprouve :

l’auto- attribution de la « colère » 1502.2 Justifi er sa propre colère : l’étayage de l’émotion 152

2.2.1 Une mauvaise action saisie en amont : la question de l’agent et de sa responsabilité 153

2.2.2 Une mauvaise action saisie en aval : la question du patient et des conséquences 154

2.2.3 La signifi cation normative de l’action : violation d’une règle et d’une valeur sacrée 156

2.3 L’émotion dite par les adversaires : enjeux de l’allo- attribution 159

2.4 Délégitimer la colère de l’autre : la contre- argumentation de l’émotion 1602.4.1 Diminuer la responsabilité de l’agent 1612.4.2 Contester le caractère négatif des conséquences 1622.4.3 Trivialiser l’émotion adverse du point de vue

de la signifi cation normative 1642.5 Conclusion : un exemple de gestion confl ictuelle des modes

de sémiotisation 165

Ouvertures 171

Références bibliographiques 175

Index 185

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Quelles sont les différentes manières dont on peut communiquer des émotions lorsque l’on use du langage ?

Ce livre propose une introduction rigoureuse à l’étude de la dimension émotionnelle des discours. Il exploite et synthétise de façon originale les très nombreux travaux consacrés au « langage émotionnel ». Il propose un modèle d’analyse qui permet de décrire pas à pas la construction verbale des émotions au fil d’un discours. Selon ce modèle, les émotions peuvent fondamentalement être dites, montrées ou étayées – ces trois phénomènes se combinant de manière complexe lorsqu’un discours est produit et interprété.

La discussion théorique est constamment illustrée par l’étude d’exemples concrets, tirés de genres variés : la construction de la peur dans une narration romanesque, l’expression de l’indignation dans un blog ou encore la gestion de la colère dans un débat politique à la radio.

En ce qu’il offre un essai de modélisation théorique d’une portée générale, l’ouvrage est susceptible d’intéresser très largement les linguistes se consacrant à l’étude des émotions, quel que soit leur domaine de spécialité. Il s’adresse aussi à d’autres chercheurs en sciences humaines (études littéraires, histoire, sociologie, anthropologie …) qui ont affaire à des corpus discursifs dont la dimension émotionnelle est prégnante. Enfin, par sa construction méthodique et son recours constant à des exemples, l’ouvrage se veut accessible à des étudiants avancés (niveau Master et Doctorat).

Docteur ès lettres, Raphaël Micheli est chargé d’enseignement en linguistique française à l’Université de Neuchâtel. Il enseigne également le français au niveau du secondaire postobligatoire. Ses travaux de recherche portent sur le fonctionnement de l’argumentation et sur la construction langagière des émotions dans différents genres de discours. Il a notamment publié L’émotion argumentée : l’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français (Éditions du Cerf, 2010) et coédité La parole politique en confrontation dans les médias (De Boeck, 2011).

«Champs linguistiques» crée un nouvel espace de réflexion sur tous les aspects du langage en éclairant la recherche contemporaine en linguistique française, sans a priori théorique et en ne négligeant aucune discipline. Pour les linguistes professionnels : une occasion de donner libre

champ à leurs recherches.Pour les amoureux de la langue : une manière d’élargir le champ de

leurs connaissances.Pour les étudiants : un outil de travail et de réflexion.C h a m

p s l i n g u i s t i q u e s

R E C H E R C H E S

www.deboeck.com