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L'Empire germanique sous la direction de Bismarck et de .../12148/bpt6k112788x.pdfLanessan, Jean-Louis de (1843-1919). Auteur du texte. L'Empire germanique sous la direction de Bismarck

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    L'Empire germanique sous ladirection de Bismarck et de

    Guillaume II / par J.-L. deLanessan,...

    https://www.bnf.frhttps://gallica.bnf.fr

  • Lanessan, Jean-Louis de (1843-1919). Auteur du texte. L'Empiregermanique sous la direction de Bismarck et de Guillaume II / parJ.-L. de Lanessan,.... 1915.

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  • J.-L. PE LÂNESSAM;:Ancien Mfaistte de la Marme,x

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  • L'Empire germanique

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  • L'Empire germanique

    sous la direction

    de Bismarck et de Guillaume IL

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    J.-L. DE LANESSANAncien Ministre do la Marine,

    Ancien Gouverneur général de l'Indo-Chino.

    PARISLIBRAIRIE FÉLIX ALCAN

    108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

    1915Tous droits de reproduction,de traduction et d'adaptation réserves pour tons pays,

  • 1

    CHAPITRE PREMIER

    L'EMPIRE GERMANIQUE SOUS LA DIRECTIONDE BISMARCK

    § I. – LA GUERRE DE 1870 ET LA FONDATIONDE L'EMPIRE GERMANIQUE.

    On a souvent dit et écrit que la guerre de 1870 auraitpu être évitée, qu'elle l'aurait été, par exemple, siNapoléon III, au lieu de rester neutre entre la Prusse etl'Autriche en 1866, s'était prononcé en faveur de l'Au-triche. L'observation n'est pas sans valeur, mais laFrance, en 1866, n'était pas assez forte militairementpour intervenir dans un conflit où la Russie seraitentrée à son tour en faveur de la Prusse.

    Napoléon III avait si bien compris l'insuffisance denotre armée, que le 14 janvier 1867 il affirma devant leCorps législatif la nécessité « d'augmenter nos forcesdéfensives », et de « nous organiser de manière à êtreinvulnérables ». Il avait lui-même préparé un projetqui fut déposé sur le bureau dela Chambre des députéspar le maréchal Niel, ministre de la Guerre, le 21 juin1867. Devant l'opposition qui se manifesta sur tous les

    J.-L. DE LANESSAN. L'cmp. germ.

  • bancs dé la Chambre, le gouvernement crut devoirrremplacer ce projet pas un autre moins étendu, maisqui cependant dotait la France d'une armée active de400000 hommes, d'une armée de réservistes de400 000 hommes et d'une territoriale comprenant égale-ment 400000 hommes. Ce nouveau projet fut voté parla majorité gouvernementale; mais les députés les plusministériels eux-mêmes se montrèrent ensuite rebellesaux augmentations de crédits qui auraient été néces-saire| pour réaliser la nouvelle organisation.

    L'ârméë permanente était condamnée, en principe, parles républicains. Les autres partis reconnaissaient sanécessité; mais, pour être agréables aux électeurs, ilss'efforçaient d'en réduire le plus possible les effectifs.Tous, en outre, étaient hostiles au principe du servicemilitaire obligatoire que Napoléon III et le maréchalNiel voulaient introduire dans notre législation.

    La conséquence de leur conduite fut que le jour oùla guerre éclata notre armée active se trouva très infé-rieure à ce qu'elle aurait dû être pour que nous pus-sions résister à l'attaque brusquée de l'Allemagne, carcelle-ci disposait d'un million d'hommes.

    La guerre était pourtant inévitable. Après avoir éli-miné l'Autriche de la Confédération germanique, laPrusse avait résolu d'unifier tous les États de l'Alle-magne. Elle y était poussée par les populations, maispas un seul des multiples souverains allemands n'étaitdisposé à perdre, dans cette unification, la moindre par-celle de son omnipotence féodale. Après la victoire deSadowa, la Prusse put constater la persistance de l'atta-chement des États du Sud pour l'Autriche qui incarnaitles principes féodaux chers à ces États. En juillet etaoût 1868, les fêtes de tir qui eurent lieu à Vienne ser-virent de prétexte à des manifestations bruyantes enfaveur de l'Autriche et contre la Prusse, de la part desreprésentants de Francfort et de Heidelberg.

    D'un autre côté, l'Autriche saisissaitassez habilement

  • toutes les occasions de témoigner des sympathies à laFrance et de montrer qu'elle ne se désintéressait pasdes affaires allemandes. En 1867, François-Joseph etl'impératrice d'Autriche firent, à Saltzbourg, une récep'-tion brillante à Napoléon III et à l'impératrice Eugénieet François-Joseph tint à se rendre à Paris pourvisiter l'Exposition universelle. Lorsque la question duLuxembourg faillit faire éclater la guerre entre laFrance et la Prusse, François-Joseph se posa en média-teur. En 1869, le chancelierde l'empire austro-hongrois,Beust, essaya même de former une entente del'Autriche, de l'Italie et de la France, contre la Prusse,mais ce projet « fut contrecarré par l'attitude de laRussie dont Bismarck avait assidûment cultivé la bien-veillancel ».

    Tout cela irritait vivement la Prusse; elle en déduisait,non sans raison, d'une part que l'Autriche n'avait pasrenoncé à sa prétention de jouer un rôle dans lesaffaires allemandes et, d'autre part, que les États alle-mands étaient peu disposés à accepter l'hégémonieprussienne. Bismarck en concluait que pour édifierl'empire germanique, il faudrait une grande guerred'où la Prusse sortirait avec le prestige de la vic-toire et de la force. 11 a dit lui-même 2 « J'étais con-vaincu que l'abîme qu'avaient creusé au cours de l'his-toire entre le sud et le nord de la patrie, la divergencedes sentiments, de race, de dynastie et la différence dugenre de vie ne pouvait être plus heureusement çqmbléque par une guerre nationale contre le peuple voisinqui était notre séculaire agresseur. »

    N'ayant rien fait pour nous garantir contre cetteguerre, ni au point de vue de la préparation militaire nià celui des relations internationales, nous étions con-iamnés à la défaite d'où devait sortir l'empire germa-

    1. Wickham Steed, La Monarchie des Habsbourg, p. 51.2. Mémoires.

  • nique. Celui-ci fut proclamé à Versailles le 18 jan-vier 1874. Guillaume II fut couronné « empereur alle-mand ». L'empire était constitué par la fédération de26 États' ayant chacun son gouvernement et sonparlement (Landtag). A la tête de l'empire était le roi dePrusse avec un gouvernement et un parlement(Reichstag) commun à tout l'enipire. L'empereur com-munique avec le Reichstag par un chancelier d'empireet des ministres; mais si le parlement a le droit de cri-tique, iLn'a le droit de renverser ni le chancelier niles ministres. Il vote les lois d'empire et le budget desdépenses communes et jouit par là d'une autoritémorale incontestable, mais il s'y trouve presque tou-jours une majorité pour suivre avec docilité les indica-tions du gouvernement impérial. L'empire germaniqueest, en somme,- un empire autocratiqueen même tempsque fédératif.

    § Il. LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE L'EMPIRE DANSSES RELATIONS AVEC LA CENTRALISATION ET L'ACCROIS-

    SEMENT DES FORCES MILITAIRES.

    Bismarck devait chercher ailleurs que dans lesréformes politiques le moyen de gagner au nouvelempire les sympathies des populatious et des chefs desdivers Etats. C'est dans les progrès économiques qu'ille trouva.

    Ses desseins à cet égard furent singulièrement favo-risés par les conditions dans lesquelles naissait l'empiregermanique. Aussitôt après sa constitution, l'Alle-

    1. Prusse, Bavière, Saxe, Wurtemberg, Bade, Hesse, Mecklém-bourg-Schwerein, Saxe-Weimar, Mecklembourg-Strelitz, Holden-bourg, Brunswig. Saxe-Meiningen. Saxe-Holtenbourg, Saxe-Cobourget Gotha, Hanhalt, Schwarsburg-Rudolstadt,Schwarsburg-Sondershausen, Waldeck, Reusse (ligne alnée), Reuss (lignecadette), Schomburg-Lipp, Lipp, Lubeck, Brehme, Hambourg,Alsace-Lbrrainê.

  • magne subit nécessairement l'évolution qui se mani-feste toujours comme conséquence; de la fusion demultiples petits États jusqu'alors indépendants, rivauxet dépourvusde ressources,dans un grand Étatcentraliséau triple point de vue politique, militaire et écono-mique.

    Pour maintenir dans un tel État l'unité politique, ilfaut multiplier les voies de communication entre toutesles parties de son territoire, sans quoi les directionscentrales ne se feraient pas sentir assez rapidement surtoute son étendue. Pour le mettre à l'abrl des convoi-tises et des attaques de.l'étranger, il faut la doter d'unearmée proportionnée, par le nombre de ses hommes etla puissance de son matériel de guerre, aux forces despays voisins. Cette armée elle-même ne peut remplirson rôle que si elle est bien logée, bien nourrie, bienarmée, bien approvisionnée en munitions de guerre. Ilfaut donc que l'État provoque le développement surson sol de toutes les industries nécessaires aux besoinsde l'armée. Et plus celle-ci comprendra d'hommes, soiten temps de paix, soit en temps de guerre, plus il faudraque soient développées les industries destinées à faireface à son entretien et à son armement. Enfin, la centra-lisation économique a pour conséquence inévitable ladisparition de toutes les barrières intérieures que lespetits Etats opposent au commerce en vue de leursintérêts particuliers. Il suffit de jeter un coup d'ceil surl'histoire de la France pour s'assurer que plus l'État y aété concentralisé par la disparition graduelle des princi-pautés féodales et plus s'y sont développées, en mêmetemps que les armées d'État, les industries nationales,les voies de communication et les lois ayant pour objetle développementéconomique général.

    L'évolution qui s'est faite en France lentement, aucours de plusieurs siècles, se produisit brusquementenAllemagne après la constitution de l'empire germa-nique. Au point de vue militaire, une modification pro-

  • fonde fut introduite dans l'Etat. D'après le statut de laconstitution fédérale de 1866, l'effectif budgétaire del'armée de la Confédération ne devait pas dépasser1 p. 100 du chiffre total de la population des Étatsconférés. En 1871, le principe ne fut pas modifié, maisil fut plus rigoureusement appliqué que dans le passéet il en résulta une augmentation notable des effectifsréels de l'armée germanique. Plus tard, le principe lui-même a été violé sans mesure.

    Il «faut ajouter à la formidable augmentation desarmées allemandes, la création de la flotte de guerreréalisée par l'empire depuis 1870. C'est par milliards quese comptent les sommes dépensées pour la constructionde cette flotte et celle des arsenaux, des ports, etc., quilui sont nécessaires, sans parler du canal de Kiel dontle creusement n'a été exécuté qu'en vue de son passagede la Baltique dans la mer du Nord et réciproquement.S'il est une vérité incontestée dans le monde indus-triel, c'est que l'État joue, par ses commandes, un rôlecapital dans la vie des grandes industries. En Alle-magne, ce rôle a toujours été plus considérable qu'enFrance, non seulement parce que l'État germaniquedépensait plus que nous pour son armée ou sa marine,mais encore parce que ses dépenses pour ce doubleobjet étaient très régulières. Les industries métallur-giques, par exemple, et les chantiers de constructionauxquels il assurait des bénéfices certains. se trou-vaient en excellente posture pour solliciter les com-mandes des gouvernements étrangers et des particu-liers.

    L'examen des développementsdes chantiers de cons-truction et des sociétés de navigation en Allemagne,établit qu'ils se sont accentués surtout à partir dumoment où l'empire germanique s'est lancé dans laconstruction d'une marine de guerre, c'est-à-dire depuisune vingtaine d'années. En 1891, le nombre des naviresmarchands de l'Allemagne jaugeant 100 tonneaux

  • et au-dessus n'était que de 689; en l?07, il s'élevaità 1351, Dans le même laps de temps, le tonnagetotal de cette flotte était passé de 2110 tonnes à3 780 000 tonnes 1.1.

    Il est intéressant et nécessaire de noter que l'énormeaccroissement de la marine marchande réalisé parl'Allemagne s'est produit au détriment des nationsmaritimes de l'Europe. C'est ainsi que les sociétés denavigationallemandes ont pris la première place dans lesports d'Anvers et de Rotterdam, dans le port français deCherbourg, dans les ports italiens de Gènes, de Napleset de Palerme, dans les ports autrichiens de Trieste etFiume, etc. Marseille elle-même vit sa marine mar-chande concurrencéepar les navires allemands. Le Nord-deutscher-Lloyd avait établi un service luxueux denavires pour passagers et marchandises ayant pour têtede ligne Marseille et desservant Naples et Alexandrie.Diverses lignes hambourgeoises ont établi aussi à Mar-seille leur point d'attache principal pour le service desports d'î la Méditerranée orientale et de la mer Noire.

    En me. te temps que les forces militaires et maritimesdu nouvel empire se développaient, tous les servicespublics s'accroissaient et les voies de communication semultipliaient pour mettre en relations les unes avec lesautres toutes les parties du territoire. Le budget del'empire n'était que de 340 millions de marks en 1872; ilatteignit, en 1913, le chiffre d'environ 3 milliards et demide marks. En ajoutant à ce chiffre les budgets des diffé-rents États, on obtient le chiffre énorme de 9 milliards661 millions de marks, soit près de 13 milliards defrancs.

    Dans ces budgets figurent des sommes considérablespour les travaux publics 2. En 1870, l'Allemagne nepossédait que 19 575 kilomètres de voies ferrées; en 1910elle en avait 61 148 kilomètres. L'empire a racheté toutes

    1. Voir Lueien Hubert, L'Effort allemand, p. 34. (Paris, F. Alcan.)2. Voir G. Bourdon, L'Énigme allemande, p. 312;

  • les lignes afin d'être maître de leurs tarifs. Des sommesénormes ont été dépensées pour améliorer les voiesnavigables naturelles, creuser des canaux, créer desports, etc. L'Elbe et l'Oder sont unis par des canaux quifont de l'Oder un véritable affluent de l'Elbe. Grâce à lamultiplication des voies ferrées et à l'aménagement desvoies fluviales, le prix du transport des marchandisesestextrêmement réduit et le tonnage des bateaux circulantsur les fleuves a quintuplé depuis trente ans1. Les servicespostaux, télégraphiqueset téléphoniques qui sont, avecles voies de communication, les outils les plus utiles aucommerce et à l'industrie ont pris une extension telleque le nombre des bureaux de postes s'élève à 79,4 pour1000 habitants en Allemagne, tandis qu'il est seule-ment de 34,7 en France. Le développement de l'armée,de la marine H des services publics a eu pour consé-quence nécessaire celui de toutes les industries2.

    L'évolution ascendante de l'industrie allemande a étéencore beaucoup déterminée et favorisée par deux con-ditions qui sont particulières à l'Allemagne les défec-tuosités de son agriculture et l'accroissement rapidede sa population.

    En raison de la nature de son sol et de son climat,l'Allemagne est incapable de produire tous les alimentsnécessaires à sa population. Chaque année, elle estobligée d'acheteraux étrangers une partie considérabledes produits exigés pour son alimentation. « En 1890 3,elle en importait pour un milliard de marks; en 1900,elle en importait déjà pour 1 S84 000 000; en 1908, elle aacheté à l'étranger pour 2043000000 marks de denrées.En 1908ellé dut acheter pour 600millions de marks de blé,de seigle, d'avoine, d'orge et de maïs, pour US millionsde marks de son et pour 145 millions de marks deviande. » Sa population agricole ne représente que

    1. Voir L. Hubert, Loc. cil., p. 29-30.2. Voir G. Bourdon, hoc. cit,; p. 313.3. Voir L. Hubert, Loc. cit., p. 122.

  • 28 1/2 p. 100 de la population totale, tandis qu'enFrance près de la moitié des citoyens actifs se livrentà l'agriculture. « Si, dit fort justement M. Bourdonl'Allemagne a retenu le geste de Bismarck lui mon-trant les mines à creuser, l'industrie à créer, c'est parbesoin vital. La terre allemande est pauvre, inca-pable de nourrir plus de 50 millions d'habitants,et lorsque la nation doit faire venir du dehors la nour-riture de 20 millions de ses enfants, comment lapayera-t-elle, si elle ne trouve, dans les produits de safabrication, l'équivalent des biens que lui refuse laterre? c'est ainsi que l'Allemagne poussée par la parci-monie de son sol et la richesse du sous-sol, devintindustrielle et commerçante. »

    Ses industries, une fois créées et organisées, se déve-loppèrent avec d'autant plus de rapidité que l'accrois-sement incessant de sa population lui fournissait unemain-d'œuvre abondante et, par conséquent, bon mar-ché. En 1870, la population de l'empire germanique nedépassait guère, au toi aï, le chiffre de 40800000 indi-vidus en 1910 il dépassait celui de 64800000 individus.En outre, l'émigration des Allemands à l'étranger estallée sans cesse en diminuant. En 1880, elle atteignait lechiffre de 184 000. Depuis cette date, elle a diminué gra-duellement au point qu'en 1909, le chiffre des émigrantsallemands n'était plus que de 18 315. La diminution del'émigration, déterminée par le développementcroissantdes industries, a été accompagnée d'une élévation dessalaires et d'un accroissement de la consommation detous les produits indigènes ou importés.

    L'évolution ascendante de l'industrie allemande a étéconsidérablement favorisée par la remarquable activitédes industriels et des commerçants, par la dispersiondans toutes les parties du monde de la jeunesse alle-mande instruite et par la création d'établissements

    1. Voir G. Bourdon, Loc. cit., p. 314.

  • allemands partout où il y avait:quelque chose à faire etquelque argent à gagner. Il n'y a guère de pays où l'onne trouve de jeunes Allemands dans les comptoirs com,merciaux ou dans les usines. Tout ce personnel étaitrecherché en raison de son assiduité, de sa discipline,et des bas prix dont il se contentait. Après avoir servidans les comptoirs commerciaux étrangers, beaucoups'établissaient à leur compte et se servaient de ce qu'ilsavaient appris chez leurs patrons pour tenter de leurenlever leurs clientèles.

    Les grandes industries allemandes elles-mêmes fon-daient des établissements dans les divers pays. Plus dela moitié des mines de Saint-Pierremont, dans ,1e richebassin de Longwy, les concessions voisines de Joanvilleet de Batilly, les mines de fer de Normandie appar-tiennent aux Allemands. « La même ardeur entreprcnante et envahissante se remarque chez les financiersallemands. C'est ainsi que la Deutsche Bank et, stimuléespar son exemple, les autres grandes banques alle-mandes, poursuivent la conquête des marchés étran^gers. Elles se sont déjà implantées en Amérique, enExtrême-Orient, en Afrique. A plus forte raison, leursefforts pour conquérir l'Europe ont-ils été méthodiqueset persévérants. Elles font preuve d'une obstination etd'une discipline merveilleuse, réussissant,' à force depatience et grâce à des procédés souples et séduisants,à attirer l'épargne et à créer des débouchés nouveauxpour l'industrieet le commerce allemands » II n'y a pas,en un mot, un seul des domaines de l'activité humainedans lequel, depuis la création de l'empire germani-que et avec les encouragements des autorités impé-riales, les Allemands n'aient fait des efforts incessantspour conquérir des situations humbles ou fortes, peuproductives ou prédominantes, en concurrençant lesnationaux de tous les autres peuples, même chez eux.

    1. Voir L. Hubert, Ibid., p. 39.

  • Le développement des industries allemandes a étéfavorisé encore par des mesures législatives et adminis-tratives de divers ordres. Par exemple, tout produitallemand destiné aux pays d'outre mer jouit sur lesvoies ferrées de tarifs réduits, à la condition d'être em-barqué dans un port allemand et sur un navire alle-mand. D'après une commission d'enquête anglaise, ladiminution des frais de transport résultant de cettemesure est tellement considérable, que les produitsfabriqués en Angleterre, similaires de ceux de rAlleina-gne, ne peuvent pas faire concurrence à ces derniers.La commission anglaise notait le fait que le consulgénéral de Grande-Bretagneà Ilambourg avait été aviséque « des commerçants britanniques en rapport d'af-faires avec le Levant et l'Afrique orientale se trouventobligés, dans l'intérêt de leurs clients du Levant et del'Afrique orientale, de confier des commandes de cesclients à des fabricants allemands; les commandespourraient être exécutées dans le Royaume-Uni, maisil est impossible au fabricant britannique de faire con-currence aux articles allemands, dont les prix inférieurssont dus, dans une large mesure, aux taux de transportfortement réduits d'Allemagne en ces pays ».

    Elle applique aux émigrants des procédés analogues.Beaucoup de Russes traversent le territoire allemanddafin d'aller s'embarquer pour l'Amérique; mais on neles y laisse pénétrer que s'ils sont munis d'un billet depassage su-r les bâtiments de quelque Compagnie denavigation allemande. L'Allemagne assure ainsi du frethumain à sa marine marchande, comme elle lui assuredu fret de matières par ses tarifs de transport sur lesvoies ferrées

    La nécessité absolue dans laquelle se trouvent lesindustriels allemands de vendre leurs produits à n'im-

    1. Voir P. Baudin, L'Empire allemand et .l'Empereur; p. 1612.. Ibid, p. 59.

  • porte quel prix les a conduits à un système d'associa-tion ou cartel qui, tout en fixant la production de cha-que industriel, autorise la vente aux étrangers à desprix inférieurs à ceux que paient les nationaux. C'estainsi qu'on voit des tôles fabriquées en Allemagneservir à construire dans les chantiers anglais desnavires pour le compte d'armateurs allemands.

    Toutes les statistiques du commerce et de la naviga-tion prouvent que ces mesures ont favorisé le dévelop-pement des industries, des ports de commerceet de lanavigation marchande de l'Allemagne, au point de luipermettre de concurrenceravantageusement sur la plu-part des marchés du monde les industries, le commerceet les lignes de navigation de tous les autres pays.

    § III. – BISMARCK ET LA COLONISATION.Bismarck n'était pas favorable à l'expansion coloniale

    de l'empire germanique. 11 estimait que l'impérialismemilitaire et économique pratiqué comme il vient d'êtredit, suffirait pour permettreà l'Allemagne d'étendre surle monde son influence politique en même temps qued'y répandre les produits de ses industries. En fé-vrier 1871, après la signature des préliminaires de paixentre la France et l'Allemagne, le Times ayant parlé del'éventualité dans laquelle le gouvernement de Berlinréclamerait la session de notre colonie de Pondichéry,Bismarck déclarait « Je ne veux pas de colonies.Elles ne sont bonnes qu'à créer des sinécures. C'esttout ce que l'Angleterre et l'Espagne en font. Nousautres, Allemands, si nous avions des colonies, nousressemblerions aux nobles de Pologne ils ont desfourrures d'hermine sur les épaules et pas de chemisedessous. Il avait néanmoins fait procéder à l'occupa-tiQn des îles Samoa dans le Pacifique, du Cameroun

    1. Mémoires de Bismarck, par Maurice Busch, I, p. 319.

  • sur la côte occidentaled'Afrique, peut-être pour donnerquelque satisfaction au parti colonial qui déjà se con-stituait en Allemagne.

    Son hostilité à l'égard de l'expansion coloniale alle-mande est encore partagée par les impérialistes de sonécole. Le comte de Reventlow disait à ce sujet, dansl'interview rapportée par M. Bourdon « Souvenons-nous des conseils de Bismarck, selon qui l'Allemagne,loin de s'éparpiller, avait le devoir de se concentrer etde constituer chez elle un foyer très intense, capable defaire rayonner au loin son influence politique et com-merciale. Là est, selon moi, la vérité allemande. Tenons-nous-y. »

    § IV. – LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE BISMARCK.SA CONDUITE ENVERS LA FRANCE.

    Lorsque le premier ambassadeur de la République àBerlin fut reçu par le nouvel empereur d'Allemagne, iln'eut qu'à se louer de l'accueil dont il fut l'objet.« Quand les portes de la salle d'audience s'ouvrirent,dit M. de Gontaut- Biron 2, j'entrai seul et. j'aperçus, aumilieu du salon, un homme grand, à l'air martial etbienveillant, debout, la tête découverte et ceint dugrand cordon de la Légion d'honneur. Je m'avançai verslui en le saluant profondément il marcha à ma ren-contre. » Notre ambassadeurayant déclaré qu'il avaitpour mission fle « renouer entre deux grandes nationsdes relations régulières et pacifiques », et qu'il comp-tait sur « la bienveillance » de Sa Majesté pour « rem-plir sa tâche avec toute la loyauté qu'il tenait ày apporter » car « la paix dans l'honnenr est un bienessentiel au peuple », l'empereur Guillaume Ier répliqua« Tous ces sentiments sont les miens. Je tâcherai de

    i. Loc. cit., p. 208.2. Voir duc de Broglie, La Mission dé Gontaut-Biron à Berlin, p. 8.

  • vous rendre le séjour de Berlin aussi agréable que pos-sible. » L'impératrice et le prince héritier, qui devaitrégner pendant quelques semaines seulement sous lenom de Frédéric III, se montrèrent non moins aimablesque l'empereur. Faisant allusion à la guerre « C'est uneterrible saignée, dit le prince Frédéric, qui a été faiteà nos deux pays; elle nous a occasionné comme à vousdes pertes considérables et bien douloureuses. A pré-sent, il faut maintenir la paix. »

    Seul, M- Bismarck manifestait des sentiments d'uneautr§ nature. Son banquier favori, M. Bleischrœder,dit un jour à notre ambassadeur « M. de- Bismarckest fort content de vous voir ici, mais il n'est pas content de M. Thiers. Et pourquoi donc? C'est queM. Thiers augmente dans de trop fortes proportionsl'armée française. Il assure que le nouvel effectif estplus fort que celui de l'Empire, ce qui serait contraireaux promesses faites à lui-même, à Versailles, parM. Thiers. C'est le point noir de l'horizon. » M. de Moltke,faisant allusion au rapport de M. de Chasseloup-Laubatsur la réorganisation de l'armée, disait « Il demandele service obligatoire, croyez-vous qu'il l'obtienne? »Et M. de Gontaut-Biron se voyait contraint d'insistersur l'opposition de principe que M. Thiers faisait àl'institution du service obligatoire. Moltke ajoutait« M. Thiers s'occupe joliment à refaire cette armée. Auprintemps prochain, elle sera en état de recommencerla guerre. » Les inquiétudes de M. Bismarck furentpoussées à leur apogée par la souscription en Francede l'emprunt de libération de trois milliards qui futcouvert quarante fois en quelques jours. La Franceétait relevée moralement aux yeux du monde entier,tandis qu'elle se relevait matériellement par la réorga-nisation de son armée et de ses finances.

    Bismarck, dès lors, pensa. au renouvellement duconflit. Mais l'état d'esprit des grandes puissancesn'était plus le même qu'à la veille de 1870. Traduisant

  • les impressions éprouvées en 1873 par notre ambassa-deur à Berlin, le duc de Broglie ditt « Le premieréblouissement causé en Europe par le tourbillon desvictoires prussiennes commençait à se dissiper, et lesspectateurs, un instant frappés de stupeur, se réveil-laient avec un sentiment de malaise. Tous ceux quiallaient avoir atfaire avec le favori de la fortune s'inquié-taient de voir se dresser une force prépondérante quepersonne ne serait de taille à contenir. L'idée que,puisque la France qu'on croyait anéantie paraissaitrevivre, elle pourrait avoir encore un jour ou l'autre unrôle à.jouer pour servir de point d'appui à la résistancecontre le colosse qu'on avait si complaisamment laissécroître, se présentait à beaucoup d'esprits. »

    M. de Gontaut-Biron en eut la certitude lorsque seréunirent à Berlin, en 1872, auprès du nouvel empereurd'Allemagne, le tsar de Russie Alexandre II et l'empe-reur d'Autriche François-Joseph. Le but de Bismarck,en provoquant cette sorte de congrès des trois empe-reurs, avait été probablement de faire consacrer par laRussie et par l'Autriche, les remaniements profondsque le nouvel empireavait opérés dans l'Europe occiden-tale et centrale, et surtout d'isoler la France. Ce doublebut ne fut pas atteint. Dans l'audience privée qu'ilaccorda à M. de Goutant-Biron, le tsar lui dit « J'aipour M. Thiers la plus grande estime; veuillez l'assurerde ma part qu'il n'a rien à redouter de ce qui se passeici la France pouvait être certaine d'avance que jen'aurais participé à rien de ce qui pourrait être tentécontre elle. » Gortchakof,chancelier de Russie, qui avaitaccompagné le tsar, précisait la pensée de ce dernierdans les termes suivants « Nous avons intérêt et sym-pathie pour la France. Il faut que la France soit forteet sage. » Le terme de « sage » avait, à cette époque,dans la bouche des gouvernants étrangers une signifi-

    1. Voir duc de Broglie, La Mission de Gontaut-Bironà Berlin, p. 44.

  • cation très précise ils désiraient que la France revîntà la monarchieou du moins ne se laissât pas choir dansles doctrines et les pratiques révolutionnaires. « IIimporte, disait Gortchakof, qu'elle soit forte pourqu'elle puisse jouer dans le monde le rôle qui lui estassigné; il faut qu'elle soit sage précisément pourqu'elle puisse jouer ce rôle avec autorité et pour queson action soit bienfaisante. Soyez rassuré et rassurezaussi M. Thiers si vous remplissez vos engagements,rien de plus ne vous sera demandé. On parle de votrearmée et de son organisation, il est naturel qu'ici onn'y demeure pas indifférent, mais sur ce point l'Alle-magne n'a le droitde vous adresser aucuneréclamation.Vous faites ce que vous jugez convenable et vous avezraison. Entre nous il a pu y avoir ici échange de vueset d'idées, mais point de protocole tenu; nous nousséparons sans qu'il y ait rien d'écrit entre nous. Nemanquez pas de le faire savoir à votre gouvernement.»Un agent russe, précisant davantage, dit à M. de Gon-taut-Biron « 'La Russie et l'Autriche ne veulent pasintervenir dans la question des annexions accomplies(par l'Allemagne). Ce que la guerre lui a donné, la guerrepeut le lui ôter; elle a conquis, qu'elle soit conquise à sontour, cela ne nous regarde pas. »

    Il ressort bien de toutes ces déclarations que si Bis-marck avait provoqué la réunion de Berlin pour obtenirl'approbation de la politique de la Prusse, il échouadans son entreprise. En le faisant savoir au gouverne-ment de la République, M. de Gontaut-Biron ajoutait« La Russie et l'Autriche estiment que la France estnécessaire à l'Europe. Elles tiennent à l'encouragerdans les efforts heureux qu'elle fait pour se relever,témoins les éloges donnés par Alexandre et François-Joseph, et par le chancelier de l'empire russe à la réor-ganisation de notre armée. La Russie et l'Autricheveulent donc une France forte, et l'Allemagne voudraitgarder une France faible. Voilà une différence capitale

  • .2

    entre la politique des trois puissances, dont l'Allemagne,quoi qu'elle fasse, sera bien obligée de tenir compte. »

    L'échec de M. de Bismarck n'avait fait que l'irriter.Les tentatives de restauration de la monarchie, quifurent faites dans notre pays en 1873, et la lutte contrela papauté ouverte en Allemagne vers le même tempslui fournirent des prétextes et des occasionsde montrerl'esprit de domination universelle dont était animé lenouvel empire germanique.En Russie, en Autriche et dans la plupart des milieuxallemands on aurait vu avec plaisir restaurer la monar-chie en France, parce que l'on redoutait l'esprit révolu-tionnaire de notre pays. Bismarck, au contraire, mani-i-festait ses préférences pour la République parce qu'ilcroyait qu'elle serait incapable de donner à la Franceles forces dont elle a besoin. Au moment où M. Thiersfut remplacé par le maréchal de Mac-Mahon, M. deGontaut-Biron écrivait de Berlin au nouveau ministredes Affaires étrangères, M. de Broglie: •< Le roi, je croispouvoir l'affirmer, a favorablement accueilli le 24 mai;il est particulièrement très sympathique à M. de Mac-Mahon et tout ce qui est conservateur à Berlin partagela manière de voir du roi. On a vu avec plaisir l'arrêtmis au progrès du radicalisme par l'avènement dunouveau gouvernement, mais on veut que la convales-cence se prolonge bien longtemps et on redoute le réta-blissement. C'est le sentiment de M. de Bismarck, etson esprit hardi autant qu'ingénieux ne négligera pasles occasions de nous empêcher de nous relever. »

    Une première occasion de cette sorte se présenta lorsde la notification du nouveau gouvernement françaisaux puissances étrangères. M. de Bismarck voulait quenos représentants reçussent du maréchal de nouvelles.lettres de créance, comme si le régime politique de laFrance avait été modifié. Il prétendait que « notreRépublique n'était que provisoire et que la traitercomme la Suisse ou les États-Unis, c'eût été lui recon-

    J.-L. DE LANESSAN. L'emp. gernl.

  • naître un caractère définitif. » Allant beaucoup plusloin, il déclarait « avec une certaine insistance, qu'il nevoulait pas s'engager à reconnaître indistinctementtous les élus qu'il nous plairait de mettre à notretête » Il faisait surtout allusion à Gambetta « avec quiil ne lui conviendrait pas d'entrer en relation »et quel'on croyait alors, à Berlin, susceptible de devenirprésident de la République. La France dut céder etrenouveler les lettres de créance de nos agents auprèsde toutes les puissances.

    fees sentiments intimes de M. de Bismarck au sujetde la "restauration monarchique en France furentexprimés par lui-même, dès le 20 décembre 1872, dansune lettre adressée à M. d'Arnim, ambassadeur d'Alle-magne en France et ami de M. Thiers « Nous n'avonsassurément pas pour devoir, disait Bismarck, de rendrela France puissante en consolidant sa situation inté-rieure et en y établissant une monarchie en règle, derendre ce pays capable de conclure des alliances avecles puissances qui ont jusqu'à présent avec nous désrelations d'amitié. La France est pour nous un salutaireépouvantail. Tant que les monarchies marcherontd'accord, la République ne pourra rien leur faire. Telleest ma conviction, et elle m'empêche de conseiller à SaMajesté de soutenir en France les droits monar-chiques 2. »

    Engagé contre l'Église catholique dans une lutte trèsviolente, Bismarck redoutait que la restauration enFrance d'une monarchie alliée à la papauté eût duretentissement en Allemagne. M. de Gontaut-Bironécrivait à notre ministre des Affaires étrangères, M. deBroglie, le 12 août 1873 « Il est un point qui m'a tou-

    jours inquiété. C'est la question religieuse en Alle-magne. M. de Bismarck, emporté par sa passion, en a

    1. Voir duc de Broglie, La Mission de Gontàut-Biron à Berlin, p. 110.2. Ibid., p. 123,

  • fait une des bases de sa politique. La résistance qu'ilrencontre et qui s'accentue de plus en plus, l'irrite.De plus, il craint la France, il redoute le réveil del'esprit religieux chez elle, et le regarderait comme unencouragement possible à la résistance que les catho-liques lui opposent. Il croit que M. le comte de Cham-bord, nommé roi, adoptera avant tout une politique deréaction religieuse, papale, etc. » Notre ambassadeurne cachait pas que la presse et les députés monar-chistes français faisaient, par « leurs commentairesinopportuns et indiscrets », tout ce qu'il fallait pour jus-tifier les craintes de Bismarck. Mais, en réalité, cescraintes prouvent que le chancelier ne se rendait pasun compte exact de l'état des esprits en France il pre-nait pour une majorité, ce qui n'était qu'une infinieminorité de notre pays.

    Bismarck, d'ailleurs, n'était pas seul à commettrecette erreur. L'Italie, notamment, voyait dans les pro-jets de rétablissement de la monarchie au profit ducomte de Chambord, une menace pour son unité. « Lacrainte que le rétablissement de la monarchiefrançaisene fut le signal d'une agression contre l'unité italienne,avoue M. de Broglie, s'empara rapidement, dans lapéninsule, des imaginations épeurées. Les commen-taires allant leur train peu s'en fallut qu'on ne nous vitpréparer une grande réaction en faveur de l'autoritécatholique et du dogme de la légitimité poursuivie à lafois pour rétablir Don Carlos à Madrid, l'héritier pros-crit de la maison de Bourbon à Naples et tous lesprinces dépossédés, aussi bien en Allemagne qu'enItalie. Ce fut pour dénoncer et prévenir en même tempsce danger imaginaire que Victor-Emmanuel vint avecun certain appareil faire visite, dès les premiers joursde septembre, à Berlin puis à Vienne, afin de montreraux populations tous les grands pouvoirs unis et la

    1. Ibid., p. 131.

  • main dans la main, prêts à les défendre contre l'agita-tion cléricale. »

    Après avoir rappelé la campagne de presse qui sefaisait en Allemagne, en Italie et en France contreles menaces de réaction cléricale, M. de Broglieajoutait « Comment ce bruit du péril clérical, répétépar tant d'échos, n'aurait-il pas inquiété sérieusementmême de bons esprits, quand on voyait jusqu'àM. Thiers, l'un des auteurs principaux de la fameuseloi d'enseignement de 1850, et le défenseur autrefoisattftré jta pouvoir temporel du Saint-Siège faire minedè s'associer à une émotion générale et promettre, dansune lettre publique, qu'il allait reprendre son siège àl'assemblée pour défendre là liberté religieuse me-nacée. » L'attitude de M. Thiers aurait dû, non pointinquiéter, mais rassurer les esprits timorés, car ellemettait en pleine lumière l'impossibilité d'établir uneréaction ultramontaine dans notre pays. Mais Bis-marck, en particulier, avait tout intérêt à ne voir queles faits susceptibles de faire, croire à la menacede cette réaction, car il y trouvait un argumentcontre nous auprès de certaines puissances étran-gères.

    Des mandements imprudents publiés en 187S par lesévèques français, au sujet de la querelle de Bismarck etdu pape, fournirent au chancelier l'occasion de montrerses mauvaises dispositions à notre égard et ses pré-tentions à régenter l'Europe entière. Ce fut la premièremanifestation de la politique d'hégémonie européennequi devait être appliquée ultérieurement par l'empiregermanique. Le cardinal Ledochowski, archevêquepolonais de Posen, ayant été condamné à la prison et àl'amende et déposé de ses fonctions épiscopales par untribunal séculier, le Pape Pie IX protesta dans uneencyclique à laquelle nos évêques donnèrent une publi-cité qui pouvait faire accuser notre épiscopat de semêler des affaires intérieures de l'Allemagne. Ils

  • offraient par là un prétexte à Bismarck pour intervenirdans les nôtres. Il demanda impérieusement à notreambassadeur des poursuites contre les évoques cou-pables et, en particulier, contre celui de Nancy. Faisantallusion à une circulaire par laquelle M. de Fourtouavait invité les évoques à se taire, il dit à notre ambas-sadeur « Le gouvernement allemand ne juge pas suffi-sante la satisfaction que vous avez cru lui donner parla circulaire de M. de Fourtou; il lui faut un pas deplus. Il ne suffit pas d'avertir les évêques; ils doiventêtre punis; c'est la seule manière de prouver que vousn'êtes pour rien dans les offenses que nous recevonsd'eux, et que vous en répudiez la solidarité. Vosévêques fomentent la révolte dans l'empire c'est ceque nous ne pouvons supporter. C'est le cas, en parti-culier, pour l'évèque de Nancy dont la juridiction estencore mixte et s'étend aux districts récemmentannexés. Si vous laissez continuer ces procédés, c'estvous qui aurez rendu la guerre inévitable, et nous laferons avant que le parti clérical, se rendant maître dupouvoir, la déclare au nom de la religion catholiquepersécutée. Voilà pourquoi vos projets de restaurationmonarchique re m'ont jamais plu; je me méfiais del'influence que vos cléricaux prendraient sur le comtede Chambord. »

    Il eut soin de faire publier cette conversation, à pro-pos de laquelle l'officieuse Gazelle de l'Allemagne duNord disait « Du moment où la France s'identifieavec Rome, elle devient notre ennemie jurée. Lapaix du monde ne peut exister avec une France sou-mise à la théocratie pontificale.

    >>Bismarck lui-même

    disait à qui voulait l'entendre1 « Je ne suis pasl'ennemi de la France. mais je le déclare, si laFrance soutient les catholiques en Allemagne, je n'atten-drai pas qu'elle soit prête. Elle le sera dans deux

    1. Voir duc de Broglie; La Missionde Gontaùt-Bironà Berlin, p. 166.

  • ans, je saisirai auparavant i'occasion lavorame. «Pendant ce temps, il pesait sur la Belgique pour

    qu'elle limitât la liberté de sa presse où les catholiquesd'Allemagne étaient soutenus et il essayait d'agirdans la même direction auprès des grandespuissances.M. de Broglie affirme « qu'il avait plusieurs foisexprimé la pensée de réclamer une législation inter-nationale contre la presse qui l'offensait » et qu'il enétait résulté « une impatience générale ». « Je ne le sui-vrai pas dans cette voie, crut devoir dire l'empereurd'Autriche à notre ambassadeur. » Le prince Gortchakofdisait au général Leflô Il a voulu nous entraînerdans sa malheureuse campagne religieuse, mais nous luiavons formellement déclaré que nous ne lé suivrionspas. » Un ambassadeur d'une grande puissance disaità M. de Gontaut-Biron « Que veut doac cet homme?Ll faudra que quelque jour toutes les puissancess'entendent pour mettre un terme à ses empiétementssur la liberté d'autrui. » La reine Victoria écrivit unelettre personnelle à l'empereur Guillaume Ier pourprotester contre les prétentions de Bismarck. Celui-cidut, en ce qui concerne notre pays, se contenter depoursuites dirigées contre la Gazette de France pourreproduction du mandement de l'évêque du Nancy qui« pouvait donner lieu à des difficultés diplomatiques »,et l'on sait qu'il fut contraint de renoncer à sa luttecontre la papauté.

    V. BISMARCK ET SON COUP DE 1875CONTRE LÀ FRANCE.

    Il ne tarda pas à invoquer un autre prétexte pournous faire la guerre. Il lui fut fourni par le relèvementde notre armée et, en particulier, par la création desquatrièmes bataillons, interprétée faussement par sa

    1. La Mission de Gonlaul-Biron Berlin, p. 217.

  • presse officieuse comme devant avoir pour conséquencel'accroissement de notre armée. Bismarck avait dit auministre de Belgique qui en fit part à notre ambassa-deur « La France est incapable de supporter long- `temps le poids dont sa réorganisation militaire chargeses finances; il faut qu'elle réduise ses armements ouqu'elle fasse la guerre; elle est acculée à une folie ou àune inconséquence. » Au prince Orlof, anïbassadeur deRussie à Berlin, le chancelier avait dit encore « LaFrance se relève trop vite; nous lui prendrons Nancy. »Il avait écrit à l'ambassadeur allemand à Paris « Noussommes toujours prêts à faire la guerre dès que denouveaux actes présomptueux de la France nous ycontraindront Oderint dam m,etaant. » M. de Moltkedisait au ministre de Belgique « Je ne vois que lesfaits; un bataillon peut être de mille hommes, centquarante-quatre bataillons de plus, c'est donc centquarante-quatre mille hommes que la France vientd'ajouter à son armée! C'est l'attaque à brève échéanceet nous ne devons pas l'attendre. » En réalité, Bismarckprétendait s'arroger le droit d'intervenir dans l'organi-sation de notre armée, ce qui était contraire.au traitéde Francfort, et à notre dignité. Permettre à l'Aile-magne de se mêler de ces questions eût été renoncer ànotre indépendance. Bismarck le savait fort bien, maisil cherchait à nous intimider.

    On ne peut voir que ce sentiment dans les proposque tint à notre ambassadeur un des diplomates favorisdu chancelier de fer, M. de Radowitz. A la suited'explications que M. de Gontaut-Bironavaient fourniesau ministre des Affaires étrangères d'Allemagne et quiavaient été bien accueillies par ce dernier, notreambassadeur eut avec M. de Radowitz une conversa-tion où fut exposée la théorie de Bismarck. « Conve-nons, dit M. de Radowitz, qu'il y avait lieu d'être sur-pris du supplément dont on voyait vos régiments ren-forcés à l'improviste tant qu'on n'en connaissait pas

  • l'explication. Vous l'avez donnée maintenant et elle aparu suffisante. Si je n'étais pas autorisé à le dire jeme tairais. » Puis, répondant à M. de Gontaut qui luiaffirmait les sentiments pacifiques de la France, il dit« Pouvez-vous assurer que la France, regagnant sonancienne prospérité, ayant réorganisé ses forces mili-taires, ne trouvera pas alors des alliances qui lui man-quent aujourd'hui, et que les ressentiments qu'elleconserve très naturellement pour la prise de deux pro-vinces ne la pousseront pas inévitablement à déclarerla pierre à l'Allemagne? Et si nous avons alors laisséla France ressusciter et grandir, n'avons-nous pas toutà craindre? Et si la revanche est la pensée intime dela France (et elle ne peut être autre) pourquoi attendrepour l'attaquer qu'elle ait contracté des alliances? »La théorie était simple afin d'empêcher la France dese relever et de contracter des alliances, il fallait l'atta-quer tout de suite.

    Notre ambassadeur apprenait en même temps queRadovitz avait été chargé par Bismarck d'une missionsecrète à Saint-Pétersbourg, au cours de laquelle1 ilavait dit « N'est-ce pas un devoir d'humanité, du momentque la France ne peut pas arracher de son cœur lesprovinces perdues et se prépare en secret à les recon-quérir, de prévenir une nouvelle guerre en lui impo-sant un désarmement nécessaire ou, du moins, deréduire autant que possible les effets désastreux de laguerre en l'attaquant alors qu'elle n'a pas encore com-plété l'organisation de ses forces? » et il avait prétenduétablir qu'agir de la sorte c'était servir l'intérêt de lapaix européenne et celui de la France elle-même. Sesconclusions étaient que la Russie laisse l'Allemagnefaire en Europe tout ce que l'Allemagne croira devoirfaire et l'Allemagne laissera la Russie faire en Orienttout ce qu'elle voudra. Mais la Russie, fait observer

    1. Rambaud, Histoire de la Russie, p. 713.

  • M. de Broglie, « avait fait semblant de ne pas com-prendrei ».

    Le duc Decazes, ministre des Affaires étrangères,ayant attiré l'attention de nos représentantsà l'étrangersur les propos tenus par Radowitz, le général Leliô,notre ambassadeur en Russie, en entretint le tsarAlexandre II qui lai répondit « Soyez tranquille, sivous étiez sérieusement menacés, vous le sauriez bienVite vous le sauriez par moi. » L'empereur ayantdemandé au général Lellô « Que peuvent-iis vousreprocher à Berlin » et le général lui ayant répondu« l'unique grief qu'on faît valoir est l'opiniâtre espoirque nous conservons de recouvrer un jour l'Alsace etla Lorraine », le tsar ajouta « Ah! quant à cela, ilsn'ont pas le droit de se plaindre; on ne saurait vrai-ment vous reprocher de nourrir au fond de vos cœursune semblable espérance, et si j'étais Français, je lagarderais comme vous2. » Informé de cet entretien,M. Decazes écrivit au général Leflô qu'il croyait à lasincérité et à la loyauté du tsar, mais que celui-ci pour-rait être trompé, ou surpris, et il ajoutaït « Je n'au-rais plus cette crainte et ma sécurité serait absolue lejour où elle (Sa Majesté le tsar) aurait déclaré qu'elleconsidérerait une surprise comme une injure, et qu'ellene laisseraitpas cette iniquité s'accomplir. Avec ce motla paix du monde serait assurée, et il est bien digne del'empereur Alexandre de le prononcer. Sa Majesté adaigné vous dire qu'au jour du danger nous serionsprévenus et prévenus par elle. Mais si elle-mêmen'avait pas été prévenue à temps, elle devra comprendreet reconnaître qu'elle aussi aura été trompée et surprise,qu'elle se trouvera pour ainsi dire la complice involon-taire du piège qui nous aura été tendu, et je dois avoiraussi cette confiance qu'elle vengera ce qui sera son

    1. Loc. cit., p. 214.2. Rambaud, Histoire de la ttussie-, p. 714.

  • injure propre et couvrira de son épée ceux qui se sontreposés sur son appui*. » Le général Leflô ayant lucette lettre au chancelier de Russie, celui-ci le pria dela lui confier pour qu'elle fût mise sous les yeux del'empereur. Deux jours après, il la renvoyait à nôtreambassadeur avec ce mot « Général, l'empereur m'aremis ce matin lés pièces que vous m'avez confiées; ilm'a chargé de vous remercier de cette marque deconfiance. Sa Majesté a ajouté qu'elle vous confirmaittout ce qu'elle vous a dit de vive voix. » A ce moment,Alexandre se disposait à partir pour Ems, en passantpar Berlin.

    Cependant, le duc Decazes était à peine au courantde ces faits qu'il reçut la visite inopinée de l'ambassa-deur d'Allemagne, prince de Hohenlohe. Celui-ci luitint un langage d'où il résultait que le gouvernementallemand ne tarderait pas à réclamer une diminutionde nos armements « Je suis averti par M. cte Bûlow,dit l'ambassadeur allemand, que M. de Gontaut, dansles rapports qu'ils vous a faits, s'est montré trop opti-miste. M. de Biïlow n'est pas si satisfait que M. de Gon-taut l'a dit des explications du gouvernement françaissur ses armements. M. de Bülow lui-même croit que laFrance n'a pas d'intentions hostiles et ajoute foi à lasincérité de vos intentions pacifiques, mais l'état-majorallemand considère toujours que la guerre contre l'Alle-magne est le but final de votre organisation militaire.Un autre grief dont on trouve à Berlin qu'il y a lieu des'inquiéter, c'est l'entassement dans les caisses de labanque de six cents millions de billets retirés de la cir-culation, qui paraissent de nature à constituer un véri-table trésor de guerre. Enfin, aucun apaisement ne serapossible tant que les journaux français continueront àdénoncer les intentions de l'Allemagne. » Comme leprince de Hohenlohe, qui se disposait à prendre un

    1. Duc de Broglie, Loc. cit., p. 220.

  • congé, avait affirmé qu'il ne faisait pas « officiellement»cette communication, le duc Decazes en profita pour luidire simplement « Au revoir; nous en causerons àvotre retour. » Mais il s'empressa d'informer nos repré-sentants, et il recommanda à M. de Gontaut-Biron dene laisser s'ouvrir à Berlin aucune conversation surnos armements militaires. Notre chargé d'affaires àLondres, M. Gavard, eut l'heureuse pensée de faire partà lord Derby de la communication du prince de Hohen-lohe et obtint « la promesse que le gouvernementanglaisne manquerait pas à ce qu'il devait à la paix du mondeet à l'humanité ». Le lendemain, le Times publiait unarticle où la théorie de M. de Radowitz et les projetsdu parti militaire allemand étaient mis en pleinelumière. Toute l'Europe était avertie, et ce fut par-tout un mouvement d'indignation contre la politiquebismarckienne.

    Bismarck, voyant son piège éventé, faisait déclarer,le 10 mai, jour de l'arrivée à Berlin de l'empereur deRussie, par l'officieuse Gazette de l'Allemagne du Nord, quel'émotion de l'Europe était incompréhensible, « attenduqu'entre les gouvernements français et allemand iln'était pas survenu le moindre incident inquiétant ».Le même jour, le prince Gortchakof disait à M. de Gon-taut « Vous avez été inquiets, rassurez-vous. L'empe-reur qui désire vous voir vous rassurera plus complète-ment encore; Bismarck s'est montré animé des intentionsles plus pacifiques; il assure que les rapports avec laFrance n'ont jamais été meilleurs. » Le tsar lui-mêmedit à M. de Gontaut, à la fin d'un long entretien « Lapaix est nécessaire au monde, chacun à assez à fairechez soi. Comptez sur moi et soyez tranquille. J'espèreque nos relations seront de plus en plus cordiales, nousavons des intérêts communs nous devons rester unis. »

    A la- Chambre des Communes de Londres, lord Derby

    1. Ibid., p. 233.

  • ayant été interpellé sur le rôle de l'Angleterre, déclaraqu'il était intervenu parce que «il avait été dit par despersonnes ayant l'autorité et la position la plus hauteque, pour éviter une guerre, l'interruption des arme-ments français était nécessaire, et il y avait de bonnesraisons de craindre que le premier pas fut une invitationformelle faite par l'Allemagne à la France de discon-tinuer ses armements. Si cette demande eût été faite,il eût été difficile de maintenir la paix. » Et lord Derbylaissaitentendre qu'il avait agi pour prévenir cettedenfande.

    Bismarck fit donner à lord Derby un démenti par sesjournaux. Il se livrait sans aucune réserve aux attaquesles plus insolentes contre les ministres d'Angleterre etde Russie, mais il ne pouvait effacer la communicationfaite par le prince de Hohenlohe au duc Decazes, caron la connaissait dans les milieux diplomatiques. « Pourla première fois, fait observer le duc de Broglie1, sur lethéâtre où il régnait en maître, M. de Bismarck avaitparu, devant un public railleur, convaincu de duplicitéet d'impuissance. »

    Il en gardait une rancune toute particulière à notreambassadeur. Au mois de décembre 1875, M. de Gontautlui ayant exprimé la satisfaction que « cette années'ouvrît sans aucun sujet de dissentiment entre lesdeux pays », M. de Bismarck lui répondit avec brus-querie « Vous trouvez? Je suis bien aise de vousentendre parler ainsi. Vous ne croyez donc plus queje veuille commencer la guerre et mettre l'Europe à feuet à sang? » Puis, avec une amertume et une mauvaisehumeur non dissimulée, il se lança dans une explicationdes incidents racontés plus haut, dont le but étaitd'en rejeter toute la responsabilité « sur les manœu-vres des agioteurs et des cléricaux et sur les faussesnouvelles envoyées de Paris à Saint-Pétersbourg».

    1. Loc. cit., p. 241.

  • A la suite des élections de 1877, M. de Gontaut-Bironlui fut sacrifié. Les nouveaux ministres disaient« M. de Bismarck ne pouvait plus le souffrir et nousvoulons bien vivre avec lui. » Seul, le vieux Guillaumelui savait gré d'avoir travaillé au maintien de la paix.« J'ai trop vu et trop fait de guerre en ma vie, disait-ilsouvent; à mon âge, on veut mouriren paix1. » Lorsqu'ilapprit le départ de M. de Gontaut, il lui. dit, d'après M. deBroglie2 « Quelle nouvelle j'ai apprise, vous nousquittez? C'est une grande affliction pour moi. C'est àvous que nous devons les bonnse relations avec laFrance; oui, ajouta-t-il en prenant les mains deM. de Gontaut dans les siennes, c'est bien à vous. »Et les yeux du vieillard se mouillèrent de larmes.« J'ai demandé à M. de Hohenlohe pourquoi vousdevez partir. On m'a répondu que le ministèrel'exigeait du maréchal, » Puis il s'arrêta, ne vou-lant rien dire ou ne sachant rien du motif de l'exi-gence.

    Il est probable qu'il n'en savait rien, car Bismarckl'avait tenu à l'écart de toute sa conduite à l'égard dela France en 1875. Lorsque le tsar Alexandre lui fitpart des faits racontés plus, haut, il fut très étonnéde nos inquiétudes. « Ii ne pensait pas, a déclaréplus tard Schouvalof, que la guerre fût imminente,mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Iln'était pas au courant de ce qui se tramait autour delui 3. » Il ne fut probablement pas tenu non plus aucourant des manoeuvres par lesquelles Bismarck, dési-reux de se venger de la Russie, prépara la guerrerusso-turque de 1877 et l'humiliation qui fut in-fligée à la diplomatie russe au congrès de Berlinde 1878.

    1. Ibid., p. 295.2. Ibid., p. 311.3. Rambaud, Hst. de la Bussiie, p. 715.

  • § VI. bismakCk ET LA GUERRE RUSSO-TURQUE.

    M. de Broglie1, très bien renseigné par Gontaut-Biron,dit à ce sujet « Rien ne parut, dans le temps, plusobscur et plus énigmatique que l'attitude de M. de Bis-marck dans cette première phase de la question orien-tale (celle où les puissances tentèrent de se mettre d'ac-cord pour imposer au sultan lés réformes nécessitéespar l'étatprofondément troublé de la Turquie d'Europe)et le^ explications qu'on essaya de tirer de lui à latribune €u Reichstag ne contribuèrent nullement àl'éclaircir. Ce qu'on peut affirmer aujourd'hui aveccertitude, surtout a la lumière des événements qui ontsuivi, c'est qu'il'avait vu la crise éclater sans regret,c'est qu'il en suivit le développement avec moins deregret encore, et que ce fut lui qui, en définitive, à ladernière heure, fit échouer toutes les tentatives d'oùaurait pu sortir une solution pacifique. » Tandis queGuillaume Ier se montrait « très favorable aux vœuxformés par la Russie », mais désirait qu'ils fussentréalisés « sans recourir à des extrémités belliqueusesdont il redoutait toujours pour l'Europe et pour sonpropre voisinage l'influence contagieuse », Bismarckn'était préoccupé que « de donner à la Russie assezd'occupation en Orient pour lui faire perdre le goût derenouveler, dans les affaires de l'Europe occidentale,l'ingérence qu'elle venait d'exercer contre lui d'unemanière impérieuse et dont il lui gardait rancune. Uneguerre sur le Bosphore, – qu'elle fût heureuse ou mal-heureuse. c'était la Russie écartée pour longtemps duchemin de l'Allemagne; c'était réaliser en fait, de gréou de force, ce partage entre l'Orient abandonné auxtsars et l'Occidentaux Hohenzollern,dont la propositionavait été refusée quand M. de Radowitz l'avait portée à

    1. Loc. cit., p. 294.

  • Saint-Pétersbourg, mais qu'il faudrait bien subir quandtoutes les forces moscovites auraient leur emploi surla mer Noire. Ainsi, le conflit redouté par l'empereurétait, au contraire, tout à fait à la convenancedu chan-celier et toutes les fois qu'un rapprochement s'opé-rant er.tre les esprits, les chances de lutte paraissaients'éloigner, il trouvait sous main quelque moyen pourles faire renaître et pour mêler de nouveau les cartes. »

    Lorsque les chanceliers des empires allemand, autri-chien et russe se réunirent à Berlin pour rédiger lememorandum à imposer au gouvernement ottoman,Bismarck eut soin d'y faire introduire des menacestelles que l'Angleterre fut conduite à refuser de lesigner. Plus tard, lorsque l'Angleterre eut fait accepterl'idée d'une conférence qui, à Constantinople même,dresserait le tableau des volontés des puissances, l'en-voyé prussien empêcha la conférence d'aboutir, en« traitant toutes les tentatives pacifiques avec undédain presque insultant, et déclarant qu'il n'était pasdigne de grands gouvernements de se contenter, dansde si graves questions, d'impuissants compromis. Apartir de ce moment tout espoir d'accord fut perdu.l'appel aux armes fut inévitable. Un des 'Collègues àBerlin de M. de Gontaut-Bironlui disait, faisant allusionaux sentiments de Bismarck, qu'il connaissait à fond« Ici, on ne cache pas sa joie 1.»

    La guerre dura moins longtemps ,que Bismarck nel'avait espéré et se termina par des victoires telles quela Russie put, dans le traité de San-Stefano, le3 mars 1878, imposer ses volontés au gouvernementottoman. C'était un énorme succès non seulement pourla Russie, mais encore-et surtout pour les clients del'empire russe. Le Monténégro voyait doubler son ter-ritoire et recevait les deux ports d'Antivari et deSpizza. La Serbie et la Roumanie étaient agrandies et

    1. Ibid., p. 297.

  • reconnues indépendantes. La Bulgarie, étendue du'Danube à la mer Noire et à l'Archipel, coupait devantl'Autriche la route de Salonique. « La puissance dutsar, fait justement observer M. Rambaud se substi-tuait à celle du sultan dans la péninsule des Balkans.L'État ottoman, réduit aux proportionsde l'État bizantinà la veille de sa destructiontotale, surchargé d'une lourdecontribution de guerre, devenait une principauté de laRussie. Les rêves ambitieux de Pierre le Grand, deCatherine II et de Nicolas semblaient réalisés. »

    Ils né l'étaient que provisoirement. L'Autriche nevoulait pas admettre que la Russie subtituât son in-fluence à la sienne dans les Balkans; l'Allemagne nevoulait pas que la marche des Germains vers l'Orientfût arrêtée et que la Russie attirât à elle tous les Slavesdes Balkans; l'Angleterre, fidèle à ses traditions, nevoulait pas que la Russie étendît son hégémonie surConstantinople. La France, par tradition plutôt que parraison, tenait à l'intégritéde l'empire ottoman. Bismarckprofita fort habilement de ces dispositions pour obtenirla révision du traité de San-Stefano dans un sens favo-rable aux intérêts germaniques.

    En vue de cette conférence, qui se réunit à Berlin le13 juin 1878, le gouvernement britannique obtint de laTurquie, par un traité particulier, la cession de l'île deChypre à l'Angleterre. La Russie, de son côté, essayade s'entendre avec l'Autriche. Déjà, en 1876, dans uneentrevue qu'il eut à Reichstad avec François-Joseph, letsar avait consenti à l'occupation de la Bosnie et del'Herzégovine par l'Autriche. En 1877 et le 13 juil-let 1*78 des conventions précisèrent ce consentement.M. Wickham Steed a écrit à ce sujet 3 « L'idée primi-tive de la Russie paraît avoir été d'acheter la neutralitéde l'Autriche-Hongrie pendant que la Russie établirait

    1. Rambaud, Hist. de la Russie, p. 734.2. Voir Wickham Steed, La Monarchie des Habsboui-g^ p. 336.

  • 3

    sa propre hégémonie dans les Balkans en créant, audétriment du territoire turc, un grand État slave, laBulgarie. » L'Autriche obtint également de l'Angleterre,à la veille du congrès de Berlin, une convention parlaquelle « le gouvernement de Sa Majesté britanniques'engage à soutenir toute proposition concernant laBosnie que le gouvernement austro-hongrois jugera àpropos de faire au congrès ».

    Dans la conférence de Berlin, les plénipotentiairesrusses, Gotchkoff et Schouwaloff ne purent obtenir lemaintien des conditions du traité de San-Stefano aux-quelles ils tenaient le plus, c'est-à-dire la création d'unegrande Bulgarie qui aurait coupé la route de Saloniqueà l'Autriche; aussi hésitèrent-ils à autoriser l'occupa-tion de la Bosnie et de l'Herzégovinepar cette dernière,mais ils durent céder devant la pression de l'Allemagneet de l'Angleterre, celle-ci appuyée par la France.

    Les limites de la Bulgarie furent réduites et son ter-ritoire divisé en deux portions l'une, sous le nom deprincipauté de Bulgarie, pouvait élire un souverain quigouvernerait sous la suzeraineté de la Turquie; l'autre,sous le nom de Roumélie orientale, restait soumisedirectement à la Turquie. Les deux portions de la Bul-garie n'allant plus jusqu'à la mer Égée, la route deSalonique restait ouverte devant l'Autriche qui était,en outre, autorisée à occuper et administrer la Bosnieet l'Herzégovine. La Serbie restait indépendante, maison lui enlevait le sandjak de Novi-Bazar et Mitrovitzaqui étaient remis aux Turcs. Le Monténégro abandon-nait Dulcigno à la Turquie et Spizza à l'Autriche; ilgardait le port d'Antivari, mais l'Autriche en avait lapolice, et il lui était interdit d'avoir des navires deguerre. La Grèce, presque abandonnée par l'Angleterreet la Russie, n'obtenait que des promesses vagues.Toutes les forteresses du Danube, depuis les Portes deFer jusqu'à la mer Noire devaient être rasées et cettepartie du fleuve, interdite aux navires de guerre, était

    J.-L. DE lanessan. – L'emp. germ.

  • placée sous la surveillance de la commission euro-péenne du Danube. L'Angleterre s'était assurée le con-cours de la France par l'insertion d'une phrase trèsvague, en vertu de laquelle nos droits acquis en Orientétaient « expressément réservés ». C'était peu pourcompenser le mécontentement que notre attitude devaitprovoquer à Saint-Pétersbourg.

    La Russie était cyniquement dupée. Le seul bénéficequ'elle tirait d'une guerre où elle avait livré plus devingt batailles et fait camper ses troupes à la porte deCoijstantinople,était l'acquisition de la Bessarabie et dequelques districts arméniens, tandis que l'Autriche, parsuite de la suppression de la Grande Bulgarie, del'acquisition de la Bosnie-Herzégovine, de l'isolementdu Monténégro et de la Serbie, acquérait dans lesBalkans une situation prépondérante.

    A Saint-Pétersbourg, on ne se fit pas faute de nousfaire entendre que nous récompensions mal Alexandre IIdu service qu'il nous avait rendu en 1875; Mais Wad-dington, qui avait succédé au duc Decazes, ne voulaitpas entendre parler d'un accord avec la Russie et JulesGrévy était hostile à toute combinaison de politiqueétrangère1.1. Aussi Waddington s'était-il, au congrès deBerlin, attaché uniquement à plaire à l'Angleterre.Nous faisions ainsi, consciemment ou inconsciemmènt,le jeu de Bismarck, dont le but était d'affaiblir autantque possible la Russie.

    Nous fûmes éloignés encore de celle-ci par l'attitudeque notre gouvernement prit, en 1879, à l'égarddes nihilistes. Priés par la Russie de lui livrer unrévolutionnaire russe soupçonné d'avoir préparé ladestruction d'un train impérial, nous refusâmes decéder à cette demande; le tsar en fut si vivementfroissé que son ambassadeur reçut l'ordre de s'éloignerde Paris.

    1. Voir Bambaud, Hist. de la Russie, p. 810.

  • § VII. BISMARCK ET LA CONVENTION SECRÈTEAUSTRO-ALLEMANDE CONTRE LA RUSSIE.

    Depuis i 'chec de son coup de 1875, Bismarck, malgréla brouille \omentanée du tsar et de la République,était sans cesse très préoccupé par la crainte d'uneentente possible entre la France et la Russie. Afin d'enprévoir les conséquences, il se mit d'accord avec lechancelier d'Autriche-Hongrie, Andrassy, en vue d'uneentente de l'Allemagne et de l'Autriche. Il voulait,d'après M. Wickham Steed 1, « se prémunir contre lapossibilité d'une alliance franco-russe contre l'Alle-magne, alliance dans laquelle aurait pu être attirée uneAutriche isolée ». De son côté, Andrassy voulait « préve-nir le danger d'un conflit entre la Monarchie et laRussie. De plus, Andrassy et peut-être aussi Bismarckconsidéraient l'alliance austro-allemande comme unegarantie pour le maintien en Autriche-Hongrie dusystème dualiste, que tous deux, pour des raisonsdifférentes, regardaient comme une sauvegarde contrele triomphe des tendances antiallemandes et antima-gyares dans la monarchie. »

    L'empereur Guillaume I0P opposa de très vives résis-tances au projet de Bismarck. Le la septembre 1879,faisant allusion à la convention qui, depuis 1873, liaitl'Allemagne à la. Russie, il écrivait au chancelier« Vous n'ignorez pas que cette convention qui a étésignée en 1875 à Saint-Pétersbourg par les maréchauxde Moltke et Baratinsky, qui a été ensuite ratifiée parl'empereur Alexandre et par moi, et que vous avez,vous, refusé de signer, est toujours en vigueur. Commentvoulez-vousvous y prendre maintenant pour signer unenouvelle convention avec un autre pays, sans dénoncerauparavant celle qui a été conclue à Saint-Pétersbourg?1

    1. La Monarchie des Habsbourg, g. 330.

  • Ces conventions sont toutes deux des conventionsdéfensives. Celle de Saint-Pétersbourg oblige la Prusseet la Russie à se prêter mutuellement assistance dansle cas où l'une des deux serait attaquée. Commentallez-vous la concilier avec celle que vous voulez signerà Vienne?» Le 2 octobre 1879, il écrivait de nouveau àBismarck « L'Autriche et l'Allemagne voudraient arri-ver toutes deux à se protégercontre des attaquessubitesd'un ennemi extérieur. Or, je ne puis accepter que vousconsidériez la Russie comme cet ennemi extérieur, nique*vous concluiez un traité contre elle dans les termesproposés. Lorsque je viens de tendre amicalement lamain à l'empereur Alexandre (à Alexandrowo, 4 septem-bre 1879), lorsque tout malentendu vient d'être dissipéentre nous, puis-je maintenant conclure secrètementcontre lui une alliance même défensive, dans laquellelui seul est considéré comme pouvant être l'»gresseur?Je ne puis pas commettre un pareil acte de déloyauté »Malgré ses répugnances, Guillaume Ier se décida pour-tant à signer le traité, mais le kronprinz Frédéric écri-vait à ce sujet, le 4 octobre 1879, à Bismarck « Je doisvous dire que le roi est très ennuyé et continue derépéter qu'il s'est déshonoré en prenant,cettedécision,et qu'il a manqué de loyauté vis-à-vis de son ami le tsar.Vous voyez par là combien cette décision a coûté à saconscience droite2. »

    1. Voir Les Mémoires de Ëismarck, par Maurice Busch, LesPapiers du Chancelier.

    2. Ce traité fut signé à Vienne le 7 octobre 1879. Son article pre-mier comportait que si l'un des deux empires venait à êtreattaqué par la Russie, les deux hautes parties contractantes sonttenues de se prêter réciproquement secours, avec la totalité de lapuissance militaire de leur empire et, par suite, de ne conclurela paix que conjointement et d'accord ». D'après l'article 2, si l'undes deux empires venait à être attaqué par une troisième puis-sance, l'autre s'engageait à à ne pas soutenir l'agresseur ». Sil'agresseurétai t soutenu par la Russie,l'obligationd'assistance réci-proque s'imposerait comme à l'article premier. Il était stipulé quece traité resterait secret. Il ne fut divulgué qu'en 1888. L'article 2

  • Bismarck aurait voulu que la convention secrèteaustro-allemandefût dirigée nommément à la fois contrela Russie et contre la France, mais Andrassy refusa deviser cette dernière, afin, d'après M. Wickham Steed,de se « ménager la possibilité d'une entente avec laFrance ».

    § VIII. RÔLE DE BISMARCK DANS LA POLITIQUEANTI-SLAVE ET ANTI-ITALIENNE DE L'AUTRICHIs-HONGRIE.

    Renouvelée à la fin de 1882, la convention austro-allemandecontre la Russie était complétée, en quelquesorte, parla politique antislave que Bismarckne cessaitd'inspirer à François-Joseph. C'est lui qui avait imposéle maintien du régime dualiste si désagréable auxSlaves; c'est lui qui eut, paraît-il, la première idée del'occupation de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche;c'est lui qui fut l'inspirateur de la politique caractériséepar les formules Drang nach Osten et drang nach Triest,c'est-à-dire la marche vers l'Orient et la marche versTrieste. En poussant François-Joseph vers Saloniqued'une part, vers Trieste de l'autre, il savait fort bien qu'ilcréait à l'Autriche deux ennemis, la Russie et l'Italie,mais il savait aussi qu'il la subordonnait à l'empiregermanique. Il profitait en outre des ambitions del'Autriche pour faire avancer les Germains d'Allemagnedans la vallée du Danube et vers l'Adriatique, demanière que l'empire germanique se trouvât en état

    visait évidemment le cas où la France, attaquant l'Allemagne,serait appuyée par la Russie, car Bismarck disait « Contre unealliance française, le coup qu'il faut jouer est uno alliance austro-allemande. » Il disait aussi « Si les forces unifié de l'Autricheet de l'Allemagne avaient la même cohésion et la même unité decommandement que celles de la France et de la Russie, je neconsidérerais pas l'agression de nos deux voisins comme unemenace de mort, l'Italie ne dut-elle pas faire partie de notrealliance. (Voir Hanotaux, Hist. illustr. de la Guerre de 191b, p. 16.)

  • d'absorber ces territoires le jour où la monarchie desHabsbourg se disloquerait.-Dès 1 1877, Louis Asseline 1 signalait ce fait en des

    termes qu'il n'est pas inutile de rappeler aujourd'hui« L'Allemagne, à notre sens, disait-il, ne tentera jamaisune annexion violente des provinces germaniques del'Autriche elle attendra que le fruit parfaitement mûrlui tombe naturellementdans la main. La germanisa-tion de la vallée du Danube marche avec une rapiditéqu'on ne soupçonne pas en Europe. Il y a longtempsque ^'économiste Frédérick Litz affirmait que l'Alle-magne devait s'emparer du cours du Danube et lesAllemands accomplissent à bas bruit ce programme,s'empàrant du commerce, de l'industrie, de la banque.L'envahissement commence par les villes. Les Alle-mands représentent déjà 48 p. 100 de la population deBuda-Pesth, 35 p. 100 à Karchau, 47 p. 100 à Temesvar,70 p. 100 à Hermanstadt, 35 p. 100 à Czernovitz. Ils sesont emparés de la navigation du Danube tout entière.Ils ont conquis économiquement la Roumanie par leschemins de fer et par la convention commerciale qui aété si inexactement appréciée à l'étranger, et la germa-nisation de ce pays est favorisée par le prince Charlesde Hohenzollern.Nous sommes de ceuxqui.endépitdel'universalité de l'opinion contraire, croient beaucoupplus, le cas échéant, à une alliance austro-allemandecontre la Russie qu'à une alliance russo-allemandeimposant ses volontéset ses vues à la fragile monarchiede Habsbourg. » Cette prévision fut réalisée par letraité du 22 octobre 1879.

    La marche des Germains d'Allemagne vers l'Adria-tique s'est effectuée avec la même activité que leurmarche le long de la vallée du Danube. Ainsi que le faitjustement observer M. Wickham Steed2 « le drang nach

    Histoire de l'Autriche, p. 357.2. Loo. cit., p. 420.

  • Triest a toujours été et reste un facteur plus positif etplus pratique de la politique européenne (allemande)que le drang nach Osten austro-hongroisou le rêve d'unemarche vers Salonique ».

    Depuis fort longtemps on s'était habitué, en Prusse,à considérerTrieste comme un port allemand. En i«60,un lieutenant de Cavour ayant pris un arrêté d'aprèslequel les navires venant « de la ville italienne deTrieste » devaient être traités dans les ports italiensde l'Adriatique comme des navires italiens, le ministrede Prusse Schleinitz adressa une protestation au gou-vernement italien, dans laquelle il priait ce dernier dese souvenir que Trieste était « une ville allemande ».Depuis longtemps déjà, en effet, les Allemands étaientfort nombreuxà Trieste où ils n'ont fait que gagner parle nombre et l'influence. « L'Italie, dit avec raisonM. Wickham Steed 1, peut s'éveiller trop tard au fait quel'Adriatique, dont le littoral oriental de Quarnero àAntivari est serbo-croate, est en passe de devenir nonpas une mer italienne, non pas une mer slave, mais unemer allemande. Les Compagnies de navigation alle-mandes, à peine déguisées sous des noms italiens,défient déjà la suprématie du Lloyd autrichien àTrieste; les banques allemandes, portant des nomsviennois et italiens, sont en train d'absorber graduelle-ment le commerce et le contrôle des intérêts du port.Les entreprises des Allemands du Nord dévorent laTrieste italienne et autrichienne et se préparent àjustifier la prétention de Schleinitz que Trieste est uneville allemande. »

    Comme Louis Asseline le disait en 1877, M. WickhamSteed ne croit pas que l'Allemagne pousse à la dis-location de l'Autriche. « L'Allemagne, très vraisem-blablement, dit-il, ne consentira à aucun démembre-ment essentiel de l'Autriche-Hongrie, aussi longtemps

    1. Wickham Steed, Loc, cit., p. 411420.

  • que l'empire auemana, grâce à une action de pénétrationéconomique,peut faire de la monarchie son instrument.Un des principaux objets de cette pénétration, est derendre l'Allemagne maîtresse de la route de Trieste et,par l'Adriatique., de ia Méditerranée. La monarchie desHabsbourg ne sera probablement exposée à aucundanger mortel, aussi longtemps qu'elle s'abstiendrade toute insubordination sérieuse contre l'Allemagne. »

    En même temps que Bismarck poussait l'Autrichevers Salonique d'une part, en lui rendant la Russiehostfie et vers l'Adriatique d'autre part en provoquantune. hostilité non moins grande de l'Italie, il encoura-geait François-Joseph à développer la marine autri-chienne, sachant fort bien qu'il en résulterait une nou-velle cause de mécontentement en Italie, car il estimpossible que deux marines de guerre se développentdans l'Adriatique sans y devenir rivales, puis ennemies.

    En somme, la politique de Bismarck consistait àbrouiller les cartes entre l'Autriche et la Russie d'uncôté, entre l'Autriche et l'Italie de l'autre, de manière àtenir les Habsbourg sous la dépendance de l'empiregermanique.

    § IX. LE TRAITÉ SECRET GERMANO-RUSSE DE 1884.

    11 s'efforçait, en même temps, d'isoler la France et il yétait aidé, en ce qui concerne la Russie, par le mécon-tentement qu'avait provoqué notre conduite à la confé-rence de Berlin et dans l'affaire des nihilistes. Lors deson avènement au trône (1881) Alexandre III fit desdémonstrations d'amitié à l'Allemagne. En 1884, profi-tant du quatre-vingt-huitième anniversaire de Guil-laume Ier, il lui envoya un bâton de feld-maréchalenrichi de diamants.

    Profitant de ces dispositions, Bismarck provoqua lasignature d'une convention secrète entre la Russie et

  • l'empire germanique dont l'objet était de garantirl'Allemagne contre l'Autriche, de même que la conven-tion austro-allemande de 1879 la garantissait contre laRussie. « Si, dit avec raison M. W. Steed1, la Russie etl'Autriche en arrivaient à se surveiller mutuellementavec une défiance jalouse, chacune d'elles serait mieuxdisposée à cultiver de bonnes relations avec l'Alle-magne, dans l'espoir de s'assurer sa neutralité sinonson appui. Celle-ci trouverait là l'occasion permanented'un honnête courtage. »

    Le traité secret de 1884 ne fut connu qu'en 1396, aprèssa dénonciation par Guillaume II. Ce fut M. de Bismarckqui le fit révéler. Il en résulta une grande émotion danstoute l'Europe et particulièrement en Allemagne où leministre des Affaires étrangères, baron Marschall vonBiberstein, fut interpellé devant le Reichstag. La justi-fication qu'il en donna est l'un des témoignages lesplus remarquables de la duplicité de la pclitique étran-gère de Bismarck. « Dans notre traité de 1879 avec l'Au-triche-Hongrie, dit le baron Marschall le 16 novem-bre 1896, nous nous sommes engagés à aider la Monar-chie avec toutes nos forces armées, si la Monarchie estattaquée par la Russie. C'est là une position parfaite-ment claire. Mais si les révélations sont exactes, nouspouvons par le traité de contre-assurance avec laRussie, dans le cas d'un conflit austro-russe, êtreplacés entre l'obligation d'une neutralité bienveillanteenvers une des deux puissances et l'obligation deprêter à l'autre l'aide de nos forces armées; et nousaurions alors à décider entre les deux parties laquelleest l'agresseur. » Bismarck se réservait ainsi de seprononcer, suivant l'intérêt exclusif de l'Allemagne,soit en faveur de l'Autriche, soit en faveur de la Russie;et, en attendant, comme les traités de 1879 et de 1884étaient secrets, il les trompait toutes les deux. Il les

    1. Wickham Steed, Loc. cil., p. 330.

  • avait, en outre, l'une et l'autre à sa disposition dans lecas où la France attaquerait l'Allemagne.

    § X. – BISMARCK ET L'ITALIE.

    La conduite de Bismarck à l'égard de l'Italie ne futni moins habile ni plus loyale. Victor-Emmanuel avaitprofité de nos défaites en 1870 pour s'emparer ,de Rome,mais il craignait que la France ne cherchât à rétablirle pouvoir temporel du pape, redoutait que l'Autrichene revînt à sa traditionnelle politique d'ambition enItalie, et pensait que l'Allemagne seule était en état dele protéger à la fois contre la France et contre l'Au-triche. En 1873, il fit à Berlin un voyage solennel avecses deux ministres Minghetti et Visconti Venosta.Ceux-ci se montrèrent fort empressés auprès de Bis-marck, mais n'en obtinrent que la proposition d'en-voyer à Civita-Vecchia, où la France entretenait déjàun navire à la disposition du pape pour le cas oucelui-ci voudrait quitter le -Vatican, un détachementallemand qui aurait marché sur Rome pour y résoudreparla force la question du Kulturkampf. Accepter la pro-position de Bismarck eût été placer le royaume d'Italiesous la protection de l'Allemagne, Minghetti et surtoutVisconti Venosta ne voulurent pas aller jusque-là, et levoyage de Victor-Emmanuel à Berlin n'eut pas de suiteimportante. 11 en eut d'autant moins que la France,sous la présidence de Mac-Mahon, retira l'Orénoque deCivita-Vecchia.

    En 1875, une tentative de rapprochement de l'Italieavec l'Autriche eut lieu à l'occasion d'une visite que fitFrançois-Joseph à Victor-Emmanuel dans la ville deMilan. L'empereur d'Autriche alla jusqu'à boire àl'unité italienne qui s'était faite contre lui, tant il étaitdésireux d'entraîner l'Italie dans son sillage. Mais si lerapprochementde l'Italie avec l'Allemagne et l'Autriche

  • était alors désiré par les partis de droite de la pénin-sule, il était combattu par les partis de gauche quiarrivèrent au pouvoir en 1876 et qui étaient disposés às'entendre avec la France plutôt qu'avec l'Allemagneet surtout avec l'Autriche. L'hostilité à l'égard de l'em-pire austro-hongrois devint même générale en Italie,lorsque l'on vit l'Autriche obtenir du congrès de Berlinl'autorisation d'occuper et administrer la Bosnie etl'Herzégovine. Cette marche des Habsbourg vers la côteorientale de l'Adriatique provoqua des manifestationsàntiautrichitnnes violentes.

    Quant à Bismarck, il traitait l'Italie avec une extrêmearrogance et même beaucoup de mauvaise humeur.En 1881, il alla jusqu'à faire offrir au pape Léon XIIIsa protection contre l'Italie et un refuge en Allemagne,s'il voulait quitter le Vatican. En même temps, d'accordavec l'Autriche, il « émit l'idée que l'Italie puisse êtreappelée à reviser la loi des garanties pour la mettreen conformité avec les exigences catholiques, et qu'uneconférence internationale soit réunie pour régulariserla situation du pape ». Il se produisit dans le gouver-nement italien une émotion d'autant plus vive que versle même temps la France, encouragée par l'Allemagne,procédait à l'établissement de son protectorat enTunisie, sans tenir aucun compte de la situationprépondérante occupée par les Italiens dans la Ré-gence.

    Bismarck, montrait à l'Italie qu'elle ne pouvait sepasser de l'Allemagne ni pour résister à la France ni pourrésoudre la question fort délicate de la papauté. Legouvernement italien, cédant à cette double pression,fit des démarches en vue d'une entente avec l'empiregermanique, mais Bismarck tenait à ce que l'Italies'humiliât devant l'Autriche « il fit répondre auxsuggestions italiennes que pour aller à Berlin il fallait

    1. Voir Wickham Steed, Loc. cit., p. 407.

  • traverser Vienne1 ». Or, à Vienne, on était très irritépar les manifestations irrédentistes et l'on ne pardon-nait guère à l'Italie d'avoir supprimé le pouvoir tem-porel du pape. L'Italie se trouvait ainsi à peu prèsentièrement isolée; elle n'avait de relations amicalesqu'avec l'Angleterre.

    Le roi Humbert se décida donc à faire une démarchepersonnelle auprès de l'empereur d'Autriche, ainsi quel'exigeait Bismarck. En novembre 1881, il alla voirà Vienne l'empereur François-Joseph sans qu'aucunecondition fut posée au sujet de la manière dont cettevisite lui serait rendue. Il en résulta, en 1882, la signa-ture d'une convention qui constitua la Triple-Alliancesur des bases purement défensives, du moins en ce quiconcernait l'Italie. En cas d'attaque de l'une des troispuissances par la France « l'Autriche-Hongrie garde-rait l'Adriatique sur mer et sur terre, pendant quel'Italie opérerait contre la frontière sud-est de la Franceet placerait une seconde armée à la disposition directede ses alliés 2 ». L'Italie avait demandé que l'Allemagneet l'Autriche s'engageassent à soutenir ses intérêtsdans la Méditerranée, mais sa demande fut repoussée.D'après M. Wickham Steed, « Depretis pensait quel'adhésion italienne à l'alliance austro-allemande assu-rerait à l'Italie, étant donné qu'