Les Implications Normatives

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Dominic Cliche

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  • Les implications normatives du principe de reconnaissance : dveloppements partir de The Politics of Recognition de Charles Taylor1 Dominic Cliche*

    Rsum Cet article prsente une systmatisation en une thorie de la dmocratie dlibrative multiculturelle des principes normatifs impliqus par la conception dialogique de lidentit et par le principe de reconnaissance dvelopps par Charles Taylor dans son essai The Politics of Recognition. Lauteur, partir dune problmatisation de ce texte, propose de donner prsance au principe hermneutique de fusion des horizons sur lexigence de survivance des cultures et tente den montrer les liens intrinsques avec la conception gradualiste de la raison pratique. Par lanalyse de ces liens, lauteur fait ressortir des ressources normatives importantes pour rguler lusage public de la raison pratique, dont laccord, dans la dlibration, dune reconnaissance substantielle des conceptions morales comprhensives des individus et des groupes culturels, ainsi quun principe fort de rciprocit et un principe dinclusion, visant lmergence dune identit politique en constante volution mais garante dune unit senrichissant de la diffrence.

    Plusieurs thories visant baliser lamnagement du pluralisme moral au sein des socits dmocratiques modernes font appel un principe de reconnaissance, la fois comme exigence des groupes ou cultures minoritaires que comme fondement normatif pour laction 1 Je voudrais remercier Prof. Jocelyn Maclure ainsi que les correcteurs anonymes de la revue Ithaque pour leurs commentaires des plus pertinents et des plus utiles la rdaction de la version finale de cet article. * Lauteur est tudiant la matrise en philosophie (Universit Laval).

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    de ltat, des institutions et mme des citoyens dans leurs interactions mutuelles. Ce principe peut tre entendu de diverses manires, allant de la simple tolrance lattribution de droits collectifs ou de droits de groupe, en passant par des politiques de prservation et de survivance ainsi que par des idaux plus exigeants de rciprocit.

    Je voudrais me concentrer dans cet article sur lapport de Charles Taylor dans The Politics of Recognition. Dans ce texte, Taylor prsente un principe de reconnaissance ou de diffrence somme toute normativement faible, du moins en dehors dune thorisation plus toffe. Mon but sera deffectuer cet exercice de thorisation2. Je commencerai par prsenter la conception taylorienne de lidentit morale et ses liens avec lexigence de reconnaissance, pour ensuite problmatiser les positions de Taylor dans The Politics of Recognition (1). Je dvelopperai ensuite certains aspects dautres textes de Taylor pour faire valoir les ressources normatives relies au principe de reconnaissance (2) et ce, en analysant son concept de raison pratique (2.1), en abordant certains problmes qui se posent la politique de la reconnaissance (2.2) pour finalement systmatiser les principes recueillis de manire fournir larticulation dun modle de dmocratie dlibrative multiculturelle, dune thorie visant, au del de la simple tolrance, justifier la prise en compte de positions morales au niveau politique et arbitrer les conflits moraux qui en dcoulent (2.3).

    1. Problmatique : identit et reconnaissance

    Dans The Politics of Recognition, Charles Taylor tablit un lien intrinsque entre identit et reconnaissance, sur la base dune conception dialogique de lidentit, selon laquelle la reconnaissance

    2 En ce sens, la prtention de cet article est avant tout exgtique. Bien que la pertinence de la position taylorienne dans le contexte dune politique de la reconnaissance se trouve, mon sens, atteste lorsque les principes normatifs quelle implique sont considrs de manire plus systmatique, comme jentends le faire, cela nimplique pas, bien sr, que les questions souleves dans ce contexte y trouvent une rponse dfinitive; lvaluation externe de cette position et sa confrontation dautres thories concurrentes demeurent des entreprises essentielles, mais que je ne prendrai pas en charge dans cet article.

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    dautrui est requise pour que lidentit dun agent, individu ou groupe, puisse se constituer positivement. Taylor atteste limportance et la richesse de lidal dauthenticit qui, partir du romantisme, a nourri limaginaire moderne, en oprant une intriorisation des sources morales et en rigeant loriginalit, donc la diffrence, en valeur3. Il prend toutefois ses distances par rapport son caractre monologique, lide que lidentit serait dfinie par lagent lui-mme de lintrieur, pour plutt faire le portrait dun agent imbriqu dans des rseaux [ou toiles] dinterlocution4 , dans un ensemble de relations intersubjectives langagires travers lesquelles seulement il est appel sidentifier (au sens large la fois de dcliner son identit que de se rapporter de manire identitaire quelque chose dautre). Par ce dialogue constant avec les autres, les significant others, il dcouvre et cre son identit, sur le fond dun horizon de signification moral, de questions prexistantes qui lui sont poses et quil a faire siennes, reformuler, etc. Lidentit, dans ce cadre, sancre et snonce dans des descriptions mettant en jeu des valuations fortes5, des positions morales. Les faits pour un agent de trouver que quelque chose est signifiant, de formuler des jugements moraux et de sorienter vers le bien reposent alors sur un ensemble de relations intersubjectives.

    Ainsi, dans la mesure o limage quun agent a de lui-mme porte en elle les relations quil entretient avec autrui, une reconnaissance inadquate (misrecognition) quil sagisse de relations o rgne le mpris, une complte indiffrence, etc. , entrane lintriorisation de ces relations et lagent peut en venir se percevoir lui mme comme mprisable, sans valeur, etc. En ce sens, [n]onrecognition or

    3 Charles TAYLOR, The Politics of Recognition dans Gutmann, Amy (dir.), Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 38. 4 Charles TAYLOR, Les Sources du moi, Montral, Boral, 2003, p. 57. 5 Les valuations fortes discriminent certains objets, modes dtre ou actions comme incomparablement plus dsirables que dautres : ces fins ou ces biens ne dpendent pas de nos propres dsirs, inclinations ou choix, [mais] reprsentent des normes en fonction desquelles on juge ces dsirs ou ces choix (Charles TAYLOR, Op. cit., p. 36). Elles dterminent ce qui est digne de respect, quelle fin vaut dtre poursuivie, etc., donnant ainsi consistance une conception de la vie bonne.

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    misrecognition can inflict harm, can be a form of oppression, imprisoning someone in a false, distorted, and reduced mode of being6 . rebours, lidentit ainsi constitue se projette sur les relations sociales quentretient lagent et peut mener des comportements dhostilit, de mpris, etc., supports par un sentiment dinjustice.

    Pour lutter contre cette dynamique, souvent prsente dans les relations entre nations, ethnies et entre des individus ayant des doctrines comprhensives diffrentes, Taylor dveloppe un principe de reconnaissance ou de diffrence, exigeant un traitement diffrentiel entre individus ou groupes sur la base du principe de non-discrimination. Dans le cas de certaines diffrences, ce peut tre une consquence indirecte dune politique uniforme que dtre plus favorable certains et donc den discriminer dautres7. Taylor exemplifie le principe en lappliquant deux exigences, qui se jouent sur deux niveaux diffrents.

    Dans le premier exemple, ce qui est en jeu est la reconnaissance dun dessein collectif (survivance de la culture) primant sur certains droits individuels (non fondamentaux)8. Dans certaines situations o la culture dune communaut est menace, Taylor dfend lide que des mesures pourraient tre prises pour assurer la prservation de la culture dans lavenir, mesures qui ne seraient pas acceptes par le libralisme traditionnel, car dans ce cas une communaut se voit accorder le droit, dune part, dexclure une autre communaut et, dautre part, dimposer son choix dune conception de la vie bonne aux gnrations futures, qui ne peuvent ainsi exercer leur propre libert de choix, leur autonomie. La prsentation de ce premier exemple peut tre problmatique, dune part, car elle semble reconduire un certain essentialisme de la culture, comme quoi cette dernire serait quelque chose de clairement circonscrit que les porteurs auraient le devoir de conserver intacte. Mais surtout, dautre part, elle est problmatique dans la mesure o certains points litigieux

    6 Charles TAYLOR, The Politics of Recognition , Op. cit., p. 25. 7 Ibid., p. 39. 8 Ibid., p. 51 sq. Les droits fondamentaux demeurant intouchables sont : rights to life, liberty, due process, free speech, free pracice [sic] of religion, and so on (Ibid., p. 59). Il faudrait cependant que Taylor spcifie quoi le and so on rfre.

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    touchant au modle de libralisme alternatif qui y est exemplifi ne sont pas traits ou justifis. Lexemple donn, celui des politiques linguistiques qubcoises, comporte une atteinte relativement faible aux liberts individuelles. Cependant, dans un cas o un tat promouvrait une conception de la vie idale plus toffe, mme si les liberts fondamentales demeurent intouchables, il reste un vaste ventail de restrictions possibles et aucun critre nest fourni par Taylor pour tablir des limites ces restrictions. Largument peut bien fonctionner en rapport avec lexemple quil donne, mais il semble insuffisant pour convaincre que le modle lui-mme est lgitime, du moins en labsence de prcisions supplmentaires9.

    Dans le second exemple, ce qui est en jeu est la reconnaissance de la valeur ou du mrite de toutes les cultures10. Lorsquun individu est mis en relation avec une autre culture que la sienne dans lexemple, cest dans le cadre dun cursus de lecture11 , Taylor soutient quil devrait laborder sur la base de la prsomption de lgalit de valeur de toutes les cultures, donc en vitant de catgoriser et dvaluer davance les cultures ltude, pour seulement par la suite les valuer et prendre position. Cela ne peut pas se faire simplement partir de la perspective culturelle inchange de lindividu, qui les jugerait alors sur la base de ses propres critres dintelligibilit et de sa propre comprhension du monde, mais doit plutt relever dun fusion des horizons . Lhorizon correspond ici the undisputed terms in which we understand our lives et la fusion a broader set of basic

    9 Bruce M. LANDESMAN a voqu une critique semblable, Multiculturalism and The Politics of Recognition by Charles Taylor : Amy Gutmann (Compte-rendu) dans Ethics, Vol. 104, No. 2, Jan. 1994, p. 385. 10 Charles TAYLOR, The Politics of Recognition , Op. cit., p. 61 sq. 11 Le problme renvoie ici la question dbattue aux tats-Unis quant lintgration duvres provenant dautres cultures notamment dans les canons des cultural studies. Il renvoie aussi aux questions de justification de programmes de lecture vise multiculturelle ou de sensibilisation la tolrance, contests sur la base de la libert de conscience. Cf. Mozert v. Hawkins County Bd. of Education, 827 F.2d 1058 (6th Cir. 1987), cas qui nest pas sans rappeler les controverses actuelles au Qubec autour de limposition du cours thique et culture religieuse. Largument de Taylor faisant appel des principes normatifs qui par ailleurs servent justifier certains devoirs citoyens, il serait suffisant, si ces principes sont jugs valides, pour justifier limposition de tels programmes.

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    terms in which the others way of being can figure undistortively as one possibility among many12 . Cette fusion fait en sorte que le jugement ne soit pas une simple approbation de la part de la culture dominante ou une prise de position politique en faveur des minorits, mais bien une reconnaissance rsultant dune vritable comprhension de la culture de lautre. Susan Wolf, dans son commentaire, critique la position de Taylor en arguant que la reconnaissance doit tre accorde sans condition, quelle ne dpend pas de la valeur relative des cultures mais plutt du simple fait quelles cohabitent rellement au sein de la communaut. Le respect d ces cultures ou aux individus qui sy identifient dpend bien davantage du fait quils partagent une vie commune avec la culture dominante. Un cursus de lecture devrait alors simplement reflter de manire juste les diffrences culturelles prsentes dans la socit13. Mais il me semble que, dans le cas o un individu sidentifierait profondment avec sa culture dorigine, il ne lui serait pas indiffrent quune considration srieuse soit apporte la valeur de sa culture, la perception quil a de sa propre valeur pouvant en tre affecte. Que des uvres soient intgres au cursus simplement par que lui est l aussi, cest bien sr un pas en dehors de lexclusion, mais cela ne le reconnat pas ncessairement encore comme personne. Il lui importe que les uvres de sa culture ne soient pas abordes comme des curiosits amusantes. Il y a bien une question de valeur en jeu. De plus, une volont de comprhension srieuse de lautre semble tre un pralable ncessaire un vritable change interculturel.

    Deux problmes principaux se posent alors ici. Premirement, il y a une tension entre lexigence de reconnaissance qui sanctionne la prdominance donne par une culture minoritaire un dessein collectif (survivance) sur des liberts individuelles non fondamentales et celle qui promeut plutt lchange interculturel, donc la transformation de sa propre perspective culturelle travers le contact avec lautre. Deuximement, le modle de libralisme alternatif est

    12 Charles TAYLOR, Living with Difference dans Allen, Anita L. et Reagan Jr, Milton C. (dir.), Debating Democracys Discontent, Oxford/New York, Oxford University Press, 1998, p. 215. 13 Susan WOLF, Comment dans Amy GUTMANN (dir.), Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 79-81.

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    prsent mais sans que ne soient fournis darguments probants permettant dendosser sa validit et surtout de dfinir ses limites pour viter une dgnrescence o la contrainte exerce par lidentit ethnique prendrait une place cette fois dmesure par rapport aux droits individuels.

    Je crois que ces deux problmes peuvent tre abords de manire constructive en faisant prvaloir le principe de fusion des horizons sur lide de survivance, de manire voir ensuite comment celle-ci peut tre rinterprte dans le cadre de celui-l. Je crois cela pour deux raisons. Dune part, parce que cette option me parat plus en phase avec la conception dialogique de lidentit dveloppe par Taylor, car elle implique que lindividu ou le groupe soit continuellement imbriqu dans des rseaux dinterlocution et impliqu dans un processus de reconnaissance, donc de formation, clarification et transformation de son identit. Dautre part, en raison de parents importantes entre le principe de fusion des horizons et ce qui est mis en jeu par lexercice de la raison pratique gradualiste explicit par Taylor. Si cette dernire est appele prendre en charge raisonnablement les conflits culturels et moraux et accomplir larbitrage du pluralisme moral dans les contextes interethniques, je crois quelle peut aussi fournir des critres normatifs pour aborder le traitement des exigences dans les contextes multinationaux14.

    2. Extensions et applications du principe de reconnaissance

    Le dfi qui se prsente en premier lieu est de passer du niveau descriptif sur lequel se situe le principe de fusion des horizons, qui est de prime abord un concept hermneutique et non normatif, larticulation de positions dthique normative permettant de structurer la dlibration publique de manire faire en sorte que celle-ci ne soit pas conduite arbitrairement, mais raisonnablement15.

    14 La distinction entre multinational et interethnique est propose par Will KYMLICKA, (La citoyennet multiculturelle, Montral, Boral, 2001, p. 32-33) et il me semble que les deux moments de largument de Taylor dans The Politics of Recognition se prtent respectivement bien une telle caractrisation. 15 Cf. Jocelyn MACLURE, De lhermneutique de la modernit lthique normative : Commentaire sur Modern Social Imaginaries dans

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    Le fait daborder et de comprendre une culture, ce qui peut se faire dans une approche relativement monologique, ne permet pas demble de formuler une thorie normative de la gestion du vivre-ensemble dans un contexte de pluralisme moral. La libert rpublicaine ou l humanisme civique dfendus par Taylor demandent alors tre explicits et soutenus sur une base plus toffe. Taylor indique malgr tout que ses analyses plus descriptives permettent de montrer que, dans la modernit, les justifications avances par les agents doivent tre formules dune manire ou dune autre en termes de dmocratie, dgalit et de droits humains16, assurant demble une certaine unit entre les citoyens, qui partagent certaines valuations fortes qui demeurent cependant tre explicites davantage. Il ajoute aussi que le dfi aujourdhui serait de raliser au maximum ces valeurs fondamentales non pas en limitant le recours possible aux diverses doctrines comprhensives lors de la dlibration publique, mais plutt en permettant la discussion autour de ces positions morales et en faisant un travail continu de redfinition de lidentit politique17. Il fait par ailleurs une utilisation normative du principe de fusion des horizons dans Living with Difference18 par exemple et tente de faire valoir les ressources de la raison pratique pour arbitrer les conflits culturels moraux notamment dans Explanation and Practical Reason19. Cest sur la base dune analyse de ces ressources que fournirait le raisonnement pratique que je tenterai maintenant dexpliciter les liens entre les niveaux descriptif et normatif de manire faire ressortir et articuler les principes dune dmocratie dlibrative multiculturelle chez Taylor.

    2.1 Arbitrage des biens et raison pratique

    Dans La conduite dune vie et le moment du bien, Taylor sattaque la

    Philosophiques, Vol. 33, No. 2, 2006, p. 493-498. 16 Charles TAYLOR, Rponse mes critiques dans Philosophiques, Vol. 33, No. 2, 2006, p. 509. 17 Ibid., p. 510. 18 Charles TAYLOR, Living with Difference , Op. cit., p. 211-226. 19 Charles TAYLOR, Philosophical arguments, Cambridge/London, Harvard University Press, 1995, p. 34-60.

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    question de lincommensurabilit, quil voit problmatique dans deux sphres morales : dune part, celle de lexprience individuelle o lagent fait face un dilemme moral, deux biens concurrents; et dautre part, celle o des exigences thiques provenant de deux (ou plusieurs) communauts culturelles trs diffrentes saffrontent. Il est dcevant que la suite du texte ne porte que sur le premier cas et que, pour ce qui est du second, une seule indication ne soit donne, soit que [d]ans les situations de ce genre, nous nous acharnons sans y parvenir trouver une base commune de raisonnement, telle quon puisse amener les membres des deux cultures laccepter20 . Lide quune base commune de raisonnement soit parfois impossible atteindre ne fait cependant pas en sorte que la raison pratique soit impuissante dans tous les cas de conflit moral entre cultures, voire dans la majorit des cas, ce que jaborderai ci-dessous.

    Mais avant, il est profitable de faire ressortir les caractristiques et exigences essentielles se rattachant au problme de lincommensurabilit des biens dans les cas individuels pour en tracer des parallles avec les cas concernant les collectivits21. Dune part, dans les deux cas, il y a une diversit irrductible de biens et une vise dunit qui persiste malgr tout, une ncessit de mise en ordre des biens. Une telle mise en ordre semble impliquer que lexpression de la diffrence soit parfois limite au profit de lidentit politique22, car le problme en question implique gnralement un choix entre des exigences discordantes, quon ne peut justement pas ramener lunit. Toute la question est alors de savoir comment ce choix est effectu, quest-ce qui dtermine la hirarchie des biens et si cette hirarchie doit tre permanente. La ralisation commune de biens concurrents nest pas exclue par Taylor et il faudra voir plus loin comment il justifie cette possibilit. Il indique, dautre part, que la

    20 Charles TAYLOR, La libert des modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 285-286. 21 Cf. Charles TAYLOR, Comparison, History and Truth dans Philosophical arguments, Op. cit., p. 162 : we should be able to think about the conflicts between the requirements of incompatible cultures on analogy to the way we think about conflicts between nonjointly realizable goods in our lives. 22 Jean-Luc GIGNAC, Sur le multiculturalisme et la politique de la diffrence identitaire : Taylor, Walzer, Kymlicka dans Politique et socits, Vol. 16, No. 2, 1997, p. 25.

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    mise en ordre nest pas un rejet de certains biens considrs comme infrieurs, mais plutt un choix contextuel, ponctuel, mettant en jeu larticulation de ce qui constitue lhorizon moral de lindividu et un principe de dcision toujours rviser et rajuster selon le contexte23. Cela veut dire, dans le cas dune communaut politique, qu divers moment de son histoire et selon les circonstances, elle pourrait tre conduite favoriser diffrents biens, trancher en faveur de diffrentes exigences, et que ces dcisions seraient le rsultat dun processus darticulation et de dlibration pralable. Il ne sagit donc pas de trouver une rgle universelle qui permettrait de trancher les dbats a priori.

    Pour complter, je me tournerai vers la conception de la raison pratique dite gradualiste prsente dans Explanation and Practical Reason. Taylor veut y montrer que la raison peut prendre en charge des conflits pratiques, mais seulement dans la mesure o elle est conue selon le modle ad hominem plutt quapodictique (apodictic), cest--dire quelle vise non pas dmontrer une position morale dans labsolu, mais quelle procde, en labsence de critres, par comparaison dune position avec une autre partir de prmisses partages. Ce que cette pratique met en jeu est alors davantage une clarification quune dmonstration : Changing someones moral view by reasoning is always at the same time increasing his self-clarity and self-understanding24. Mais ce qui mintresse avant tout ici, ce sont les attitudes que doivent adopter les interlocuteurs dans ce dialogue, qui ne sont pas dtachs de leurs positions comprhensives respectives mais au contraire profondment impliqus, sils veulent arriver un accord. Ce sont aussi, par l mme, les limites qui seraient imposes par ce modle de raison pratique, si lon voulait en faire un usage publique.

    Le raisonnement gradualiste et comparatif sancre tout dabord dans des prmisses partages, dans le cas prsent des valuations fortes, par lesquelles le langage de la raison pratique est, au moins partiellement, constitu. Elles constituent les prjugs, au sens positif que lui donne lhermneutique, sans lesquels une position morale ne

    23 Charles TAYLOR, La conduite dune vie et le moment du bien dans La libert des modernes, Op. cit., p. 297-298. 24 Ibid., p. 36.

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    peut tre nonce25. Il ne sagit donc pas pour Taylor de formuler des jugements universalisables ou dadopter un point of view from nowhere, mais plutt de distinguer, dans les diffrentes exigences ou requtes, ce qui relve de la prfrence de ce qui est constitutif du bien pour une personne ou un groupe. Taylor se refuse utiliser un critre extrieur, car cela engage comparer des systmes clos et explicites (closed explicit systems) qui acceptent tous deux le mme critre dvaluation. Or, le problme consiste justement comparer des positions souvent peu explicites, qui acquirent leur sens sur le fond dun horizon qui ne peut lui-mme tre compltement explicit (en raison des contraintes imposes par le langage lui-mme notamment26) et, qui, poses en extriorit lune par rapport lautre, semblent incommensurables. Ainsi, Taylor se concentre sur la rationalit des transitions possibles entre une position et une autre procurant un gain en comprhension (gain in understanding), savoir si lune permet dapporter un clairage nouveau sur un lment problmatique de lautre, si un bien de peu dimportance dans une des positions devient dune importance indniable lorsque dveloppe par lautre, ou si la transition est rductrice derreur27. La transition ne fait que montrer quune position est suprieure une autre, de manire comparative, sans prouver sa propre supriorit en soi. Elle montre que son langage peut mieux rendre compte de lexprience morale de lautre et vaut alors comme une meilleure explication28.

    Mais les types de transitions ne sont pas ici trs importants, dans la mesure o elles ressortent davantage de lexplication des changements de paradigme dans lhistoire que de lexercice de la raison pratique. Elles refltent en fait la victoire dune position sur une autre et non le processus qui y mne. Comme je lai indiqu plus haut, je crois quon peut en tirer davantage lorsque lon se place dans la perspective, non pas dun parti qui convainc lautre, mais dans celle du dialogue, lorsque les deux personnes dfendent leur position respective et recherchent un accord. Dans un tel processus, comme la

    25 Ibid., p. 37. 26 Charles TAYLOR, Les Sources du moi, Op. cit., p. 55; Philosophical arguments, Op. cit., p. 97. 27 Charles TAYLOR, Philosophical arguments, Op. cit., p. 55. 28 Charles TAYLOR, Ibid., p. 54; Charles TAYLOR, Les Sources du moi, Op. cit., p. 86.

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    transition dfinir nest pas donne davance, chaque interlocuteur est appel expliciter la fois ses propres positions et horizons moraux, et ceux de lautre. Il ne sagit pas de simplement opposer des positions, chaque interlocuteur risquant sinon de senfoncer dans lethnocentrisme, mais plutt darticuler les liens implicites qui peuvent les unir, de dvelopper un langage commun fortement charg moralement (dans celui des valuations fortes) permettant cette articulation. Ainsi, prendre part la dlibration implique (1) des positions exprimes en termes dvaluation forte, (2) un exercice visant une profonde comprhension de soi et de lautre, (3) une attitude douverture quant la possibilit dtre amen rationnellement changer davis ou accorder certaines concessions et, surtout, (4) adopter une position qui atteste du pluralisme moral et donc saccepte comme une position parmi dautres qui peuvent aussi atteindre une vrit, avoir quelque chose de signifiant transmettre29. Enfin, dans la mesure o le jugement nest que comparatif et comme les ressources des interlocuteurs demeurent malgr tout limites, un accord atteint pourra toujours tre rvis. En effet, cet accord est rendu possible par le partage dun horizon largi et commun, ce qui fait quen laissant une perspective en dehors de la comparaison, en excluant un agent (individu ou groupe) du dbat public, la position adopte la suite du dbat risque fortement dtre (encore plus) incomplte, limite : The only possible ideal of objectivity in this domain [de lchange interculturel] is that of inclusiveness30. Cela implique alors (5) que la lgitimit dune dcision repose sur un principe dinclusion, au nom duquel on est tenu de considrer toutes les positions et perspectives en conflit, et (6) que le dialogue doive demeurer ouvert quant la validit ultime des jugements mis.

    2.2 Dlibration, rciprocit et commensurabilit

    La quatrime exigence de la raison pratique ramne au principe de fusion des horizons et donc aussi celui de reconnaissance. Elle nonce un critre de rciprocit trs fort accordant chaque

    29 Charles TAYLOR, Philosophical arguments, Op. cit., p. 58-59. 30 Charles TAYLOR, Comparison, history, truth dans Philosophical Arguments, Op. cit., p. 151.

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    interlocuteur, et pour lensemble de son identit, la fois un statut juste, en tant quinterlocuteur valable, et un rle exigeant. Taylor atteste que cette exigence est difficile remplir. Elle lest peut-tre un peu moins dans le cadre moderne, dans la mesure o limportance joue par lidal dauthenticit assure une certaine ouverture au pluralisme, malgr certains de ses dveloppements supportant des positions politiques dites aveugles la diffrence31. Mais si ultimement lhorizon commun de la fusion doive aussi tre celui de la modernit garant dun universalisme avec ses idaux dmocratique, galitaire, etc. , il reste que cette dernire ait aussi, par ce processus, se mettre en question, elle et ses (diffrentes) conceptions morales dveloppes plus concrtement et prcisment. Lhorizon moderne aussi doit tre explicit davantage et ainsi peut-il tre enrichi des autres cultures sur la base de ses propres principes gnraux. Jai montr que cette pratique hermneutique tait imbrique dans un rseau dexigences normatives avec la base le principe de reconnaissance. Il faudra les systmatiser davantage plus loin. Pour linstant, je marrterai brivement sur ce qui est impliqu par le confinement au cadre moderne.

    Cest le problme de lincommensurabilit qui se repose en fait ici : The differences between some cultures may be too great to make any ad hominem form of argument valid between them. Disputes of this kind would be inarbitrable32. Au mme titre que toute culture, celle(s) de la modernit peut tre carrment incompatible avec certaines autres. Dans un tel cas, comment remplir lexigence de reconnaissance? La rciprocit demande ce que les deux interlocuteurs acceptent de partager un horizon; or, il est clair que dun point de vue essentialiste ou irrmdiablement particulariste, la fusion des horizons peut tre perue comme une perte importante33. Bien que ce principe ne confine pas au relativisme la

    31 Charles TAYLOR, Grandeur et misre de la modernit, Montral, Bellarmin, 1992, p. 42 sq. 32 Charles TAYLOR, Explanation and practical reason dans Philosophical arguments, Op. cit., p. 50. 33 Largument de Taylor tant alors de montrer que la transition constitue un gain pistmique, justifiant ainsi selon ses principes mmes la conception gradualiste de la raison pratique. Comme il le note, largument demeure cependant peu convainquant pour celui qui na pas effectu la transition.

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    fusion ne mettant pas les positions morales sur un pied dgalit, mais les formulant plutt dans un langage permettant une comparaison quitable , il demeure inacceptable pour ceux dont lidentit sest constitue dans une irrductible opposition dautres identits ou dont la dignit dpend dune trs grande puret doctrinale. La reconnaissance atteint ici une de ses limites, du moins au plan politique34, et cest peut-tre dailleurs un cueil invitable de la gestion du pluralisme moral aujourdhui. Il me semble que Taylor pourrait adopter un argument similaire celui de Kymlicka, comme quoi face aux communauts illibrales ou antilibrales il ne reste qu promouvoir, entre lindiffrence et lassimilation, leur libralisation35, en soutenant toute modification possible partir de lintrieur mme de cette culture, de manire ce quelle rinterprte ses particularits pour quelles puissent tre mises en relation dialogique avec celles des cultures plus modernes. La relation de reconnaissance a dans ce cas la rciprocit non plus comme principe, mais comme but. Une autre approche, base sur la reconnaissance des droits de groupe tablant, non pas sur la rciprocit, mais essentiellement sur la tolrance simplement plus active car accordant aussi un soutien et une protection , pourrait tre mise de lavant, en insistant cependant sur un droit de sortie 36 absolu pour

    34 La possibilit daccorder un mrite ou un intrt des cultures par ailleurs juges irrvocablement barbares au premier abord demeure, mais a une utilit limite dans le cadre dune discussion entre ces deux cultures lintrieur dun tat, donc visant lamnagement dune vie commune, surtout si cette possibilit de mrite nest pas rciproquement accepte. 35 Will KYMLICKA, La citoyennet multiculturelle, Montral, Boral, 2001, p. 39-40; 238-240. Les formulations de Kymlicka dans ces pages trouvent un cho chez Charles Taylor, Comparison, history, truth dans Philosophical arguments, Op. cit., p. 163 : There are generally good reasons why we shouldnt intervene in the life of another culture or society [] But that doesnt mean that we have no right to make all-things-considered judgements about what ought to be sacrificed for what. 36 Avishai MARGALIT et Moshe HALBERTAL, Liberalism and the right to culture , dans Social Research, Vol. 73, No. 3, Automne 2004, p. 545-546. Les conditions de leffectivit dun tel droit sont fort problmatiques, dans la mesure o elles dpendent au moins partiellement des contraintes imposes par les normes sociales au sein de la communaut, normes qui sont par ailleurs supposes tre protges en raison dun droit la culture. Une

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    tout membre de la communaut protge. Il mapparat cependant quune telle approche correspondrait ce que Taylor considre comme du multiculturalisme destructif (destructive mode of multiculturalism), dans la mesure o elle rpond une attitude dexclusion de la part des communauts protges donc dautoexclusion. Dans Living with Difference, Taylor prsente un critre normatif pour distinguer entre les modes constructifs et destructifs des politiques multiculturalistes, savoir, ce en quoi consiste le telos de ces politiques : Does it aim to restore comity in which our need for each other can be met without the distortion of repression or exclusion37? Le problme avec une politique qui na pas cette vise, cest quelle sanctionne ladoption dune posture monologique ou antidialogique senracinant dans une certaine victimisation de la minorit, quoi rpondent une attitude de rsistance et une volont de libration par lautosuffisance (liberation into self-sufficiency)38. Cela rcuse le principe exigeant de reconnaissance, qui implique une interpntration des cultures, et risque fort davoir pour effet, si les relations interculturelles en demeurent l, de nourrir des sentiments hostiles la diffrence lintrieur du groupe la communaut se fermant sur elle-mme , et tend limiter les chances dune vie politique commune en faveur dune dissociation des communauts.

    Ce que je prsentais comme la quatrime exigence de la raison

    pratique devrait en fait aussi servir le meilleur vivre-ensemble des individus et communauts, dans la mesure o une dlibration qui en tient compte permet lunion autour dune identit politique commune

    intervention purement lgale (attribution dun droit) peut ainsi se voir neutraliser par la force de la pression morale exerce par les pairs. En ce sens, une conception accordant un droit la culture pour des motifs prservationnistes et voulant du mme coup assurer un droit absolu de sortie hors de cette culture risque de senfoncer dans lautocontradiction. Le second droit devrait pouvoir nuancer le premier et justifier des politiques assurant minimalement un certain contact avec la diffrence, une limitation dau moins certaines contraintes internes , cela permettant ventuellement de dvelopper une relation dialogique entre cette communaut et le reste de la socit. 37 Charles TAYLOR, Living with Difference , Op. cit., p. 225. 38 Ibid., p. 223-225.

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    not in spite of, but because of difference39 . Toujours dans Living with Difference, Taylor dveloppe une certaine forme de libralisme alternatif. Il soutient, contre Rawls, quun modle de consensus par recoupement (overlapping consensus) ne reposant pas sur les doctrines comprhensives des agents40 est nocif pour la vie commune, car il ne met pas en jeu une comprhension de lautre, sa prise en compte relle. Admettant que le libralisme nest pas lui-mme inadquat, cest essentiellement le mode de justification des positions et des dcisions que Taylor dplore, lidal de rciprocit qui y est en jeu tant problmatique41. Cest que la rciprocit, dans le contexte libral

    39 Ibid., p. 214. 40 Cf. John RAWLS, Political liberalism (expanded edition), New York, Columbia University Press, 2005, p. 133 sq (Lecture IV). 41 Je nai pas lintention ici dengager rellement le dbat avec la pense rawlsienne, faute despace, mais surtout car la conception quen a Taylor est potentiellement problmatique, voire errone. Il est notable que les derniers dveloppements proposs par Rawls dans The Idea of Public Reason Revisited (ibid., p. 435-490), principalement quant au principe du proviso (p. 462) et la distinction entre raison publique et raison sculire (p. 452), semblent justement ne pas porter flanc au genre de critique dont je fais tat dans la prsente section. Il reste que la raison publique rawlsienne est rfractaire au vocabulaire des valuations fortes, pourtant essentiels lexercice de la raison pratique dans le cadre taylorien, et, surtout, que le consensus par recoupement satteint, disons, a posteriori, suite la formulation dune conception politique de la justice partir dlments tirs de la culture politique dune socit (p. 24), et non partir (de lapprofondissement mutuel) des positions comprhensives des individus. En ce sens, llaboration de la conception de la justice demeure essentiellement monologique : les raisons politiques offertes par la raison publique slaborent sans besoin dun contact avec lautre (elles ne sont que supposes pouvoir tre raisonnablement endosses par quiconque) et Rawls persiste soutenir lide de position originelle, sur la base de laquelle un philosophe peut, seul dans son bureau, formuler une conception de la justice qui sera alors justifie. Taylor insiste plutt, pour sa part, sur le caractre dialogique que devrait prendre une telle entreprise. Ainsi, lenjeu fondamental est celui de la procdure adquate pour la formulation des objectifs politiques dune communaut et de leurs justifications, la position taylorienne favorisant le principe de fusion des horizons, impliquant que ces objectifs slaborent et se justifient dans la dlibration et lutilisation effective de la raison pratique. Consquemment, il faudrait porter davantage attention aux diffrences entre

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    que critique Taylor, signifie dnoncer ses positions et de les justifier de manire ce quelles puissent tre acceptes par tous, donc en dpit des diffrences entre doctrines comprhensives. Or, pour plusieurs, le recours des valuations fortes prenant sens sur le fond dune doctrine comprhensive est ncessairement impliqu dans la justification la plus sincre, la plus signifiante et dterminante pour eux, de leurs positions et demandes. Les exclure a priori fait en sorte que lagent qui nest pas un agnostic Kantian nest pas constitu, lui-mme dans toute son identit, comme un interlocuteur valable dans la dlibration publique. Ainsi, par-del le caractre plutt caricatural que Taylor prte aux justifications librales traditionnelles 42, il semble bien que de limiter a priori le langage dans lequel les demandes et positions sont nonces et justifies favorise certains locuteurs dans la dlibration ceux adoptant des modes de vie plus sculiers ou dont les pratiques culturelles ou religieuses sont plus strictement prives , et risque daugmenter chez les autres le sentiment de ne pas tre compris ou de ne pas tre rellement couts. De manire intgrer davantage les agents dans la dlibration, il faudrait plutt que les positions et justifications puissent tre acceptes par lautre, mais en tant quil est diffrent, donc en tenant compte de sa diffrence. Il sagit alors non pas de limiter, mais denrichir le langage publiquement acceptable et darriver trouver un terrain dentente par la discussion directe des positions et demandes. Cela rejoint par ailleurs ce que je mentionnais plus haut concernant les exigences de la raison pratique. Seulement, ce qui importe ici, ce nest pas tant la rsolution des conflits que le maintient dune identit collective forte (strong collective identity) qui stablirait dans la reconnaissance de la diffrence et dans une confiance mutuelle engendre par un dialogue sans ruptures ni exclusions, cest--dire entre des interlocuteurs qui scoutent et se comprennent (ou du moins essaient sincrement) et dont les attitudes font en sorte quils continueront de scouter et de se comprendre, mme si certains se font refuser des demandes et si des dsaccords substantiels demeurent.

    les conceptions rawlsienne et taylorienne de la raison pratique pour tayer la comparaison et juger de la valeur relative des deux positions. 42 You have to be either too primitive to see this evident truth, or else an enemy of our Constitution, in order to formulate this demand (Charles TAYLOR, Living with Difference Op. cit., p .217).

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    2.3. Les principes dune dmocratie dlibrative multiculturelle

    Pour synthtiser les principes normatifs prsents prcdemment et ainsi dfinir plus clairement, partir de Taylor, une forme de dmocratie dlibrative multiculturelle, je devrai faire appel un principe complmentaire, lequel serait mon avis accept par Taylor. Il sagit, dans les termes de Gutmann et Thompson, dun principle of preclusion43 par lequel est dcid quels conflits pourront tre arbitrs lgitimement par la dlibration publique. Il sagit donc, dans le cas prsent, de pouvoir dterminer, entre les diffrents conflits opposant des positions reposant sur des valuations fortes, lesquels relvent du politique, de manire viter la consquence absurde que tout conflit de ce genre devienne un enjeu public. ma connaissance, Taylor ne soumet pas un tel principe. Je tenterai den fournir un qui sera en accord avec les autres principes tayloriens en reformulant les trois validity premisses prsentes par Gutmann et Thompson. (1) Les positions en oppositions sont des positions morales. Cela correspondrait pour Taylor, comme je lai dj mentionn, au fait de reposer sur des valuations fortes44. (2) Il y a de bonnes raisons dans cette situation pour faire confiance au gouvernement, au moins autant qu nimporte quel autre agent45. Cette prmisse est, me semble-t-il, la plus importante et ventuellement la plus problmatique, car ces bonnes raisons peuvent tre controverses. Mais elle me semble assez solide pour au moins viter les consquences absurdes. Dans la mesure o Taylor endosse par ailleurs les principes les plus lmentaires du libralisme, je ne vois aucune raison pour laquelle il

    43 Amy GUTMANN, et Dennis THOMPSON, Why deliberative democracy?, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2004, p. 66-78. Le but poursuivi ici est dappliquer la structure de ce principe aux positions tayloriennes, non de tracer un parallle substantiel avec la thorie de Gutmann et Thompson ou dy comparer celle de Taylor. Je procderai aussi ainsi pour les principes rgulateurs du processus dlibratif et limitatifs du contenu des dcisions prsents plus loin; cf. Amy GUTMANN et Dennis THOMPSON, Democracy and Disagreement, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 12. 44 Contrairement lacceptation dun moral point of view , perspective dsintresse de nimporte qui, pour Gutmann et Thompson. Cf. ibid., p. 72. 45 Ibid., p. 76. La phrase est une traduction libre.

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    sy opposerait. (3) Le dbat doit pouvoir tre conduit rationnellement. Taylor accordant des ressources substantielles la raison pratique dans le cas des conflits moraux, cette prmisse ne devrait pas tre problmatique46.

    On peut rapidement remarquer que ce principe permet en fait la dlibration publique de prendre en charge un grand nombre de conflits moraux et accepte lexpression de positions trs diffrentes. La premire prmisse donne une interprtation assez large de ce quest une position morale et ce faisant, vite dventuels dbats potentiellement insolubles sur ladmissibilit de certaines positions, savoir par exemple si une position est rellement dsintresse, si elle est suffisamment gnralisable, etc.47 tout en soutenant malgr tout une distinction entre simple prfrence et conviction, et en demeurant consistante avec lexigence dinclusion. Le problme vit par la premire prmisse se pose cependant, comme je lai dj indiqu, dans le cas de la deuxime. Ce quelle permet dexclure peut varier travers le temps et les diverses communauts, selon ce quelles considrent relever de la comptence de ltat. Que cette prmisse implique une dlibration publique me semble moins problmatique que dans le cas de la premire, dans la mesure o les questions concernant les comptences de ltat sont plus directement dintrt public que celles concernant le caractre moral dune position. En ce sens, que ce problme se pose dans le cas de la deuxime prmisse plutt que de la premire mapparat comme quelque chose de positif. Cela nempche pas que, tant peu restrictif quant aux conflits pris en charge par la dlibration publique, le principe of preclusion appelle dautres principes normatifs, tablissant les rgles du processus de dlibration, sans quoi lon est reconduit au problme dune dlibration publique non structure, une vision purement agonistique.

    Ces principes sont ceux que jai identifis comme les exigences de la raison pratique et plus prcisment le principe exigeant de

    46 Il faudrait cependant noter que dans certains cas extrmes, rien ne garantit que le conflit sera arbitrable par la raison (arbitrable in reason). Dans ces cas, il faut essayer malgr tout, quitte devoir abandonner. 47 Sur cet enjeu, voir Jocelyn MACLURE, On the public use of practical reason : loosening the grip of neo-Kantianism dans Philosophy & Social Criticism, Vol. 32, No. 1, 2006, sect. 4 et 5 notamment.

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    reconnaissance comme rciprocit et le principe dinclusion. Consquemment, (1) la dlibration doit procder lexplicitation des positions lintrieur dun langage o les diffrentes positions en jeu peuvent tre formules sans distorsion; (2) elle doit inclure tous les agents ayant une position dfendre relativement au conflit ou, minimalement, inclure des reprsentants de toutes les positions; (3) chaque locuteur (individu ou groupe) doit accepter de considrer sa position comme une parmi dautres sans pour autant devoir la juger gale aux autres , et donc de prendre en compte srieusement la position des autres, de chercher les comprendre, de rviser ultimement sa position sil devait y tre conduit et dviter ainsi la rupture du dialogue. Dans les cas o des agents refuseraient de prendre une distance par rapport leurs convictions et den dlibrer en raison dune identit plus fige, donc sauto-excluraient de la dlibration, la justification lendroit de ces agents des dcisions prises par les dlibrants devrait tre formule autant que possible (et ce peut tre impossible) dans des termes quils peuvent accepter sur la base de leurs convictions, dans lespoir quils intgrent ventuellement le processus de dlibration.

    partir daffirmations de Taylor que jai mentionnes plus haut, deux principes supplmentaires doivent tre ajouts, soit des principes limitant le contenu des dcisions : (1) la dlibration est conduite ultimement sur la base didaux comme ceux de dmocratie, dgalit et de droits humains48 et (2) les dcisions doivent respecter les limites poses par les liberts fondamentales49. Les deux principes se situent sur des niveaux diffrents. Le second principe impose des limites strictes aux dcisions de la collectivit et peut tre assez facilement institutionnalis dans une constitution ou une charte des droits; il relve alors du niveau juridique. Le premier cependant semble devoir tre plutt situ au niveau strictement politique, au sens o il sagit didaux effectivement partags qui, bien quils constituent lhorizon ultime de justification des dcisions publiques, ne sont substantiellement dvelopps que dans et par la dlibration publique. En ce sens, leur institutionnalisation ne peut que suivre la dlibration mme et ils peuvent tre continuellement rinterprts. Une rticence par rapport la non-fixation une fois pour toute dun 48 Voir lintroduction de la section 2 du prsent article. 49 Sur ces liberts fondamentales, voir la note 8 du prsent article.

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    contenu pleinement dtermin de ces valeurs pourrait tre attnue, quoique pas vraiment carte, sur la base dune observation de Taylor leffet que certains faits, certaines attitudes, bien quhistoriquement contingents, sont pratiquement irrversibles, que les agents, moins dun immense bouleversement, ne peuvent pas ne plus leur accorder une grande importance50. Cette question demeure ouverte et peut-tre faudrait-il dvelopper des concepts normativement plus forts dgalit ou de droits humains, en allongeant la liste des droits et liberts fondamentales offerte par Taylor par exemple, mais cela dpasserait ici mon propos. Pour terminer, je formulerai simplement deux dernires critiques de ce modle de dmocratie dlibrative. Premirement, on peut imaginer quil serait relativement faible pour tablir des consensus et donc que subsisteraient malgr tout des dsaccords substantiels. Ce nest bien sr pas une caractristique que naurait que ce modle, cela sapplique la dmocratie dlibrative en gnral. Limportant est que les citoyens continuent malgr tout participer la vie collective et que du processus de dlibration puisse merger une certaine unit, une identit collective. Les principes dvelopps plus haut me paraissent dailleurs pouvoir trs bien assurer la continuit du dialogue, ce serait mme leur plus grande force. Seulement, et cest l ma seconde critique, alors que la dlibration est bien rgule, le processus de dcision est pass sous silence. Cest, mon sens, ce qui manque le plus cette thorie : une ou plusieurs manires de mettre fin (du moins provisoirement) la dlibration, lorsquil ny a pas de consensus, et de prendre une dcision. Il est certainement possible, voire ais, den greffer la thorie, mais en labsence dun tel ajout, elle demeure incomplte.

    3. Conclusion

    Aprs avoir prsent brivement la conception dialogique de lidentit de Taylor et les liens lunissant au principe de reconnaissance, jai indiqu une tension entre lexigence de survivance et le principe de fusion des horizons. Jai soutenu que ce dernier principe devait avoir une prsance systmique sur lexigence de survivance et toute mon entreprise par la suite a consist faire 50 Charles TAYLOR, Comparison, history, truth dans Philosophical arguments, Op. cit., p. 160.

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    ressortir les principes normatifs qui sy rattachent. Jai commenc par aborder les exigences de la raison pratique et y ai retrouv un idal de rciprocit trs fort en lien direct avec le principe de reconnaissance, impliquant ce dernier dans lexercice public de la raison pratique. Jai aussi identifi lincommensurabilit des positions comme un cueil probablement incontournable, mais qui nest pas paralysant. Jai ensuite abord une critique de Taylor adresse certaines pratiques librales aux tats-Unis pour dgager lexigence dun enrichissement du vocabulaire de la justification publique, pour finalement systmatiser les principes recueillis, qui savrent en dfinitive peu compatibles avec lexigence de survivance51.

    Je voudrais pour conclure revenir brivement sur le modle de libralisme alternatif dont il est question dans The Politics of Recognition. Je crois quil peut tre justifi lintrieur du cadre prsent ci-dessus, lidal de rciprocit et le principe dinclusion assurant le contrepoids ncessaire aux tendances potentiellement envahissantes dun dessein collectif qui exercerait des pressions abusives sur certains membres de la communaut, dans la mesure o ces derniers doivent tre pris en compte dans la dlibration publique dfinissant les contraintes imposes, et sur les gnrations futures, dont les positions devront en temps et lieu tre inclues dans le processus dlibratif permettant la rvision des dcisions passes. Des politiques relativement peu contraignantes comme celles des lois linguistiques qubcoises peuvent aussi tre justifies, cest--dire quelles peuvent tre reconnues comme raisonnables, dignes dun choix collectif. Le bien fond de ladoption du franais comme langue publique commune peut tre reconnu, dune part, en raison des valuations fortes dune grande majorit de la population lui accordant le statut de bien commun, et dautre part, car ltat peut raisonnablement tre habilit lgifrer sur ces questions linguistique, par exemple sur la base de largument comme quoi la langue est un bien irrductiblement social (irreducibly social good)52. En raison du principe de fusion des horizons, ce bien, sans tre relativis compltement, doit tre vu comme un bien parmi dautres; mais cen est tout de mme un qui, compte tenu du contexte, mrite dtre favoris. Sans tre impos de manire 51 Voir notamment la section 2.2 de cet article. 52 Cf. Charles TAYLOR, Irreducibly social goods dans Philosophical arguments, Op. cit., p. 127-145.

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    absolue, il peut tre lgitimement support par leffet de certaines contraintes. La justification doit cependant se faire en dehors dun appel la survivance, car, comme je lai soulign, la dcision prise demeure ouverte la rvision par une dlibration future.

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