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Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Paris LES INGENIEURS EN SYRIE MODERNISATION, TECHNOBUREAUCRATIE ET IDENTITE Thèse de doctorat en sociologie Présentée et soutenue par Sari Hanafi Directeur de thèse Michel Wieviorka Directeur d'études Membres du jury Alain Touraine Michel Wieviorka Vincent de Gaulejac Elizabeth Picard Paris, juillet 1994

LES INGENIEURS EN SYRIE MODERNISATION, …staff.aub.edu.lb/~sh41/dr_sarry_website/publications/81_These.pdf · I-2-3-1. Les ingénieurs et le pouvoir municipal I-2-3-2. Les ingénieurs

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Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Paris

LES INGENIEURS EN SYRIE

MODERNISATION, TECHNOBUREAUCRATIE ET IDENTITE

Thèse de doctorat en sociologie

Présentée et soutenue par

Sari Hanafi

Directeur de thèse

Michel Wieviorka

Directeur d'études

Membres du jury Alain Touraine Michel Wieviorka Vincent de Gaulejac Elizabeth Picard

Paris, juillet 1994

A Rima et Ola

Remerciements

Je remercie à l'issue de ce travail tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, m'ont permis de le mener à bien. D'abord, Monsieur Michel Wieviorka pour son aimable direction, pour les conseils et les encouragements qu'il m'a prodigués. Puis Elisabeth Longuenesse qui pas à pas m'a guidé et qui a suivi attentivement l'avancement de ce travail. Enfin Monsieur Didier Lapeyronnie, Elisabeth Picard, André Grelon et Danilo Martuccelli qui m'ont beaucoup orienté par leurs conseils.

Avertissement

Nous avons adopté une transcription simplifiée à la fois proche de l'écriture arabe et lisible par un lecteur francophone, écartant une forme scientifique moins usuelle. L'apostrophe désigne à la fois le (ain) et l'attaque vocalique (hamza).

Résumé

Entre les études macro-économiques du développement, et ses analyses anthropologiques fines, une sociologie de nouveaux acteurs, tels que les ingénieurs, apparaît de nature à éclairer les évolutions sociales et politiques récentes en Syrie. L'objectif de cette recherche est d'examiner la capacité des ingénieurs, comme acteurs, à s'affirmer éventuellement comme modernisateurs, c'est-à-dire à associer une définition professionnelle à un principe général de développement du pays. Dans cette perspective, les orientations des ingénieurs syriens ne sont pas le seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation politique, elles se réfèrent à un espace complexe où se combinent le social, le politique, le religieux et la nation. Telle est l'hypothèse directrice dont nous avons testé la fécondité et la pertinence Au cours de cette thèse, nous avons essayé de montrer les ingénieurs syriens comme groupe davantage hétérogène que cohérent, ou comme sous-groupes où chacun combine une orientation modernisatrice sous forme des visées technocratique et techniciste avec d'autres orientations que nous avons appelées : orientation professionnelle faible, orientation corporatiste et orientation "esthétiquement" islamiste. Cette étude interprète les résultats d'enquêtes menées auprès 202 ingénieurs syriens (et 93 ingénieurs égyptiens pour la comparaison) ayant au moins deux ans d'expérience professionnelle.

TABLE DES MATIERES

- INTRODUCTION......................................... 8 * L'espace des orientations des ingénieurs syriens * Une recherche

PARTIE I : LES INGENIEURS EN SYRIE

I-1. Une histoire des ingénieurs ....... 25 I-2.Ingénieur, un statut mal défini.... 50 I-2-1 Economie et politique en Syrie I-2-2. Une situation difficile I-2-3. Fonction et statut des ingénieurs I-2-3-1. Les ingénieurs et le pouvoir municipal I-2-3-2. Les ingénieurs des ministères et des entreprises publiques I-2-3-3. Les ingénieurs du secteur privé industriel I-3.Unité et hétérogénéité ............ 70

PARTIE II : L'ORIENTATION MODERNISATRICE LIMITEE

II-1. Des visées technocratique et techniciste .. 79 II-2. Limites de la modernisation ............. 114 II-2-1. Le poids des structures sociales traditionnelles II-2-2. Bureaucratisation du métier et héritage culturel

PARTIE III : LES SIGNIFICATIONS ECLATEES D'UNE MODERNISATION BLOQUEE III-1. L'orientation professionnelle faible ... 148 III-2. L'orientation corporatiste ............ 152 III-3. L'orientation "esthétiquement" islamiste 155 III-3-1. Les ingénieurs islamistes désengagés III-3-2. Les ingénieurs islamistes avant- gardistes PARTIE IV : LA SPECIFICITE DES INGENIEURS SYRIENS DANS LE MONDE ARABE

: UNE COMPARAISON AVEC L'EXPERIENCE EGYPTIENNE

IV-1. Les ingénieurs et le syndicalisme ..... 199 IV-2. Les ingénieurs dans l'appareil de l'Etat 218 IV-3. les ingénieurs-hommes d'affaires .... 221 IV-4. La faiblesse de l'orientation modernisatrice 226 IV-5. Les significations d'une modernisation bloquée ...................... 228 IV-5-1. L'orientation professionnelle faible IV-5-2. L'orientation corporatiste IV-5-3. L'orientation "esthétiquement" islamiste

IV-5-3-A. Les ingénieurs Islamistes dépolitisés IV-5-3-B. Les ingénieurs Islamistes réformistes IV-5-3-C. Les ingénieurs islamistes radicaux

- CONCLUSION ......................................... 241 -ANNEXE METHODOLOGIQUE.......... ..... 250 - La répartition des ingénieurs syriens et égyptiens interrogés - Guide d'entretien - BIBLIOGRAPHIE .................................... 257

INTRODUCTION

La Syrie a vu, depuis le début des années soixante-dix, la mise en oeuvre de grands projets d'aménagement hydraulique, d'une industrialisation, et d'une urbanisation. Cependant, en dépit de ces indéniables réalisations et au fur et à mesure que s'aggravent les difficultés économiques de la Syrie, on se rend compte de la fragilité d'un mode de développement planifié. A travers les choix techniques ou politiques dans ce domaine et à travers les obstacles auxquels il se heurte, on voit s'affronter différents modèles de développement, sans que l'on puisse pour autant parler d'un modèle économique constant à l'oeuvre.

Les ingénieurs en Syrie sont le fruit du développement, mais ils deviennent ensuite le moteur indispensable ainsi que le vecteur potentiel des échecs de ces mêmes politiques du développement. Si les ingénieurs connaissent une extraordinaire croissance numérique, nous observons conjointement une diversification de plus en plus importante de leurs fonctions. Ainsi certains d'entre eux sont conseillers dans la haute administration ; ce sont des agents de la politique de développement (décideurs, gestionnaires et exécutants). Mais, ils ne sont pas pour autant de simples exécutants de la raison d'Etat ou de la raison instrumentale. Car par leur travail et par une certaine autonomie de décision qui leur est souvent reconnue au nom de leur savoir et de leur technicité, ces ingénieurs participent alors activement à la formulation/réalisation des politiques étatiques, proposent une vision des problèmes et des solutions possibles et expriment des valeurs et des représentations qui constituent les a-priori de ses actions.

Quelques chercheurs en France ont apporté des contributions à la connaissance des ingénieurs en Syrie. Pour Elisabeth Longuenesse, ils forment un groupe stratégique qui est "au coeur des problèmes de développement, qui véhicule, qui transmet, qui applique les modèles de développement, qui applique les mesures visant à promouvoir la modernisation et le développement ; ...(bien qu'ils soient) les produits de ces politiques dans la mesure où la volonté de développement aboutit au développement des universités, de l'enseignement, et en particulier de l'enseignement supérieur et des formations techniques, et des formations des ingénieurs"1.

Pour sa part, Jean-Claude David insiste surtout sur l'hétérogénéité de ce groupe, car si les ingénieurs "(..) sont les intermédiaires nécessaires entre la population et les instances de décision, chacun reste, cependant, le représentant ou l'acteur de sa famille, de son groupe social ou ethnique, beaucoup plus que solidaire de son groupe professionnel dans lequel se trouvent ses rivaux et ses ennemis les plus proches."2.

Quelle que soit l'hétérogénéité de ce groupe, il joue assurément un rôle important dans la mise en oeuvre de la politique de développement, il ne se réduit pas à un rôle dans une technostructure, il intervient dans un cadre plus "politisé".

En étudiant la question du développement, les sociologues arabes cherchent parfois, les marxistes surtout, les significations et les explications dans une "macroanalyse", au niveau de la "super-structure", et ils oublient les groupes sociaux porteurs d'une politique de développement hydro-agricole, d'industrialisation ou en matière urbaine. Or, le développement n'est pas réductible à l'ensemble de décisions prises par de grandes entreprises, les agences de planification et l'Etat. Il s'agit donc de remettre en question toute vision "anonyme" de l'Etat et de ses administrations, pour proposer une sociologie des acteurs qui considère "le fait que des acteurs ne se bornent pas à réagir à des situations, mais produisent également celles-ci. Ils se définissent à la fois par leurs orientations culturelles et par les conflits sociaux où ils sont engagés"3. Les ingénieurs représentent un groupe professionnellement et socialement important,

1- Elisabeth Longuenesse, Propos tenus à l'ouverture de la Table-ronde " Ingénieurs, Société et développement au Maghreb et au Moyen-Orient ", Lyon 16-18 mars 1989. 2- Jean-Claude David, "Les ingénieurs, l'urbanisme et les pouvoirs locaux à Alep",in E. Longuenesse (sous dir.), Bâtisseurs et bureaucrates. Ingénieurs et société au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison de l'Orient, 1990, p. 286. 3-Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 68.

mais surtout ils se situent , dans les organisations comme dans la société en général, à un niveau privilégié pour la compréhension des phénomènes de changement et de développement. Dans cette perspective, ils peuvent être considérés à la fois comme objet et sujet de changement ; s'ils ont à s'y adapter, ils en sont tout autant les acteurs.

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Nous avons choisi de nous intéresser aux seuls ingénieurs reconnus comme tels4 et non pas aux cadres en général pour plusieurs raisons :

D'abord, à cause de l'imprécision de la notion de "cadres"5 qui peut regrouper des agglomérats hautement hétéroclites de catégories diverses. Ensuite, parce qu'en Syrie, le diplôme est le critère primordial pour la reconnaissance de la compétence6, et qu'il n'y a pas d'ingénieurs maison (autodidactes). En outre, le statut des techniciens supérieurs est très inférieur à celui des ingénieurs. La notion d'ingénieur en Syrie désigne à la fois un diplôme, une fonction et un statut.

L'espace des orientations des ingénieurs syriens :

Bien que la qualité d'ingénieur en Syrie renvoie à une définition générique internationalement admise du groupe professionnel (une sorte de communauté internationale "invisible" de référence)7, elle doit être reconsidérée à la lumière des données socio-économiques et politiques propres à ce pays. Les orientations des ingénieurs syriens, définies ici comme visions du monde et modalités d'action, ne sont pas similaires à celles de leurs collègues occidentaux. Elles ne se situent pas seulement par rapport au social et à l'Etat, mais plus largement, par rapport à la religion et à la nation. En Syrie, où l'historicité de la société est faible et où les rapports sociaux sont désarticulés, les orientations des ingénieurs comportent une certaine vision de l'avenir et une référence au passé tout en gardant la trace des problèmes de l'adaptation au présent8.

Les ingénieurs syriens gèrent donc diverses dimensions sociales, politiques et culturelles (la religion, la nation) : notre recherche a pour objectif de définir les relations qui combinent ces orientations. Elle s'intéresse, plus précisément, à la capacité des ingénieurs, comme acteurs, à s'affirmer éventuellement comme modernisateurs, c'est-à-dire à associer une définition professionnelle à un principe général de développement du pays.

4- Le mot "mohandis" (ingénieur) englobe toutes les spécialités y compris l'architecture et l'agronomie. 5- Cette notion est presque exclusivement française, c'est-à-dire intraduisible en d'autres langues. Les Anglais et les Américains parlent de "managers" ou "executives", termes qui n'ont pas le même sens. Cf. Henri Lasserre, Le pouvoir des ingénieurs, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 12. 6- Voir I-3-2. 7- En général, les ingénieurs dans le monde tendent à se présenter comme vecteur de la science et de la technique. Ils s'expriment par un langage de chiffre, leur idéal "one word, one meaning for everyone and forever", selon l'expression d'Alvin W. Gouldner, leur vision est plutôt économiste, etc. Il est frappant, par exemple, de constater cette similitude dans l'utilisation de certains signes et symboles entre les ingénieurs syriens et leurs homologues turcs étudiés par Nilüfer Göle dans : Ingénieurs en Turquie : avant garde révolutionnaire ou élite modernisatrice, thèse de 3ème cycle, E.H.E.S.S., Paris, 1982. 8- On trouve ici une certaine analogie avec les ingénieurs turcs. Dans ce sens, N. Göle a introduit la notion d'"absence de présence" dans leur action. Ibid., p. 200.

Les orientations des ingénieurs syriens, dans notre perspective, ne sont pas le seul produit d'une réaction à une crise économique ou à une situation politique, elles se réfèrent à un espace complexe où se combinent le social, le politique, le religieux et la nation. Telle est l'hypothèse directrice dont nous nous proposons d'examiner la fécondité et la pertinence.

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Nous allons ainsi nous interroger sur la manière dont, au sein d'une société arabo-musulmane, des références à la civilisation européenne apparaissent chez les ingénieurs, non sans s'articuler tantôt avec une idéologie islamiste, tantôt avec une idéologie nationaliste. Cela revient à essayer de saisir le système de valeurs et de représentations du groupe, le sens de la pratique, la façon d'envisager l'homme et la société et de justifier celle-ci vis-à-vis des autres groupes sociaux.

Parler de références à la civilisation européenne oblige à examiner les orientations des ingénieurs européens.

Alors que l'Etat syrien prend en charge presque l'ensemble des rouages économiques et sous son contrôle toute l'organisation sociale, dans le contexte occidental, l'Etat occidental n'est en quelque sorte qu'un "conseil d'administration de la bourgeoisie", pour reprendre la célèbre formule d'Engels, et en tout cas l'industrialisation est menée assez massivement et par cette bourgeoisie. En Syrie, une usine du secteur public ne fonctionne pas de la même manière qu'en France, sa justification première n'est pas tant de dégager un profit que de susciter une dépense, laquelle, en s'inscrivant comme enjeu dans des stratégies politiques, est en réalité une source de pouvoir.9 Les ingénieurs occidentaux gèrent de manière différente de leurs homologues syriens leurs rapports à l'Etat, au social, etc. Si nous pouvons saisir l'identité de l'ingénieur syrien à partir de ses relations avec l'environnement social et politique en général, (beaucoup plus qu'avec son univers de travail), l'identité de l'ingénieur européen, au contraire, se construit surtout à partir de l'expérience des rapports quotidiens de travail et d'autorité comme le montre Henri Lasserre10.

A travers l'histoire, les ingénieurs occidentaux constituent un groupe dont les sociologues ont surtout cherché à analyser la position sociale stricto sensu de manière différente par rapport à d'autres groupes sociaux: Les ingénieurs constituent-ils une force autonome, faisant partie du patronat ou de la classe ouvrière ? Sont-ils loyaux envers leurs entreprises ou leur profession? Constituent-ils un groupe homogène ou hiérarchisé selon le système de la formation dont ils sont issus? Ce sont les quelques questions auxquelles certains sociologues ont tenter de répondre. Nous allons les aborder selon différents modes d'approche : l'opposition de classe, l'origine sociale des ingénieurs et enfin leur professionnalisme.

L'opposition de classe

A titre d'exemple et à travers Serge Mallet et Nicos Poulantzas, nous allons présenter certaines idées qui montrent l'enjeu central de ce groupe dans les conflits sociaux tels que les sociologues français ont pu les interpréter, avec l'idée non pas de suivre un ordre chronologique ou d'exposer une histoire des analyses sociales de l'ingénieur, mais de dégager un ensemble d'hypothèses et d'analyses relatives à l'expérience de la France, où le patronat et les centrales ouvrières, tout au long de l'ère industrielle, ont tenté par leurs efforts de conquérir et de s'approprier ce groupe.

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9- Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, éd. Esprit/ Seuil, 1989, p. 233. 10- Le pouvoir de l'ingénieur, Paris, l'Harmattan, 1989.

Serge Mallet part de la nouvelle ère de l'organisation du travail caractérisée par une industrie moderne hautement mécanisée et automatisée dans les années soixante pour soulever le problème des frontières de la classe ouvrière.

Pour lui, la "nouvelle classe ouvrière" intègre dans la classe ouvrière les ingénieurs et les cadres. La différence qui les sépare ne se situe qu'au niveau de la hiérarchie : "le changement des fonctions du travail a pour corollaire un certain rapprochement entre ouvriers et cadres : entre l'ingénieur du pétrole, parfois sorti du rang, qui assure le contrôle d'une unité de distillation, et les quelques ouvriers techniciens en blouse blanche qui sont sous ses ordres n'existe qu'un rapport de hiérarchie à l'intérieur du même groupe social. L'industrie moderne facilite (...) les gradations et la séparation entre l'ouvrier, le technicien, et le cadre tend à s'amenuiser"11. Dans ce sens, les ingénieurs ne sont plus des agents de domination dans le processus de production, mais sont eux-même aliénés et dominés.

Mallet met ainsi en cause la classique distinction entre travail productif et improductif qui n'existe plus dans le processus de travail (l'automatisation).

L'auteur montre également la transformation syndicale qui accompagne la formation de cette nouvelle classe, c'est-à-dire que le syndicalisme d'entreprise dépasse les simples revendications salariales pour s'étendre à la négociation gestionnaire.

Ainsi Mallet, tout comme Belleville12 considère-t-il les ingénieurs comme une nouvelle force prolétarienne contestataire qui joue un rôle moteur dans la nouvelle ère technologique.

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Contrairement à Mallet, Nicos Poulantzas considère les ingénieurs comme une "petite bourgeoisie" qui ne fait pas partie du groupe des travailleurs productifs13. Son juridisme hérité de la tradition marxiste, l'amène à tracer la frontière de la classe ouvrière à partir de la distinction entre travail productif et non productif et de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Les ingénieurs jouent dans cette perspective un rôle économique et technique qui consiste à "valoriser directement le capital" dans la production de la plus-value, mais aussi ils ont un rôle dominant dans les "rapports politiques et idéologiques". L'auteur emprunte à Marx l'idée selon laquelle la science est une "force productive indépendante du travail et enrôlé au service du capital"14. Il s'agit là d'un savoir étroitement mêlé à l'idéologie dominante, qu'il prenne la forme de la recherche fondamentale ou de l'application technologique. D'où le rôle des ingénieurs et techniciens pour incarner cette idéologie dominante et la matérialiser dans l'organisation du travail. Cette organisation sera "entièrement pliée aux exigences du capital", de telle sorte que les ingénieurs dans leur "pratique scientifique rationnelle "révolutionarisent" les moyens de production au profit de la bourgeoisie ce qui légitime constamment le travail intellectuel dans le rapport entre l'idéologie dominante et le savoir.

11- Serge Mallet, Le nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1969, p.58. 12- Pierre Belleville souligne le nouveau type de hiérarchie entre les ingénieurs et ouvriers basé sur la qualification plus que l'autorité : "La vielle différence hiérarchique, liée à l'autorité, a (..) disparu. Les ingénieurs ne peuvent plus se considérer comme des auxiliaires de la direction, des "collaborateurs" ; ils sont des techniciens hautement qualifiés engagés souvent avec les ouvriers dans un travail de création (..).". Voir Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, Juliard, (Les temps modernes), 1963, p. 169. 13- Nicos Poulantzas, Les classe sociales dans le capitalisme aujourd'hui, Paris, Le Seuil, 1974, pp. 212-254. 14- Karl Marx, Le Capital, Tome II, éd. sociales, p. 50.

Cependant, Poulantzas introduit une nuance en estimant que les ingénieurs prennent parfois la position de la bourgeoisie en participant d'une reproduction élargie du capitalisme monopoliste, mais "parfois [produisent] également des positions de classe ouvrière. Dans ces derniers cas, ces agents ne deviennent pas pour autant des ouvriers : des divergences continuent à manquer, dans ces positions de classe même, par rapport à la classe ouvrière"15.

Cette petite bourgeoisie est à la fois dominante et dominée : face à la classe ouvrière, elle occupe le travail intellectuel de la classe dominante et elle a tout le monopole et le secret du savoir dont la classe ouvrière est exclue. Cependant, par rapport au capital et ses agents, elle représente les instances subalternes du rôle de direction et de surveillance du procès de travail. Dans ce sens, elle est dominée-subordonnée.

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Les analyses sont datées, mais ont le mérite d'essayer de situer les ingénieurs en référence au conflit qui structure alors les sociétés industrielles. Si Mallet et Poulantzas parlent des ingénieurs comme constituant un groupe socioprofessionnel homogène, Luc Boltanski et Pierre Bourdieu mettent en avant les différenciations objectives et subjectives à l'intérieur de ce groupe particulier de la population des cadres, et renouvelent ainsi le débat sur le statut social des ingénieurs en France.

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L'origine sociale des ingénieurs

Luc Boltanski souligne les diverses lignes de clivage qui traversent le groupe des cadres : les diplômes, l'origine sociale, le type d'activité professionnelle, le genre de vie ou les opinions politiques. A titre d'exemple, la position du cadre par rapport au syndicalisme varie fortement. La probabilité pour un cadre d'adhérer à un syndicat est d'autant plus élevée que son entreprise appartient au secteur public et nationalisé, qu'elle est de grande taille, que la position hiérarchique du cadre est moins élevée, que son activité est plus "technique", qu'il est plus diplômé (sauf dans le cas des grandes écoles") et enfin que ses espoirs de faire carrière sont faibles.16

Pierre Bourdieu, de son côté, qui s'intéresse à la trajectoire scolaire de certains ingénieurs ayant été formés par de grandes écoles, distingue seulement un clivage décisif entre deux types d'ingénieurs : ceux de "petites" Ecoles et ceux de "grandes" Ecoles. Selon lui, le système scolaire demeure la principale instance de la reproduction des hiérarchies sociales : "le champ des établissements d'enseignement supérieur se différencie, ....., selon un indice cumulé de prestige social et de rareté scolaire depuis les grandes écoles les plus connues, (..) Polytechnique, ENA, qui ouvrent aux positions sociales les plus élevées, jusqu'aux petites institutions, souvent provinciales, qui donnent accès à des positions de cadres moyens."17.

Selon lui, le diplôme influe sur la stratégie de carrière. Il distingue deux types de cadres : les premiers sont des cadres dits supérieurs, "encadrant", issus d'école d'élite de "grande porte" ayant un capital culturel important qui garantit à ses étudiants une embauche rapide dans des postes les plus hauts, dans des fonctions de "cadres de conception". Par contre, les seconds sont des cadres "moyens" (moyen a double sens : d'intermédiaire et d'instrument)18, issus de facultés ou de "petites" écoles, souvent provinciales ; ils sont des ingénieurs "d'éruptions" étroitement spécialisés et ayant peu de responsabilité.

15- N. Poulantzas, op. cit., p. 254. 16- Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, éd de minuit, 1982. 17- P. Bourdieu, La noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Ed. de Minuit, 1989, p. 188. 18- Ibid. p. 59.

Cette schématisation établie par Bourdieu est contestée, ou fortement nuancée, par des travaux menés par Jean-Marie Duprez, André Grelon et Catherine Marry19, qui nous montrent, à partir de plusieurs enquêtes20, les limites de cette sociologie de la reproduction. Les enquêtes constatent, contrairement à la thèse de Bourdieu, la mobilité et la fluidité dans les activités que menent les ingénieurs de "petites" écoles qui sont "loin d'être confinés dans des tâches de production ou des emplois des cadres d'exécution". A peu près 25 % parmi ces ingénieurs ont exercé des fonctions de production ou d'ingénierie21.

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Parler des ingénieurs comme groupe professionnel pose la question de leur degré de professionnalisation. En fait, si la tradition sociologique française a mis l'accent sur la position des ingénieurs dans les rapports sociaux de production, la sociologie américaine s'est intéressée à eux comme corps professionnel en eux-mêmes.22

Le professionnalisme

Thorstein Veblen considère les ingénieurs comme une force à part entière, motrice, ayant une importance majeure dans le système industriel moderne23. Pour lui, le système est caractérisé par une alliance entre les ingénieurs et les hommes d'affaires. Or, au fur à mesure que les entreprises se mécanisent, ces derniers "sabotent" la production par leur ignorance de la technique. Ils sont des spécialistes des profits et des prix travaillant les uns contre les autres, et pourtant ils ont le dernier mot.

En critiquant le système industriel et ses capitaines financiers, Veblen voit dans l'ingénieur "l'homme de science et technologie", ainsi que de l'efficacité qui est capable de sauver ce système, "Etat-major indispensable du système", "formé dans un esprit de réalisations tangibles possédant un instinct du travail".

Les ingénieurs sont les seuls qui pourraient assurer la prospérité matérielle de la communauté par le contrôle du système industriel et de ses administrations. Veblen conclut que "la dictature industrielle des capitaines financiers ne se maintient que par la tolérance des ingénieurs et (..) elle est passible à tout moment d'être interrompue, à leur gré et comme il leur conviendra"24. Dans cette perspective, nous considérons son appel aux ingénieurs comme une importante expression de l'idéologie technocratique. Ceci suppose une professionnalité quasi parfaite des ingénieurs dans les sociétés industrielles. Supposition qui est loin d'être acquise. Nous allons examiner cette question à travers les travaux menés sur la profession surtout ceux de l'Ecole fonctionnaliste.

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19- "Les ingénieurs des années 1990 : mutations professionnelles et identité sociale", in Sociétés contemporaines, Paris, L'Harmattan, n° 6, juin 1991, pp 41-65. 20- Il y a d'une part des enquêtes socio-économiques effectuées depuis 1958 par la FASFID (Fédération des Associations et Sociétés Françaises d'Ingénieurs Diplômés), et d'autre part, une enquête extensive menée sur les écoles d'ingénieurs du Nord-Pas de Calais et réalisée par l'IRESCO. 21- Ibid., p. 47. 22- Pour une analyse générale de la matrice disciplinaire de la sociologie des professions ainsi que celle des interprétations libérale, nationale-fonctionnelle et marxiste, voir : Pierre Tripier, Du travail à l'emploi. Paradigmes, idéologies et interactions, Université de Bruxelles, 1991, pp. 139-154. 23- Thorstein Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Paris, Publication Gamma, 1971, pp.16-50. 24- Ibid, P. 50.

Dans son article sur la profession, Talcott Parsons considère la profession comme "une fusion de l'efficacité économique et de la légitimité culturelle" et comme l'aspect le plus moderne caractérisant le vingtième siècle. Selon lui, elle a trois critères : une formation formelle institutionnalisée pour sa validation, une compétence (une sorte de capacité technique) (skills) et enfin une institution pour contrôler la compétence et la responsabilité.25 Abraham Flexner, de son côté, élargit ces critères à six distinguant ainsi la profession d'autres types de travail (occupation) : selon lui, l'activité professionnelle est intellectuelle, transmissible par l'apprentissage (learned), de nature plutôt pratique que théorique ou académique, dont la technique peut être apprise (professional eduction), fortement organisée de l'intérieur, et enfin motivée par l'altruisme (les professionnels se voient eux-mêmes comme travaillant pour le bien de la société).26

Par delà la différenciation, Jean-Michel Chapoulie estime qu'il y a un type-idéal des professions qui sous tend une "théorie fonctionnaliste des professions"27. Selon lui, le monopole dans l'accomplissement des tâches professionnelles est le plus souvent décrit comme reposant , d'une part, sur une compétence techniquement et scientifiquement fondée et, d'autre part, sur l'acceptation et la mise en pratique d'un code éthique réglant l'exercice de l'activité professionnelle. En outre, Chapoulie y ajoute des propriétés dérivées retenues comme définissant complètement le type-idéal des professions :

"- Le droit d'exercer suppose une formation professionnelle longue, délivrée dans des établissements spécialisés.

- Le contrôle des activités professionnelles est effectué par l'ensemble des collègues, seuls compétents pour effectuer un contrôle technique et éthique. (...)

- Le contrôle est généralement reconnu légalement, et organisé sous des formes qui font l'objet d'un accord entre la profession et les autorités légales.

- Les professions constituent des communautés réelles dans la mesure où, exerçant leur activité à plein temps, n'abandonnant leur métier qu'exceptionnellement au cours de leur existence active, leurs membres partagent des "identités" et des intérêts spécifiques.

- Les revenus, le prestige, le pouvoir des membres sont élevés ; en un mot ils appartiennent aux fractions supérieures des classes moyennes."28

Selon cette théorie fonctionnaliste, la profession, comme mode moderne de l'organisation, constitue une médiation entre besoins individuels et nécessités fonctionnelles en contribuant ainsi à la régulation et au contrôle qui permet le bon fonctionnement de la société. Par là les professions sont neutres vis-à-vis de différentes classes sociales auxquelles elles offrent les mêmes services.29 Ce schéma théorique, qui sous-tend chez Parsons et d'autres fonctionnalistes une interprétation apologétique du rôle des professions, "explique pourquoi les

25- Talcott Parsons, "profession", in International Encyclopaedia of the Social Sciences, 1968, Vol. 12, p. 536. Les mêmes critères de la profession sont définis par A. M. Carr-Saunders dans l'édition de 1933 de cette Encyclopaedia, p. 476-480. 26- Abraham Flexner, "Is Social Work a Profession?", in Proceeding of the National Conference of Charities and Correction, Chicago, Hildmann Printing Co., 1915, pp. 577-581. 27- Cf. Jean-Michel Chapoulie, "Sur l'analyse sociologique des groupes professionnels", in Revue française de sociologie, Paris, XIV, 1973, p. 88. 28- Ibid., p. 93. 29- Ibid., p. 92.

recherches empiriques qui se réclament de l'analyse parsonnienne étudient les corps professionnels en eux-mêmes, et non à partir de leur position dans la structure sociale".30

Ce modèle fonctionnaliste a été mis en question par l'approche de l'interactionnisme symbolique, surtout par E. C. Hughes et Howard S. Becker31. D'une part, ils rapprochent la structure des "professions" et des "occupations" et d'autre part, ils contestent l'existence de communautés professionnelles intégrées et régulées.32

A partir du modèle fonctionnaliste, le phénomène de "professionnalisme", conçu comme une tentative collective de traduire un ensemble de ressources rares (des compétences et des connaissances spécifiques) en profits sociaux et économiques, a été observé surtout chez le médecin et le juriste par Parsons et élargi à d'autres professions par Flexner notamment. Ce dernier considère comme vraies professions celles de la médecine, du droit, de l'ingénierie, de la littérature, de la peinture et de la musique.33

Concernant le professionnalisme des ingénieurs, Goldstein et d'autres aux Etats Unis ont pu montrer comment une partie des ingénieurs en venait, dans certaines industries, à se référer davantage à l'autorité ou au jugement de leurs pairs, c'est-à-dire aux membres de leur communauté professionnelle ou scientifique, plutôt qu'à celle des dirigeants de leur entreprise.34 En France ce phénomène a été également mis en évidence : Marc Maurice a montré une certaine professionnalisation35 chez une partie des ingénieurs de l'industrie. Michelle Durand, de son côté, a élargi la conclusion de Maurice, à partir d'une enquête beaucoup plus systématique en 1970, pour confirmer la montée du professionnalisme dans la plupart des secteurs techniquement avancés de l'industrie.36

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Ces modes d'approches, évoqués ci-dessus, sont propres aux sociétés industrielles, ils peuvent, cependant, apporter un éclairage utile à l'analyse des ingénieurs en Syrie. Concernant l'approche de l'opposition de classe, les ingénieurs syriens du secteur public, se positionnent par rapport à l'Etat. S'ils sont, comme n'importe quel fonctionnaire, dominés par la classe bureaucratique, leur ascension se produit rapidement pour qu'ils fassent ensuite partie de cette classe. A propos de l'origine sociale des ingénieurs, on est bien loin de la reproduction de la position de classe évoquée par Bourdieu concernant les cadres français ; nous constatons une extraordinaire diversité des origines sociales des ingénieurs (étant donné que la sélection d'entrée aux facultés de génie dépend seulement des notes que l'on obtient au baccalauréat). Or, En dépit de cette diversité, nous ne voulons pas exclure la trajectoire sociale de l'ingénieur qui pourrait exercer une influence notable, d'une part, sur le concept qu'il a forgé de son métier et

30- Ibid. 31- Voir la critique du modèle d'A. Flexner dans : Howard S. Becker, Sociological Work. Method and Substance, Allen Lane, Peguin Press, 1976, pp. 87-102 (Chapitre "The Nature of a Profession"). 32- Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 147. 33- Howard S. Becker, op. cit., p.88. 34- Henri Lasserre, op. cit., p.80. 35- le professionnalisme, pour Maurice, se réfère aux normes extérieures à l'organisation et repose sur la compétence technique et sur des valeurs d'expert (valeurs de connaissance, de progrès économique et technique), tandis que la loyauté à l'entreprise ou à l'organisation entraîne une identification à ses dirigeants et à sa hiérarchie. Cf. Marc Maurice, Colette Monteil, Roland Guillon, Jacqueline Gaulon, Les cadres et l'entreprise, Uni. de Paris - Institut des sciences sociales du travail, 1967. 36- H. Lasserre, op. cit., p.81.

par conséquent sur la construction de son identité professionnelle et, d'autre part, sur son attitude idéologique et politique.

Comparons le professionnalisme des ingénieurs occidentaux avec celui de leurs homologues syriens, nous allons voir l'existence d'une certaine professionnalisation surtout chez les ingénieurs syriens de type expert dont la loyauté envers la communauté professionnelle est plus importante qu'envers l'entreprise ; et même quelquefois plus réussie, en particulier dans les années soixante et soixante-dix, que chez leurs collègues occidentaux. Cependant, obtenir un statut de profession est une chose, le conserver en est autre. Depuis le début des années quatre-vingt, un certain nombre de transformations ont enclenché un processus de déprofessionnalisation37 des ingénieurs (en raison de leur prolifération et de la mainmise de l'Etat sur leur syndicat) ; d'où une orientation professionnelle faible que nous allons examiner dans la partie III (III-1).

Plus généralement, les problèmes concernant les ingénieurs occidentaux ne sont que très partiellement ceux de leurs collègues syriens. On est d'emblée frapper par le fait que ces derniers se définissent, au-delà des rapports au développement et à la modernisation, en termes de rapports à la religion et à la nation. Ceci ne veut pas dire que les ingénieurs occidentaux n'ont rien à avoir avec la religion. Nous allons voir l'importance des Saint-simoniens comme agents des sciences et techniques,38 ainsi que le rôle social des associations catholiques des cadres.39

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Une recherche

Etudier les ingénieurs syriens et leurs orientations, nous amène à reconsidérer notre propre trajectoire. Que signifie pour un ingénieur de formation, choisissant de devenir sociologue, de tenir un discours sur les ingénieurs? comment tirer parti d'une expérience professionnelle de trois ans dans une entreprise publique (bureau d'étude et chantier) sans se trouver engagé dans le camp des ingénieurs et absorbé dans leur logique au point d'être incapable de se prendre soi-même pour objet?

Il nous conduit au moins à revoir la définition de l'objectivité dans la recherche. Loin de nier notre trajectoire dans l'univers des ingénieurs, on voudrait au contraire montrer qu'elle peut être un atout pour mieux comprendre les orientations des acteurs que l'on cherche à analyser.

Ainsi être un ingénieur de formation, connu du milieu de l'interlocuteur rassure ce dernier. Or, si notre formation constitue un atout, elle peut risquer, si nous n'y prenons pas garde, de nous aveugler en nous enfermant dans l'univers des évidences et du sens commun du groupe auquel nous appartînmes un temps. En outre, elle nous a aidé à analyser les modes de raisonnement chez les ingénieurs, ce qui constitue une démarche épistémologique impliquant une connaissance ponctuelle de l'"intérieur" du métier des ingénieurs. Nous avons ainsi passé plusieurs jours dans les bureaux des ingénieurs interrogés à qui nous avons posé des questions précises.

Nous avons mobilisé nos relations et celles de nos amis pour pouvoir enquêter auprès des ingénieurs qui, par ce biais, nous ont fait confiance. "L'échantillon" a été complété par des ingénieurs qui ont simplement accepté d'être interviewés.

37- En ce qui concerne le phénomène de déprofessionalisation aux Etats Unis, voir le paragraphe "professionnalisation et déprofessionnalisation" dans : Pierre Desmarez, La sociologie industrielle aux Etats-Unis, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 168-171. 38- Voir I-1. 39- Voir III-3-2.

Ces entretiens ont été réalisés auprès d'ingénieurs syriens ayant au moins deux ans d'expérience professionnelle et qui se répartissent dans tous les domaines de l'économie : entreprises privées , sociétés nationales des travaux publics, ministères, etc, ils s'occupent de toutes sortes de tâches : études, réalisation de travaux, maintenance, service administratif, direction, production, etc. En fait, les 202 ingénieurs syriens interrogés constituent un nombre assez large et diversifié si l'on considère des critères d'âge, de spécialité, de fonction, d'origine sociale et géographique, de sexe et de lieu de travail, de sorte que nous prétendons assurer une certaine représentativité sans pour autant pouvoir la démontrer.40

Ces entretiens n'ont pas été faciles à recueillir ; d'abord nous avons évité, dans la mesure du possible, la rencontre sur le lieu de l'entreprise où les ingénieurs se méfient de leurs collègues et , en conséquence, contrôlent leurs propos. Pour cela, nous avons mobilisé les relations que nous pouvions avoir dans le milieu des ingénieurs, ce qui nous a permis d'organiser les entretiens à la maison ou dans un café. Comme deuxième précaution, et pour que nos interlocuteurs parlent aisément, nous avons évité d'enregistrer les entretiens devant les ingénieurs que nous ne connaissions pas auparavant. Certains entretiens ont été approfondis par des heures de discussion où le dire et le vécu-raconté ont largement enrichi notre analyse. Une partie des ingénieurs ont été sollicités en raison de leur parcours professionnel exceptionnel ou en raison du poste qu'ils occupent actuellement.

Les entretiens sont de type semi-directif, c'est-à-dire que le chercheur laisse l'interlocuteur s'exprimer à partir des thèmes qu'il lui propose. Ces thèmes sont principalement regroupés en deux parties : la première traite du rôle professionnel et de la conception que l'interlocuteur se fait de son rôle ; la deuxième de ses orientations idéologiques et politiques. On trouvera en annexe le guide d'entretien.

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Considérer l'ingénieur comme unité d'analyse ne nous a pas empêché, afin d'étayer l'analyse, de nous appuyer sur des études de cas portant sur certaines entreprises publiques de travaux publics (comme la Société des Etudes, des Consultations Techniques SECT ou Milihouse [al-iskan al-asqari] et) ou privées (Société de Z) pour mieux examiner, d'une part, le rôle des ingénieurs dans leur direction, et d'autre part, les relations de travail entre les ingénieurs et les bureaucrates, les experts étrangers et les ouvriers.

Par ailleurs, notre analyse comporte une dimension historique comme moyen de parvenir à la distanciation nécessaire pour expliquer le présent. C'est pourquoi, nous avons dépouillé le journal mensuel du syndicat des ingénieurs en Syrie "L'ingénieur arabe" depuis le premier numéro en 1961 jusqu'en novembre 1992. Nous avons aussi interrogé les ingénieurs qui jouent ou ont joué un rôle dirigeant au sein du syndicat depuis sa création. Cette démarche historique vise à examiner la formation du groupe des ingénieurs en Syrie pour voir la manière dont leur capital symbolique se constitue ainsi que les conditions sociales qui font l'efficacité de ce capital. Elle apporte également un éclairage sur l'évolution historique du statut social de l'ingénieur à partir des années soixante-dix et les changements dans les orientations de l'action des ingénieurs. Cependant, cette démarche ne vise pas à expliquer un fait social par sa place dans une évolution historique, car cela s'oppose à "l'idée que les sociétés sont de moins en moins "dans" l'histoire, qu'elles produisent elles-mêmes leur existence historique par leur capacité économique, politique et culturelle d'agir sur elles-mêmes et de produire leur avenir et même leur mémoire"41.

Notre démarche ne pousse pas trop loin l'autonomisation du groupe d'ingénieurs sous peine de déboucher sur un élitisme implicite à la Pareto, elle s'efforce plutôt de pratiquer un va-et-vient entre les ingénieurs et les autres groupes sociaux.

40- Voir la répartition des ingénieurs syriens et égyptiens interrogés dans l'annexe. 41- Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p.332.

La première partie de cette thèse présente les ingénieurs en Syrie : leur histoire, leurs représentations sociales, leurs fonctions professionnelles. Elle s'interroge ainsi sur l'existence d'un groupe socioprofessionnel réel d'ingénieurs, sur sa prise de décision en matière de la politique de développement, sur son pouvoir et sur sa capacité d'y accéder.

Les enquêtes que nous avons menées en Syrie nous permettent de réfléchir sur l'orientation modernisatrice et ses avatars chez les ingénieurs. Mais la faiblesse de cette orientation fait qu'elle cède la place à d'autres orientations que nous avons appelées : professionnelle faible, corporatiste et "esthétiquement" islamiste. Ceci fera l'objet des parties II et III.

Si l'étude des ingénieurs syriens montre qu'ils se distinguent à bien des égards de leur homologues occidentaux, elle laisse ouverte l'hypothèse d'une unité de leur expérience au sein de l'ensemble plus vaste que constitue le monde arabo-musulman. C'est pourquoi notre recherche s'efforce, dans la partie IV, de mettre en parallèle la situation des ingénieurs syriens et celle de leurs collègues égyptiens, ce qui devrait permettre de comprendre en quel sens le cas syrien est spécifique et dans quelle mesure il s'inscrit dans un mouvement général de transformation de ce groupe socioprofessionnel dans le monde arabe.

PARTIE I

LES INGENIEURS EN SYRIE

I-1. Une histoire des ingénieurs :

"Diplômé de la faculté de génie civil d'Alep en 1964, j'ai ensuite fait un master en génie sanitaire en Grande- Bretagne en 1968. J'ai choisi cette spécialité à cause de sa rareté et de son importance dans un pays où on ne s'est jamais réellement intéressé aux égouts dans les villes. Mon choix n'était donc pas arbitraire. Dès mon retour, j'ai travaillé à la municipalité de Damas. Le travail a bien commencé, l'ambiance était sympa, j'ai été d'un chantier à l'autre, ainsi que d'une conception à l'autre. Ceci a duré quatre ans. A la suite du Mouvement de Rectificatif42, un nouveau directeur est arrivé et avec lui des problèmes. Il n'est pas normal que nos préoccupations soient constamment subordonnées à celles des gestionnaires. Il est frustrant de s'apercevoir qu'on n'en tient pas compte et que les décisions sont prises sans toi. Le travail est devenu pénible et sans honneur. Je n'ai pas supporté la situation . J'ai présenté ma démission. Au début, ce directeur l'a refusée mais finalement il l'a acceptée en exigeant que je travaille à temps partiel pour ne pas affecter l'activité de la municipalité.

J'ai ouvert un bureau d'études, ce qui m'a conféré le statut d'un vrai ingénieur. Ceci était la condition nécessaire pour répondre à l'appel d'offre de construction. Enfin j'ai quitté le secteur public.

L'entreprise qui ne me plaît pas, je claque sa porte tout de suite. Dieu merci, ma compétence fait que les entreprises publiques et privées me cherchent et non pas le contraire. Malgré la crise économique, je ne manque pas de travail. (...) Mon cousin d'Arabie Saoudite m'a proposé de le rejoindre pour travailler là-bas, mais j'ai refusé catégoriquement ; je n'aime pas être humilié par les Saoudiens. Je m'investis beaucoup dans mon travail et je préfère que ma patrie, la Syrie, profite de mes efforts et non pas les autres pays (...). Je n'ai jamais cherché une échappatoire extérieure à mon métier, je refuse de travailler comme entrepreneur spéculateur, je fais la conception ou supervise l'exécution ; quant à l'exécution, je ne l'aime pas, celle-ci t'oblige à te charger du problème des ouvriers et des matériaux, on sait bien combien ces derniers sont difficiles à trouver.

Je suis fier d'être un ingénieur indépendant, utile à cette société sans être obligé d'être à la merci de la hiérarchie et de la bureaucratie de l'administration de l'Etat, c'est-à-dire sans être fonctionnaire. Avant 1980, j'ai souvent fréquenté le syndicat. On se donnait rendez-vous là-bas avec les copains pour discuter sur tous les sujets, mais hélas, depuis l'imposition de la nouvelle direction par l'Etat les choses ont changé. J'y vais maintenant seulement pour le travail. (..) J'espère que la situation va évoluer. J'ai la nostalgie de notre précédente situation professionnelle. (...) Je n'ai jamais adhéré à un parti politique, ni jamais fait de politique, mais ça n'empêche pas que je dénonce le système en place ; d'ailleurs j'ai failli le faire publiquement en 1981 dans la fameuse réunion entre le syndicat et Abdalla al-Ahmar, [vice président du Parti Ba'th], je remercie Dieu de m'avoir donné la sagesse de me taire, sinon j'aurais été emprisonné avec la dizaine d'ingénieurs ayant osé s'exprimer.".

S. N., l'ingénieur civil dont nous venons de reproduire le récit, , appartient à une génération qui a assisté et participé à l'essor économique de la Syrie dans les années soixante-dix et gardé certains privilèges jusqu'à l'heure actuelle. Ces propos sont assez typiques de cette génération et représentatifs de la situation d'une partie des ingénieurs syriens, ceux de l'ancienne génération. Néanmoins, le cas de jeunes ingénieurs doit être présenté pour compléter cette réalité : ceci fera l'objet du chapitre suivant.

42- C'est le coup d'Etat de Hafez el-Assad en 1971.

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Les ingénieurs et l'Occident

L'histoire des ingénieurs syriens fait d'abord partie de l'histoire universelle de ces professionnels ; car des liens complexes entre l'Occident et le monde arabe ont toujours existé. La conquête coloniale, les saint-simoniens et les Ottomans ont joué un rôle dans la transmission du modèle occidental.

En Occident, le besoin tant civil que militaire a donné un sens au métier et à la formation

des ingénieurs. Dès le XVIIe siècle. des écoles d'ingénieurs sont fondées en France : l'Ecole polytechnique, l'Ecole des mines, etc., ainsi que d'autres institutions dans différents pays d'Europe.

Le premier contact du monde des ingénieurs entre le modèle occidental et les pays arabes a eu lieu en Egypte en 1833 où les saint-simoniens sont venus de France. Pour percer l'Isthme de Suez et construire le barrage du Delta, en 1850, ils sont parvenus à contrôler directement toutes les filières techniques susceptibles d'éduquer ou d'employer des ingénieurs.43

Ce contact44 a son impact sur l'environnement régional, comme disait Napoléon Bonaparte : "C'est par l'Egypte que les peuples du Centre de l'Afrique doivent recevoir la lumière et le bonheur".

Le projet des saint-simoniens de vouloir percer l'Isthme de Suez n'était pas seulement, comme le constate Amine Abdel-nour, un exploit technique capable d'immortaliser son initiateur ou un formidable moyen de développement du commerce international ; mais il relevait d'une nécessité religieuse : c'est l'Isthme qui trace un grand signe de paix, de concorde et d'amour entre les continents. Ce trait d'union entre les hommes devrait faire de la Méditerranée le lit nuptial de l'Orient et de l'Occident, pour reprendre l'expression de Michel Chevalier, qui marie les peuples de ses deux bords par une oeuvre industrielle commune45. Une véritable doctrine sociale qui vise à mettre en oeuvre la science et les techniques au service de problèmes sociaux. Toute la société s'organise par et pour l'industrie. Cette doctrine va jusqu'à légitimer la force militaire si elle est au service de l'industrie. Elle apporte une confiance illimitée dans les capacités des hommes à devenir maîtres et possesseurs de la nature.

Muhammed Ali, le maître de l'Egypte, "sentit que l'appareil militaire lui était indispensable, écrivait le saint-simonien Prosper Enfantin, pour protéger et établir l'appareil industriel. Aujourd'hui, il fait marcher de front ces deux puissances. En Europe, le pouvoir industriel lutte avec le pouvoir politique ; en Egypte l'identité de ces deux pouvoirs met la société à l'abri des agitations révolutionnaires. Le chef, ayant dans ses mains le commerce, l'agriculture, les

43- Gisaient Alleaume, "Les ingénieurs en Egypte au XIXe siècle, 1820-1920. Eléments pour un débat", in Elisabeth Longuenesse, Bâtisseurs .., op. cit., pp. 67-68. 44- En fait, le premier contact a eu lieu pendant la première expédition de Napoléon en 1798, expédition qui était débarquée à Alexandrie et accompagnée d'une équipe d'ingénieurs, de techniciens, de naturalistes. 45- Amin Fakhry Abdel-nour, (préface) in Philippe Régnier, Les saint-simoniens en Egypte (1833-1851), Paris, éd. Banque de l'Union Européenne et Amin Fakhry, 1989.

fabriques, les sciences et les arts, aussi bien que la force militaire, peut à la fois développer tous les éléments productifs et réprimer toutes les passions rétrogrades"46.

Leur idéal, ou utopie pour reprendre leur expression, a trouvé un écho chez Muhammed Ali. Ce "pacha industriel" utilisa le savoir- faire des ingénieurs saint-simoniens pour rénover et étendre le système des canaux d'irrigation. Par l'expansionnisme de Muhammed Lai vers la Syrie, la Palestine et l'Arabie, l'esprit des saint-simoniens a rayonné sur tout l'Orient.

Si la doctrine sociale de Saint-Simon47 converge avec celle de ses disciples, il y a bien des regards différents envers l'Orient. Saint-Simon fut plutôt orienté vers le Nord, pour lui les pyramides témoignaient d'un état d'enfance de l'humanité, où l'on trouvait plaisir à construire de gros tas de pierres,48 tandis que ses disciples (surtout Prosper Enfantin et Charles Lambert) se sont dirigés vers l'Orient : "les peuples chrétiens, dit le saint-simonien Michel Chevalier, ne sont pas les seuls aujourd'hui qui aient soif de progrès"49. Cette nouvelle "religion" influencée par la philosophie musulmane et par la pratique islamique tint compte de l'attachement religieux du peuple égyptien :

"C'est l'industrie qui sauvera l'Egypte, nota Thomas-Ismayl Urbain, mais si l'industrie ne s'appuyait pas sur la religion, si elle ne venait pas réaliser sur la terre le paradis de Mohammed, elle n'aurait aucune puissance. En d'autres termes, il faut qu'à côté de l'ingénieur, il y ait un iman (foi), et que l'on parte de la mosquée pour aller au chantier."50

En ce qui concerne la Syrie, des ingénieurs saint-simoniens ont participé à la construction des infrastructures à l'époque du règne d'Ibrahim pacha, le fils de Mohammed Lai, sur la Syrie.51 Mais, ces ingénieurs n'ont pas pris part à la formation des cadres syriens étant donné que leur présence ne dura qu'une période très limitée.

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Outre les saint-simoniens, la Sublime Porte avait des relations constantes avec les Etats occidentaux pour former les cadres techniques, moderniser l'Empire et faire face au problème d'aménagement des territoires et au problème militaire. Faut-il rappeler que les ingénieurs ottomans étaient des militaires, car l'expansionnisme ottoman avait besoin de ce métier. Ainsi l'école

46- Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Egypte, Le Caire, IFAO, 1956, 2 vol., p. 265, cité par Gisaient Alleaume, "Linant de Bellefonds (1799-1883) et le saint-simonisme en Egypte", in Magali Morsy (sous direction), Les saint-simoniens et l'Orient- Vers la modernité, La Calade, Aix-en-Provence, 1989, p. 120. 47- Pour plus de détails sur la doctrine sociale de Saint-Simon, cf. Daniel Vidal, "Saint-Simon, oeuvre ouverte", in sociologie du travail, vol. 9, 1967, pp. 455-461. 48- Philippe Régnier, Les saint .., op. cit., p. 7. 49- Michel Chevalier, Système de la Méditerranée, Paris, 1832. Cité par Philippe Régnier, Les saint .., op. cit., p. 7. 50- Thomas-Ismayl Urbain, Voyage d'Orient, Paris, 1835. Cité par Philippe Régnier, Les saint .., op. cit., p. 45. 51- Entretien avec Mahmoud Harb, historien syrien.

ottomane d'ingénieurs a permis la transmission du modèle européen de formation des ingénieurs

aux deux pays de l'Empire ottoman : l'Egypte et la Tunisie52, au début du XIXe siècle.

Cependant, si les travaux historiques, comme le note Alain Grelon, montrent que dans "les pays d'Europe les plus industrialisés, le développement des écoles d'ingénieurs n'intervient au mieux que comme un accompagnement de la croissance industrielle, on se rend compte a posteriori combien le projet des "modernisateurs" égyptiens, pour généreux qu'il fût, était d'avance voué à l'échec, compte tenu de l'état économique, de la situation sociale et du contexte culturel du pays"53.

A la période coloniale, on constate, notamment en Tunisie et en Algérie, que les occupants ont entravé et bridé le développement des cadres locaux et de leur formation.

Concernant la Tunisie, le "protectorat" s'est trouvé confronté à un Etat et à une administration "moderne". Sa stratégie a consisté à empêcher, directement ou indirectement, la formation des entreprises modernes tunisiennes et des cadres indigènes. Ceci pour céder le marché de l'emploi aux ingénieurs français et laisser la Tunisie pour toujours sous le joug de l'Occident, au moins du point de vue industriel54. Même dans le secteur agricole, bien que le protectorat ait permis l'ouverture en 1898 de l'Ecole supérieure d'agriculture, dite Ecole Coloniale d'Agriculture, les élèves tunisiens (48 élèves entre 1898 et 1956) n'avaient pas le droit d'être recrutés par l'Administration et leurs tâches étaient, dans les meilleurs cas, subalternes.

En Syrie, pendant le mandat français, les enseignements supérieurs, dans le cadre de l'Université Syrienne, étaient limités au droit, à la théologie et à la médecine. Les autorités française n'ont pas été intéressées à créer des enseignements techniques ni en Syrie ni chez son voisin le plus proche, le Liban.55

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Naissance de l'ingénieur syrien

52- André Grelon, "Les ingénieurs du Maghreb et du Moyen-Orient : vue d'Europe", in Elisabeth Longuenesse, "Bâtisseurs ..., op. cit. p.32. 53- Ibid. p. 34. 54- Un ingénieur tunisien qui avait terminé ses études à l'Ecole des Mines de Saint Etienne en 1947 et à qui on avait refusé l'embauche dans une grande société tunisienne, a trouvé, après l'indépendance, dans les archives de cette société une lettre adressée par le Directeur des mines au Directeur Général de cette société. Les termes en étaient les suivants : " Pour le moment, nos cadres supérieurs de la mine sont au complet. Il se pourrait cependant que l'Administration s'intéressât à ce jeune homme. S'il est un sincère ami de la France et possède cran et volonté nécessaire, un ingénieur indigène peut rendre de grands services dans la conduite du personnel sur lequel il peut avoir une énorme influence. Au contraire avec des tendances destouriennes, il peut faire un mal terrible justement par l'influence qu'il ne manquera pas d'exercer. Nous voyons que, même animé des meilleurs intentions, un ingénieur indigène sera obligé de donner des égards à ses coreligionnaires et, bon gré mal gré, deviendra leur leader, pour le meilleur ou le pire suivant son état d'esprit". Cf. Lilia Bensalem, "La profession d'ingénieur en Tunisie. Approche historique", in Elisabeth Longuenesse, Bâtisseurs, op. cit., p.88. 55- A cette époque, il existait deux institutions techniques : l'Ecole Supérieure d'ingénieurs de Beyrouth, qui appartenait à l'Université Saint-Joseph, fondée par les Père Jésuites d'origine française et la faculté de génie de l'Université Américaine de Beyrouth. Toutes les deux ont été créées en 1913.

L'histoire des ingénieurs syriens56 s'inscrit dans ce mouvement régional (oriental) et se confond en grande partie avec l'histoire de la Syrie.

En Syrie au début de XIXe siècle le rôle des ingénieurs n'a pas été important, contrairement à celui de leurs collègues turcs ou égyptiens. En fait, les investissements du grand capitalisme européen y sont relativement faibles, si l'on excepte les équipements d'infrastructure comme les chemins de fer57. En 1920, la Syrie tombe sous la férule française. De nouvelles installations apparaissent : électricité, tramway, adduction d'eau moderne, etc.,. On fait principalement appel aux ingénieurs et aux techniciens étrangers, surtout occidentaux (français et allemands) ; l'ingénieur syrien a participé comme assistant à ce mouvement de modernisation.

Les années 30 et 40, c'est-à-dire pendant l'occupation française, ont vu la difficile émergence du métier d'ingénieur. Ceux-ci étaient principalement employés par des municipalités. Toutefois, la légitimité d'exercer des activités techniques n'a pas été donnée seulement aux ingénieurs, mais aussi aux autodidactes ayant acquis un savoir-faire par la pratique. C'était souvent des Arméniens. Shakib el-Omari, ex-président du syndicat des ingénieurs, exprime ainsi la marginalisation de l'ingénieur à cette époque58 : "J'ai préféré commencer par la carrière d'enseignant plutôt que par celle d'ingénieur parce que l'on gagnait plus et que les vacances étaient plus longues, ..., le métier d'ingénieur n'était pas connu du public. Seuls les juifs iraqiens avaient compris son importance. Ils y ont poussé leurs enfants en les envoyant étudier en Occident. Pour cette raison, les ingénieurs iraqiens étaient majoritairement juifs. (..) L'ingénieur était salarié par la municipalité comme n'importe quel fonctionnaire.".

En se référant à l'annuaire du syndicat des ingénieurs et en interrogeant certaines personnes qui appartiennent aux premières générations, on constate qu'elles sont constituées par des fils de familles riches de grandes villes voire des aristocrates que l'on peut identifier par leurs noms (Atassi, al-Azem, Wardé, Munajed, al-Sati, etc.). En effet, qui pouvait envoyer son fils en Europe et même à Beyrouth ou au Caire? Il n'y avait pas plus de 50 ingénieurs dans les années 30. Cette donnée va influencer l'histoire de la profession des ingénieurs. Car le cas syrien est l'inverse de celui de l'Egypte ou de la Turquie, où les premières générations des ingénieurs ont été recrutées parmi les provinciaux et même les ruraux issus souvent des classes les plus pauvres de la société. Les orphelins et les marginaux, notamment les enfants fugitifs, y sont relativement nombreux. Car la profession des ingénieurs dans ces pays est fortement liée au besoin militaire et, dans le meilleur des cas, au service civil de l'Etat59 : deux domaines peu prestigieux pour l'aristocratie foncière.

Nous passons aux années 40 : la première moitié de cette période a été sans changements à cause de la deuxième guerre mondiale. A la suite de celle-ci, l'urbanisme a démarré difficilement avec la planification de grandes villes de la Syrie conçues par deux architectes français Danger et Ecochard. Le rôle des ingénieurs s'est précisé en prenant peu à peu le relais des entrepreneurs : en Syrie, comme dans les autres pays de la région, et jusqu'à une date récente la construction des bâtiments de un à cinq étages était effectuée par les entrepreneurs, que l'on appelle mi'mari ; ceux-

56- En fait, l'histoire des ingénieurs n'a pas fait l'objet d'étude, elle demeure une terra incognita, d'où la difficulté de la tracer . Ce que nous présentons est plutôt quelques éléments de leur histoire. 57- Jean Claude David, "Ingénieurs, urbanisme et pouvoirs locaux à Alep", in Elisabeth Longuenesse (sous direction), bâtisseurs .., op. cit., p. 281. 58- Diplômé en génie civil en 1938 à Beyrouth, il avait travaillé d'abord en Iraq comme enseignant de mathématiques puis à l'Ecole normale. 59- Alleaume, " Les ingénieurs en Egypte ..., op. cit., p. 71.

ci étaient autodidactes. Ceci signifie que l'ingénieur ne participe ni à la conception, ni à l'exécution et ni à la supervision.

La ville d'Alep a pris son essor avant la capitale Damas en raison de la floraison des activités économiques : industries textiles, petite métallurgie, montage, marché pour les produits agricoles de la région du Nord de la Syrie ; mais aussi parce que, dit el-Omari, Alep était plus ouverte à l'Occident par ses relations commerciales que Damas.60 Pour cela, la première faculté de génie fut créée à Alep.

Les années 50, ont représenté l'âge d'or pour les ingénieurs : leur situation sociale était plus élevée que celle de n'importe quel autre groupe socioprofessionnel, y compris les médecins.

Le capital social de l'ingénieur commence à se manifester à partir des années 60. Cela pourrait être dû à l'importance des projets réalisés : ponts, routes, autoroutes, tours, barrages, etc.

Les années 70 ont marqué un tournant décisif pour les faits suivants :61

- la promulgation de la loi dite d'absorption permettant à tous les bacheliers l'accès à l'enseignement supérieur, avec une disproportion entre les universités et les instituts. Les effets pervers de cette loi produisent un nombre pléthorique d'ingénieurs diplômés (voir tableau nø1 Chapitre suivant) qui ne correspondait pas du tout à la capacité du marché du travail.

- L'obligation pour les ingénieurs diplômés des universités locales de servir pendant cinq ans dans le secteur public, a entraîné la salarisation des ingénieurs et la bureaucratisation de leur métier.

- La crise économique qui secoue la Syrie depuis environ 1979 se répercute autant sur le secteur privé que sur le secteur public. Dans ce contexte, La multiplication des ingénieurs et la diversification de leur qualification ont rejailli sur le niveau des rémunérations.

Tous ces facteurs se sont révélés très défavorables au développement de la profession. Le statut des ingénieurs s'est trouvé considérablement dévalorisé dans l'ensemble de l'opinion publique et parmi les ingénieurs eux-mêmes.

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Après cette présentation générale des éléments dans l'histoire des ingénieurs syriens, nous allons nous interroger pour savoir s'il existe des moments de rupture entre le passé et le présent. Nous nous intéressons à deux questions : la constitution d'un esprit de corps et l'engagement des ingénieurs dans le politique. Ceci va permettre de montrer le poids de autoritarisme de l'Etat sur la trajectoire de ce groupe.

Les ingénieurs et l'esprit de corps

Le syndicat des ingénieurs a joué un rôle décisif dans la formation d'un esprit de corps très fort chez ses membres pendant les années 50 et 60 et jusqu'au milieu des années

60- C'est à l'aéroport d'Alep que le premier avion civil, hollandais, atterrit en Syrie. 61- Voir le chapitre suivant.

70. Ensuite, cet esprit s'est dégradé. C'est du moins l'hypothèse que nous allons vérifier. Mais préalablement, nous précisons ce qu'il faut entendre par le terme "syndicat des ingénieurs".

Dans la tradition occidentale, les organisations professionnelles peuvent prendre des formes extrêmement variées : ordre, fédération, union, chambre syndicale, syndicat, syndicat général, association, société. Tous ces vocables abritent des structures diverses (entreprises, professions, etc,). Nous pouvons, toutefois, définir plus précisément trois formes de ces organisations professionnelles :

l'ordre professionnel est un type d'organisation qui règlemente les conditions d'accès à la profession et le code de déontologie et qui veille à son application par tout membre sous peine de sanction, comme l'ordre des architectes ou celui des médecins en France ; tandis que l'association scientifique est un autre type d'organisation qui s'occupe de la promotion scientifique de la profession en menant des activités de diffusion scientifique comme la Société des ingénieurs civils en France ; en revanche, le syndicat est une organisation qui défend les intérêts professionnels communs de ses membres vis-à-vis des autres catégories professionnelle, de l'Etat, et qui dénonce l'exercice illégal de la profession, comme les syndicats des médecins ou la Confédération Générale des Cadres. Si l'affiliation à l'ordre est obligatoire pour exercer la profession, elle ne l'est pas pour les deux autres types d'organisation.

En Syrie, comme souvent dans d'autres pays arabes, le mot "niqaba" a un sens large et polyvalent comme l'expression "organisations professionnelles" en Occident ; il désigne soit un ordre, soit un syndicat, soit une association ou les trois à la fois.62 Si ces "niqaba-s" dans les pays arabes, comme le note E. Longuenesse, fonctionnent souvent comme ordre, ils saisissent certaines occasions pour réagir comme syndicat ou association scientifique et même comme force politique, ainsi que nous allons le voir dans le paragraphe suivant.

L'ambiguïté du mot "niqaba" vient de la fragilité des institutions des sociétés civiles arabes. Ces institutions ne se voient pas reconnaître juridiquement le moyen de défendre les intérêts de leurs membres : le droit de grève ne leur est pas reconnu ; de même, elles ne sont pas pluralistes. Le groupe professionnel tout en bâtissant une organisation professionnelle de type "ordre" ou "ordre/association" fonctionne également, selon le contexte, comme syndicat.63

Fondés le 18 janvier 1950, les syndicats des ingénieurs en Syrie64 (niqaba) ont été jusqu'à la fin des années soixante-dix un véritable syndicat/association au contraire de ce qu'il est aujourd'hui65, dans le sens où il remplissait diverses fonctions.

D'abord, une fonction de protection de l'intérêt commun des ingénieurs comme en témoignent les faits suivants:

62- Ce que l'on appelle en arabe "niqaba" est traduit dans cette thèse par le mot "syndicat". Le lecteur devra, toutefois, avoir à l'esprit la polyvalence de cette traduction. 63- Voir l'exemple du syndicat des ingénieurs libanais, Elisabeth Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient : Liban, Syrie, Jordanie", in Sociétés contemporaines, nø 6, 6/1991, Paris, IRESCO, L'Harmattan, p. 31. 64- Depuis leur création, les syndicats ont été structurés au niveau régional : syndicats des ingénieurs de Damas, d'Alep et de Lattaquié. Ceux-ci sont regroupés dans le cadre de la "Fédération des syndicats des ingénieurs". 65- voir le paragraphe suivant (les ingénieurs et le politique).

- La réunion du bureau exécutif des syndicats des ingénieurs qui s'est déroulée le 18 janvier 1963 à Lataquié, formula des revendications pour demander à l'Etat de ne pas recourir aux experts étrangers dans des études de projets si celles-ci n'exigeaient pas une haute expertise ; et dans ce dernier cas d'exiger un partenariat local avec ces compagnies étrangères dans les domaines des études et de l'exécution. Concernant la revendication salariale, elle protesta contre l'écrasement de la hiérarchie des salaires.66

- Le premier congrès de la Fédération des syndicats (le 24 octobre 1964) demanda à l'Etat d'introduire des ingénieurs dans l'instance de la planification, même dans celle du plan quinquennal du développement. Il exigea également une participation systématique des experts sélectionnés par le syndicat à tous les hauts conseils de la planification.67 Pour s'en tenir à l'histoire et sans anticiper sur la question de la visée technocratique traitée dans (II-1), nous nous contentons de signaler la crainte des syndicats d'une éventuelle participation des ingénieurs militants choisis en fonction de leur lien au pouvoir politique et non pas selon des critères de compétence professionnelle. Le congrès a demandé également une plus grande responsabilité des ingénieurs dans la gestion des entreprises.

- Ayant conscience, depuis 1969, de la menace de bureaucratisation du métier d'ingénieur, la Revue des ingénieurs sous la plume de son rédacteur en chef réclama à l'Etat de ne pas confier aux ingénieurs des tâches qui ne relevaient pas de leurs spécialités.68

- Ce qui a renforcé la fonction du syndicat des ingénieurs comme un syndicat plus qu'un ordre, ce fut l'affiliation facultative pour exercer la profession. Cependant, la majorité des ingénieurs ont adhéré. Il fallut attendre septembre 1966 pour que le syndicat demandât à l'Etat d'interdire l'exercice du métier de l'ingénieur à tous ceux qui n'adhéraient pas aux syndicats des ingénieurs, dans le secteur public comme dans le secteur privé.69

Le syndicat a fonctionné également comme association scientifique où l'on assistait à plusieurs types d'activité :

- relations avec les attachés scientifiques des pays occidentaux, comme les Etats Unis, la France et le Royaume-Uni, pour élargir les connaissances des ingénieurs sur la nouvelle technologie à travers des expositions de matériaux et de livres (en juin 1964, un salon du livre sur l'ingénierie a été parrainé par le consulat des Etats Unis à Damas) ;

- voyages scientifiques et d'études des grandes réalisations à l'intérieur et à l'extérieur de la Syrie (barrage de Rastan à Homs, barrage du Nil en Egypte, usines chimiques en RDA, etc.) ;

- participation au financement de voyages d'étudiants en génie (5000 Livres syriennes pour le voyage en Yougoslavie en février 1965, ....) comme si le syndicat était soucieux de conserver le bon niveau pour de nouvelles promotions des éléves-ingénieurs ;

- animation du débat au sein du syndicat sur le choix des projets en cours de conception (station thermoélectrique à Alep) ;

66- Revue des ingénieurs, mai 1963, p. 42. 67- ibid., septembre 1964, p. 13. 68- Hidar Trabulsi, ibid., nø 27 novembre 1969, p. 3. 69- Voir le discours de Mohammed Wês, Président de la Fédération des syndicats des ingénieurs, ibid. septembre 1966, p. 4.

- conférences scientifiques sur de nouvelles méthodes concernant la conception, la réalisation ou les procédés techniques. C'était une sorte de formation continue organisée sous forme de stages (stage informatique, stage de langues étrangères, etc.) ;

- publicités dans leur Revue d'outils et de machines concernant le travail des ingénieurs et appels aux concours nationaux et internationaux comme celui de l'opéra de Bagdad en 1964 ;

- articles scientifiques et professionnels, assez souvent de bon niveau, avec des résumés en anglais et français (jusqu'au nø 15, janvier 1965), comme si l'on voulait donner à la Revue une portée internationale.

Egalement, le syndicat a joué le rôle d'une amicale, ce qui a essentiellement encouragé l'émergence de l'esprit de corps chez les ingénieurs :

Depuis le premier numéro qui date du 31 décembre 196170, on observe à la page sociale des informations sociales voire personnelles concernant les membres : mariage, changement du lieu de travail, promotion dans le poste, naissance, pèlerinage à La Mecque, décès d'ingénieur ou d'un membre de sa famille. Outre ces informations, sont aussi mentionnées les activités sociales : voyages à l'intérieur du pays ou à l'extérieur, soirées-diners dans les meilleurs clubs ou restaurants (club al-charq, hôtel Sémiramis), soirée du Nouvel an, etc. Nous pouvons compter , par exemple, dans l'année 1962 neuf voyages, quinze soirées. Pour cette raison "tout le monde connaît tout le monde", selon l'expression de l'ingénieur A. Malhis.

Cette mini-société a favorisé l'émergence d'une conscience professionnelle forte : la participation aux élections du conseil de la direction des syndicats s'est élevée en 1969 à 80% des membres ayant le droit de vote.71

Etre ingénieur dans les années 60 et même bien avant signifie appartenir à un groupe social aisé ; la famille peut alors se permettre de subvenir aux besoins des jeunes pendant les longues années du cursus universitaire72, voire de les envoyer étudier à l'étranger ; d'où une forte homogénéisation de l'origine sociale des ingénieurs qui a renforcé l'esprit de corps.

Outre le syndicat, les ingénieurs qui possédaient le pouvoir ont individuellement voulu renforcer leur corps en favorisant l'embauche des ingénieurs dans les instances dirigeantes aux dépens d'autres catégories de diplômés, comme témoigne le propos d'un dirigeant ingénieur à la municipalité:

"Je fais confiance aux ingénieurs plus qu'à d'autres diplômés, même pour un poste purement administratif (...). Je ne sais pas si c'est une question de confiance ou parce que nous, ingénieurs, nous nous connaissons les uns les autres. j'éprouve une certaine solidarité envers mes collègues.".73

70- Malheureusement, faute de documents publiés par le syndicat avant cette date, nous n'en avons pas une vision claire. 71- En 1969, parmi les 1509 ingénieurs inscrits aux syndicats, 500 ont deux ans d'expérience et ont réglé leurs droits annuels ( deux conditions pour pouvoir voter) dont 400 ont voté. Cf. Revue des ingénieurs, nø 27 novembre 1969. 72- Nous pouvons y ajouter que les études d'architecture sont très couteuses à cause des matériaux (papier, crayon, etc) dont l'étudiant devrait se doter. 73- Entretien avec W. M., ingénieur et chef de division à la municipalité de Damas.

Si à travers la Revue "L'ingénieur arabe" et les témoignages d'ingénieurs âgés, nous constatons que les ingénieurs ont manifesté un esprit de corps, ce dernier a disparu à partir du début des années 70, en raison de la nature du travail des ingénieurs (automatisation et salarisation), de la prolifération de leur nombre et enfin de la mainmise de l'Etat sur leur syndicat, comme nous allons le voir plus loin.

* * * *

L'ingénieur et le politique

Ce sujet se révèle très difficile à traiter, compte tenu de la (semi) clandestinité de l'action politique menée par les ingénieurs à travers leur histoire. Nous pouvons toutefois distinguer quatre périodes qui correspondent à différents types de rapports entre les ingénieurs et le pouvoir politique.

I) 1930-1963, les ingénieurs en tant que groupe dépolitisé :

Depuis les années trente, date à la quelle l'ingénieur syrien est apparu, et jusqu'en 1963, c'est la période la plus démocratique de l'histoire de la Syrie (hormis l'époque de l'occupation française) : multipartisme, élections, etc.,. Dans ce contexte, les ingénieurs n'ont pas participé à la vie politique en tant que groupe ou par le biais de leur syndicat. Majoritairement issus de grandes familles riches, leur premier souci est d'assurer le progrès à travers le développement économique. Cependant, les ingénieurs ont individuellement contribué à la mobilisation politique au sein de toutes les tendances et partis politiques : communiste, frères musulmans, ba'thiste, nassérien et autres ; cette contribution ne se situent pas forcément au sommet des partis. En effet, leur capital symbolique n'était pas au point de concurrencer celui des human intellectuals, au sens de Gouldner. A cette époque, on trouve encore à ces sommets les grands propriétaires agricoles (al-malakin), les officiers de l'armée ainsi que les prêcheurs et les enseignants des mosquées. Les ingénieurs en tant qu'intelligentsia n'avaient pas la conscience politique qui les pousse à jouer un rôle. Si la couleur politique de la direction du syndicat des ingénieurs à Damas n'était pas claire, ce n'était pas le cas à Alep en 1958 où une bonne partie des membres élus ont été communistes ; en 1960, la direction a basculé vers la tendance nassérienne74 en raison de la politique coercitive menée par l'administration de la République Arabe Unie, c'est-à-dire pendant l'unité avec l'Egypte. De plus, le syndicat à Alep a mené de petites actions (politico-) humanitaires comme l'envoi en 1968 à la résistance palestinienne d'une grande somme d'argent :

"J'ai été très étonné, remarque Malhis, que l'on puisse collecter une telle somme des poches des ingénieurs. (..) Ils sont très sensibles à la question palestinienne. (..) Le syndicat a obligé ses membres à s'abonner à la Revue "Voix de Palestine", signe de solidarité avec cette Revue".

Ce cas exceptionnel de politisation du syndicat d'Alep peut être expliqué par le fait que là-bas le syndicat, loin du centre (la capitale), ne craignait pas la mainmise de l'Etat sur lui, d'où sa mobilisation politique à travers le syndicat.75 Ceci montre la volonté des ingénieurs à cette époque

74- Entretien avec M. M.. 75- Pourtant, au temps de la République Arabe Unie (l'Unité avec l'Egypte), l'Etat a contrôlé tous les syndicats des ingénieurs y compris celui d'Alep.

de mener des actions politiques. Alors que cette volonté est bloquée au sein du syndicat des ingénieurs à Damas par peur de l'Etat.76

Nous avons pu constater, à travers le dépouillement des numéros de la Revue du syndicat (Majallat al- Muhandis al-arabi), l'apolitisme des syndicats des ingénieurs ; on ne manifeste ni sympathie ni hostilité envers le pouvoir politique, au point que la Revue se contente de mentionner les titres des hommes politiques sans leurs noms propres, comme si l'on voulait éviter de faire de la publicité. Deux exceptions peuvent être signalées, évidemment liées à l'aggravation de la répression politique et aux mesures de la nationalisation de grandes sociétés au temps de l'unité avec l'Egypte (1958-1961) : d'une part, un communiqué signé par le syndicat pour saluer la scission avec l'Egypte77. Or, même cette exception n'a pas reflété la volonté de la direction mais seulement de celle du Président du syndicat, Sabri al-Malki78. D'autre part, le syndicat a protesté en 1961 contre l'emprisonnement politique des ingénieurs et demandé au gouvernement de les libérer le plus tôt possible79. L'orientation générale du syndicat est ainsi d'éviter toute implication politique ; cela ne constituait pas une vertu en soi, mais c'était en raison "de l'instabilité dans la vie politique syrienne"80.

II) 1963-1980, ingénieurs en voie de politisation

Le début de cette période coïncide avec la "révolution" du 8 mars 1963, c'est-à-dire le putsch et la monopolisation du pouvoir politique par le Parti Ba'th. Dans ce contexte, avec l'accroissement du nombre des ingénieurs et, par conséquent, de leur importance dans le processus de développement, les leaders des syndicats des ingénieurs ont continué à séparer l'action politique de l'action syndicale:

"Nous étions très soucieux de préserver l'autonomie du syndicat vis-à-vis de l'Etat parce que nous étions conscients de sa volonté de nous dominer. Pour cela, nous avons voulu depuis 1963 élire quelques ba'thistes à la direction du syndicat pour calmer l'Etat. D'ailleurs, ces membres ont pu rendre service au syndicat dans les relations et les négociations avec l'Etat. En tous cas, ces ba'thistes ne constituent qu'une minorité, de sorte qu'ils ne pouvaient pas prendre de décisions sans nous."81.

Dans cette période, la Revue du syndicat (al-mohandis al arabi) a exprimé une double orientation, en ce qui concerne son rapport à la politique :

En premier lieu, les discours prononcés par des ingénieurs ministres et autres responsables transmis par la Revue faisaient, de plus en plus, l'éloge de l'Etat et de ses actions en faveur de la

76- Il faut noter que c'est seulement en 1973 qu'une loi a été promulguée pour unifier les trois syndicats de façon à mieux contrôler la Capitale aussi bien que les provinces. 77- Revue du syndicat, nø 3 octobre 1961, p. 4. En fait, les ingénieurs à cette époque, dotés d'une véritable profession libérale, ont vu dans la tendance socialiste de Nasser une menace directe pour leur corporation. 78- Entretien avec al-Omari. 79- Ibid., p. 5. 80- Entretien avec Hicham al-Sâti, ingénieur indépendant pro islamiste très connu et respecté et ex-Secrétaire général du syndicat dans les années 60 et 70. 81- Entretien avec Hicham al-Sâti.

modernisation et du développement. Ceci n'a pas empêché la Revue de critiquer les administrations de l'Etat jugées très bureaucratiques. On osait quelquefois toucher directement à la politique :

"(en ce qui concerne la fuite des cerveaux), il y a des raisons politiques : le climat politique est pourri, et les administrateurs se mêlent de toutes les affaires même s'ils ne savent rien"82, alors que "l'instabilité politique dans le pays"83 constitue l'une des causes de non retour des boursiers syriens.

Dès l'arrivée au pouvoir du Parti Ba'th en 1963, ce dernier a constitué un système corporatiste composé des organisations officielles liées directement au gouvernement et au Parti, dites organisations populaires (al-munazamat al-cha'biyya). L'attention a d'abord été portée sur les ouvriers et les paysans, considérés par l'idéologie ba'thiste comme acteurs principaux dans la "révolution socialiste". Ensuite, la mainmise s'est étendue sur l'Union Générale des Femmes, celle des Etudiants, des Jeunes, des Enseignants, des Ecrivains et des Journalistes. Il a fallu attendre jusqu'en 1973 pour que le Parti Ba'th ait réorganisé la profession des ingénieurs et celle des médecins.

La loi promulguée était dans son cadre général apolitique ; nous trouvons toutefois un passage timide selon lequel les ingénieurs devraient "soutenir le secteur public et s'employer à faire réussir le mouvement progressiste dans la région par le moyen d'une participation effective aux projets du développement"84

Bien que le contrôle se renforce, les élections syndicales qui ont lieu dans les années 1978-1979 se sont traduites par un échec cuisant pour le parti au pouvoir. A Damas, sur un total de 15 élus pour les directions des syndicats, les ba'thistes n'ont obtenu que 3 représentants chez les ingénieurs, 1 chez les pharmaciens, aucun chez les médecins. A Homs, seul un ba'thiste médecin a été élu, aucun dans les autres professions. A Alep et à Hama, les jeux étaient encore plus simples puisqu'il n'y avait même pas de candidat de ce parti.85

Ainsi, des ingénieurs aux ouvriers, une nouvelle carte de l'opposition s'est dessinée. "C'est à ce large mouvement populaire, mobilisant toutes les forces de la société, que l'opposition plus proprement politique cherche à s'associer sur le terrain des luttes ponctuelles. Le fait que ces forces soient de "droite" ou de "gauche" passe désormais au second plan, la priorité déclarée étant de dresser un front uni contre l'Etat. (...) Les contacts avec les Frères musulmans eux-mêmes ne sont pas par principe exclus, et il est du reste vraisemblable que, sur ce point encore, la pratique ait largement dépassé la théorie"86

L'Etat incapable de politiser ou de "ba'thiser" le syndicat par la force extérieure, a tenté de créer une structure parallèle au syndicat, dont le noyau a été un mouvement dit Mouvement des Jeunes ingénieurs, créé en 1976, regroupant surtout de jeunes ingénieurs ba'thistes. L'objectif

82- Hider Trabulsi, ex-Secrétaire général du syndicat des ingénieurs, "La fuite des cerveaux arabes vers l'Occident" in Revue du syndicat, nø 27 novembre 1969, p. 12. De même son éditorial nø 39 mars 1970. 83- B. Daghistani, "Où sont les boursiers syriens?" in Revue du syndicat, nø 29 février 1971, p. 21. 84- Loi nø 17 du 2 juillet 1973 pour l'organisation de la profession d'ingénieur, titre I, chapitre I, article 3, syndicat des ingénieurs. 85- Michel Seurat, op. cit., p.76. 86- ibid., p. 77.

prétendu est de "couper la route aux exploiteurs et profiteurs. (..) Ceux-ci utilisent le syndicat pour promouvoir leurs propres intérêts en tant qu'ingénieurs propriétaires de bureaux d'études et entrepreneurs au détriment de ceux des jeunes fonctionnaires de l'Etat."87. Cette proclamation camoufle, nous semble-t-il, une tentative ba'thiste de disqualifier la direction indépendante du syndicat ; car toutes les revendications avancées par ce mouvement ne relèvent pas de la compétence du syndicat dans un système autoritaire et socialiste mais de celle de ce système. C'est ainsi que les leaders de ce mouvement savent que le clivage entre ingénieurs fonctionnaires et ingénieurs propriétaires de bureaux d'études n'est pas causé par ces derniers mais par le pouvoir politique responsable de l'hypertrophie du secteur public et par conséquent de son déficit. Le syndicat n'a pas participé aux décisions prises par le Parti pour contraindre les ingénieurs à travailler cinq ans au service de l'Etat. De même, le syndicat n'a pas le droit d'appeler à une grève en cas d'échec de la négociation avec l'Etat. L'opportunisme de ce mouvement s'avère évidente, lorsque nous savons que l'un de ces leaders est Adnan Ibrahim qui a mené une carrière politique dans le Parti Ba'th, et non une carrière technique, pour devenir par la suite Directeur général de l'une de plus importantes sociétés de travaux publics, la Société des Travaux de Béton.

Ce changement dans le système politique, progressivement plus coercitif, s'accompagne d'un changement dans l'origine sociale des ingénieurs : avec la loi dite d'absorption, l'accès à l'enseignement supérieur (universités et instituts) est gratuit et assuré à tout élève ayant obtenu son baccalauréat, ce qui a permis aux couches moyennes et défavorisées d'y envoyer leur fils. La note acquise au baccalauréat pousse dans ce sens, car la note exigée pour des candidats dans les villes moyennes et petites en Syrie est moins élevée que celle de grandes villes.

Cette mutation sociologique a permis aux jeunes ingénieurs d'origine rurale d'aller s'installer, loin de leur soutien familial, dans les centres urbains, surtout dans la capitale. Où trouvent-ils un substitut à ce support? Ce sera effectivement dans les organisations politiques ou religieuses, ou les deux à la fois :

Une petite partie des ingénieurs vont adhérer au Parti Ba'th. A titre d'exemple, en 1979, les cinq membres de la direction de section (wihda ) du Parti Ba'th de la faculté de génie civil à Damas sont issus des milieux ruraux (qutayfeh, Misiaf, Tal-Kalakh) ou sont Alouates de Lataquié.

Cependant, la plus grande partie de ces néo-urbains s'orientent vers les partis politiques clandestins d'opposition ; le mouvement des Frères musulmans bénéficient de la part du lion, étant donné sa popularité et ses racines profondes autant à la ville qu'à la campagne.

La participation des ingénieurs à l'opposition a pris deux formes : action politique individuelle et protestation collective au travers du syndicat.

Tout d'abord, la présence des ingénieurs au sein des partis d'opposition était importante en tant que partisans, membres et leaders qui contribuent à la mobilisation du public et même à la lutte armée contre le pouvoir politique. Certains interlocuteurs ont signalé l'importance de cette percée et nous l'avons vérifié en étudiant les statistiques des prisonniers politiques, publiées par les associations syriennes des Droits de l'homme, considérées ainsi comme indicateur de cette présence.

Bien que ces statistiques soient très partielles (en raison de la difficulté de rassembler les informations), elles nous montrent la proportion des ingénieurs prisonniers par rapport aux autres

87- Projet de plate-forme pour le Mouvement des Jeunes ingénieurs, Damas, 1976, (manuscrit).

catégories professionnelles88. Le nombre des prisonniers politiques arrêtés pendant la crise politique (1979-1982) qui ont pu être recensés (selon leurs professions) est de 2489 personnes. Leur nombre total a été estimé à 14 000 personnes. On peut estimer le nombre total des ingénieurs prisonniers à 420 ingénieurs soit 2,8% d'effectif des ingénieurs et 5% de l'ensemble des prisonniers. Il faut y ajouter une bonne partie de prisonniers étudiants, majoritairement issus des facultés scientifiques. On arrive à une proportion de 13%89 d'ingénieurs et d'élèves-ingénieurs sur l'ensemble des prisonniers politiques. Cette proportion est plus importante que celle des avocats (1,5 %), considérés auparavant comme les principaux acteurs politiques des années cinquante et soixante.90 Cependant, les médecins constituent aussi de nouveaux acteurs politiques où l'on compte un nombre de prisonniers politiques aussi important que celui des ingénieurs.

Outre les prisonniers, il faut ajouter parmi les ingénieurs des centaines de morts victimes de la répression de l'Etat. Aucune indication statistique ne permet de préciser le chiffre exact.

Une autre forme d'action contestataire des ingénieurs s'est manifestée au sein du syndicat. Celui-ci demeure, pour les ingénieurs, à cette époque comme une corporation qui fonctionne parfaitement pour protéger ses membres. Ce sentiment a été surtout partagé par les ingénieurs propriétaires de bureaux d'études indépendants dans leur travail par rapport au secteur public et à l'administration de l'Etat. Et c'est pour cette raison vraisemblablement que les ingénieurs et la direction du syndicat ont osé se confronter à l'Etat. Ce dernier, alarmé par le poids numérique et stratégique prépondérant des ingénieurs hostiles au régime, a appelé à un dialogue qui n'a pour objectif que de repérer les membres contestataires.

Le 2 avril 1980, le Vice-président du Parti Ba'th, Abdallah al-Ahmar, a rencontré des ingénieurs au siège du syndicat pour les écouter. Une dizaine d'ingénieurs, surtout de tendance politique islamiste et communiste, demandent la levée de la loi d'urgence décrétée depuis 1963 et le retour à la vie démocratique. Aucune allusion à l'islam ou à la chari'a. Quelques heures plus tard, tous les ingénieurs intervenants sont jetés en prison dont le Président du syndicat, Karamé Badura et le secrétaire général de la branche de Damas, Riad al-Bastati. Les événements s'accéléraient, les syndicats des ingénieurs, des médecins et des avocats faisaient des déclarations et des communiqués dénonçant la répression et exigeant le multipartisme. Le 4 avril 1980, le président al-Assad a dissous91 ces trois syndicats. En mettant la main sur les organisations professionnelles,

88- Tous les chiffres de prisonniers politiques sont issus des rapports publiés surtout à Genève par l'association du Droit des prisonniers politiques en Syrie et l'association syrienne des Droits de l'homme ; et la Revue al-minbar (en langue arabe), Genève, de 1980-1985. Nous avons passé beaucoup de temps à recueillir de différentes sources les données sur les prisonniers , à les classer et à les vérifier. Nous nous contentons ici d'exposer de données générales utiles à notre recherche. 89- Le pourcentage d'étudiants prisonniers est de 20% sur l'ensemble. Nous avons supposé que parmi les prisonniers étudiants, il y a 40% d'élèves-ingénieurs ; cela signifie qu'il y a 8% (= 0.40 * 20%) d'élèves-ingénieurs. Le taux total de ces derniers et des ingénieurs est donc 13% (= 8% + 5%). 90- En fait, même dans les années quatre-vingt, les avocats ont joué un rôle important, mais cette fois-ci par la seule force contestataire. A titre d'exemple : en 1976, quelques avocats ont signé une pétition contre l'intervention syrienne au Liban. En 1978 et 1979, dans un meeting des avocats, certains d'entre eux ont demandé la levée immédiate de l'état d'urgence. En 1980, dans quelques tribunaux, on a effectué deux jours de grève pour renforcer la demande d'un vie démocratique. Cf. Human Rights Watch, Syria Unmasked- The Suppression of Human Rights by Hasard Regime, Yale University Press, New Haven and London, 1991, p. 35. 91- Décret législatif, nø 24 du 7 avril 1980.

(politique du corporatisme d'Etat), l'Etat domine toutes la vie associative, à savoir le dernier bastion de la société civile syrienne.

Un rôle politique actif des ingénieurs a donc surgi pendant cette crise politique en tant qu'individus militants des partis de l'opposition ou en tant que groupe professionnel renforcé par un syndicat qui cherche sa place dans la société civile. Ce rôle a été conforté par la participation massive de tous les groupes de l'intelligentsia et surtout des étudiants.

Les troubles politiques de 1979-1982

Avant de tenter une analyse du sens de cette participation politique des ingénieurs, nous devrons dire un mot de la nature du conflit politique92 qui a secoué la société syrienne. Car on ne saurait appréhender cette composante radicale du paysage oppositionnel en dehors du terroir dans lequel elle s'est produite.

Dans un système où l'Etat prend en charge l'ensemble des rouages économiques et contrôle toute l'organisation sociale, les luttes revendicatives ne peuvent réellement éclore à l'intérieur pour "réajuster" périodiquement la structure sociale, elles se situent d'emblée "à l'extérieur" et visent à sa destruction. L'émeute reste la seule réponse possible de la société à l'Etat.93

La crise politique a été déclenchée le 16 juin 1979 par un attentat à l'Ecole d'artillerie perpétré par un officier sympathisant des Frères musulmans qui visait les élèves-officiers. Ceux-ci (83 cadets), tous systématiquement choisis parmi les Alouates de la promotion (260 sur 320 élèves officiers), sont tués. La nouvelle a retenti comme un coup de tonnerre dans la société et pousse le mouvement des Frères musulmans sur le devant de la scène. Pour comprendre cet acte, il faut remonter à 1963, date à laquelle le putsch a interdit à tous les partis, sauf au Parti Ba'th, d'agir sur la scène politique. Par le nouveau coup d'Etat de Hâle al-Assad en octobre 1970, ce dernier a voulu renforcer son pouvoir par l'entrée massive des hommes de sa communauté alouate auxquels la plupart des poste-clés, surtout dans l'armée, sont confiés. L'attentat de l'Ecole d'artillerie a mis en lumière la stratégie du pouvoir politique en vue de préparer les futurs officiers exclusivement alouates.

La réaction du pouvoir politique ne s'est pas faite attendre : des milliers d'arrestations et de confrontations armées avec les partisans et les militants des Frères musulmans ont eu lieu. Ceux-ci ont incité les autres partis de l'opposition, nationalistes et communistes, (comme les Nassériens d'al-Atasi, Parti communiste-bureau politique de Riyad Turk94, le Parti de l'action communiste, le Mouvement du 22 février95, etc.,) à entrer en conflit. En fait, il faut préciser que par son ampleur, le soulèvement échappe largement à la seule initiative des Frères musulmans dans la plupart des villes

92- Pour plus de détails voir : - Elizabeth Picard, Espaces de référence et espace d'intervention du Mouvement Rectificatif, thèse de science politique, IEP, Paris, 1984. - Mahmoud Sadeq, Hiwar hawl suria (Débat sur la Syrie), Londres, éd. Dar 'uqaz, 1993. - Olivier Carré et G. Michaud, Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, Gallimard, coll. archives, 1983, pp. 131-201. - Nikolaos Van Dam, "Sectarian and Regional Factionalism in the Syrian Political Elite", in The Middle East Journal, Spring 78, Vol. 32, n° 2. 93- M. Seurat, op. cit., p.286. 94- Formation née d'une scission du parti communiste de Khaled Bagdash en 1971. 95- C'est l'aile "dure" du parti qui était au pouvoir entre les deux coups d'Etat (23 février 1966- 16 novembre 1970). Ses chefs historiques sont soit en exil (M. Ibrahim Makhos), soit en prison à Damas (Yousef Zu'yyen) soit mort de maladie en prison (Noureddin Atassi et Salah Jedid).

syriennes. Au-delà des partis politiques, ce sont des forces vives ressurgissant derrière des personnalités locales qui donnent une certaine visée populaire à ce mouvement. Le conflit se compliquait au point de tromper certains observateurs. Certains ont parlé de guerre civile entre la communauté sunnite majoritaire et la communauté alouate ; ou plus exactement ils ont considéré tous les conflits politiques depuis les années quarante comme une succession de revanches des communautés entre elles.96

En fait, l'étude des communiqués des Frères musulmans montre que les objectifs proclamés sont la démocratie et le multipartisme contre la dictature, la libéralisation du marché contre le pouvoir socialiste et la liberté du culte contre l'idéologie anti-religieuse du Parti Ba'th. Certains communiqués expliquent que ces objectifs pourraient être réalisés dans le cadre d'un Etat islamique. Autrement dit, le discours mis en avant est plutôt séculier et l'islam ne joue qu'un rôle plutôt symbolique. Sur ce point les Frères musulmans syriens se démarquent de façon évidente des autres Frères et surtout de ceux d'Egypte. Hans Günter Lobmeyer, politologue allemand, en analysant l'idéologie islamiste des Frères musulmans en Syrie, écrit :

"La sécularisation du discours islamiste signifie une dépolitisation de l'islam. On peut considérer cet islam comme catalyseur et non comme la cause du conflit". Il ajoute "Bien que la résistance contre le régime ba'thiste syrien ait un vocabulaire islamique, le conflit a un peu -sinon rien- à faire avec l'islam. En Syrie, l'islam n'est pas présenté comme une panacée pour aborder les problèmes de fond du politique, de l'économie et du social, comme c'est le cas du slogan des Frères musulmans égyptiens "l'islam est la solution!" (..) Les islamistes syriens et surtout certains groupes sociaux, utilisent la religion, particulièrement depuis les années soixante-dix, comme un instrument pour réaliser les objectifs politiques, sociaux et économiques. Ce changement a été exprimé en faisant appel à deux types de discours. Le premier est un discours religieux "classique" destiné aux clientèles religieuses. Il constituait le seul instrument de mobilisation jusqu'au début des années 70. Parce que ce discours ne pouvait mobiliser la masse, il était de plus en plus marginalisé pour devenir une sorte de "propagande" sans pouvoir. Il était contraint de se transformer en un mode séculier qui est devenu progressivement important et finalement dominant."97

Ainsi, si les "nouveaux acteurs politiques" que sont les ingénieurs ont choisi le camp de l'opposition islamique, ce n'est pas seulement à cause de l'attraction de l'islam pour les scientifiques98, mais par conviction d'un système islamique meilleur qui s'apparente au développement et à la démocratie. Ils se trouvaient amenés à une confrontation avec un régime économiquement dirigiste et politiquement répressif et autoritaire, qui bloque leur ascension sociale et économique.

96- Dans cette ligne s'inscrit, à titre d'exemple, l'analyse de la crise politique de 1979-1982 que fait le journaliste Daniel Le Gac. Nonobstant son immense mérite qui est de nous présenter le jeu politique syrien sous un jour nouveau, il met l'accent sur la tentative des Frères musulmans (sunnites) de récupérer le pouvoir des Alouates qui avaient , à leur tour, pris leur revanche en 1971 de la domination sunnite. Cf. Daniel Le Gac, La Syrie du général al-Assad, Paris, éd. Complexe, 1992. Pour une critique de cette logique d'analyse, cf. Elizabeth Picard, "Critique de l'usage du concept d'ethnicité dans l'analyse des processus politiques dans le monde arabe", in Etudes politiques du monde arabe, Dossier du CEDEJ, Le Caire, 1991. 97- Hans Günter Lobmeyer, "Islamic ideology and secular discourse. The islamistes of Syria", in Orient, Hamburg, Zeitschrift des deutschen Orient instituts, nø 32, Jahrgang 1991, p.21. 98- Nous y reviendrons dans le paragraphe sur "l'orientation "esthétiquement" islamiste".

Après la dissolution du syndicat des ingénieurs, une nouvelle loi est promulguée qui se substitue à celle de 1973. La politisation cette fois-ci est très évidente: l'article numéro 3 indique que "le syndicat des ingénieurs est une organisation professionnelle sociale qui adhère aux objectifs de la nation arabe : unité, liberté et socialisme, et s'engage à agir pour les réaliser selon les directives du Parti Ba'th arabe socialiste."99. On passe de deux ba'thistes sur onze membres du conseil du syndicat en 1979 à dix sur onze en 1982. Ce résultat de "l'élection" est très facile à obtenir en raison de la nouvelle loi et de la méthode policière utilisée durant l'opération électorale.100 Quant à la nouvelle loi, elle crée une nouvelle instance intermédiaire entre l'assemblée générale des adhérents et le Conseil général. C'est par "l'unité" regroupant les ingénieurs d'une entreprise ou d'une administration, que l'Etat peut contrôler la tendance politique des délégués, parmi lesquels on va élire la direction générale. Bien que ces mesures prétendent mieux assurer la représentativité, cette intervention étatique a démobilisé les ingénieurs : alors que la participation aux élections de la direction du syndicat en 1969 s'élevait à 80% des membres ayant le droit de voter, elle n'est plus que de 15% en 1990 (selon un fonctionnaire du syndicat).

III) De 1980 à nos jours, le syndicat épouse le politique

Au début des années quatre-vingts, on arrive à un bilan terrible : syndicat contrôlé, plusieurs centaines d'ingénieurs prisonniers politiques et de morts, des milliers d'entre eux réfugiés dans les monarchies du Golfe, Etat dans l'apogée de son "hégémonie cuirassée de coercition", pour reprendre la formule de A. Gramsci. Ce bilan, à la fin de 1981, a étouffé l'action politique. Il s'agit de mettre en oeuvre un corporatisme d'Etat qui rappelle le corporatisme salazarien au Portugal ou celui du fascisme mussolinien qui a créé de toutes pièces des organisations corporatistes d'affiliation obligatoire et étroitement soumises aux directives et au contrôle de l'Etat. Le syndicat des ingénieurs comme ceux des médecins et des avocats a rejoint le reste des "organisations populaires" pour reproduire le discours uniforme du pouvoir dans toutes les catégories sociales et pour devenir les rouages d'un système politique menant une action conforme à la politique générale définie par le Parti Ba'th.

Le syndicat des ingénieurs, qui a perdu toute autonomie, a finalement épousé le politique : sa politisation ne signifie pas sa participation effective à l'instance politique ; c'est un façon de vivre pour la politique, car, comme dit Max Weber, il y a deux façons de faire la politique : ou bien on vit "pour" la politique ou bien "de" la politique. La direction du syndicat ne perd pas une occasion pour envoyer un message de soumission et de loyauté envers le régime.

Prenons un exemple de ce discours : à la fin des travaux du sixième congrès général des ingénieurs, en 1989, la direction envoie au Président al-Assad ce message :

"Ce sixième congrès général du syndicat des ingénieurs syriens a l'honneur de vous présenter tous nos sentiments d'amour et d'estime. Nous déclarons que nous sommes fiers de votre commandement historique, de votre sagesse et de votre courage pour diriger notre nation arabe vers le chemin de la victoire et de la liberté. Ce chemin n'a pas cessé de mobiliser toute l'énergie et le potentiel de la nation arabe pour faire face à l'ennemi colonialiste et sioniste. Celui-ci vise

99- Loi nø 26 du 12 août 1981. Cf. Elisabeth Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient .., op. cit. p. 33. 100- A titre d'exemple, lors de l'élection de l'Union Générale des ingénieurs palestiniens - section Damas, en avril 1983, les candidats du Mouvement Fateh se sont retirés de l'élection (à l'époque où la direction de l'OLP était chassée de la Syrie) à cause des menaces reçues la veille par les renseignements généraux (mukhabarat).

même l'existence de notre nation. Cette voie reste bien engagée pour la question palestinienne et insiste sur le fait que cette question est centrale pour la nation arabe.

Ô Camarade - Leader :

Notre peuple par le génie de votre commandement a réalisé des miracles dans différents domaines et la masse des ingénieurs a pu concrétiser la complémentarité créative avec la masse de notre peuple et avec les leaders de notre Parti (le Parti Ba'th). Ces ingénieurs sont vos soldats, ô Magnifique Leader, dans la bataille de la construction de la Syrie moderne. L'impérialisme international, le Sionisme, le réactionnisme et leurs clientèles ne peuvent pas éteindre le feu de notre révolution. Tous les soutiens illimités que la Syrie a offerts à ses frères libanais, grâce à votre magnifique commandement, sont la raison principale pour que le Liban passe de l'étape de l'entente nationale à une autre étape, celle du Liban uni dans son territoire et dans son peuple.

Quant à la bande "sionisée" du stupide Général Aoun, elle ne peut pas arrêter ce mouvement convergeant vers de l'entente nationale, bien que le régime de Sadam Hussein et l'entité sioniste le soutiennent avec toutes leurs forces.

Ainsi ce climat de combat que la Syrie arabe a créé, a été mis en place grâce à l'introduction de l'idée du "martyre" dans la philosophie de ce siècle en tant que valeur des valeurs et honneur des honneurs. Cette idée a constitué la base solide pour la victoire de la volonté de libération dans la résistance nationale libanaise, l'intifada de notre peuple au Golan et dans l'intifada populaire et héroïque en Palestine occupée. Il est impossible qu'un peuple qui suit la ligne du martyre et guidé par un chevalier arabe (il s'agit de Hâle al-Assad) soulevant le slogan "le martyre ou la victoire" n'atteigne pas la victoire.

Ô camarade- commandant :

Au nom du sixième congrès général et de près de trente mille ingénieurs en Syrie101, nous renouvelons notre engagement à continuer d'assumer toutes les possibilités pour mettre en oeuvre les plans de développement, en travaillant ainsi selon les directives du premier ingénieur arabe le commandant, le militant Hâle al-Assad ; nous sommes derrière son sage commandement jusqu'à la réalisation de la devise de notre nation : Unité, Liberté et Socialisme."102

Ce message montre bien jusqu'à quel point la direction du syndicat peut jouer le jeu de son régime. Il ne fait aucune allusion au développement ni à l'économie en pleine crise. Ce qui importe pour elle, c'est de surcharismatiser al-Assad et de glorifier l'héroïsme de son commandement hors de la Syrie pour la libération (guerre d'Octobre 1973!) et pour la paix (bientôt!) ou bien de dénoncer l'ennemi international (l'impérialisme, le sionisme) et ses alliés locaux (les réactionnaires). Le recours à ce discours pourrait être dicté par la censure ou l'auto-censure. Mais il pourrait bien être aussi dicté par l'espérance des membres de la direction de devenir ministres. En tous cas, il faut noter que ce discours n'engage que la direction du syndicat ; quant aux ingénieurs, en général, ils n'accordent pas le moindre crédit à ce propos, comme nous nous employons à le montrer en parties II et III de cette thèse.

101- Il s'agit ici du nombre des ingénieurs, à l'exception des agronomes, étant donné que ces derniers ont leur propre syndicat. 102- Revue du syndicat des ingénieurs, nø 96, 1989, p. 4.

I-2. Ingénieur, un statut mal défini

Moi, ingénieur, je suis devenu secrétaire :

J'ai commencé le travail en 1984, c'est-à-dire il y a déjà 7 ans. Durant cette période, j'ai acquis une expérience professionnelle extraordinaire, mais qui ne m'a servi à rien. Tu me vois maintenant en train de chercher n'importe quel travail.

Tu sais, toi et moi sommes issus de la même promotion ; à ce moment là, on voyait la vie en rose, j'avais beaucoup d'ambition ; j'ai rêvé..., beaucoup rêvé d'avoir bientôt un appartement, une voiture et une femme. J'ai décidé de me débarrasser du service militaire, grand obstacle à ma liberté. (...) Comme mon père a beaucoup de relations, j'ai réussi à passer le service militaire comme ingénieur dans une entreprise militaire de construction, après six mois d'entraînement militaire difficile. Depuis le début, j'avais l'intention de bien travailler. ... En effet, tu sais bien que je n'étais pas un étudiant brillant à la fac, mes travaux pratiques étaient quelquefois copiés sur ceux de mes copains. Je me suis rendu compte du décalage très important entre mes connaissances et le domaine dans lequel j'ai travaillé, c'est-à-dire la conception des réseaux sanitaires. J'ai cherché des références en langues arabe et anglaise pour combler mes lacunes, (..) mes collègues s'enfuyaient dès 11 heures du matin, ils me traitaient de fou à cause de mon assiduité au travail. Nous touchions le même salaire, 1000 livres syriennes. On était quatre ingénieurs dans cette section, dont un seul avait une expérience importante (quatre ans) ; c'est lui qui s'est surtout chargé de l'exécution des projets. Mon chef était un géographe militaire alaouite qui n'hésitait pas à apporter un jugement sur des rapports faits par des ingénieurs!! Il était très content de mon travail. Un beau jour, on nous a informé que le directeur général de l'entreprise, le grand patron, allait visiter nos locaux,..., tout le monde était derrière son bureau, faisant comme s'il travaillait. Mon chef nous a présenté tout en flattant seulement mon collègue, celui qui ne lui avait jamais donné de rapports, son talent consistait dans le fait que son père était un colonel à l'armée. Deux jours plus tard, on lui a donné une voiture de fonction. J'étais déprimé, (..) Pour 1000 L.S., pourquoi je me crève? pourquoi rester jusqu'à 14 heures chaque jour? je suis allé voir mon patron "moi, je travaille et lui reçoit la voiture!!", il m'a répondu "on le prépare pour une mission qui exige une voiture",

-"pourquoi cette mission est-elle pour lui?",

-"c'est moi le patron, c'est moi qui décide, et en tout cas si ça ne te plaît pas, je te renverrai à la caserne militaire où tu ne travailleras plus comme ingénieur.".

J'ai perdu l'amour du travail, j'ai continué pourtant à travailler sérieusement puisque c'était mon intérêt pour l'avenir, mais tout en sachant qu'il était vain d'attendre une prime pour ce que je faisais.

J'ai terminé le service militaire avec un regard moins rose et en espérant être mieux dans le service obligatoire de l'Etat, dans une entreprise "civile". Grâce aux relations de mon père, j'ai eu la chance d'être nommé dans une entreprise de construction, la Société Jabal el-Qassion, et non pas dans un bureau d'un des ministères. Dans les premiers temps, j'ai travaillé dans le domaine de la conception, (...) j'ai d'emblée béni la chance d'avoir été embauché dans cette entreprise parce que les choses se passaient de façon impeccable : expérience professionnelle, prime mensuelle, ambiance extraordinaire ; j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un petit pont,.... Et grâce à mon expérience des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes avec des P.D.G. et des ministres. J'avais sous mon ordre quatre dessinatrices (..) qui me faisaient le thé et me préparaient le petit-déjeuner le matin, j'avais de bonnes relations avec certaines d'entre elles, mais cela n'empêchait pas de me fâcher de temps en temps contre elles. Enfin, j'avais le droit pour moi j'étais ingénieur, j'étais leur patron. J'ai décidé de passer dans le domaine de l'exécution, compte tenu que je n'aurais jamais une voiture si je restais dans celui de la conception. J'ai déposé une demande, avec un petit piston bien entendu, et j'y suis arrivé. On m'a mis sur un projet routier pour faire un petit tunnel, je me rappelle avoir commis beaucoup de bêtises que le superviseur n'a pas découvert, enfin c'est comme ça qu'on apprend des choses.

Un an plus tard, devenu chef de projet, j'ai commencé à me plaindre des transports de l'entreprise, je ne voulais pas monter avec les techniciens et les ouvriers, moi j'étais ingénieur.

Enfin, on m'a donné une voiture de fonction. J'étais très heureux avec. Mais, la journée est constituée de jours et nuits , et le noir succède au blanc, un nouvel ingénieur a été embauché sur mon chantier, il avait seulement un an d'expérience, il fuyait le travail sans que l'administration ne le lui reproche. Un beau jour, le patron m'a convoqué, j'étais sûr qu'il s'agissait d'une grosse prime, puisque je travaillais bien. Ce n'était pas du tout ça, -"On a besoin de toi pour un autre chantier". Je lui ai répondu "mais pourquoi moi?", -" c'est comme ça". Après ça, je me suis trouvé dans un chantier dont je n'étais pas le chef et dans lequel on n'avait besoin de personne. Quelques jours plus tard, on a récupéré ma voiture pour la donner au nouvel ingénieur qui venait d'être embauché sur mon précédent chantier. J'ai compris à la suite que ce sous-ingénieur était originaire de la même région, Zabadani, que le directeur de cette entreprise, et malgré sa maigre expérience on l'avait nommé chef du chantier.

Ce n'est pas seulement l' entreprise militaire qui est foutue mais tout le secteur public.

Le salaire était à peine suffisant (4200 L.S.) et pourtant j'étais célibataire résidant chez mes parents. J'en avais ras le bol dans cette entreprise : de longues heures chaque jour de 7 heures le matin jusqu'à 4 heures et demi, une expérience inutile dans ce pays, pas de voiture, un salaire dérisoire, qu'est ce que je foutais ici?

En octobre 1989, j'ai terminé le service d'Etat obligatoire, je me suis trouvé face à plusieurs choix : en gros rester dans mon entreprise sans aucune perspective, ou quitter le secteur public et ouvrir un bureau d'études pour travailler à mon compte. Enfin, j'ai choisi une solution intermédiaire qui tienne compte de la crise économique qui touche les deux secteurs, public et privé : j'ai déposé une demande, pistonnée par une personne de l'entourage de mon père, pour travailler à la municipalité, un endroit où les horaires sont souples. Ce n'est pas par hasard, si j'ai choisi la municipalité. En effet, il suffit en général de passer le matin pour composter la carte de travail et c'est fini, on n'a plus besoin de nous! , je suis libre. Cette solution m'a permis d'assurer un salaire minimum (3500 L.S.) tout en cherchant un autre boulot. Dans un premier temps, avec deux amis dont l'un possède un bureau d'études, on nous avait confié deux contrats de réhabilitation de deux bâtiments. Nous avons travaillé deux mois, à temps partiel. Pour faire marcher le chantier, on était obligé de payer 12000 L.S. à certains fonctionnaires comme pot-de-vin, mais on est arrivé à la fin à gagner chacun entre nous 15000 L.S. net. Depuis, je n'ai pas trouvé d'autre boulot dans ma branche. J'ai décidé de chercher n'importe quel travail qui m'assure un capital pour pouvoir à la suite travailler comme un vrai ingénieur en ouvrant un bureau d'études. Ayant touché sa retraite, mon père l'a investie dans une école du soir spécialisée dans l'apprentissage des langues étrangères et l'informatique. Moi, l'ingénieur, je suis devenu secrétaire : je reçois les clients avec un grand sourire, je tape à la machine à écrire, etc.. Sept ans après mes rêves, je n'ai encore ni femme, ni maison, ni voiture ; j'en ai marre de cette vie ici. Depuis six mois, je n'arrête pas d'envoyer des demandes à gauche et à droite pour travailler dans le Golfe ou en Libye ou pour émigrer au Canada ou en Australie. Sari, je t'en prie, tu ne connais pas une fille française qui accepterait de m'épouser pour avoir la nationalité française, même un mariage blanc, même si elle demande de l'argent?

Voilà le récit d'un ingénieur qui constitue un cas de figure extrême mais révélateur de la situation d'une partie de jeunes ingénieurs syriens. Son auteur est H. H., âgé de 30 ans, damascène dont le père est un haut fonctionnaire ba'thiste à l'Education nationale et la mère est directrice d'un lycée français à Damas. Ils résident dans un quartier aisé de la capitale. Issus de classes moyennes, ils ont réussi leur promotion par une alliance avec le pouvoir politique. Sous l'influence de sa famille, H.H. a refait le baccalauréat, pour avoir une note plus élevée nécessaire pour l'entrée à une faculté de génie. Ceci devait permettre dans l'avenir à H.H. d'accéder à une profession libérale et d'échapper à la vie de fonctionnaire.

Commençant sa vie professionnelle avec optimisme, H. H. ne tarde pas à se heurter aux conditions de travail des ingénieurs. Il découvre que la compétence professionnelle n'est pas l'unique critère de la promotion, d'autres facteurs interviennent : solidarité confessionnelle et familiale, relations, etc.

L'ambiguïté de son discours réside dans le fait que tout en étant fier de son métier et de son titre, il mène une carrière difficile, voire douloureuse. Il a le sentiment que l'alternative qui s'offre à

lui peut ainsi se résumer : épouser par miracle une française tout en ignorant complètement le français, ou l'échec professionnel.

Le récit de H. H., jeune ingénieur du secteur public, et celui de S. N., ingénieur du secteur privé103, sont à la fois contradictoires et complémentaires, et permettent d'analyser de manière globale la situation et les positions des ingénieurs en Syrie et les conditions économiques et sociales auxquelles ceux-ci sont livrés.

* * * * *

I-2-1 Economique et politique en Syrie

Avant d'aborder la situation des ingénieurs, nous allons tenter de retracer les grandes étapes de la politique économique en faisant ressortir les acteurs socio-politiques qui y participent afin de pouvoir situer les ingénieurs dans le contexte socio-économique syrien. Notre objectif n'est donc pas de dessiner les rapports sociaux qui correspondent au "mode de production", mais de montrer comment les ingénieurs sont confrontés à un pouvoir qui ne laisse pas l'économie en liberté.

De l'économie du "tout-Etat" ou de l'osmose privé-public à l'émergence de nouvelles classes moyennes:

Au début des années soixante-dix, deux changements s'opèrent dans l'économie syrienne. D'une part, une "ouverture" économique, appelée "infiraj" (détente) a été menée par le "Mouvement rectificatif" dirigé par al-Assed pour marquer économiquement le putsch et pour élargir le réseau de soutien au régime qui était réduit à une strate modeste de la population. Cette ouverture a mis fin au dirigisme de type socialiste pur et dur de l'équipe ba'thiste Atassi/Jdid, sans pour autant aller plus loin : l'économie est restée dirigée par le secteur gouvernemental laissant tout de même un peu de place au secteur privé surtout dans le domaine du commerce autant intérieur qu'extérieur. Et d'autre part, les flux de l'aide économique provenant des pays arabes s'accroient, et surtout des monarchies du Golfe, compte tenu que la Syrie est un pays en confrontation avec Israël.

Le premier infitah

Les indices de croissance sont nettement positifs : concernant le Produit Intérieur Brut, L'augmentation a été de 7.3% par an entre 1963 et 1976 (780 dollars en 1976). Le revenu par tête s'est accru de 4.4% par an (de 800 L.S. en 1963 à 1400 en 1976), tandis que l'investissement, instrument important de cette croissance, s'élève de 13.5% par an entre 1970 et 1978, et représente en 1976 plus de 25% du PIB104.

Ces chiffres globaux ne sauraient signifier une évolution harmonieuse entre les secteurs économiques : la politique économique s'orienta plutôt vers l'industrie légère et consommatrice, l'industrie de substitution nette à l'importation et la construction des infrastructures (de grands projets hydrauliques comme le barrage sur l'Euphrate et des routes, etc.,) en négligeant l'agriculture (celle-ci constitue 18.2% de PIB en 1976 contre 30.1% du PIB en 1963). Selon le credo idéologique du moment, il s'agit d'une véritable politique industrielle prétendant vouloir "sortir de l'ère agraire". Cependant, la rentabilité économique d'une partie des projets était douteuse, reflétant ainsi le caractère rentier de l'économie. Parler de "modèle" en matière de politique économique syrienne serait certainement abusif : cette politique repose sur des choix accidentels sans une

103- Cité dans le chapitre précédent. 104- En Syrie, les aléas statistiques sont nombreux, les données relatives à un phénomène précis peuvent varier, d'après les mêmes sources. Nous ne pouvons donc attacher trop d'importance aux valeurs absolues d'une grandeur. Ce qui compte, c'est le sens de l'évolution. Cf. Michel Chatelus, "La croissance économique. Mutation des structures et dynamisme du déséquilibre", in André Raymond et al., La Syrie d'aujourd'hui, Paris, éd. Centre National de la Recherche Scientifique, 1980, p. 227.

véritable stratégie, constituant ainsi une "économie de l'opportunité"105 où les considérations idéologiques et le prestige jouent un rôle décisif.

Au point de vue social, une nouvelle bourgeoisie étatique ou bureaucratique, selon l'expression de Perthes106 est apparue. Elle est composée pour l'essentiel par les militaires profitant de leurs séjours au Liban après 1976 et les apparatchiks, énorme machine bureaucratique. Ce complexe militaro-mercantile, pour parler comme Elisabeth Picard107, constitue sa fortune surtout dans l'affairisme et le business sauvage (comme le commerce du hachisch surtout entre le Liban et la Syrie). Le public syrien connaît bien Mohammed Haydar (ex-Vice premier ministre) surnommé "Monsieur cinq pour cent" qui prélève 5% de taxe sur tout le commerce et l'industrie libanaise au motif les "protéger".

Au tour de cette bourgeoisie étatique opulente s'articule un autre type de bourgeoisie qui ne peut fonctionner sans des relations établies étroitement avec la première. C'est la nouvelle bourgeoisie commerciale dont le savoir faire managérial est ancien. Avec la facilité offerte par la bureaucratie et l'armée corrompue, elle mène de très bonnes affaires et construit rapidement sa fortune. Dans les années soixante-dix, on observe la multiplication des compagnies d'importations possédées par des personnalités politiques mais souvent couvertes par des noms de la bourgeoisie commerciale (comme la compagnie de Hadaya partenaire du frère du Président, Rif'at al-Assad). Tout s'organise autour des réseaux de subordination par le biais d'un acte d'échange : biens et services contre loyauté et obéissance. Dans un sens, ces relations politiques ont une portée fortement économique. "Vol de biens publics, pot-de vin, contrebande, et népotisme deviennent alors chose courante en Syrie (...) Les dirigeants du secteur public (...) s'en remettent à des agents privés pour se procurer des divises étrangères, allouer des contrats étrangers, ou faciliter l'écoulement de produits locaux. En sens inverse, les hommes d'affaires payent régulièrement des officiels pour obtenir des exemptions de régulation sur l'import-export, des licences diverses, et la priorité d'accès aux offres d'adjudication"108.

Cependant, avec les symptômes de la crise économique à l'horizon, la presse a tiré la sonnette d'alarme en entreprenant des critiques certes timides mais qui disent tout haut ce que le peuple pense tout bas, surtout parce que cette nouvelle bourgeoisie a un goût pour la consommation ostentatoire (voiture de luxe, chauffeur, gardes du corps, mimétisme du modèle occidental, ..). Hafez al-Assad qui, en qualité de chef de l'Etat, tient à rester au-dessus de la mêlée (quitte à retirer tout le bénéfice de la manoeuvre), mène, à la fin de 1977, une campagne contre ce qu'on a appelé le "gain illicite et les profits illégaux". Néanmoins, le régime n'a pas été en mesure de faire des pressions suffisantes pour arrêter la corruption et l'enrichissement illicite de ces hommes (souvent militaires) sur lesquels il fonde son pouvoir. Pour tout mesure, il a fait emprisonner, à grands coups de publicité, une poignée de privilégiés pour quelques mois.

Outre ces deux types de bourgeoisie, appelés par le public "altabaqa aljadida" (la nouvelle classe), un troisième type, que l'on peut qualifier d'industriel, orienta ses efforts vers l'industrie, profitant de certaines mesures économique étatiques. Elle est composée des rescapés de l'ancienne bourgeoisie qui ont pu passer le cap difficile de la nationalisation, mais aussi de la "nouvelle classe".

105- Michel Seurat, "Etat et industrialisation dans l'Orient arabe. Les fondements socio-historiques", in L'Etat de barbarie, Paris, Seuil, 1977. 106- Volker Perthes, "A look at Syria's Upper Class. The Bourgeoisie and the Ba'th", in Middle East Report, USA, May-june 1991, pp. 31-37. 107- Elizabeth Picard, Espaces de référence et espace .., op. cit., pp.265-266. 108- Yahia Sadowski, "Cadres, guns and money. the eighth Regional congress of the syrian Ba'th", in Merip Reports, July- August 1985, cité par Joseph Bahout, Les entrepreneurs syriens. Economie, affaires et politique, mémoire du DEA en sciences politiques, Institut d'Etudes Politique de Paris, octobre 1992, p.79.

Des facteurs économiques, entre autres, qui ont entraîné une crise économique sans précédent depuis le début des années quatre-vingt : politique dirigiste très contraignante, dépendance technologique de plus en plus grande envers l'Occident, problème des devises étrangères, échec de la politique d'importation la "clé en main", diminution de l'aide arabe109, stratégie économique aléatoire et ambigüe en hiatus complet avec la modernisation timide des structures étatiques et sociales. Les symptômes de cette crise sont apparus très nettement : retards dans les réalisations, hypertrophie du secteur public, déficit budgétaire considérable avec une inflation d'environ 30%110, endettement extérieur111 et dépendance accrue, coupure quotidienne de courant électrique pendant des heures dans toutes les villes de la Syrie. Faute de devise, les usines qui ne peuvent pas s'alimenter en matières premières ni en pièces détachées, stoppent leur production.112

Le deuxième infitah

Ainsi cette situation difficile, tout comme l'effet géopolitique de l'effondrement de l'URSS et l'Europe de l'Est, a astreint, sinon incliné, les dirigeants syriens à mener une politique d'ouverture plus sérieuse113 cette fois-ci, ce que l'on peut appeler le deuxième infitah, entreprise à partir de la seconde moitié des années 80 et culminant au début des années 90. Plusieurs mesures ont été promulguées pour réduire la prédominance de l'Etat sur l'économie (surtout le commerce extérieur et l'industrie) et laisser plus de liberté sinon encourager le secteur privé à investir.114 Ces mesures posent les jalons d'un modèle économique nouveau et indiquent une tendance vers un infitah plus important. La pièce motrice de cet infitah est la loi nø 10 1991 dont les mesures sont significatives. Sous condition de l'approbation préalable du Conseil de l'Investissement, l'Etat a autorisé les investisseurs à importer leurs équipements et leurs matériaux exemptés des taxes de douane, à ouvrir des comptes en devises étrangères dans les banques syriennes sans se soumettre au prix fixé par l'Etat, à rapatrier le capital importé après cinq ans du lancement du projet concerné et à transférer le profit réalisé immédiatement.

Depuis la promulgation de cette loi, plus de 370 de demandes de créations d'entreprise ont été déposées, représentant d'environ 93,38 milliards de livres syriennes (qui correspondent à 2,1 milliards de $ américains)115. Aujourd'hui, le secteur privé assure, hors énergie, 53% des importations et 80% des exportations syriennes (surtout des produits des industries textiles et

109- De 1.3-1.8 milliards $ par an entre 1979 et 1982 à 600-700 millions $ par an dans les années suivantes. Cf. Volker Perthes, "The Syrian Economy in the 1980s", in Middle East Journal, volume 46, nø 1, winter 1992, p. 57. 110- Ibid. p. 39. 111- En 1990, la dette extérieure de la Syrie s'élève à 16.4 milliards dont 12 milliard pour la Russie. Cf. Th. Moosnitec, "Le Président, le cheikh et le piano", in Jeune afrique, Paris, nø 1689, 20-26 mai 1993, p. 39. 112- "Production at the Hama iron and steel plant stopped completely for about two years, and partial or complete stoppages occurred in the production of fertilizer, synthetic fibres, cement, pipes, paper, refrigerators, shoes, aluminium shapes, batteries, and mineral water.". Cf. V. Perthes, "The Syian ..., op. cit., p.41. 113- cet infitah reste très restreint par rapport à la politique de l'infitah égyptien. 114- Cf. La loi numéro 10 dite "loi de l'investissement des capitaux", 4 mai 1991, (brochure en arabe), Damas. 115- Il faut relativiser ces donnés, car c'est chez ces nouveaux entrepreneurs que l'éphémère est le plus présent, et que des fortunes se font et se défont du jour au lendemain. Cf. Country Report : Syria, nø 3, 1992, p.15 f, cité par Eberhard Kienle, "The return of politics? Scenarios for Syria's second infitah", acte du colloque "Current Economic and Political Change in Syria : Liberalization Between Cold War and Cold Peace" ; SOAS, London, 27-28 mai 1993. (non publié).

alimentaires)116. Dernière mesure en date : la privatisation partielle des transports urbains. Quant au domaine de l'agriculture, négligé depuis fort longtemps, il s'épanouit grâce aux secteurs mixte et privé, bien qu'il demeure soumis aux aléas climatiques. Cependant, pour florissant qu'il soit, le secteur privé n'en est pas moins soumis, en dernière instance, à la décision publique et à sa suprématie.

Pour l'instant, force est de constater que l'infitah inauguré depuis quelques années s'est poursuivi et s'est confirmé, malgré les à-coups et les volte-faces temporaires, mais il demeure limité par la faiblesse de la libéralisation politique.117 Les entrepreneurs sont de plus en plus en mesure de négocier un pacte avec la bourgeoisie bureaucratique (l'Etat). Bien qu'ils soient issus de l'Etat et constamment à sa merci, ils coopèrent avec lui tactiquement pour consolider le pacte avant d'en devenir les égaux. Optimalement, ils voudront demain aller plus loin, sortir de la niche du secteur mixte et se lancer dans l'économie productive, avec, en arrière pensée, le désir de devenir une vraie force économique118.

Cependant, les règles du jeu établies vont permettre, volontairement ou non , un changement social et politique important : cet infitah est en train de créer un nouveau groupe de bourgeoisie qui se démarque des autres par sa nouvelle éthique. Elle se caractérise, non par son osmose avec la bureaucratie ou par l'affairisme, mais par son autonomie sociale et politique depuis les mesures énoncées. Les 370 nouvelles entreprises autorisées n'ont pas choisi, au moins pour la plupart, les moyens pervertis et hâtifs pour s'enrichir, et pour autant ils demeurent dans la classe moyenne ou dans la strate supérieure de cette classe. Cette nouvelle catégorie, sobre voire austère dans son mode de vie, peut être appelée "la nouvelle classe moyenne".119 Si elle est le produit de l'infitah, ironiquement, elle est tout autant menacée par son développement.

Avec les autres types de bourgeoisie, cette catégorie d'entrepreneurs constitue un vecteur potentiel d'un changement social et politique en Syrie. Car l'économie syrienne ne peut pas dorénavant rester rentière pour diverses raisons : d'une part, les monarchies du Golfe, à la suite de "Tempête du désert", vivent une tempête financière sans précédent, et ne peuvent pas être aussi généreuses qu'avant avec leurs frères syriens malgré la "bonne conduite" de ces derniers. D'autre part, l'éventuel traité de paix avec Israël va entraîner une démilitarisation de la Syrie en réduisant son armée120, le premier support du régime, et en privant l'autorité de son credo idéologique (qui consiste à imputer tous les problèmes intérieurs et extérieurs à Israël)121. Et finalement, le poids géopolitique dont jouit la Syrie ne serait plus déterminant, les dirigeants syriens ne sauraient pas

116- Jeune Afrique, nø 1690, 27 mai - 2 juin 1993, p. 69. 117- Contrairement à l'analyse de Volker Perthes, (cf. son article "Syria's Parliamentary Elections - Remodeling Asad's Political Base" in Middle East Report, January-February 1992), nous pensons qu'il y a un lien étroit entre la libéralisation économique et politique et que la démocratie a un rôle décisif pour accréditer la libéralisation économique. 118- Bahout, op. cit., p.91. 119- Les "classes moyennes" ne sont ni une classe, ni une strate sociale, mais plutôt une catégorie définie par son rôle central dans le processus de développement. Cf. Alain Touraine, La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988, p.81. Quant au qualificatif "nouvelle", c'est pour le distinguer de la précédente classe moyenne. On ne doit pas confondre l'appellation de cette catégorie avec le concept américain "neo-middle class". 120- Au-delà de la destruction des armes, James Baker dans sa première visite à la Syrie a demandé la réduction de l'effectif de l'armée de 800 mille personnes à 130 mille (qui correspond à 1% de la population syrienne), et pareillement pour les moukhabarats. Cf. al-Wasat, nø 67, 10 mai 1993, p.8. 121- Ne soyons pas trop optimiste : depuis la conférence de Madrid, le Président Assad, "le héros de la guerre", est devenu, dans les médias syriens, un "héros de la paix". On croyait les idéologies en déroute, mais non : chassées par la porte, elles sont aussitôt revenues par la fenêtre.

jouer comme avant la carte du Liban122 ni celle de la guerre froide. Le moment sera d'autant plus propice que la paix viendra mettre fin à la situation "ni guerre ni paix"123 pour une nouvelle impulsion du libéralisme économique.

Ce sont des facteurs, dont le pouvoir syrien a conscience de la gravité, qui favorisent la décomposition du champ politique syrien dans laquelle les entrepreneurs, de toutes les catégories, avec l'élite technicienne pourront jouer un rôle décisif ou, tout au moins, influencer les dynamiques de changement. Soyons réaliste : le changement politique en cours consiste à remodeler la base du régime et non pas à le démocratiser.

Quoiqu'il y ait un certain redressement dans la situation de l'économie syrienne, cette dernière donne le vertige124 : (depuis juin 1993) coupure du courant électrique devenue plus longue (pendant sept heures quotidiennement)125 ce qui bloque les manufactures et les commerçants, flambée des prix au point que l'on parle de "nouveaux pauvres" en opposition aux "nouveaux riches" des années quatre-vingts. Et si les produits importés affluent sur le marché, ils ne sont pas à la portée de toutes les bourses. La bureaucratie étatique, corrompue et pléthorique, demeure jusqu'à ce jour très puissante, tout fonctionne par la relation clientéliste et par le système "D". Quant à la bourgeoisie, elle dépend de l'interaction constante, conflictuelle ou "coopérative", imposée ou négociée, entre secteur public et secteur privé ; elle ne se caractérise pas par son contrôle de l'appareil de production mais par son osmose avec la bureaucratie.

La reprise économique qui s'est amorcée pose beaucoup d'interrogations sur sa capacité à sortir le pays de son désarroi tant qu'elle n'est pas articulée avec la moindre libéralisation politique126. En fait, lors de la dernière élection du parlement les 22-23 mai 1990 et pour la première fois, le régime a voulu élargir sa base à des strates plus hautes composées des commerçants, ingénieurs, avocats, etc., en plus des masses rurales. Il a encouragé des "indépendants"127 à s'y présenter. Par conséquent, on a vu une entrée massive de ces catégories, pour la première fois au Parlement. Ces élus font souvent partie de la direction de la chambre du commerce qui a gardé auparavant une relative neutralité vis-à-vis du pouvoir. On assiste ainsi à une passage du régime autoritaire à un autre, corporatiste-autoritaire. Sommes-nous au passage à la démocratie? Bien entendu non, ce changement n'est qu'un pas pour la survie du régime, même s'il répond à des demandes politiques prépondérantes émanant de groupes sociaux de plus en plus diversifiés et à une complexification croissante de la stratification sociale née des contradictions de

122- L'espace libanais occupe d'ailleurs une place importante dans l'édifice économique syrien, tant formel qu'informel. 123- Cette situation coûte chère à la Syrie, 65% des dépenses du budget de l'Etat sont consacrés à la défense, secteur incompressible dans la mesure où la "parité stratégique" avec Israël jusqu'à 1990 est le maître mot de la doctrine. Cf. Le Monde, 16 février 1991, p. 8. 124- Le PNB en Syrie est de 1000 $ par habitant en 1990 contre 3700 $ en Iraq. 125- La coupure peut durer jusqu'à 12 heures par jour dans certaines régions et surtout dans les quartiers qui ne sont pas habités par des responsables politiques! 126- Les prisons qui se sont vidées partiellement en décembre 1991 (libération de 2000 détenus), se remplissent à nouveau d'opposants. Par ailleurs, la comédie électorale persiste : le Président Assad s'est fait réélire pour son quatrième septennat le 2 novembre 1991 par un score de 99.8%! Le peuple syrien se prépare à nouveau psychologiquement pour un autre quart de siècle de pouvoir pour la famille d'el-Assad, mais cette fois-ci avec un des propres fils du Président, comme Maher (ingénieur et officier à l'armée). Auparavant, le jeune ingénieur Bassel el-Assad, le frère aîné de Maher, mort le 7 janvier 1994, était le dauphin officieusement désigné par le régime. 127- Le guillemet est mis parce que ceux-ci ont été choisis par le régime en raison de leur représentativité de diverses catégories sociales mais n'ont pas une posture critique par rapport au pouvoir politique.

la politique économique128. Le Président Assad a nettement déclaré dans son discours d'investiture pour un nouveau mandat, le 12 mars 1992, qu'il est contre la "démocratie importée", à savoir la pluralisme politique. Et dès l'effondrement de l'Union soviétique, il a fait savoir dans une interview que la Syrie a fait sa pérestroika bien avant tous les pays socialistes, sous entendu le Mouvement "rectificatif" de 1971, pour couper la route aux rumeurs sur un éventuel changement en Syrie.

Ainsi, faute d'Etat de droit129, la capacité à se doter d'institutions nécessaires au fonctionnement d'une économie libérale reste faible. La Syrie vit encore avec une superposition de lois qui datent de l'emprise ottomane, du mandat français, de l'Union avec l'Egypte et enfin du Parti Ba'th. L'économie paraît sur le fil du rasoir et prête à éclater sous les tensions intérieures confinées aux brusques réversibilités et volte-faces de la décision politique autant que des tensions extérieures ; et pour cette raison, les hommes d'affaires occidentaux et arabes ne se sont pas encore précipités en Syrie.

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I-2-2. Une situation difficile

Dans ce contexte de développement plutôt étatique et déséquilibré, les ingénieurs ont un rôle important à jouer dans la mise en oeuvre des politiques de développement hydro-agricole, d'industrialisation et d'aménagement urbain.

Dans les années soixante et jusqu'à 1974, les ingénieurs travaillaient majoritairement dans

le secteur privé130 : bureaux d'étude, entreprises, etc., il s'agissait essentiellement d'une profession

libérale qui garantissait à ses membres un niveau de revenu confortable.

En 1974, une loi a été promulguée qui contraint les jeunes ingénieurs diplômés des facultés syriennes à travailler cinq ans au service de l'Etat (avec la possibilité pour les garçons d'inclure leur service militaire). Cette loi est intervenue à la suite des flux financiers quasi-rentiers dont a bénéficié la Syrie du fait des aides que les pays arabes pétroliers lui ont accordées ; à ce moment là, l'Etat a décidé de créer des entreprises de travaux publics pour prendre le relais des compagnies étrangères et de recruter pour cela des ingénieurs. Cependant, ces revenus n'ont pas été utilisés pour industrialiser le pays ce qui aurait assuré un travail stable aux ingénieurs. L'effort à été surtout réalisé en faveur du marché du bâtiment et de la construction de l'infrastructure (routes, ponts, barrages, mais aussi palais!, etc.). Pourtant, une rapide croissance du nombre des ingénieurs (voir le tableau n° 1) a accompagné ce faux essor beaucoup plus rapide que la réalité du potentiel économique du pays. Cette disproportion est due d'une part, à la mauvaise planification par l'Etat qui a, en même temps, promu de façon incohérente l'enseignement supérieur à l'université et, d'autre part, au prestige dont bénéficie traditionnellement la profession d'ingénieur. Ce phénomène de la prolifération devient pathologique et accentue l'écart entre l'offre et la demande dans la sphère du travail intellectuel131.

128- Bahout, op. cit., p.73. 129- A titre d'exemple : les dispositions des décrets de l'infitah (loi nø 10) sont contradictoires avec le décret 24 (31 août 1986) qui permet de punir sévèrement- jusqu'à des années de prison ferme- toute personne sortant de Syrie en possession de devises étrangères. Ce décret qui n'a pas encore été abrogé est valide même s'il est pour l'instant "oublié", ce qui constitue un véritable épée de Damoclès suspendue au dessus des hommes d'affaires. Ce genre de lois n'atteint que les "non protégés". Cf. J. Bahout, op. cit., p.25. 130- Selon Al-Omari, ancien Président du syndicat des ingénieurs, interview en août 1991. 131- un phénomène similaire a été observé dans l'Italie des années vingt. Cf. Carlo G. Lacaita "Les ingénieurs et l'organisation des études d'ingénieurs en Italie de l'unification politique à la Seconde Guerre mondiale", in A. Grelon, les ingénieurs de la crise, Paris, EHESS, 1986, p. 311-316.

Tableau Nø 1

Evolution du nombre des ingénieurs132

entre 1955 et 1987.

annéenb des Taux de

ingénieurs croissance 1955 365

503% 1965 1837 143% 1970 2624 290% 1975 7615 154% 1980 11746 188% 1985 22095 175% 1987 38782

Ces ingénieurs sont répartis en spécialité (génie civil, architecture, etc.). Le tableau nø 2 montre le nombre des ingénieurs dans chaque spécialité :

132- Rappelons que le mot (ingénieur) englobe ici toutes les spécialités y compris l'architecture et l'agronomie. Voir, Elisabeth Longuenesse (dir), Bâtisseurs et bureaucrates. Ingénieurs et société au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison de l'Orient, 1991, pp407-412.

Tableau nø 2

Répartition des ingénieurs inscrits au syndicat selon la spécialité133

Année 19561965 19701975 19801985 1988 Génie civil 234 8301604 27325156 1014713688 Architecture 81 172377 7351587 29873835 Mécanique 46 150235 8831697 34204855 Electricité 24 159259 8441914 38225432 Electro. Agronome 4891020 19795685 10150 11545 Chimie 99 284622 889 Textile 25 67 90 95 Géologie 3 6 4 133206 544569 Autre 15 31 124 6 21 175 254 --------------------- ---- ---- ---- ---- ----Total 412 73813623 761516746

41301

_____________________________________________________ Nous pouvons facilement constater, jusqu'en 1980 la prédominance du nombre des

ingénieurs civils par rapport aux autres spécialités (5156 ingénieurs civils contre 2459 ingénieurs du reste des spécialités) : l'essor dans l'industrie du BTP (bâtiment et travaux publics) et la faiblesse de la demande d'ingénieurs dans l'industrie peuvent expliquer cette prédominance. Cependant, la proportion entre le secteur de BTP et l'industrie ne tarde pas à se renverser après 1980, surtout avec l'entrée des sciences de l'ordinateur, propagées parmi la population comme mythe. Ceci a entraîné une diminution de la part des ingénieurs civils. Malheureusement, nous disposons de peu d'indications statistiques pour connaître la proportion des ingénieurs qui travaillent dans l'industrie, mais elle est certainement faible : selon E. Longuenesse, d'après un sondage réalisé dans l'annuaire des ingénieurs de 1979, 10% à 12% des ingénieurs auraient été alors employés dans l'industrie134.

Si en France, on compte 700.000 ingénieurs (dont 340.000 diplômé)135 en 1990, c'est-à-dire 14 ingénieurs/1000 personnes actives (10 ingénieurs pour la Belgique)136, on peut considérer le 9,4 ingénieurs diplômés par 1000 personnes actives (en 1987) comme un taux trop élevé pour un pays de faible industrie tel que la Syrie. Cette surqualification des ressources humaines n'a pas pu stimuler un marché d'emploi mais, au contraire, on peut se demander si elle n'a pas constitué un obstacle au développement.

Depuis le début des années quatre-vingts, la crise économique qui secoue la Syrie entraîne un chômage masqué au sein des entreprises publiques, une faible demande dans le secteur privé, une bureaucratisation du métier d'ingénieur et des reconversions radicales. Il s'agit là de facteurs qui ont dégradé le statut d'une bonne partie des ingénieurs. L'évolution de la profession d'ingénieur

133- Ibid. 134- Elisabeth Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient : Liban, Syrie, Jordanie", in Sociétés contemporaines, nø 6, 6/1991, Paris, IRESCO, L'Harmattan, p.15. 135- Cf. A. Grelon, Catherine Marry et Jean-Marie Duprez, Les ingénieurs diplômés en France : Mutations professionnelles et identité sociale, in Sociétés contemporaines, op. cit., p.61. Il faut opérer un déplacement dans la définition de l'ingénieur entre la Syrie et la France. Pour la première, l'ingénieur correspond à une fonction et même sans diplôme (comme l'autodidacte) ; par contre, en Syrie l'ingénieur correspond exclusivement à un diplôme et même si sa fonction ne relève pas de l'ingénierie (nous allons revenir à ce point dans I-3-2). 136- Jean C. Baudet, Ingénieurs belges, de la machine à vapeur à l'an 2000, l'histoire des technique et prospective industrielle, in Revue de l'Ingénieur Industriel, (nø spécial), Bruxelles, éd. APPS, 1986.

fait qu'elle s'éloigne de plus en plus de la parenté qu'elle pouvait avoir avec les professions libérales.

Tout cela conduit Elisabeth Longuenesse à relever avec raison à propos des ingénieurs qu'"ils sont devenus un agrégat hétérogène de salariés dépendants de l'Etat, dispersés, atomisés, connaissant une assez large diversité de conditions, et de ce fait même incapables de s'affirmer de manière autonome. Seule une minorité continue à prolonger la situation ancienne, et se trouve complètement marginalisée"137. Cependant, cette conclusion générale pourrait être nuancée en fonction du secteur dans lequel l'ingénieur travaille, l'origine sociale ou d'autres facteurs ; car, finalement les ingénieurs sont-ils des "déclassés" ou, pour reprendre le terme de Gouldner, "ascendants bloqués"138? Nous tendons à les considérer comme des "ascendants bloqués" vue les privilèges et le prestige que leur confère leur capital culturel.

En se greffant sur de graves défis politiques, la crise économique a failli, emporter le régime politique. Lors des troubles politiques qui ont agité la Syrie de 1979-1982 durant lesquels les "Frères musulmans" (parti clandestin opposé au régime Ba'thiste) ont essayé à plusieurs reprises de prendre le pouvoir, les ingénieurs ont participé de façon remarquable à ce mouvement aux côtés d'autres groupes professionnels (avocats, médecins). A travers leur syndicat, ils ont protesté vivement contre l'autorité du régime au pouvoir. Dès lors, l'Etat a dissous leur "syndicat" pour imposer une autre direction sous son emprise. Par la suite, la fuite des cerveaux (les meilleurs ingénieurs) vers les pays arabes a atteint alors son paroxysme, ce qui a menacé la profession.

Dans cette conjoncture sombre et défavorable au développement d'une identité socio-professionnelle autonome chez les ingénieurs, une partie d'entre eux manifestent un mode d'adaptation marqué par l'apathie, répondant ainsi à la situation qui leur est imposée, et leur conduite sociale est généralement devenue a-politique. Cependant, le chômage intellectuel (en particulier les ingénieurs) en Italie dans les années vingt n'a-t-il pas entraîné un extrémisme politique dans les classes moyennes qui rendit plus aiguë la tension sociale et favorisa l'accès du fascisme au pouvoir? Vraisemblablement oui139. Dans ce registre, une autre partie des ingénieurs s'efforcent de dépasser la médiocrité de leur condition, de créer un espace social et de construire une "profession" ; ceux-ci mènent diverses actions (qui seront examinées ultérieurement) en réaction à leur aliénation née du blocage de leur mobilité sociale et professionnelle et du décalage entre les aspirations créées par la modernisation et les possibilité restreintes de leur satisfaction par une économie "périphérique".

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Ce que nous venons d'aborder concerne les ingénieurs qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes, mais nous pensons qu'il faut nous arrêter plus spécifiquement sur l'importante percée de la femme dans la profession de l'ingénieur.

La féminisation de la profession d'ingénieurs

D'abord, l'indication statistique est très positive. On passe en effet de 16% de filles parmi les diplômés des facultés d'ingénieurs et d'architectes en 1979 à 20.4% en 1984 et 22,52 en 1988140.

137- Cf. E. Longuenesse, A propos de la place des ingénieurs dans la structure sociale en Syrie, Remarques préliminaires - Maison de l'Orient Méditerranéen, Lyon, 1987, P. 13, (non publié). 138- Cf. Alvin W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, London, The Macmillan Press, 1979. Il étudie l'aliénation de la "New class" (intellectuels et intelligentsia techniques) en montrant le blocage de la mobilité sociale à la base de cette aliénation. Il donne l'exemple des leaders jacobins qui sont devenus radicaux dans leur action politique après avoir été bloqués par l'aristocratie ; ils étaient des "blocked ascendants" (p. 60) 139- Cf. Carlo G. Lacaita "Les ingénieurs et l'organisation des études d'ingénieurs en Italie ..., op. cit., p.314. 140- E. Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient... op. cit., p. 26.

Par comparaison avec la France (8,2% de femmes ingénieurs parmi les ingénieurs141) la féminisation de la profession en Syrie paraît plus importante ; et pourtant la France est un des pays européens qui a connu, ces dernières années, la plus forte progression du pourcentage des femmes ingénieurs142.

Cependant, les chiffres avancés concernant les femmes ingénieurs syriennes, comme le remarque Longuenesse, varient d'une spécialité à l'autre (plus nombreuses, par rapport à la moyenne, en architecture mais moins nombreuses en chimie/pétrole et en mécanique) et d'une ville à l'autre (à Lattaquié, où les communautés alaouite et chrétienne sont importantes, elles sont en 1984, par exemple, 33% parmi les ingénieurs diplômés; c'est-à-dire à peu prés 12% de plus que la moyenne nationale)143.

Cette transformation structurelle est de nature à mettre en cause certains stéréotypes culturalistes occidentaux selon lesquels les femmes dans le monde dit musulman sont des agents passifs enfermés à la maison sous l'emprise de la culture traditionnelle. Leur entrée massive dans cette profession masculine montre a priori un refus, certes nuancé comme on va le voir plus loin, de rester seulement femmes au foyer ou de se subordonner financièrement au pouvoir masculin (père/ mari). La conjoncture économique et le volontarisme de l'Etat ont incité les femmes à choisir un métier tel que celui d'ingénieur qui leur confère un salaire respectable et un statut symbolique prestigieux. Autrement dit, le besoin économique de la famille syrienne a aidé les femmes à transgresser leur posture traditionnelle. Elles sont peut-être pour cette raison beaucoup plus présentes dans la profession que leurs homologues libanaises, bien que ces dernières apparaissent plus libérées144. Dans le cas des femmes de milieu paysan, c'est l'occasion d'échapper au travail de la terre ou à l'enfermement domestique145.

Cet accroissement numérique des femmes ingénieurs peut conduire à deux illusions symétriques: la première consiste à considérer la féminisation de la profession de l'ingénieur comme synonyme d'une déprofessionalisation ou d'une bureaucratisation voire comme dégradation de cette profession. Il est vrai que la féminisation est survenue dans les années quatre-vingt au moment où la profession a subi une crise sans précédent mais sans qu'elle en soit la cause ; par contre, les circonstances économiques et l'orientation politique du système syrien peuvent être les facteurs principaux de la dégradation du métier.

L'autre illusion serait de considérer l'entrée massive des femmes ingénieurs dans cette profession comme signe direct de leur intégration dans le système économique. Notre enquête montre qu'on est loin de cette conclusion. Car, bien que les femmes interrogées mettent l'accent, comme leur collègues masculins, sur les problèmes généraux et sur la division sociale du travail en général sans faire allusion (sauf pour une minorité d'entre elles) à sa division sexiste, elles se voient très peu dans des postes d'encadrement ou de responsabilité, et encore moins dans le domaine de l'exécution qui demeure un bastion masculin. Cette division est souvent légitimée par la "non-qualification" technique des femmes et par la nature du travail sur le chantier où l'ingénieur est parfois obligé d'intervenir manuellement.

141- Comparaison approximative : en Syrie le chiffre est celui des diplômées tandis qu'en France celui-ci se réfère aux femmes ingénieurs et cadres techniques d'entreprise en activité. Cf. C. Marry, Femmes-ingénieurs : une (ir)résistible ascension?, in Information sur les Sciences Sociales, 1989, vol. 28, nø 2, p. 316. 142-D. Janshen, H. Rudolph, et al. (1987), Ingenierinnen Frauen für die Zukunft., Berlin et New York : de Gruyter, cité par Marry, ibid., p. 293. 143- E. Longuenesse, "Ingénieurs et développement au Proche-Orient.., op. cit., pp. 26-27. 144- Ibid., p. 26. 145- A propos des femmes ingénieurs de la région du Ghab, Cf. Françoise Métral, "Ingénieurs et agronomes dans un projet de développement rural en Syrie, in E. Longuenesse (sous direction), Bâtisseur .., op. cit., p.242.

Cette tendance à mettre les femmes ingénieurs dans un poste non qualifié est renforcée par leur propre attitude qui les laisse paraître peu ambitieuses professionnellement. Ces femmes se considèrent plutôt mères et épouses ayant principalement la responsabilité de l'éducation de leurs enfants et des tâches domestiques. Nous avons senti, lors de notre enquête, le complexe de culpabilité dans leur discours à cause de leur travail, surtout dans le cadre des entreprises publiques où les horaires sont longs (par rapport à ceux des administrations) :

"C'est bien, je travaille, je gagne un peu d'argent, mais ce sont mes enfants qui en paient le prix"146.

A notre question sur le rôle que devrait jouer le père dans tout cela, elle répondait "Dieu nous a créé, nous les femmes, pour concevoir les enfants et les éduquer... ce n'est pas une tâche d'homme". Cependant cela ne veut pas dire que les femmes ingénieurs travaillent seulement pour l'argent147 ; il semble qu'elles soient attachées à leur métier. C'est la raison pour laquelle elles ne quittent que rarement leur travail, même si leur situation matérielle le permet. Attachement au métier et non pas toutefois aux valeurs du travail, comme en témoigne ce propos :

"Si je n'avais pas étudié toutes ces années pour être ingénieur, j'aurais quitté mon travail pour me consacrer à l'éducation de mes enfants. Je pense que les femmes-ingénieurs et médecins ne peuvent pas quitter leur travail facilement".

Cette susceptibilité excessive et cette méfiance envers la valeur du travail qui peuvent être observées chez des femmes ingénieurs se compliquent par le prix social élevé que ces femmes paient pour leur engagement dans le travail : tâches domestiques sans aide de l'époux, célibat, carrière aléatoire, etc. Et pour cette raison, les femmes choisissent un travail facile, comme dans le cadre des Ministères (surtout à l'Université où elles sont très visibles), dont la tâche est loin des chantiers et avec des horaires souples, alors que ce genre de travail les prive de l'expérience professionnelle ou de la responsabilité :

"Je travaille, comme mon mari, dans le Bureau central de la statistique, pour la maintenance des ordinateurs. La direction ne m'a jamais confié un tâche sérieuse, contrairement à mon mari. Elle a peut-être raison parce que je ne pourrais pas rester au-delà des horaires de travail en cas d'urgence et je m'absente quelquefois sans prévenir au préalable mon directeur quand un de mes deux enfants tombe malade".

Pour mieux comprendre la nature de l'aspiration des femmes au travail, prenons l'exemple d'un couple d'ingénieurs mariés. R. M. jeune femme architecte alépine, issue d'une famille riche d'ingénieurs, a bien réussi dans son cursus universitaire (étant la troisième dans sa promotion à la faculté d'architecture d'Alep) : elle a souvent voyagé en Europe pour se tenir au courant du développement de l'architecture au niveau international, elle maîtrise bien l'anglais et le français, elle a fait des lectures abondantes bien au-delà des manuels universitaires. Admise à un concours d'enseignant à l'Université, elle est envoyée en ex-R.D.A. pour faire un doctorat. La-bas, elle a rencontré son futur mari, A. A., ingénieur en électronique qui a suivi un cursus universitaire très médiocre, sans aucun effort supplémentaire. Tous les deux ont terminé leur spécialité et sont revenus à Alep avec un titre de docteur-ingénieur pour être embauchés à l'Université d'Alep. Cependant, chacun a choisi d'y travailler pour des raisons différentes. R. M., bien qu'ayant, a priori, la capacité scientifique d'être un bon architecte, a cherché un emploi qui ne procure pas d'expérience professionnelle mais qui assure un revenu moyen avec un minimum d'horaires très flexibles. Par contre A. A., son mari, a choisi l'Université pour "avoir un nom connu en tant que Docteur-ingénieur et professeur à l'Université avec peu d'horaires, dit-il, qui me permettent ensuite

146- s'exprimait ainsi avec tristesse T.B. femme ingénieur ayant deux enfants. 147- Nous devons nuancer notre propos parce que nous avons observé certains cas de femmes (les cas de R. H., S. L. et K. N.) qui ont ouvert leur bureau d'études (souvent dans une pièce de leur maison) simplement pour vendre leurs quotas à leurs collègues contre une somme d'argent (le syndicat réglemente un système de quotas qui limite le nombre de m² pour lesquels un ingénieur se voit accordé un permis de construire).

de travailler ailleurs à mon compte". Il travaille actuellement, outre l'enseignement, dans deux usines industrielles privées.

A propos du célibat, nous ne disposons d'aucune statistique sur le taux de nuptialité, mais nos interlocuteurs ont observé ce phénomène. H. J., une femme ingénieur originaire de Qatana, une petite commune rurale aux environs de Damas, comptait dans son entourage neuf femmes ingénieurs en âge de se marier (entre 20 et 30 ans) dont trois seulement étaient mariées effectivement. D'ailleurs, ce phénomène est encore plus vrai concernant les femmes médecins. Ont elles été défavorisées face au mariage en faisant de longues études telles que l'ingénierie ou la médecine? Notre enquête n'a pas été en mesure de confirmer cette hypothèse ni d'en établir une autre.

Globalement, l'évolution de la place de la femme ingénieur dans la profession est certes acquise, mais on ne doit pas se faire beaucoup d'illusions, car les conditions socio-économiques ne lui sont toujours pas favorables quant à sa place dans l'économie et la société. Autrement dit, si le travail demeure la forme la plus propice et la plus légitime, socialement, pour la valorisation de ces femmes, ces dernières se bornent du fait d'un certain mépris de la société pour leurs capacités.

* * * * *

I-2-3. Fonction et statut des ingénieurs

Après cette introduction à la situation des ingénieurs, nous allons aborder avec plus de précisions leur fonction, leur statut dans l'entreprise et l'administration, et leur place dans le système des relations professionnelles. Ce développement va être présenté à travers trois lieux d'activité : les municipalités ; les ministères et les entreprises de travaux publics ; le secteur privé industriel.

Cette analyse devrait apporter une réponse aux questions suivantes : Qui sont les acteurs des politiques du développement en Syrie? Et quels sont les mécanismes de prise de décision et la capacité des ingénieurs à y accéder? Ont-ils pu jouer leur rôle en tant que médiateurs entre la société et l'Etat? Optent-ils délibérément pour l'action individuelle dans la course au pouvoir? Comment conçoivent-ils leur métier et leur carrière?

I-2-3-1. Les ingénieurs et le pouvoir municipal

En principe, l'urbanisme est un domaine privilégié des ingénieurs sur lequel ils peuvent agir, comme groupe social, comme techniciens à la municipalité, comme individus personnellement engagés dans la spéculation et la construction, comme capitalistes entrepreneurs ou commerçants. Leur pouvoir peut être celui de leur groupe professionnel, celui de leur groupe social d'origine, ou enfin un pouvoir personnel fondé sur des réseaux transversaux.

La municipalité, lieu central où s'exerce l'urbanisme, est constituée de trois instances :

1) Le conseil municipal est l'instance législative dont la moitié des membres sont élus par la population parmi des candidats agréés principalement par le parti Ba'th et l'autre moitié est nommés par l'Etat. Ses principales fonctions sont d'étudier les besoins de la ville et d'approuver les projets. A Damas, où le poids du pouvoir politique est pesant, il y a très peu d'ingénieurs, on compte en 1990 11 ingénieurs sur 100 membres ( contre 8 en 1986), alors que le conseil, à Alep, comprend 50 membres dont 25 nommés ou membres de droit et 25 élus par la population, dont 40 % sont des ingénieurs. La plupart des ingénieurs sont des conseillers de droit ou nommés, surtout des fonctionnaires et employés de l'Etat et des représentants des grandes compagnies nationales de construction et de travaux publics. A Yabroud, une petite ville dans les environs de Damas, on compte 25 % d'ingénieurs soit cinq sur vingt membres148

148- J. C. David, "Ingénieurs, urbanisme, et pouvoirs locaux à Alep" in E. Longuenesse, Bâtisseurs et Bureaucrates...., op. cit. p. 283.

2) Le bureau exécutif est constitué des différentes personnalités issues de groupes politiques ou socioprofessionnels dont des ingénieurs font partie, sous la présidence du Préfet. Il étudie les besoins de la ville exprimés par le conseil municipal. Ses compétences dépassent largement l'urbanisme. A Damas, sur dix membres cinq sont des ingénieurs (en majorité civils) contre trois sur dix à Alep.

3) le comité technique, est composé de quelques membres (dont le Maire) du conseil municipal, plus des ingénieurs fonctionnaires de la municipalité. Ces derniers sont les seuls à avoir la connaissance détaillée du Plan d'aménagement de la ville. Ce comité se charge de préparer des plans d'aménagement et des projets de construction, afin que le conseil municipal les approuve ultérieurement, ainsi que le ministère des Affaires locales.

Toutes ces indications montrent bien l'importante présence des ingénieurs dans les municipalités, au sein des trois instances, et l'évolution progressive de leur nombre. Cependant, cela ne devrait pas nous amener à une conclusion superficielle qui consisterait à dire que les ingénieurs jouent un rôle prépondérant et prédominant dans la politique urbaine ; car cette progression numérique n'empêche pas des tendances inverses : faiblesse du poids des ingénieurs en tant que groupe socioprofessionnel, changements structurels et conjoncturels au sein de l'institution de l'urbanisme, etc.

A Damas, la plupart de ces ingénieurs font partie de nouvelles classes moyennes surtout promues par le pouvoir, c'est-à-dire que leur travail en tant que fonctionnaires dans l'une de ces trois instances assure pour eux un niveau de vie au-dessus de la moyenne, et parfois par l'appui de la corruption ou la relation avec le pouvoir politique. Le cas de la ville d'Alep est un peu différent : Jean-Claude David constate que, dans cette ville, une petite partie des ingénieurs est issue de vieilles familles de l'aristocratie ottomane, des dynasties de commerçants, et même des familles enrichies dans les années cinquante (dans l'agriculture, l'industrie et le commerce). La grande majorité, par contre, fait partie de nouvelles classes moyennes et est originaire des quartiers populaires de la ville (musulmans et chrétiens) ou des petites villes de la région, sans néanmoins faire partie des catégories sociales les plus pauvres149.

Ces différentes instances, le comité technique, le bureau exécutif, et le conseil municipal, auraient dû assurer un fonctionnement normal de la municipalité : le comité technique dans lequel les ingénieurs ont un rôle prédominant, étudie le besoin de la ville en matière d'urbanisme et assure une étude de la possibilité technique et scientifique des solutions proposées. Le bureau exécutif argumente et approuve le projet pour le faire passer devant les représentants du peuple, c'est-à-dire le conseil municipal.

Qui dispose du réel pouvoir de décision? Et quelle en est la part des ingénieurs?

Nous allons analyser les mécanismes de prise de décisions à travers deux projets révélateurs réalisés dans deux municipalités différentes, celles de Damas et d'Alep (projet de construction d'un centre d'assainissement et de recyclage des eaux usées de Damas et projet d'aménagement de Bab al-Faraj à Alep).

Le projet de construction de centre d'assainissement et de recyclage des eaux usées de Damas

La réflexion sur le projet a commencé vers 1985 après un colloque international sur la pollution à Damas qui a réuni des experts étrangers, des ingénieurs syriens et des administrateurs. Une commission technique de trois ingénieurs (issus des classes moyennes et dont deux sont ba'thistes) a cherché un site adapté techniquement (niveau bas pour l'arrivage des conduits des eaux usées) et écologiquement (loin des zones agricoles qui risqueraient d'être touchées par les déchets toxiques). Le site initialement choisi est situé à Ain-Tarma, une banlieue damascène relativement désertique. Cependant Ain-Tarma est une petite ville qui a été investie par des agents immobiliers liés à des personnalités politiques éminentes. Ces derniers ont exercé une pression sur le maire qui a dû ordonner à la commission technique de choisir un autre site. Ces ingénieurs ont obéi en choisissant un autre site : la Ghouta, oasis autour de Damas. Ce choix aurait entraîné la

149- Ibid. p. 283.

destruction de milliers d'arbres et une nuisance importante pour l'agriculture. Le projet a été approuvé par le comité exécutif et est passé devant le conseil municipal de Damas. Là, il y a quelques "écologistes"150 dont Nadia Khost, un écrivain renommé appartenant au parti communiste syrien, qui ont critiqué et protesté contre le choix du site. Une discussion très vive s'est produite entre, d'une part, les "écologistes", et d'autre part, les partisans du projet, y compris les ingénieurs. Enfin, le conseil municipal a approuvé majoritairement le choix de la Ghouta. Nadia Khost, avec d'autres, a mobilisé les journaux contre ce projet, tout en affirmant que "ces journaux ne font qu'apaiser et absorber le mécontentement intellectuel et populaire.". Qui pouvait donc arrêter la mise en application de ce projet? "Moi, continue Khost, je sais qui a le vrai pouvoir de décision, c'est Hafez el-Assad". Un groupe d'"écologistes" a donc demandé une audience au président de la République et est parvenu à convaincre celui-ci de choisir un autre site pour le centre, et ainsi de revenir à Ain-Tarma. Le Président a demandé une enquête pour déterminer les responsabilités dans la décision désapprouvée. L'enquête a mis en cause et inculpé les trois ingénieurs de la commission technique sans même nommer le maire ou les personnalités politiques et militaires responsables du changement du site d'Ain-Tarma.

Le projet de Bab al-Faraj à Alep:

Bab al-Faraj est une zone au centre de la ville d'Alep de neuf hectares dans l'ancien quartier juif151 encerclé par des murs très anciens. Le projet consiste à aménager cette zone. L'origine de ce projet date de 1953 quand Gutton, expert étranger, a effectué un plan, très moderniste mais qui est resté lettre morte jusqu'en 1976.

Ce projet a connu trois étapes.

La première étape a débuté en 1976. A l'époque, on a chargé l'école d'architecture d'Alep d'élaborer un projet sous la direction de deux professeurs proches du pouvoir : un communiste et un autre ba'thiste. Le projet prévoyait des dizaines de tours de quinze étages et de longues voies rapides percées à travers les quartiers anciens152. Le projet a suscité une polémique importante car il a été jugé très moderniste et ne correspondait pas à l'architecture environnante traditionnelle.

En 1977-78, des rumeurs circulaient à Alep selon lesquelles il y aurait un soulèvement suscité par des mouvements religieux. L'Etat a nommé un maire, ancien responsable dans le service de renseignement, originaire de Deir ez-Zor, qui était aussi un préfet. Il a accéléré le processus de réalisation malgré la protestation des Alépins, y compris des ingénieurs153 , et surtout de l'aristocratie locale. Ce projet était très important politiquement pour l'Etat : d'une part, il permettait de relier les villes de la Méditerranée à celles de la vallée de l'Euphrate ( slogan, selon A. Malhis (architecte), souvent répété par le pouvoir) et d'autre part, le nouveau centre devait donner une image de modernité opposée à la tradition154.

La crise politique s'est déclenché durant l'été 1979, les travaux à Bab al-Faraj ont commencé à être exécutés d'une façon expéditive par la Société Milhouse : les éléments de valeur architecturale, historique et archéologique ont été détruits systématiquement. Une fois encore le projet se heurtait à l'opposition des éléments locaux dont des ingénieurs et la micro-intelligensia alépine.

150- des intellectuels qui s'intéressent à l'environnement. 151- A l'origine, ce quartier comptait 50.000 juifs, mais maintenant ils ne sont que 500 dont les plus défavorisés avoisinent un sous prolétariat d'immigrants kurdes et turkmènes. 152- Jean-Claude David, "Ingénieurs op. cit., p.285 153- nous analysons plus loin et dans un autre chapitre la position des ingénieurs par rapport à l'urbanisme, y compris le projet de Bab al-Faraj. 154- Ibid.

On passe alors à la deuxième étape où le conflit d'urbanisme, constate Jean-claude David, a dépassé son caractère policier et politique pour devenir technique, opposant le préfet au maire nouvellement nommé (auparavant les fonctions de préfet et de maire était remplies par la même personne). Le maire était un architecte alepin, membre du parti Ba'th, issu de la classe moyenne commerçante traditionnelle. Il était soutenu par le ministre de l'habitat, architecte, et le Premier ministre, el-Kasm, lui-même architecte. Le maire cherchait à promouvoir sa propre idée, il fondait ou justifiait son action sur les conseils d' ingénieurs et d'urbanistes étrangers, comme J. C. David et l'expert suisse Stefano Bianca : c'était un urbanisme basé sur une analyse scientifique du fonctionnement du centre et de ses besoins nouveaux, et non motivé par une rentabilité économique à court terme155.

Le syndicat des ingénieurs a soutenu la stratégie de ce maire, (qui était aussi le président du syndicat des ingénieurs) contre le pouvoir central à travers une exposition, des conférences-débats et des articles : en janvier 1978, la Revue du syndicat des ingénieurs a publié la traduction d'un article sur Alep par Sherban Cantacuzina, directeur de l'Architectural Review où l'auteur exprimait son inquiétude sur l'avenir des quartiers anciens menacés par les projets d'urbanisme. En mai 1978, la même revue en publiait un autre sur les conséquences négatives des projets évoqués156. Enfin le syndicat a organisé en septembre 1983 un colloque international sur le projet de Bab al-Faraj. Le maire a ainsi utilisé le syndicat comme un champ d'expérience et surtout un lieu de communication et d'information157.

Outre le syndicat, l'Ecole d'architecture s'est mobilisée pour protéger Bab al-Faraj. D'après M. Hiritani, géographe urbaniste et ex-directeur du Musée des Arts et Traditions populaires de la ville d'Alep, "les étudiants dans le cadre de leur projet de fin d'année, se sont intéressés aux éléments historiques et traditionnels de ce lieu, depuis 1980. Ils m'ont sollicité pour des informations historiques...... Ils étaient encouragé par leurs professeurs".

La troisième étape de projet de Bab al-Faraj a commencé vers 1982. Les enjeux ne furent plus d'ordre politique entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux, ni techniques comme en 1980-81, mais économiques et commerciaux pour la maîtrise de l'espace à construire, entre des groupes et des individus qui, tous, utilisent les différents leviers des pouvoirs centraux politiques, administratifs, et militaires. Les conflits sont souvent personnels et ne sont plus l'expression d'une revendication du pouvoir par un groupe urbain important158.

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Les deux exemples cités ci-dessus sur l'urbanisme montrent la complexité des mécanismes de prise de décision et les enjeux (politiques, économiques et sociaux) impliqués par ceux-ci. Quels sont les acteurs de l'urbanisme qui disposent du réel pouvoir de décision? Il y a trois sortes de détenteurs de ce pouvoir.

- L'Etat comme acteur : Au sommet de la "noblesse d'Etat" se dégage une strate supérieure qui utilise cumulativement sa position dans l'organigramme officiel, sa position charnière dans le circuit économique et sa proximité personnelle avec l'entourage du Président. L'exemple de l'usine d'assainissement montre jusqu'à quel point le pouvoir central avec ses personnalités politiques et militaires pèse à Damas sur la décision. Un pouvoir néo-patrimonial, c'est-à-dire une gestion privée du patrimoine publique, qui a le dernier mot à dire à travers des chaînes de relations d'intérêts qui interviennent pour favoriser un projet plutôt qu'un autre sans se soucier des besoins réels de la ville (l'environnement et la pollution). Un haut responsable

155- Ibid. 156- Jean-Claude David, "projets d'urbanisme et changements dans les quartiers anciens d'Alep", in Françoise et Jean Métral et G. Mutin, Politiques urbaines dans le monde arabe, Lyon, Maison de l'Orient, Table ronde CNRS, 1985, p. 360. 157- J.C. David, "Ingénieurs..., op. cit., p. 288. 158- Ibid., p. 287.

administratif à la municipalité nous explique qu'à travers tous les maires qui se succèdent depuis 1970, jamais le conseil municipal n'a voté contre l'approbation préalable du maire159.

L'intervention de l'Etat dans les affaires de la municipalité n'est pas seulement propre à la ville de Damas, siège administratif de l'Etat, mais aussi ailleurs où il y a des affaires importantes : à Alep, nous avons vu qu'en 1980, lors du soulèvement populaire contre le pouvoir, l'urbanisme est devenu une affaire d'Etat pour bien relier la ville d'Alep avec le tissu national et pour empêcher la ré-émergence de la particularité régionale de la ville.

En fait, cette analyse manque de précision tant que l'Etat est acteur anonyme : dans un projet donné, l'acteur agissant est la résultante des luttes des pouvoirs entre militaires, milices para-militaires, confessions et Parti.

-Les pouvoirs locaux comme acteurs : au-delà de l'enjeu politique il y a tous les enjeux économiques, sociaux et culturels qui influencent les projets fonciers à l'intérieur de la municipalité : relations familiales, confessionnelles et de classes : nous avons vu que les enjeux de la troisième étape du projet de Bab al-Faraj sont devenus économiques et commerciaux. A Damas des groupes immobiliers incitent la municipalité à mettre en application le Plan de la ville de Damas, fait en 1950 par l'architecte français Michel Ecochard (qui a planifié la ville de Damas de façon très moderniste au détriment de la vieille ville et de son patrimoine historique). C'est vraisemblablement un conflit pour maîtriser l'espace à construire.

-Les ingénieurs comme acteurs : Malgré ce contexte sombre de l'urbanisme où maint acteurs interviennent, les ingénieurs demeurent des agents intermédiaires indispensables entre la population et le pouvoir local. Cependant quel est le sens de leur action sur l'urbanisme? Les ingénieurs représentent-ils seulement la compétence technique et le savoir scientifique ou bien autre chose? Les exemples cités montrent les différents sens de leur action : tantôt ils font partie de la "société civile" syrienne face aux agents de l'Etat, comme dans le cas de la deuxième étape du projet de Bab al-Faraj où les ingénieurs et leur syndicat ont soutenu le maire contre le projet de l'Etat. Par contre, dans le cas du projet du Centre d'assainissement à Damas, ils ne représentent plus leur profession et ne respectent plus sa déontologie, mais plutôt s'impliquent dans des intérêts économiques et sociaux (personnels, familiaux, ethniques, etc.). Ils sont des outils et des leviers nécessaires pour les pouvoirs militaires et politiques.

Si nous avons présenté l'Etat, les pouvoirs locaux et les ingénieurs de façon distincte, en fait, dans l'état actuel des pratiques, les trois peuvent se relier plus organiquement. C'est la raison pour laquelle nous devons reprendre l'interrogation de David160 : est-ce la famille, le groupe social, ethnique et confessionnel, comme les groupes professionnels et même les solidarités politiques à l'intérieur du parti ou d'autres organismes, qui contiennent ou confèrent encore un pouvoir réel ou bien est ce que ce sont les seules forces efficaces qui sont acquises par des relations personnelles qui se matérialisent par des réseaux transversaux, apparemment hétérogènes de chaînes d'intérêt dominées par des personnalités du pouvoir politique? Nous répondrons à cette question lorsque nous aborderons la question de l'intégration des ingénieurs dans les structures sociales traditionnelles (I-2-1)

L'analyse que nous venons de faire concernant les deux municipalités de Damas et d'Alep peut être généralisée à différents degrés à toutes les municipalités de grandes et de petites villes de Syrie. Maint exemples peuvent confirmer cette assimilation.

I-2-3-2. Les ingénieurs des ministères et des entreprises publiques:

Si, dans des années 1920 aux Etats Unis, les protagonistes du conflit social pour accaparer le pouvoir économique, comme le notait Thorstein Veblen, ont été, d'une part, les banquiers et les agents financiers et, d'autre part, le pouvoir technique -ingénieurs et techniciens-, par contre en Syrie, le conflit se manifeste entre les ingénieurs et les cadres du Parti.

159- Le maire est élu par le conseil municipal sur proposition du ministre des Affaires locales et du parti Ba'th, ce qui équivaut, en fait, à une nomination. 160- Ibid., p. 289.

Travailler dans un ministère pour un ingénieur signifie :

- ou bien avoir un modeste travail de type administratif, c'est-à-dire, gestionnaire ou gratte-papier ;

- ou bien superviser la construction d'infrastructures exécutées par des compagnies spécialisées dans les travaux publics ; il peut s'agir de la maintenance de bâtiments et d'équipements. La supervision et la maintenance font partie intégrante de la profession d'ingénieur, mais ne confèrent guère d'expérience ;

- ou bien n'avoir rien à faire pendant des mois, voire des années. Cela s'explique par le fait que d'un côté, l'ingénieur est astreint à son service d'Etat de cinq ans et contraint de rester éventuellement, par crainte du chômage ; d'un autre côté, l'Etat ne peut pas renvoyer le fonctionnaire (socialisme oblige!);

- ou bien avoir un poste dans la direction.

Au-delà de cette diversité de situations, nous constatons un renversement rapide du rôle des ingénieurs dans le pouvoir de décision depuis le début de la crise économique. Dans ce contexte l'Etat a été contraint, dans certains domaines, de demander aux ingénieurs d'utiliser leur formation et leur compétence pour trouver une issue aux problèmes économiques. Il admet finalement l'expertise technocratique de jure ce qui était dans certain cas de facto. Les ingénieurs qui travaillent dans le cadre des ministères ou des organismes publics racontent souvent comment leurs supérieurs leur demandent, de plus en plus, des études économiques et techniques sur les projets ministériels avant de donner leur accord. Auparavant la gestion se faisait par la juxtaposition d'une multitude de décisions individuelles prises par les militants du parti Ba'th, sans en référer aux ingénieurs compétents pour justifier leurs décisions économiquement et techniquement. En fait, l'importance du Parti et de l'armée dans le circuit de socialisation des élites syriennes s'estompe : la nouvelle génération des cadres politiques du pays est de plus en plus issue de cursus technocratiques civils ; de moins en moins d'"exclus" empruntent la soldatesque ou l'organigramme du Parti comme vecteur de mobilité ascendante161.

C'est vrai que l'Etat cède de façon progressive une part de son pouvoir à ces cadres, mais cet Etat despotique et entrepreneur, géré par la bourgeoisie bureaucratique, cherche à empêcher que "le développement de la production mène à la formation d'une classe qui pourrait à terme menacer le monopole de l'Etat dans la politique de développement."162. Les ingénieurs ont été , d'une part, créés et encouragés dans leur ascension par le pouvoir politique, d'autre part, brimés, menacés, épurés et sévèrement punis par le même pouvoir :

"Je recevais régulièrement des coups de téléphone pour me demander de passer un contrat avec celui-ci plutôt qu'avec celui-là. (...) La certitude de l'attribution était telle que les directeurs de service du ministère et mes supérieurs n'hésitaient pas à me communiquer leurs souhaits par lettre sans les accompagner de la moindre argumentation. Il m'arrive de signer avec des partenaires les plus désavantageux. (...) Enfin, ce genre de pression ne cesse pas, mais je fais quelquefois la sourde oreille"163.

Le poids croissant des ingénieurs dans le cadre des ministères n'est pas seulement sensible dans le domaine technique, mais aussi dans celui de l'administration qui constitue peut-être un des

161- Faut-il nuancer ce propos, lorsque l'on sait que le dauphin Bassel al-Assad, fils du Président, a emprunté le chemin civil en étudiant le génie civil mais s'est rendu compte que ce circuit ne l'amenait pas au sommet du pouvoir, et alors changé pour devenir capitaine-parachutiste. 162- Jean Hannoyer, "Grands projets hydrauliques en Syrie" in Maghreb Machrek, Paris, La documentation Française, nø 109, 1985, p.43. 163- Entretien avec M. M. ingénieur directeur du secteur de fabrications métalliques dans l'entreprise "Milihouse", entreprise militaire de travaux publics.

effets pervers de cette croissance. On a commencé à confier aux ingénieurs un travail purement administratif ou gestionnaire qui ne relève pas des sciences de l'ingénieur.

"L'ingénieur a un esprit méthodique, dit un haut fonctionnaire, lorsqu'on lui confie une mission il la fait comme il faut, et s'il y a éventuellement des obstacles, il s'en sort tout seul ; on n'a pas besoin de le suivre de près"164.

En effet, cette situation met l'ingénieur devant un sentiment de contradiction : d'un côté, il est soucieux d'employer sa formation pour accumuler une compétence technique liée à son métier, mais le travail qu'on lui demande ne correspond pas à cette aspiration ; d'un autre côté, accepter ce travail lui permet une ascension rapide vers la direction qui pourrait lui conférer des avantages matériels et symboliques :

"Quand j'ai commencé mon travail, j'ai décidé de m'investir dans le domaine technique. Une fois que je suis devenu compétent, connu et respecté dans l'entourage de mon travail, la direction m'a fait promouvoir à un poste administratif. Cela m'a donné une responsabilité plus grande et un salaire plus élevé, mais ça m'a éloigné du domaine que j'aime"

Devant un avenir incertain, l'ingénieur issu des classes défavorisées ou dépourvu de soutien financier a tendance à accepter ce travail. C'est le cas d'une jeune femme ingénieur civil Sawsan H., fille d'un petit fonctionnaire d'Etat. Elle travaille dans le ministère de l'Electricité à la section de statistiques depuis sept ans : "Bien que j'aie utilisé, dit-elle, jusqu'à maintenant à peine 1% de mes connaissances en génie civil, j'ai l'intention d'y rester".

Par contre, les ingénieurs issus des familles riches refusent cette situation du chômage masqué et tentent de promouvoir leur statut. Deux logiques s'opposent : celle du bureaucrate qui considère l'ingénieur comme un fonctionnaire comme les autres dont la promotion se fait avec le temps, et celle de l'ingénieur qui estime être un expert technique supérieur, de par sa formation scientifique, aux autres diplômés de l'université, et par là qui considère que sa promotion devrait s'effectuer rapidement suivant sa compétence et non pas selon sa position dans la hiérarchie. Le cas de l'ingénieur civil Nader H. O. illustre cet antagonisme entre les deux logiques : fils d'une famille riche dont le père est enseignant émigré aux Emirats Arabes Unis, Nader est employé au ministère du Tourisme depuis huit ans. Au début, il travaillait dans le domaine de la supervision des travaux de construction des chaînes hôtelières. Il était content d'accumuler une expérience exceptionnelle. En 1988, Le ministère l'a envoyé en Allemagne Fédérale pour faire un stage concernant les équipements hôteliers durant neuf mois. Ayant bien réussi son stage, il espérait être promu à un poste de responsabilité. Après six mois d'attente, son directeur l'a convoqué, et il pensait que le moment était arrivé, mais il a été stupéfait d'entendre son directeur lui dire : "J'ai remarqué que votre bureau est toujours bien ordonné. Je veux vous nommer mon secrétaire". Il lui a répondu "J'ai attendu d'être nommé chef de division. (...) Je préfère démissionner plutôt que travailler comme secrétaire". Son directeur lui a donné le choix, soit de rester à son poste, soit d'accepter sa proposition, parce que, dit-il, "tu ne peux pas être chef d'une division et il y a des fonctionnaires ayant plus d'ancienneté que toi". Depuis, Nader est marginalisé dans son travail, il fait seulement la traduction de textes allemands pour son service.

Cet ensemble de situations montre le "gaspillage" des ingénieurs , qu'il s'agisse de travail dans le cadre des ministères ou des entreprises publiques. Pour ces dernières, bien que leur situation soit meilleure que celle du ministère, il existe des déséquilibres flagrants dans le pyramide des fonctions entre techniciens et ingénieurs (voir tableau nø 3).

164- Entretien avec S. T., Vice-ministre des Finances.

Tableau Nø3.

Le nombre d'ingénieurs et de technicien165

société SECTMilihouseEnsemble des sociétés de travaux publics

Nb d'ingénieurs 822 1998 6636 (I) ----------------- ----------- ---------------------- I/(I+T) (%) 61,7%46,4% 53,5%

Nb de techniciens 510 2310 6020 (T) ----------------- ----------- ---------------------- T/(I+T) (%) 38,3%53,6% 47,5%

Total (T+I) 13324308 12656 ------------------ ----------- --------------------- % 100%100% 100%

Le tableau ci-dessus donne trois groupes de chiffres concernant respectivement deux

sociétés nationales de Travaux Publics (la S.E.C.T. plutôt chargée de travaux de conception, et Milihouse qui s'occupe généralement de la réalisation de projets publics) et l'ensemble des sociétés nationales des travaux publics.

A la SECT166, 38,3 % sont des techniciens, en majorité des dessinateurs ; et presque le double (61,7 %) sont des ingénieurs. Ce grand nombre d'ingénieurs par rapport aux techniciens est dû au chômage masqué ; un ingénieur reconnaît qu'"une partie d'entre eux dessinent eux-mêmes leurs projets en raison du manque de dessinateurs".

A la société Milihouse167, les effectifs d'ingénieurs et de techniciens sont presque semblables. Au niveau de la réalisation des travaux publics, on remarque que l'ingénieur s'occupe tant de son propre travail que du travail qui en principe est celui du technicien. A l'inverse, dans l'entreprise privée, en Syrie comme ailleurs, un ingénieur dirige généralement trois à cinq techniciens.

La troisième colonne révèle la généralité de ce phénomène.

Nous pouvons tirer une conclusion générale concernant le rôle des ingénieurs dans le secteur public : ce rôle est certes prépondérant mais demeure affecté par la bureaucratisation de leur métier et la "salarisation" de leur statut. Les relations que les ingénieurs établissent avec le pouvoir politique ont considérablement évolué, dans le sens d'une autonomie de leur travail mais à des degrés différents selon la nature de leur activité. Tantôt, ce pouvoir respecte la compétence des ingénieurs, leur laisse une grande marge de liberté et même les nomme à des postes stratégiques (Premier ministre, Ministre, PDG, etc.,). Tantôt, les ingénieurs et leur prise d'initiative se heurtent aux blocages de la structure politique en Syrie en général et de la structure de l'entreprise et des organismes publics plus particulièrement.

165- source = ministère de la Planification. Ces statistiques sont datées de 1987. 166- S.E.C.T. (Société des Etudes et des Consultations Techniques) est l'une des plus grandes sociétés des travaux publics en Syrie. 167- La "Société pour l'Habitat Militaire" [Shirikat al-Iskan al-Askari], aussi connue sous le nom de Milihouse, bénéficiait encore en 1987 d'un statut particulier ; société militaire, dirigée en outre par un officier proche du président de la République, elle échappait en grande partie aux lourdeurs des contraintes administratives imposées aux sociétés publiques civiles.

I-2-3-3. Les ingénieurs du secteur privé industriel :

La majeure partie de l'industrie privée, embryonnaire en Syrie, est conçue par des investisseurs ayant le savoir-faire (souvent repris par héritage) ; c'est surtout vrai dans le secteur privé du textile. Ce type dominant d'entreprise est de petite taille, le nombre des salariés ne dépassant pas de dix personnes.

Lors de la crise économique, suite aux mesures de restrictions des importations, on a assisté, paradoxalement, à une relance de la production en Syrie : d'anciens gros commerçants, vont se recycler dans le secteur industriel afin de fournir les produits nécessaires au pays.

Le rôle des ingénieurs dans ce secteur reste très restreint168 : cela est dû, d'une part, à la nature des procédés techniques souvent rudimentaires ou similaires au modèle d'origine ; d'autre part, le rôle des techniciens dont la compétence concurrence celle de l'ingénieur, comme le remarque J. Cornand dans son étude sur le secteur du textile à Alep169 ; et enfin, à l'attitude négative de certains patrons à l'égard des ingénieurs, considérés comme des universitaires, trop théoriciens à qui manque l'expérience technique.

Pour illustrer cette situation, prenons l'exemple de Société Z.170 : le père a été le représentant commercial en Syrie de certains produits comme des appareils électro-ménagers de marque Hoover, des brosses à dents Jordin, etc.. Pour disposer de devises, il a eu recours au marché noir. En 1982, l'Etat a attaqué ce marché, et procédé à de nombreuses arrestations parmi ses agents ; Z. s'enfuit vers l'Arabie Saoudite. Son fils Kh. diplômé en science économique de Grande Bretagne, a pris le relais. En 1983, l'Etat a imposé beaucoup de contraintes administratives à l'importation par le secteur privé. Kh. Z. a décidé de se lancer dans l'industrie. Il est parti en Grande Bretagne pour acheter des machines qui fabriquent des brosses à dents. Il a bien réussi. Il a embauché pour la maintenance deux ingénieurs, l'un spécialiste en mécanique et l'autre en électronique, à temps partiel. Au fur et à mesure que le besoin de pièces détachées a augmenté, il s'est adressé aux ingénieurs et aux techniciens locaux pour demander des copies de ces pièces. Il a ainsi découvert leur capacité à se débrouiller. Il a ensuite décidé d'ouvrir une autre usine de fabrication de shampooing. Cette fois-ci, il a demandé à un ingénieur en mécanique de concevoir et mettre en application cette usine.

La participation des ingénieurs aux activités industrielles prend des formes diverses : ils

interviennent comme chefs d'entreprise ou investisseurs, experts, ou simplement salariés. Si

certains ingénieurs, après les cinq ans de service de l'Etat, reprennent l'entreprise familiale ou

créent de nouvelles usines, ces cas demeurent très limités. Faute de soutien financier, et même s'ils

ont le capital nécessaire, ils préfèrent investir dans la construction ou dans la spéculation foncière

(rentable à court terme) plutôt que dans la production. Ce type d'ingénieurs-entrepreneurs de

construction a fleuri après 1974, quand l'Etat a alloué des contrats de grands travaux, allant des

autoroutes aux unités de logements populaires, qui seront capturés par un groupe restreint

d'intermédiaires jouant sur leurs relations avec les "barons" du régime.

La modestie des salaires des ingénieurs du secteur public en oblige certains à chercher dans le secteur privé un travail où ils seront mieux payés. Ils utilisent ainsi leur compétence acquise

168- Cf. Volker Perthes, "The Bourgeoisie ..", op. cit., p.33. 169- J. Cornand, "Le rôle des ingénieurs dans le secteur privé en Syrie, le cas du textile", in E. Longuenesse, Bâtisseurs...op. cit., p. 188. 170- Entretien avec KH. Z., économiste et PDG de Société Z.

"gratuitement" dans le secteur public. C'est un véritable phénomène de "pantouflage".171 Mais avec la récession dans le secteur du bâtiment et dans l'industrie, certains se résignent à faire n'importe quel travail, même manuel ; ils sont plombiers172, ouvrent un boutique de jeux vidéo, de programmes informatiques, de logiciels de gestion, etc.173. Ces reconversions peuvent prendre une forme d'activité sans aucun rapport avec le technique : chauffeur de taxi, épicier, etc..

Aujourd'hui : en 1994, à la suite de la deuxième guerre du Golfe (compte tenu de l'argent rentré dans les caisses de l'Etat en récompense pour sa "bonne conduite" pendant le conflit!), un nouveau processus d'ouverture économique a été engagé visant à laisser plus de liberté au secteur privé, sinon à l'encourager à investir. Mais, cette ouverture demeure timide. Dans ce contexte, on assiste à l'émergence d'une "classe" de nouveaux entrepreneurs174 composée d'ingénieurs mais également de rescapés de l'ancienne bourgeoisie (liés aux caciques de l'establishment politico-militaire) et enfin de la nomenklatura, apparatchiks ou généraux militaires qui se servent de leurs relations avec le pouvoir pour contourner ainsi tous les obstacles administratifs que le simple citoyen ne peut surmonter et créer des entreprises privées, faire de l'affairisme et du "business sauvage".

Ces nouveaux entrepreneurs constituent ainsi le noyau dur de nouveaux acteurs économiques et même socio-politiques. Au delà de la diversité des situations et des origines sociales, ils manifestent la même volonté de modernisation d'une économie déjà en sérieuse difficulté et le même esprit de revanche à l'égard du système socialiste syrien :

"J'ai choisi le domaine de la programmation des ordinateurs parce que c'est un domaine où l'on en sait le moins en Syrie. (..) Ça me révolte de voir les entreprises et les administrations de l'Etat acheter des logiciels extrêmement chers qui sont beaucoup trop compliqués par rapport à leurs besoins. On apprend qu'il y a un logiciel sophistiqué, on l'achète. (..) Moi, je propose à mes clients des logiciels sur mesure et arabisés. Ce domaine est rentable à long terme parce que la demande jusqu'à maintenant est très limitée. Si je voulais un profit rapide, je me lancerais dans les jeux sur ordinateur pour les nouveaux riches, mais je refuse."175 "Ce pays ne peut pas s'en sortir sans vendre le secteur public et sans laisser les gens exporter et importer ce dont ils ont besoin."176.

En ce qui concerne notre objet d'étude, les ingénieurs du secteur privé, leur entrée dans l'économie de marché est sensiblement différente de celle des autres catégories d'entrepreneurs. Ils se distinguent de la posture traditionnelle de l'"academic import substitute" afin de se diriger plutôt vers une production destinée à l'exportation surtout vers les pays de l'Europe centrale, les pays du Golfe, l'Iran et l'Iraq. Ils ont compris la division internationale et la "division syrienne" du travail et savent très bien ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Cette orientation est doublement opératoire : elle assure un profit avantageux et les devises nécessaires pour l'achat des matières premières de l'étranger.

171- Le phénomène de "pantouflage" s'est surtout produit en France dans les deux décennies avant la première Guerre mondiale. Des polytechniciens, ingénieurs d'Etat, ont démissionné du secteur public pour aller travailler dans le secteur privé où les conditions matérielles et les possibilités de promotion étaient plus importantes. Cf. Terry Shinn, "From "corps" to "profession" : the emergence and definition of industrial engineering in modern France" in Robert Fox (sous la direction), The organisation of sciences and technology in France 1808-1914, Cambridge University Press et MSH, Paris, 1980, p. 206. 172- comme c'est le cas de Ch. R. qui travaille depuis cinq ans. 173- Comme c'est le cas de S. H. ingénieur civil. 174- Parler des entrepreneurs ne peut pas signifier une classe. Ici ils représentent plutôt une sorte d'agrégat d'hommes d'affaires. 175- Entretien avec S.F., ingénieur civil de trente cinq ans propriétaire du bureau de programmation à Damas. 176- Entretien avec D.J., agronome qui est lancé dans le commerce en gros de fleurs.

Ce lancement dans l'industrie est surtout observé chez des ingénieurs diplômés en Occident qui connaissent son système commercial et sa production industrielle. Certains ingénieurs ayant faisant leurs études dans les pays ex-socialistes ont commencé à faire du commerce, et quelquefois du "business noir", durant leurs études universitaires profitant ainsi de la faible concurrence sur le marché. Prenons l'exemple de O. H. ingénieur en informatique diplômé de Roumanie. Dès son retour en Syrie, en 1989, il a ouvert une manufacture de sous-vêtements et puis un atelier de fabrication de prêt-à-porter dont tout le produit est destiné à l'exportation vers la Roumanie et la Bulgarie. Ces exportations sont échangées contre des voitures et des planches de bois. Ses affaires prospèrent très bien. S'il ne regrette pas le fait de ne pas avoir utilisé sa formation technique, ce n'est pas parce qu'il est motivé par le profit, mais par désir d'une promotion sociale et par souci de se débarrasser du système économique en place : il est fier d'être la première Société privée qui importe des voitures mettant ainsi fin au monopole de l'Etat dans ce domaine. Il voit dans l'activité marchande une véritable éthique.

Prenons un autre portrait-type d'un ingénieur-homme d'affaires qui se démarque de ses homologues de "la nouvelle classe". Un homme qui est différent de l'exemple précédent par son poids stratégique dans le secteur économique mixte et privée : C'est Osman el-Aïdi177, docteur ingénieur diplômé de Grenoble en génie hydraulique. De retour en Syrie en 1958, il commence par s'installer à son compte dans un bureau d'études et de consultation en ingénierie, et sous-traite des chantiers pour l'Etat. Ayant débuté ses affaires comme "entrepreneur", il est maintenant un géant de l'hôtellerie et du tourisme, propriétaire d'un chaîne des hôtels (12 hôtels) le plus luxueux du pays, dont le Cham Palace de Damas. Osman el-Aïdi se démarque de l'aspect péjoratif de la nouvelle classe. Il perce même du mépris chez lui, pour "ces gens qui ne sont que des commissionnaires", et qui, pour lui, servent de couverture à des officiels du régime qui ne peuvent pas opérer directement dans le champ des affaires. Chez lui, le discours politique est plus délié, et la déférence envers les symboles du régime pratiquement absente.178

Si ces valeurs sont partagées par une bonne partie des ingénieurs-hommes d'affaires interrogés après la deuxième guerre du Golfe, pouvons-nous pour autant les considérer comme une future élite qui survivra à cette situation de transition économique et qui, au-delà de son rôle économique comme moteur du développement, participerait au changement social proprement dit? En fait, la complexité de la situation empêche toute analyse trop hâtive : car, d'une part, leur origine sociale est très diversifiée (nouveaux riches, ancienne bourgeoisie, spéculateurs fonciers, etc.,) ; d'autre part, les contraintes étatiques et sociales d'émergence d'entrepreneurs demeurent très coercitives ; enfin, ces nouveaux acteurs sociaux n'ont pas encore pu instaurer une culture d'entrepreneur privé, en créant par exemple une association ou un syndicat. En fait, historiquement, la littérature sociologique arabe produite sur ce type de catégorie, appelée tantôt hommes d'affaires et tantôt bourgeoisie nationale, montre une certaine méfiance à son égard. Elle doute de leur capacité à se doter d'une éthique qui s'apparente au développement comme c'est le cas du capitalisme européen muni d'une logique collective qualifiée par Weber de protestante. Certains sociologues ont qualifié cette bourgeoisie de parasite179 dans le sens où cette "classe", d'une part, ne s'intéresse qu'au profit en faisant tourner ses capitaux dans un cercle financier rapide sans tenir compte de véritables besoins économiques et sociaux, et d'autre part, se caractérise également par une activité floue et diversifiée, et par son mode de vie flamboyant .

En fait, la libéralisation économique n'a pas seulement pour effet de favoriser l'émergence de l'ingénieur-homme d'affaires mais aussi de l'ingénieur de production. L'évolution de l'entreprise industrielle de structure familiale de petite taille vers un nouveau type d'entreprise plus compliquée techniquement entraîne une prépondérance de la demande des ingénieurs pour ce secteur. On commence à embaucher dans ce secteur des ingénieurs à plein temps. A titre d'exemple, l'usine "AL-Charq" qui fabrique du verre (capital en 1992 10 million L.S. = 250000 Dollars) a embauché

177- Cf. J. Bahout, op. cit., p.65-69. 178- Ibid. p. 66. 179- On peut citer dans ce ligne une étude de la bourgeoisie égyptienne après l'infitah, Cf. par exemple, Samia Saïd Imam, man yamlik masr, drasé tahlilyyé lil-osul al-ijtima'yyh 1974- 1980 (A qui appartient l'Egypte. Etude analytique de l'origine sociale 1974- 1980), Le Caire, éd. Dar al-Mustaqbal al-arabie, 1986, pp. 121-135.

sept ingénieurs à plein temps et trois à temps partiel pour la maintenance des machines et le développement de certains procédés de travail. Ce genre d'entreprise privée est souvent efficiente, dynamique et capable de rendement. Ceci se fait ressentir non seulement au niveau de la qualité des produits mais aussi au niveau des salaires payés aux ingénieurs et même aux travailleurs.

Pour nous résumer, notre enquête a suggéré l'accroissement du rôle des ingénieurs dans l'industrie privée, mais nous devons prendre la mesure de l'ampleur de cet accroissement précaire. En effet, cette précarité relève, une fois de plus, de l'emprise de l'Etat sur l'économie ; d'où l'hésitation des investisseurs à placer des capitaux sur le territoire syrien où se succèdent de manière effrénée et incohérente les décrets réglementant la vie économique. Cela a, par conséquent, un effet défavorable sur le marché du travail et freine une éventuelle percée de l'ingénieur.

I-3. Unité et hétérogénéité

L'ingénieur, comme tout autre individu, appartient à une multiplicité de groupes : socio-professionnel, régional, religieux, générationnel, etc. ; il adhère plus ou moins au système symbolique caractéristique de ces groupes et c'est à partir d'eux qu'il élabore sa propre personnalité psycho-sociale. Au delà de cette règle théorique générale, l'identification de l'ingénieur à sa profession est centrale surtout en raison de la division sociale du travail.180 C'est une réalité sociale et non pas une simple division méthodologique.

Les transformations subient par la profession d'ingénieur (la salarisation des ingénieurs et la bureaucratisation de leur métier autant que la compétition entre ingénieurs comme experts) a favorisé chez eux une stratégie individuelle. Mais, paradoxalement, elle a été un facteur de regroupement afin de combattre la dévalorisation de leur statut. La stratégie individuelle se juxtapose donc à d'autres stratégies plus collectives.

Parler des ingénieurs comme individus ou comme simples agrégats est aussi abusif que de parler d'un groupe socioprofessionnel cohérent coupé de son environnement socio-économique. Au cours des chapitres précédents, nous avons tenté de présenter les ingénieurs comme des agents en conflit avec les bureaucrates, le pouvoir politique entrepreneur et autoritaire, et les pouvoirs locaux. Conflit qui s'accentue dans un certain contexte et s'atténue dans un autre.

Cependant, cette analyse ne doit pas oublier les différenciations objectives et même subjectives à l'intérieur du groupe des ingénieurs. Les rapports de force se structurent autour d'un certain nombre de lignes de clivage : clivage entre les ingénieurs du secteur public, imprégnés de traditions étatiques, et les ingénieurs du privé, bénéficiaires de la libéralisation économique ; clivage entre les différentes spécialités surtout entre les ingénieurs civils et les autres spécialités ; clivage entre la génération des années soixante et soixante-dix, qui supporte bien la crise, et la génération de la crise des années quatre-vingts ; clivage entre ingénieurs simples citoyens et ingénieurs membres du Parti Ba'th.

Ces intérêts contradictoires, occultés derrière la façade du syndicat des ingénieurs, se font jour lors de chaque élection des instances dirigeantes de ce syndicat. Celui-ci, qui apparaît serein, paisible, unifié et unificateur, devient depuis le début des années quatre-vingt un lieu de cloisonnement social, mais aussi, paradoxalement, une référence commune au groupe des ingénieurs. Car, comme le constate Boltanski plus le groupe se différencie et plus la cohésion fonctionne dans la mesure où les différentes composantes du groupe ont intérêt à garder une référence commune.181

Un autre facteur joue en faveur de la cohésion des ingénieurs : leur capital symbolique. Nous allons examiner successivement les deux facteurs.

I-3-1. Le Syndicat des ingénieurs comme lieu de référence commune et de cloisonnement social

Nous avons vu dans le paragraphe sur l'histoire des ingénieurs, comment le syndicat, jusqu'en 1980 a joué un rôle décisif pour la promotion de la profession. Devant l'incapacité du système économique, il a défendu ses membres contre l'angoisse de l'instabilité professionnelle, liée à la précarisation de leur situation socioprofessionnelle. Il leur a proposé un cadre sécurisant et doté de légitimité. Ce syndicat a fourni "l'armature" à laquelle les différents types d'ingénieurs sont venus s'agréger pour constituer un ensemble objectivement hétérogène mais suffisamment unifié symboliquement pour imposer la croyance dans son existence en tant que groupe social spécifique.

180- Quoique, en imposant "le Code unifié du travail", l'Etat tende vers un écrasement de la hiérarchie. En réalité, celle-ci est très présente autant dans l'entreprise (travail technique) que dans l'administration (travail bureaucratique). Au-delà de la relation de travail, les ingénieurs constituent souvent une communauté à part qui ne se mêlent ni avec les techniciens supérieurs ni avec les ouvriers. 181- Luc Boltanski, Les cadres. La formation d'un groupe social, Ed. de Minuit, Paris, 1882

Les ingénieurs interrogés expriment un sentiment de nostalgie à l'égard de cet âge d'or du syndicat qui a favorisé l'esprit de corps en leur sein.

Depuis que l'Etat a dissous le syndicat pour le renouveler et lui imposer une direction ba'thiste, les ingénieurs sont devenus plus anonymes. Ils ne cachent pas leur ressentiment envers les instances dirigeantes du syndicat, considérées plutôt comme représentant de l'Etat que des ingénieurs. Cependant, le syndicat a tenté de compenser cette image et de sauver la face par le renforcement d'une série de services sociaux : assurance santé dont l'importance provient du fait que ni le secteur public ni le secteur privé ne fournissent cet avantage ; coopératives pour vendre les denrées alimentaires rationnées par l'Etat et difficiles à trouver en situation de pénurie sur le marché sauf à un prix exorbitant ; clubs- restaurants qui se situent souvent dans des endroits agréables dans toutes les grandes villes ; coopératives d'habitat ; caisses de retraite ; fonds de solidarité, etc. Tous ces service sont destinés exclusivement aux ingénieurs et à leurs familles.

Atténuant les réactions d'une partie des ingénieurs, comme en témoignent certains propos, ces services sociaux ne peuvent satisfaire tout le monde. La promotion des intérêts de la profession et le renforcement des règles qui la régissent (comme conditions d'entrée et de sortie, déroulement des carrières, ajustement de la rétribution aux tâches, sujétions, devoir et responsabilité, etc.), n'ont pas profité à tous les ingénieurs. Les fonctionnaires, souvent des jeunes, voient que le syndicat ne s'intéresse qu'à leurs collègues du secteur privé à cause de leur poids dans les instances dirigeantes. Ils n'ont de contact avec leur syndicat qu'une fois par an pour régler le montant de leur adhésion en tant que membres. Un ingénieur ayant un bureau d'étude est, par contre, obligé de le fréquenter régulièrement pour entamer une démarche administrative liée à son travail ou à son expertise et pour toucher l'argent de la "caisse des bureaux d'études"182. Le syndicat étant, pour ce dernier, une instance privilégiée pour défendre les intérêts de son métier, ne fait que renforcer l'identité professionnelle. Nous avons observé lors de notre enquête auprès du syndicat des ingénieurs, (section de Damas et section d'Alep), la présence constante des ingénieurs propriétaires des bureaux d'études et d'exécutions ; ils discutent, boivent le thé, jouent au jeu de dés, fréquentent le club ou le restaurant des ingénieurs :

"j'aime bien passer le soir au syndicat, c'est le seul lieu "classe" [sic] où on ne rencontre que des ingénieurs. (..) Ici on réfléchit avec les copains (il s'agit surtout des ingénieurs ayant des bureaux) à nos problèmes professionnels et ceux de la vie quotidienne. (..) Ici tu ne trouves pas des "mukhabarât" (police secrète) parce que nous tous sommes des ingénieurs"183!

Ce propos montre l'adhésion de cet ingénieur à son groupe professionnel (ou plutôt socioprofessionnel car il s'agit tout particulièrement de la haute strate des ingénieurs du secteur privé) que cet ingénieur caractérise par sa distance par rapport au pouvoir : "un ingénieur ne peut pas être mukhabarât".

Finalement, le syndicat a échoué dans sa mission d'unifier le groupe des ingénieurs et de l'objectiver dans une institution de représentation durable et stable. L'intérêt commun reste minimal devant la diversité des espèces de capital auxquelles les ingénieurs doivent leur valeur.

I-3-2. L'efficacité symbolique des ingénieurs

En Syrie, l'image des professions véhiculée par le public confine parfois à l'imposture : certains métiers sont abusivement méprisés, d'autres incroyablement surévalués, voire mythifiés. Contrairement à l'agriculteur, par exemple, l'ingénieur bénéficie d'une aura que la banalisation n'entache guère.

182- Une partie du profit des ingénieurs propriétaires des bureaux d'études alimente une caisse dite "caisse des bureaux d'études". Annuellement, ces ingénieurs repartissent de façon égale l'argent de la caisse , ce qui assure une somme souvent supérieure au salaire annuel d'un jeune ingénieur du secteur public. 183- Entretien avec A. K. docteur architecte ayant un bureau d'étude à Damas.

Si en Occident la notion d'ingénieur désigne à la fois un diplôme, une fonction et un statut professionnel, en Syrie ce qui prédomine avant tout, c'est le "capital symbolique", pour reprendre l'expression de P. Bourdieu. Un capital qui est autant rattaché dans l'imaginaire populaire à une "vocation apostolique" qu'à une capacité technique. Le caractère d'apostolicité est en rapport avec deux logiques : économique et sociale. Au cas où l'efficacité technique est intrinsèquement dévalorisée, l'argument social prévaudra sur l'argument économique.

L'ingénieur exerce un pouvoir symbolique puissant sur le public et bénéficie d'un statut symbolique avantageux. Il utilise souvent le mot "mohandis" (qui signifie en français ingénieur et architecte) comme un titre en le plaçant devant son nom lorsqu'il se présente à ses interlocuteurs, à l'intérieur de son établissement comme à l'extérieur.

Cependant, il n'existe pas de relation de causalité directe entre l'utilisation par les ingénieurs de leur titre et du capital symbolique. Le titre est plutôt un symptôme de ce capital. Dans les pays européens, on trouve des pays dont les ingénieurs ne présentent pas du tout leur titre (ingénieur ou docteur ingénieur), comme en France, tandis que les ingénieurs allemands et belges y tiennent. Phénomène qui ne peut pas être expliqué sans se référer à l'histoire de ce groupe.

Les 'ingénieurs allemands ont mené un combat acharné pour la reconnaissance de leur titre académique ; car la tradition humaniste allemande a longtemps méprisé l'enseignement technique et professionnel.184 Héritage de l'histoire, les ingénieurs belges, depuis 1938, se sont divisés entre ingénieurs civils qui peuvent faire l'usage du titre "ingénieur civil" (Ing) avec ou sans qualification et ingénieurs-techniciens qui doivent obligatoirement ajouter le terme "technicien" au mot ingénieur (en utilisant l'abréviation Ir) et indiquant, par des initiales reconnues, le nom de l'école dont ils sont issus. Enjeux de prestige hérités du passé mais aussi conception épistémologique implicite accordant le primat aux sciences pures sur les sciences appliquées et sur la technique. Bien que la loi de 1977 ait aboli cette différenciation, la dualité actuelle ingénieurs civils/ingénieurs industriels (c'est-à-dire techniciens) est toujours persistante.185

Ce titre ("mohandis") représente un signe honorifique qui sert dans la hiérarchie sociale et le classement dans les degrés de la modernité, surtout en temps de crise où les ingénieurs recourent à des mesures restrictives et élitistes comme l'affirmation de la distinction et l'amplification des différences. Ce capital symbolique se reflète dans le comportement186, dans la rhétorique, dans la façon de s'habiller différente de celle des ouvriers et des techniciens187, bref dans le style de vie et dans l'image que le public se fait de lui. En Syrie, on enseigne aux ouvriers le respect du savoir des ingénieurs. L'entreprise joue un rôle dans l'établissement des relations de l'autorité "naturelle" de la "raison scientifique" de l'ingénieur. Cette culture légitime constitue un principe d'ordre qui n'a pas besoin de démontrer son utilité pratique pour être justifié.

La plupart des ingénieurs du secteur public interrogés déclarent qu'il est très normal qu'ils se distinguent juridiquement des techniciens et des ouvriers; et par là leur hostilité au "Code

184- Cf. Heiner Stück, "L'émancipation des écoles supérieurs techniques et la professionnalisation des ingénieurs en Allemagne au XIX siècle" in André Grelon (sous la dir.), Les ingénieurs de la crise. Titre et profession entre les deux guerres, Paris, EHESS, 1986. 185- Jean C. Baudet, "Situation des ingénieurs en Belgique", (note de synthèse composée par André Grelon), in Sociétés contemporaines, op. cit., pp. 119-126. 186- L'ingénieur dans les entreprises publiques refuse souvent d'être transporté avec les ouvriers et les techniciens. Si l'entreprise ne possède pas de véhicules de fonction pour les ingénieurs, un ingénieur, même s'il est le plus jeune, se place toujours à côté du conducteur (contrairement aux coutumes). Un ouvrier ou un technicien supérieur doit frapper à la porte du bureau de son supérieur (l'ingénieur) avant d'entrer, .... Ce sont des signes de "distinction". 187- Certains ingénieurs portent ainsi une cravate même au chantier, manière de distancier leur travail (voulu purement intellectuel) par rapport à celui des ouvriers (manuel).

unifié du travail"188 qui finalement n'a pas changé leur situation matérielle mais leur statut symbolique.

La représentation que les ingénieurs se font de leur position dans l'espace social est le produit d'un système de schèmes de perception et d'appréciation, selon les termes de P. Bourdieu. Ce système est lui-même le produit incorporé d'une condition définie par une position déterminée dans les distributions des propriétés matérielles et du capital symbolique. Il prend en compte non seulement les représentations que les autres se font de cette position et dont l'agrégation définit le capital symbolique (communément désigné comme prestige, autorité, etc.) mais aussi la position dans les distributions retraduites symboliquement dans le style de vie189.

Ce que l'on vient de dire sur le capital symbolique des ingénieurs n'est pas de nature innée, mais ce sont les conditions sociales qui font l'efficacité des configurations symboliques et lui donnent le sens dont il faut analyser les subtilités. On peut ainsi constater les effets de la sur-production des ingénieurs syriens sur la dégradation de leur capital symbolique déjà conquis: avoir le titre n'a plus la même connotation ni la même fonction qu'auparavant, et surtout pour ceux du secteur public. La figure de l'ingénieur est donc vouée à s'estomper au fur et mesure que la crise économique s'accentue. Car l'acquisition du capital symbolique est vécue sur le double registre du don et du mérite. Travailler dans un emploi subalterne et à un poste de gratte-papier n'apporte pas les gratifications attendues. Cette dévaluation du titre d'ingénieur est en quelque sorte officialisée par le "Code unifié du travail". Il n'est pas sans signification que, depuis 1969, la Revue de l'ingénieur arabe ne présente plus les ingénieurs spécialistes comme "ingénieur docteur" mais comme "docteur ingénieur". Car, c'est l'inflation dans le titre d'ingénieur qui le rend inférieur à la spécialité scientifique (exprimée par "docteur").

Parler d'inflation du titre renvoie à la difficulté de la vie professionnelle quotidienne où l'ingénieur exprime son désarroi dans ses relations de travail, ce que l'on appelle "carrière", tandis que, l'image du "métier", qui reflète la profession dont l'ingénieur demeure fier malgré les à-coups, reste intacte. Cette distinction a été prouvée dans notre enquête :

Rappelons de H. H., dont le portrait a été exposé dans le chapitre précédent, tout en exprimant sa lassitude d'une carrière malmenée, sans expérience proprement technique, tient à se présenter comme ingénieur même lorsqu'il travaille comme "secrétaire". Il cherche un capital financier pour retrouver son métier auquel il est fortement attaché. Ici, l'effet de corps s'exprime par l'identification aux valeurs dominantes dans le système de représentation.

Ces deux différents registres de la vie professionnelle se trouvent également chez les ingénieurs français, qui tout en exprimant des sentiments d'insatisfaction quant au déroulement de leur carrière, jugent leur métier passionnant.190

En outre, les liens entre capital culturel, économique et social sont étroits ; il y a une même certaine convertibilité entre eux : le capital culturel acquis par le diplôme donne exclusivement l'accès à la profession excluant ainsi les autodidactes. De façon inverse, , en Syrie autant qu'en Occident, on assiste à une reconversion du capital économique en capital culturel

188- Ce Code s'applique à tous les salariés de l'Etat, depuis 1985, qui dépendaient auparavant les uns du "Code du travail", les autres du "Code des fonctionnaires" et du "Code des employés". Le secteur privé continue seul à être soumis au "Code du travail". Dans ce nouveau code, on traite toutes ces catégories sur une seule base salariale. 189- Pierre Bourdieu, Capital symbolique et classes sociales, in L'ARC, nø72, 2e trimestre, 1978, p. 16. 190 Jean-Marie Duprez, André Grelon et Catherine Marry, "Les ingénieurs des années 1990 : mutations professionnelles et identité sociale", in Sociétés contemporaines, Paris, L'Harmattan, nø 6, juin 1991, p57.

faisant du champ scolaire un enjeu de plus en plus essentiel de la reproduction du pouvoir, qui permet aux classes dominantes de consolider leur légitimation symbolique.191

En France, depuis la fin du 19eme siècle une hiérarchisation se produit en fonction du type d'école dont l'ingénieur est issu : en haut de la pyramide, le corps d'Etat prestigieux constitué par les ingénieurs polytechniciens, puis les ingénieurs industriels composés d'ingénieurs des écoles d'arts et métiers, d'ingénieurs centraliens et de ceux des écoles supérieures de physique et de chimie. L'Etude de l'origine sociale des ingénieurs à la fin du 19ème siècle a montré comment la haute strate de la bourgeoisie a été plus présente dans l'Ecole Polytechnique que dans les autres écoles.192 Cette reconversion du capital économique en capital culturel continue à fonctionner à cause du clivage entre les ingénieurs des "grandes écoles" et ceux des "petites écoles".193 Or, en Syrie, l'aristocratie se distingue des autres catégories sociales par l'envoi de ses fils à l'étranger pour étudier le génie. La hiérarchisation se fait ainsi entre ingénieurs diplômés des universités locales et ceux qui sont diplômés à l'étranger.

Pour résumer, le poids des ingénieurs, plus décisif que celui d'autres groupes scientifiques ou socio-professionnels, leur permet de participer activement à l'effort d'orientation de la société : ce sont eux les vecteurs de toute technique nouvelle dans la société. Au moment où la modernité intellectuelle est confrontée à des freins, la modernisation matérielle est assurée plus aisément par les ingénieurs. Cependant, leur efficacité symbolique ne se traduit pas par un pouvoir capable de faire de leur groupe une "classe dirigeante" ni un "moteur du développement", mais cette efficacité facilite l'influence des ingénieurs sur le public, comme nous allons voir dans le paragraphe III-3-2.

191- Claude Dubar, op. cit., p. 75. 192- Terry Shinn, op. cit., p.185-196. 193- Voir l'analyse de Pierre Bourdieu dans l'introduction de cette thèse.

PARTIE II

L'ORIENTATION MODERNISATRICE

LIMITEE

Au cour de la première partie de cette thèse, nous avons tenté de situer les ingénieurs dans le contexte socio-économique en présentant leurs différenciations générationnelle, sociale et économique en fonction de leurs lieux d'activité : municipalité, entreprise publique, administration de l'Etat et secteur privé. Ces différentes positions professionnelles impliquent d'inégales participations à la définition de politiques de développement selon que l'initiateur est l'Etat ou les nouveaux entrepreneurs du secteur privé. En examinant la question de la participation des ingénieurs aux mécanismes de prise de décision et de leur capacité à y accéder, nous avons surtout mis l'accent sur les contraintes "extérieures", politiques et économiques. Nous allons maintenant nous intéresser plus aux conceptions que les ingénieurs ont de la modernisation, du développement, de la nation, de la religion pour pouvoir saisir leurs rôles effectifs ou potentiels et le sens de leurs actions.

Dans cette partie et la partie suivante (II et III) nous allons étudier les orientations des ingénieurs, définies comme visions du monde et modalités d'action, dans leurs formes et leurs combinaisons :

La première orientation est modernisatrice. Car nous trouvons chez les ingénieurs des références indirectes ou directes à la modernisation et c'est à notre recherche d'en définir le sens. Cette orientation renvoi à la manière dont s'articulent l'expérience de participation des ingénieurs à la société syrienne et les exigences de ces acteurs à l'égard de cette société.

Cependant, dans les sociétés à faible historicité, les ingénieurs comme d'autres acteurs ont subi des contraintes historiques, structurelles et conjoncturelles qui limitent leur capacité d'action et entraînent un autre type d'orientations. Les acteurs que sont les ingénieurs s'estiment menacés aussi bien par des forces extérieures qu'ils définissent comme étant "le capitalisme, le colonialisme et l'Occident", en fait la modernité, que par des forces intérieures. Craignant un présent miné par la crise économique et un avenir quasi incertain, leur réaction prend différentes formes : soit l'apathie, soit la crispation sur des intérêts corporatistes et sur des privilèges, créant ainsi une identité socioprofessionnel, soit enfin la référence à un passé glorieux de l'islam. Nous allons voir que l'orientation modernisatrice constitue un fonds commun pour tous les ingénieurs, mais cette orientation faible, et qui fonctionne mal, se décompose en trois niveaux qui lui donnent ainsi des significations éclatées. Ces différents niveaux sont analysés en termes d'orientations: orientation professionnelle faible, orientation corporatiste et orientation "esthétiquement" islamiste.(nous appelons l'ensemble de ces trois orientations par l'initial de chacune [PCI]). Les combinaisons entre les deux types des orientations, modernisatrices et PCI, fera l'objet de la partie III de ce travail.

Nous avons exclu les orientations politiques proprement dites en raison de leur faiblesse. Elles s'épuisent vite chez les ingénieurs centrés sur une expérience quotidienne vécue ; car, trente ans de domination ba'thiste ont profondément ancré dans la conscience des ingénieurs le sentiment d'exclusion de la vie politique et du pouvoir. Mais tout de même, le politique, comme expression et action, se cache dans l'économique, le social ou dans une identité religieuse contestataire.

* * * *

Faute de mobilisation en tant que groupe socioprofessionnel cohérent et faute de capacité à mener une action de niveau élevé (au sens sue lui donne Alain Touraine), les ingénieurs font référence à l'idée de modernisation. Ce concept, "modernisation", défini comme la capacité qu'a un système social à produire de la modernité,194 nous laisse la liberté d'analyser le processus de changement effectué par les ingénieurs soit en tant que un groupe, soit composés de sous-groupes, soit en tant qu'individus.

Il ne s'agit pas, pour aborder les orientations modernisatrices, de décrire le processus de modernisation entamé par les ingénieurs eux-mêmes, mais d'analyser les avatars de cette orientation sous la forme de leurs visées technocratique et techniciste. Ensuite, nous allons montrer les limites et la

194- Alain Touraine, "Qu'est-ce que le développement?", in L'Année sociologique, Paris, 1992, nø 42, p. 48.

faiblesse de telles visées, et la difficulté de mise en oeuvre de la modernisation, qu'il s'agisse des obstacles au niveau de la structure sociale traditionnelle, du problème des modes de raisonnement ou du problème lié à la bureaucratisation du métier des ingénieurs.

II-1. Des visées technocratique et techniciste

Dans un système politique autoritaire et socialiste d'un pays en voie de développement, comme la Syrie, les concepts de technocratie et de technocrates ont pris des connotations qui ne sont pas forcément celles des pays industrialisés.

Dans le contexte des pays occidentaux, le mot technocratie -technocracy- est "d'origine américaine : il fut forgé au lendemain de la première guerre mondiale par l'ingénieur et inventeur californien W. Smyth (cf. Industrial Management, numéros de février à mai 1919). Le terme connut une certaine vogue vers 1933-1934, lorsqu'un ancien directeur d'études des IWW (Industrial Workers of the World, organisation ouvrière indépendante de tendance anarcho-syndicaliste à sa fondation en 1905), H. Scott présenta la technocratie à la fois comme un "mouvement" et une panacée contre la crise économique. C'est ainsi que le terme restera lié au nom de Scott et par lui à celui de Veblen"195. Ce dernier voyait dans les ingénieurs (production engineers) le groupe dominant des organisations industrielles et par conséquent la classe dirigeante des sociétés occidentales. Ici, l'ingénieur, par son savoir technique et scientifique, prend la place des "capitains of industry" ayant dominé par leur capital matériel, en opposant l'"industrie" aux "affaires" (business). Cette opposition veblenienne capital/savoir est minimisée par les travaux de John Kenneth Galbraith et Daniel Bell. Le premier voit dans ce qu'il appelle la techno-structure l'association d'un savoir technique, d'une expérience et d'autres talents, alors que Bell constate la force de l'intelligentsia technique, d'une part, dans son accroissement numérique (deux ou trois fois plus que la classe ouvrière), et d'autre part, par le savoir théorique nécessaire à la direction de la société moderne196.

Burnham a prédit lui aussi l'avènement de la technocratie dans son livre "Managerial Revolution"197, mais en remplaçant le terme de "production engineers" de Veblen par les "executive". "Il n'est pas sans intérêt de signaler que lorsque le mot fut entré, grâce à Scott, dans l'usage courant, son inventeur Smyth le désavoua"198

En France, les technocrates199 ont joué leur rôle à la suite de la Deuxième guerre mondiale dans la mise en oeuvre du "Plan". Ceci a suscité des réactions négatives de la part des sociologues, surtout parmi le courant marxiste : Georges Gurvitch organisa un colloque en 1949 pour penser le problème de la technocratie, c'est-à-dire la menace de la prise du pouvoir aussi bien économique que politique par la classe techno-bureaucratique, et pour lui barrer ainsi la route dans sa marche ascendante vers ce pouvoir200. Alain Touraine, quant à lui, se place sur un autre terrain en considérant le phénomène technocratique comme générateur de conflits sociaux : ces technocrates sont ceux qui "distendent la

195- Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1976, P. 348. (L'ouvrage a paru aux Etat-Unis à New York en 1973 sous le titre The coming of post-industrial society) 196- Cf. John Kenneth Galbraith, Le nouvel Etat industriel- Essai sur le système économique américain, Gallimard, 1968, pp. 71-82. Et également Alvin W. Gouldner, The Future of intellectuals ... op. cit., p. 95. 197- 1941. La traduction française (1946) a pour titre : "L'Ere des organisateurs". 198- Ibid. 199- G. Friedmann définit les technocrates, d'après l'étymologie : "ce sont les hommes qui gouvernent par la technique, ou encore ceux qui croient au gouvernement par la technique". Cf. G. Friedmann, "Les technocrates et la civilisation technicienne", in G. Gurvitch (sous dir.), Industrialisation et technocratie, Paris, Librairie Armand Colin, 1949, p. 43. 200- Georges Gurvitch, op. cit.

relation entre ...(l'équipement et le service) au profit de l'équipement, se dévorant lui-même, se transformant en accumulation non rationnelle de puissance, créant ainsi des conflits sociaux"201.

La visée technocratique

Si nous désignons les ingénieurs en Syrie comme technocrates, c'est dans un sens très étroit et spécifique: ce sont des experts techniques ou administratifs qui participent aux prises de décision. Nous avons vu dans le chapitre précédent202 les enjeux de pouvoir entre le politique et le technique et comment le système politique a utilisé les ingénieurs comme façade publique pour masquer la nature militaire et confessionnelle du régime. Il est très significatif de noter que le Président Assad a nommé Abdel-Ra'uf al-Kassem, docteur en architecture et professeur à l'université de Damas, comme Premier ministre au moment de l'apogée de la crise politique en 1980, pour succéder à M. Halabi, un enseignant ; celui-ci avait lui même succédé à, A. R. Khlifawi, un militaire.

Cependant, les ingénieurs en poste tentent toujours d'utiliser leur pouvoir pour limiter celui des apparatchiks, mais cela ne se fait pas sans contraintes ni compromis.

Cette technocratie à la syrienne fait apparaître deux contradictions. D'un côté, les technocrates ne sont pas toujours recrutés a partir de critères d'excellence professionnelle mais par un réseau de relations de clientèle et par des connexions politiques. Dans ce sens, la technocratie ne renforce pas le professionnalisme, mais limite plutôt son rôle ; et la force d'un technocrate n'est pas due à son expertise ou à sa compétence mais à la place occupée par celui-ci dans le réseau politique, comme le montre ce temoignage : "J'ai participé à une commission dont le Président est un de mes élèves"203. L'autre contradiction réside dans le lien étroit entre le poste occupé et la prise de décision. On influence d'autant plus la décision que l'on occupe un poste officiel élevé. Des exemples abondants démontrent que des experts auxquels on a recours pour un problème délicat ne sont pas invités à participer aux instances de décisions, seuls leurs supérieurs qui connaissent superficiellement le sujet y participent.

Ces contradictions dans la visée technocratique des ingénieurs, observées également par Clement Henry Moore à propos des ingénieurs égyptiens204, produisent une classe dirigeante avortée du fait, d'une part, de la nature même du système socio-politique de l'Etat socialiste et autoritaire et, d'autre part, du système socio-culturel en place, fortement traditionnel dans ses structures.

L'action des technocrates en Syrie prend ainsi des significations très différentes de celle de ceux des pays industriels. Ces différences peuvent être résumées dans le tableau suivant :

201- Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p. 70. 202- I-2 (Ingénieurs, un statut mal défini). 203- Entretien avec N. D. R., professeur ingénieur spécialiste des barrages. 204- Clement Henry Moore, Images of Development- Egyptian Engineers in Search of Industry, The Massachusetts Institute of Technology, U. S. A., 1980, pp. 21-36.

L'action des technocrates dans les sociétés industrialisées et dans la société syrienne

sociétés société syrienne industrialisées sens de masque la domination nouvelle légitimité l'action capitaliste ou mode pour le pouvoir de fonctionnement politique capitaliste autoritaire contre qui? Les financiers, les apparatchiks ou les politiciens autres catégories ou le mouvement socioprofessionnells ouvrier Rapport au Le pouvoir est Le poste est poste indépendant de ses nécessaire pour formes formelles et exercer le pouvoir officielles Rapport à la en tant qu'expert, il pas forcément profession est reconnu par elle reconnu par elle

Les technocrates en Syrie revendiquent la capacité de résoudre l'ensemble des problèmes sociétaux et prétendent pouvoir introduire des données pour gérer l'économie de façon rationnelle, ce que ne peuvent pas faire les politiques. Ils pensent que seuls les groupes de technocrates sont responsables de l'évolution des techniques et peuvent les utiliser pour l'intérêt général. S'ils n'exercent pas le pouvoir en fait, ils en ont l'ambition et l'intention. Mais, comme ils ne constituent pas un groupe technocratique cohérent, nous sommes amenés à les définir comme des individus appartenant à un groupe sectoriel non unifié et non "unifiable" politiquement et économiquement, c'est-à-dire n'ayant ni les mêmes intérêts, ni les mêmes besoins, mais qui tendent à l'être idéologiquement. Cependant, ils

constituent plus qu'une technostructure au sens de J. K. Galbraith205.

* * * *

Parler des technocrates en Syrie pose directement la question des relations entre ces ingénieurs et le système socio-économique étatique ou plus précisément du secteur public, car leur choix du type d'économie reflète la conception de leur rôle.

Ingénieurs et modèle économique

Bien que le statut des ingénieurs du secteur public soit très défavorisé par rapport à leurs collègues du secteur privé, ce fait ne se traduit pas automatiquement par un refus de l'Etat. Pour eux, la domination peut être exercer aussi bien par l'Etat (représenté dans le secteur public) que par des groupes capitalistes (entrepreneurs, spéculateurs, direction financière, etc.,). L'exemple de la profession médicale de la Russie des années 90 montre le problème des médecins qui sont passés de l'emprise de l'Etat à celle des directeurs d'hôpitaux (privés ou publics) qui souvent ne sont pas des médecins206.

Nous allons distinguer trois types d'ingénieurs en fonction de leurs conditions de travail :

- ingénieurs dans les sociétés publiques privilégiées;

- ingénieurs dans le secteur public défavorisé ;

- ingénieurs dans le secteur privé.

Dans le secteur public, il existe certaines sociétés, peu nombreuses, appartenant surtout au ministère de la Défense (dont les ressources financières sont abondantes par rapport aux autres ministères), qui conservent, jusqu'à présent et en dépit de la crise économique, des privilèges technologiques et financiers. Les ingénieurs de ce secteur, sachant qu'ils sont minoritaires par rapport aux autres catégories d'ingénieurs, ont montré une attitude qui reflétait les avantages dont ils jouissaient dans leur travail, c'est-à-dire une attitude favorable à ce secteur. Trois exemples pourraient l'illustrer :

"Bien que le secteur public ne recherche pas la rentabilité ou qu'il ne soit pas souvent rentable, il reste le meilleur type d'économie pour notre société. (...) C'est le type qui assure l'indépendance économique nationale et l'auto-suffisance. (...) Ce secteur est le seul qui pourrait investir dans l'industrie lourde pour fabriquer des machines nécessaires à la production. Alors que le secteur privé ne peut pas le faire et recherche l'industrie de consommation rentable à court terme comme celle de l'agro-alimentaire. ..."207. Un autre ingénieur souligne qu'"En obligeant les ingénieurs à travailler cinq ans dans le secteur public, l'Etat leur rend service ; il nous apprend le métier pour que nous soyons ensuite capables de nous confronter au marché privé du travail".

"Au C.E.R.S., il y a des technologies de pointe et des machines qu'aucune entreprise privée ne peut posséder. Ici toute la puissance de l'Etat met en place un plan et une stratégie économique pour

205- John Kenneth Galbraith, Le nouvel Etat industriel- Essai sur le système économique américain, Gallimard, 1968, pp. 71-82. Selon lui, la technostructure est l'ensemble des techniciens et ingénieurs qui détient le pouvoir de décision en remplaçant ainsi les propriétaires des capitaux dans le système d'organisation de l'entreprise industrielle moderne. 206- Cf. Michael Field, "The Medical Profession in Russia", actes du colloque "Genèse et dynamique des groupes professionnels", Paris, 19-20 Novembre 1992, organisé par Groupe international de recherche sur la sociologie des groupes professionnels. (Non publié). 207- Entretien avec M. F. ingénieur en mécanique travaillant comme directeur technique d'une section au sein de Milihouse, société militaire multi-fonctionelle, qui gagne six mille Livres syriennes, c'est-à-dire deux fois plus que ses collègues ayant les mêmes années d'expérience.

développer le pays. (...) J'ai acquis dans ce Centre une expérience professionnelle inégalable ailleurs. ...."208.

En revanche, au sein de la partie défavorisée du secteur public (c'est la partie la plus importante) les ingénieurs ont tendance à dénoncer la logique du secteur public jugé "déficitaire, non- efficace et gaspilleur des ressources matérielles et humaines". Cette attitude, toutefois, ne se traduit pas, ipso facto, par une préférence inconditionnelle du secteur privé. Tout en privilégiant la logique économique des entreprises privées, ces ingénieurs se montrent sceptiques quant à la capacité de ce secteur, d'une part, à assurer à la fois la qualité et la rentabilité, et d'autre part, à satisfaire tous les besoins du pays.

"Bien que l'on critique le secteur public, le secteur privé n'est pas mieux. Regardons comment ces ingénieurs, entrepreneurs spéculateurs dans le secteur du bâtiment ne cherchent que des profits en offrant des travaux de très mauvaise qualité. (...) Tout le monde connait F. K., cet ingénieur qui ne gagne les appels d'offre que par les relations. Mais, malgré cela, je crois qu'il faut donner une chance au secteur privé. (...) La rentabilité est très importante pour motiver l'économie et la développer"209.

"Je respecte l'entreprise privée à cause de son efficacité. (...) L'ingénieur dans l'entreprise privée travaille neuf heures par jour, il prend son petit-déjeuner debout, alors que je passe avec mes collègues des heures et des heures sans rien faire. Je reste quelquefois deux heures puis je file à la maison. Ainsi cet ingénieur a plus d'occasion que moi pour accumuler des expériences professionnelles. (...)"210.

Les ingénieurs du secteur privé ont une vision plus accentuée que celle de leurs collègues du public. Ils critiquent violemment le secteur public en voyant en lui un obstacle au développement.

"Ce secteur récupère toutes les faveurs de l'Etat au détriment de l'entreprise privée. (..) Je suis contre le secteur public pour tout ce qui touche aux travaux publics, parce qu'il ne porte aucun principe d'efficacité économique. (...) On ne peut pas importer de matériaux sans passer par le rouage du secteur public pourri par la corruption. ..."211.

Certains vont jusqu'à dire qu'il faut revendre le secteur public pour le transformer en sociétés anonymes gérées par des personnes compétentes. Ces ingénieurs ont compris que l'expansion des entreprises publiques et l'intervention de l'Etat dans la société et l'économie ne sont pas dues à une nécessitée technique ou à un manque de capitaux pour l'investissement, mais à une considération plutôt politique lié à la volonté de l'Etat de monopoliser les sources du pouvoir et les forces productives dans la société.212

En fait, la Syrie a mené une expérience économique nouvelle depuis la fin des années 1980 en instaurant un type de société appelée "société mixte". Ce type est actif dans les domaines du tourisme et de l'agriculture et est surveillé par l'Etat qui possède souvent 51 % d'actions. Ce modèle a attiré l'attention des ingénieurs qui y voyaient la combinaison idéale de l'esprit de rentabilité et du contrôle de l'Etat. L'idée de la nécessité du contrôle même chez ceux qui sont opposés au secteur public marque bien la pensée économique des ingénieurs. En effet, ils n'évoquent pas souvent le capitalisme, ils parlent plutôt d'"ouverture" qui signifie la suppression des lois qui contraignent le secteur privé et surtout le

208- R. T., femme architecte au C.E.R.S., Centre des Etudes et des Recherches Scientifiques, gagne huit mille Livres syriennes par mois, c'est-à-dire à peu prés trois fois plus que ses collègues ayant les mêmes années d'expérience. 209- Entretien avec F. D. ingénieur civil qui travaille au ministère des Travaux publics. 210- Entretien avec un ingénieur du ministère de l'Irrigation qui supervise une compagnie privée. 211- Entretien avec F. N. ingénieur sanitaire qui dirige avec succès un bureau d'études et d'exécutions. 212- Khaldun el-Nakib, al-dawla al-tasalutiyya fi al-machriq al-'arabi : drasa bina'yya muqarina (L'Etat autoritaire en Orient arabe : Etudes structurelle et comparative), Beyrouth, markaz dirasat al-wihda al-arabiyya (Centre des Etudes de l'Unité Arabe), 1991, p. 196.

commerce extérieur, alors que le système capitaliste renvoie à l'image (nourrie par les mass media) de la concurrence sauvage et à la détention de l'économie et du politique par quelques grosses compagnies au détriment du social. L'"ouverture" dans le sens des ingénieurs est "un capitalisme contrôlé par l'Etat". Cependant, les sociétés mixtes n'étaient pas à l'abri des critiques de certains ingénieurs :

"Je suis scandalisé que la majorité des actions soient détenues par les militaires enrichis au moyen de la corruption et du trafic de toute sorte de marchandises et en particulier avec le Liban. (...) A titre d'exemple, les actions de la société de Sahl al-Ghab sont réparties moitié moitié entre l'Etat et M. Tlas, ministre de la Défense."213

Nous observons donc une différenciation très nette dans les attitudes exprimées chez les ingénieurs en fonction de leur modèle de professionnalité. Cependant notre enquête montre également le rôle que joue l'origine sociale de l'ingénieur dans la perception du choix d'économie. Par là, nous constatons un refus à l'égard du secteur public plus marqué chez les ingénieurs originaires de familles aisées qui voient dans le secteur public un blocage à leur ascension sociale. Leur famille leur assure les moyens nécessaires pour ouvrir un bureau d'études, pour être entrepreneur ou même pour fonder une entreprise.

Nous concluons que la plupart des ingénieurs considèrent, en général, le secteur public comme non-efficace et même privé de sa raison d'être. Cette attitude correspond à la visée économiste et technocratique chez la plupart des ingénieurs.

* * * *

La visée techniciste

Le passage à une logique technocratique est cependant accompagné par "l'incapacité de saisir l'ensemble des problèmes que pose une organisation", ce qu'A. Touraine nomme le technicisme.214

A la question "Quels sont, à votre avis, les obstacles au développement en Syrie?", la majorité des ingénieurs (en particulier les jeunes) a répondu en privilégiant l'aspect économique : pour réduire la dépendance, ils affirment :"Il nous faut la planification", "donner la primauté au secteur agricole", "promouvoir l'industrie et notamment l'industrie lourde", "minimiser la consommation des matières importées de l'étranger", "réformer le système de l'éducation et de l'enseignement supérieur", etc.

Ils posent alors le problème du développement à partir des facteurs matériels : un problème politique se transforme en un problème technique relevant de la compétence administrative. Ils conçoivent la modernité plutôt comme un ensemble de procédures techniques et productives. Dans ce registre, l'article de l'ingénieur al-Jabri, intitulé "l'ère des sciences"215, est très révélateur de cette conception, il classait les problèmes affectant cette ère. Tous relèvent des aspects économiques : la dégradation de l'environnement naturel, la déformation dans le sol agricole, la quantité de fumée noire, le bruit, la pollution de l'air, etc.

Cependant, avaient-ils la même réflexion lorsqu'ils étaient étudiants, c'est à dire avant d'être confrontés à la vie professionnelle? Parmi nos interlocuteurs se trouvaient presque un tiers d'ingénieurs avec lesquels nous avons déjà eu des relations : amicales ou universitaires. A la deuxième moitié des années soixante-dix, au cours de discussions sur des problèmes tels que la dépendance, le sous-développement ou le retard économique, les étudiants évoquaient la nécessité du retour à "l'islam authentique" et aux moeurs islamiques, ou lançaient le slogan "pas de développement sans l'unité arabe", etc. : un déficit d'objectifs socio-économique est ainsi compensé par des critères moraux ou idéologiques. Mais l'expérience tirée de leur travail et la confrontation avec la technologie, avec l'ordinateur et avec

213- déclare un agronome en poste dans une société mixte. 214- Alain Touraine, op. cit., p.77. 215- Ahmad al-Jabri, "l'ère des sciences" in Revue de l'ingénieur arabe", op. cit, septembre 1970, nø32, p.80.

l'instance administrative contribuent à renforcer des convictions que nous qualifions, faute de mieux, de matérialistes (au sens marxiste) et surtout à penser en termes économiques.

On assiste ainsi à une re-polarisation du monde social autour du monde spécialisé issu de la socialisation secondaire, au sens de Berger et Luckmann :

"Alors qu'autrefois, je disais que les acteurs du développement sont les membres de Partis progressistes qui constituent une avant-garde , maintenant je crois que ce sont les groupes au sein du milieu du travail : enseignants, ingénieurs et médecins qui posent des questions et trouvent les réponses concrètement et immédiatement". Cet ingénieur ajoutait "contrairement à ma foi, il y a quelques années, dans le rôle du prolétariat pour diriger le projet du développement, c'est sur la bourgeoisie nationale forte que ce projet devrait s'appuyer, comme ce fut le cas de l'Egypte à l'époque de Mohammed Ali. (..)"216. Nous sommes dans la problématique de Peter Berger et Thomas Luckmann entre socialisation primaire et socialisation secondaire ; si la première est l'intériorisation des normes (ou de la réalité) par l'Ecole et la famille pour tout individu, quelle que soit sa place dans le système social, la socialisation secondaire concerne l'acquisition de connaissance spécifique des rôles enracinés dans la division du travail217. Dans cette perspective, l'ingénieur syrien a bien intériorisé les connaissances scientifiques et techniques grâce à sa profession et à son entreprise.

Cependant, nous avons trouvé chez une partie des ingénieurs de type salarié un romantisme et un faible pouvoir d'analyse de la situation en Syrie dans sa globalité218. Leur mode d'expression est simple, celui de la vie quotidienne proche de l'expression de la classe moyenne des employés. Prisonniers de prémisses contradictoires, ils se révèlent incapables de repérer les lieux de dysfonctionnement. Leur conception de la crise est devenue une crise de la conception. Les "solutions" évoquées pour le sous-développement sont plus ou moins inspirées des problèmes quotidiens subis par chacun (liens très directs et immédiats) : celui qui a trouvé son travail stoppé pendant des semaines, voire des mois à cause d'un manque de pièces détachées, évoque la nécessité de créer des usines pour les fabriquer. Un autre ingénieur , qui travaille dans le domaine de la planification nationale, évoque ainsi l'absence de planification au niveau régional ou national comme obstacle primordial face au développement, etc. Ce romantisme est une sorte de technicisme qui croit à la technique ou à la technologie comme seule et unique réponse au problème du développement.

Cette logique techniciste sous-jacente à leur conception du développement tente de dégager ce qui est opérant dans tout acte efficace ; elle l'isole, elle le présente hors des rapports, des raisons, des situations, avec une sorte de caractère absolu. Ces illusionnistes, comme le note Henri Lefebvre, "oublient que toute technique vient du contenu, de l'objet, de la matière ; elle se rattache à une connaissance"219. Cette métaphysique est idéaliste, comme toute métaphysique. " Elle présente l'opération comme un pur pouvoir agissant du dehors sur une matière -humaine ou naturelle- indifférente, inerte, passive, recevant l'empreinte du technicien"220.

216- Ainsi s'exprimait T. R., agronome communiste, prisonnier pendant quatre ans à la suite de l'accusation d'appartenance au Parti de l'action communiste, clandestin, et qui travaille depuis quatre ans dans le Centre des Recherches d'Agronomie. 217- Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, (trad. française), Paris, Méridien Klincksieck, 1986, (préface de Michel Maffesoli), p. 189. 218- Nous ne demandons pas que l'acteur social tel que l'ingénieur puisse appréhender complètement un système qui ne lui apparaît jamais que par profils, mais simplement une relative globalité dans la vision. Nous sommes conscients également que l'écart entre l'appréhension subjective et la vérité objective de la situation varie considérablement selon la position sociale ou précisément de classe et la trajectoire personnelle. 219- Henri Lefebvre, "les conditions sociales de l'industrialisation", in Georges Gurvitch (sous la direction), industrialisation... op. cit., p.135. 220-Ibid.

Cela n'est pas forcément dû à l'exaltation du rendement ou à la technique en tant que telle, mais aussi à l'exaltation de leur profession. Ils sont portés à exagérer considérablement leur propre rôle. En posant la question sur le type de formation souhaitable pour un ministre et ses conseillers, la plupart entre eux désignent la formation d'ingénieur. Dans les entretiens, se glissent des propos d'enthousiasme vis-à vis de la profession : si tel haut fonctionnaire a commis une faute, "C'est parce qu'il n'est pas ingénieur...", "Il ne peut pas comprendre la technique.... ni la logique des choses". Dans l'éditoral de la Revue des ingénieurs, le rédacteur-en-chef, Hidar Trabulsi, expliquait ce qu'est la logique des ingénieurs : "l'ingénieur a une opinion et une méthode distinctes de celles de leurs frères dans les autres professions. Car l'entraînement méthodique et pragmatique que l'ingénieur apprend dans ses années d'étude et d'expérience professionnelle, ne laisse pas de place pour l'imaginaire. La solution qu'il propose, vu son lien direct avec les données, est la plus proche de la réalité"221.

A. Qouatli, ministre des Transports, membre du PCS (Parti communiste syrien), est fier d'être ingénieur et d'être bénéficiaire de l'éducation conférée par l'ingénierie ; car "cette éducation dote l'homme de la Raison et de la pensée méthodique, et elle lui inculque la logique dans laquelle les choses se succèdent..."222. Par contre, concernant la formation souhaitable des députés du Parlement (le Conseil du peuple), les ingénieurs interrogés répondent qu'il faut que toutes les catégories professionnelles soient représentées. Cette réponse ne sort pas de la logique qui attribue une place privilégiée à l'ingénieur, c'est-à-dire la place jouissant du pouvoir de décision, car le parlement "ne représente personne et n'a aucun pouvoir", selon certains ingénieurs.

Les ingénieurs sont parfois tayloristes223 sans avoir lu Taylor, ils voient tout sous l'angle technique des machines sans accorder de place aux facteurs humains, à la psychologie ouvrière, et à la sociologie du travail. D'où un conflit très manifeste entre les ouvriers et les ingénieurs, comme ce fut le cas dans le chantier de construction du "village el-Assad" à Dimas, banlieue damascène, où les ingénieurs ont défini des normes et des méthodes de travail très sévères. Cela a entraîné une hostilité entre, d'une part, les ingénieurs et, d'autre part, les ouvriers et les techniciens supérieurs ; ceux-ci ayant saboté, en janvier 1990, la construction, de manière à prendre leur revanche.

La machine, pour les ingénieurs en Syrie, est un symbole de la modernité, même si elle ne sert à rien : dans certaines entreprises publiques, et surtout militaires, qui n'ont pas de problème financier, le choix de l'ingénieur est parfois coûteux et ne correspond ni aux moyens ni aux besoins : S.L., ingénieur civil, ba'thiste issu d'une famille riche de Lattaquié, travaillant à la S.C.M. (Société des constructions militaires) a demandé l'achat d'un instrument de laser ultra-moderne de mesure géodésique. Pourtant la construction des bâtiments, qui constitue la charge principale de cette société, n'exige pas un instrument si sophistiqué.

Ce modernisme abstrait se manifeste de façon très claire chez l'architecte. Prenons l'exemple de l'urbanisme et de l'architecture, souvent très critiqués par les intellectuels. A Alep, al-Chahba, un quartier bourgeois de la ville, récemment construit, présente un ensemble de villas et de petits bâtiments élégants. Les architectes ont conçu l'habitat de façon ouverte : de grandes terrasses qui donnent directement sur la rue et des façades vitrées (à la fois porte et fenêtre). Bien que la plupart de ces maisons soient construites à la demande de leur propriétaire, l'architecte ne les a pas consultés sur leurs aspirations, considérant sa façon de construire comme évidente. Actuellement en se promenant dans certaines rues de al-Chahba, nous pouvons remarquer les modifications introduites par les habitants à leur façade pour la rendre plus opaque, c'est-à-dire cacher la terrasse par des vitres opaques. Cette solution, aussi coûteuse que peu esthétique, aurait pu être évitée si l'on avait choisi au départ un style tout au moins plus adapté au mode de vie, et aux mentalités des habitants (qui conserve l'espace étendue du privé).

221- H. Trabulsi, "L'inertie intellectuelle" in Revue des ingénieurs arabes, op. cit., juillet 1969, nø 23. 222- Ce qui est frappant dans son propos, c'est que chaque fois qu'il mentionne la Syrie, elle est automatiquement associée au qualificatif "moderne". 223- Ici, il ne s'agit pas de mettre en cause l'idée de l'organisation scientifique du travail introduite par l'ingénieur américain Fréderic Winslow Taylor, one best way, mais les principes de cette organisation et son utilisation.

Dans cette perspective, M. Hreitani, géographe et urbaniste, a mis en cause cette manière de construire des projets comme l'aménagement de Bab al-Faraj224 :

"L'architecte appréhende la tradition de façon très superficielle ; il croit qu'il suffit d'introduire un petit mouvement dans la façade pour rendre la construction belle. (...) comme le cas des bâtiments de la direction des waqfs, de la Banque de Syrie et du Liban et de la Chambre de commerce, tous, ont été conçus comme des boites d'allumettes [des cubes] avec quelques décorations extérieures inspirées superficiellement du patrimoine islamique. (..) L'architecte n'a étudié ni le tissu historique de la ville d'Alep, ni l'ancienne ville. C'est la raison pour laquelle, concernant le projet de Bab al-Faraj, son choix au départ a été très moderniste.... Hélas, l'ingénieur syrien, bien que sachant qu'il y a d'anciennes murailles dans cette zone, a voulu construire des tours au-dessus. Mais grâce aux experts étrangers, comme Jean Claude David, plus soucieux de notre tradition que nous-même, les projets n'ont pas été concrétisés".

Nous avons entendu dans toutes les villes syriennes beaucoup de propos sur le dysfonctionnement de la construction et pareils témoignages.

Lorsque nous avons rapporté les critiques formulées par certains urbanistes à l'égard des ingénieurs, A. R. M., architecte issu d'une famille conservatrice, qui vit dans l'ancien quartier d'Alep, s'est mis en colère en ironisant : "Il y a quelques temps, on a vu l'apparition soudaine du terme "tradition" : on a même créé un Bureau universitaire de la tradition et un autre lié au Parti ; on en a beaucoup parlé à la télévision et dans les journaux ; on a organisé des colloques pour le mélanger à toutes les sauces. Je me demande si la C.I.A. et le Mossad ne sont pas derrière cette ré-émergence de la tradition". Cette réaction relève de la vision moderniste, mais elle reflète aussi le malaise que cet ingénieur ressent à cause de

224- Voir I-2 (paragraphe : Le projet de Bab al-Faraj) .

l'intervention de l'Etat et de ses institutions pour imposer de choix politique et idéologique en urbanisme.

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Enfin pour résumer : au delà de la diversité d'expression des visions du monde, des représentations de la société et des perceptions de la religion, nous pouvons, tout de même, constater l'existence d'un fond commun pour la plupart des ingénieurs. Ils considèrent implicitement la technologie comme une donnée "objective" et qui n'a pas à faire l'objet de choix, "ils partagent très largement la conception d'une relation simple et immédiate entre technique, progrès et modernité ; du même coup, ils s'accorderont généralement sur la suprématie de la technique comme remède aux problèmes de la société, et seront tentés de revendiquer celle de la compétence technique dans la direction du changement social."225. Ils nous laissent entendre que "les problèmes sociaux et politiques se réduisaient à la gestion et à la modernisation"226. Les ingénieurs imaginent que tout irait mieux si la direction des affaires publiques leur était confiée. Cela constitue pour eux le "progrès technique". En effet, nous devrons nous interroger sur l'intérêt d'une technologie avancée si les institutions sociales, politiques et juridiques ne sont pas à la hauteur.

Cette référence commune pour les ingénieurs se nuance ou s'intensifie en fonction du modèle d'identité professionnelle et du secteur d'activité : pour l'ingénieur de type salarié et gestionnaire, l'idée de "l'objectivité" de la technologie est plus évidente que pour l'ingénieur de type productif. Le premier raisonne en termes d'entreprise plus que de collectivité ; c'est-à-dire qu'il s'intéresse à la réussite financière de la firme plus qu'à une rationalité économique d'ordre global. De ce point de vue, c'est l'impact du travail dans le milieu organisationnel de type bureaucratique et hiérarchique qui agit sur leur attitude. Par contre, l'ingénieur de type expert grâce, pense-t-il, à ses connaissances, scientifique et techniques, affirme une volonté de souveraineté sur les finalités de ses activités, celles du progrès technique et de la rationalité économique.

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Autocritique de cette visée :

Tous ce que nous venons de noter sur les visées technocratique et techniciste des ingénieurs en Syrie n'empêche pas l'existence de critiques, quelquefois très virulentes, de certains ingénieurs de type "héritier" à l'égard de leurs collègues et de leurs comportements :

"Le vrai visage de l'ingénieur est celui qui se manifeste lorsqu'il travaille dans la spéculation. Il n'est qu'un simple marchand qui ne cherche qu'à gagner de l'argent (...)"227.

Nazih al-Kawakibi, professeur de design à la Faculté d'Architecture à Damas, critique le modernisme greffé sur la société syrienne dont l'ingénieur est un des acteurs ; il va jusqu'à la mise en cause du système de fonctionnement de la municipalité, emprunté au système français. Il se demande si le système du Muhtaseb qui fonctionna à l'époque omeyade228 n'était pas meilleur. Il critique également la manière dont les syriens construisent aujourd'hui l'habitat, sans prendre en compte l"équilibre entre les techniques modernes et les normes de la tradition. L'exposé de ces critiques pourrait être rallongé.

225-Cf. Elisabeth Longuenesse, Bâtisseurs...., op cit., pp.23-24. 226- Cf. Alain Touraine, Mouvement de mai ou le communisme utopie, Paris, Le Seuil, 1968, p. 11. 227- Entretien avec Faîz Fok-'Adah, ingénieur civil communiste et président de l'association de la cosmologie, travaillant dans le domaine de la vulgarisation scientifique, surtout de la physique. 228- Le système de Muhtaseb fut basé sur une intervention directe des fonctionnaires chargés de affaires de la ville, et en particulier le marché -souk- pour vérifier l'application des règles. Ce système fonctionna presque sans processus bureaucratique. Cf. N. Khamach, al-idara fi al-'asr al-umaoui (La gestion à l'époque omeyade), Damas, éd. Dar AL-Fikr, 1980, PP. 334-337.

II-2. Les limites de la modernisation

Dans le chapitre précédent, nous avons analysé les avatars de l'orientation modernisatrice sous la forme des visées technocratique et techniciste. Cette orientation trouve de plus ses limites dans les structures sociales d'une part, et dans les modes de raisonnement d'autre part.

La première limite pose la question de la capacité des ingénieurs à résister devant les structures sociales traditionnelles en tant que groupe censé avoir une sorte d'identité professionnelle, tandis que la deuxième limite est de nature tout à fait différente. Avoir une orientation technocratique et techniciste postule pouvoir offrir une expertise "crédible" et fondée sur le savoir pour les instances dirigeantes. Alors, il est important de s'interroger sur les modes de raisonnement qui, nous allons le voir, ont une impact sur la crédibilité des ingénieurs syriens face à eux-mêmes et devant leurs supérieurs. A son tour, cette question pose les problèmes de la nature de la formation des ingénieurs, et des conditions du travail des ingénieurs et enfin de l'héritage arabo-islamique. Nous allons examiner ces deux limites successivement :

II-2-1. Le poids des structures sociales traditionnelles

Afin d'examiner l'influence des structures sociales traditionnelles sur les ingénieurs, nous nous proposons d'étudier les bases de recrutement du personnel (ingénieurs, techniciens supérieurs, ouvriers qualifiés, etc....) par des ingénieurs occupant des positions d'encadrement ou de responsabilité dans certaines compagnies nationales de travaux publics. Le choix n'était pas arbitraire, nous sommes parti de rumeurs circulant dans les milieux des ingénieurs qui considèrent certaines entreprises comme confessionnelles, c'est-à-dire caractérisées par une concentration communautaire religieusement identifiée. Nous avons statistiquement vérifié la crédibilité de ces rumeurs dont certaines étaient tout à fait fondées.

La SECT (Société des Etudes et des Consultations Techniques) fournit à cet égard l'exemple le plus révélateur : fondée par un ingénieur chrétien229, Fouad Bachour, en 1980, elle compte parmi les ingénieurs 65% de Chrétiens, parmi les dessinateurs 60%, et parmi le personnel occupant des positions clés 80%230. Cependant, certains ingénieurs ont exprimé, dans une réunion avec le directeur général Bachour, leur mécontentement face au confessionnalisme au sein de leur société. Dès lors, F. Bachour a rééquilibré quelque peu l'aspect confessionnel, pour que la situation ne soit pas trop scandaleuse, soit à peu près moitié de Musulmans et moitié de Chrétiens ; les postes clés restent, toutefois, en majorité aux mains des Chrétiens.231

En 1988, à la mort de F. Bachour, Hassane Chama', ingénieur musulman, se charge provisoirement de la direction. Cependant quand celui-ci a effectué un changement structurel au sein de cette société, dont le but proclamé était de réduire le gaspillage et d'augmenter le profit,

229- Pour pouvoir comparer, voici la répartition communautaire de la Syrie (il s'agit d'estimation et aucun recensement ne fournit de données sur ce point) : Sunnites 76% de la population Alaouites 12% Chrétiens 10% (12 sectes, les plus importantes sont celles de Grecs orthodoxes et les Arméniens) Druze 3% Ismaélites 40 000 Juifs 3 800 personnes. Deux minorités ethniques sont : Palestiniens 2,5% Kurdes 8%. Source : Unmasked Syria, op. cit. 230- Afin d'établir ces statistiques, nous avons choisi certaines branches de cette société, étant donné que ses locaux sont très dispersés entre quartiers et villes, et qu'aucune statistique officielle n'était disponible. 231- Il nous semble que le taux de scolarité de Chrétiens est semblable à la moyenne nationale.

certains Chrétiens ont interprété ce changement comme une réduction de leur influence. Il y a eu des polémiques, ce qui a poussé le Premier ministre à nommer à nouveau un Chrétien, R. Mhana, comme directeur général232. L'Etat, alors, informé de cette situation, est soucieux de laisser aller le jeu communautaire en conservant une certaine répartition confessionnelle entre les entreprises au sein du secteur public : entreprise "chrétienne", "chiite", "alaouite", etc.. Autrement dit, le pouvoir politique utilise toutes les ressources de la cohésion communautaire mais ne vise pas, comme le note Elisabeth Picard, en ce qui concerne les affaires de l'Etat (à part des questions directement liées à l'armée ou à la sûreté du régime), le triomphe d'une communauté sur les autres.233

Sans multiplier davantage les exemples de façon détaillée, nous pouvons mentionner des situations similaires dans d'autres sociétés nationales : La Société Nationale des Eaux Potables à Damas (Muassasat Ain al- fije'h) est sous la domination d'une majorité chiite, le ministère des Transports et la "Société des Constructions Générales" sont dirigés et dominés par des communistes234.

Ce n'est pas seulement la logique confessionnelle qui prédomine, mais aussi la solidarité régionale ou parfois les deux : dans l'entreprise Milihouse, on trouve certains secteurs sous la domination des ingénieurs alaouites de la ville de Lattaquié ou des ingénieurs alaouites de la ville de Tartous ; le projet du "Palais du peuple", construit pour la résidence présidentielle, a été dirigé par une majorité de Chrétiens de la ville de Hama. En bref, les ingénieurs imbriquent des systèmes d'appartenances multiples ethnique, religieuse, régionale et économique.

Ces exemples sont ceux d'entreprises dont les directeurs sont des ingénieurs ayant le pouvoir de recruter le personnel à leur gré. Le paradoxe est que leur esprit technocratique et leur compétence ne les ont pas empêchés de donner la priorité à la solidarité confessionnelle et géographique et non pas à la compétence technique. Est-ce parce qu'ils sont bien intégrés dans la structure sociale traditionnelle? Autrement dit, dans un langage weberien, la figure de l'ingénieur, expert professionnel doté "du monopole légitime d'une compétence attestée, fondée sur la spécialisation du savoir et la délégation d'autorité légale"235 n'est-elle pas, en Syrie, le produit d'une socialisation "communautaire" plutôt que d'une socialisation "sociétaire"236.

Nous pouvons répondre oui, mais avec des nuances. Au-delà des limites de cette enquête, il faut distinguer deux formes d'action de la part des acteurs sociaux : le conflit inter-communautaire qui consiste à rassembler, pour chaque camp antagoniste, la force confessionnelle

232- Un groupe de responsables religieux chrétiens avait évoqué cette affaire lors d'une rencontre avec le Président el-Assad. 233- Elizabeth Picard, "Critique de l'usage du concept d'ethnicité dans l'analyse des processus politiques dans le monde arabe", in Etudes politiques du monde arabe, Dossier du CEDEJ, Le Caire, 1991. 234- Ce n'est pas par mégarde que nous considérons un certain communisme syrien de ces dernières années comme communautaire. En fait, ce n'est pas le socio-économique qui le définit, étant donné qu'il est une formation liée plutôt aux classes moyennes (au sens vague de terme) qu'au milieu ouvrier. Il est utile de noter que l'image d'un communiste syrien auprès du public est celle de quelqu'un qui passe le temps en discutant et buvant de la bière au café chic et "moderne" al-Kindil, situé dans le quartier moderne de Salihiyya. L'aspect communautaire de ce communisme se traduit de différentes façons : à Damas, le communisme officiel (P.C.S.) est basé dans le milieu de la minorité kurde (d'ailleurs le leader historique, Kh. Bakdach, est un kurde). A Salamiyya, ville où cohabitent deux communautés, musulmane sunnite et musulmane ismaïlite, nous constatons que le P.C.- bureau politique, Parti clandestin de R. Turk, est constitué presque exclusivement de Musulmans sunnites, tandis que le Parti communiste du travail, aussi clandestin, recrute ses membres dans le milieu ismaïlite de cette ville. 235- Max Weber, Essay in Sociology, trad. anglaise, Oxford University Press, 1946, p. 678. 236- Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 95.

afin d'accaparer le pouvoir contre d'autres confessions ; et "al-'assabiyya" (esprit de corps), le fameux concept d'Ibn-Khaldoun, qui est une forme de solidarité et d'alliance à l'intérieur d'une tribu, confession ou région qui n'implique a priori aucune hostilité envers les autres. Il nous semble que le cloisonnement des entreprises en aires de domination est dû à l'assabiyya et non pas à un conflit intercommunautaire. Le cas des Chrétiens, par exemple, montre que malgré leur assabiyya profond, ils ont été traditionnellement les plus ardents zélateurs de l'idée d'Etat-nation en Syrie. En outre, ce facteur proprement confessionnel s'inscrit, d'une part, dans une logique économique de développement et d'exode rural et, d'autre part, dans une logique politique où une certaine communauté s'identifie au pouvoir politique (comme c'est le cas de la communauté alaouite).

Dans cette perspective, la démarche critique d'Elisabeth Picard met en cause de façon pertinente l'usage du concept d'ethnicité dans l'analyse des processus politiques en Syrie. Elle met en évidence la complexité de ces processus pour un pouvoir qui "n'a cessé de nier, de franchir et de déplacer les frontières communautaires, afin d'élargir sa clientèle dans une triple dimension, matrimoniale, économique et religieuse, qui la conduit jusqu'à intervenir systématiquement au-delà des frontières de l'Etat territorial."237. L'observateur de la Syrie devrait se garder de deux excès : l'un considère le jeu politique syrien comme exclusivement confessionnel et sans tenir compte de son soubassement socio-économique. L'autre excès consiste à se contenter de l'analyse au niveau de la "société" en occultant l'hétérogénéité de l'organisation sociale238. Si Alain Touraine se garde de cette conception même dans les pays occidentaux, elle sera extrêmement dangereuse pour la Syrie, parce qu'elle "laisse croire à une correspondance directe, à un recouvrement exact entre un champ d'historicité et un ensemble institutionnel et une collectivité territoriale"239. Michel Seurat n'a pas tort de considérer la Syrie comme n'étant qu' "une expression géographique"240, définition certes allégorique, mais assez proche de la réalité. Comme sociologue, il faut toujours s'interroger sur les formes de la sociabilité, et ne pas supposer résolu le problème de l'intégration, comme le fait le pouvoir politique syrien pour masquer sa propre pratique confessionnelle.

En fait, il est très difficile d'imaginer que les ingénieurs puissent échapper à des logiques confessionnelles et relationnelles dominantes accentuées et exacerbées par un Etat qui cherche toujours sa légitimité dans la structure traditionnelle, c'est-à-dire favoriser le regroupement par confession, tribu ou localité, etc.,241.

Cependant, cette logique n'exprime en rien la disparition des différenciations de "classe" à l'intérieur de cette solidarité ni des réseaux des relations personnelles. On a vu lors de notre analyse des acteurs sociaux au sein des municipalités que des relations personnelles se matérialisent par des réseaux transversaux, apparemment hétérogènes de chaînes d'intérêts dominées par des personnalités du pouvoir politique. En fait, la crise économique a bien affecté les rapports sociaux et en particulier le rapport à l'argent. Nous sommes loin de l'image rose de la famille traditionnelle qui constitue une base logistique de survie économique et dont les membres travaillent dans une même ville ou une même entreprise familiale, se réunissent le soir et se solidarisent pour toute éventualité. Le système politique basé sur la répression diffuse un climat de

237- Elizabeth Picard, "Critique de l'usage .., op. cit., p.80. 238- Les courants communistes et en général le gauche en Syrie tiennent ce type d'analyse : une négation totale de confessionnalisme de la réalité sociale comme un moyen, pour eux, de la construction de l' "unité nationale". 239- Cf. Alain Touraine, Production de la société, Paris, éd. du Seuil, 1973, p. 278. Voir également pp. 277-292. 240- Il reprend la célèbre formule de Metternich énoncée à propos de l'Italie. Cf. Michel Seurat, "Les populations, l'Etat et la société", in La Syrie aujourd'hui, édité par A. Raymond, CNRS, Paris, 1980, p. 116. 241- A chaque "élection" ou "réélection" du Président al-Assad, nous avons vu à la télévision, le défilé des "délégations populaires" (chefs de tribus, confessions, Moukhtars [chefs de quartier], dignitaires religieux) se présentant au Président pour le féliciter et confirmer la soumission de leurs sujets à ce système.

méfiance entre les individus à l'intérieur d'une même communauté : "J'ai peur, dit un ingénieur, de mes propres frères". Crise économique, corruption et répression politique, urbanisation massive diluent l'assabiyya (l'espris de corps) et font une érosion importante des valeurs conviviales des structures sociales traditionnelles. Auparavant, surtout dans les années cinquante, les types de différenciation des entreprises et des ministères étaient d'ordre politique242, comme le constate l'ancienne génération des ingénieurs243 : entreprise ba'thiste, nassérienne, des Frères musulmans et communiste244. Ceci peut être expliqué par la précarité et la fragilité du processus démocratique qui ont fait éprouver aux militants le besoin de se regrouper.

II-2-2. Bureaucratisation du métier et héritage arabo-musulman

Depuis le début des années quatre-vingt, on ne parle plus de "qualification" mais de "compétence" de l'individu pour la performance économique afin d'introduire la dimension culturelle. Dans le cas de l'entreprise moderne, elle exige chez les ingénieurs un certain nombre de qualités : esprit d'ouverture, sens des responsabilités, sens de l'innovation et de la créativité, sens du concret, aptitude à la mobilité et à l'adaptation aux évolutions permanentes.

Cependant, en Syrie, ces qualités se heurtent à des contraintes subjectives (ou culturelles) relatives à la manière dont l'ingénieur résout les problèmes dans son travail et d'autres, objectives, liées à la réalité socio-économique et politique de l'organisation de travail et surtout à la bureaucratisation de son métier. Ces deux types de contraintes sont étroitement liées, de sorte que l'on ne peut pas traiter l'une sans l'autre. Nous nous bornons ici à traiter de certains points concernant les modes de raisonnement chez les ingénieurs syriens. Notre objectif n'est pas de porter un jugement de valeurs sur ces modes, ce qui est hors propos, mais de signaler un facteur qui influence la mise en oeuvre du sens de l'innovation et la créativité chez les ingénieurs. Nous allons tenter de montrer que la transformation du système de valeur, et plus précisément du système des modes de raisonnement, n'est pas le résultat d'une simple combinaison entre logique des modèles importés de science et technologie de l'Occident (importés par l'ingénierie) et des modèles originaux (légués de la pensée arabo-islamique), mais à la fois conséquence et condition des transformations économiques. Parler de deux logiques, occidentale et autochtone, ne renvoie pas à l'opposition logique rationnelle/logique irrationnelle. La vie moderne en Occident ou ailleurs est loin de l'image univoque dressée par Weber d'une comptabilité pure rationnelle de droit et technologie dotant l'acteur de la rationalisation des comportements et d'une éthique économique rationnelle245. Car "les acteurs des sociétés les plus modernes ne se réduisent pas à la poursuite rationnelle de leurs intérêts ; ils vivent au contraire entre un passé et un avenir, des enracinements et des espoirs ou des peurs."246.

Notre démarche consiste donc à repérer la situation socio-économique de travail des ingénieurs sans oublier la difficulté culturelle qui s'opère par la médiation entre l'exigence technique moderne et la pratique d'individus différemment situés par rapport à cette exigence.

Encore faut-il préciser qu'il ne s'agit pas de s'interroger sur l'adéquation ou l'inadéquation entre sciences et techniques d'une part et religion d'autre part, bien que l'inadéquation

242- En général, une des formes du cloisonnement social dans la société syrienne, avant 1963, a été d'ordre politique. Cf. M. Seurat, "Les populations, l'Etat et la société", in La Syrie aujourd'hui, op. cit., p. 124. 243- Entretien avec l'ingénieur civil B. S., âgé de 54 ans. 244- Le communisme à cette époque était beaucoup moins communautaire 245- Bien sûr, cette image a été tempérée par la tension, décrite par Max Weber, entre "la rationalité par finalité" et la "rationalité selon les valeurs". 246- A. Touraine, La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 106.

entre les deux ait été il y a peu de temps un postulat pour de nombreux chercheurs. Nous pensons que l'homme, tel que l'ingénieur, peut appartenir à deux univers différents : être partisan des sciences et techniques et fervent de la transcendance, grâce à la sélection qu'il saurait opérer dans les deux sphères sans qu'il soit le moins du monde schizophrène247.

Avant d'aborder le problème des modes de raisonnement chez les ingénieurs syriens248, nous devons essayer de mettre au point un schéma qui nous permet de regrouper l'ensemble des démarches possibles adoptées par l'ingénieur, en vue de résoudre les problèmes quotidiens. Ce schéma a été élaboré à partir de notre réflexion, d'une part, sur la formation des ingénieurs syriens et leurs expériences professionnelles, et en les comparant à celles de leurs collègues des pays européens, la France notamment.249

247- Jean-Noël Ferrié, "Du saint-simonisme à l'islam", in Magali Morsy (sous la direction de), Les saint-simoniens et l'Orient- Vers la modernité, La Calade, Aix-en-Provence, 1989, p. 156. 248- Nous avons suivi, en gros, deux méthodes pour observer leurs modes de raisonnement : 1ére : interroger 25 experts étrangers, qui travaillent dans des sociétés de travaux publics, sur leurs relations avec les ingénieurs locaux. 2éme : examiner comment les ingénieurs syriens résolvent les problèmes techniques en suivant leur travail dans certains domaines, et surtout dans celui de la conception des projets. 249- Cf. Haut Comité Education-Economie, "Rapport sur l'ingénieur de l'an 2000", in Problèmes économiques, Paris, La documentation Française, 1989, nø 2095. - Armelle Gauffenic et Guy Bérault (sous dir.), Formations d'aujourd'hui pour ingénieurs et scientifiques de demain, Paris, Ingénieurs et scientifiques de France, 1987. Lawrence P. Grayson, La conception des programmes de formation des ingénieurs, Paris, UNESCO, 1980. (surtout la première partie). Alan Goodyear, "Présentation", in Impact, UNESCO, Volume 27, nø 4, octobre 1977 (numéro spécial sue l'enseignement des sciences de l'ingénieur).

Le schéma ci-dessus nous montre le modèle général quel que soit le pays dans lequel l'ingénieur exerce.

Ce modèle est très idéal pour l'ingénieur syrien. Nous allons voir comment , à la fois, les conditions de formation et de travail et l'héritage culturel ont un impact sur ce schéma et ainsi sur les modes de raisonnement chez les ingénieurs. Nous allons traiter ce problème à travers les points suivants :

1-Connaissances et acquis.

2-Qualités professionnelles.

3- Modalités de décomposition des problèmes.

4- Le problème de l'expert étranger.

5-Solution du problème.

* * * * *

1-Connaissances et acquis :

L'étude que nous avons entreprise sur la formation des ingénieurs250 en Syrie montre les caractéristiques suivantes :

- Depuis 1970, la majorité des ingénieurs syriens sont diplômés des universités syriennes251 et peu d'universités étrangères : en 1984, 6874 élèves-ingénieurs à l'étranger sur 26239 en Syrie252 à savoir 26,2% de l'ensemble des élèves-ingénieurs mais ceux qui revient en Syrie pour exercer leur métier ne constituent que 11,3% de nouveaux inscrits au syndicat d'ingénieur de Damas253.

- En ce qui concerne les conditions d'accès aux facultés de génie, les étudiants sont admis sans concours, en fonction de leurs notes au baccalauréat, sauf pour la faculté d'architecture où un teste est obligatoire. Il est exigé un moyenne générale élevée, mais celle-ci peut résulter de la supériorité du candidat dans les matières littéraires plutôt qu'en mathématiques, physique ou chimie, de sorte que ce critère ne contrôle en aucun cas les aptitudes potentielles des étudiants à pratiquer un jour la profession d'ingénieur. Nous constatons également que les élèves-ingénieurs

250- Pour plus de détails, cf. Sari Hanafi, "La formation des ingénieurs en Syrie et son adaptation aux besoins de la société" in E. Longuenesse (dir.), Bâtisseurs et Bureaucrates - Ingénieurs et Société au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison de l'Orient, 1991.

251- Au lendemain de l'indépendance, en 1946, l'Etat a créé la faculté de génie à Alep, ensuite en 1961 à Damas , etc. On compte maintenant quatre Universités (Damas, Alep, al-Ba'th [Homs] et Tichrin [Lattaquié]) et un Institut Supérieur de Technologie dans lesquels sont enseignées presque toutes les spécialités de génie.

252- Source= ministère de l'Enseignement supérieurs de la Syrie. 253- E. Longuenesse, ingénieurs et développement au Proche-Orient : Liban, Syrie, Jordanie, op. cit. p.16. (note).

fondent leur choix sur les modèles de valorisation sociale et non sur la vocation.254 Seulement 22% des étudiants (selon l'enquête)255 en faculté de génie civil choisissent cette faculté par vocation.

- Au niveau des méthodes appliquées à l'université de Damas pour l'enseignement d'ingénierie, cet enseignement est tel que les professeurs transmettent aux étudiants tous les détails, au lieu de se contenter de signaler les références et de traiter les idées générales256 ; car il existe un manque de références disponibles ; de plus, les étudiants sont habitués depuis l'école à recevoir facilement des informations par l'enseignant ainsi que par les manuels scolaires. Ce qui est en cause, ce n'est pas le volume d'informations que possèdent les ingénieurs, ni leur savoir, ni leur savoir-faire, mais plutôt la manière de faire savoir, celle de communiquer et comment apprendre à apprendre.

Les étudiants s'appuient presque exclusivement sur les manuels universitaires. Dès 1985, une loi exige que les examens portent au moins pour 85% sur des sujets accessibles dans les livres universitaires. Auparavant, certains professeurs posaient aux examens des questions non traitées dans ces manuels, mais dont les résultats pouvaient être déduits des enseignements données.257

- Au niveau des programmes de l'enseignement général des ingénieurs dans les universités en Syrie, ils laissent apparaître une forte ressemblance avec les universités occidentales (comparaison faite entre la faculté de génie civil de l'université de Damas et celle de l'ENSAIS de Strasbourg). Cette ressemblance concerne tout particulièrement la formation de base, dite fondamentale. Par contre, le problème réel se révèle dans le domaine de la formation de production, c'est-à-dire tout ce qui est technologie. Ici, la non- contemporanéité de cette formation et l'accélération technologique produisent des dissonances cognitives et rendent difficiles toute constitution d'une véritable "culture technique" : en effet, le système occidental, au sens large, libéral et ex-socialiste258, (surtout allemand) "s'intéresse à l'exercice de la profession plus qu'aux sciences"259. Ce domaine est très évolutif et exige un suivi constant des matériaux et des machines sur place et sur le marché international. Les ouvrages traduits de langues étrangères en arabe ne sont pas en mesure d'assurer le minimum nécessaire à un bon suivi. Dans l'entreprise, l'ingénieur n'est pas à même de lire toutes les informations fournies dans les catalogues concernant les nouveaux appareils importés. Seuls l'expérience, le tâtonnement et un déchiffrage partiel de notes et de figures lui permettent de connaître le fonctionnement des machines.

Il n'est prévu dans la formation initiale aucun stage. A ce stade, un tel stage serait important pour éclairer et concrétiser les études antérieurs et motiver pour les études ultérieures. En outre, ces stages donneraient à l'étudiant une meilleure connaissance du monde du travail en tant que système socio-économique. Sur ce point, il existe un différence très importante entre la Syrie et la France : à l'Université de Technologie de Compiègne, les étudiants font un mois de stage ouvrier après le premier semestre et deux stages de cinq mois chacun au cours des études, développant ainsi de bons contacts entre l'entreprise et l'université.

- Cette formation initiale n'est pas suivie d'une formation continue ; on trouve rarement des conférences, des colloques et des stages auxquels les ingénieurs peuvent assister pour leur

254- Sur ce point, la France n'est pas très différente de la Syrie, parce que la vocation révèle la motivation et non pas forcément la compétence. 255- Une série d'entretiens auprès d'élèves-ingénieurs a été réalisées dans le cadre de notre D.E.A. 256- Cette méthode est appliquée par 85% des enseignants ; alors que la méthode que consiste à expliquer uniquement les grandes lignes du cours, en sollicitant la capacité de réflexion des étudiants, ne concerne que 15% des enseignants (toujours selon notre enquête). 257- Cette loi a été promulguée suite aux protestations de l'Union Nationale des Etudiants en Syrie. 258- Certes, il y a des différences entre le deux versants, mais il y a autant de points communs. 259- Entretien avec A. Ahdab, ingénieur diplômé à Damas et docteur de l'ex-RDA.

assurer un recyclage ou un approfondissement de leur savoir théorique universitaire. La documentation est rare : la bibliothèque universitaire n'est pas dotée de nouveaux ouvrages (la majorité datent des années 60) ; alors que, la bibliothèque nationale (appelée bibliothèque el-Assad), créée en 1980, sélectionne très peu de livres d'ingénierie. On y ajoute aussi que l'ingénieur, lui même, n'actualise généralement pas ses connaissances, par lui-même : documentation, presse, contacts avec l'extérieur...

Cette situation a encouragé certains ingénieurs syriens à publier des articles ou des livres. Nous allons étudier de près ce discours scientifique, qui a pour objectif de combler la lacune liée à la nature de la formation initiale et à son contenu.

Le discours scientifique des ingénieurs

Un ingénieur- chercheur ne peut pas fonder sa réputation sur un dire spécifique, comme l'écrivain, qui protégerait en quelque sorte son droit d'auteur. Mais l'ingénieur publie très peu de livres : cela ne signifie pas pour autant qu'il veuille rester anonyme. Il veut bénéficier du prestige attaché à sa découverte, consolider son statut à l'intérieur de son groupe professionnel, en un mot être reconnu pas ses pairs. Le seul moyen pour lui d'y parvenir sera de prendre date, c'est-à-dire d'énoncer qu'il est le premier à être parvenu à tel résultat ou à avoir eu telle idée. D'où l'importance qu'il publie vite, très vite même. Seule la revue, par la rapidité de décision de publication permet de garantir à l'ingénieur la reconnaissance.

Le dépouillement des articles scientifiques publiés dans la Revue du syndicat (Revue de l'ingénieur arabe) a montré la diversité des réalisations du discours scientifique ; il n'est pas possible de le considérer comme discours homogène, il faudra envisager plusieurs types de classification selon les différents critères260 :

Par rapport au public, les articles sont souvent heuristiques, destinés aux ingénieurs spécialisés. Très peu de discours didactique pour les étudiants de génie et encore moins de textes vulgarisés pour le grand public.

Par rapport aux actes mis en jeu, les articles sont souvent des comptes rendus d'expérience qui montrent par exemple l'application d'un procédé technique dans le contexte de la Syrie (comme le transport du béton261, les communications sans fil et leurs applications en Syrie262). Ce type d'articles est à la fois descriptif et explicatif. Alors que nous trouvons des articles exclusivement descriptifs traitant surtout de la géologie ou de la hydrologie des régions de la Syrie.

Un autre type existe aussi, c'est l'article de synthèse d'une recherche, souvent traduit. Ce type prend la forme d'un texte argumentif. Il est frappant de constater que peu d'articles se déclarent traduits ou sont munis de notes infra-pages.

Les auteurs de ces articles sont souvent des ingénieurs spécialisés dans des pays étrangers. Leur connaissance des langues étrangères leur permet d'actualiser leur formation. Certains noms qui se répètent souvent (comme Ahmad al-Hassan, Nafe' Chahine, etc.,) nous montrent qu'ils sont motivés par une volonté persistante de combler une lacune de la formation initiale chez les ingénieurs, mais aussi , bien entendu, par le prestige qu'ils acquièrent grâce aux publications.

Jusqu'en 1971, la Revue conserve une qualité scientifique prestigieuse : articles sérieux bien faits dotés de références bibliographique, résumés en anglais et/ou en français. Avec le temps, une partie de ces articles ont progressivement cédé la place à d'autres moins importants décrivant des expériences professionnelles et sans références. Nous pouvons dire que cette dégradation du

260- Cf. Georges Vigner, Lire : du texte au sens, Paris, éd. CLE International, , 1979, pp. 107-108. 261- Revue de l'ingénieur arabe, op. cit., nø 30 mai 1970; 262- ibid., nø 31, août 1970.

niveau de la Revue est inéluctable dans le mouvement général de la détérioration du statut des ingénieurs.

Outre les articles publiés dans la Revue des ingénieurs, plusieurs ingénieurs ont écrit des livres, d'une part, sur leur expérience professionnelle dans les chantiers ou dans le domaine de la conception, et d'autre part, sur des textes traduits (souvent sans mentionner leur origine). Si l'on interroge les maisons d'édition sur les tirages et les ventes effectuées, ces dernières s'expriment avec satisfaction : on note, par exemple, plus de 30 ouvrages, dans la période 1988-1991, concernant le génie civil, et plus de 50 sur l'ordinateur (software et hardware). Elles commencent même à exporter ces ouvrages vers les pays du Golfe et l'Algérie ainsi que la Libye qui constituent des marchés très appropriés263.

Il faut noter, en revanche, que les revenus qu'en tirent les auteurs sont très faibles, il s'agit plutôt pour eux de rechercher le prestige. Un ingénieur qui écrit un ouvrage sur les ponts en arc (c'est-à-dire un pont dont le tablier est en forme d'arche) n'obtiendra pour toute rétribution de la maison d'édition que cent exemplaires.

En un mot, le discours scientifique des ingénieurs, à travers leurs publications, montre une extraordinaire volonté de dépasser le cadre classique des manuels universitaires vers une connaissance plus actualisée et plus expérimentale. Il complète ainsi en partie de la carence d'informations chez les ingénieurs et exprime le désir de sauver une profession en voie de dégradation scientifiquement, à cause de la baisse du niveau des nouvelles générations des ingénieurs issus des universités locales "très corrompus".

2-Qualités professionnelles

La compétence d'un ingénieur se fonde d'abord sur la connaissance acquise dans le cursus universitaire. Mais, si cette dernière est nécessaire, elle n'est pas suffisante, étant donné que la compétence dépend beaucoup de l'accumulation de l'expérience professionnelle. En Syrie, le désordre bureaucratique empêche l'instauration d'un milieu favorable à cette accumulation : à titre d'exemple, le manque d'archivage pour pouvoir profiter d'une expérience précédente, (pour ne pas réinventer le bicyclette!!, selon le dicton arabe).

L'accumulation exige quelquefois la mobilité professionnelle, c'est-à-dire le changement de lieu de travail vers une autre ville. On observe chez les ingénieurs une résistance à la mobilité. "Je préfère rester à Damas sans rien faire, dit un ingénieur embauché par le ministère du pétrole, plutôt que d'aller sur un champ pétrolier où des primes et une grande expérience professionnelle m'attendent". Ceci peut s'expliquer par la nature des liens familiaux très étroits, mais aussi par la condition difficile de la vie dans les régions rurales, comme le note Françoise Métral à propos des ingénieurs dans la région du Ghab264.

L'aspect économique est important pour satisfaire l'ingénieur dans son travail et l'encourager ainsi à acquérir de l'expérience professionnelle et à développer chez lui le sens de l'innovation et de la créativité. En effet, ces dispositions économiques ne peuvent être comprises que par référence à la situation économique et sociale qui structure toute l'expérience par la médiation de l'appréhension subjective de l'avenir objectif et collectif. Rappelons que son salaire suffit à peine pour mener un train de vie correct. Et pour cela, il est obligé de changer l'activité de travail dans laquelle il a accumulé de l'expérience pour une autre qui apporterait un peu plus d'argent.

263- Il faut noter que la Syrie est le leader des pays arabes en matière d'arabisation de l'enseignement. Depuis longtemps, tous les enseignements, y compris supérieurs, sont en langue arabe (à l'exception toutefois de certaines matières à la faculté de médecine à Alep avant 1981). La mise en oeuvre de l'arabisation accélérée en Algérie a profité au marché de l'édition des ouvrages scientifiques syriens (souvent très mal faits). 264- Les experts de la FAO, déplorent l'instabilité du personnel technique syrien contractuel. Cf. Françoise Métral, "Ingénieurs et agronomes dans un projet de développement rural", in Elisabeth Longuenesse, Bâtisseurs ..., op. cit., p.238.

En fait, ce tableau esquissé décrit ci-dessus est trop sombre et ne représente pas la totalité de la réalité du travail des ingénieurs. En effet, une partie des ingénieurs syriens tentent de trouver, au-delà des considérations subjectives et objectives, des motivations pour exercer son métier au mieux de ses capacités : soit en travaillant à son compte en tant qu'entrepreneur ou ingénieur de bureau d'études ; soit travaillant partiellement pour le secteur public (où la gabegie et l'absentéisme sont lois) et pour le privé, le premier devient une école d'apprentissage, aux moindres frais, d'une compétence que l'on revend ensuite au privé plus cher. Soit en émigrant vers les monarchies du Golfe. D'autres ingénieurs, quant à eux, ont pu conserver certains privilèges hérités des années de "vaches grasses" (soixante et soixante-dix) : prime mensuelle importante, voiture, contrat de salaire très élevé, statut de consultant, etc..

3- Modalités de décomposition des problèmes :

Les expérimentations (ou la recherche) jouent un rôle important pour l'innovation et l'apprentissage dans le domaine du travail des ingénieurs dont les caractéristiques changent selon le contexte.

Pour faire des essais, il faut des moyens. La direction de l'entreprise, pressée souvent par le souci immédiat d'achever un projet, ne fait pas de recherches. La seule entreprise qui les a encouragé a été Mililhouse, société militaire dirigé par un ex-sous-officier (devenu colonel), Bahloul : "vous pouvez, déclare Bahloul aux ingénieurs, dépenser jusqu'à un million de Livres syriennes pour la recherche".

Au delà de la question financière, il y a le manque de confiance en la capacité des ingénieurs locaux à pouvoir développer ou même inventer quelque chose : un ingénieur fait un essai pour voir la possibilité d'arroser le béton récemment coulé par des eaux traitées par une station d'assainissement ; le résultat a été positif et pourtant le supérieur de cet ingénieur a refusé d'utiliser ce procédé.

4- Le problème de l'expert étranger :

La Syrie, jusqu'à ce jour, a recours à des experts étrangers qui viennent soit en vertu de contrat avec un pays développé, soit dans le cadre d'implantation de sociétés. Actuellement, la majorité des experts étrangers vient de l'ex-URSS ou des pays d'Europe de l'Est.

En ce qui concerne les travaux publics, ils sont concentrés pour l'essentiel dans la S.E.C.T., les stations d'électricité, le ministère du Pétrole, le ministère de l'Irrigation. La présence des experts étrangers est réglée en vertu d'un décret législatif : un ministère ayant besoin d'un expert étranger fait une demande au "conseil de la planification" qui se charge de cette mission. Ce conseil exige que les ministères nomment un Syrien qui sera formé par cet expert pour pouvoir le remplacer après l'expiration du contrat.

En fait, ce décret n'est pas appliqué. A titre d'exemple : à la S.E.C.T., où il y a 36 experts (surtout des pays européens ex-socialistes), l'expert étudie le pont tandis que l'ingénieur syrien devient dessinateur ou au mieux étudie des parties assez simples de ce pont. Lorsqu'un ingénieur proteste contre cette marginalisation des cadres locaux, la direction justifie ceci par l'urgence du travail.

Un autre exemple a été observé à la Société de Travaux de Construction, où l'on trouve un équipe d'experts russes, constituée d'un chef d'études, d'un groupe d'ingénieurs (l'un d'eux vient de terminer ses études) et de dessinateurs. La quasi absence des relations entre cette équipe et les ingénieurs syriens interdit pratiquement à l'un de ces derniers de s'y intégrer.

Dès 1989, l'Etat a réduit de plus en plus le nombre d'experts étrangers dans le domaine de la construction : un ingénieur exprime le regret de ne pas profiter suffisamment de l'expérience des experts pour pouvoir concevoir un pont assez complexe. Dans cette société (SECT), là où il y a treize ingénieurs ayant presque le même nombre d'années d'expérience, trois seulement peuvent concevoir un pont classique, quatre ingénieurs le font mais avec difficulté et le reste (presque la moitié) ne peuvent pas le faire.

Dans une filiale de cette société à Alep où il n'y a plus d'expert, le service de la conception des ponts ne fonctionne plus malgré l'aide apportée par deux professeurs d'université.

L'une des barrières fondamentales qui empêche l'intégration des ingénieurs avec l'expert, est peut-être la langue : l'expert souvent originaire de l'Europe de l'Est ne parle que sa langue maternelle et un peu l'anglais, alors que une petite partie seulement des ingénieurs syriens parlent l'anglais. Outre la question de la langue, la direction de l'entreprise n'est pas consciente de la nécessité de la formation continue à laquelle l'expert étranger pourrait participer : un expert français au ministère des Finances Syrien, censé former des cadres Syriens à la programmation s'est vu confier cette tâche qu'auraient dû faire les informaticiens locaux. Ce cas n'est pas isolé : des directeurs d'entreprises nationales nous ont avoué : "ne pas avoir très confiance en la compétence des ingénieurs locaux".

4- Solution du problème :

La situation des ingénieurs décrite ci-dessus fait que l'ingénieur en Syrie, et surtout ceux de secteur public, a tendance à privilégier l'analogie, ce qui conduit à des dissonances cognitives, comme nous allons le montrer.

Dans le domaine de l'exécution, le problème ne se pose pas tellement265. Par contre, pour les ingénieurs d'études, la question prend toute son ampleur : comment ceux-ci conçoivent-ils leurs projets?

A la SECT , une entreprise nationale, en étudiant les méthodes et les processus utilisés par les ingénieurs pour la conception des ponts, nous avons constaté que c'est l'expert étranger qui élabore les grandes lignes du projet (ce qui forme l'expérience) tandis que les ingénieurs locaux ne font que les détails, en se référant à leurs manuels universitaires:

"J'utilise jusqu'à maintenant la référence universitaire du Docteur Z. Hbous, bien que je connaisse l'ancienneté de ce livre (la version russe date de 1960), mais c'est le seul en langue arabe à ma connaissance"266.

En fait, si "l'enseignement prépare généralement aux juxtapositions des technologies donnant des solutions partielles à des problèmes complexes"267, les processus de travail sont des combinaisons de technologies. Et pourtant, pour résoudre les problèmes quotidiens, les ingénieurs établissent une analogie avec des exemples similaires contenus dans leurs manuels (sans accorder grande attention aux fondements théoriques). Or si un problème dépasse les exemples du manuel par son hétérogénéité ou par sa complexité, peu d'ingénieurs recourent à la base théorique de références modernes ; ainsi le reste des ingénieurs le confie aux experts ou le résout de façon approximative non rentable économiquement268. Pour un problème, l'ingénieur procède comme s'il devait trouver La Solution, il a du mal à appréhender la possibilité de l'existence de plusieurs solutions ; cela se traduit par le fait que, pour un problème, il identifie un modèle, définit une Solution, vérifie que cela fonctionne, mais sans aller au delà dans la mise en oeuvre de cette solution.

Au cas où il y a des experts étrangers, l'ingénieur syrien, d'après eux, leur pose deux types de questions : soit des questions d'information, du fait du caractère général de la formation

265- Dans certaines entreprises aux Etats-Unis spécialisées dans l'exécution, on recrute les ingénieurs dont le niveau ne dépasse pas la moyenne pour que ceux-ci ne gaspillent pas leur temps en s'interrogeant trop sur la conception et se contentent ainsi d'exécuter les plans. 266- selon CH. K., jeune ingénieur civil dans cette société. 267- Armelle Gauffenic, "Ingénieurs, de la tradition à la modernité", in Tech-Mémoires, Paris, 1988, nø8, p.8. 268- Dans le domaine de l'ingénierie, une telle conception pourrait assurer son objectif sans cependant être forcement économique ou fonctionnelle.

reçue dans les Universités Syriennes, donc ce genre de question est légitime ; soit des questions concernant des problèmes simples que les ingénieurs locaux pourraient traiter, s'ils s'y concentraient et y réfléchissaient.

Lorsqu'une panne dans un programme ou un logiciel sur l'ordinateur se produit, "les ingénieurs en question, se plaint l'expert, la cherchent de façon non pas systématique mais plutôt arbitraire". Chercher systématiquement signifie vérifier la validité des algorithmes mathématiques utilisés, puis le plan général du programme (organigramme) avant de chercher la faute dans le programme lui-même. Le cadre Syrien tâtonne plutôt en changeant un petit morceau du programme qu'il met, ensuite, en marche ; si cela ne marche pas, on essaye à nouveau en prenant un autre morceau, etc.. Cette démarche de tâtonnement est généralement longue et peu performante.269

Dans le domaine de l'architecture, l'architecte doit nourrir son imagination en suivant le mouvement du design international. Toutefois, en réalité, "pour concevoir un hôpital, par exemple, se plaint un professeur architecte à la faculté d'architecture de Damas, l'étudiant se contente de regarder un seul type d'hôpital et l'imite". Dans ce cas, l'imitation n'est même pas une sorte d'analogie, car cette dernière exige tout de même certaines conditions et principes.

Raisonner, au-delà de l'analogie, demande un apprentissage long depuis l'école jusqu'à l'université, mais celles-ci ne le favorisent pas :

"J'aimerais bien sortir un peu de la conception classique que nous avons apprise à l'université, mais j'ai peur de tromper. Finalement, on n'a pas l'habitude de le faire. (..) Dans l'examen, on n'a pas le droit de changer de la méthode utilisée dans les cours, même si cela donne le même résultat."270. "J'ai été critiquée par mes collègues parce que je posais des questions aux professeurs pendant les cours à la faculté. J'avais l'ambition de comprendre au-delà des explications simples fournies dans les manuels. Alors que, pour eux, j'étais prétentieuse. J'étais blessée par leurs critiques et finalement je m'arrêtais."271

Ce que l'on vient de dire sur le raisonnement par analogie ne met pas en cause d'autres types de raisonnement comme le raisonnement mathématique, le problème se relève seulement au niveau de l'induction. De plus, l'ingénieur d'aujourd'hui n'est pas le "bricoleur" de jadis, ce dernier, d'après Claude Levi-Strauss, ne dispose que d'un outillage et de matériaux en nombre limité. Il cherche et il trouve par sa pensée mythique, une solution pratique à ses problèmes ; alors que l'ingénieur actuel par sa pensée purement déductive et devant tant de matériaux, tant de lois qui déterminent leurs rapports entre eux, semble réduire sa créativité au profit de l'accumulation de ceux-là. "Le vrai succès de la science et de la technologie, note Galbraith, consiste à prendre des hommes ordinaires, à les informer minutieusement, puis au moyen d'un organisation appropriée, à faire en sorte que leurs connaissances se combinent avec celles d'autres hommes spécialisés, mais également ordinaires. (..) Cela dispense du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais beaucoup plus prévisible."272

* * * * *

Ce recours à l'analogie et au processus "torsion- adaptation" ainsi que les problèmes qui en découlent ne sont pas seulement dus aux aspects socio-économiques et politiques mais aussi culturels :

269- Faut-il noter qu'il ne s'agit pas ici de critiquer le tâtonnement en général comme démarche, car pour tout scientifique pionnier, il doit choisir un objectif projeté hors de tout système explicatif antérieur. Ceci suppose une série de tâtonnements aboutissant à des résultats novateurs. Mais dans le cas des ingénieurs syriens, ils abusent l'utilisation de cette démarche. 270- Entretien avec S. F., ingénieur civil, travaille dans le SECT. 271- Entretien avec S. B., Jeune femme agronome. 272- J.K. Galbraith, Le nouvel Etat industriel. Essai sur le système économique américain, Gallimard, 1968, p. 73.

Le raisonnement par analogie, "inculqué" par la société, l'école, l'université et la famille, a ses racines dans la pensée arabo-musulmane classique qui se perpétue jusqu'à nos jours, sous une forme ou une autre, dans l'attachement arabe à la religion ou à la tradition, quel que soit l'idéologie adoptée. Les Syriens vivent dans une société où des valeurs islamiques ont imprégné même ceux qui n'acceptent pas les références religieuses et où, en retour, elles se sont largement imbibées des ambiances étrangères. Ces valeurs diffuses et perverties inspirent certains raisonnements qui ne sont pas forcément fondés sur l'islam du sixième siècle.

Le philosophe marocain, Mohammed Abed el-Jabiri, dans ses travaux sur la "Critique de la raison arabe", a mis en évidence l'impact du raisonnement par analogie sur certaines activités intellectuelles (adab "littérature", sciences du langage, théologie, philosophie, droit) à travers l'histoire des Arabes mais sans faire allusion aux sciences pures ou appliquées. Il a élaboré un modèle épistémologique de la pensée arabe composé en trois épistémès dont deux (al-bayani et gnostique [al-urfani])273 sont issues de l'époque (8ème siècle a.d.) où on réglementa la théologie, le fiqh, la grammaire de la langue arabe, la poésie, etc. et elles triomphent contre la troisième épistémè, dite positive (al-burhani), constituée principalement par Averroés.

Si l'influence de ces deux épistémès sur la théologie et la pensée politique et sociale demeure jusqu'à présent grande274, c'est aussi valable pour les sciences pures ou appliquées. Concernant la démarche par l'analogie, ce n'est pas seulement la tradition qui renforce ce mode de raisonnement mais aussi la nature de la formation des ingénieurs ; celle-ci ayant un fort contenu mathématique (surtout en Syrie où cette formation est jugée très théorique). Si l'ingénieur use beaucoup de l'analogie dans tous les domaines, c'est parce qu'elle fonctionne remarquablement en mathématiques. En algèbre, par exemple, une certaine extension (par analogie) donne des propriétés qui ne sont pas vraies en soi, mais on l'opère par volonté de maintenir l'analogie ou

273-Il est très difficile de résumer en quelques mots en quoi consistent ces trois épistémès selon el-Jabiri, mais en schématisant à l'extrême nous pouvons dire : - l'épistémè al-bayani (croire trop aux textes, surtout les sacrés, autrement dit la raison en tant que discursivité articulée) consiste à légitimer seulement le raisonnement par analogie, c'est-à-dire que pour résoudre un problème actuel, on cherche un semblable (problème de base) déjà traité dans les textes afin d'établir la même solution ; - l'épistémè gnostique (al-urfani) consiste à trouver la vérité par la contemplation, le dévoilement et en méprisant l'expérimentation ; - l'épistémè positive (al-burhani) consiste, à partir des forces cognitives humaines tels l'intuition, le raisonnement logique et l'expérimentation, à acquérir le savoir. Cet épistémè en tant que méthode est utilisé par les savants arabes -surtout de l'Orient- (al-Ghazali, Avicenne, etc.,) comme forme sans contenu et comme moyen sans finalité pour renforcer l'épistémè al-bayani. Cf. Momammed Abed el- Jabiri, Takwin al-akel al-arabi, (Genèse de la raison arabe), Beyrouth, al-Tali'ah, 1972 ; et Buniyt al-akel al-arabi, (Structure de la raison arabe), Beyrouth, Centre des Etudes de l'Unité Arabe, 1986. 274-Cf. M. A. el-Jabiri, al-khitab al-arabi al-mu'aser (Le Discours Arabe Contemporain), Beyrouth, al-Tali'ah, 1eme éd. 1982- 2eme éd. 1988. Dans ce livre, il analyse les discours arabes contemporains quel que soit leur idéologie de référence et trouve, au delà de toutes les divergences, un seul principe cognitif qui consiste à chercher ailleurs La Solution-Salut pour la problématique sociétale arabe (modèle prêt-à-porter) : -l'ailleurs pour l'islamiste, c'est le passé glorieux, le modèle-paradigme de l'Etat de l'époque inauguratrice de l'islam -l'ailleurs pour le libéral et ainsi le nationaliste, c'est l'Europe ; - enfin pour le communiste, c'est de reprendre le même modèle préconstruit par la doctrine marxiste pour le calquer à nos sociétés. Abdella Laroui avait abouti presque à la même conclusion, cf. son, L'idéologie arabe contemporaine, Paris, éd. François Maspero, 1977.

l'extension (c'est-à-dire la loi opératoire)275. D'où une forme pathologique de l'extension si on l'utilise ailleurs, elle devient un dogme et non pas un outil de raisonnement.

Nos entretiens avec des ingénieurs ayant l'occasion d'étudier ou de travailler dans un contexte différent de celui de la Syrie révèlent la difficulté qu'il y a à s'adapter d'une part aux méthodes que les universités occidentales utilisent et, d'autre part, à la manière dont les entreprises européennes fonctionnent. Certains ingénieurs réalisant leurs études (ou une partie) se plaignent de ne pas avoir l'habitude et/ou la possibilité de consulter des références. Les propos qui suivent constituent des indices des difficultés à l'adaptation au contexte occidental :

"J'ai fait un D.E.A. de mécanique de sol à l'université Paris VII. (...) L'enseignement est très difficile parce que, d'une part, il n'y a pas de manuels (..), et d'autre part, l'examen est dur et portant souvent sur des questions déductives. (...) Actuellement, je travaille depuis deux ans dans une boite de conception de travaux publics à Paris. Je suis le seul ingénieur ayant des études supérieure (D.E.A.). Au cour de la première année, je me suis rendu compte que mon niveau n'est pas terrible et que le problème n'est pas dû au manque d'informations, mais à ma façon de traîter ces informations. J'ai l'habitude de lire avant refléchir, mes collègues font le contraire. En Syrie, losque ça coince, on pose tout de suite des questions. Ici, chacun est responsabe de son travail et il le continue jusqu'au bout. Maintenant, je m'en sort bien, mais je t'avoue que c'était pas facile."276. "En Syrie, l'enseignement supérieur (le troisième cycle) est comme les deux premiers cycles. On ne fait qu'écouter le professeur. (..) Si l'on a un exposé , c'est un petit travail qu'on peut le faire à partir de ce qu'on a appris au cours. Par contre, en france les choses sont très différentes. L'étudiant est un petit professeur. Quand il prépare un exposé, il maîtrise ce sujet autant, si ce n'est pas plus, que son professeur. Ce dernier, il t'écoute pour apprendre quelque chose de toi. En Syrie, j'avais l'impression que j'étudie pour passer l'année à la suivante. Ici, j'étudie pour l'étude elle-même". (..) Le passage d'un système à l'autre ne m'était pas facile"277

* * * * *

Enfin, si nous évoquons les épistémès léguées par la tradition arabo-musulmane, ce n'est pas pour poser la question rituelle des obstacles culturels au développement économique de façon abstraite, c'est-à-dire nous intéresser au rôle de la "rationalisation" des conduites économiques et décrire comme résistance, seul l'héritage culturel (ou, pire, à tel ou tel des ses aspects, l'islam par exemple). On ne peut pas demander aux ingénieurs d'adopter un comportement "créatif", "rationnel" et "développé" pour pouvoir jouir des avantages économiques d'une économie "développée". Par contre la nécessité économique ne peut pas seule mettre fin aux recours à l'analogie et rendre intenable la fidélité aux traditions.278

275- J. Dhombres donne un exemple qui éclaire cette volonté : on sait que a1, a2, ou plus généralement an désignent un nombre (a) positif et un entier naturel. La définition par écriture semblable de a-n consiste à poser la permanence d'une règle opératoire dont la validité est acquise pour les entiers naturels : an+m = an * am Dès lors, si l'on veut donner un sens à a-1, on constate par utilisation de cette règle que an = an+1 * a-1 = an * a * a-1 donc a-1 = 1/a DE même, on définit a0 = 1, non pas parce qu'il s'agit d'une propriété vraie en soi, mais par volonté de maintenir la loi opératoire. Cf. J. Dhombres, "Structures mathématiques et formes de pensée chez les ingénieurs", in Culture technique, C.R.C.T., Paris, nø12, mars 1984, p. 193. 276- Entretien avec T. B., un ingénieur civil. 277- Entretien avec T. K., un agronome qui a fait un D.E.A. à l'université de Damas et un autre à Montpilier. 278- P. Bourdieu dans son livre Algérie 60, structures économiques et structures temporelles (Paris, éd. de minuit, 1977) a suivi une démarche très positiviste en analysant les dispositions économiques des ouvriers algériens des années 60 comme des effets directement liés à la nécessité économique.

Partie III

Les significations éclatées

d'une modernisation bloquée

Nous avons étudié, dans la partie II de ce travail, les avatars de l'orientation modernisatrice chez les ingénieurs syriens à savoir les deux visées technocratique et techniciste. Or, nous avons constaté les limites de ces orientations en raison, d'une part, de l'enracinement des ingénieurs dans les structures sociales traditionnelles, et d'autre part, de leurs modes de raisonnement lié à leur héritage culturel et à leurs conditions de travail.

Si, comme nous l'avons constaté dans le chapitre sur les visées technocratique et techniciste, la modernisation de la société reste le mot d'ordre et la référence commune à tous

les ingénieurs, la faiblesse de l'orientation modernisatrice a entraîné une décomposition de cette orientation en trois niveaux donnant des significations éclatées à cette orientation. Autrement dit, ces configurations sont le résultat d'une double transaction entre le sujet et le milieu professionnel, d'une part, et entre le sujet confronté à un changement et à son passé, d'autre part279. Ceci va nous permettre de dégager trois types d'orientation. La première orientation est celle de la majeure partie des ingénieurs (63% des ingénieurs interrogés)280. Nous l'appelons orientation professionnelle faible. Mais elle n'empêche pas la constitution de deux autres orientations : l'une est une orientation de type professionnel que nous appelons orientation corporatiste. Celle-ci est avérée chez une partie importante des ingénieurs (37 % des ingénieurs interrogés), surtout ceux qui ont vécu l'âge d'or de la profession (syndicat autonome, essor économique, démocratie "relative", etc.). L'autre orientation est de type politico-culturel : c'est l'orientation "esthétiquement" islamiste, qui résulte, bien entendu, du rôle que joue la religion dans un pays "arabo-musulman" autoritaire tel que la Syrie.

Ces trois orientations, toujours en évolution et dans une dynamique de déstructuration/restructuration, ne correspondent pas forcément à trois types d'ingénieurs distincts ; en effet, un ingénieur peut s'identifier à plusieurs orientations à la fois. Autrement dit, une articulation s'opère entre, d'une part, les orientations professionnelle, corporatiste et islamiste issues de la socialisation primaire et, d'autre part, une autre orientation résultant d'une socialisation secondaire.

Les combinaisons entre les deux types d'orientation, modernisatrice et PCI (professionnelle faible, corporatiste, islamiste), nous permettent de distinguer trois modalités d'action, en nous inspirant de l'approche de Albert O. Hirschman : loyalty, exit et voice281. En effet,

279- Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 204. 280- Du fait que nous ne pouvons pas démontrer la représentativité de notre "échantillon", le pourcentage ici et ailleurs dans ce chapitre est donné à titre indicatif pour montrer le poids d'une catégorie par rapport aux autres. Nous avons dégagé ces pourcentages à partir de l'analyse du discours de nos interlocuteurs qui ont répondu à un ensemble de questions concernant l'attachement à la profession et à ses valeurs, l'engagement politique, culturel ou social, etc. 281- Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organisations and States, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, U.S.A., 1970. Hirschman, en économiste, favorise une approche dans laquelle le calcul de l'action est individuel plus que social ; il va ainsi de soi que les termes repris ici ne portent pas exactement les significations annoncées par Hirschman surtout pour celui de loyalty. Nous avons puisé dans son ouvrage des éléments de réflexion qui nous ont aidé à aborder l'action des ingénieurs. L'objet de ce livre est l'institution économique en général et le business firm en particulier dans ses déclins. Deux moyens ou deux types de réaction s'offrent aux individus (clients ou membres d'institution) : Exit, c'est-à-dire la fuite de la clientèle (business firm) ou la démission des membres (institution économique) ; voice, c'est la protestation, l'agitation et l'influence en faveur du changement de l'intérieur. Enfin, loyalty est l'hésitation à quitter l'organisation, même en cas de désaccord avec

l'ingénieur peut combiner une orientation modernisatrice avec une orientation professionnelle faible et participer à la modernisation sans avoir une conception propre influencée par son identité professionnelle (parce que elle est faible). Celui-ci est donc loyal à l'Etat qui mène le processus de la modernisation. De son côté, l'ingénieur qui combine l'orientation modernisatrice et l'orientation corporatiste formule des critiques de la conception étatique jugée très dirigiste et néo-patriarcale. Il a sa propre vision inspirée de ses activités professionnelles, souvent de type entrepreneurial, ce qui constitue en quelque sorte une fuite en avant individuelle ou de son propre groupe professionnel (une modalité d'action de type exit). Et enfin, l'ingénieur islamiste (avec ses variations : désengagé et avant-gardiste) combine une orientation modernisatrice et une orientation "esthétiquement" islamiste. Il est très critique envers l'Etat et son projet despotique-modernisateur mais sans avoir forcément un projet alternatif, ce qui constitue comme modalité d'action un mélange entre exit et voice pour l'islamiste désengagé et un pur voice pour l'avant-gardiste. (voir le tableau suivant).

Les modalités d'action résultant de la combinaison entre les deux types d'orientation, modernisatrice et PCI

orientation modernisatrice

orientations Profession- Corporatiste Islamiste PCI nelle désengagé avant faible gardiste

modalités loyalty exit exit voice d'action and voice

elle. L'importance de cette notion vient de sa fonction qui permet de comprendre "The conditions favoring coexistence of exit and voice. (...)" (p. 77). L'ambigüité de ce concept vient de sa généralité : être loyal implique une conservation de relation avec l'organisation ou une suppression de cette relation tout en restant au sein de l'organisation. Hirschman, dans un livre plus récent "Vers une économie politique élargie" (Paris, Ed. de Minuit, 1986), affine la fonction apathique de la loyalty, c'est-à-dire la résignation et l'inaction au sein de l'organisation. Guy Bajoit, dans un article "Exit, voice and apathy, les réactions individuelles au mécontentement" (in Revue française de sociologie, Paris, vol XXIV, 1988, pp. 325-345) propose avec rigueur un quatrième concept qui complète les trois concepts hirschmaniens, celui de l'apathie en le distinguant clairement de la loyalty (la réaction apathique n'ouvre pas le conflit et ainsi contribue à reproduire le contrôle social, mais provoque une détérioration de la coopération entre l'individu et l'organisation). Cet auteur, dans son livre, Pour une sociologie relationnelle ( Paris, PUF, 1992) propose le terme pragmatisme à la place d' "apathie", parce qu'il évoque à la fois l'idée de désengagement par rapport aux finalités de la coopération, et celle de la recherche d'un profit personnel, sans mettre en cause le contrôle social (p. 147).

* * * *

Parler des orientations corporatiste et islamiste pose le problème de modèles à travers lesquels les ingénieurs saisissent la modernité et le développement. Ceux-ci sont définis par la confrontation entre le Moi et l'Autre, ici le Moi est l'Arabe, l'islam et le Tiers-Monde ; l'Autre est l'Occident. Or, définir, "cataloguer", classer l'Autre, c'est aussi se définir par rapport à lui. Dans ce sens, une auto-définition de soi implique nécessairement une définition explicite ou implicite de l'Autre. D'où l'intérêt d'examiner l'image de l'Occident à travers les représentations des ingénieurs syriens. Au-delà de l'intérêt général, cela va nous permettre d'appréhender notamment la posture d'un groupe spécifique, celui des ingénieurs militants islamistes, à l'égard de cette question.

La dimension politique de l'image de l'Occident

La deuxième moitié du XXème siècle est marquée partout dans le monde par des brassages culturels et technologiques où l'adage de Kipling "l'Orient, c'est l'Orient ; l'Occident, c'est l'Occident. Et jamais les jumeaux ne se rencontreront", se révèle fausse. Dans ce contexte, la problématique de l'image de l'Occident vue par les Arabes sous-tend autant d'interrogations sur le Moi que sur l'Autre : l'identité, l'histoire, la culture, la politique, la religion, etc,. Qu'est-ce que l'Occident? Est- ce qu'il symbolise la domination culturelle et la puissance militaire ? Est-ce qu'il est, dans son système démocratique et séculier, la seule force rationnelle et rationalisatrice? Est-ce qu'il constitue Le modèle universel du développement, de la modernité et du progrès que le Tiers-Monde devrait suivre? Qui sont les acteurs déterminants en Occident : l'Etat, les intellectuels, les patrons d'entreprises et/ou la machine militaire?

Maints chercheurs arabes, surtout marxistes, ont parlé d'"invasion culturelle" et de "sangsue" se nourrissant du sang du Tiers-Monde ; ce "néo-colonialisme" est considéré pour eux comme une nouvelle stratégie occidentale, qui aurait pris le relais de l'invasion militaire. De leur côté, les "modérés" se sont contentés d'exprimer en terme de fossé la relation entre l'Occident et les Arabes.

La relation entre l'Occident et l'Orient est déterminée par des réalités subjectives autant qu'objectives. Elle s'établit à partir de représentations : c'est-à-dire aussi bien de connaissances scientifiques et populaires que de stéréotypes , préjugés produits de l'imaginaire. Cet univers des représentations de l'Occident est le résultat d'un travail quotidien d'exaltation et d'amplification d'un imaginaire qui est encore compliqué par un contentieux historique et théologique. Les représentations, en effet, ne sont pas figées ; elle évoluent et se "recyclent" : la deuxième guerre du Golfe est révélatrice de la possibilité d'une réactivation et d'un réemploi rapides des stéréotypes refoulés que l'on croyait dépassés. Cet imaginaire arabe est souvent renforcé par l'imaginaire occidental concernant le monde arabe ou le sud de la Méditerranée.

Nous avons posé des questions aux ingénieurs principalement durant l'hiver 1990 (c'est-à-dire avant la deuxième guerre du Golfe) à propos de l'Occident282 et ce qu'il représente. L'évocation de l'Occident et surtout la responsabilité qui lui est imputée ont parfois été spontanées de la part de nos interlocuteurs, sans que le chercheur les ait interrogés directement. Nous avons

282- Le terme "Occident" dans ce paragraphe est considéré dans un sens très large : au-delà d'un Occident historique et culturel, l'Europe, c'est un Occident géopolitique qui inclut en plus les puissances économiques telles que les Etats-Unis et le Japon. Nous pouvons constater, toutefois, à travers les exemples soulevés par les ingénieurs que l'Europe est plus présente à l'esprit que l'Amérique qui constitue l'ailleurs de l'ailleurs, tandis que l'ex-Union soviétique apparaît dans l'inconscient d'une partie des ingénieurs comme un "Orient".

tenté de rendre compte de la complexité de leurs propos et de chercher sur quels arguments ils se fondaient : nous pouvons ainsi distinguer quatre groupes d'attitudes construisant une image de l'Occident :

1) Le premier groupe d'attitudes concerne une majorité des ingénieurs (approximativement les deux tiers) qui définissent l'Occident par son action politique et par son hégémonie mondiale.

C'est, d'abord, l'histoire coloniale et puis, selon eux, la greffe israélienne en terre arabe qui montre la continuité de l'esprit colonial.

Par là, Israël est présenté comme un prolongement de l'espace envahissant de l'Occident, "le cinquante et unième Etat américain". "L'Occident a créé Israël et poursuit son soutien par l'argent et les armes", une telle affirmation est répétée abondamment par nos interlocuteurs. "J'ai été en France et en Grande Bretagne, je connais les lobbies juifs là-bas qui monopolisent et manipulent les mass-media (...), ce qui fait que l'image des Arabes et des Palestiniens en particulier est déformée"283.

Cette attitude révèle la position défensive d'une nation agressée par un ennemi occidental. Elle a été accentuée pendant et après la guerre du Golfe.

Dans un contexte socio-politique de crise, certains ingénieurs assimilent l'adversaire politique tel que le pouvoir symbolisé par Hafez al-Assad à l'étranger/l'Occident284 : "Hafez al-Assad est un agent de la CIA et du FBI", "du Mossad" ; "il est un simple pion aux mains de l'Ouest et de l'Est". Cette assimilation a renforcé la représentation d'un Occident dominant politiquement.

Cet Occident étend sa domination aussi bien sur le Tiers-Monde que sur l'Europe centrale et l'ex-Union-Soviétique:

"Regardons tous ces coups d'Etat américains dans tous les pays d'Europe orientale. (...) Est-ce qu'on peut croire que le peuple soviétique voulait se débarrasser du socialisme? Ou que ce soit une volonté politique américaine de devenir la seule super-puissance dans ce monde?"285.

2) Le deuxième groupe d'attitudes adoptées par une petite partie d'ingénieurs (13 % des ingénieurs interrogés), caractérise l'Occident par ses aspects socio-culturels.

Le thème le plus souvent mis en avant est la liberté sexuelle qui conduit naturellement à l'évocation de la femme. La liberté sexuelle est un atout pour les uns et pour les autres un malheur.

283- ainsi s'exprime un professeur d'architecture à l'Université al-Ba'th - Homs. 284- Cette stratégie a été utilisée également par le pouvoir politique syrien pour discréditer les "Frères musulmans" lors de la crise politique de 1979-1982. Il est utile de noter que le premier reportage montré à la télévision syrienne sur les Frères musulmans (vers novembre 1979), à la suite d'une série d'arrestations, a tenté de convaincre le public que les armes utilisées étaient israéliennes. On a tenté également de montrer l'aide logistique de l'Occident offerte aux opposants par le biais des Phalangistes libanais et de l'Iraq. Les idéologues du Parti Ba'th ont écrit l'histoire des Frères musulmans en mettant en avant le lien de ceux-ci avec la puissance coloniale en Egypte (les Britanniques) puis ultérieurement avec les Américains. Cf. Ahmad Muhammed, Jama'at al-ikhwan al-muslimin (L'Organisation des Frères musulmans), Damas, Ed. Dar al-Thawra, 1982. 285- Entretien avec S. T., ingénieur nationaliste.

Un ingénieur électricien palestinien de Damas raconte le premier contact direct qu'il a eu avec des Européens : "Un groupe de jeunes Danois ont visité le camp de réfugiés palestiniens, Yarmouk. Ils sont si francs et si équilibrés. (...) Je suis sûr que c'est le résultat de la liberté sexuelle. Ils n'ont pas nos complexes ni notre refoulement."

En revanche, cette liberté faisait pour d'autres l'objet de critiques qui sont parfois très véhémentes. On refuse le désenchantement de la relation à l'autre sexe en cherchant une éthique sexuelle. Cette critique a souvent pour cible la femme. Ce qui est en jeu ici, c'est la répartition entre espace public/espace privé et la moralisation de ce dernier :

"La femme en Occident est un objet sexuel et commercial, son corps se vend dans la prostitution et la publicité de marketing comme n'importe quelle marchandise. (...) Elle n'est plus le symbole de la famille, mais au contraire la cause de l'éclatement de celle-ci : divorce et trahison adultère, ...", "La femme est quelquefois obligée de travailler physiquement, il n'y a pas de respect pour sa féminité ni sa faiblesse". Propos réitérés par nos interlocuteurs. "Il me suffit de passer cinq mois à Zürich pour découvrir la réalité de l'Occident. J'ai été stupéfié de voir comment les Suisses sont crédibles, ponctuels, perfectionnistes, (...). Ils appliquent les moeurs islamiques plus que nous. (...) Mais, il n'en reste pas moins que la grosse erreur de l'Occident se résume dans la situation des femmes séduisantes vêtues avec de courts vêtements en public"286. Ces attitudes ne sont pas seulement celles des hommes ingénieurs, mais elle sont également partagées par les femmes.

3) Le troisième groupe d'attitudes, adoptées également par une petite partie (15 % des ingénieurs interrogés), s'exprime de façon positive sur l'Occident de la modernité, de l'économie capitaliste forte et/ou de la technologie. Cependant, certains ont identifié occidentalisation à modernisation, c'est-à-dire qu'il est indispensable de passer par les solutions occidentales pour tout décollage économique et technologique, ce qui constitue une vision unilinéairiste.

Le propos de l'ingénieur M. D. est exemplaire sur cet universalisme : " Il y a cent ans de décalage entre nous et l'Occident. (..) Il est possible de rattraper ce retard si nous suivons le même itinéraire".

4) Le quatrième groupe d'attitudes est mis en avant par une toute petite minorité au sein de nos interlocuteurs (7%). Ils retiennent de l'Occident sa religion (christianisme ou judaïsme) : c'est l'image de la croisade continue contre l'islam et le monde musulman. Certains ingénieurs ont évoqué l'affaire du foulard islamique en France et celle de Salman Rushdie en Grande-Bretagne :

"Quelle est la différence entre un Hafez al-Assad alaouite et un Occident chrétien qui ont, tous les deux, obligé des jeunes filles à se dévoiler à l'école". " La politique française est raciste et dirigée contre les musulmans en France et ailleurs. Regardons Le Pen!"287.

Ici, c'est la référence à l'islam qui structure le rapport à l'Occident.

De ces quatre attitudes exposées de façon brute ressortent les points suivants288 :

286- Entretien avec B. H., ingénieur islamiste. Il a fait un stage en Suisse dans le cadre du Centre d'assainissement et de recyclage des eaux usées. 287- B. S., femme ingénieur civil s'exprime avec véhémence. 288- Nous ne pouvons pas pousser l'analyse à fond, car elle déborde le sujet de cette thèse, mais ceci n'empêche pas de souligner l'importance d'un tel examen de l'image de l'Occident vue par les Arabes. En fait, la grande leçon mise en évidence par la guerre du Golfe est une ignorance flagrante de l'Occident et de sa logique, de la part des Arabes.

1- Comme nous l'avons constaté, l'Occident politique est le prisme à travers lequel la majorité des ingénieurs saisissent l'image de l'Occident. Cet antagonisme politique avec l'Occident est doublement opératoire : il va de pair avec la mise en valeur de l'identité nationale, et il discrédite l'adversaire intérieur, l'idéologie ba'thiste, (au moins pour une partie des ingénieurs) qui est "dérivée" du modèle occidental.

Ce raisonnement met en cause le postulat selon lequel l'anti-occidentalisme traduit le rejet des sciences, de la démocratie, en bref de la modernité dans ses traits généraux. La plupart des ingénieurs, qu'ils soient islamistes ou non, ne critiquent pas la légitimité du système occidental mais ses actions. Encore plus extraordinaire, nous constatons que très peu d'ingénieurs évoquent le clivage religieux.

2- Le discours des ingénieurs interrogés est très réductionniste. L'importance accordée à certaines dimensions l'a été au détriment des autres. La réalité occidentale est reflétée dans un miroir fragmenté en plusieurs morceaux qui montre l'Occident en tant que faits juxtaposés plus qu'interactifs. On a beaucoup de difficultés à en faire une synthèse ; autrement dit, il est soit une planche de salut soit une fatalité. Cette impossibilité de définir l'Occident est révélatrice tant du réductionnisme des ingénieurs syriens que de la crise du modèle occidental rationalisateur et de la difficulté de l'appréhender ; car, comme le note A. Touraine dans son analyse des sociétés de l'Amérique latine, "La philosophie des Lumières et du progrès (en Amérique latine) était moins conquérante et même plus faible qu'en Europe et en Amérique du Nord, sa crise y est ressentie plus profondément, plus émotionnellement que dans les pays "développés"."289.

Finalement, peu d'ingénieurs ont cumulé deux aspects ou plus pour construire une image de l'Occident.

3- En dépit du système politique dictatorial en Syrie, la démocratie, pour les ingénieurs, n'est pas la caractéristique majeure de l'Occident. Il ne s'agit vraisemblablement pas de la fameuse distinction idéologique entre une démocratie "bourgeoise" et une autre "populaire" où l'on critiquerait la première au profit de l'autre. Les ingénieurs ont tendance à imputer l'inégalité économique et les "dérives" politiques à la défaillance de la démocratie occidentale. On parle, par exemple, de "non objectivité des médias occidentaux" biaisés "en faveur d'Israël et des régimes politiques arabes". On n'est plus dans le débat des années soixante-dix sur le rôle des entreprises multinationales dans la prise de décision politique occidentale, mais plutôt dans le registre de la dénonciation d'un "lobby sioniste" mythifié qui monopoliserait "les mass media, l'opinion publique et les politiciens".

4- Bien que notre groupe des ingénieurs, que nous avons caractérisé par son orientation technocratique, soit confronté à la technologie importée de l'Occident chaque jour, une petite partie seulement voit l'Occident dans son triomphe technologique ; comme si cette confrontation n'avait pas vraiment porté au point de modifier les attitudes vis-à-vis de l'Occident.

5- La plupart des ingénieurs ont résisté aux représentations de l'Occident diffusées par les mass media syriens qui montrent l'Occident comme s'il était dans son déclin final par le biais de ses problèmes sociaux : drogue, alcoolisme, criminalité, chômage, racisme et prostitution290, car les

289- Alain Touraine, La parole et le sang- Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 121. 290- Pour définir l'image de l'Occident dressée par le pouvoir politique, nous avons dépouillé les informations et les articles sur l'Occident dans les trois journaux nationaux officiels (Techrin, al-Ba'th, al-Thawra) pendant une semaine (du 15/12 au 22/12/90). Voici ce qu'ils évoquent : - Huit fois des affaires de drogue : arrestations de trafiquants et effets sociaux ;

sujets n'ont guère été abordés par la majorité des ingénieurs interrogés. Egalement la tentative de la part de l'Etat de museler la conscience arabe par la langue de bois et de faire porter la responsabilité des problèmes sociaux aux Occidentaux n'était majoritairement pas acceptée par les ingénieurs. Toutefois, il persiste une connotation négative à propos de l'Occident.

6- A la question sur le système socio-économique occidental que les interlocuteurs préféraient, ils ont répondu de façon ambiguë comme s'il n'y avait que des variantes d'un univers unique en Occident. Toutefois, certains ont distingué le système de l'Europe ex-socialiste comme l'ingénieur M.D. "Je préfère le système socio-économique de la R.D.A. qui a l'efficacité de son voisin, l'Allemagne fédérale, mais avec une protection sociale, ...".

7- Chaque fois que le chercheur introduit une différentiation entre Etat, société civile, intellectuel, patron, et syndicat en Occident, il se heurte au refus et à l'incompréhension de ses interlocuteurs voyant, à l'image de la société syrienne, l'Etat comme le seul acteur politique et social.

8- L'Histoire n'est pas présente dans le discours des ingénieurs en tant que facteur explicatif (le seul point historique soulevé par certains a toutefois été le colonialisme). Les exemples par lesquels on argumente sont souvent empruntés à la réalité actuelle. Ceci montre une vision dynamique de l'altérité : l'ennemi d'hier n'est pas forcément celui d'aujourd'hui. Il nous semble que ce point

- six fois des affaires criminelles ; - deux fois le racisme (Le Pen en France et le problème des noirs aux Etats Unis) ; - une fois un scandale sur Cicciolina, député italien, pour se moquer de la "démocratie occidentale" ; - une fois des troubles dans les prisons américaines ; - trois fois des grèves sociales ; - trois fois la haute couture en France dont une fois en tant que forme de fantasme ; - une fois l'aide militaire américaine pour Israël ; - trois fois des nouvelles politiques sur les déplacements des chefs d'Etats occidentaux ou vers l'Occident. En dehors des journaux, les films occidentaux projetés en salles de cinéma sont de très mauvaise qualité.

est central et permet de différencier les ingénieurs du reste de la population syrienne.

* * * *

Après ces remarques, nous pouvons nous résumer ainsi : la dimension politique est dominante dans la représentation de l'Occident qui va jusqu'à l'attribution à l'Occident de la responsabilité de tous les problèmes locaux et de l'impuissance à se libérer à cause de l'aliénation coloniale. Cette thèse n'est pas de même nature que celle du tiers-mondisme des années soixante et soixante-dix. Elle relève d'une attitude tiers-mondiste (atténuée par une critique des forces politiques locales et arabes et surtout des monarchies du Golfe) et non pas d'une idéologie tiers-mondiste, porteuse d'un projet systématiquement anti-occidental.

En fait, le rapport à l'Occident n'a pas pris l'allure d'un rejet total de l'Occident comme ce fut le cas en Iran pendant la révolution islamique291, mais plutôt une attitude nuancée, ambivalente et multifonctionnelle. Tout en critiquant l'Occident, nos interlocuteurs n'hésitent pas à porter ostensiblement des vêtements marqués par des symboles occidentaux, ou à se référer à la culture occidentale.

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III-1. L'orientation professionnelle faible:

Tout au long des chapitres de la partie I et II, nous avons présenté les ingénieurs comme un groupe socioprofessionnel hybride, hétérogène, constituant à la fois une classe dirigeante avortée, et de nouvelles classes moyennes.

Ce groupe est loin d'être homogène dans le sens où l'ingénieur représente sa famille, son groupe social, ethnique ou confessionnel beaucoup plus qu'il n'est solidaire de son groupe professionnel dans lequel se trouvent ses rivaux.

Si une fraction des ingénieurs aspire à l'accession à la classe dirigeante, cette tendance est bloquée. D'une part, l'Etat militaro-mercantile les utilise comme levier et outil pour les réseaux des personnalités politiques et, d'autre part, les structures sociales traditionnelles de la société syrienne n'ont pas favorisé cette ascension. Les ingénieurs demeurent une classe dirigeante avortée.

Ces ingénieurs appartenant généralement aux nouvelles classes moyennes, sont à la fois producteurs et bureaucrates dans l'appareil de l'Etat, souvent dans le secteur stratégique des institutions gérant les rapports entre l'Etat et la population. En position de médiateurs, ils ont des comportements ambigus, tiraillés entre une faible capacité économique et des capitaux sociaux, culturels et politiques significatifs.

En outre, nous avons constaté dans le chapitre précédent la faiblesse et les limites des orientations modernisatrices. Dans ce contexte, les ingénieurs, ou une partie considérable d'entre eux, tombent dans l'apathie. Ceux-ci s'identifient faiblement à leur profession. Leur participation au processus de modernisation ne constitue plus une action pour le développement ni pour la nation. Cette orientation professionnelle faible se trouve surtout chez les jeunes ingénieurs salariés du secteur public. L'exemple du jeune ingénieur H. H., dont le récit est présenté dans la partie I, constitue le cas de figure extrême d'un ingénieur ayant une orientation professionnelle faible : il participe à la modernisation "j'étais heureux de voir mes conceptions se réaliser : une rue, un petit pont,.... Et grâce à mon expérience des études de marché, j'ai participé aux réunions importantes

291- Cf. Nouchine Yavari-D'Hellencourt, "Stratégie identitaire en Iran", in Revue française de science politique, nø 4, août 1986.

avec des P.D.G. et des ministres.", mais son obsession est d'avoir "un appartement, une voiture et une femme", aucune allusion à un intérêt pour la nation, le pays, le développement. Et finalement il doute de pouvoir jouer un rôle important dans la société, même de pouvoir acquérir une compétence professionnelle. Son comportement est un mélange de résignation, de passivité et de repli sur soi.

Dans les pays démocratiques, les professions s'organisent autour de trois intérêts : celui de l'Etat, celui de la société et celui du groupe professionnel concerné ; et par la voie de la négociation, on arrive à un compromis qui harmonise ces trois intérêts. En revanche, dans les pays autoritaires, l'absence de négociation fait qu'un intérêt prédomine sur les autres. Le cas de la Syrie montre que l'emprise de l'Etat sur la profession des ingénieurs après 1980 (qui va jusqu'à la déprofessionnalisation) se fait au détriment de l'intérêt des ingénieurs et de celui de la société, ce qui a affaibli l'identification des ingénieurs à leur profession.

Dans une période de pleine crise économique, les canaux de mobilité ascendante se referment. Les ingénieurs qui ont pu se croire les mieux protégés dans leur profession sont soudain brutalement désenclavés. Les jeunes ingénieurs se plaignent d'avoir été trompés dans le choix de leur carrière, parce que leur situation ne correspond généralement pas à la haute valeur technique que leur confère un diplôme. Cette crise, ayant fortement secoué la Syrie, a pour conséquence que les ingénieurs s'identifient davantage comme salariés que comme groupe socioprofessionnel d'ingénieurs. Le travail des ingénieurs ne construit pas vraiment l'identité professionnelle mais une sorte d'identité occupationnelle c'est-à-dire une identité liée directement à la nature de l'emploi et au secteur dans lequel l'ingénieur travaille. Ici, chaque ingénieur intériorise l'identité professionnelle à l'image de son emploi ou de son entreprise, ce que l'on appelle l'identité d'entreprise. Dans les entretiens, les interlocuteurs emploient souvent "Je" comme citoyen ou ingénieur individu, ou bien "nous" qui désigne les fonctionnaires ou, dans certains cas, la nation :

"Je suis fier d'être ingénieur, je me présente souvent comme tel même à l'extérieur de mon travail. Mais c'est tout. Je n'ai pas de liens avec les autres ingénieurs. D'ailleurs, chacun reste dans son coin. Si j'ai un problème dans le travail, c'est par le biais de mes relations dans la boite que je le résous. Je ne pense pas que le syndicat des ingénieurs puisse me défendre"

Si l'hétérogénéité structurelle de l'économie accentue la non-cohérence du groupe des ingénieurs, nous nous demandons si la nature de leur profession n'empêche pas autant en Syrie qu'ailleurs la constitution d'une identité proprement professionnelle. William G. Rothstein constate ainsi : "Il est nécessaire de se rendre compte qu'il n'existe pas des "ingénieurs" en tant que tels. Il y a seulement des sous-groupes d'ingénieurs différenciés par leurs positions occupationnelles spécifiques : par exemple, des ingénieurs de conception des entreprises de l'électronique. Le rôle professionnel existe seulement comme faisant partie du rôle occupationnel déterminé par le type d'activité exercée et la position organisationnelle, etc, (..)"292.

Dans notre analyse des ingénieurs dans le secteur public, nous avons considéré avec prudence les statistiques sur l'évolution numérique des ingénieurs dans les instances de décision

292- William G. Rothstein, "Engineers and the Functionalist Model of Professions", in Perrucci and Gerstl, Engineers and the Social System, cité par Moore, Image of Development, op.cit. p. 22. Les ingénieurs américains se sont vus refuser le statut de profession parce que le juge ne pouvait pas établir avec certitude qu'ils observeraient une loyauté plus forte à l'égard de leur association professionnelle qu'à celui de la direction de leurs firmes. Cf. Pierre Tripier, Du travail à l'emploi. Paradigmes idéologies et interactions, Université de Bruxelles, 1991, pp. 143.

comme indice de la bonne santé de ces instances293, car cette démarche postule que chaque ingénieur représente son groupe socioprofessionnel et non pas , par exemple, son parti politique.294

Les propos recueillis chez Ghassan Tayyarah, Président du syndicat des ingénieurs et député au Parlement, sont très révélateurs : à la question " y-a-t-il eu un contact entre les membres du groupe des députés ingénieurs pour coordonner une position commune?", sa réponse a été négative (par contre, un telle concertation s'est faite entre les députés médecins), ce qui montre que les ingénieurs-députés un fonctionnent pas comme corps. Si cette absence de corps indique que le parlement n'est pas corporatiste de type fasciste, Tayyarah est anti corporatiste justement pour favoriser son engagement politique (ou plutôt son opportunisme) : sur le projet de modification de l'impôt, discuté au printemps 1989, il a dit "j'ai déclaré devant tous les députés que ce projet était stupide et révélait une incohérence flagrante, j'ai fait ma démonstration de façon mathématique, mais je n'ai pas peur de dire qu'en tant que ba'thiste j'ai voté pour ce projet".

Les ingénieurs ayant une orientation professionnelle faible sont ceux dont les visées technocratique et techniciste sont les plus faibles. Le travail qu'ils réalisent consiste à participer à la modernisation amorcée par l'Etat sans remettre en cause le processus et sans s'interroger sur la légitimité de la domination du système politique. Sous cet angle, cette participation qui consiste à entériner le rôle économique des ingénieurs laisse penser que ces ingénieurs ne sont que des outils, instrumentalisés par le pouvoir pour une finalité qui lui est propre. C'est dans ce sens que Marcuse constatait la possibilité pour la rationalité technologique de légitimer la domination de l'Etat quel que soit son système politico-économique :

"Aujourd'hui, la domination continue d'exister, elle a pris de l'extension au moyen de la technologie, mais surtout en tant que technologie ; la technologie justifie le fait que le pouvoir politique, en s'étendant, absorbe toutes les sphères de la culture (..) La rationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre sur une société rationnellement totalitaire"295.

Ces "ingénieurs du Roy"296 constituent ainsi des supports de stabilité pour le pouvoir politique sans rupture, ce que nous appelons dans le langage hirschmanien "loyalty".

III-2. L'orientation corporatiste :

293- Sachant que dans le gouvernement Balladur, il y a un seul ingénieur (l'agronome Pierre Méhaignerie), ministre de la Justice, sur 26 ministres (deux ministres dont la formation n'a pas été identifiée par nous), on se rend compte que l'indicateur numérique ne peut pas signifier que le gouvernement de Zu'bi en Syrie (7 ingénieurs sur 25 ministres) est plus technocratique que celui de la France. 294- Bassel al-Assad, le fils du Président (mort en janvier 1994), dauphin officieux désigné par le régime, était-il technocrate par sa formation de génie civil ou militaire par sa pratique quotidienne en tant que chef des Gardes Républicains? 295- Cf. Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, Paris, Ed. de Minuit "arguments", 1976, p. 182, cité par N. Göle, Ingénieurs en Turquie : avant-garde révolutionnaire où élite modernisatrice?, thèse de troisième cycle sous la direction de Alain Touraine, EHESS, Paris, 1982. 296- Nous faisons allusion aux ingénieurs sous l'Ancien Régime qui constituaient un corps de fonctionnaires d'Etat affectés à des tâches certes essentielles mais bien délimitées. Cf. André Grelon, "les ingénieurs, encore", in Culture technique, nø 12 (numéro spécial sur les ingénieurs) mars 1984, p. 13.

Dans la première partie de ce travail, nous avons pu constater que les ingénieurs en Syrie disposent d'un capital symbolique qui leur donne la fierté d'appartenir à cette profession ; mais nous avons également observé un déclassement de leur statut, surtout chez les jeunes du secteur public.

Notre enquête montre l'apparition de l'orientation corporatiste297 surtout chez les ingénieurs du secteur privé et chez les plus âgés. En effet, nous ne pouvons pas considérer l'identité sociale comme "transmissible" d'une génération à la suivante, car "elle est construite par chaque génération sur la base de catégories et de positions héritées de la génération précédente mais aussi à travers les stratégies identitaires déployées dans les institutions que traversent les individus et qu'ils contribuent à transformer réellement"298. Quant aux jeunes ingénieurs, un certain nombre d'entre eux se forgent une identité, non pas à partir de leur groupe d'appartenance ou de leur situation présente mais par une identification à un groupe de référence, les ingénieurs plus anciens, souvent du secteur privé, auquel ils souhaiteraient appartenir dans l'avenir. Pour cette raison, ces jeunes ingénieurs, tout en ayant leur propre structuration sociale définie pas leur fonction délimitée à l'intérieur de leur secteur d'activité, conservent un fort sentiment d'attachement et d'appartenance à leur corps.

Cette visée s'exprime chez nos interlocuteurs lorsqu'ils affirment que "les ingénieurs seuls devraient pouvoir être nommés ministres" et qu' "ils sont les seuls à pouvoir résoudre les problèmes de ce pays".299

En fait, cette orientation corporatiste n'est pas réductible aux stratégies de certains groupes d'ingénieurs qui défendent des situations de monopole. Elle est indissociable des mécanismes de régulation socio-politique. Pour cette raison, les ingénieurs désignent l'Etat, comme adversaire, mais également l'expert étranger comme menace pour leur métier.

Tous les traits caractéristiques de l'orientation corporatiste sont observés sous une forme accentuée chez les ingénieurs ayant généralement plus de dix ans d'expérience. C'est-à-dire, ceux qui ont profité, depuis 1973, de l'essor du marché du bâtiment et de l'accroissement des équipements d'infrastructure. Cependant, la bureaucratisation de la profession des ingénieurs (travail obligatoire pendant cinq ans au service de l'Etat pour un salaire dérisoire sans compensation ni symbolique ni matérielle dans leurs fonctions), et la conjoncture de crise économique, depuis le début des années 80, ont sévèrement touché leur situation en entraînant un blocage de leur mobilité et de leur ascension. Ils sont inquiets pour leur avenir personnel et se sentent menacés par le chômage. C'est l'Etat, selon eux, qui est à l'origine de leur problème. Au large courant des ingénieurs ayant une orientation professionnelle faible, qui sont intégrés ou qui au moins croient au processus de modernisation entamé par l'Etat, s'opposent ces ingénieurs corporatistes qui refusent de croire au rôle de bon pasteur que remplirait l'Etat :

"Chaque jour, il y a des nouvelles lois et mesures. Le gouvernement n'a aucune stratégie économique, il tâtonne mais il ne tire pas les leçons de ses fautes"300. "Le système politique est responsable de nos difficultés, nous sommes victimes des luttes d'influence entre le Parti Ba'th, la

297- L'orientation corporatiste est définie comme une tendance à privilégier la défense et la promotion des intérêts de la profession. 298- C. Dubar, op. cit., p. 128. 299- Les ingénieurs de cette catégorie interrogés n'ont pas insisté sur le rôle des ingénieurs dans un poste de député au parlement ou dans l'administration locale (comme les municipalités). C'est vraisemblablement du fait que ces postes sont moins prestigieux. 300- Déclare un ingénieur-entrepreneur. Voir I-2 le paragraphe "Ingénieurs dans le secteur privé".

confession alaouite et l'armée ; on ne peut pas avoir un contrat sans verser un pot de vin à un de ces responsables..."301. "Ce socialisme apparent, qui ne s'applique que comme façade, ne sert ni l'intérêt du secteur public ni celui du secteur privé. (..) La corruption financière des hommes de l'Etat est la raison majeure de la crise économique"302.

En fait, "ascendance bloquée", pour parler comme Gouldner, et aliénation liée au décalage entre possession du capital culturel et possession très limitée du pouvoir et des privilèges, n'ont pas produit une radicalisation de leur activité politique.303 Finalement, très peu de ces "corporatistes" ont adressé à l'Etat des critiques politiques, les revendications de la plupart d'entre eux ont été d'ordre économique. Ils développent plus une maîtrise des rouages de la bureaucratie corrompue de l'Etat et une sorte d'humour cynique vis-à-vis du régime qu'un désir de le changer. La défaillance de l'Etat est symbolisée ainsi par son système économique (corruption, clientélisme, socialisme fonctionnant mal, etc.,) et non pas par son système politique autoritaire. Ces ingénieurs n'ont pas le souci de s'occuper des affaires politiques et demandent simplement à l'Etat de leur laisser les affaires techniques :

"Dans cette société, il se trouve que des philosophes et des théoriciens ont des idées que je ne peux pas comprendre ni analyser ni interpréter (...) Ces gens-là ne croient pas à l'expérience ni à la compétence. (..) Il faut que les hommes politiques s'occupent de la politique et laissent le génie pour les ingénieurs" écrivait le rédacteur en chef de la Revue des ingénieurs304.

Cependant, l'Etat n'est pas seulement une personne morale, à savoir l'autorité politique, mais aussi un ensemble de personnes physiques qui constituent sa machine bureaucratique ; une tension surgit entre l'organisation bureaucratique et la profession305. La première prend en considération les intérêts de l'entreprise tandis que la profession fait appel à des normes de service et à un code déontologique qui garantissent les intérêts et le bien-être des ingénieurs. Concernant les sources d'autorité, elles posent encore des problèmes : pour le bureaucrate, l'autorité est fondée sur un contrat légal et comporte des sanctions formalisées, alors que l'autorité professionnelle repose surtout sur des compétences techniques et sur des valeurs d'expert.

En outre, la critique est loin des dimensions sociales et culturelles de la situation. C'est la

raison pour laquelle cette identification corporatiste est une défection ou une sorte de fuite en avant de l'individu ou du groupe socioprofessionnel en question, ce que nous pouvons appeler en langage hirschmanien "exit".

Les ingénieurs ayant une orientation corporatiste désignent également l'expert étranger comme adversaire, étant donné qu'ils pourraient le remplacer alors que l'Etat veut le garder. En fait, les ingénieurs spécialisés par le biais d'un doctorat ou d'une longue expérience trouvent qu'ils ont la capacité de résoudre tous les problèmes auxquels le pays est confronté, mais que l'Etat ne leur fait par confiance :

301- déclare A. S. ingénieur civil ayant un bureau d'études a Homs. 302- Entretien avec S. J. agronome damacène. 303- Contrairement au cas des ingénieurs italiens des années vingt. Cf. Carlo G. Lacaita, "Les ingénieurs et l'organisation des études d'ingénieur en Italie de l'unification politique à la Seconde Guerre mondiale", in André Grelon (sous la direction de), Les ingénieurs de la crise, Paris, EHESS, 1986, p.312. 304- Hidar Tarabulsi, Editorial, Revue des ingénieurs, nø39 mars 1970. 305- Marc Maurice et alii, Les cadres et l'entreprise, op. cit., p. 68-69.

"Si un expert étranger vient en Syrie au lieu de rester chez lui, c'est parce qu'il ne comprend rien à son domaine, et pourtant l'Etat nous l'impose comme patron. Tout ce qu'il dit étant censé relever de la Vérité, on ne peut donc pas le contredire. (..) A titre d'exemple, A. S. docteur ingénieur et professeur syrien diplômé en France travaille dans la Société Générale de Construction avec sa femme, ingénieure306 canadienne. Lorsque cette dernière disait quelque chose, la direction l'exécutait tout de suite, ce qui n'aurait pas été le cas si la proposition était venue de son mari A. S. (...) L'expert étranger touche en devises des milliers de dollars par mois : un jour la SECT (Société des Etudes et des Consultations Techniques) m'a convoqué pour me proposer la conception d'un pont, j'ai alors demandé pour le faire 50 mille livres syriennes. On m'a répondu qu'il était impossible de me payer une telle somme. Finalement, la conception à été confiée à un expert étranger qui a touché pour l'étude dix mille dollars (= 400 mille L. S.)"307 raconte Z. H.

III-3 L'orientation "esthétiquement" islamiste

La modernisation se traduit sous diverses formes qui dépendent chacune de la "gestion identitaire de la modernité", pour reprendre le terme de N. Göle308. Les orientations identitaires sont souvent vues comme une "définition non sociale de l'acteur social"309. Plus encore , dans une vision évolutionniste, on écarte la notion d'identité, que ce soit dans les études des sociétés "dépendantes" ou celles des sociétés "centrales", en considérant l'histoire moderne "comme passage difficile, mais irréversible, des particularismes vers l'universalisme, (..) et de sociétés fermées à des sociétés ouvertes" ou en d'autres formes "le passage du pouvoir absolu à la démocratie, c'est-à-dire à la réduction du pouvoir aux résultats des rapports sociaux, par les progrès de la démocratie représentative, dans l'ordre proprement politique ou dans l'ordre économique"310. Par contre, Alain Touraine montre les divers rôles que jouent l'appel à l'identité et l'ambiguïté de la notion d'identité, des idées et des mouvements qui s'en réclament. Il retient trois types d'identité311 :

1) Identité défensive : définie comme une conduite destinée à défendre les élites traditionnelles, pour remplacer les conflits internes par l'opposition de l'intérieur et de l'extérieur (le nazisme et le fascisme) ou pour homogénéiser toute la société en s'identifiant à la culture de masse.

2) Identité populiste : ici, l'appel à l'identité représente "la formation d'un mouvement d'action collective, mais davantage dirigé contre une domination externe que contre une domination interne, contre un Etat que contre la classe dirigeante"312 ; c'est-à-dire que l'on ne s'oppose pas à un changement social mais à une domination considérée étrangère (Iran post-révolutionnaire).

3) Identité offensive : Cette identité ne constitue pas un écran idéologique ni un refus des rapports sociaux mais une revendication contestataire dressée contre le pouvoir pour l'action et le

306- Il est à noter qu'au Québec, l'autorité linguistique a légalisé une forme féminine de mot ingénieur, c'est-à-dire ingénieure. 307- Entretien avec Z. H. ingénieur civil, professeur à l'Université de Damas. 308- Nilüfer Göle, "Ingénieurs islamistes et étudiantes voilées en Turquie : entre le totalitarisme et l'individualisme, in Gilles Kepel et Yann Richard, Intellectuels et militants dans l'Islam contemporain, Paris, Le Seuil, 1990, p. 190. 309- Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 165. 310-Ibid., p. 168. 311- Ibid., pp. 165-180. 312- Ibid., p. 173.

changement. La plupart des mouvements sociaux peuvent être analysés comme des tentatives de passage d'une identité défensive à une identité offensive313.

Dans le cadre de cette approche, nous nous intéressons aux orientations identitaires des ingénieurs qui oscillent entre conduite défensive et conduite offensive.

Les entretiens ont montré qu'il y avait des groupes parmi les ingénieurs syriens, qui, tout en étant technicistes et technocratique, s'identifiaient comme nationalistes, islamistes ou communistes.

En analysant les propos de ces ingénieurs sur le problème du développement, il nous semble que leurs discours ont du mal à se débarrasser d'un certain atavisme des idées pré-construites et se révèlent chargés de propos idéologiques qui n'auraient guère changé depuis qu'ils étaient étudiants. Le nationaliste préconise "le panarabisme comme nécessité absolue sans laquelle

toute stratégie économique dans le cadre national étroit (local) est vain"314 et déclare que "les régimes arabes sont responsables de cet état d'éclatement et entravent l'unité que tout le peuple arabe désire". Le communiste exprime "la nécessité de la lutte des classes : la classe ouvrière contre le patronat. Comme le patron est en l'occurrence l'Etat, "il faudrait donc casser cette superstructure et la bouleverser". Il dit que "la culture très traditionnelle, (c'est-à-dire, en gros, la religion) est responsable du sous-développement dans ce pays" et que "l'économie syrienne est affaiblie par l'impérialisme européen et américain". Quant à l'islamiste, il professe "l'islamisation de la société, le retour à l'islam, à sa pratique et à ses moeurs". Les différents discours, souvent opposants de l'ordre établi (qu'il soit idéo-culturel ou politique), se chevauchent, se rallient ou s'opposent en fonction des enjeux sans jamais se confondre. Nous expliquons plus loin ce que cela peut signifier.

Tous ces acteurs engagés, nationalistes, islamistes et communistes, agissent au nom de l'intérêt collectif et utilisent le langage de la nation ; leurs revendications ne se limitent donc pas au monde du travail, elles se réfèrent à la société globale. Lors d'une rencontre avec quatre ingénieurs, dont un militant nationaliste, ce dernier a profité du fait que ses amis avaient exprimé leur malaise dans leur entreprise et leur refus de tout compromis avec la direction (concernant un problème de travail) pour tenter de déplacer la discussion et de la faire porter sur la question politique au niveau national en critiquant la modernisation entamée par l'Etat à coup de trique. Nos interlocuteurs militants font des analyses approfondies de la crise économique en se référant à un cadre plus général que la société syrienne en présence en s'appuyant sur l'expérience historique du monde arabe et du monde occidental315. Un trait marquant de leurs discours, qui les distingue des autres

313- Alain Touraine donne deux exemples pour illustrer ce type d'identité : le mouvement antinucléaire dont les réactions de défense sont intégrées à une critique anti-technocratique qui en appelle à la modernité contre les détenteurs du pouvoir ; l'autre exemple est celui du mouvement des femmes qui n'est pas resté au niveau défensif (l'appel à la différence et à la communauté) mais qui s'est dirigé contre un type de pouvoir social. 314- Il y a presque un consensus parmi tous les ingénieurs sur l'impact d'une éventuelle unité arabe, mais ce qui est nouveau chez les nationalistes c'est qu'ils insistent sur l'impossibilité d'aboutir à un développement au niveau local. 315- Encore faut-il rappeler la fécondité de l'analyse de Mohammed Abed el-Jabiri au sujet des intellectuels nationalistes (libéraux), islamistes et communistes qui cherchent toujours leurs refuges, leurs Solutions-Salut dans l'ailleurs au lieu de penser structurellement les problèmes sociétaux. Cf. Mohammed Abed el-Jabiri, al-Khitab al-'arabi al-mu'asir (Le Discours Arabe Contemporain), Beyrouth, al-Tali'ah, 1eme Ed. 1982- 2eme Ed. 1988, (en langue arabe).

militants de Human intellectuals, est plutôt la froideur de l'analyse, la modestie des programmes d'action à court terme, rompant ainsi avec une certaine "langue de bois" très courante dans le discours politique syrien.

Rigueur intellectuelle, mais aussi utopisme au service du désir ; car, quand l'imagination ne trouve pas à se satisfaire dans la réalité existante, elle cherche refuge dans des lieux et des époques que construit le désir.316 On retient les caractères paradoxaux de cette utopie à la fois passéiste (retour aux origines) et futuriste (d'un univers dominé par la rationalité et par la technique).

Pourtant, au delà de la première lecture de leurs réflexions sur le problème du développement, c'est-à-dire en analysant l'ensemble de leurs pratiques discursives et en observant leurs pratiques sociales (dans leur travail et ailleurs), on se rend compte que leurs identifications ne touchent leurs revendications idéologiques que de façon esthétique. Etant donnée l'importance des ingénieurs islamistes en Syrie -leur discours, étant le plus fort-comparé à leurs collègues nationalistes ou communistes- marque les positions dominantes dans l'engagement culturel et politique, nous nous contentons ici d'aborder l'identité islamiste en nous interrogeant sur ses formes d'action afin d'en saisir les significations culturelles, sociales et politiques.

L'examen de leur attitude offre un observatoire privilégié des phénomènes idéologiques et du maniement du discours par un groupe qui veut contrôler l'historicité et réconcilier une rationalité théologique, philosophique et juridique avec une rationalité scientifique.

Cette analyse devrait mettre en cause la vision ethnocentriste et simpliste qui relie de façon trans-historique les mouvements islamistes à l'obscurantisme comme si la dichotomie tradition/modernité317 désignait l'opposition obscurité/lumière. Car on ne peut pas comprendre le "fait islamique", pour reprendre le terme de M. Arkoun, sans le rapporter au contexte socio-économique et politique dans lequel il a surgi. Les clés des mouvements islamistes ne sauraient se trouver dans le Coran ou dans la sunna mais dans les rapports sociaux à l'intérieur de la société. Dans ce sens, A. Touraine écrit : "L'action d'un groupe ou même d'une classe n'est pas par soi réformiste ou révolutionnaire, c'est la situation qui peut être révolutionnaire, quand elle unit conflit et crise"318. Nous tombons dans une autre erreur si nous percevons les mouvements islamistes comme homogènes, dotés d'une idéologie achevée et intangible dans toutes les sociétés dites musulmanes319 en méprisant les différences qui peuvent parfois être fondamentales320. Même à

316- Karl Mannheim, Idéologie et utopie (trad. française), préface de Louis Wirth, Paris, Librairie Rivière et Cie, 1959, p. 144. 317- Cette dichotomie est souvent utilisée comme mode d'opposition idéologique et non comme instrument d'analyse. 318- Alain Touraine, Communisme utopique ou le mouvement de mai, Paris, Le Seuil, 1972, p. 74. 319- Nous employons la qualification "dites musulmanes" justement pour réintroduire la nécessité scientifique de regarder les société d'abord et non la religion qui est produite par la société plus qu'elle ne la produit. Cf. Entretien avec Mohammed Arkoun, Revue Tiers Monde, t.XXXI, nø123, juillet-septembre 1990. 320- Depuis la fin du communisme en Europe, est-ce que certains occidentaux ont découvert un nouvel ennemi, l'islamisme ou le monde dit musulman? A titre d'exemple, l'article de Samuel P. Huntington, l'un des gourous des sciences politiques aux Etats Unis, "The Clash of Civilizations?". Pour lui, les conflits globaux dans ces dernières années et dorénavant sont de nature civilisationnelle, définie selon des critères religieux ou culturel, et non pas de nature économique ou idéologique. Il parle donc de civilisation musulmane et civilisation confucianiste (qui englobe la plupart des pays de l'Extrême Orient). Une connexion entre ces deux

l'intérieur de chaque société, le courant islamiste est profondément et structurellement modifié en même temps qu'il se scinde en des formes extrêmement diverses. La différenciation que nous pouvons observer est bien plus importante que l'effacement des caractéristiques propres au sein d'une synthèse globale, tellement générale qu'elle finit par perdre toute signification. Dans cette perspective, nous prendrons des distances avec un débat politique et idéologique très chargé de stéréotypes, en faveur d'une étude plus sociologique et plus précise sur un cas spécifique tel que les ingénieurs islamistes en Syrie dans les années quatre vingt et quatre vingt-dix.

Cet approche devrait permettre également de critiquer, comme le fait Jean-Noël Ferrié, la tendance qui analyse "la société musulmane à partir de la notion de culture" qui tend "à essentialiser les effets structurants d'une identité collective, indépendamment de l'historicité, et à la concevoir comme une forme s'accomplissant à travers le temps"321.

Avant d'analyser les orientations identitaires d'inspiration islamique chez les ingénieurs, nous devons voir où se situe la catégorie "ingénieurs militants islamistes" par rapport à leurs collègues musulmans en général. Pour cela, arrêtons-nous un moment pour esquisser une typologie de la population musulmane syrienne.

Typologie de la population musulmane syrienne

Nous allons élaborer cette typologie en quatre termes reprenant chaque fois le pôle religieux et le pôle historique322 : les pratiquants, les militants, les militants révolutionnaires, les

musulmans culturels.

1) Pour les musulmans pratiquants, le pôle religieux de l'islam continue à être vécu dans la vie quotidienne (prières, jeûne du ramadan, don de l'argent pour le "zakat", consommation de nourritures hallal, port du voile pour les femmes, prière du vendredi à la Mosquée ....). Cette pratique sacramentelle n'a pas forcément un contenu dogmatique, c'est-à-dire que l'on peut , tout en pratiquant les obligations religieuses, adhérer à l'idée de la limitation de l'espace religieux à une forme de relation entre Dieu et l'homme.

civilisations, constituant une civilisation non-occidentale, émergerait pour défier les intérêts, les valeurs et le pouvoir occidentaux. Il préconise des mesures à prendre à court terme par la politique occidentale qui consistent "to promote greater cooperation and unity within its own civilization, particularly between its European and North American components; (..) to promote and maintain cooperative relations with Russia and Japon; to limit the expansion of the military strength of Confucian and Islamic states; to moderate the reduction of Western military capabilities and maintain military superiority in East and Southwest Asia; to exploit differences and conflicts among Confucian and Islamic states; to support in other civilizations groups sympathetic to Western values and interests; (and) to strengthen international institutions that reflect and legitimate Western interests and values; (...)" pp. 48-49. Cf. S. Huntington, "The Clash of Civilizations?" in Foreign Affairs, New York, Council on Foreign Relations, Summer 1993. Pour une critique de la littérature journalistique et de la théorie purement politique sur la poussée islamiste, souvent hâtive pour commenter les événements brûlants en cours, voir François Burgat, L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Ed. Karthala, 1988. 321- Jean-Noël Ferrié, "Vers une anthropologie déconstructiviste des sociétés musulmanes du Maghreb", p. 5, (non publié) 322- Rémy Leveau, Dominique Schnapper établissent une typologie en trois terme, nous nous en inspirons tout en la développant en quatre termes. Cf. leur, "Juifs et Musulmans maghrébins", in Revue française de science politique, Paris, volume 37, nø6, décembre 1987.

2) Les militants, font montre d'oscillations constantes entre le pôle historique et le pôle religieux, car pour eux l'historique est devenu aussi primordial que le religieux. Ce pôle de l'historique se réfère, dans les grands lignes, au modèle-paradigme de la société de l'époque inauguratrice de l'islam (c'est-à-dire la première société-Etat commandée par le Prophète Mohammad). Ce militantisme a pour objectifs l'appel aux moeurs islamiques, au système politique de la choura (un parlement consultatif) et au système économique prohibant l'usure, mais cela ne se passe pas sans modification de la perception de ces concepts, dont nous parlerons plus loin.

Si ce sont bien là les finalités de ce militantisme, comment se traduisent-elles en action?

Les militants sont en général des intellectuels ayant souvent entamé des études de sciences et qui sont autodidactes en matière de religion comme de pensée politique. Il ne s'agit plus d'oulémas323 (les savants dans la tradition religieuse) mais plutôt des gens qui exercent leur métier d'ingénieur, d'enseignant, de médecin, d'avocat, etc. Leurs pratiques discursives et leurs comportements sociaux les montrent très engagés dans la vie quotidienne. Ce sont de nouveaux militants dont ceux que nous appelons les ingénieurs "esthétiquement" islamistes font partie.

Cependant, nous nous demandons pourquoi ces militants sont fascinés par les sciences pures ou appliquées. Olivier Roy propose une explication : ces sciences "sont présentées non comme démarche propre mais comme illustration de la cohérence du tout, de la volonté divine, de la rationalité de l'un. Ici la vulgarisation joue à plein. Le réinvestissement des savoirs techniques par les nouveaux intellectuels (....) est caractéristique de cette perception de l'unicité, qui, battue en brèche par les sciences humaines, est au contraire réaffirmée, sur le mode paradigmatique et apologétique, par les "sciences". L'ingénieur est ici un prêcheur plus qu'un militant : il dispose par son métier d'un stock de paradigmes et d'illustrations de la grandeur de Dieu. Le positivisme s'allie fort bien avec le religieux."324

Cette particulière attirance des scientifiques pourrait également être due au fait que "l'acculturation a sans doute fonctionné de manière plus efficace dans les matières juridiques et littéraires que dans l'univers abstrait des sciences exactes, où le vide culturel s'est fait plus vite sentir."325

Concernant l'influence des Frères musulmans sur les ingénieurs, (d'ailleurs les militants ne font pas tous partie des Frères musulmans), nous pouvons également avancer une autre hypothèse, qui n'explique évidemment qu'une partie des choses : les Frères musulmans recrutent la plupart de leurs membres à partir de l'adolescence par le biais des mosquées où leurs supérieurs les incitent à être très laborieux et sérieux pour avoir les meilleures places dans la société. Sachant que la condition d'accès aux facultés de génie et de médecine est d'avoir une note élevée au Baccalauréat, on comprend vraisemblablement pourquoi les adhérents des Frères musulmans se concentrent dans ces facultés.

3) Les militants révolutionnaires : ils se démarquent des précédents militants surtout par les moyens utilisés pour traduire l'idéologie en action.

323- Cf. Olivier Roy, "Islam : qu'est ce que le néofondamentalisme?", in Esprit, Paris, nø 7-8, juillet-août 1990, p.9. 324- Cf. Olivier Roy, "Les nouveaux intellectuels en monde musulman" in Esprit, septembre 1988, nø 142, p. 64. 325- François Burgat, L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Karthala, 1988, p.100.

Ce sont les militants qui appartiennent à un moment historique dépassé : changer la société d'en haut, c'est-à-dire utiliser la violence pour conquérir le pouvoir politique. Cette catégorie a été active avant 1982 à la suite de quoi la répression que l'autorité militaro-politique lui a fait subir a étouffé plus ou moins leur action :

"Par la violence, dit un ancien activiste ingénieur, on n'aboutit à rien. (..) L'alliance avec tous les opposants est le seul moyen pour changer le régime politique". "Le plus urgent, dit un autre, n'est pas tant de s'emparer de l'Etat que d'organiser et de défendre la société contre celui-ci".

Il ne faut surtout pas confondre ces militants révolutionnaires avec les précédents militants. Ils sont pratiquement marginalisés, ou du moins leur projet ne s'exprime plus comme avant.

4) Enfin, pour les musulmans culturels, les pôles religieux et historique de l'islam sont affaiblis mais, pleinement acculturés à l'occidentalisme ou à l'arabisme, ils ne gardent pas moins par dignité, par fidélité à un passé triomphant de l'époque de l'Empire islamique Omeyyade ou Abbasside, le sentiment d'une "identité spécifique" fondée sur le respect de la tradition islamique dont ils reconnaissent la valeur malgré leur non-pratique ou même leur ignorance.

* * *

A l'aide de cette grille d'analyse, nous pouvons retourner à notre objet d'étude, les ingénieurs. Ce groupe socioprofessionnel ayant une certaine spécificité par rapport aux autres groupes nous conduit à distinguer deux types d'acteurs islamistes : l'acteur désengagé et l'acteur avant-gardiste.

D'abord, les deux types se rejoignent du fait qu'ils font partie des nouveaux militants (décrits ci-dessus dans le deuxième type de notre typologie de la population en général). Ces ingénieurs ne sont pas forcément membres ni d'un parti politique, légal ou clandestin, ni d'un courant, religieux, ni d'un groupe au sens où Gilles Kepel l'entend, mais ils constituent plutôt une tendance vague et, pourtant importante quantitativement au sein des ingénieurs.

Au delà du fond commun de ces deux types, l'origine de l'identification et , par conséquent, le sens de l'action divergent : pour les acteurs désengagés, le recours à l'islam est une fuite en avant devant un système socio-économique et politique autoritaire, nationaliste et socialiste. Ce refuge trouve sa fonction politico-idéologique dans la notion même de recours à l'islam, que le système avait cherché à exclure. Cette compréhension ne conduit pas toujours à une action mobilisatrice du public contre le système en place parce qu'il n'y a ni projet systématique et systématisant, ni un fort engagement militant. C'est à la fois une action mobilisatrice et une défection, c'est-à-dire dans le langage hirschmanien, voice et exit. Ces acteurs représentent un pourcentage important des ingénieurs interrogés (32%).

Par contre, pour les acteurs avant-gardistes, l'islam est un projet sociétal qui constitue le seul moyen de passer à la modernité, au développement et à la paix sociale sans dégâts. Ils mènent un combat d'idées actif à travers les livres et les conférences. Leur action mobilisatrice "voice" est beaucoup plus importante et efficace que celle des précédents.

III-3-1. Les ingénieurs islamistes326 désengagés:

326- Nous considérons comme islamiste, dans cette thèse, celui qui se réclame d'une idéologie (sociale, économique ou politique) à coloration islamique.

- Refusant de faire le choix entre modernisation et tradition, la plupart des ingénieurs islamistes désengagés interrogés définissent la modernité de façon instrumentale par son aspect matériel (vie aisée, rôle prépondérant des sciences dans la société,..) avec une référence à l'utilité de l'islam pour la modernité et le développement. Cette idée "weberienne" est souvent évoquée ardemment : "Il n'y a pas, dit un ingénieur, de contradiction entre l'islam et la modernité ; l'islam dans sa dynamique peut s'accorder avec le progrès et nous conférer les moeurs et l'honnêteté nécessaires pour le travail". Ce point révèle une similitude avec les ingénieurs islamistes turcs.327 En effet, cette définition de la modernité "renforcée" par l'islam ne constitue pas a priori un paradoxe, car nous ne pouvons pas évacuer le clivage entre les ingénieurs islamistes et le reste de ce groupe socioprofessionnel en termes de tradition et de modernité, de même que nous ne pouvons pas dissocier l'expérience religieuse de la modernité.

-Concernant le choix technique, certains islamistes sont fascinés par la technologie de pointe qui est, pour eux, le seul moyen de parvenir à concurrencer le produit étranger.

Définition "instrumentale" de la modernité, choix économique technologiste, sont deux facteurs, parmi d'autres, qui confirment le fait qu'il y a un fonds commun à tous les ingénieurs, à savoir une visée modernisatrice de leur action.

- Les ingénieurs islamistes désengagés oscillent entre, d'un côté, une attitude anti-occidentaliste impute à l'Occident la responsabilité de tous les problèmes du Tiers-Monde, et qui résiste à l'occidentalisation des relations sociales ; et, d'un autre côté, une attitude se limitant à critiquer une occidentalisation abusive et trop rapide328. Sur la dernière attitude, un ingénieur s'exprimait ainsi :

"Je ne rejette pas la pénétration d'idées ou de technologies occidentales. C'est une fatalité, mais je suis contre cette sorte d'occidentalisation : les femmes ne connaissent de l'Autre que son maquillage. (...) Je pense que l'Occident est autre chose que le luxe et la mode.". K. K. répondait à son collègue nationaliste attribuant le sous-développement à l'Occident "Arrêtons d'inculper l'Occident! Même s'il ne pleut pas c'est à cause de lui. (....). Nous sommes "colonisables" par nos erreurs. l'Occident ne peut pas expier une faute qui n'est pas la sienne".

Bref, la critique (et non pas le refus) est destinée autant à l'Occident en tant que société hyper-consommatrice qu'à l'Occident séculier et désenchanté.

- Certains islamistes ont souligné l'impossibilité de faire fonctionner une économie islamique sans usure "parce que l'on est complètement dépendant de l'économie mondiale". Ils recherchent de nouveaux modes de coexistence entre une économie capitaliste et une autre basée sur une certaine éthique islamique. Cette posture critique de l'économie socialiste en place montre que cette identité islamiste est pensée et formulée dans l'esprit de la profession. Nous constatons ainsi une extraordinaire dynamique de la part des ingénieurs prompts à profiter de la marge de liberté qu'ils détiennent pour interpréter le corpus religieux en général et le Coran tout particulièrement de la manière la plus conforme à leurs intérêts et pour les adapter aux besoins d'une société plus complexe, d'une raison "scientifique" plus exigeante et d'une culture plus étendue.

327- Nilüfer Göle, "Ingénieurs islamistes et étudiantes voilées en Turquie : entre le totalitarisme et l'individualisme, in G. Kepel et Y. Richard, op. cit. p. 178 328- Le développements dans l'Iran post-révolutionnaire corroborent la deuxième attitude, dans laquelle cette conception de l'Occident se traduit en pragmatisme. Cf. Y. Richard, Entre l'Iran et l'Occident. Adaptation et assimilation des idées et techniques occidentales en Iran, Maison des sciences de l'Homme, Paris, 1989.

- Les ingénieurs islamistes désengagés ne réclament pas l'islamisation des sciences comme des médecins islamistes égyptiens, d'après Sylvia Chiffoleau, l'ont fait. Mais cette science spécifique musulmane (la médecine musulmane) ne l'est que "par l'éthique qu'elle revendique, et non par une démarche scientifique autonome. (...) La science moderne n'est donc pas condamnée en soi, mais elle doit être purgée de ses bases matérialistes et athées pour être enrichie des valeurs de l'islam."329

-Différent de celui des islamistes en général, leur discours ne porte pas sur les formes émotionnelles de la foi, c'est-à-dire que leur expressivité appelle à la raison plus qu'au sentiment. Ils n'insistent pas sur l'importance ni de la prière ni des obligations religieuses, ni de la nécessité de se regrouper pour pratiquer d'activités spirituelles. S'ils parlent de l'importance de la prière, ce n'est pas pour l'amour de Dieu mais en tant que panacée "anti-stress", pour parler comme Göle à propos des ingénieurs islamistes turcs. Ils n'évoquent pas dans la discussion l'Au-delà, le paradis, l'enfer. La dissociation entre la pratique religieuse et l'idéologie islamiste est très nette :

H. B. dit : "Je ne vais à la mosquée qu'épisodiquement, je sais que j'ai tort, mais je crois que notre salut pour tous nos problème passe par l'islam". C. T. indique en buvant un verre de whisky "maintenant, je suis entrain de boire, c'est très mauvais, mais je crois que ce qui est essentiel dans la religion c'est de faire le bien envers les gens, (...), de ne pas mentir, de ne pas tricher, de ne pas être hypocrite comme la majorité des cheikhs dans ce pays". Nous pouvons également citer le propos d'une femme ingénieur dévoilée, S. B., : "seul l'Etat islamique modéré assure la liberté de penser à tout le monde". La différence est vraisemblablement importante entre ces nouvelles formes d'articulation (discours pratique/ discours religieux) et les formes classiques appréhendées par des ouvriers islamistes (à titre d'exemple).

- Si les islamistes désengagés sont une force contestataire de l'Etat, ce n'est pas parce que l'Etat est "athée", mais parce que cet "Etat de barbarie", selon l'expression de Michel Seurat,330 incarne la corruption, le confessionnalisme, le despotisme. Dans ce sens, leur agir politique est de critiquer le pouvoir et non pas de le conquérir. On est très loin du discours de rejet tenu par la périphérie radicale de certaines courants. L'Etat est symbolisé par son idéologie laïciste : certaines femmes ingénieurs qui portent le foulard, ont contesté cette idéologie qui freine leur ascension sociale à cause de leur tenue :

"Je suis l'ingénieur le plus compétent et parmi les plus anciens dans mon département, mais à cause de mon foulard, je n'accéderai jamais à un poste de direction dans cette entreprise. C'est ce que m'a cyniquement dit mon directeur. Depuis que les soldats ont arraché les foulards dans les rues331, l'Etat a donné comme consigne à ses administrations de nous marginaliser."332

Bref, l'islamiste n'hésite donc pas à accepter certains processus de modernisation déjà entamés par l'Etat comme l'industrialisation, la rationalisation des conduites économiques, l'augmentation du PNB, la "scientificité" de la société..., mais il veut contrôler l'historicité : à titre

329- Cf. Sylvie Chiffoleau, "Islam et médecine moderne en Egypte", in Cahier de Recherche GREMO, Lyon, Maison de l'Orient, 1991, p.9. 330- Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Paris, Ed. Le Seuil, 1989. 331- Elle fait allusion à une opération menée, en 1981, par les Brigades de défense du frère du Président, Rif'at al-Assad, avec le consentement du Président. Les membres des Brigades ont enlevé dans les rues de Damas les foulards des femmes, y compris les femmes âgées. 332- Entretien avec B. K. femme ingénieur travaillant dans la société de Jabal qassioun.

d'exemple, on dit oui au travail des femmes à côté de l'homme mais à condition que celles-ci soient voilées, etc.

Si l'ingénieur "esthétiquement" islamiste tend vers la logique technocratique, pourquoi met-il en avant surtout un raisonnement non pas sociologique, mais théologique, de l'ordre du préconstruit? Autrement dit et plus généralement, comment articule-t-il sa conscience professionnelle à son identité islamiste?

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Avant de tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de nous appuyer sur des approches théoriques et sociologiques du rapport à la religion :

De Durkheim à Troeltsch :

Une telle articulation entre conscience professionnelle et identité islamiste parait invraisemblable si l'on suit certaines perceptions de la religion, enfermées dans le paradigme durkheimien qui consiste à définir la religion comme "un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent."333 .... C'est donc en gros "croyance et rite" ; par les rites, Durkheim entendait les règles de conduite qui prescrivent, comment l'homme doit se comporter avec les choses sacrées. Ces rites fonctionnent différemment d'autres rites comme le rite magique. De cette définition de la religion, nous pouvons tirer deux critères, comme l'indique Mary Douglas, : le premier est l'organisation communautaire des hommes dans le culte de la communauté, le second est la distinction entre le sacré et le profane. Le problème réside dans cette opposition radicale du sacré et du profane qui a été "nécessaire à la théorie durkheimienne de l'intégration sociale"334.

En revanche, la définition tylorienne de la religion, "belief in spirits"335, nous évite par sa généralité de tomber dans le déterminisme durkheimien. Elle met en évidence le fait que "la religion ne réside pas dans une relation avec une norme garantie par son origine sacrée,...., mais dans une relation avec un être"336.

Une autre définition qui rend mieux compte de la réalité est celle de l'anthropologue anglais A. R. Radcliffe-Brown selon lequel la religion est une sorte de pensée en action337.

Nous devons nous arrêter plus longuement sur la sociologie troeltschienne, étant donné l'importance de la leçon qu'elle nous donne. Si l'esprit du capitalisme, pour Max Weber, n'est pas intelligible en soi car il puise ses sources dans une éthique protestante, Ernst Troeltsch complique

333- Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 4ème édition, PUF, 1960, p. 65. 334- Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspéro, 1981, p. 42.

335- E. B. Tylor, Primitive culture, 1871, vol 1, p. 491, cité par Jean-Noël Ferrié, op. cit., p. 15.

336- Jean-Noël Ferrié, op. cit, p. 15. 337- A. R. Radcliffe-Brown écrit : "Pour comprendre une religion particulière, on doit étudier ses effets, La religion doit, par conséquent, être étudiée en action.". Cf. sa, Structure et fonction dans la société primitive, Paris, Ed. de Minuit, 1969, p. 274.

ce cheminement du protestantisme au capitalisme.338 Ce sociologue et théologien allemand a démontré dans son livre Protestantisme et modernité la complexité du processus de l'influence du protestantisme et de ses configurations historiques sur l'émergence du monde moderne ou sur la modernité. Cette thèse est très révélatrice de la nature du cheminement depuis le discours religieux jusqu'à ses effets sur la culture, le droit, l'économie et le politique. Il commence par s'interroger sur la distinction, d'abord, entre le protestantisme ancien dans ses formes diverses, luthérienne, calviniste et zwinglienne, puis, entre celui-ci et les configurations historiques, quaker, baptiste, etc., qui ont surgi parallèlement à lui. Il critique l'attribution au protestantisme de "la création de choses qui ne se développent absolument pas sur un terrain religieux"339. Il montre avec beaucoup de finesse que son rôle dans le déploiement de l'esprit moderne était "indirect" et "involontaire", et montre de même l'importance qu'il a pu avoir non pas, tout d'abord, dans une résurrection ou une création générale affectant l'ensemble de la vie, mais, pour l'essentiel, "dans des conséquences indirectes ou inconscientes, et même directement dans des effets d'ordre épiphénomène et

contingent, voire des influences exercées malgré soi."340.

La sociologie troeltschienne nous incite à aller au-delà du discours religieux pour voir comment, dans un tel contexte, ce discours donne des effets variables en fonction de maints facteurs.

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La fonction "esthétique" de l'orientation islamiste

Cette grille d'analyse s'avère particulièrement féconde pour comprendre l'idéologie islamiste telle qu'elle est perçue par les ingénieurs technocrates. Dans le contexte socio-économique syrien, cette idéologie fonctionne de façon plutôt esthétique ou, autrement dit, leur attitude mentale n'a pas une portée explicative de leur action.

Parler simplement d'une idéologie islamiste ne signifie pas grand-chose, on doit examiner sur quoi cette idéologie s'articule : apport tiers-mondiste et révolutionnaire, arabiste ou autre, selon l'infrastructure économique et le contexte politique dans lesquels cette idéologie a surgi. L'islamisme en Syrie serait-il, le dernier avatar du nationalisme, selon la formule de François Burgat341? Hypothèse à retenir car la manière dont l'intervention politique et sociale s'est opérée est largement empruntée au mouvement nationaliste propagé dans les années 60 et bien avant ; hypothèse qui se voit confortée par la convertibilité observée, autant en Syrie (surtout parmi les nassériens) que dans le reste du monde arabe, des militants nationalistes en militants islamistes ou islamico-nationalistes.

Si nous commençons par définir ce qu'elle n'est pas, nous pouvons dire que l'idéologie "esthétiquement" islamiste n'est pas une idéologie instrumentale parce qu'elle n'implique pas forcément de conscience ni de vocation de la part de l'acteur. Le choix de cette idéologie islamiste

338- En fait, Troeltsch s'intéresse surtout à la doctrine religieuse, tandis que Weber s'occupe davantage de sa mise en pratique. Cf. M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, (Traduit de l'allemand par Jacques Chavy), Paris, Librairie Plon, 1964. 339- Ernest Troeltsch, Protestantisme et modernité, (traduit de l'allemand et préfacé par Marc B. de Launay), Paris, Gallimard, 1991, p. 53 340- Ibid., p. 68. souligné par nous. 341- Cf. L'islamisme au Maghreb, op. cit.

est basé sur son rôle mobilisateur, sur sa "lumière" qui attire le public et non pas sur la vérité en soi. Elle embellit les formes d'action comme un décor de théâtre sans texte, insuffisant pour constituer une pièce.

Lorsqu'un ingénieur s'identifie comme islamiste en réclamant une République islamique, cela ne signifie pas , dans son esprit, l'application des normes religieuses (charî'a) : châtiments corporels, application de l'économie sans usure, etc., mais c'est le rapport au religieux qui cautionne un nouvel ordre social et culturel imaginaire. Même pour ceux qui revendiquent le charî'a, il s'agit

là plutôt de l'affirmation des principes de légitimité et non d'un réel programme pour gouverner. La perception que cet ingénieur a de l'Etat islamique est alimentée par des contours qui sont aussi intangibles et intemporels que les versets coraniques.

Devant tant de problèmes sociaux qui s'aggravent : fragilité du développement économique, pression démographique, exode rural, absence de liberté d'expression et de démocratie, "l'ingénieur islamiste", tout en appréhendant ces problèmes en termes matériels et réels, organise un discours mobilisateur, légitimant de soi et délégitimant des autres, qui ne trahit apparemment pas son utopie. C'est un discours qui véhicule deux duplicités : il conforte, d'une part, le sujet et tend à ériger sa pratique sociale légitime face aux autres groupes sociaux ; il délégitime, d'autre part, le pouvoir politique qui "laïcise" la société par la force.342 Cette "pensée utopique", au sens mannheimien, produit une image déformée de la réalité, mais qui (contrairement à l'idéologie) possède le dynamisme lui permettant de transformer la réalité à son image.343

Outre que les problèmes sociaux créent un climat de frustrations politiques, nous avons vu dans l'introduction de cette partie (partie III) comment l'image de l'Occident vue par les ingénieurs est réduite à un volet politique. Dans ce sens, s'il y a un discours anti-occidental de la part de l'"ingénieur islamiste", il se situe uniquement au niveau du débat politique qui désigne l'Occident dominant comme coupable de soutenir Israël et les régimes arabes. C'est bien le rapport de domination qui se trouve ici majoré ; il faut donc voir dans le clivage Occident/Orient sa portée politique plutôt qu'une question de mode de vie.344

De même, la crise du Golfe345 met en relief une fois de plus le fonctionnement de l'idéologie plutôt que l'idéologie elle-même ; les trois idéologies : islamiste, nationaliste et communiste, convergent en ce qui concerne le sentiment volontariste favorable à l'Iraq ou, au moins, contre l'intervention militaire. Les deux appels à l'islam lancés par le Président Saddam Hussein ou le Roi Fahd ont aiguisé plus encore la conscience des ingénieurs d'un islam facile à manipuler par les deux côtés à la fois. Dans ce sens, l'islam ne représente pas, pour les ingénieurs, une identité constituante mais leur identité est constituée par les rapports sociaux et politiques.

342- Nous pouvons affirmer d'emblée que toutes les tentatives volontaristes de "laïciser" la société dans certains pays arabes ont tendance à échouer. 343- Peter Berger et Thomas Luckmann, op. cit., P. 19. 344- Bien sûr, sans négliger la question de la femme ainsi que celle des frontières entre l'espace public et l'espace privé, un autre problème qui creuse encore le fossé.

345- A notre demande, une question a été posée, par un ami ingénieur syrien, à une quarantaine d'ingénieurs syriens en Syrie sur la crise du Golfe. Cet échantillon ne prétend pas être représentatif mais il est au moins indicatif. Une quasi unanimité de réponses était favorable à l'Iraq ou contre l'intervention militaire contre lui.

III-3-2. Les ingénieurs islamistes avant-gardistes

Ce groupe est fort limité numériquement (16 % des ingénieurs interrogés), mais il a un impact, débordant la seule sphère religieuse, qui peut toucher largement à la fois les ingénieurs et le public.

Ceux-ci croient, comme nous l'avons noté, que l'islam constitue un projet sociétal contre le sous-développement, la dictature, l'archaïsme et l'extrémisme religieux. Certains pensent la religion en termes de praxis socio-économique. Ici, le projet sociétal ne procède pas à une substitution ou à un détournement des enjeux en résorbant le conflit social sous l'appel à l'islam, mais il se crée une nouvelle forme de conflit avec les oulémas et contre la perception "réactionnaire" de l'islam. Ce groupe parle de rôle, d'engagement et de responsabilité des ingénieurs vis-à-vis des autres. Barrés dans leur accès aux instances politique et sociale (comme le syndicat), ces ingénieurs se manifestent de manière plus explicite mais systématiquement articulée au politique, dans les circuits de l'action culturelle. Quant au social, celui-ci est secondaire.

En fait, il existe un rôle social marginal joué par ces ingénieurs comme intermédiaires entre la direction (ou le patronat) et les ouvriers. Il s'agit d'une responsabilité d'ordre moral envers leurs ouvriers.

Prenons cet exemple : T. T. agronome islamiste346 est très simple dans ses moeurs et son comportement, son pouvoir en tant qu'ingénieur est d'autant plus considérable qu'il n'est pas ostentatoire. Il préfère les relations directes, amicales et personnelles avec les ouvriers. Il dit : "Je crois que je dois être moral devant mes347 ouvriers. La plupart viennent de la campagne ou d'un milieu populaire. Au delà de la question technique, j'ai le devoir de leur apprendre comment ils devront se comporter de façon correcte dans la vie et devant les différents catégories de gens, ...". "Le bon fonctionnement d'un équipe suppose des liens d'amitié entre les gens".

On est loin du cas des ingénieurs catholiques analysés par André Grelon348. Il montre en effet l'engagement des ingénieurs français au sein de l'Union Sociale d'Ingénieurs Catholiques (USIC) dans des rapports sociaux de production avant et entre les deux guerres, comme intermédiaires entre ouvriers et patrons et en tant qu'organisateurs du processus de travail ; c'est-à-dire, à la fois acteurs sociaux pour défendre les ouvriers contre les patrons, et organisateurs qui "fusionnent en complétant les principes d'ordre moral du Fayolisme avec les principes d'ordre technique du Taylorisme." Car ces derniers étant, pour les ingénieurs, un "moyen extrêmement puissant d'investigation de progrès matériels, doivent être encadrés, modérés et dirigés par des considérations morales, afin d'éviter de transformer l'homme en une machine, et l'entreprise industrielle en un instrument dont la seule raison d'être serait de réaliser par tous les moyens le maximum de bénéfices dans le minimum de temps."349 Héritier de l'USIC, le Mouvement des 346- Entretien avec T. T. qui travaille au C.E.R.S. à Damas (Centre des Etudes et Recherches scientifiques). 347- L'emploi du mot "mes" et non pas "les" par cet ingénieur ici est un détail significatif. Il révèle la complexité de cette médiation. Il est à la fois un supérieur fier de son autorité sur les ouvriers et un trait d'union "neutre" entre eux et le patronat. 348- André Grelon, L'ingénieur catholique et son rôle social entre les deux guerres, Actes de colloque, Paris CSI- La Villette, 12-14 octobre 1989, 18 pages dactylographiées (non publié).

349- Le Père Le Play, "Taylorisme et Fayolisme", in L'Echo, février 1920. Cité par André Grelon, op. cit. P 14.

cadres chrétiens (MCC) fonctionne toujours comme institution centrée sur la sphère professionnelle "prenant en compte et défendant les intérêts de ses membres et leur offrant une plate-forme d'analyse de questions liées au travail"350

Dans le contexte français, les ingénieurs sont orientés plutôt vers le social tandis que les objectifs sociaux sont marginaux chez leurs homologues syriens et compensés par des critères moraux. Ces soucis différents renvoient au fait que les problèmes vécus dans les deux contextes sont très éloignés : du côté français le taylorisme et la surexploitation des travailleurs, et du côté syrien la corruption.

Afin d'étudier le rôle culturel des ingénieurs islamistes avant-gardistes, nous examinons deux figures emblématiques présentant différentes idées modernisatrices dans les sociétés arabes, en combinant ainsi universalisme et particularismes. Il ne s'agit pas de privilégier les ingénieurs par rapport aux autres groupes professionnels, car au sein de chacun de ces groupes, il y a des personnes qui développent une pensée modernisatrice. Mais il s'agit de présenter comment les ingénieurs par leur position sociale et par leur capital symbolique mobilisent l'opinion publique : l'un est un exemple de l'histoire récente, Malek Bennabi, ingénieur algérien ; l'autre contemporain, Mohammed Chahrour, un docteur ingénieur syrien. Ce dernier, vue l'importance de sa position, nous amènera à étudier de près le champ religieux syrien où il se situe.

350- André Grelon, Françoise Subileau, Le Mouvement des cadres chrétiens et La Vie nouvelle : des cadres catholiques militants, in Revue française de science politique, Paris, nø 3, juin 1989, p. 333.

III-3-2-A. Malek BENNABI :

Ce penseur algérien (mort en 1973) a reçue une formation d'ingénieur électricien351. Il est très connu en Syrie grâce, d'une part, à ses livres diffusés largement et, d'autre part, à la vulgarisation de sa pensée par certains regroupements islamistes, ce qui justifie son évocation dans ce chapitre. Considéré comme islamiste réformiste, il abordait avec rigueur, réalisme et auto-critique les problèmes culturels, religieux et sociaux concernant le monde dit musulman. Dans les années cinquante et soixante, marqué par l'historien Arnold Toynbee, les orientalistes comme H. Gibb ainsi que Mahatma Gandhi, il s'affirmait comme penseur original digne d'attention en travaillant surtout trois thèmes : la renaissance, la civilisation et la "colonisabilité".

Pour lui, le projet de renaissance352 devrait réunir trois composants : Homme, temps et

terre ("terre" pour ne pas dire "matière", mot utilisé, selon lui, par le vocabulaire marxiste), une religion (n'importe laquelle) serait nécessaire pour catalyser ces composants.

Concernant le phénomène de la civilisation, il examinait les conditions de l'essor et le déclin d'une civilisation soulignant, comme une exception, l'aspect "éternel" de la civilisation occidentale et critiquant l'idée répandue selon laquelle on distingue entre deux concepts : celui de

351- Malek Bennabi, est né en 1905 à Constantine dans une famille rurale attachée aux traditions musulmanes. Il a fait ses études à l'école coranique, à la médersa en Algérie et à l'Ecole Centrale à Paris, avant l'indépendance de l'Algérie. Il s'opposa au Mouvement des oulémas et à sa stratégie, le considérant trop politisé. Il a été nommé ministre de l'Enseignement supérieur à l'époque du président Benbella. Il reste peu connu en Algérie (nous avons seulement trouvé en 1983 deux titres sur le marché algérien) jusqu'au milieu des années quatre-vingts où le Parti politique de "La Réforme" le considère comme son père spirituel, tandis qu'il est très influent ailleurs et tout particulièrement en Syrie et au Liban. Il a visité la Syrie plusieurs fois et donné des conférences attirant ainsi une foule considérable. Collaborateur de La République algérienne (1950) et de "Jeune musulman" (1952-1953). Il a écrit également dans "Révolution africaine" (1954-1962), il a publié une trentaine de livres dont les titres sont révélateurs de la nature des sujets traités. Parmi ces livres en français (la plupart a été traduite en arabe) : Le Phénomène coranique. Essai d'une théorie sur le Coran, Alger, En-Nadha, 1947, 179 p. Préface de cheikh Draz. Discours sur la condition de la renaissance algérienne. Le Problème d'une civilisation, Alger, En-Nadha, 1949, 101 p. Préface de Khaldi. Vocation de l'Islam, Paris, Le Seuil, 1954, 167 p. L'Afro-Asiatisme, Le Caire, Imp. Misr, coll. "Etudes sélectionnées",1956, 346 p. Perspectives algériennes (de la civilisation, de la culture, de l'idéologie), Alger, En-Nahdha, sd (1965), 80 p. Préface de Khaldi. Mémoires d'un témoin du siècle, Alger, Ed. nationales, sd (1965), 239p. Islam et démocratie, Alger, "Révolution africaine", sd (1967), 36 p. L'Oeuvre des Orientalistes, son influence sur la pensée islamique moderne, Alger, 1970. Plusieurs ouvrages sont présentés comme ayant été écrits directement en arabe par l'auteur et publiés, d'une part, au Caire : Le Problème de la culture (1957), SOS Algérie (1957, également en français), La lutte idéologique en pays colonisés (1957), Idée d'un commonwelth islamique (1958, également en français), Réflexions (1960), Le problème des idées dans le monde musulman (1960), Naissance d'une société (1960), Dans le souffle de la bataille (1961) ; d'autre part, à Beyrouth, La nouvelle édification sociale (1958), Le rôle du musulman dans le dernier quart du XXe siècle (1973). Cf. Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Karthala, 1984, Paris. 352- Cf. Malek Bennabi, churut al-nahda, (Conditions de la renaissance), Damas, Dar al-Fikr, 1ere éd. 1947. 5ème éd. 1985.

"civilisation", liée seulement à l'histoire islamique où la finalité est l'Homme, et celui de "progrès matériel" occidental qui caractérise l'histoire de l'Occident353.

"Colonisabilité" est un concept Bennabien très controversé chez les intellectuels arabes. Il s'agit d'un auto-critique de la situation pré-coloniale de sous- développement culturel qui, selon lui, a favorisé, entre autres, le colonialisme.

Ses apports : une vision "matérialiste" de l'histoire, une certaine vision universelle de la modernité ainsi que la désignation de Mahatma Gandhi comme une figure emblématique à suivre pour les musulmans sont constamment repris et analysés dans les cercles d'intellectuels islamiques. En particulier, Bennabi marque certaines tendances islamistes des générations syriennes.

Il importe peu ici de savoir jusqu'à quel point les idées de Malek Bennabi sont inspirées, d'une part, par l'ingénierie : discipline-mère où son esprit a fait son apprentissage, et d'autre part, par son expérience professionnelle. Néanmoins, ce qui nous intéresse ici, c'est la perception qu'ont les lecteurs de sa pensée. Cette perception devrait expliquer l'ampleur de l'efficacité symbolique des ingénieurs354, qui facilite leur influence sur le public.

La plupart des personnes interrogées signalent le modernisme dans la pensée de Bennabi par rapport aux oulémas traditionnels. Modernisme qui s'inspire selon elles de son contact avec l'Occident et de sa formation :

" Je dois beaucoup à Malek Bennabi. (...) Avant de lire certains de ses livres, j'étais dans la sphère des penseurs des Frères musulmans comme Sayed qutb, Mohammed qutb, Saïd Hawa. Ces derniers ont sensibilisé mes sentiments plutôt que ma tête. (...) J'ai appris de lui à ne pas citer les versets de Coran comme preuve mais comme support qui confirme la démarche scientifique..."355. "L'Histoire a donné raison à Malek Bennabi dans tout ce qu'il avait écrit : il a critiqué la sécession du Pakistan de l'Inde au nom de l'islam, le résultat a été désastreux : un espace géographique stratégique, qui aurait pu être une force aussi importante que l'Europe, a été scindé en plusieurs morceaux : Inde, Pakistan, Bangladesh et Kashmir. Il a préparé intellectuellement la rencontre des Non-alignés (afro-asiatiques) de Bandung, au-delà de différentes religions. Si ce dispositif était puissant, nous aurions été beaucoup mieux politiquement. (..) Je pense que par sa formation scientifique, il a pu saisir le présent avec un regard sur le futur...."356. "Le modernisme dans la pensée de Malek Bennabi est dû au fait qu'il est ingénieur ayant résidé en France. Il a compris la modernité dans ses deux volets, matériel et intellectuel ..."357.

Si la formation d'ingénieur de Bennabi constitue un atout, ceci ne fait pas, toutefois, l'unanimité de nos interlocuteurs :

353- Sur cette distinction, voir, par exemple, Mohammed Saïd Ramadan al-Bouti, al-hadara al-islamiyya bayna al-islam wa al-gharb, (La civilisation humaine entre l'islam et l'Occident), Damas, Ed. Dar al-fikr, 1989. 354- voir I-3-2. 355- Entretien avec K. A., ingénieur civil islamiste. 356- Entretien avec S. D., médecin. 357- Entretien avec S. B., femme ingénieur.

"Malek Bennabi est un penseur extraordinaire, mais je trouve que du fait qu'il n'avait pas bien appris l'arabe, sa compréhension de l'islam était limitée. (...) J'ai beaucoup de critiques à son égard"358.

Ces lecteurs, depuis les années cinquante, voient donc en lui la figure "charismatique" de l'homme de science capable par sa foi de mieux comprendre l'Homme et la société359. Ils mettent souvent en avant l'argument selon lequel la connaissance de Bennabi en comparaison de celle des penseurs islamistes traditionnels, est encyclopédique (sciences, théologie, pensée politique et sociale). Ils ont l'impression que Bennabi ne rompt a priori ni avec la pensée traditionnelle ni avec les oulémas, et que sa vision synthétique de la renaissance ou de la civilisation est due à une formation scientifique que les oulémas n'ont pas. D'où la capacité de Bennabi de jouer un rôle culturel important dans un champ ayant été exclusivement monopolisé par les oulémas.

Ce potentiel d'intervention concurrence également les intellectuels lettrés (journalistes, écrivains, sociologues, philosophes, psychologues, artistes, ....), dont la formation n'a pas encore de légitimité. Car dans un pays comme la Syrie où la religiosité est forte, ces derniers sont en concurrence avec les oulémas qui prétendent avoir seuls le droit de parler sur l'homme, la société et Dieu. Au-delà de l'illégitimité de la formation des intellectuels, l'opposition intellectuels humanistes/oulémas est renforcée par la relative autonomie que les oulémas possèdent par rapport aux intellectuels, comme le constate Gilles Kepel : "à l'incapacité de défendre l'autonomie de l'intellectuel vis-à-vis de l'Etat, s'oppose la force de résistance des oulémas."360. La comparaison avec l'Amérique latine confirme ce constat, où les prêtres de la théologie de la libération jouent un rôle important361.

Quant au public, il distingue entre les intellectuels et l'intelligentsia technique : cette dernière possédant ainsi la "vraie science" est à l'abri de la "mauvaise réputation" des premiers. Ainsi pouvons-nous dire que bien que le projet sociétal de Bennabi ait été élaboré dans les années cinquante et soixante, il conserve actuellement ses forces mobilisatrices pour le public, (nous y reviendrons dans la fin de ce chapitre).

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Passons maintenant à l'examen des composants du champ religieux syrien afin d'analyser, ensuite, le rôle de l'ingénieur Chahrour dans ce champ et en comparaison avec une autorité classique, celle du cheikh el-Bouti.

358- Entretien avec T. B., enseignant à Alep. 359- Il n'y a pas une lecture unique de M. Bennabi, mais nous pensons que ce qui a été noté constitue l'interprétation de la plupart de ces lecteurs. Nous nous appuyons, d'une part, sur nos entretiens avec des ingénieurs et d'autres personnes appartenant à certaines tendances islamistes influencées par sa pensée et, d'autre part, sur des études publiées à propos de la pensée de Bennabi (Quatre livres dont le plus important est celui de Saleh Zaki, Malek ibn Nabi mufakker islâhi, Malek Bennabi penseur réformiste, Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1985). Dans une discussion avec Gilles Kepel sur ce chapitre, ce dernier a cité le nom de Rachid Benissa, militant islamiste de France, comme exemple d'un islamiste marqué par Bennabi mais qui demeure classique et non pas moderniste. Nous pensons que Benissa est influencé davantage par des auteurs classiques, Frères musulmans, que par Bennabi. 360- Cf. Gilles Kepel "Introduction", in G. Kepel et Y. Richard, Intellectuels et militants dans l'Islam contemporain, Paris, Le Seuil, P. 18. 361- Cf. Alain Touraine, La parole et le sang.., op. cit. pp. 104-122.

III-3-2-B. La recomposition du champ religieux

L'autre figure emblématique des ingénieurs est celle de Chahrour, que nous évoquons plus loin (III-3-2-C). Car l'analyse de l'ampleur de son apport à la société syrienne ne peut être comprise sans l'avoir auparavant situé dans le champs religieux syrien, et surtout en comparaison avec une autorité classique très important, celle du cheikh al-Bouti.

La Syrie a connu pendant et à la suite des troubles politiques (entre 1979 et 1982) un écrasement très brutal de l'opposition et surtout du mouvement des Frères musulmans, qui a conduit à l'arrestation de dizaine de milliers d'opposants politiques, à l'épilogue sanglant de la ville de Hama, à l'accroissement de groupes paramilitaires liés au pouvoir (Renseignements généraux "Moukhabarat", Garde républicaine, Unités Spéciales362) et à l'étouffement presque total de la liberté d'expression.

Dans ce contexte d'absence de la société civile, l'Etat essaie sans cesse d'emprunter sa légitimité au religieux (parmi d'autres) ; il se hâte de s'approprier le champ religieux et ses modes de production, de gestion et de diffusion des valeurs symboliques. Il a mené une politique religieuse bien orientée : interdiction de tout rassemblement ou activité religieuse à la mosquée ou ailleurs sans son autorisation, contrôle de la formation des enseignants d'éducation religieuse ou des oulémas (concours sélectif à l'entrée à la faculté de charia) et fonctionnarisation de la majorité des oulémas . Que reste-t-il dans ce contexte?

Dès 1986, nous pouvons dessiner le paysage général du champ religieux de la façon suivante:

1- Un groupe religieux officiel lié étroitement au pouvoir, dirigé par le Grand Mufti de la Syrie cheikh Koftaro. On peut considérer ce groupe comme marginal par rapport à la société, faute d'une autorité intellectuelle de son maître, discrédité à cause de sa compromission avec le pouvoir. Le public le traite de "artifice fabriqué ou de marionnette créée par l'Etat".

2- Un groupe religieux dirigé par le cheikh dr Mohammed Saïd Ramadan el-Bouti dont l'influence était grande jusqu'en 1990.

3- Des petits groupes guidés par des oulémas classiques, tant à Damas qu'en province, clandestins ou non, qui ont une ampleur très limitée.

4- Des agrégats de groupes qui disposent d'un double registre de communication : savoir religieux traditionnel véhiculé par les oulémas et savoir critique élaboré par des intellectuels défendant une exégèse moderne qui prétend capable de résoudre les problèmes actuels, comme Malek Bennabi, Mohammed Chahrour, Hassan Hanafi, Mohammed Arkoun.

Nous ne pouvons pas distinguer ces quatre groupes en utilisant les termes : extrémiste, radical, intégriste, modéré ; mais, les trois premiers groupes sont relativement homogènes, c'est-à-dire qu'à partir du savoir religieux traditionnel, ils prétendent pouvoir résoudre les problèmes socio-économiques et politiques en présence. A ces groupes s'oppose le quatrième. Nous devons retenir dans cette diversité des groupes l'aspect pluraliste des pensées islamiques plutôt que la prédominance d'un type sur les autres.

Dans ce champ religieux complexe, nous avons retenu deux protagonistes : l'un en déclin, le cheikh el-Bouti, et l'autre en essor, l'ingénieur Chahrour, qui appartient au

362- Ce sont des troupes d'élites à fort recrutement alaouite.

quatrième groupe. Afin de montrer le changement important reflétant des tensions sociales non résolues dans l'attitude du public vis-à-vis des oulémas et de l'intelligentsia, et de repérer le début d'une recomposition du champ religieux, nous opposerons l'ingénieur Chahrour, au Cheikh el-Bouti. C'est grâce au dynamisme du champ religieux que le public syrien a mieux reçu l'apport de Chahrour, comme nous essayons de le montrer plus loin (III-3-2-C). Mais auparavant il nous faut analyser la trajectoire d'el-Bouti avec attention.

Figure de el-Bouti:

Le cheikh M.S.R. el-Bouti est une figure islamiste très connue à la fois en Syrie et dans les autres pays arabes. Il constitue une autorité intellectuelle importante. Né en 1929, fils d'un mulla (autorité religieuse) kurde, ayant hérité de son père un capital symbolique, docteur en charia ("sciences religieuses") de l'Université de l'Azhar au Caire, professeur à la faculté de charia de l'université de Damas, auteur de plusieurs livres sur l'islam traitant par des arguments aussi scientifiques que religieux des sujets très différents : fikh, doctrine, réfutation du matérialisme, islam et contraception, civilisation islamique, sirat (la vie du Prophète), éducation islamique, etc..

Il communique avec le public à travers ses prédications du vendredi dans une mosquée de Rokn el-Din (quartier populaire de Damas habité surtout par les Kurdes) et ses cours du lundi et du jeudi soir (environ une heure et demie) dans l'une des grandes mosquées de Damas, la mosquée de "Sanjakdar" ; il donne le lundi un cours de doctrine et le jeudi un cours sur le sirat (la vie du Prophète Mohammed), suivi par des questions qui ne relèvent pas uniquement du sujet traité. Ces cours sont suivis par des centaines de fidèles venus de Damas et de ses environs ruraux, appartenant à toutes les catégories sociales, surtout des étudiants des facultés scientifiques et des lycéens.

Grâce à son intelligence, il a pu survivre pendant la crise politique de 1979-82 où il a réussi à rester à l'abri du conflit entre le pouvoir et les Frères musulmans malgré les pressions exercées sur lui des deux côtés ; interrogé, à cette époque par la télévision où il dénonce la violence commise par, selon lui, "des groupes prétendument religieux", il conseille à l'Etat de bien les identifier et ne pas exercer une répression touchant tous les croyants. Il continue ses cours à la mosquée de "Sanjakdar" comme s'il ne se passait rien en dehors de ses murs ; lorsqu'on lui pose des questions, il y répond de façon très subtile et générale pour éviter de se mêler à l'actualité politique et sociale.

Autour de lui s'est ainsi constitué, dans les années 70 et 80, un "groupe" islamiste strict très fier de son maître le cheikh, professeur et prédicateur. Ce groupe dépasse plusieurs centaines d'assistants sans compter un public plus large constitué par ceux qui écoutent ses cours grâce aux cassettes diffusées et vendues partout et par ceux qui lisent ses livres édités à grands tirages.

En 1989, lors d'une émission à la télévision sur la science et l'islam, interrogé par un présentateur sur la place de la science dans l'islam, el-Bouti a répondu : "je commence en disant que monsieur le Président Hafez el-Assad est le grand parrain de la science, des scientifiques et de l'islam, c'est grâce à lui que l'islam demeure dans ce pays, bien protégé. ......Je jure ..que sans lui il n'y a pas de science...". A l'étonnement du public, il flatte donc avec insistance le pouvoir politique alors même qu'il n'y est pas forcé.

Afin de comprendre pourquoi ce tournant s'est opéré, on doit souligner qu'el-Bouti, d'origine kurde, éprouve comme toutes les minorités en Syrie le besoin de se protéger auprès des groupes politiques et notamment de l'Etat, contrairement aux autres oulémas originaires de Damas363, qui regroupent autour d'eux de "vrais" Damascènes et qui n'ont jamais été compromis

363- Nous faisons allusion aux cheikhs Mostafa Bougha, Abedl Karim Rifaï, Saleh Farfour.

par le pouvoir politique. L'Etat a bien su jouer sur ce facteur en laissant son fils, exilé en Arabie Saoudite depuis 1982, retourner en Syrie.

Dès lors, on le voit fréquemment dans les médias ; pour la première fois, on permet à la télévision un débat entre un intellectuel et un alem (cheikh) tel le débat entre lui et un professeur de philosophie à l'université de Damas, Taïb Tizini. Car, auparavant, l'Etat se préoccupait réduire d'abord l'islam à des obligations rituelles (prière, jeûne, pèlerinage, Zakat "aumône", etc.) et de ne pas discréditer les intellectuels aux yeux du public. Actuellement, on lui a confié des conférences religieuses hebdomadaires (études coraniques) à la télévision à 21h 15, l'heure de plus grande écoute, dans lesquelles il traite sans hésitation de l'actualité politique pour conférer une légitimité religieuse à la politique intérieure et extérieure du régime syrien. Parmi les questions traitées, il y a eu celles de la crise du Golfe, où il a appuyé la politique syrienne et approuvé l'intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés.

Ce changement dans la trajectoire d'el-Bouti a choqué le public syrien déjà très frustré par la dictature en Syrie et sa politique surtout depuis la crise du Golfe.

Nous allons tenter de montrer comment, pour le public, ce mythe "boutien" commence à s'effondrer et à se démystifier ; comment cette figure islamiste qui semblait pendant longtemps infaillible, voire sacralisée, s'humanise.

L'emprise d'el-Bouti sur son entourage ne ressemble pas à celle d'une école, philosophique ou sociologique ; c'est une construction très dogmatique. Ce n'est pas parce que cela relève de la croyance religieuse, mais parce que le cheikh el-Bouti prétend avoir dans ses livres et dans sa parole le B-A-BA de l'islam ; ses idées mises en scène par lui (c'est-à-dire par sa rhétorique fleurie et toujours ornée de versets coraniques) deviennent sacrées.

B. H., un étudiant en médecine, assez cultivé, sympathisant d'el-Bouti, passant de temps en temps le voir dans son bureau à la faculté de charia, nous a raconté :

en 1982, après avoir lu tous les livres d'el-Bouti, je lui a demandé :

"- Qu'est ce que je pourrais lire?

- Dans 6 mois, un nouveau livre de moi "Critique des illusions matérialistes" va paraître.

- Mais, en attendant la parution de votre livre qu'est-ce que vous me conseillez de lire?

- Ne lis rien, attends mon livre!"

B. H. a justifié l'avis de son maître : "Si je lis autre chose, cela pourrait encombrer mon esprit".

Voilà un exemple révélateur du dogmatisme d'el-Bouti. Ce genre d'éducation transforme ses lecteurs en disciples dociles qui ne cherchent qu'à répéter ou, au meilleur cas, à commenter ce qu'il dit sans réfléchir. "Le cheikh docteur el-Bouti, dit un disciple, est un homme très religieux, et la vie matérielle, dans ses biens ou ses maux, ne le touche pas ...". On évoque toujours le titre docteur avant son nom pour montrer mieux l'autorité intellectuelle d'el-Bouti.

Dans une telle situation, il fallait un choc pour faire comprendre que la pensée dite "islamique" est le fait d'hommes impliqués dans les enjeux socio-économiques et politiques. On a

vu pendant la crise du Golfe la guerre des Fatwa364 (jurisprudences) où les penseurs et les Partis islamiques se sont divisés en fonction de leurs positions sociales et politiques en se servant des mêmes versets coraniques et Hadiths (paroles du Prophète) pour parvenir à des conclusions tout à fait contradictoires. Le choc de cette crise a ainsi servi d'étincelle pour brûler et démystifier ce qui était un mythe inébranlable.

La distance critique prise par l'audience à l'égard de cette dérive s'est produite à des degrés différents. En interrogeant365 une cinquantaine de personnes, de différentes catégories sociales, parmi les disciples ou les simples admirateurs d'el-Bouti, on peut ainsi discerner deux cercles qui pivotent autour d'el-Bouti:

1-Un petit cercle constitué par les disciples les plus proches de lui et surtout les non-étudiants. Ils se sont rendu compte de l'impact de la conjoncture, surtout politique, sur sa pensée :

"Je suis certain qu'il a une bonne intention, mais le pauvre est obligé de dire certaines choses qui satisfont le régime politique". "Dieu sait jusqu'à quel point l'Etat a exercé une pression contre lui. Il a deux choix : soit il refuse de coopérer et par conséquent abandonne le prêche définitivement et même va en prison ; soit il fait l'éloge du pouvoir et justifie sa politique tout en restant libre et pouvant exercer sa prédication pour un public large grâce aux médias. Il a choisi le dernier choix et il a raison.".

La plupart de nous interlocuteurs dans ce cercle ont avancé cet argument. Auparavant, ils avaient refusé la distinction entre politique et religieux, car le premier est contingent et doit être guidé par le second. Ce groupe n'a pas pu rompre épistémologiquement avec el-Bouti, mais quand même il a opéré un déplacement dans l'attitude : les fatwas (jurisprudences), les exégèses du Coran et les pensées dites islamiques ne sont pas seulement dues à la lecture du Coran ou la parole du Prophète ni à l'inspiration divine, mais à l'impact des impératifs idéologiques dans lequel ce produit a vu le jour.

2- Un grand cercle constitué par une partie de disciples proches ou par des admirateurs. Ce groupe est déçu de voir la relation étroitement établie entre el-Bouti et le régime syrien. On refuse de le justifier, on a compris que la pensée islamique peut être manipulée par des oulémas ou des intellectuels et qu'il n'y a pas une seule pensée islamique, mais plusieurs, toujours restituées dans l'historicité :

"el-Bouti est un homme compromis par l'autorité politique, protégé par elle, médiatisé par elle...."366. "Aucune raison ne justifie sa parole. S'il est contraint, il n'a qu'à rester chez lui. On est arrivé à l'époque où les oulémas vendent leur fatwa (jurisprudences) pour des pétrodollars".

voilà quelques propos qui montrent le déclin de la figure d'el-Bouti au sein de ce groupe.

Certes, la catégorisation est un peu caricaturale, il y a beaucoup de nuances. Nous n'osons pas dire que le dogmatisme religieux en Syrie est en voie de disparition, mais nous pourrons

364- Cf. par exemple, Revue el-Insan, Paris, Dar el-Insan, nø 5, 1991 (en langue arabe). Elle a présenté les prises de position et les arguments suscités par différents penseurs islamistes. 365- Nous avons mené l'enquête au mois d'août 1991 en Syrie où la question posée était la suivante : " Qu'est-ce que vous pensez du cheikh docteur el-Bouti", nous avons profité du fait que nous connaissions l'attitude d'une partie des interviewés sur el-Bouti quelques années auparavant. 366- Cette critique a été prononcée en 1992 par le médecin B. H., cité plus haut, qui était très marqué par el-Bouti.

remarquer qu'il est désormais difficile de croire que le discours d'el-Bouti dans sa dimension culturelle et idéologique structure d'une façon durable et définitive la pensée de son public, car le parcours de la recomposition du champ religieux est très long. Nous sommes bien loin de ce que les garants méta-sociaux, pour reprendre le terme d'Alain Touraine, cèdent la place au social.

III-3-2-C. L'ingénieur Mohammed Chahrour :

Nous avons vu dans le paragraphe précédent le début de la recomposition du champ religieux où le déclin d'une figure emblématique, celle d'el-Bouti, a entraîné un "vide" culturel au profit d'autres tendances dont on voit l'émergence avec une ampleur prépondérante, surtout avec l'ingénieur Mohammed Chahrour.

Ce n'est pas par hasard si les débats informels entre les intellectuels et les oulémas deviennent très vifs. Il ne s'agit plus d'une polémique telle qu'autour de l'affaire Salman Rushdie dans laquelle les oulémas ont attaqué très facilement leur adversaire et, aux yeux du public, ont triomphé de lui. En effet, c'est un débat entre des rivaux dont chacun possède des biens symboliques à marchander :

- El-Bouti représente un type d'oulémas classiques bien médiatisés avec tout leur poids historique, et qui contrôlent des mosquées.

- Mohammed Chahrour, modèle d'une intelligentsia moderne, défend l'idée selon laquelle l'islam devrait se soumettre à l'historicité. C'est un docteur ingénieur qui a du succès dans son travail, et considéré comme un musulman pratiquant et cultivé, toutes caractéristiques qui symbolisent la science, les techniques, la religion et la culture.

Né en 1940 à Damas, fils d'un aristocrate foncier, diplômé de génie civil à Moscou, Chahrour est un docteur spécialisé en fondations de l'université de Dublin, ayant un bureau d'études renommé, et un professeur à la faculté de génie civil de l'Université de Damas. A la fin de 1989, il publie un livre en langue arabe intitulé "Le livre et le Coran : lectures modernes"367. Il n'hésite pas à indiquer devant son nom qu'il est docteur ingénieur.

L'auteur commence, dans son livre, à se demander comment l'islam et les pensées islamiques sont figés depuis la deuxième ère des Abbassides alors que théoriquement l'islam est censé être valable n'importe où et à n'importe quel moment. Il s'interroge pour savoir si notre compréhension du système islamique de la punition, par exemple, correspond à une construction des principes moraux de la société moderne.

C'est un livre qui fait l'exégèse du Coran à partir d'une méthode linguistique et en adoptant l'idée selon laquelle les obligations religieuses (sauf quelques unes) doivent se soumettre à la modernité, c'est-à-dire à la science, et à la capacité de développement de la compréhension humaine. Il suscite une vive polémique, en Syrie et ailleurs, sur la validité de l'ijtihad (rénovation) qu'il a mis en évidence.

Chahrour, en tant que membre de l'intelligentsia technique, mène un discours critique sur les sujets les plus brûlants dans la société syrienne comme celui de la réforme religieuse. Ce rôle culturel nous rappelle l'analyse de A. W. Gouldner concernant la "New Class" (intellectuels "humanistic" et intelligentsia technique). Cette "nouvelle classe" a une idéologie commune, celle de la "culture of critical discourse", et des intérêts communs, ceux de leur capital culturel. Le discours

367- Mohammed Chahrour, al-kitab wa al-Qur'an - qira'at mu'âsira (Le livre et le Coran - Lectures modernes) (en arabe), Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1989.

de cette classe ne légitime pas la culture dominante en place mais au contraire elle s'en distancie en créant son propre discours rationnel autojustifié et indépendant de tout contexte (situation-free). En ce sens, les idéaux de cette "nouvelle classe" sont "one word, one meaning for everyone and forever"368.

Au cours de notre analyse du rôle de Bennabi, nous avons montré l'importance de la question de l'autonomie des oulémas vis-à-vis de l'Etat369 par rapport aux intellectuels, ce qui a favorisé les premiers. Cependant, il faut poser la même question en comparant les ingénieurs avec les intellectuels lettrés. En fait, les ingénieurs, ou au moins ceux du secteur privé, dotés d'une profession "libérale", comme celle des avocats et des médecins, ne sont pas obligés comme les intellectuels, dans le contexte syrien, de s'attacher à des institutions publiques, grâce au minimum vital que la profession assure à ses membres. Cette relative autonomie pourrait conduire cette intelligentsia technique à radicaliser ses positions politiques et culturelles, comme le suggère Gouldner. Nous pouvons en retrouver beaucoup d'exemples comparables dans le mouvement nationaliste ou national-islamiste palestinien : l'ingénieur Yasser Arafat, le médecin Georges Habache, les ingénieurs Yasser Ai Za'atra, Ibrahim Ghoché et Mohammed Nazal (ces trois derniers sont des leaders du mouvement de Hamas), etc.

Avant la publication de son livre, Chahrour était inconnu du public, à l'exception de ses étudiants à la faculté de Damas qui avaient remarqué sa large culture et son comportement moraliste. Cependant, cela ne l'empêche pas d'avoir actuellement un large public : son livre s'est vendu en grande quantité, par rapport à d'autres livres traitant des mêmes sujets370. comme si l'auteur en tant qu'ingénieur voire docteur ingénieur provoquait une certaine curiosité chez le public, bien que son prix soit élevé pour un citoyen moyen, (500 livres syriennes = 80 F.F.).

Quelles sont les réactions de ses lecteurs371? Nous constatons à travers notre enquête un extraordinaire débat intellectuel et populaire sur ce livre. D'abord, des allusions inquiètes et hostiles des oulémas (comme Mohammed el-Bouti et S. Abou-Kalil372) mettent en cause aussi bien le

368- pour plus de précisions, Alvin W. Gouldner définit la "culture of critical discourse" comme : "an historically evolved set of rules, a grammar of discourse, which 1) is concerned to justify its assertions, but 2) whose mode of justification does not proceed by invoking authorities, and 3) prefers to elicit the voluntary consent of those addressed solely on the basis of arguments adduced." (p. 28). Cf. A. Gouldner, The Future of intellectuals and the New Class, USA, Ed. The Macmillan press, 1979, p. 27-43. 369- En fait, La plupart des oulémas, y compris ont gardé une distance à l'égard de l'Etat, mais à partir des années 90 seulement el-Bouti qui a été compromis. 370- La première édition de quatre mille exemplaires a été épuisée après six mois de parution et la deuxième édition est sur le point de l'être à son tour. 371- Le mot "lecteurs" ici comprend même ceux qui ont entendu parler de ce livre et qui ont lu une partie sélectionnée selon leur intérêt. Dans une société comme la Syrie, les informations se transmettent souvent oralement (personne à personne) plutôt que par la lecture des livres ou même par les journaux. Ce serait ainsi méthodologiquement européo-centrique de rendre compte seulement de ceux qui ont lu le livre entièrement. 372- Cf. Mohammed S. R. el-Bouti, "al-khalfiyyat al-yahudiyyh lil kiraat al-mo'asira (Les arrières pensées juives de Lectures modernes)" (en arabe) in "Nahj el-islam, Damas, ministère des Waqfs,.., 1990, p.16-21. Cf. également Shawqi Abou-Khalil, al-qiraat al-'ilmiyyah lil-qira'at al-mu'âsira (Lecture scientifique sur les lectures modernes) (en arabe), Damas, Ed. Dar al-Fikr, 1990.

contenu du livre que la formation de son auteur. Cette réaction est évidemment attendue, mais ce qui est nouveau c'est les adeptes des oulémas qui ont pris des positions différentes de celles de leurs maîtres :

I. D. ingénieur pratiquant et adepte de cheikh Bougha, dit : " Le cheikh Bougha, après avoir accusé Chahrour d'apostasie, nous a dit de ne pas acheter le livre ni de le lire. (...) Voilà un livre qui nous démontre comment l'islam est évolutif et capable de s'adapter à la réalité". "On peut critiquer la façon dont Chahrour a mené son ijtihad sur certains points mais il a tout de même le mérite de développer la méthode de l'ijtihad et de susciter un débat sans lequel l'islam continuerait à se réduire à de vieilles pages jaunies écrites par une poignée de cheikhs depuis des siècles". Ainsi s'exprime H. M. D., étudiant en sciences religieuses. Certes, ce ne sont pas tous les adeptes qui ont la même réaction positive, mais nous constatons l'ébranlement et la destruction de ces audiences autrefois très cohérentes et très centrées autour de leurs cheikhs.

Notre enquête ne nous met pas en mesure de mesurer si l'intelligentsia technique et les intellectuels sont généralement favorables au livre. Cependant Chahrour a fait cette corrélation en répondant à notre question à propos des réactions de ses lecteurs. Il a distingué trois catégories :

1) Ceux qui sont catégoriquement opposés au livre et ne font que suivre à la lettre leurs cheikhs.

2) ceux qui acceptent les idées du livre mais qui critiquent certains points surtout en ce qui concerne la polygamie et le hijab (voile islamique)373. Chahrour comprend leur attitude, vu leur habitude d'entendre toujours la même chose.

3) ceux qui admirent le livre et sont des gens cultivés saisissant que "la rénovation de l'islam passe obligatoirement par l'ingénieur qui est capable de sortir du débat archaïque des oulémas et de leur logique", selon Chahrour.

Cet islamiste avant-gardiste répète sans cesse dans l'entretien que "s'il y a innovation religieuse, c'est par l'ingénieur", c'est-à-dire que la rénovation se fait par ceux qui se donnent pour idéal "one word, one meaning". Cette conscience du rôle culturel est à la fois taylorienne, one best way, et veblenienne en référence au social engineering qui confèrent aux ingénieurs le rôle de rationalisateurs à l'égard du public et du pouvoir politique.

Ce rôle trouve un écho chez les ingénieurs interrogés qui manifestent leur admiration envers leur collègue qui entreprend la rénovation de l'islam.

"L'ouverture opérée par Mohammed Chahrour est inimaginable. (...) Seule l'histoire rendra hommage à cet homme. Son opposition aux oulémas équivaut à celle de Bacon et Galilée face aux ecclésiastiques"374. Cette approbation est aussi partagée par des "musulmans culturels" qui indique avec beaucoup d'admiration leur satisfaction de "connaître un ingénieur mettant fin au monopole des oulémas par son savoir scientifique"375.

Tous les deux traitent du livre de Chahrour en termes de complot, partie intégrante des objectifs évoqués par le prétendu ouvrage "Protocoles des sages de Sion", selon lequel "il faut détruire l'islam de l'intérieur et de façon indirecte". Aucun argument critique de fond n'est évoqué. 373- Chahrour n'a pas critiqué le foulard, mais réhabilité l'image des femmes dévoilées. 374- Entretien avec I. D., agronome de Der ez-Zor. 375- Entretien avec T. B. professeur à l'université de Techrin à Lattaquié.

Interrogé de savoir pourquoi cette tâche est confiée à l'ingénieur et non pas à d'autres catégories, Chahrour a répondu : "la grosse erreur des oulémas et des intellectuels arabes est d'ordre logique. Ils ne sont pas capables de distinguer entre "possibilité intellectuelle" (momkinat 'aqlyya) et "nécessité objective" (darurat mawdu'iyya).376 Chahrour veut ainsi dire que l'ingénieur, par sa formation scientifique, est censé saisir la loi naturelle (nécessité objective) avant le texte (possibilité intellectuelle) qu'il soit religieux ou autre. Il va jusqu'à dire avec fierté qu'il n'a jamais lu de livre de pensée islamique ou sur la rénovation religieuse (ijtihad) entreprise par des intellectuels arabes comme M. A. el-Jabiri ou H. Hanafi, (sauf M. Arkoun) : "Mes sources sont,

d'abord, le Coran, ses vieilles exégèses écrites aux VIIIe et IXe siècles (comme al-Tabari et Ibn Kathir, etc,) et les Hadiths (paroles du Prophète) ; et puis les émissions de la B. B. C.. Ces dernières sont pour moi suffisantes pour me mettre au courant des sciences, des technologies et de l'actualité".

Ce phénomène d'engagement religieux de la part des ingénieurs militants n'est pas spécifique à la Syrie ou au Tiers-Monde. En France, les deux groupes catholiques le "Mouvement des cadres chrétiens" (MCC) et "Vie nouvelle" ont constitué par "leur "centralité" un enjeu stratégique dans l'histoire de l'Eglise"377. Le champ d'action du MCC fut l'entreprise et la sphère professionnelle, tandis que celui de la Vie Nouvelle était la cité en se donnant "comme objectif de former les futurs responsables de la cité dans une perspective personnaliste et communautaire"378. Les deux mouvements, porteurs d'un projet ecclésial, se sont engagés dans la vie politique en adhérant à des partis politiques, à droite pour le MCC et à gauche pour la vie Nouvelle. Si l'action des ingénieurs islamistes syriens s'inscrit dans une tendance contestataire de l'ordre religieux établi par les oulémas officiels, ces mouvements catholiques en France ont en revanche été développés par l'Eglise comme un regroupement ad hoc.

Ces deux mouvements ne sont pas la seule forme de réinvestissement de la religion par les cadres en France. Le "renouveau religieux" étudié par Gilles Kepel379 ainsi que par Patrick Cingolani montre l'importance statistique parmi "les responsables des communautés (religieuses) de "managers" et d'"économistes"380 qui pourrait être expliquée par le poids des cadres parmi les fidèles catholiques (les cadres sont globalement deux fois plus nombreux que les ouvriers à aller à la messe)381. En effet, Cingoloni pense qu'il y a un lien direct entre les conditions de manifestation et de fondements religieux du renouveau, et le type d'activité que mènent ces cadres. Il se demande si ces derniers, exposés au mouvement de mobilisation, à la puissance de l'exclusion et à l'accélération des transformations, ne cherchent pas dans le religieux ce moment de paix et de gratuité, d'expressivité et de désintéressement que leur offrent de plus en plus difficilement les

376- Ce point n'est pas nouveau, il a été évoqué avec rigueur dans l'histoire islamique par le théologien al-Ach'ari". 377- André Grelon, Françoise Subileau, "Le Mouvement des cadres chrétiens et la Vie nouvelle : des cadres catholiques militants", in Revue française des sciences politiques, op. cit., p. 320. 378- Ibid., p. 321. 379- Gilles Kepel, La Revanche de Dieu. Chrétiens, Juifs et Musulmans à la reconquête du monde, Paris, Le Seuil, 1991. 380- Patrick Cingolani, Le renouveau religieux. L'exemple du "renouveau charismatique", Paris, CADIS, EHESS, 1992. (rapport d'étape non publié). 381- Cf. Danièle Hervieu-Leger, Vers un nouveau christianisme?, Paris, Cerf, 1986, p. 56, cité par P. Cingolani, op. cit., p. 12.

structures séculières de la société.382 Il nous semble que les significations culturelles et sociales de l'action du renouveau religieux actuel en France sont fortement divergentes de celles des ingénieurs islamistes syriens.

Dans notre deuxième et dernier entretien avec Chahrour, celui-ci s'est montré élitiste. Il ne croit pas seulement que la rénovation religieuse est l'oeuvre de nouvelles élites (les ingénieurs), mais que ces idées nouvelles devront être destinées seulement aux élites ; car il doute de la capacité des masses. Les choses s'éclaircissent lorsqu'il emploie le mot "chami-s" (qui désigne les citadins d'origine damascène et non pas tous les habitants actuels de la ville de Damas) dans le propos suivant : "(...) Mais après tout, je fais confiance aux chamis, parce qu'ils peuvent comprendre ce que je voulais dire". Nous avons demandé pourquoi cette référence seulement aux "chamis" alors que ses lecteurs débordent la sphère damascène. Il répond après hésitation qu'il s'agissait de tous les Syriens. En dépit de cette réponse laconique, nous pensons que ce glissement inconscient de sa part est très révélateur de la manière dont Chahrour définit la force du "bien" ou celle du changement, c'est-à-dire des élites cultivées citadines et peut-être sunnites383 ; Car, Le terme "chami" (damascène) met plutôt l'accent sur l'opposition capitale/province (le pouvoir politique est d'origine provinciale) et sur celle-ci se greffent d'autres lignes de clivage tout aussi lourdes de signification, telles que Sunnite dépolitisé/Alaouite soutenant le régime politique et citadin cultivé/campagnard non cultivé.

Pour résumer, en dépit du rejet des oulémas du livre de Chahrour mettant en cause aussi bien son contenu que la formation de son auteur, Chahrour a réussi à faire connaître ses idées au public et à en convaincre une partie. Ceci est dû à des raisons variées:

1) Le débat sur la modernisation de l'islam est conduit généralement par des intellectuels travaillant dans le domaine des sciences humaines et sociales : Abdallah Laroui, Hassan Hanafi, Mohammed Arkoun, Mohammed Abed el-Jabiri. Cependant, ceux-ci transmettent leurs idées dans un langage tantôt gauchiste (Laroui) tantôt académique difficile à saisir (Arkoun), étant donné les termes techniques de leurs sciences. Chahrour a conscience de ce problème : "Ce que Mohammed Arkoun voulait dire et n'est pas parvenu à transmettre au public, je le fais dans un langage simple avec beaucoup d'exemples".

En outre, Chahrour appuie ses arguments scientifiques par des versets du Coran, ce qui constitue un langage familier pour le public.

2) Le livre de Chahrour ne prend pas comme cible les oulémas, il n'hésite pas à les critiquer mais de façon très diplomatique et sans agressivité, au moins dans la forme.

3) La formation de Chahrour, l'ingénierie, n'est pas censée être contradictoire avec la religion, chacune a son objet et son champ d'application. Par contre l'objet des sciences sociales est identique à celui de la religion : la société, l'individu, le social, l'économie, politique, etc. C'est pourquoi certains ingénieurs n'hésitent pas à critiquer très sévèrement les sciences sociales considérées comme occidentales :

"L'Occident utilise les sciences sociales pour détruire notre religion et notre société, dit un ingénieur. S'il nous étudie, c'est pour nous maîtriser...", ".. Regardons l'histoire, pourquoi envoie-t-on les chercheurs en Egypte pour faire le fameux livre "La description de l'Egypte" avant la

382- Ibid., p. 31. 383- Cette analyse du non-dit dans le propos de Chahrour est basée sur le sens général de notre discussion avec lui. Il dit, par exemple, que ceux qui l'ont critiqué le plus ne sont pas des oulémas originaires de Damas, faisant allusion à el-Bouti (d'origine kurde).

conquête de Napoléon?". "Les sciences sociales sont par nature tendancieuses, subjectives et imprégnées par l'idéologie et par la politique....".

* * * * *

De ces derniers développements, il apparaît que la visée principale des ingénieurs islamistes avant-gardistes est la culture. Il n'y a pas à changer la société ni par le haut ni pas le bas, mais plutôt à changer "l'islam", c'est-à-dire à opérer une relecture de l'islam en prenant en compte de l'historicité. "prendre en compte" n'est pas "en fonction de",. nous sommes encore loin de ce stade.

Les deux exemples des ingénieurs Malek Bennabi et Mohammed Chahrour ne constituent pas des cas isolés, leurs projets sont largement adoptés et diffusés par une bonne partie des ingénieurs. Ceux-ci croient à un rôle à jouer dans la société au travers de la modernisation de l'islam comme moyen du "désenchantement" de la vie. Ils profitent des avantages qu'ils possèdent par rapport aux autres groupes : légitimité de savoir scientifique et technique, relative autonomie assez importante par rapport aux oulémas, ainsi qu'aux intellectuels lettrés ; participation visible à la modernisation "matérielle" de la société. Leur rôle, toutefois, n'est pas facile dans un pays comme la Syrie où l'Etat considère ce rôle, de même que celui du mouvement radical islamiste, comme une menace pour son idéologie nationaliste. Dans cette perspective, l'action menée par ces

ingénieurs avant-gardistes ne pourrait pas être analysée comme une fuite en avant ou comme une voie facile de Salut. Ces ingénieurs, tout en participant à la modernisation et tout en étant des technocrates, adhérent à un projet culturel de modernisation de l'islam, ce qui nous a conduit à considérer ce mode d'action comme voice dans le langage de Hirschman.

Ce rôle culturel ne devrait pas occulter l'engagement de ces ingénieurs dans le temporel, comme nous l'avons constaté précédemment, parce qu'ils se rapprochent du politique384 et du social mais toujours prudemment. C'est un vieux réflexe de prudence en souvenir du passé récent.

En identifiant ses pensées à des buts économiques et sociaux, le courant créé par Chahrour et Bennabi ne s'éloigne pas de la théologie de la libération en Amérique latine, étudiée par A. Touraine, bien que cette dernière soit plus politisée385.

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384- mohammed Chahrour consacre, dans son livre, un passage important aux problèmes de l'absence de liberté d'expression et de la démocratie. Dans l'entretien, il a indiqué avec ostentation que la censure politique avait bloqué le livre (jusqu'à l'intervention d'un "piston" sollicité par Chahrour) comme si cette autorité pressentait la menace potentielle de ses idées sur l'ordre politique. 385- Hassan Hanafi, intellectuel égyptien, a attiré l'attention des lecteurs arabes sur la théologie de la libération en présentant des figures de cette théologie comme Gustavo Gutiérrez. Il la considère comme le modèle de l'engagement "progressiste" de la religion à suivre par les sociétés arabes. Ce modèle n'est pas absent de l'esprit de Chahrour. Cependant, une telle comparaison entre la Syrie et l'Amérique latine actuelles, concernant le rapport à la tradition ou à la religion ne pourrait pas être poussée. En fait, dans un colloque international "L'émergence des communautés scientifiques dans le Tiers-Monde" (en mai 1990 à Annaba, Algérie) au sujet du rôle de la tradition et de la politique scientifique, la discussion ne s'est pas déroulée sur les mêmes bases entre les sociologues d'Amérique latine et leurs collègues des pays arabes. Les premiers ont parlé du marxisme alors que les autres ont évoqué la religion (l'islam).

Tout au long de cette partie, nous avons analysé la combinaison entre l'orientation modernisatrice sous la forme des visées technocratique et techniciste, et les autres types d'orientation à savoir : orientation professionnelle faible, orientation corporatiste et orientation "esthétiquement" islamiste. Autrement dit, être modernisateur dans un contexte de modernisation bloquée porte des significations qui varient en fonction du type d'orientation professionnelle (faible ou corporatiste) ou du type d'orientation politico-culturelle (de l'islamiste désengagé ou de l'avant-gardiste). Evidemment, il existe d'autres formes de combinaisons entre les orientations professionnelles et les orientations politico-culturelles. On trouve des ingénieurs qui, tout en étant modernisateurs et islamistes désengagés, ont une orientations professionnelle faible (24% de l'ensemble des ingénieurs interrogés), alors que la proportion est beaucoup moins élevée (8%) pour les ingénieurs désengagés ayant une orientation corporatiste.

Ceci montre une certaine corrélation entre le désengagement politico-culturel et la faible professionnalité, puisque on ne peut pas être engagé politiquement ou culturellement sans passer à travers la profession et le syndicat, surtout parce que ceux-ci constituent le plus important espace de regroupement moderne dans un Etat "sans" société civile, tel que la Syrie. Et c'est pourquoi, les ingénieurs islamistes avant-gardistes sont plutôt corporatistes (10% de l'ensemble des ingénieurs) contre 6% de ceux qui sont professionnellement faibles (voir le tableau nø3 et le dessin ci-après). Une telle corrélation entre engagement politico-culturel et professionnalisme, ainsi que les différents types de combinaison que nous avons étudiés, est étrangère au champ social occidental. Reste à savoir si elle est spécifique de la Syrie ou si elle se retrouve dans l'aire arabe. Nous allons aborder cette question dans la partie suivante (IV).

Partie IV

LA SPECIFICITE DES INGENIEURS

SYRIENS DANS LE MONDE ARABE :

UNE COMPARAISON AVEC L'EXPERIENCE

EGYPTIENNE

En analysant les relations que les ingénieurs syriens entretiennent avec l'Etat et la société, nous avons constaté le caractère général de certains problèmes concernant le Tiers-Monde ou tout du moins les sociétés arabes. De nombreuses questions qui se posent dans différents contextes dépassant même le cas syrien : la difficulté de l'autonomisation des groupes professionnels par rapport à un Etat souvent omniprésent, l'identité "esthétiquement" islamiste de certaines catégories, le rôle des ingénieurs dans l'affaire de la cité au-delà de leur participation professionnelle, .... Mais, la mise en parallèle du cas syrien avec d'autres sociétés pourrait ainsi servir de tester certaines hypothèses, ce qui permettrait de généraliser et extrapoler notre analyse et nos conclusions.

Pour notre analyse comparative, nous avons choisi la société égyptienne qui représente un cas à la fois similaire et différent de la société syrienne. Proche par son héritage arabo-islamique incorporant des éléments de la modernité (et de la tradition!) occidentales introduites par l'occupation française et/ou anglaise ; proche également par son histoire récente marquée par le volontarisme socialiste qui lui a légué la massification de l'enseignement supérieur (notamment dans les sciences appliquées), et l'hypertrophie du secteur public ; . Mais très différent aujourd'hui dans l'aboutissement inégal du processus de libéralisation économique et politique, et le rôle qu'y joue l'Etat. De ce point de vue, l'étude des ingénieurs syriens en regard de leurs homologues égyptiens peut nous aider à mieux comprendre l'impact du contexte politique et économique sur l'évolution des formes de mobilisation professionnelle, et à spécifier ainsi le cas syrien par rapport à d'autres pays arabes.386

Si on admet avec Georges Corm que l'ingénieur en général constitue la clé de voûte des politiques de développement (du fait qu'il tient dans ses mains la connaissance économique moderne : celle des procédés industriels et de leurs coûts, celle de la construction et des transports, etc.),387 le rôle de l'ingénieur égyptien paraît cependant plus complexe. En effet, quoiqu'il soit porteur de ces connaissances, son rôle est bloqué, comme son homologue syrien, par la nomenclature politique qui tente de le marginaliser. Face aux multiples aliénations qui le menacent aussi bien dans l'entreprise que dans la société, il aspire à une conduite de liberté et d'autonomie, au nom de ses compétences professionnelles. Partant des transformations de la situation professionnelle des ingénieurs, on ne se limitera pas pour autant à les considérer dans une perspective de pure adaptation au changement, mettant l'accent sur le déterminisme de la technique ou de l'organisation, sur leurs attitudes et leurs conduites, mais on pourrait développer ce thème des ingénieurs comme acteurs du changement.

En Egypte, l'histoire des ingénieurs se confond avec celle du développement national. Le développement étatique et volontariste à vocation socialiste de Nasser a accéléré la création d'organismes de formations spécialisées. Entre 1952, date de la révolution de Nasser, et 1969 le nombre des ingénieurs a ainsi rapidement triplé : de

386- Notre analyse dans ce chapitre interprète les résultats d'une enquête menée auprès les ingénieurs égyptiens au mois de mars 1993. A côté d'un travail documentaire et bibliographique, des entretiens ont été réalisés auprès de 93 ingénieurs ayant au moins deux ans d'expérience professionnelle. L'étroitesse relative de notre "échantillon" se compense, au moins en partie, par le niveau de profondeur atteint dans certains entretiens. Une partie des ingénieurs ont été sollicités en raison de leur parcours professionnel exceptionnel ou pour le poste qu'ils occupent actuellement. Les lieux des entretiens varient selon la convenance et la disponibilité de chaque interlocuteur, mais souvent nous avons évité le lieu de travail où les entretiens sont susceptibles d'être interrompus par les coups de fil et les contraintes de travail. Notre formation d'ingénieur a favorisé un climat amical avec les interlocuteurs, bien que certains enquêtés soient timides devant un "étranger"!. 387- Voir le point de vue de Georges Corm dans son ouvrage, Le nouveau désordre économique mondial. Aux racines des échecs du développement, Paris, La Découverte, 1993, p. 50.

11.135 à 29.778 ingénieurs inscrits au syndicat388. Avec la politique d'ouverture inaugurée par Sadate à partir de 1971, la progression des effectifs des ingénieurs a gardé le même rythme. On passe alors de 108.007 ingénieurs en 1980 (date de l'assassinat de Sadate) pour parvenir en 1993 à près de 256.000 ingénieurs (voir le tableau n°1). Or, malgré la libéralisation économique, seulement 29% des ingénieurs travaillent dans le secteur privé, contre 36,5% dans les ministères et 27% dans les entreprises publiques.389 Quel que soit le secteur dans lequel les ingénieurs travaillent, leur nombre ne correspond pas, comme leurs collègues syriens, à l'économie égyptienne du fait de son caractère rentier. En effet, le gros des revenus du pays dépend des retombées fluctuantes de la manne pétrolière : rapatriement des salaires des émigrés travaillant dans le Golfe ; droits perçus sur les tankers qui transitent par le canal de Suez ; vente du pétrole du Sinaï et de la mer Rouge.390

Il suffit de comparer la proportion des ingénieurs (par rapport à la population) avec celle d'autres pays pour se rendre compte du caractère cancéreux de ce gonflement des ingénieurs (voir graphique n°1 [le rapport élèves-ingénieurs / énergie consommée pour plusieurs pays]). Tous les efforts pour redresser le secteur public et pour créer des entreprises par des investissements privés n'ont pas pu absorber ce flux des ingénieurs diplômés. Ce nombre pléthorique a une retombée sur leur situation matérielle et symbolique : le salaire d'un fonctionnaire ne suffit pas à mener un bon train de vie ; et le titre prestigieux de muhandis ne peut plus masquer la dégradation de leur condition sociale ; ces facteurs, entre autres, ont affaibli l'identité professionnelle de ce groupe. Bien qu'aucune loi ne contraigne l'Etat égyptien d'embaucher les nouveaux diplômés, contrairement au cas syrien, les ingénieurs égyptiens travaillent massivement dans le secteur public.

388- Il est possible que le nombre réel des ingénieurs soit encore plus grand. Tous n'étaient pas inscrit au syndicat. 389- Ces pourcentages datent de 1988. Source = Nader Fergany, "Médecins et ingénieurs sur le marché du travail" in Maghreb-Machrek, Paris, La documentation française, n° 146, octobre-décembre 1994, p. 45. 390- Mohammed Sayyid-Ahmad, "L'impasse en Egypte" in Le Monde diplomatique, juin 1993.

Les ingénieurs égyptiens, pas plus que leurs collègues syriens, ne constituent un

groupe qui existe comme substance, ni comme ensemble défini par l'association du

semblable au semblable, ni comme classe cohérente tant dans ses contours d'activité que dans

sa composition : des hommes d'affaires aux petits fonctionnaires d'Etat, ils se dispersent dans

toutes les activités de l'économie. Les ingénieurs égyptiens, pas plus que leurs homologues

syriens, ne constituent un groupe ou une classe cohérente : des hommes d'affaires aux petits

fonctionnaires d'Etat, ils se dispersent dans toutes les activités de l'économie. Cependant tous

possèdent par leur formation un capital symbolique et par leur rôle rationalisateur un capital

culturel, pour reprendre le terme de Gouldner.391 L'aura dont ils bénéficient grâce à leur

diplôme d'ingénieur, est supérieur à tout autre diplôme (sauf celui de docteur), mais dans le

cas de l'Egypte elle est redoublée du prestige que leur a valu leur participation aux grandes

réalisations de l'époque nassérienne : Le Haut barrage, le Canal de Suez et l'industrie

métallurgique de Hélouan.

Face à la crise sociale, économique et politique (salaire maigre, manque de logement, autoritarisme de l'Etat, etc,), les ingénieurs adoptent deux types de stratégies que nous allons examiner successivement et comparer (avec ceux des ingénieurs syriens) : l'une est collective et passe par le syndicat et l'autre est individuelle et se traduit par des projets de développement dont les ingénieurs technobureaucrates, mais également les ingénieurs-hommes d'affaires participe à la prise de décision 392

Comme en Syrie, l'espace des orientations ne se situe pas seulement par rapport au social et à l'Etat mais au-delà, c'est-à-dire par rapport à la religion et à la nation. Nous utilisons le même cheminement d'analyse que nous avons employé pour les ingénieurs syriens, c'est-à-dire étudier chez les ingénieurs égyptiens deux types d'orientation : d'une part, orientation modernisatrice et, d'autre part, l'orientation professionnelle faible, corporatiste et "esthétiquement" islamiste.

IV-1. Les ingénieurs et le syndicalisme : mobilisation collective et réaction

étatique

La situation des organisations professionnelles des ingénieurs dans les deux pays

reflète directement le degré de libéralisation politique atteint dans chacun d'eux.

En Syrie, les syndicats professionnels autant que les organisations ouvrières demeurent une expression du corporatisme d'Etat : une sorte d'organisation où les intérêts des différents groupes ne s'expriment que dans un cadre étroitement contrôlé par l'Etat. Même la libéralisation économique n'a pas profité pleinement aux ingénieurs en tant que groupe. Le syndicat joue toujours un rôle justificatif plus qu'un rôle moteur dans la prise de décision en matière de politique économique.

En revanche, le syndicat des ingénieurs en Egypte, depuis le début des années 80, joue ou tente de jouer deux types de rôles dans le processus du développement et de la

391- - Alvin W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, USA, The MacMillan Press, 1979. 392- Les ingénieurs militaires ont historiquement un rôle décisionnel dans l'armée, mais aussi, par le biais du pantouflage, dans les entreprises civiles et dans le gouvernement. Cf. Tewfick Aclimandos, Les ingénieurs militaires égyptiens, in Maghreb-Machrek, Paris, La documentation française, n° 146, octobre-décembre 1994.

démocratisation. A travers l'histoire des ingénieurs, ces deux rôles cohabitent ou s'excluent en fonction de maints facteurs.

Le syndicat des ingénieurs (naqâba) est l'un des plus anciens syndicats d'Egypte. Il a été fondé en 1946393, à la suite d'une grève générale de 24 heures, pour demander une prime de spécialité394. Le syndicat a joué deux types de rôles : d'une part, un rôle dans la prise de décision des politiques du développement et, d'autre part, un rôle dans la (re)constitution de la société civile et son autonomie par rapport à l'Etat. A travers l'histoire de ce syndicat, nous pouvons distinguer quatre périodes :

1-1. 1946 - 1952 :395

Cette période correspondait à celle d'avant la révolution et à l'installation des militaires au pouvoir. On a assisté à la fondation des bases nécessaires pour l'industrie depuis Tal'at Harb (1867-1941) et à la constitution de la Banque d'Egypte. Elle s'est caractérisée par une certaine autonomie du syndicat par rapport à l'Etat. Les ingénieurs ont élaboré des critiques envers la politique économique du gouvernement, d'une part, en demandant l'intervention de celui-ci plus concrète dans l'industrie pour éviter l'emprise sur ce domaine du secteur privé ; et d'autre part, en exigeant une participation accrue des ingénieurs au sein du gouvernement et du Parlement396,

1-2. 1952 - 1971 :

L'autorité des Officiers libres ne s'est pas étendue au syndicat directement après la révolution. C'est peut-être parce que le syndicat a été le premier à afficher son soutien à la révolution de juillet. C'est la crise politique entre Nasser (partisan du maintien du pouvoir des Officiers libres) et Le Général Najib (qui voulait dissoudre cette instance pour fonder un pouvoir civil) qui a provoqué des répercussions au sein du syndicat des ingénieurs : les ingénieurs militaires ont soutenu Nasser, tandis que les ingénieurs civils menés par l'ingénieur Aziz Sodki ont suivi Najib. Le clivage entre militaires et civils va continuer de fonctionner jusqu'au début des années quatre-vings où les premiers constituent un soutien important au régime.

Nasser s'est servi de toute son influence politique et policière pour favoriser Muhammed Yonnes, un ingénieur militaire membre des Officiers libres. Le conseil du syndicat a déclaré, le 29 mars 1954, qu'il était en faveur d'un prolongement du pouvoir du Conseil de Commandement de la révolution et contre le multipartisme. Ce positionnement politique a été presque singulier par rapport à celui des autres syndicats. Il faut noter que bien que les ingénieurs militaires aient été minoritaires, ils ont néanmoins longtemps

393- 1946 est la date officielle de création, mais ce syndicat existe réellement depuis 1923. Cf. Mustafa Kamel al-Sayed, al-mujtama' wa al-siyassa fi masr- dur gamma'at al-masaleh fi al-nisam al-siyassi al-masri (1981-1952) (La société et la politique en Egypte. Le rôle des groupes d'intérêts dans le système politique égyptien (1981-1952)), Le Caire, Dar al-Mustakbal al-arabi, 1983, p. 92. 394- Saleh Amer, "Combat réussi pour fonder le syndicat. Pourquoi la Revue des ingénieurs a été saisie", Revue des ingénieurs, Le Caire, n 380, novembre 1987, p. 10. 395- Concernant, cette période et la suivante, nous les abordons en survol étant donné que cette histoire a été examinée en profondeur par Clement Henry Moore. Cf. Son ouvrage, Images of Development- Egyptian Engineers in Search of Industry, The Massachusetts Institute of Technology, U. S. A., 1980 . 396- comme le signalait le rédacteur en chef de la Revue des ingénieurs. Cité par Ahmad Fares Abdel mun'em, jama't al-masaleh wa al-solta al-siyasiyya. drasat hala lnakabat almhamin wa alsahafiyyin wa almhandisin 1952-1981 (Les groupes d'intérêts et le pouvoir politique en Egypte- études des cas du syndicat des avocats, des journaliste et des ingénieurs, de 1952 à 1981, Thèse du Doctorat en sciences politiques sous la direction de Ali Hilal, Université du Caire, 1984, p. 291.

dominé le conseil de direction, car ils avaient acquis la confiance de Nasser. L'allégeance constituait, en effet, le principal critère de sélection de l'élite politique par Nasser).

Jusqu'en 1956, le syndicat est constitué d'un nombre relativement faible d'ingénieurs (11.998) souvent issus de familles urbaines riches. A partir de cette date, le pouvoir militaire a entrepris un contrôle progressif du syndicat des ingénieurs, en contraignant les candidats aux élections du conseil de direction à être membres de "l'Union socialiste"397. Ceci explique l'allégeance de ce même conseil envers la politique économique socialiste de Nasser ainsi qu' envers sa politique extérieure. Les lettres envoyées par la direction au pouvoir politique témoignent de cette allégeance398. Des ingénieurs interrogés ont justifié le profil bas pour éviter, d'après eux, le pire, soit la dissolution d'un syndicat considéré comme "issu d'une organisation capitaliste" ou bien son absorption pure et simple dans l'Union générale des travailleurs.

Dans cette période, le syndicat a joué un rôle dans la prise de décisions en matière de la politique de développement, mais pas en tant qu'expression de la société civile du fait que les membres de son conseil ont souvent fait partie du pouvoir politique. Il y avait ainsi très peu des critiques émises par rapport aux projets de développement élaborés par l'Etat.

I-3. 1974-1981 :

Si la confiance en son pouvoir a constitué le principal critère de sélection de l'élite technique de Nasser, l'expérience professionnelle de celle-ci est secondaire. Le Président Sadate, au contraire, a favorisé le dernier critère par apport au premier. Ceci a certes impliqué un changement, mais limité. Quant au syndicat, il est resté l'ombre de l'Etat. Le mouvement de Rectification de Sadate, qui a débarrassé celui-ci de ses ennemis en prétendant mettre fin aux "Centres des forces du pouvoir", a dissous le syndicat en 1975 pour imposer une direction proche de lui. Le soutien offert par le syndicat aux politiques du développement a été la caractéristique principale de cette période, même après 1974, date à laquelle on passait de l'idéologie officielle du socialisme à un autre type appelé par Sadate "socialisme démocratique" puis ultérieurement "Infitah" (ouverture). Il faut noter que le syndicat des ingénieurs a été le premier syndicat à soutenir cette politique contrairement aux autres grands syndicats qui sont restés sceptiques, surtout celui des avocats dénonçant le projet qualifié de "Mont des Pyramides" et considéré comme le symbole de l'infitah capitaliste399

Cependant, la politique d'ouverture a été accompagnée par une certaine démocratisation (multipartisme contrôlé et restreint). On a abrogé le règlement selon lequel le candidat pour l'élection du conseil du syndicat devait appartenir au Parti unique (Union socialiste). Du côté des syndicats, des critiques des projets du développement ont commencé à apparaître par la voie de la Revue des ingénieurs. L'exemple du projet du pipeline pétrolier de Suez à la Méditerranée (SUMED) peut être cité en exemple. Le conseil du syndicat a envoyé une lettre au parlement expliquant le danger politique de ce projet400. L'Etat, mécontent de ces critiques, n'a pas hésité à empêcher la parution de

397- "C'était très naturel d'être membre de l'Union socialiste, (...) tout passait par elle, sans elle je ne pourrais rien réaliser" déclarait Mohammed al-Sayyid al-Gharouri, membre du conseil de direction du syndicat. Cf. Ali Abdel-Aziz Suleiman, Rwad al-sina'a (Les pionniers de l'industrie), éd. 'alam al-kutub, Le Caire, 1991, p. 103. 398- Revue des ingénieurs, janvier 1960. 399- Pour plus de détails sur ce projet, cf. Ahmad Fares Abdel mu'in, op. cit., P 463. 400- Ce qui est intéressant, c'est que ces critiques adressées relèvent de l'ordre politique et non pas technique. Elles sont les suivantes : cette ligne de pipeline 1) pourrait été au profit des U.S.A. qui soutiennent Israël ; 2) aurait favorisé la position commerciale de l'Iran au détriment de la Libye et l'Algérie ; 3) aurait pu être une cible facile à détruire par Israël ;

certains numéros de la revue401. Une suspicion mutuelle s'est installée entre l'élite au pouvoir et le syndicat et s'est canalisée dans de constants combats de position et dans de fréquentes négociations à propos des activités du syndicat, mais sans provoquer une rupture.402

La question de la démocratie n'a pas été la préoccupation du syndicat des ingénieurs contrairement à ceux des avocats et des journalistes. Nous pouvons seulement noter une exception : à l'occasion du soulèvement des étudiants, le 11 février 1972 le syndicat a pris position en faveur des étudiants arrêtés, comme en témoigne ce communiqué : "Les ingénieurs dans leur Assemblée générale, soutiennent le mouvement national des étudiants, leaders et base, et demandent que l'Etat libère immédiatement les étudiants prisonniers sans exception" ; de plus, il a profité de l'occasion pour revendiquer une plus grande liberté de la presse.

Concernant la politique extérieure, le syndicat des ingénieurs a été le premier à soutenir Sadate lors de l'annulation du traité d'amitié et de coopération avec l'Union Soviétique (15/4/1976) ; plus encore, lors de la visite de Sadate à Jérusalem le 13/12/1977 le Président du syndicat, Mostafa Khalil, a tenu personnellement à l'accompagner403.

Force est de constater alors que le syndicat n'a point joué rôle dans la préparation des projets de développement. Il s'est cannoté dans la critique ou d l'appui a posteriori de ceux-ci.

En 1979, l'élection d'Othman Ahmad Othman à la présidence du syndicat marque alors l'apogée de l'alliance entre le pouvoir politique et le syndicat. Car le Président Othman est un homme plus qu'influent : il est à la fois ministre de la Construction, beau père de la fille de Sadate, P.D.G. de la plus grande Société publique de construction, "Les entrepreneurs arabes, Othman Ahmad Othman et ses associés", homme d'affaires, et également membre du Parti du pouvoir.

Sadate a récompensé cette alliance par un décret du 27/8/1979 selon lequel tous les présidents des syndicats professionnels seront conseillers de compétence du président de la République. Le syndicat est consulté ainsi dans certains projets du développement. A partir de ce moment, on va assister à des débats de fond au sein de la Revue des ingénieurs.

La participation au développement s'est effectuée par des voies autres que les projets de l'Etat ; le syndicat des ingénieurs, puissant par ses ressources404, a décidé d'investir ses capitaux dans des projets industriels ou financiers. Il crée la Banque de l'ingénieur, l'Assurance de l'ingénieur, et onze autres sociétés principalement agro-alimentaires. Cependant, ces sociétés ont subi des pertes considérables suite, d'une part, à la rapidité de leur création négligeant les études de marché et de faisabilité économique et,

4) aurait pu concurrencer le Canal du Suez. 401- Salah Amer, op. cit.. 402- Robert Bianchi, Unruly Corporatism. Association life in XX century, Oxford University Press, 1989, p. 91. 403- Othman Ahmad Othman, Mon expérience (tajrubati), Le Caire, Le bureau égyptien moderne (al maktab ai-arabi al-hadith), 1979. 404- L'essentiel de ces ressources provient d'un prélèvement sous la forme d'un timbre fiscal obligatoire lors de toute opération de construction ou lors de l'achat du ciment ou de barres de fer.

d'autre part, à la mauvaise gestion et à la corruption en leur sein, comme l'indiquent certains ingénieurs.405

Dans ce contexte, un conflit ouvert surgit pour la première fois entre les membres du conseil de la direction : Milad Hana et Muhammed al-Qadi ont édité une Revue dissidente "Revue des ingénieurs égyptiens" pour critiquer ,entre autres, les actions économiques du syndicat406.

Le climat de la corruption, ainsi que l'accélération par le Président Mubarak du processus de démocratisation, ont permis aux courants islamistes de gagner du terrain dans tous les syndicats professionnels.

I-4 1986- 1994

Si en Syrie les islamistes n'ont jamais été majoritaires, les élections de 1986 ont permis aux islamistes égyptiens de le devenir pour la première fois dans plusieurs syndicats. On trouve 45 ingénieurs islamistes sur 61 membres dans le conseil du syndicat, (voir le tableau n° 5). Mais, l'installation des forces contestataires n'a pas plu aux élites au pouvoir. Contraint par une force cristallisée de nouvelles classes moyennes défendant le pluralisme, le pouvoir politique a été incapable d'arrêter le processus démocratique. C'est la première fois depuis Nasser que le syndicat apparaît autonome vis-à-vis de l'Etat tant par ses prises de position que par ses actions générales qui se focalise sur des aspects professionnels et sociaux.

Tableau n 5

La présence islamiste dans la direction des syndicats professionnels en 1986407

Nb total des Nb d' membres du islamistes conseil en% syndicat des ingénieurs 61 45 74% syndicat des médecins 25 20 80% syndicat des pharmaciens 25 17 68% syndicat des avocats 25 18 72%

La période 1979-1988 a été la plus controversée pour les ingénieurs. Au moment où les syndicats professionnels égyptiens combattaient pour leur autonomie vis-à-vis d'un Etat répressif, les ingénieurs se sont donnés comme dirigeant l'ingénieur-homme d'affaires Othman Ahmad Othman, une personnalité qui symbolisait l'alliance entre le pouvoir de l'argent et le pouvoir politique. Sous son mandat, la plupart des entreprises du syndicat ont en outre connu des échecs retentissants : en 1983 une partie a fait faillite et

405- Pour plus de détails sur les problèmes des investissement du syndicat, cf. Amani Qindil, "Les crimes économiques commis pas le syndicat des ingénieurs", actes du colloque "Statistique et calculs scientifiques et sociaux", Centre national des recherches, Le Caire, 23 mars 1993, (non publié). Qindil note qu'au moment où ces sociétés perdent leur valeur, on a dépensé des budgets énormes dans la publicité diffusée dans les journaux dits nationaux (pro-gouvernementaux) ou celui du parti au pouvoir, P.N.D., (Mayo) pour aider au financement de ces derniers. 406- Le premier numéro a été édité en 1980 et le deuxième et le dernier numéro de 1981 a été interdit par l'Etat Cf. Mostafa K. al-Sayed, op. cit., p. 94. 407- Source = Amani Qindil, op. cit., p.4.

l'autre partie n'a fait que de 3 % à 8 % de bénéfices, au moment où les banques versaient des intérêts d'au moins 13 %408.

Dans ce climat, les ingénieurs islamistes ont su jouer la carte de la lutte contre la corruption, et du développement des services sociaux, pour aider la masse des ingénieurs qui subissaient de plein fouet la crise économique : assurance santé, crédit sans intérêt pour le mariage, le pèlerinage et pour le logement; augmentation des prestations des retraités et des militaires, etc. Bien qu'ils aient gagné les élections (depuis 1987), les ingénieurs islamistes ont accepté à leur tête un Président qui soit ministre et membre du Parti national démocratique. Ils aspirent ainsi garder de bonne relation avec l'Etat. Peut-on parler dans ce cas d'opportunisme caractérisé? Nous reviendrons plus loin sur ce point.

Sur le terrain, la direction islamiste du syndicat a su traduire son discours en action409 (voir graphique n°2 et n°3).

408- robert Bianchi, op. cit., p. 117. 409- Pour plus de détails, cf. Revue des ingénieurs, nø 444, 2/93, et son supplément intitulé "Les réalisation des syndicat pendant 1991-1993", syndicat des ingénieurs.

Nous allons nous arrêter sur les actions réalisées pour pouvoir comprendre la popularité de la direction exprimée par les ingénieurs.

Sur le plan professionnel, le syndicat a défendu le statut des ingénieurs contre la tentative du parlement d'imposer l'admission d'office des diplômés des institutions techniques.410. Il a également soutenu les ingénieurs emprisonnés pour leur opinion politique ou pour des fautes professionnelles en assurant le suivi de leurs dossiers cas par cas411. Nous avons soulevé dans la Revue des ingénieurs des dénonciations de la répression, de la torture et de la loi martiale que les ingénieurs ont subies autant que la population.

En outre, le syndicat a été tout de suite présent pour organiser des séminaires et symposiums techniques à la suite d'incidents graves comme l'effondrement des immeubles de "Sidi Abdelkader" ou le naufrage du bateau "Salem express". Après le tremblement de terre qui a secoué Le Caire le 12 octobre 1992, le syndicat a joué un rôle décisif pour aider la population touchée, par la diffusion de l'information, les consultations techniques, l'aide matérielle pour les ingénieurs, le diagnostic des 4000 appartements touchés et l'organisation du grand colloque sur les effets de la catastrophe...

Quant à la Revue des ingénieurs, il est remarquable que, depuis 1987, le nombre d'articles technico-scientifiques proprement dits aient nettement augmenté par rapport à l'époque précédente. En outre, les articles en général sont plus critiques et bien loin du ton apologétique qu'on observait avant 1987.

Sur le plan social, le syndicat a créé d'un système de crédit sans intérêt (al-qard al-hasan) remboursable à terme (jusqu'à quinze ans) pour les ingénieurs désirant se marier, construire ou acheter un appartement, ou aller au pèlerinage. Il a également augmenté les prestations pour les retraités et les militaires et amélioré le système de santé.

Les ingénieurs interrogés ont, de façon récurrente, souligné l'utilité de ce système de prêt notamment pour l'exposition-vente qui sert aux ingénieurs voulant acquérir des équipements ménagers mais aussi pour montrer de petites entreprises. A peu près 160 000 ingénieurs ont jusqu'ici bénéficié ainsi de ce genre des crédits sans intérêt à l'occasion de cette vente.412

En outre, pour stimuler l'esprit de corps parmi les ingénieurs, le syndicat a développé les activités de loisirs aux niveaux central et régional destinées aux membres et leurs familles : mis en route des projets de constructions de clubs dans toutes les grandes villes (ceux-ci assurent un service très bon marché) , organisation des voyages à l'étranger, purement touristique (à la Turquie) ou de pèlerinage à la Mecque. Toutes ces activités

Sur le plan scientifique, le syndicat a concurrencé les Associations des ingénieurs413 par ses activités scientifiques en jouant un rôle beaucoup plus important. Il a

410- Plus précisément, le problème vient de l'"Institut de suffisance technologique" (ma'had al-kifayye al-intajiyye), dont le cursus académique consiste à étudier les aspects techniques de l'ingénierie pendant cinq ans selon la méthode allemande. Le syndicat a jugé le niveau des élèves insuffisant sur le plan théorique. Cela montre l'image des ingénieurs voulu par le syndicat, c'est-à-dire des vecteurs autant de la science que de la technologie. Cf. Revue des ingénieurs, nø 436 juin 1992. 411- Cf. l'éditorial, "L'ingénieur et la loi sur le terrorisme" in Revue des ingénieurs, op. cit., septembre 1992, nø 439. 412- Revue des ingénieurs, nø 440, octobre 1992, op. cit., p.19. 413- Fondée en 1920, La Société royale des ingénieurs avait pour but de promouvoir la recherche et le transfert technologique. Elle a joué un rôle très important dans la préparation des projets

organisé (entre 1991-93) plus de 30 colloques concernant des sujets différents : technologie, gestion, place de l'Université dans la société, habitat, gestion islamique de finance, ainsi que l'architecture. Outre les colloques, il a assuré sept stages de formation continue pour les ingénieurs.

En fait, toutes ces réalisations ont prouvé à la masse des ingénieurs l'efficacité et la disponibilité de la direction islamiste du syndicat. Les ingénieurs interrogés ont exprimé dans leur majorité une approbation et une satisfaction qui semblent fondées sur une attitude instrumentale et non pas idéologique. On peut citer à titre d'exemple le propos d'un jeune ingénieur nassérien : "Quel que soit notre jugement sur le courant islamiste, je suis pour cette direction qui a prouvé une compétence extraordinaire pour gérer le syndicat et pour offrir les services dont les ingénieurs rêvaient depuis longtemps."414

"Je ne connais pas, dit une jeune femme ingénieur, la tendance à laquelle la direction appartient et je ne me suis jamais déplacée pour voter, mais je pense que je devrai le faire à la prochaine élection pour garder cette direction honnête.".

Quant à ceux qui soutiennent cette direction, conscients de sa couleur islamiste, ils s'expriment aussi en terme utilitariste mais en soulignant l'importance de l'éthique islamique dans la gestion du syndicat. Les mots : honnêteté, crédibilité, propreté ont fréquemment été évoqués par ces ingénieurs :

"Avant 1987, le syndicat a été aussi riche que maintenant, pourquoi n'a-t-on pas utilisé l'argent du syndicat pour le bien des ingénieurs? Pourquoi la direction a-t-elle été corrompue? Je veux voter pour les candidats islamistes parce que je serai sûr que leurs mains sont propres et qu'ils sont sincères", s'exprime ainsi un ingénieur islamiste.

* * * * *

Après cet inventaire de ses actions menées par le syndicat, nous nous proposons de faire une analyse en termes de relations le syndicat avec le pouvoir politique :

- en tant qu'instance consultée par l'Etat dans le domaine de la politique du développement ;

- en tant qu'institution de la société civile.

1-4-A. Le syndicat et la politique de développement : une nouvelle conception

La rupture entre l'Etat et la direction islamiste du syndicat a laissé croire que le rôle du syndicat en tant que "consultant de l'Etat dans les projets du développement" avait disparu. Cela a été exprimé clairement par certains ingénieurs qui connaissent le syndicat depuis les années 60 ou 70. En fait, ce que nous avons constaté, c'est que, depuis Nasser,

proposés par l'Etat et surtout ceux du réservoir d'Aswan et l'irrigation de la vallée al-Rayan. Elle s'est divisée en spécialités pour aboutir maintenant à Six Associations. Bien que celles-ci organisent des conférences et des stages sur des sujets scientifiques, seule une minorité des ingénieurs qui manifestent un intérêt scientifique adhérent à ces associations (à titre d'exemple, l'association des ingénieurs chimistes compte 100 membres contre 6 000 ingénieurs chimistes bénéficiant des avantages sociaux dans le syndicat). Pour pouvoir contribuer aux prises de décision des projets du développement et pour avoir une aide financière de l'Etat, on incite les membres à voter en faveur d'ingénieurs éminents dans le secteur public. Les forces oppositionnelles sont très peu représentées au sein de la direction des associations, car elles n'ont pas manifesté l'intérêt de peser sur l'élection du conseil de direction des associations, laissant ainsi leur contrôle au syndicat où les enjeux sociaux et politiques sont considérables. 414- Entretien avec S. F., un ingénieur civil copte.

le syndicat n'a jamais su jouer le rôle de "haute instance consultative pour l'Etat et le Parti national démocratique dans les projets nationaux relevant de sa compétence", comme l'affirme l'article 1 de ses statuts annonçait. Les projets de développement étaient et sont toujours le plus souvent proposés par les membres de l'entourage du Président et du pouvoir exécutif, qui peuvent être d'ingénieurs ou non, de technocrates ou de bureaucrates. Le syndicat des ingénieurs, (tout comme les autres syndicats, la presse, le parlement ou les différents groupes de pression), est réduit à un rôle complètement passif à l'égard de projets de l'Etat. D'une attitude apologétique sous Nasser, il passe avec l'ère de l'ouverture économique (de Sadate et Mubarak) à une attitude plus critique qui va parfois jusqu'à provoquer des blocages. Ainsi, le syndicat a fortement dénoncé le projet de "complexe touristique du mont Ahram" et même menacé de sanctions les ingénieurs qui prendraient le risque d'y participer.415 Or, ces positions là n'ont pas empêché les dirigeants successifs de l'Egypte de hâter des travaux spectaculaires et de prestige qui leur servaient de publicité et de gages de légitimation ( l'industrie automobile Nasr, les égouts de la ville du Caire, etc.,)416.

415- le syndicat a critiqué ce projet parce que le site est proche des pyramides. 416-Nous ne mettons pas en cause la nécessité de ces travaux mais la priorité qui leur est accordée ainsi que leur ampleur qui leur confèrent son caractère d'entreprise de prestige. Ceci d'après certains ingénieurs responsables dans ce projet.

Si les présidents du syndicat sont souvent des personnalités éminentes du régime dont certains, comme Mahmoud Younes et Othman Ahmad Othman, ont fait partie de l'entourage du président de la République, cela ne veut pas dire pour autant que le syndicat en tant que tel est impliqué dans la prise de décisions en matière de politique de développement ; en effet aucune structure, aucune commission d'experts sélectionnés selon des critères d'excellence professionnelle, n'existe, qui assurerait un mécanisme régulier de consultations. Cependant, le syndicat a critiqué a posteriori, même à l'époque de l'autoritarisme de Nasser, certains projets du développement pour les arrêter malgré leur démarrage.

Ainsi quelle que soit la relation que la direction entretient avec l'Etat, étroite ou conflictuelle, la participation à la définition de la politique de développement est très limitée. Pourtant, la direction islamiste du syndicat en place a tenté depuis 1986 de compenser la conflictualité de la relation par une intensification des actions susceptibles de séduire les hommes politiques pesant sur les décisions comme, par exemple, les ministres : "Dans tous les colloques organisés par le syndicat, on a invité, d'une part, les ministres concernés à les inaugurer et à y assister, et d'autre part, des hommes politiques pour participer aux travaux du colloque même en sachant qu'ils n'ajoutent rien au point de vue scientifique. (..)"417.

Si le syndicat des ingénieurs syrien n'a pas su peser suffisamment sur les décisions de l'Etat en matière de politique économique, le syndicat égyptien a pu tout de même jouer un rôle à sa manière. En effet, depuis peu de temps, certains chercheurs ont commencé à s'interroger sur la question de développement et sur son paradigme globaliste, c'est-à-dire, le développement entrepris par l'Etat et conçu à l'échelle de la société entière. Cette prise de conscience se fait au profit d'une conception plus opératoire introduisant la notion "développement local", approprié aux espaces géographiques et sociaux mosaïques à l'intérieur des frontières politiques de l'Etat. Dans le même sens, le syndicat égyptien des ingénieurs a favorisé ces dernières années la création de petites entreprises, à travers les expositions d'équipements418, destinés à la vente à crédit aux ingénieurs. Cette action s'inscrit dans sa conception d'une politique de développement qui "utilise les ressources nationales avec des technologies certes importées mais simples et appropriées. (..) Cela évite le recours aux experts étrangers"419. Cette politique est défendue ardemment dans la Revue des ingénieurs comme la seule voie possible pour impulser le développement en Egypte420. Il faut noter que cette aide offerte aux petites entreprises a été accompagnée d'un appel aux ingénieurs du secteur public à quitter ce dernier. Le rédacteur en chef de la Revue des ingénieurs n'hésite pas à comparer la vie des fonctionnaires de l'époque moderne à celle des esclaves dans les anciens temps421. Ainsi, la conception que le syndicat a du développement économique, est fort différente de celle de la direction de Othman qui a créé de grosses entreprises sous licence étrangère et gérées, pour certaines, par des experts occidentaux.

Un autre type de participation au développement est la création, dans la deuxième moitié des années 80, de treize entreprises financées et gérées par le syndicat, entreprises qui ont subi des difficultés au début mais dont la direction a redressé la

417- déclare Mohammed Ali Bichr, Secrétaire général du syndicat. Entretien du 29 février 1993. 418- Les expositions ont eu lieu dans les années 1991-1992, à travers les principales villes de l'Egypte. 419- ainsi s'exprime S. H. membre du conseil du syndicat à Alexandrie. Entretien avec lui le 122 mars 1993 420- Cf., par exemple, Ahmad Yusra Zaïtun, "Les petites industries ... nécessités nationales", in Revue des ingénieurs nø 446 avril 1993, p. 28. 421- S. Abdel Karim, "La nation des fonctionnaires", Revue des ingénieurs, nø 431 janvier 1992.

situation. Ce "capitalisme syndical", pour reprendre le terme de Bianchi, a renforcé la place du syndicat dans le système économique, qui oscille entre pur capitalisme de marché et capitalisme d'Etat. C'est un pas très important dans la recherche de l'autonomie par rapport à l'Etat.

1-4-B. Le syndicat en tant qu'institution de la société civile :

Nous avons vu comment de ce point de vue, l'Etat syrien a mis fin à partir de 1980

aux efforts du syndicat des ingénieurs (de même que de ceux des avocats et des médecins) à

jouer ce rôle par une mesure de dissolution. Au contraire, à la même époque en Egypte on

assiste à l'évolution inverse.

Alors que le syndicat a du mal à s'affirmer en tant qu'instance consultative de l'Etat, il s'est mis à jouer un rôle de plus en plus effectif en tant que l'une des institutions de la société civile. Or, ce mouvement de renaissance est très largement dominé par les courants se revendiquant de l'islam, et les ingénieurs ne font pas exception. Dans ce cas, le syndicat n'est pas épargné par les débats qui secouent la société égyptienne : les questions du terrorisme, du multipartisme, de la Bosnie, du processus de paix arabo-israëlien, etc.

- Dans un colloque organisé par le syndicat sur "Le terrorisme, ses causes et ses solutions", celui-ci se sont démarqués de la manière dont l'Etat traite le terrorisme, la recherche des méthodes policières pour résoudre ce problème. La majorité des intervenants, venant de tous les horizons politique et intellectuels (dont une partie ne peut pas avoir de tribune dans les mass média comme les Frères musulmans), ont dénoncé la répression de l'Etat, l'état de siège en vigueur et le refus de la légalisation des partis islamiques modérés (les Frères musulmans), comme causes majeures du terrorisme. Ils ont préconisé, comme solution le dialogue entre l'Etat et les extrémistes (al-mutatarifin), à savoir les Communautés islamiques (Gamâ'at al-islamyya).

- Dans la perspective de propager la vision particulière d'un "islam modéré", la direction du syndicat a édité un livre qui sert cet objectif intitulé "Introduction aux projets de résurrection de la civilisation" dont l'auteur est un docteur ingénieur en aéronautique422. Dans le même registre, le syndicat a co-organisé avec l'Institut de la pensée islamique à Washington un colloque sur "La problématique de l'objectivité", dans lequel l'appel à la rénovation (ijtihad) a été très marqué423.

- Le syndicat a dénoncé, contrairement à la position prise par l'Etat égyptien, "le coup d'Etat algérien" qui a interrompu le processus électoral et a appelé au retour à la démocratie.

- Si l'Etat égyptien a fait une utilisation politique de la question de la Bosnie, le syndicat la gère en tant que question religieuse, "le peuple musulman est massacré par les Serbes avec l'indifférence et la lâcheté de l'Occident, parce que ce peuple est musulman"424. Le syndicat a organisé une grande campagne d'information et de collection des fonds sur ce thème. Il a demandé au gouvernement de rompre les relations diplomatiques avec la Serbie.

422- Sayyid Dassoki Hassan, Mukaddimat fi machari' al-ba'th al-hadari (Introduction aux projets de résurrection de la civilisation), Le Caire, Syndicat des ingénieurs, 1992. Le livre a été publié, en partie, comme articles dans différents numéros de la Revue des ingénieurs des années 1989-1990. 423- Cf. le compte rendu de ce colloque, Muhammad Hijab, "ishkalyyat al-tahayuz, ruya ma'rifiyya wa da'wa lil-ijtihad", Revue des ingénieurs, nø 433, mars 1992. 424- Cf. la brochure diffusée par le syndicat comme supplément de la revue des ingénieurs, janvier 1992.

- A propos de la deuxième guerre du Golfe, le syndicat425, dans un communiqué du 20 janvier 1991, après avoir dénoncé l'occupation irakienne du Koweit a demandé aux Etats occidentaux de ne pas intervenir dans le conflit. Dans un autre communiqué (le 3/2/1991), il a critiqué "la guerre destructive contre le peuple irakien" et imputé ce qui s'est passé à "l'absence de liberté et de démocratie dans les pays arabes et musulmans".

- Le syndicat a dénoncé la loi martiale et a demandé à plusieurs reprises la liberté pour les ingénieurs prisonniers politiques.

- Concernant le processus de paix avec Israël 1992-1994, le syndicat a pris également ses distances avec les choix de l'Etat en refusant, dans un communiqué, ce processus parce que "la paix proposée n'est pas basée sur la justice". Et pour dynamiser le débat, il a organisé deux colloques concernant "Le conflit sur les eaux et la nature de la prochaine guerre" et "Les eaux arabes, vision et devenir pour les négociateurs arabes". Ces deux colloques avaient pour but d'attirer l'attention sur "le vol des eaux arabes par Israël et la légèreté avec laquelle les Arabes voient le problème des eaux" déclare Saleh Abdel Karim, un membre du conseil de la direction du syndicat.

- Le syndicat a rappelé son opposition à la "normalisation (al-tatbi') des relations avec Israël" et dénoncé "l'exportation de briques de construction (toub al-tafili) vers Israël" et menaçant de sanctions les ingénieurs qui participent à ces opérations.426

En regardant l'ensemble de ces prises de position par rapport au processus de développement et à la démocratie, nous constatons que le syndicat constitue une force contestataire s'inspirant des discours islamistes modérés en Egypte. Cependant, son opposition à l'Etat n'est pas systématique : le syndicat évite toute radicalisation de ses positions, et se montre assez conciliant du moins officiellement. Il suffit de savoir que le Président du syndicat, H. al-Kafrawi, ministre de l'Habitat et la Construction et membre du P.N.D., a été élu grâce à au soutien des islamistes. Ces derniers ont favorisé ce candidat, ce qui leur a permis de s'assurer de bonnes relations avec le gouvernement, au détriment d'un candidat de l'opposition (pro-Wafd). Ce comportement pragmatique ou "instrumental" révèle un rapport que nous avons qualifié d' "esthétique" à l'idéologie islamiste égyptienne, comme nous y reviendrons plus loin.

Il est vrai que le Président du syndicat (naqib) n'influence guère les décisions prises par son organisation. Celles-ci sont le fait du conseil syndical actuellement dominé par une majorité islamiste. Il en résulte que l'Etat a vu d'un mauvais oeil l'activité du syndicat des ingénieurs comme de plusieurs autres syndicats. Le 17 février 1993, brusquement et sans consulter les syndicats, le parlement a adopté une loi dite "de garantie de l'application des libertés démocratiques". Cette loi prétend encourager les membres des syndicats à aller voter, d'une part, en délocalisant et diversifiant les lieux de vote (certains étant mis en place jusque sur les lieux de travail) et, d'autre part, en doublant la cotisation en cas de non participation au vote. En outre, selon la loi, le quorum de participation au vote pour le conseil de la direction du syndicat doit dépasser 50% des membres ayant le droit de vote, ou 30% au deuxième tour (la semaine suivante). Au cas où le quorum ne serait pas atteint, le résultat de l'élection serait annulé, et le syndicat placé sous contrôle judiciaire, c'est-à-dire que l'on constituerait un conseil provisoire composé de quatre juges et des quatre syndicalistes les plus âgés, avant de procéder à un nouveau vote, dans un délai de trois mois.

425- Pour une mise en parallèle entre la position prise par le syndicat des ingénieurs et celle des autres syndicats par rapport à la guerre de Golfe, voir Mustafa 'Uloui (sous la dir.), Harb al-khalij wal siyasa al massriyya (La guerre de Golfe et la politique égyptienne), Le Caire, Centre des recherches et des études politiques- université du Caire faculté d'économie et des sciences politiques, 1992. 426- Le syndicat a gelé en 1987 l'adhésion d'un de ses membres, ingénieur, pour exportation de briques vers Israël.

De fait, cette loi est apparue comme ayant pour seul but de barrer la route aux islamistes désormais majoritaires dans la plupart des syndicats professionnels. En effet, le taux de participation aux élections syndicales n'a jamais dépassé 20%.427 L'Etat pense que cette faible participation favorise les minorités organisées, aujourd'hui les islamistes. Par sa forme, cette loi ressemble à celle qui a été promulguée en Syrie pour la réorganisation de la profession d'ingénieur en 1980 ; le but proclamé était aussi l'élargissement de la participation des membres aux élections syndicales. Mais la loi syrienne a été accompagnée par des mesures de répression empêchant l'opposition de se présenter aux élections afin d'assurer une direction ba'thiste. Dans un contexte politique différent, l'Etat égyptien a donc cherché à bloquer le fonctionnement du syndicat en imposant un quorum quasiment impossible à atteindre, sans pour autant aller aussi loin dans la répression.

Non seulement les journaux égyptiens de l'opposition428, mais même les présidents des syndicats souvent proches de l'Etat, n'ont pas caché leur hostilité à cette loi jugée dangereuse pour l'autonomie des syndicats. On note une exception, c'est le journal al-Ahali, organe du Parti du Rassemblement progressiste unioniste, qui a considéré la loi bonne au fond mais mauvaise dans la manière rapide dont elle a été adoptée sans consultation.

Par contre, les partis du Travail (islamiste modéré) et du Wafd (libéral) ont exprimé les critiques les plus véhémentes contre ce que le Wafd a appelé la nationalisation (ta'mim) des syndicats professionnels429 : "Le syndicat des ingénieurs est la première ligne de confrontation avec l'Etat, l'ennemi de leur liberté (..)"430, "La loi contredit l'article 56 de la constitution qui déclare que les syndicalistes ont la liberté de choisir leur direction"431.

Quant aux journaux pro-gouvernementaux (al-Ahram, al-Akhbar, al-Gumhuriyya), au début, ils ont suivi la vague en dénonçant la loi : "La loi des syndicats professionnels que je dénonce a été promulguée parce que le Parti national démocratique432 n'existe pas dans les syndicats. En tout cas, ce Parti n'a pas non plus d'existence ailleurs. (..)"433, mais l'Etat a rapidement empêché toute critique de cette loi dans la tribune de ses journaux434.

Les syndicats professionnels n'ont pas baissé les bras, ils se mobilisent en faisant des conférences et des communiqués dénonçant cette loi. Mais, seul le syndicat

427- Le taux de participation aux scrutins législatif et présidentiel est aussi traditionnellement faible. 428- Le paysage politique en Egypte comprend dix partis politique dont : Le Parti National Démocratique au pouvoir, le Parti socialiste du travail (islamiste), le Néo Wafd (libéral), le Rassemblement progressiste unioniste (marxiste), le Parti libéral socialiste (plusieurs tendances antagonistes) et le Parti Oumma (formation familiale dépourvue de vrai programme politique). 429- Dans le sen du contrôle étatique des syndicat. Cf. al-Wafd, 19 février 1993. 430- al-Cha'ab de 3 mars 1993. 431- al-Cha'ab de 5 mars. 432- ie. le parti au pouvoir. 433- Ahmad Rajab, journal al-Akhbar, 19 février 1993. Cf. également l'éditorial de Ibrahim Nafe', rédacteur en chef du journal, al-Ahram, 19 février 1993. 434- Salah al-Din Hafez qui est l'un des éditeurs de al-Ahram, n'a pas pu publier ses critiques dans ce journal. Le journal al-Cha'ab, organe de Parti de travail a ainsi publié le 26 février son article et ainsi que celui de Fahmi Hwidi.

des ingénieurs qui a lancé des actions concrètes contre la loi s'est confronté avec l'Etat :

- Le 27 février 1993, une Assemblée générale extraordinaire s'est tenue en présence de 13 000435 ingénieurs malgré le harcèlement des forces policières. La grande avenue Ramsis où se situe le siège du syndicat, a été bouchée complètement par la masse des ingénieurs après la saturation de ces locaux : une formidable démonstration de force contre la loi et contre le gouvernement de la part des ingénieurs. Dans cette Assemblée, on a exprimé un vote de défiance contre le Président du syndicat , H. al-Kafrawi parce qu'il avait approuvé la loi dans le Parlement.

- L'Assemblée générale a fixé le premier mars 1993 comme date d'élection en vertu de la loi antérieure. L'Etat riposte en menaçant de dissoudre le syndicat et en convoquant quatre membres du conseil de la direction pour un interrogatoire des Renseignements généraux. Le syndicat recule en reportant l'élection mais en faisant un procès contre la loi qualifiée de non constitutionnelle.

-Le 5 mars 1993, une autre Assemblée générale, mais cette fois-ci ordinaire, à laquelle 16 000 ingénieurs ont participé436, a confirmé les décisions prises par la précédente Assemblée. La direction du syndicat s'est félicitée d'avoir réussi à rassembler autant d'ingénieurs autour d'elle et à montrer à l'Etat que le syndicat ne représente pas seulement un groupe minoritaire (le groupe islamiste) mais la majorité des ingénieurs.

En fait, lors de l'Assemblée générale, les participants n'étaient pas seulement des ingénieurs islamistes venant défendre une direction islamiste mais une partie considérable des ingénieurs présents étaient apolitiques venus soutenir l'autonomie de leur syndicat par rapport à l'Etat. Si la majorité des intervenants pendant la discussion étaient des islamistes qui tout en appelant les ingénieurs à dénoncer la loi ont tenté de faire baisser la tension avec l'Etat et de calmer le jeu, il y a eu une opposition à cette unanimité : d'une part, la voix de Abdel Mohsen Hamoudeh, hostile à la direction islamiste du syndicat, qui a dénoncé l'illégalité de la procédure adoptée par le syndicat pour contraindre son Président al-Kafrawi à démissionner ; et d'autre part, une autre voix a manifesté son désarroi face au profil bas de la direction, et a demandé que l'on juge le Président Mubarak "responsable de tous les problèmes de manipulation de la démocratie".

Si les syndicats des avocats et des journalistes constituent historiquement la force la plus contestataire, cette fois-ci le syndicat des ingénieurs était apparu comme le pionnier du combat contre l'Etat en donnant un exemple de courage pour les autres syndicats.

Quant aux partis politiques de l'opposition, ils ont été très alarmistes, car ils étaient conscients de la possibilité d'une marginalisation des syndicats professionnels comme c'était le cas pour eux.

Aujourd'hui, le syndicat des ingénieurs apparaît comme l'un des plus importants bastions de la démocratie, et menacé en tant que tel en Egypte. Dans un Etat où le processus démocratique reste restreint et la loi martiale est toujours en vigueur, le syndicat se montre vigilant tout en menant ses actions politiques. Vigilance qui peut être constatée par les faits suivants :

1) Comme on l'a vu, ce sont les islamistes qui ont proposé al-Kafrawi comme Président du syndicat, pour montrer "la bonne intention de leur part vis-à-vis de l'Etat" ainsi que l'exprimait S. A. Karim membre de la direction du syndicat.

435- Selon le syndicat et 12 000 selon le journal al-Ahram de 6 mars 1993. 436- Une partie de cet énorme nombre s'est entassée dans les huit étages du siège du syndicat tandis que le reste dans l'avenue Ramsis. La communication s'est effectuée par un équipement sophistiqué de haut-parleurs, d'écrans et de talkies-walkies.

2) La direction a été très soucieuse de distinguer entre le Président Mubarak et le gouvernement. Tout en dénonçant ce dernier, elle a fait comme si le Président n'avait pas été au courant de ce qui s'est passé. A titre d'exemple, la dénonciation de la répression et de l'emprisonnement des ingénieurs par le syndicat se termine souvent par un appel au Président Mubarak à intervenir contre la détérioration des droits de l'homme, comme si lui il n'était pour rien dans cette affaire.

3) La direction du syndicat, pendant la crise, a dénoncé l'amplification de l'affaire par la presse de l'opposition dans le but de créer un climat de tension entre l'Etat et le syndicat.

* * * * *

Concluons que le syndicat des ingénieurs dans les deux pays a eu en commun une volonté de "distinction" face aux salariés non diplômés, de valorisation par diplôme, et de protection d'un titre défini par le diplôme. Par-delà, l'action syndicale est très différente d'un pays à l'autre. Le syndicat égyptien est politisé dans l'affirmation de son autonomie face à l'autoritarisme de l'Etat et son projet du développement. Rappelons que ce type d'action a été mené par leurs collègues syriens dans les années 70, mais la répression massive de l'Etat a affaibli et marginalisé le syndicat comme expression de la société civile. Depuis la mise en application de nouvelle loi réorganisant les syndicats, en mars 1993, le pouvoir politique égyptien a accentué la pression ; de fait, les ingénieurs ont cherché à s'affirmer non pas en tant que membre de la profession, mais en tant que technobureaucrates dans l'administration ou dans les entreprises publiques, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivent.

IV-2. Les ingénieurs dans l'appareil de l'Etat

A l'époque de Nasser ou Sadate (1952-1973). Les ingénieurs égyptiens n'ont pas pu jouer un rôle "complet" et achevé en tant que technocrates, mais leur pouvoir a été tout de même plus important que celui de leurs collègues syriens, du fait de la tradition saint-simonienne très forte en Egypte et de l'intérêt politique qu'avait Nasser à marginaliser ses compagnons, les "Officiers libres", en utilisant les ingénieurs. Il nous semble, toutefois, que ce ne sont pas tous les ingénieurs mais les militaires parmi eux qui ont gagné la confiance de Nasser et ainsi joué un rôle très important. Ces ingénieurs n'ont pas été recrutés à partir des critères de l'excellence professionnelle mais surtout à travers leur relation avec une shilla, comme le note Moore: "En raison du problème au sein de l'institution politique, les technocrates ont été obligés d'opérer à l'intérieur du système de shilla-s437 et des réseaux clientéliste"438.

Aujourd'hui, en 1994, les choses n'ont guère changé mais le shilla est devenue plus compliquée : outre l'ancienne nomenklatura de Nasser, c'est le Parti national démocratique qui représente des couches sociales élevées comme les hommes d'affaires , le 'umda ('chef de village) et les anciens grands propriétaires terriens.

Notre étude sur les ingénieurs en Syrie nous a montré que dans un régime autoritaire, il est très difficile de dissocier le domaine politique de celui de la technique. Même dans leur décision purement technique, les technocrates craignent toujours que leur choix soit interprété par les politiciens comme étant dirigé contre eux. A l'inverse, la décision politique astreint les technocrates dans leur choix technique. Quant à l'Egypte, la confusion entre les deux instances existe depuis Nasser, même si elle n'a jamais pris la

437- Le shilla est un groupe de personnalités politiques qui se sont liés par de complexes relations clientélistes et familiales. Selon 'Ismat Sayf al-Dawla, il y avait très peu d'ingénieurs dans l'Union socialiste, ce qui confirme le rôle déterminant du shillat et non pas du Parti. Interview du 27 février 1993. 438- Clement Henry Moore, Images of Development- Egyptian Engineers in Search of Industry, The Massachusetts Institute of Technology, U. S. A., 1980, p. 170.

même dimension selon le régime. Nous allons donner un exemple très révélateur de cet imbroglio général entre le politique et le technique et puis montrer l'évolution qui s'est produite récemment.

L'exemple de la fabrication des camions et des bus dans la Société Nasr est révélateur de cette confusion entre le pouvoir politique et le pouvoir technocratique à l'époque de Nasser : Adel Gazarine, docteur ingénieur en mécanique, s'est vu confié en 1959 la mise sur pied d'une usine de fabrication de camions et de bus (Société Nasr) avec l'aide d'une société allemande (Doutis). Le projet a été échelonné en sept étapes, chacune devant durer une année, à la suite desquelles l'usine devait aboutir à la fabrication de 93 % des pièces de camions. Lors de la signature du contrat, le ministre Aziz Sidki, a demandé de réduire la période à cinq ans. Sous de fortes pressions, la société allemande a accepté. Le problème ne s'arrête pas là, Nasser a demandé à rencontrer personnellement le représentant de la société et l'a contraint à abréger encore la période à trois ans. Les journaux ont rapporté "cette victoire", bien que ce soit techniquement impossible, selon l'ingénieur A. Gazarine. Vingt-huit ans plus tard, la société égyptienne n'a pu fabriquer que 72 % des pièces de camions et de bus. Ainsi, cette improvisation et l'ambition irréaliste des hommes politiques ont étouffé la possibilité de la constitution d'une industrie forte en Egypte439.

Dans cet imbroglio général, même la spécification technique à été un prétexte pour l'intervention politique : en 1958440, on a voulu vendre l'acier produit au Caire à la société égyptienne de chemins de fer. Mostafa Khalil, P.D.G. de cette Société, docteur ingénieur diplômé en chemins de fer des Etats-Unis , refusa parce que l'acier ne correspondait pas à la norme. L'ingénieur Ali Sabri, Secrétaire de Nasser en matière d'affaires techniques, suggéra de changer la norme! Pour résoudre le problème entre Khalil et Sabri, on confia aux experts français et allemands la tâche de déterminer les possibilités d'utilisation de cet acier. Quand ces derniers en ont montré l'impossibilité, Nasser a contesté en soutenant que les Chinois utilisaient ce type d'acier pour leurs chemins de fer. Khalil lui a répondu que l'avis n'a pas été complet, car cet acier ne supporte pas le stress dynamique. Finalement, Nasser n'a été convaincu qu'après avoir vu la barre de fer cassée sous l'effort durant un test. Cette histoire montre jusqu'à quel point l'autorité politique pouvait contester les technocrates.

Malgré le blocage lié au système shillaliste factionnel qui caractérise le fonctionnement de l'Egypte, le groupe des ingénieurs joue un rôle prépondérant comme conseillers techniques et même dans la vie politique,441 et surtout dans la dernière décennie, remplaçant ainsi partiellement l'ancienne nomenklatura. Comme indice à ce changement nous pouvons évoquer la croissance du nombre des ingénieurs au sein des cabinets ministériels.442

* * * *

Si l'Etat fait de plus en plus appel aux ingénieurs pour diriger le secteur public, ces technobureaucrates, eux, demeurent sceptiques quant au rôle de l'Etat dans la vie économique, ainsi que l'utilisation politique du secteur public. Ils se plaignent de la lourdeur bureaucratique de l'Etat, considérée comme obstacle au développement. Les

439- Cf. Ali Abdel Aziz Suleiman, op. cit., p. 141-142. 440- Cette histoire est citée par clement Henry Moore, op. cit. p. 78. 441- Selon les témoignages de hauts fonctionnaires ingénieurs qui font partie de l'appareil de l'Etat depuis Nasser, comme T. S. et K.H. 442- Il faut noter, cependant, que l'évolution n'est pas linéaire, parce qu'un autre facteur intervient, celui de la formation du Premier ministre. On trouve dans le cabinet du actuel Premier ministre, 'Atef sudqi, juriste, moins d'ingénieurs que dans le cabinet précédent de Mustafa Khalil qui était ingénieur.

ingénieurs interrogés ont largement exprimé leur préférence pour le secteur privé au détriment des sociétés de production nationalisées. Si l'on croise cette attitude actuelle avec celle qui ressort de l'étude menée par Henry Clement Moore en 1973443, on ne peut que remarquer une continuité persistante. Quant au type de travail, les ingénieurs égyptiens et leurs prédécesseurs préfèrent les tâches techniques aux postes de gestion que l'Etat leur propose. Ceci est à l'opposé des ingénieurs français étudiés par Lasserre444, qui se sont prononcés pour des carrières de gestion qui donne mieux accès à des postes stratégiques. L'attachement à l'aspect technique laisse envisager plus de degrés d'une certaine professionnalisation chez les ingénieurs égyptiens, de même les syriens, que chez leurs collègues occidentaux. Autrement dit, chez ces derniers, la loyauté à l'organisation est plus importante qu'à la profession.445

Bref, la situation du secteur public égyptien n'est pas très différente de celle de la Syrie. Les ingénieurs dans les deux pays sont omniprésents dans les différents niveaux du système : au gouvernement, au parlement, etc. Cependant, leur part dans l'industrie reste faible, alors que le BTP (bâtiment et travaux publics) et l'administration en absorbent un nombre impressionnant. De fait, Une bureaucratisation de la profession, à différents degrés, la rend à l'avance très vulnérable aux retournements de conjoncture. Dans une situation de crise économique, le chômage frappe de plein fouet la profession. Or, menacés de plus par la privatisation de leurs entreprises qui entraîne forcément des licenciements massifs, les ingénieurs égyptiens résistent mieux que leurs homologues syriens à ces conjonctures. En fait, l'effet bénéfique de cette menace fait que les ingénieurs du secteur public sont contraints d'améliorer leur niveau scientifique et technique, mais leur niveau reste inférieur à celui de leurs collègues dans le secteur privé.

IV-3. Les ingénieurs-hommes d'affaires :

Veblen446, dans les années 20, avait souligné que le système moderne était caractérisé par une alliance entre les ingénieurs et les hommes d'affaires. Cette alliance ne dura pas longtemps. Au fur et à mesure que ce système se mécanise, les hommes d'affaires "sabotèrent" la production par leur ignorance de la technique. En Egypte, à côté de ce phénomène que l'on observe, les ingénieurs eux-même deviennent hommes d'affaires, ce qui facilite la négociation entre le monde de l'argent et celui de la compétence technique. Il n'en reste pas moins que le problème se pose dans les relations entre le bloc ingénieurs-hommes d'affaires et l'Etat.

En fait, l'émergence de nouveaux entrepreneurs en Egypte ne doit pas entretenir l'illusion sur la nature de cette "classe" : ils restent, contrairement à la bourgeoisie européenne du début de l'ère industrielle, des entrepreneurs parasitaires447 qui

443- Selon son enquête, le cinquième de son échantillon préfère de travailler dans le secteur public. Cf. Moore, op. cit., p. 128. 444- Henri Lasserre, Le pouvoir des ingénieurs, Paris, l'Harmattan, 1989. 445- Nous émettons des réserves par rapport à la démarche de Lasserre qui postule l'unidimensionalité de la notion de "profession" opposée à celle d'"organisation", car l'entreprise n'est pas une simple organisation, elle est une institution dans la mesure où elle remplit une fonction sociale et répond à une valeur sociale. Cf. Alain Touraine, "Rationalité et politique dans l'entreprise", in Economie Appliquée, XVII, 4, 1964. et Georges Benguigui, "La professionnalisation des cadres dans l'industrie", Sociologie du travail, nø 2, avril-juin 1967. 446- Thorstein Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Paris, Gamma, 1971, p. 16-50. 447- Cf. Samia Saïd Imam, man yamlik masr, dirasa tahliliyya lil-usul al-ijtima'yyah 1974- 1980 (A qui appartient l'Egypte. Etude analytique de l'origine sociale 1974- 1980), Le Caire, éd. Dar al-Mustakbal al-arabie, 1986, pp. 121-135.

assurent plutôt le commerce entre l'Occident et l'Egypte que la production des biens. Or, on peut se demander si l'entrée massive des ingénieurs parmi les hommes d'affaires a changé la nature parasitaire de cette classe ou si, au contraire, ces ingénieurs ne considèrent pas avec envie cette tapageuse bourgeoisie en rêvant vraisemblablement de la rejoindre à l'ombre d'un Etat complice. La situation n'est pas facile à analyser : ces ingénieurs vivent tous les jours les tribulations d'un "système-D" égyptien, dont la clef de voûte est la corruption. On peut observer cependant un changement même si celui-ci n'est pas radical. D'abord, structurellement, l'étude de l'origine sociale et des caractéristiques des cadres industriels et commerciaux dans les années soixante-dix et le début des années quatre-vingts a montré la prédominance de la bourgeoisie traditionnelle d'où sont issus 50% de ces cadres, contre 6% de propriétaires fonciers, et 10% de professionnels libéraux448 (voir le tableau n 2). Par contre, actuellement, les deux tiers des membres de la Businessmen Association sont des ingénieurs449, ce qui indique, d'une part, une évolution de la culture dominante, entraînant une évolution dans le mode de formation de l'élite économique, et d'autre part, une évolution structurelle importante de la population des cadres commerciaux et industriels.

448- Cf. Malak Zaalouk, Power, Class And Foreign Capital in Egypt- The Rise of the New Bourgeoisie, London, Zed Bouks, 1989, p.132. 449- Entretien avec T. B., travaillant comme secrétaire dans la Businessmen association. Il faut noter que nous avons gardé le nom de cette association en anglais parce que nos interlocuteurs l'utilisent ainsi.

Du point de vue de l'orientation adoptée, les ingénieurs-hommes d'affaires que nous avons rencontrés ont souvent montré leur attachement à l'industrie parce que, disent-ils, "c'est la seule solution pour le développement". Industrie qui s'oppose principalement au commerce vu par ces ingénieurs comme une activité qui favorise plutôt les pays producteurs que les pays consommateurs. Ils s'exaltent d'utiliser leur formation techno-scientifique et leur savoir-faire dans la création et le développement de procédés techniques. Certains apparaissent très conscients de leur rôle dans la création d'un noyau industriel qui détrônerait les politiciens et les bureaucrates corrompus du secteur public. Toutes ces motivations favorisent l'émergence d'une éthique qui s'apparente au développement.

Contrairement à l'expérience syrienne, où la libéralisation économique a été pilotée par l'Etat, Sadate et Mubarak ont confié ce rôle aux entrepreneurs. Les hommes d'affaires sont entrés sur la scène politique pour se partager la prise des décisions en matière de politique du développement avec les ingénieurs fonctionnaires de l'Etat. Le sociologue égyptien Sayyid Yassin souligne ce fait en schématisant ainsi : les acteurs principaux du développement ont été successivement les militaires à l'époque de Nasser, les ingénieurs à l'époque de Sadate et les hommes d'affaires à celle de Mubarak.450 Même si l'on admet cette succession, on ne peut pas nier le rôle actuel des ingénieurs car une bonne partie des hommes d'affaires sont issus de leurs rangs.451

En 1988 a été constituée la Businessmen Association452, symbole d'ouverture économique de Sadate, dont le siège est un bâtiment chic de Ghiza (banlieue du Caire) qui côtoie la commission des relations égypto-américaines. Au mois de mars 1993, les journaux rapportent qu'un groupe d'hommes d'affaires égyptiens part aux Etats unis pour préparer la visite de Mubarak dans ce pays avec leurs collègues américains ; la discussion porte sur des questions concernant autant le terrorisme, la stabilité politique en Egypte que l'économie. Ceci démontre que le rôle de ce groupe dépasse la sphère économique pour s'élargir à une dimension politique. Depuis la création de cette association, la majorité des projets de développement ont fait l'objet d'une expertise en amont de sa part.453 Les conditions d'accès à cette association , qui compte 200 membres, sont réglementées ainsi :

1) être à la tête d'entreprise de l'Etat ou haut fonctionnaire participant directement à la prise des décisions ;

2) être un patron d'entreprise privée depuis plus de dix ans.

Cependant, qui sont les ingénieurs qui deviennent patrons d'entreprises privées ? Depuis 1976, les ingénieurs ne sont plus obligés de travailler cinq ans au service de l'Etat. Deux tendances sont apparues :

- les jeunes ingénieurs originaires de la strate supérieure de la société soit ils s'orientent vers le secteur privé, soit ils ouvrent un bureau d'études et d'exécution, soit enfin ils deviennent des entrepreneurs dans le domaine de la construction ;

- les ingénieurs issus de la classe défavorisée, quant à eux, ils n'ont d'autre choix que le fonctionnariat qui leur garantit un salaire minimal.

Or, cette situation n'empêche pas la frustration de ces jeunes voyant leurs collègues du secteur privé beaucoup mieux payés. C'est pourquoi, certains, comme on le

450- Entretien avec S. Yassin le premier février 1993. 451- Voir le paragraphe suivant. 452- Il y a bien entendu d'autres regroupements comme l'association des banquiers ou l'association des industriels, mais l'association la plus influente est celle des businessmen. 453- Entretien avec Milad Hana, architecte et professeur à l'Université du Caire.

dit souvent, cherchent un partenaire financier pour pouvoir ouvrir une petite entreprise. Souvent l'émigration dans le Golfe pour quelques années permet aux ingénieurs d'avoir le capital nécessaire pour travailler à leur compte. On assiste alors à un phénomène de reconversion massive des ingénieurs vers d'autres métiers qui n'ont pas toujours de rapport avec la formation d'origine. Ils deviennent représentants des sociétés étrangères, patrons de bureaux d'import-export, ou propriétaires des moyens de production dans une petite entreprise. Cette conversion a été surtout observée chez les ingénieurs faisant leurs études à l'étranger. La plupart des ingénieurs ont un idéal très libéral aspirant à une ouverture complète du marché. Ils assurent un bon niveau de performance et de compétence, à savoir qu'une bonne partie des ingénieurs recyclent leur savoir universitaire par des lectures abondantes, surtout en langue étrangère. Il nous semble que l'aspiration à la réussite, suscitée par le système économique libéral, a alimenté leur curiosité et leur soif de savoir. Ces ingénieurs font preuve de très grande compétence et de solide connaissance en langues et en civilisations étrangères nécessaires au recyclage de leur formation initiale.

En étudiant les ingénieurs patrons du secteur privé, de fortes similitudes apparaissent entre eux et les ingénieurs européens. Tous font partie de la même communauté invisible : on parle, le stylo à la main, à coup de chiffres plus que de mots, "one word, one meaning", pour reprendre l'expression de Gouldner ; la langue anglaise est souvent employée pour les affaires et pour certains termes dans la vie quotidienne ; on parle beaucoup de voyages. Dans une émission quotidienne à la télévision égyptienne intitulée "passeport", la majorité des invités sont des ingénieurs qui racontent leurs aventures de voyages, d'affaires ou touristiques. Cette émission construit une image des ingénieurs comme possédant un capital culturel caractérisé par leur connaissance du monde moderne (l'Occident), surtout pour un public qui a quelquefois à peine le moyen de se déplacer entre la capitale et la province de l'Egypte.

Comparant les ingénieurs-patrons égyptiens avec leurs homologues syriens, nous constatons l'impact de la nature de la libéralisation économique. En Syrie, on observe ces dernières années l'émergence d'un groupe de nouveaux entrepreneurs, parmi lesquels de nombreux ingénieurs. Toutefois, cette évolution ne s'est pas encore institutionnalisée comme en Egypte. La loi n 10 de 1991, encadrant la politique d'ouverture, peut être considérée comme une version timide de la loi égyptienne n 43 de 1974. En effet, le processus de la libéralisation en Egypte est beaucoup moins bloqué par la société et par le cadre juridique offert par le pouvoir législatif. Dans le contexte égyptien, les ingénieurs se montrent davantage enracinés dans l'économie grâce surtout au rôle réel joué par la Businessmen Association. Ceux-ci sont donc moins tributaires de l'administration de l'Etat. L'entreprise privée dirigée par l'entrepreneur égyptien apparaît, beaucoup plus qu'en Syrie, comme un nouvel espace qui permet de réussir de manière autonome, loin des confrontations politiques classiques et des allégeances qu'elles impliquent.

De plus, l'effort de diversification économique et l'emploi de la technologie avancée qui caractérisent les années 80, se traduisent pour les ingénieurs par une progression notable de petites entreprises dans le domaine de la mécanique et de l'électronique. Paradoxalement, ceci n'a pas diminué la concurrence de l'expert étranger : contrairement au cas syrien, le recours aux services de ces experts, grassement rémunérés,454 demeure en Egypte un cas très récurrent.

IV-4. La faiblesse de l'orientation modernisatrice

Nous distinguons, comme nous l'avons fait pour les ingénieurs syriens, deux types d'orientation. La première est modernisatrice. Nous l'avons constatée chez les ingénieurs qui manifestent des références indirectes ou directes à la modernisation ; elle renvoi à la manière dont s'articule l'expérience de participation des ingénieurs à la société égyptienne et les exigences de ces acteurs à l'égard de cette société. Cependant, dans les "sociétés dépendantes", les orientations des acteurs, tels que les ingénieurs ou d'autres, ont subi des contraintes historiques, structurelles et conjoncturelles qui les limitent. Cette

454- voir IV-5-2.

faiblesse entraîne un autre type d'orientations que nous avons appelées : orientation professionnelle faible, orientation corporatiste et orientation "esthétiquement" islamiste.

Si, pour ces acteurs, l'orientation modernisatrice est évidente, comment se traduisent-elles en action et quels en sont les avatars ? En fait, les visées techniciste et technocratique que nous avons constatées chez les ingénieurs syriens ne sont pas absentes chez leurs collègues égyptiens. Ces visées expriment le rêve de leurs ancêtres, les saint-simoniens, de contrôler le social par la technique industrielle. Ils revendiquent la capacité de résoudre l'ensemble des problèmes sociétaux et prétendent pouvoir introduire des données pour gérer l'économie de façon rationnelle, ce que ne peuvent pas faire les politiques.

La modernisation menée par l'Etat égyptien souffre presque des mêmes problèmes que nous avons rencontrés dans le cas de la Syrie. Rappelons que la modernisation était plus autoritaire et menée par une structure clientéliste qu'une modernisation fondée sur les compétences techniques et scientifiques. Cependant, la situation en Egypte est beaucoup moins accentuée grâce à la marge démocratique mise en place qui ouvre des espaces à la société civile pour critiquer l'Etat.

En outre, l'ouverture économique a laissé une place au secteur privé pour qu'il joue un rôle important, d'où l'émergence des ingénieurs-hommes d'affaires ou du syndicat des ingénieurs comme forces importantes de la société civile. Pour ces acteurs, la visée modernisatrice est évidente.

A la question concernant les obstacles du développement, les ingénieurs égyptiens interrogés ont pensé le développement en termes matérialistes : ils ont largement évoqué la question des ressources naturelles et financières, le problème de l'absence de planification, la négligence de l'agriculture, la surpopulation, le surnombre des diplômés, la dépendance envers l'étranger, bref, des problèmes concrets. Très peu d'ingénieurs ont, par contre, soulevé problèmes du développement qui concernent des questions touchant au moral et à l'attachement au religieux, au patriotisme, etc.,. Dans ce registre, les ingénieurs égyptiens sont moins moralistes que leurs collègues syriens et leur compréhension du développement est moins également économiste : la fréquence avec laquelle les ingénieurs égyptiens ont insisté sur la démocratie comme motrice du développement indique ce déplacement dans cette notion. Le développement n'est plus seulement composé de procédés techniques, mais d'un système social et politique :

"La démocratie est le seul moyen pour sortir de l'impasse dans laquelle l'Egypte vit. Personnellement, je n'ai pas le moral pour travailler ardemment et avec honnêteté tant que je vois la corruption des hommes politiques qui n'ont aucune représentativité"455. "Pour l'industrie égyptienne, son épanouissement est conditionné par quelques facteurs qui peuvent être résumés par la nécessité de la démocratie et la transformation de la société vers celle-ci (..). J'insiste sur le fait que la démocratie doit commencer par l'institution présidentielle. La Maison Blanche américaine constitue devant nous un bon exemple."456.

La question qui se pose est de savoir d'où vient ce désenchantement dans leur réflexion concernant le développement. Y a-t-il une jonction directe avec leur formation techno-scientifique ou avec leur professionalité ? En fait, en interrogeant des militants nassériens (nationalistes) ou islamistes, nous avons pu constater que les discours ne correspondent pas à leurs paradigmes respectifs ni à l'idéologie à laquelle chacun se réfère. Ainsi dans le discours des interviewés, nous avons été frappé par l'absence totale de l'idée d'unité arabe comme motrice de développement ; cet objectif est abandonné même par ceux qui ont fait de la prison pour la défendre jadis. Il y a donc une conversion de

455- s'exprime ainsi un jeune ingénieur en mécanique de l'Alexandrie. 456- Entretien avec Mohammed Sayyid al-Ghorori, cité par Ali Suleiman, op. cit., p. 109.

l'homme idéologisé en un homme professionalisé ; autrement dit, c'est une conversion du monde social autour du monde spécialisé issu de la socialisation secondaire, au sens de Berger et Luckmann. Dans cette perspective, l'ingénieur égyptien a bien intériorisé les connaissances scientifiques et techniques grâce à sa profession et à son entreprise.

IV-5. Les significations de l'orientation modernisatrice faible

Rappelons que dans le cas des ingénieurs syriens, la faiblesse de l'orientation modernisatrice a cédé la place à l'émergence d'autres orientations qui, à leur tour, donnent de diverses significations à l'orientation modernisatrice : orientation professionnelle faible, l'orientation corporatiste et l'orientation "esthétiquement" islamiste,

Pour pouvoir comparer les ingénieurs égyptiens avec les ingénieurs syriens, nous allons adopter le même modèle théorique présentant les combinaisons entre les orientations faiblement modernisatrices avec les autres orientations. Ceci nous permet de distinguer trois modalités d'action : loyalty, exit et voice, pour reprendre les termes de Hirschman. Ensuite, nous verrons jusqu'à quel point ce modèle s'adapte aux ingénieurs égyptiens.

Avant d'analyser ces orientations, nous comparons les représentations des ingénieurs égyptiens avec celles de leurs collègues syriens à l'égard de l'Occident.

L'image de l'Occident dressée par les ingénieurs égyptiens est marqué par un impact d'un contexte plus pluraliste politiquement et économiquement. En la comparant avec celle de leurs homologues syriens, l'altérité devient plus diversifiée et plus désenchantée. Cependant, la dimension politique reste le caractère principal de l'image de l'Occident mais relevant, d'un côté, du présent plus que du passé (les interlocuteurs égyptiens évoquent moins le colonialisme et encore moins Israël), et de l'autre côté, du réel plus que de l'imaginaire (l'Occident est dominant par le Fonds Monétaire International qui impose un plan économique sans souci du social ou par l'aide qu'il octroi en dictant un mode de consommation analogue à celle de l'Occident).

L'action militaire de l'Occident pendant la guerre du Golfe a été critiquée par une bonne partie des ingénieurs essentiellement le caractère abusif de la destruction de l'Iraq, sans pour autant remettre en cause la légitimité de l'intervention. A l'inverse, ce dernier point a été ardemment soulevé par leurs collègues syriens457. Quant à Israël, s'il est peu évoqué dans leur discours comme ennemi, il est toujours lié à l'espace occidental.

L'idée de "complot occidental" contre l'Orient est remplacée par d'autres idées qui semblent plus réalistes, comme l'évocation du problème de la contradiction dans les intérêts économiques entre pays producteur cherchant un marché et producteurs locaux cherchant à produire et à être autosuffisants.

Comparé à celui des ingénieurs syriens, le discours de leurs homologues égyptiens est plus varié en fonction de l'idéologie de référence : l'islamisme, le nationalisme ou autres. Certains islamistes égyptiens se montrent plus sceptiques et plus méfiants vis-à-vis de l'Occident "historiquement hostile à l'intérêt de l'Egypte et des musulmans", dit S. Gh. Cependant, quelle que soit l'idéologie adoptée par les ingénieurs, la particularité sociale et morale de l'Egypte fait presque l'unanimité.

* * * * *

457- La rupture des Etats arabes avec l'Egypte pendant trois ans, à la suite des accords de Camp David, a affaibli le sentiment arabiste chez les Egyptiens ayant subi de plein fouet la fermeture du marché du travail arabe. Ceux-ci ont saisi l'opportunité de la crise du Golfe pour améliorer leur place vis-à-vis des pays arabes riches, en l'occurrence les pays du Golfe. Ce fait expliquerait, en partie, la divergence de positions entre la population syrienne et celle de l'Egypte. En outre, la prise de position a été accompagnée d'un mouvement massif d'émigration vers le Golfe remplaçant ainsi les Palestiniens et les Jordaniens et d'autres sur le marché de travail.

IV-5-1. L'orientation professionnelle faible

En étudiant le cas de la Syrie, nous avons constaté que les jeunes ingénieurs fonctionnaires s'identifiaient faiblement à leur profession. Ils participent passivement à la modernisation entamée par l'Etat sans la remettre en cause. Le cas de l'Egypte est fort différent, nous trouvons certes ce modèle mais il est beaucoup moins fréquent et ne relève pas de la même catégorie sociale : ce ne sont pas forcément des jeunes. Les jeunes, quant à eux, participent mieux à la vie syndicale et à la vie civile et ne se privent pas de contester de façon plus radicale la modernisation entamée par l'Etat. Cependant, le rapport au secteur dans lequel l'ingénieur travaille n'est pas déterminant : les fonctionnaires bénéficiant d'une marge de liberté participent au débat sur le développement et le critiquent, ils sont soucieux d'influencer la décision prise par leurs supérieurs autant que leurs collègues du secteur privé, contrairement au cas syrien.

Si nous observons en Egypte le même désarroi, le même sur-effectif, la même dégradation symbolique de leur situation qu'en Syrie, le sentiment d'appartenir à une société relativement forte dans son historicité est très important chez les ingénieurs égyptiens :

"Je vote à toutes occasions, pour toute élection syndicale, municipale, parlementaire. (..) Bien que je ne sois pas sûr que l'Etat ne truque les élections, ma voix participe à changer les mauvaises choses dans ce pays."

"Etat militaire, Etat policier, c'est vrai mais à force de critiquer de façon récurrente dans la presse et dans le lieu de travail, on continue à faire apparaître et à marginaliser toutes les manoeuvres politiciennes". Notre enquête montre de façon évidente une participation plus importante aux votes professionnels et aux votes politiques chez les ingénieurs égyptiens que chez leurs collègues syriens.458

"Je suis fier d'être un ingénieur qui peut jouer à travers le syndicat et le travail un rôle dans la renaissance de ce pays.".

Les jeunes ingénieurs salariés qui s'expriment ainsi sont conscients du type transitoire de leur société : c'est-à-dire un développement accablé par des relations clientélistes, une démocratie restreinte, un droit souvent piétiné par la loi martiale en vigueur. Ils participent à la modernisation à leur manière.

Par contre, une partie des ingénieurs, plus âgés et appartenant souvent au secteur privé ne montrent aucun engagement : ils parlent de leur travail sans faire allusion au développement et aux intérêts nationaux. Il nous semble qu'ils sont plus loyaux à leur organisation qu'à leur profession. Dans leurs propos, "nous" désigne souvent les cadres au sein de l'entreprise. L'idée d'un regroupement des ingénieurs ayant la même profession est absente.

IV-5-2. L'orientation corporatiste :

Le syndicat a joué un rôle très important dans la mise en oeuvre d'une identité corporatiste chez les ingénieurs : identité d'appartenance à une profession techno-scientifique digne de son nom. Or, cette identification est accentuée par la place que le syndicat occupe dans l'espace de la société civile : dans la dernière crise (l'adoption de la nouvelle loi électorale pour les syndicats), les ingénieurs se sont montrés à l'avant-garde des forces qui appellent à la démocratie. Donc c'est un corporatisme beaucoup plus offensif, par rapport à leurs collègues syriens, exprimant ainsi plutôt par "voice" plus que par "exit". Cependant, comme dans le cas de la Syrie, dans le discours des ingénieurs corporatistes, deux adversaires sont apparus : l'Etat et l'expert étranger.

458- Les ingénieurs syriens interrogés déclarent rarement qu'ils votent pour désigner la direction de leur syndicat (15%) et encore moins pour les différentes élections politiques (6%).

Quant à l'Etat égyptien, il n'est plus un acteur anonyme. Ces ingénieurs mettent le doigt sur des acteurs clairement identifiés. Pour certains, c'est la Businessmen Association qui affiche son alliance avec le pouvoir politique ; ils se demandent pourquoi l'Etat consulte cette association qui est né en 1987 et qui représente seulement 200 personnes et non pas le syndicat des ingénieurs auquel adhérent 150 000 personnes. Pour d'autres, l'Etat est vu à travers ses acteurs bureaucratiques qui entravent le mouvement des technocrates. Cette désignation condamne même certains ingénieurs comme Othman ou al-Kafrawi, ex-présidents du syndicat, qui ont "trahi leur profession en représentant plus leur Parti et leurs réseaux politiques que les ingénieurs", dit un membre du conseil du syndicat.

L'autre adversaire est l'expert étranger. Contrairement au cas syrien, Il est beaucoup plus réel qu'imaginaire459. Il est vu comme le grand concurrent des ingénieurs locaux et le symbole d'un Etat dirigé de l'extérieur. "90 % des projets d'investissement ont bénéficié aux experts étrangers" déclare ainsi Majed Khalousi, un des rédacteurs de la Revue des ingénieurs.". Cette frustration est renforcée par le fait que des projets sont financés par l'aide occidentale460 ou le FMI, obligeant l'Etat égyptien à choisir des compagnies venant des pays bailleurs de fonds, même si les experts locaux sont en mesure de faire les travaux demandés. Ce point est soulevé de façon récurrente par les interlocuteurs ; certains considèrent ce gaspillage d'argent pour les étrangers comme le principal obstacle au développement en Egypte. En outre, et surtout parce que ces experts ne favorisent par l'intérêt du travail mais leur propre intérêt de rester le plus longtemps possible. Othman Ahmad Othman l'a constaté à propos du Haut barrage, où les experts soviétiques ont voulu envoyer chaque modification de plan survenue au cours de l'exécution des travaux au bureau central à Moscou, ce qui impliquait un retard considérable.461

En fait, certains ingénieurs ont rejeté la responsabilité du problème des experts étrangers sur l'Etat, qui les favorisent au détriment des ingénieurs locaux. Selon Hassan Zaghloul, ingénieur membre de l'Académie de recherche scientifique, cette institution, censée contribuer aux décisions de grands projets, ne participe que de façon minime, car l'avis de n'importe quelle société étrangère prévaut sur ses décisions.

L'emploi des experts étrangers révèle également un problème de sous-estimation des ingénieurs égyptiens : "Le gouvernement souffre d'un complexe d'infériorité, (...) celui-ci pense que l'expert étranger est toujours mieux que nous, les ingénieurs, même les travailleurs l'écoutent dans le travail plus que nous ('okdit al-khawaja)" dit un architecte. "Mon fils, ingénieur employé par une société américaine en Egypte gagne 600 Livres égyptiennes (200 $), par contre, son collègue américain diplômé de la même Université aux Etats Unis touche 6000 $" déclare l'ingénieur H. Z.

IV-5-3. L'orientation "esthétiquement" islamiste :

En étudiant les ingénieurs syriens, nous avons élaboré le concept "ingénieurs esthétiquement islamistes", c'est-à-dire une couleur idéologique islamique qui ne suffit cependant pas à expliquer leur position prise et les actions mises en oeuvre. Ce concept s'avère encore plus opératoire pour les variétés des ingénieurs islamistes égyptiens que pour leurs homologues syriens.

459- Il y a en Egypte 60 000 experts étrangers (dont 12 000 Américains), qui gagnent annuellement à peu prés un milliard dollars. Cf. le journal 'Alam al-yom, Le Caire, 19 février 1993. 460- L'Egypte reçoit chaque années, depuis la signature du traité de paix avec Israël, environ trois milliard dollars d'aide civile américaine. Cf. Mohammed Sayyid-Ahmad, "L'impasse en Egypte", in Le Monde diplomatique, juin 1993. 461- Othman Ahmad Othman, tajrubati (Mon expérience), op. cit. p. 234. Son propos, toutefois, a été contesté pas Abdella Imam dans son réplique à la biographie de Othman. Cf. sa tajrubet Othman (L'expérience de Othman), Le Caire, éd. Dar al-mawkef al-arabi, 1981.

Au point de vue de la méthodologie, il existe des matériaux concrets d'analyse des ingénieurs égyptiens, tels les écrits produits et les actions menées. Ceux-ci, qui sont plus riches que ceux des ingénieurs syriens, permettent de mieux définir "l'esthétisme", ce qui facilite notre tâche et rassure notre analyse.

Avant d'analyser la pratique sociale et discursive des ingénieurs, nous devons insister sur le fait qu'il y a tout un éventail d'ingénieurs islamistes en Egypte ; en aucun cas, nous ne pouvons les réduire à une seule composante. Nous distinguons ainsi trois types :

1) ingénieurs islamistes dépolitisés

2) ingénieurs islamistes réformistes

3) ingénieurs islamistes radicaux

Ces ingénieurs, de trois composantes, ne sont pas forcément membres ni d'un parti politique, légal ou clandestin, ni d'un courant religieux, mais ils constituent plutôt une tendance vague et pourtant importante quantitativement au sein des ingénieurs, déployée au-delà de la sphère politique vers celle du social, de l'économique, du syndical et du financier.

IV-5-3-A. Les ingénieurs islamistes dépolitisés

Ils représentent la partie la plus importante parmi les ingénieurs islamistes. Tout en appelant à la modernisation, ces ingénieurs ont une conception discursive spécifique. Leur recours à l'islam est une fuite en avant devant une société en crise. Des critères moraux et des éthiques qui expriment cette crise compensent ainsi le déficit d'objectifs socio-économiques nouveaux. Ces ingénieurs islamistes étant vierge politiquement, ils ne participent souvent ni au scrutin syndical ni aux autres. Cela ne les empêche pas de soutenir un système politique islamique.

Leur référence-idole, entre autres, est le cheikh Mohammad Mitwali al-Cha'rawi dont le discours et les prêches sont très bien diffusés, d'une part, par les mass media égyptiens, et d'autre part, par les cassettes vendues partout. Ce cheikh diffuse un islam dicté directement par l'interprétation du Coran. Il met l'accent sur les moeurs, les conduites et les rites islamiques, plutôt que sur le système politique islamique. En fait, loin du discours islamiste politisé462 mais aussi du discours officiel apologétique envers l'Etat, ces prêches satisfont les autorités par leur sérénité et leur pacifisme. Leur diffusion massive par la majorité des télévisions des pays arabes fait du cheikh Cha'rawi un phénomène ayant un impact sur la population arabe.

Lorsqu'on leur pose une question sur le type de système économique qu'ils préfèrent, les ingénieurs dépolitisés font appel à l'économie islamique, sans pour autant pouvoir toujours l'identifier. Ils expliquent :

"C'est une économie équilibrée entre la liberté individuelle de posséder des capitaux et des investissements et l'intervention d'un Etat pour mettre les choses en ordre en cas d'abus de cette liberté.". "L'économie islamique est comme d'autres économies sauf concernant le système d'intérêts, c'est-à-dire que ces derniers ne sont pas fixes mais varient en fonction des pertes ou gains que la banque réalise". "L'économie islamique est prouvée par l'expérience, elle est appliquée dans les banques islamiques, comme la banque Faïçal. Le résultat n'est pas mal et si l'Etat n'avait pas entravé leur développement, on

462- Dans les années soixante-dix et surtout lorsqu'il était ministre du Waqf (des Affaires religieuses), il n'a pas caché son hostilité envers les Frères musulmans. Cf. Le mensuel al-Da'wa (ex-organe des Frères musulmans), Le Caire, numéros de l'année 1975.

aurait dû parvenir à un résultat meilleur"463. "Le système économique islamique est comme celui du capitalisme mais l'intérêt est plus national et sert la population locale et non pas l'étranger".

A l'exception du point sur les banques islamiques, qui ne nous apparaît pas central, leurs propos montrent jusqu'à quel point l'économie auto-proclamée islamique est un slogan vide de contenu spécifique. Elle est plutôt définie en termes nationalistes (intérêts nationaux et non pas ceux de pays occidentaux offrant l'aide) et en termes instrumentaux (l'expérience qui a prouvé l'utilité des banques islamiques). En fait, les ingénieurs islamistes dépolitisés ont évoqué l'économie islamique à cause du débat soulevé dans la société égyptienne sur les banques islamiques, alors que l'absence de ce débat en Syrie a fait que les ingénieurs syriens font très peu allusion à ce type d'économie.

Contrairement à ce qu'on croit communément, concernant le système politique, les ingénieurs islamistes dépolitisés ne se bornent pas à légitimer/délégitimer ce système, leurs positions qui ont été observées sont beaucoup plus complexes. Ils sont soit partisans d'un système politique islamique sans engagement concret dans une action, c'est-à-dire comme une sorte de slogan à manifester, soit satisfaits de l'Etat égyptien en place, tout en soutenant les individus de tendance islamique dans les différentes instances politiques (le pouvoir exécutif et législatif ou bien dans les syndicats). Sur cette dernière position, nous avons rencontré ce type d'ingénieurs qui ne lisent que les journaux pro-gouvernementaux (surtout al-Ahram) parce que "ceux de l'opposition sont, dit-il, très provocateurs et ne cherchent qu'à s'opposer au gouvernement". Nous avons rencontré également des ingénieurs puisant leur connaissance de grands auteurs des Frères musulmans, comme Sayyid Qotb ou Hassan al-Banna, annoncent leur sympathie au Président Sadate ou Mubarak considérés comme "des leaders historiques de l'Egypte, et qui ont conservé l'islam et l'intérêt économique de l'Egypte.".

L'absence d'un projet islamique ou d'engagement militant de la part de ces ingénieurs fait que leur influence sociale et culturelle, comme c'est le cas de leurs homologues islamistes désengagés syriens, est très faible. On peut interpréter, en un langage hirschmanien, cette faiblesse comme une oscillation entre une action du type "voice" et du type "exit".

IV-5-3-B. Les ingénieurs islamistes réformistes :

Ce sont des islamistes engagés, adhérant à un projet islamique sociétal qui n'est pas forcément révolutionnaire et qui peut même préserver le statu quo social, politique et économique.

Il s'agit d'un groupe ayant une compréhension moderne de l'islam, "qui s'adapte avec la société égyptienne". Leur discours est clairement matérialiste sur la société et l'économie. Il fallait leur poser des questions sur le lien entre leur vision d'un problème donné et l'islam pour que ces interlocuteurs se référent à un cadre très général d'essence islamique. Leur positionnement vis-à-vis du modèle occidental est moins radical que celui des islamistes dépolitisés. Tout en évoquant, comme la plupart des ingénieurs égyptiens et syriens, le problème de l'hégémonie politique de l'Occident, certains réformistes ont fait une distinction entre l'Occident et les occidentaux :

"Je ne suis pas contre l'Occident. J'apprends beaucoup de lui, mais à travers mes relations avec des amis italiens, je suis scandalisé par le type de relations sociales existant là-bas. J'aime l'Occident : architecture, civilisation, technologie, ponctualité ; mais je détesterais y vivre définitivement, comme mon ex-amie me l'a suggéré."464.

463- L'Etat égyptien a mis des obstacles administratifs qui restreignent l'extension des banques islamiques et les a obligées à bloquer 30 % de leurs capitaux dans la banque centrale égyptienne. 464- Entretien avec un architecte cairote.

Ce groupe est fort limité numériquement, mais il a un impact débordant la seule sphère religieuse, qui peut toucher largement à la fois le milieu des ingénieurs et une population plus large. Il parle de rôle, d'engagement et de responsabilité des ingénieurs vis-à-vis des autres.

Contrairement au rôle limité à la culture des ingénieurs islamistes avant-gardistes syriens, en Egypte, les ingénieurs réformistes étalent leur rôle vers le social. Ils sont représentés dans la direction du syndicat, surtout la direction régionale du Caire, d'Alexandrie et d'Asyout. Ils sont actifs dans la gestion et la régulation des affaires sociales du syndicat, pour favoriser, selon la doctrine islamique, le mariage des jeunes ainsi que l'accès au logement. Le réforme de l'islam pour eux est un débat en faveur d'une économie plus libérale et plus nationale (autosuffisante). Concernant les rapports sociaux de production, on n'a pas pu relever une doctrine spécifique, comme c'est le cas chez l'Union sociale des ingénieurs catholiques (USIC) en France où on voulait imposer les ingénieurs en tant qu'intermédiaires entre ouvriers et patrons et en tant qu'organisateurs du processus de travail465.

Le livre de Sayyid Disuki Hassan "Introduction aux projets de résurrection de la civilisation" est un très bon exemple de la pensée de ce groupe. Prenons un chapitre intitulé "Les aspects civilisationnels de la déontologie"466. Après avoir mis en cause le fait que l'on s'intéresse, dans la période de sous-développement, au côté personnel des moeurs et néglige leurs aspects civilisationnels467 des gens, il propose sept aspects468 :

1- L'amour et la sincérité pour la patrie comme prolongement naturel des parents. Hassan dénonce l'hémorragie des cerveaux égyptiens dans les pays occidentaux et reproche à un ami de s'être présenté comme un "musulman né en Egypte" et non pas comme un égyptien.

2- L'aptitude à distinguer entre les obligations contraignant toute personne de la société et celles n'en contraignant qu'une partie. Dans ce sens, le besoin des ingénieurs pour fabriquer les avions et les fusils dans la société actuelle est une obligation plus sacrée et plus profitable à tout le monde que l'étude des sciences religieuses. Pour cette raison, Hassan a choisi le génie aéronautique bien qu'il aime les sciences juridiques.

3- La connaissance de ce qui est utile pour la société. D'où la nécessité de ce qu'il appelle "l'ingénierie sociale", science qui tente d'étudier la relation entre valeurs, société, science et technologie dans un environnement donné. C'est dans cette perspective qu'il a écrit son livre.

4- La croyance en soi-même pour ne pas se sentir inférieur par rapport aux Occidentaux. Il déplore la tendance à la "colonisabilité" qui est caractérisée par notre attitude à faire venir les entreprises occidentales pour le développement national.

5) Il ne faut pas chercher à tout prix à être riche. La foi nous aide ainsi à attendre la bonne occasion pour mettre en valeur notre argent, de sorte que le moyen soit toujours utile pour la nation.

465- André Grelon, L'ingénieur catholique et son rôle social entre les deux guerres, Acte de colloque, Paris CSI- La Villette, 12-14 octobre 1989, 18 pages dactylographiées (non publié). 466- Il est aussi publié sous forme d'article dans la Revue des ingénieurs, nø 399, janvier 1989. 467- Ici, civilisationnel au sens de sociétal. 468- Hassan note qu'il tente d'exprimer sa pensée en sept idées, vu l'important de ce chiffre dans l'islam comme l'indique Cheikh Youssef Qardawi.

6- L'expérience assidue et la réflexion humaine persistante sont les meilleurs moyens de concevoir un système de civilisation ; comme si Hassan opposait implicitement un savoir humain à un savoir exclusivement religieux.

7- La science doit être accompagnée par la sincérité. On ne doit pas accepter un travail ou un poste si on n'est pas apte à l'accomplir ou si une autre personne est mieux placée pour le faire.

Nous pouvons remarquer que ce propos est doté d'une forme religieuse explicitée par l'emploi des termes : licite, illicite, foi, expérience du Prophète, etc. Cependant, quant aux versets coraniques utilisés, ils ne constituent pas une base théorique pour sa pensée comme c'est le cas pour les penseurs islamiques classiques ; car ils sont employés très peu et a posteriori comme confirmatifs de sa réflexion "scientifique". Quant au contenu, il relève d'une tendance nationaliste en mettant l'accent sur l'amour de la Patrie, la force de la nation pour le développement national et contre les intérêts des entreprises étrangères.469 Tout en rappelant avec fierté sa formation comme ingénieur en aéronautique et l'expérience qu'il en tire, Hassan fait allusion à ses liens d'"éternelle" amitié avec un Cheikh, figure emblématique de la rénovation religieuse, tel que Youssef al-Kardawi ; comme s'il voulait montrer aux lecteurs son attachement à la pensée islamique exprimé par l'un de ses symboles. En général, les ingénieurs réformistes légitiment leur intérêt pour les affaires religieuses parce que, "les ingénieurs connaissent, dit M. K., la société mieux que les oulémas, grâce à leur contact quotidien avec les gens de toutes les catégories sociales et religieuses".

Cependant, l'impact des ingénieurs réformistes dans leur combat pour moderniser l'islam reste limité par rapport aux intellectuels réformistes égyptiens qui, depuis fort longtemps, jouent un rôle très important dans la diffusion d'un islam modéré dans tout le monde arabe (par exemple Hassan Hanafi, Adel Husein, Mohammed 'Amara, etc.,). C'est pourquoi, ces ingénieurs ne sont pas avant-gardistes comme c'est le cas de l'ingénieur Mohammed Chahrour en Syrie où le débat avec les oulémas traditionnels a suscité un écho important dans la société.

Si en Syrie le débat entre Etat ba'athiste en place et Etat islamique questionne la relation entre islam et laïcité, en Egypte ce débat n'est pas central du fait que l'Etat n'apparaît pas, aux yeux des islamistes réformistes, comme un Etat laïc, surtout à cause de la diffusion quotidienne par l'Etat de "l'islam(isme) officiel".

Enfin l'action menée par ces ingénieurs réformistes ne pourrait pas être analysée comme une fuite en avant ou comme une voie facile de Salut. Ces ingénieurs tout en participant à la modernisation et tout en étant des technocrates, adhérent au projet culturel et social de la modernisation de l'islam, ce qui nous a conduit à considérer leur mode d'action comme voice dans le langage de Hirschman.

* * * * *

Ces deux composantes du courant islamique, ingénieurs dépolitisés et ingénieurs réformistes, posent un problème concernant l'analyse de la concordance ou de la discordance entre pratiques discursives et pratiques sociales. Il s'avère difficile de comprendre la discordance sans que l'on considère l'"esthétisme" dans la revendication idéologique. C'est toute l'articulation d'une conscience professionnelle à une identité islamiste qui fait que l'islam est utilisé consciemment et inconsciemment pour la mobilisation tout en le soumettant, dans la pratique sociale, à l'exigence de l'historicité et des rationalités "scientifiques" et techniques.

469- Voir l'analyse de Baudouin Dupret dans son article, "La problématique du nationalisme dans la pensée islamique contemporaine" in Egypte / Monde arabe, Le Caire, CEDEJ, n° 15-16, 3e et 4e trimestres 1993.

Ceux qui se prononcent pour un Etat islamique mettent l'accent sur un système sociétal paisible, économiquement libéral et politiquement démocratique ; la question de la charia est très peu évoquée et même quelques fois provoquée par notre incitation au cours de l'enquête sur cette question. Pour certains, c'est un projet à construction lente et progressive au fur et à mesure que la conscience de la population égyptienne le permet. Ceci montre l'instrumentalité de la notion d'Etat islamique chez les ingénieurs islamistes.

Le regard que nous avons pu porter sur les mouvements islamistes à travers notre objet de recherche, que sont les ingénieurs, a montré le caractère erroné de l'idée selon laquelle l'émergence de ces mouvements serait liée automatiquement à la misère et l'anti-modernisme. Notre groupe islamiste, surtout les réformistes, sont hypermodernes par leur esprit techniciste et technocratique, souvent issus de familles aisées et ont un idéal très libéral concernant le choix de l'économie.

IV-5-3-C. Les ingénieurs islamistes radicaux

Les islamistes radicaux en général se composent d'un noyau : les Gemaat islamyya (Communautés religieuses) et d'agrégats de groupuscules. Ils préconisent le changement par tous les moyens y compris la violence, une stratégie de tension, pour reprendre le terme d'Alain Roussillon470, permanente vis-à-vis de l'Etat. Les Gamaat sont apparues au début des années soixante-dix pendant la période d'incarcération des Frères musulmans471 et ont pris leurs forces au moment où les Frères musulmans ont adopté un profil bas vis-à-vis de l'Etat. Leur implantation s'étale surtout dans les faubourgs de la banlieue cairote et dans les villes du sud.

Quant à l'origine sociale, il nous semble que c'est dans les classes défavorisées qu'ils sont le plus souvent recrutés, ce qui explique peut-être la faiblesse de cette frange parmi le groupe des ingénieurs : une hypothèse difficile à affirmer vu la (semi) clandestinité de ce groupe. Or, un ingénieur membre de ce groupe a confirmé le faible nombre des ingénieurs au sein des Gamaat.

En fait, le discours officiel de la direction du syndicat des ingénieurs, a critiqué de façon élitiste, à plusieurs reprises, l'expression violente et extrémiste de la doctrine des Gamaat : "Leur conception de l'islam est destinée aux marginaux, tandis que notre islam moderne est pour les instruits comme les ingénieurs et les médecins"472. Ces propos commentent la déclaration du Président du syndicat des médecins, Hamdi Sayed473 :

"Je ne sais pas comment on peut mettre le tabbal (celui qui réveille les gens pendant les nuits de ramadan) qui est devenu l'émir (chef local des Communautés islamiques) à Ambaba dans le même sac que les médecins, les professeurs universitaires, les intellectuels et les membres des syndicats professionnels qui croient à un islam modéré et lumineux et qui combattent l'extrémisme autant dans leurs dires que dans leurs actes. (..) Le courant islamique avec lequel le syndicat des médecins établit des relations est un courant très modéré et très ouvert qui a dénoncé le terrorisme et qui croit à la démocratie et au choura (le conseil pour l'autorité) comme moyen et arme pour le travail politique.".

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470- Alain Rousillon, "Entre al-jihâd et al-Rayyân : phénoménologie de l'islamisme égyptien", in Maghreb - Machrek, La documentation Française, Paris, nø 127, janvier- février- mars 1990, pp. 28-29. 471- Pour plus des détails sur les Gemaat islamiyya, cf. François Burgat, "Egypte 1990 : les réfugiés du politique, in Annuaire de l'Afrique du nord, tome XXIX, 1990, Paris, éd. du CNRS, p. 541. 472- Entretien avec S. Abdel Karim, membre du conseil de la direction du syndicat. 473- Entretien avec Hamdi al-Sayyid, journal Al Wafd 19 janvier 1993, repris pas la Revue des ingénieurs nø 444, février 1993, p. 29.

De cette analyse comparative, un trait dominant ressort donc : c'est le poids de l'Etat et de son projet socio-économique dans la constitution de la profession d'ingénieur et de son identité. Or, la comparaison a mis en valeur la spécificité du cas syrien surtout dans sa timide version de libéralisation économique et politique : un contexte qui s'est montré déterminant sur leur vision à l'égard de la démocratie, de l'économie de marché et de la technologie.

Ceci pose une interrogation plus générale sur l'unité de la question des ingénieurs dans les pays arabes. En fait, nous constatons une unité des problèmes concernant les ingénieurs arabes mais non pas de la situation. Si la Syrie et l'Egypte apparaissent comme des pays bien dissemblables, tant par leurs choix politiques et économiques, que par leur situation sociale ou leur histoire récente, les orientations des ingénieurs sont inscrites dans un espace politiquement autoritaire et économiquement plutôt étatique. L'important n'est pas de souligner l'existence d'un espace commun arabe ou arabo-musulman, c'est-à-dire de parler des caractéristiques de nature "arabe" de cette région du monde ou, pire, de nature "islamique", mais de faire apparaître l'importance du processus de démocratisation et de libéralisation économique. Plutôt que de se contenter d'opposer régime islamique à régime laïc (ce dernier type de régime existe-t-il dans les pays arabes?) ou modéré, il est temps de distinguer un régime démocratique d'un autre autoritaire ou militaire, un régime libéral d'un autre autarcique ou socialiste.

CONCLUSION

Entre les études macro-économiques des conditions du développement, et les analyses anthropologiques fines des mutations des sociétés rurales ou urbaines, une sociologie des nouveaux acteurs, tels que les ingénieurs, de leurs déterminations comme de leurs stratégies, nous paraît de nature à éclairer les évolutions sociales et politiques récentes, autant que les problèmes rencontrés par la mise en oeuvre des programmes de développement. C'est ce que nous avons tenté d'amorcer dans cette thèse.

Au cours des pages précédentes, nous avons essayé de montrer les ingénieurs syriens comme groupe davantage hétérogène que cohérent, ou comme sous-groupes où chacun combine des visées technocratique et techniciste avec d'autres orientations pour adopter différents modes d'actions.

Faisons ici un rappel de ces combinaisons. Au commencement , comme on l'a vu, nous avons constaté un fond commun entre tous les ingénieurs : modernisateurs, même de façon embryonnaire, dans la mesure où ils ont la volonté de développer leur pays à travers leur visée technocratique, ils remplacent ainsi, même partiellement, les apparatchiks. La notion de "technocrate", enracinée dans l'histoire et la tradition occidentales, est considérée comme type-idéal tout en se gardant de faire une analogie excessive qui pervertirait la perception des ingénieurs syriens. Même si ces derniers prônent la prise du pouvoir technique à la manière de Veblen, nous avons défini une technocratie spécifiquement syrienne et privilégié la mise en relief des contradictions qu'elle porte.

Une autre visée que nous avons fait apparaître, est la visée techniciste. Leur difficulté à intégrer les problèmes globaux de la société fait que les ingénieurs s'accordent sur la suprématie de la technique comme remède aux problèmes sociétaux . Ils considèrent la technologie comme une donnée "objective", qui n'a pas à faire l'objet de choix. L'idéologie technocratique prend ici la forme d'une fétichisation de la technique comme modèle.

Nonobstant, afin d'analyser les obstacles auxquels les ingénieurs se heurtent dans la mise en oeuvre de leur visée technocratique, nous avons mis l'accent sur l'hégémonie du pouvoir politique syrien dans le champ de la société civile. Cette hégémonie bloque la constitution de groupes de pression autonomes chez les ingénieurs et dans la sphère économique, créant par là une masse de salariés ingénieurs dispersés, atomisés et bureaucratisés. Ce facteur "extérieur", par rapport au social proprement dit ne pourrait en aucun cas occulter les autres facteurs liés aux sphères professionnelles et sociales. D'une part, nous avons constaté que les ingénieurs ou une partie d'entre eux sont dans un certain sens intégrés dans les structures sociales traditionnelles. Car les patrons des sociétés publiques qui possèdent le pouvoir de recruter du personnel, le font moins en fonction de la compétence professionnelle que de la parenté régionale ou confessionnelle, malgré toutes les procédures en trompe-l'oeil que ces partons mettent en avant. D'autre part, nous avons fait apparaître les limites de la capacité des ingénieurs syriens même à l'intérieur de leur profession, en raison de l'emploi excessif du mode de pensée analogique. Ce mode est favorisé par les modalités de formation par accumulation de connaissances abstraites et absence de stages pratiques, et par les conditions de travail et le recours systématique aux experts étrangers dès que se présente un problème.

Si tous les ingénieurs sont modernisateurs, le sens de leur action modernisatrice varie en fonction des autres orientations. Dans un rapport professionnel faible, l'ingénieur s'identifie à son organisation plus qu'à sa profession. Il devient davantage fonctionnaire salarié dans une hiérarchie qu'un ingénieur qui puise sa force dans le modèle d'expert soutenu par un syndicat des ingénieurs. Ce type d'ingénieurs participe à la modernisation initiée par l'Etat sans la remettre en cause. S'il remplace l'ancienne élite politicienne, il reste loyal envers l'Etat qui impose les limites et le sens de cette modernisation. Peut-on parler ainsi de changement de notabilité dans la société syrienne : un passage de notables "classiques ou traditionnels" à une nouvelle forme "plus moderne" : celle de l'ingénieur-notable?

Cette orientation professionnelle faible se trouve surtout chez les jeunes ingénieurs salariés du secteur public, alors que les ingénieurs les plus âgés et qui travaillent souvent à leur compte ont plutôt une orientation corporatiste. Ces derniers ont tenté d'emprunter, par le biais de leur groupe

professionnel, d'autres sentiers que ceux qui ont été balisés tant de fois par le pouvoir et ses administrations. Ils essayent à leur manière de peser sur la décision en matière de politique de développement par le biais de leur efficacité et de leur compétence dans leur travail, mais tout en luttant pour une autonomie de leur groupe par rapport à l'appareil étatique. Ils critiquent, d'une part, l'Etat dans sa gestion de l'économie qui entraîne l'hypertrophie du secteur public ; et d'autre part, l'expert étranger pour son incapacité à servir la société syrienne. De fait, ils préconisent un type de développement national qui réduise la dépendance vis-à-vis de l'étranger. Leur action est ainsi un mélange de fuite en avant en cherchant leur salut personnel ou seulement pour leur groupe professionnel, et de participation à une modernisation tout à fait différente de celle de l'Etat, ce que nous avons appelé dans un langage hirschmanien exit et voice.

Etre modernisateur n'est pas contradictoire avec le fait d'être islamiste. Nous avons particulièrement porté notre attention à ce groupe en raison de son importance numérique et de la controverse qu'il suscite concernant son action. Nous avons constaté, dans les deux versions, désengagée et avant-gardiste, "l'esthétisme" du rapport des islamistes au religieux. Car ce dernier, chez les ingénieurs, indique davantage une subordination au présent, au contexte socio-économique et politique, qu'une autonomie à travers l'histoire. L'islamisme est beaucoup plus lié à l'attitude de l'Etat qu'à l'appartenance à une culture arabo-musulmane. La modalité de l'action de ces ingénieurs islamistes est inspirée de la place sociale et politique qu'ils occupent dans la société et du capital culturel que leur formation leur confère et non pas de l'enseignement du Coran ou de la sunna.

Si une bonne partie des ingénieurs islamistes montrent un désengagement militant dans l'affaire de la cité, cela ne les empêchent pas de critiquer avec persistance le pouvoir politique jugé autoritaire et corrompu. Ils s'investissent directement dans la politique sans pour autant revendiquer une alternative islamique.

En revanche, les ingénieurs islamistes avant-gardistes se montre très engagés non pas dans le politique ou le social mais dans le culturel. Ce dernier constitue par excellence un lieu de refuge pour profiter de leur capital symbolique et plus précisément de leur capital culturel afin de moderniser l'islam et le mettre au service de la démocratie et du développement.

* * * *

Il est intéressant de mettre en parallèle les ingénieurs et égyptiens afin de faire ressortir différences et similitudes, contraintes partagées et effets différenciés des choix politiques et économiques. La comparaison entre eux permet, d'une part, de préciser, en même temps que de tester, quelques hypothèses plus générales concernant les politiques de développement, les mutations sociales récentes, et d'autre part, d'extrapoler certains éléments de notre analyse. Dans le cas égyptien, l'impact du processus avancé de la libéralisation économique et politique s'avère évident sur l'autonomie d'une partie du groupe des ingénieurs. Ceux-ci constituent une force contestataire de l'Etat très importante. Elle s'oppose, d'un côté, au système autoritaire qui refuse de reconnaître la composante islamiste du paysage politique, et d'un autre côté, au type du développement capitaliste qui est davantage ouvert aux investissements étrangers accroissant ainsi, selon eux, la dépendance vis-à-vis de l'Occident. Le type de développement préconisé est plus "endogène" basé sur un secteur privé de petits entreprises. La croissance pour eux dépend plus de la programmation du développement et de la stimulation du potentiel des ressources locales que de l'accumulation du capital et de la capacité d'investissement.

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Plus généralement, si, dans l'introduction de cette thèse, nous avons comparé l'espace des orientations des ingénieurs occidentaux avec celui de leurs homologues syriens, nous appelons maintenant à une comparaison au sein du monde arabe ou arabo-musulman.

De nombreux pays de la région ou plus généralement du Tiers-Monde subissent Cette relative surproduction des ingénieurs que les blocages et les échecs des politiques arabes de développement ne permettent pas d'absorber, comme si le développement de ressources humaines avait anticipé sur celui de l'économie elle-même. Autrement dit, il y a un renversement de l'ordre des déterminations entre formation des cadres et besoins du marché.

Une autre caractéristique est Le rôle contestataire des ingénieurs. En Jordanie, leur syndicat a appelé à plusieurs reprises l'Etat à entamer un processus démocratique. De même, les ingénieurs soudanais à l'époque du Président Nimayri ont joué un rôle important dans la contestation de sa politique et dans son renversement. Dans le cas du Liban, les ingénieurs ont pu transgresser la pratique militaire et confessionnelle très fréquente de l'administration en dépassant la question de la représentativité des confessions en faveur de la compétence.474

Ces exemples concernant l'ingénieur arabe montrent la potentialité de ce groupe à jouer un rôle dans les processus de démocratisation et de mise en oeuvre d'une politique de développement plus "rationnelle" et plus "technocratique".

Un autre trait qui ressort de notre analyse comparative est le rôle des ingénieurs islamistes dans une société qui connait une montée de courants d'inspiration islamique, surtout dans les milieux éduqués. Nous allons illustrer ce point à partir de cas arabes et turc.

Concernant les pays arabes475, il n'y a pas d'études sur l'ingénieur islamiste. Certes, des études générales sur les intellectuels islamistes476 nous proposent des pistes mais elles restent trop générales du point de vue sociologique. A partir des données que nous avons recueillies sur la situation des syndicats d'ingénieurs ou d'agronomes dans certains pays comme l'Egypte, la Jordanie, la Cisjordanie et Gaza, (où la marge de liberté permettait de tenir des élections relativement libres), nous assistons à un développement d'influence des mouvements islamistes sur la direction des syndicats. A titre d'exemple, Hamas, le Mouvement de la résistance islamique palestinienne,477 a gagné quatre sièges sur neuf478 (contre trois pour le Fateh, un pour le F.P.L.P. et un indépendant) dans la direction du syndicat des ingénieurs à Gaza le 17 décembre 1991. En Egypte ou en Jordanie, la présence islamiste dans la direction est majoritaire.479

Les courants islamistes apparaissent ainsi présents dans toutes les structures sociales : aussi bien dans les milieux techniques et scientifiques qu'ailleurs. S'ils ne sont pas portés par les seules classes défavorisées, ils ne le sont pas davantage par la bourgeoisie déchue de l'ancien régime. En effet, nous mettons en cause la tendance qui établit une relation simple entre l'islamisme et la misère. Car il ne faut pas lire le mouvement à un seul niveau de l'analyse, celui de la lutte de classes, même si les islamistes sont bien ancrés dans l'organisation sociale périphérique. Il ne s'agit pas là seulement d'un problème de fonctionnement du système de production, mais également, à un moment plus élevé dans la hiérarchie de l'analyse sociale, d'une lutte pour ou contre l'Etat et d'une reconquête de l'historicité.

Au-delà de l'indication statistique, nous ne disposons pas d'études analytiques sur le rôle des ingénieurs islamistes au sein de leurs mouvements ou au sein de la société. Cependant, la

474- Cf. Nabil Beyhum et Jade Tabet, "Le rôle social des ingénieurs au Liban", in E. Longuenesse (Sous direction), Bâtisseurs .., op. cit., p.291-309. 475- Il est utile de rappeler que nous refusons la comparaison qui postule l'existence d'une seule société arabe. Sociologiquement parlant, il y a des sociétés et même des nations arabes ayant des parcours de développement extrêmement divers, que ce soit par la population ou par l'étendue, par les ressources humaines et financières disponibles, par l'ancienneté et l'importance des politiques d'industrialisation. Ceci n'empêche pas tout de même qu'il peut y avoir une volonté politique très forte chez les peuples arabes de se réunir. 476- comme l'ouvrage collectif sous la direction de G. Kepel et Y. Richard, Intellectuels et militants dans l'islam contemporain, op. cit. 477- Ici l'évocation de Hamas n'est pas pour dire que ces membres sont des islamistes désengagés, mais pour montrer généralement un certain regain des islamistes dans les pays arabes. 478- Le Mensuel Falestin al-musulima, février 1992, Londres, p.10. 479- En Jordanie, la direction du syndicat des ingénieurs issue de l'élection de mars 1994 est exclusivement composée des islamistes venant de deux listes différentes.

notion de l'esthétisme dans le fonctionnement de l'idéologie islamiste chez les ingénieurs s'avère très opératoire en étudiant les ingénieurs égyptiens réformistes et dépolitisés. Mais ceci ne nous amène pas a fortiori à généraliser cette notion à cause des différents contextes dans les pays arabes. En effet, la répression menée en Syrie par le pouvoir politique, lors de la crise politique de 1979-1982, a été tellement puissante, vigoureuse et massive qu'elle a empêché la reconstitution des regroupements religieux ou politiques d'inspiration religieuse. L'absence d'un tel regroupement480 a encouragé des réflexions individuelles sur la religion, la possibilité de la renouveler et son rôle dans la société. Autrement dit, ces réflexions, qui auraient pu a priori être soit modérées soit extrémistes, sont devenues modérées, par rapport à certains pays arabes, car elles n'ont pas eu lieu dans des milieux d'exaltation et d'enthousiasme des regroupements islamistes.

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Dans une perspective plus générale, la question des ingénieurs islamistes a une caractéristique qui se partage avec celle de nombreux pays musulmans, au-delà de la sphère arabe. La Turquie est certes entre deux mondes, elle est plus proche de la Syrie par son modèle que l'Arabie Saoudite. Nous l'avons donc incluse, autant pour le parallélisme entre l'évolution de quelques pays arabes et de leur voisine du nord, que leur proche passé commun. La comparaison avec la Turquie s'avère féconde grâce aux travaux précieux de Nilüfer Göle en Turquie sur les ingénieurs en général et les ingénieurs islamistes en particulier.

Tout d'abord, Göle dans sa thèse481 a montré la difficulté de l'apparition de l'identité professionnelle et de l'idéologie des ingénieurs : une idéologie de gauche très politisée marquée autant par les rapports de production que par la situation générale de la Turquie (dépendance, étatisme, volontarisme politique, etc.,). Un coup d'Etat militaire en 1980 affaiblissait considérablement les mouvements oppositionnels de gauche et a profité au mouvement islamiste "de droite"482. Ces ingénieurs islamistes correspondent , au-delà du renouveau de l'islam, à une mobilité ascendante de nouvelles couches sociales.483

N. Göle distingue deux types d'ingénieurs islamistes : le premier type appelle à la politisation de l'islam dans une stratégie de rupture avec l'Occident. Cette conscience est accouplée à une certaine conscience nationaliste "tiers-mondiste" et "révolutionnaire". Cette tendance est répandue parmi les membres du Parti de la prospérité (RP)484. L'autre type est constitué par des islamistes dont le vecteur religieux n'apparaît pas comme la revanche de la société contre l'Etat et contre l'Occident ; ils ont une "conduite mixte" : pratique professionnelle et conscience islamique. Ces ingénieurs islamistes "modérés" posent la question de savoir "s'il peut y avoir une convergence entre la modernité et l'islam. (...) Dans les lieux du pouvoir et de l'expression politique qu'ils ont investis, ils défient le projet moderniste des élites antérieures en se référant à l'islam, mais cela dans une société ouverte et pluraliste. Par leurs conduites mixtes, les ingénieurs changent le paradigme

480- Sauf quelques regroupements marginaux et très officiels comme celui de Koftaro. A propos de différentes composantes du champ religieux en Syrie, voir III-3-2. 481- Cf. N. Göle, ingénieurs en Turquie : avant-garde révolutionnaire où élite modernisatrice?, thèse de troisième cycle, EHESS, Paris, 1982. Cf. également "Modernité et société civile en Turquie : l'action et l'idéologie des ingénieurs", in Altan Gokalp (sous la direction), La Turquie en Transition. Disparité, identité et pouvoir, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986. 482- N. Göle, "Entre le "gauchisme" et l'"islamisme" : l'émergence de l'idéologie techniciste en Turquie, in E. Longuenesse (sous la direction de), Bâtisseurs..., op. cit., p. 314. 483- Ibid., p. 315. 484- N. Göle, "Ingénieurs islamistes et étudiantes voilées en Turquie : entre le totalitarisme et l'individualisme, in G. Kepel et Y. Richard, Intellectuels et ..., op. cit., p. 176.

de la modernité"485, c'est-à-dire élaborent la modernité en tenant compte des particularités culturelles de l'islam et non pas contre lui.

Göle, à la fin, s'interroge pour savoir si cette conception modérée l'emportera définitivement sur la tendance totalitaire à laquelle appartenait l'ingénieur islamiste "tiers-mondiste".

Ce groupe islamiste modéré révèle certaines caractéristiques communes avec ses collègues syriens "esthétiquement" islamistes, mais la conception de l'islam comme "guide social" reste plus figée et réaffirmée chez les premiers que chez les seconds. Ce signe distinctif peut s'expliquer, d'une part, par la nature du champ politique turc, relativement démocratique, permettant l'action politique et une politisation et idéologisation de l'islam ; d'autre part, à l'instar de notre comparaison avec le monde arabe, par l'existence d'un regroupement politique d'inspiration religieuse en Turquie comme le Parti de la prospérité (RP)486 entraînant une réflexion plus collective de la part des membres.

* * * * *

Tant bien que mal, la Syrie se trouve engagée dans un processus de réformes économiques qui pèse d'ores et déjà sur son évolution actuelle et, plus encore, exercera une influence déterminante sur son avenir. Dans cette période de transition et dans un climat "extérieur" dominé par "le nouvel ordre mondial" (ou "le nouveau désordre mondial", pour parler comme Georges Corm487), marqué, au niveau du Proche Orient, par la Pax américana et ses effets sur la détente et la démilitarisation des Etats de la région, une mutation sociale devrait se produire. Quel que soit l'issue du processus de paix en cour, succès ou échec, elle constituera un élément de fragilisation du régime autoritaire qui tire l'essentiel de sa force de l'état de belligérance avec Israël. Cependant, l'importance pour nous est de savoir quel est la nature des éventuelles élites dirigeantes qui pourront remplacer les anciennes élites (c'est-à-dire les élites militaires, bureaucratico-étatiques et composées d'apparatchiks soutenus souvent par une bourgeoisie spéculatrice, commerciale et terrienne).

Puisqu'il s'agit du présent, puisqu'il est question d'un contexte dont on ignore vers quoi il débouchera et dont on ne connaît pas toute l'évolution, la question posée pourra connaître diverses réponses :

Pour amortir les effets qu'entraîne la crise économique et la libéralisation économique, l'expérience engagée en Syrie pourrait s'acheminer, si le processus actuel suit son cours, progressivement vers une remise en cause du monopole que l'Etat-Parti exerce dans la vie publique. Dans ce cas, de nouvelles élites seraient forcément plus technocratiques et plus industrielles sans pour autant attendre une entrée fracassante de ceux-ci dans le jeu politique. Dans ce cadre, les ingénieurs ou les ingénieurs-entrepreneurs prendraient une place prépondérante en tant que composante caractérisée d'abord par leur capital culturel et non pas par leur capital financier. Sur ce point, nous sommes plus riches de questions que de réponses.

Dans un autre hypothèse, le pouvoir espère, à travers l'amélioration de la situation économique globale, bénéficier d'une légitimité fondée sur le bien-être. Si la Syrie a soufflé le chaud et le froid à la fin de la deuxième guerre du Golfe, craignant que l'Occident, surtout les Etats-Unis, ouvre le dossier des droits de l'homme en Syrie, elle se voit confortée, deux ans plus tard, par la quasi indifférence de l'Occident à l'égard de cette question. Si la situation demeure ainsi, la politique qui prévaut pourrait se caractériser, entre autres, par les multiples avantages accordés seulement aux entrepreneurs dans toutes leurs catégories, mais sans pour autant risquer de fragiliser

485- Ibid., p. 181. 486- Pour connaître l'ampleur prépondérante de ce Parti, il aurait obtenu (résultat non définitif) 24,5 % des voix à des élections partielles, à savoir 10 % de plus par rapport à la dernière élection. Cf. Le journal Libération, 3 novembre 1992. 487- Georges Corm, Le nouveau désordre économique mondial, La Découverte, Paris, 1993

les l'équilibre politique et les groupes qui en sont le pivot : militaires, propriétaires fonciers et les hauts fonctionnaires publics.

Quant aux ingénieurs, ils ont des perceptions différentes vis-à-vis du processus des réformes économiques : pour les entrepreneurs, l'heure est au repositionnement et au renforcement du pouvoir acquis depuis quelques années ; pour les jeunes ingénieurs du secteur privé, l'heure est, par contre, à la réflexion sur les intentions réelles du pouvoir politique ; enfin pour les jeunes ingénieurs du secteur public, ils craignent d'être marginalisés.

ANNEXE METHODOLOGIQUE

Répartition des ingénieurs syriens interrogés:

Les entretiens se sont déroulés à trois moments différents488 :

-En janvier et février 1990, entretiens en Syrie avec 141 ingénieurs .

- Durant notre séjour en France, entretiens avec 19 ingénieurs syriens travaillant ou faisant leurs études supérieures en France.

- En août et septembre 1991, entretiens en Syrie avec 42 ingénieurs travaillant.

Nombre total : 202 ingénieurs

1-Selon les spécialités :

nombre en%

ingénieurs civils 85 42%

ingénieurs électroniciens 29 14%

ingénieurs mécaniciens 24 12%

agronomes 22 11%

architectes 32 16%

ingénieurs du pétrole et chimistes 6 3%

autres spécialités 4 2%

total 202 100%

488- Au préalable, nous avons effectué une pré-enquête en janvier 1989 (dans le cadre de mon

mémoire du D.E.A.) en interrogeant des étudiants et professeurs, des Facultés de génie, et des

ingénieurs en activité.

3- Selon le secteur dans lequel les ingénieurs travaillent :

nombre en%

entreprises publiques 98 48%

Ministères 49 24%

secteur privé 47 23%

= mixte 10 5%

total 202 100%

4- Selon les années d'expérience professionnelle accomplies par les ingénieurs :

nombre en%

de 2 à 5 ans 77 38%

de 6 à 10 ans 75 37%

plus de 10 ans 50 25%

total 202 100%

5- Selon le sexe :

nombre en%

ingénieurs hommes 158 78%

ingénieurs femmes 44 22%

total 202 100%

6- Selon la ville de travail489 :

nombre en%

ingénieurs travaillant à Damas 138 69%

ingénieurs travaillant à Alep 25 12%

ingénieurs travaillant à Homs 8 4%

ingénieurs travaillant à Hama 7 3,5%

ingénieurs travaillant à Lataquié 9 4,5%

ingénieurs travaillant dans

d'autres villes 15 7%

total 202 100%

7- Selon la région dont l'ingénieur est originaire :

nombre en%

ingénieurs originaires de Damas 92 46%

ingénieurs originaires du milieu rural 29 14%

ingénieurs originaires d'Alep 23 11%

ingénieurs originaires de Hama 16 8%

ingénieurs originaires de Homs 12 6%

ingénieurs originaires de Lataquié 9 5%

ingénieurs originaires d'autres villes 20 10%

total 202 100%

* * * *

Répartition des ingénieurs égyptiens interrogés

Les entretiens ont été effectués en Egypte durant le mois de mars 1993.

Nombre total : 93 ingénieurs

1-Selon les spécialités :

nombre en %

489- Nous pouvons constater que "l'échantillon" est biaisé en faveur de la capitale. Ce biais est justifiable par la concentration des postes d'ingénieurs au sein d'un Etat centralisateur. Cette concentration se traduit par migration massive des ingénieurs vers la capitale (comme le montre la comparaison entre le chiffre des ingénieurs travaillant à Damas avec celui de ceux qui sont originaires de Damas dans le tableau suivant). Mais également pour une raison pratique du fait que Damas est la ville où le chercheur a vécu, ce qui a facilité la sélection des ingénieurs à interroger.

ingénieurs civils 28 31%

ingénieurs électroniciens 15 16%

ingénieurs mécaniciens 19 21%

agronomes 5 5%

architectes 19 20%

ingénieurs du pétrole et chimistes 5 5%

autres spécialités 2 2%

total 93 100%

3- Selon le secteur dans lequel les ingénieurs travaillent :

nombre en%

secteur public 64 69%

secteur privé 28 30%

secteur mixte 1 1%

total 93 100%

4- Selon les années d'expérience professionnelle accomplies par les ingénieurs :

nombre en%

de 2 à 5 ans 30 32%

de 6 à 10 ans 44 48%

plus de 10 ans 19 20%

total 93 100%

5- Selon le sexe :

nombre en%

ingénieurs hommes 76 82%

ingénieurs femmes 17 17%

total 93 100%

6- Selon la ville de travail :

nombre en%

ingénieurs travaillant au Caire 73 79%

ingénieurs travaillant à Alexandrie 4 4%

ingénieurs travaillant à Assiot 5 5%

ingénieurs travaillant dans

d'autres villes 11 12%

total 93 100%

Guide d'entretien

Première partie :

- Quel est le secteur dans lequel l'interlocuteur travaille ?

- A-t-il des subordonnés ? Si oui la relation avec eux est-elle surtout d'ordre hiérarchique, avec un aspect de représentation de la direction ; ou s'agit-il plutôt d'une responsabilité d'ordre technique ?

- Quel est son champ de décision ?

- Sur quels critères se croit-il jugé ? Qu'est-ce qu'on attend de lui, à son avis ? Est-ce un rendement, une compétence précise, une fidélité par rapport à une consigne ?

- La responsabilité par rapport à la direction est-elle d'ordre économique et financière ou plutôt d'ordre technique ?

- Quelle est la nature de la connaissance mise en oeuvre dans le cadre de ses fonctions ? S'agit-il d'un savoir essentiellement tiré de l'expérience, ou de connaissances plus fondamentales ?

- Quels sont les sujets de satisfaction ou d'insatisfaction de l'intéressé par rapport à son travail ? Quelle idée se fait-il d'un travail intéressant ?

- Quel était le projet professionnel au début de sa carrière, et quelle représentation se faisait-il de celle-ci ? Quelle est la stratégie qu'il a suivie ? Comment, par la suite, cette orientation s'est-elle traduite au cours des diverses fonctions occupées ?

- Pour lui, qu'est-ce que la réussite professionnelle? Se mesure-t-elle en termes de pouvoir, d'argent, de satisfaction intellectuelle ?

- Quelle est la nature de ses relations avec les "gestionnaires".

Deuxième partie :

- Quelle est l'origine sociale de l'ingénieur?

- Quelle est son attitude face à la crise économique actuelle ? Quelles sont, selon lui, les perspectives de développement ?

- Quelle est la modalité souhaitable de l'intervention de l'Etat dans le domaine de l'économie ?

- Si l'unité arabe se réalisait, quels seraient les changements dans tous les domaines : sociaux, économiques, culturels, politiques ?

- Certaines personnes pensent que l'islam pourrait être un projet socio-économique et politique à partir duquel on pourrait résoudre tous nos problèmes et par conséquent connaître un progrès considérable, qu'en pense-t-il ?

- le développement et le progrès souhaitables seraient-ils à l'image d'un pays existant? si oui lequel et pourquoi ?

- A son avis, quels sont les sujets de satisfaction et de non-satisfaction par rapport au syndicat des ingénieurs ? Est ce qu'il vote pour l'élection de sa direction ?

- Que pense-t-il de la législation du travail de 1988 à laquelle tous les fonctionnaires sont soumis en les considérant comme ouvriers quels que soient leurs rangs ?

- Question sur le rôle des ingénieurs lors des troubles politiques de 1979-82.

- Question sur la guerre du Golfe.

- Question sur l'effondrement du communisme dans l'Europe de l'Est.

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Thèses

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Documents en arabe

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