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L'EFFONDREMENT DE LA DÉMOCRATIE, AUTORITARISME ET TOTALITARISME DANS L'EUROPE DE L'ENTRE-DEUX-GUERRES Juan J. Linz De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2004/4 - Vol. 11 pages 531 à 586 ISSN 1370-0731 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2004-4-page-531.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Linz Juan J., « L'effondrement de la démocratie, autoritarisme et totalitarisme dans l'Europe de l'entre-deux-guerres », Revue internationale de politique comparée, 2004/4 Vol. 11, p. 531-586. DOI : 10.3917/ripc.114.0531 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 13/05/2013 06h31. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 13/05/2013 06h31. © De Boeck Supérieur

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L'EFFONDREMENT DE LA DÉMOCRATIE, AUTORITARISME ETTOTALITARISME DANS L'EUROPE DE L'ENTRE-DEUX-GUERRES Juan J. Linz De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2004/4 - Vol. 11pages 531 à 586

ISSN 1370-0731

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2004-4-page-531.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Linz Juan J., « L'effondrement de la démocratie, autoritarisme et totalitarisme dans l'Europe de l'entre-deux-guerres

 »,

Revue internationale de politique comparée, 2004/4 Vol. 11, p. 531-586. DOI : 10.3917/ripc.114.0531

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 11, n° 4, 2004 531

L’EFFONDREMENT DE LA DÉMOCRATIE.AUTORITARISME ET TOTALITARISME

DANS L’EUROPE DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

Juan J. LINZ

La période de l’entre-deux-guerres a révélé la fragilité des démocraties libéraleseuropéennes. Dans cet article, mobilisant la perspective comparative dont il estcoutumier, l’auteur s’intéresse plus particulièrement au rôle joué par le fascisme etle nationalisme radical dans l’affaiblissement de l’idée et des pratiques démocrati-ques. En effet, même lorsque les porteurs de ces idéologies ne sont pas parvenus àprendre le pouvoir, ils ont néanmoins généré suffisamment de peur, de haine et detroubles à l’ordre public pour que soit remise en question l’utopie du progrès chèreau libéralisme politique.

Je commencerai avec le paradoxe suivant : dans mes travaux sur les régimesnon démocratiques, le fascisme et l’effondrement des démocraties, je n’aipas systématiquement établi de liens entre ces trois domaines de recherche.Les raisons en sont nombreuses. Les unes sont accidentelles, comme le faitque ces écrits étaient menés dans le cadre d’investigations centrées sur cha-cun de ces domaines. Il y en une, d’ordre intellectuel, que je développeraiici : si les trois thèmes sont indubitablement connectés, dans bien des cas, ilsrestent distincts. Il y a eu et il y aura des régimes totalitaires et autoritairessans que le fascisme intervienne dans leur développement, à moins que l’onne dilue le concept de fascisme jusqu’à le rendre méconnaissable et inopé-rant. De même, on a observé et observera l’effondrement de démocratiespolitiques en l’absence de mouvements fascistes, cédant la place à des régi-mes que l’on pourra qualifier de fascistes. Ce sont là les raisons fondamen-tales qui m’ont poussé à ne pas systématiquement connecter ces trois grandsproblèmes du XXe siècle politique. Toutefois, il y a suffisamment de cas danslesquels ils ont été liés sous une forme ou une autre entre les deux guerresmondiales pour qu’une analyse systématique de leurs relations soit tentée.

* Traduit de l’Anglais par Mohammad-Saïd Darviche. Les citations d’Otto Bauer et d’Edgar Jung ontété traduites de l’Allemand par Patrick Hassenteufel

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Tout d’abord, je ferai quelques brefs rappels. Même après la premièreguerre mondiale, on relevait en Europe et ailleurs des échecs et crises dedémocraties dans lesquelles les mouvements fascistes n’ont joué qu’un rôlemineur, voire aucun. De même, les régimes qui les ont remplacés n’avaientnon seulement aucun lien avec les fascistes mais, dans bien des cas, ontcontribué à leur suppression. Les partis communistes nés de la scission dumouvement socialiste suite à leur opposition à la guerre après Zimmerwaldet la Révolution d’Octobre menacèrent les démocraties et contribuèrent àleur mise en crise dans les années 20 et 30. Les communistes prirent tempo-rairement le pouvoir en Hongrie (octobre 1918-août 1919) et de manièrepermanente en Russie. Mais même ici, l’indépendance et la résistance de laFinlande, de la Pologne et les Républiques Baltes limitèrent le succès desbolcheviques et de l’Armée Rouge.

Contrairement à l’image d’une Europe sombrant dans le fascisme et dedémocraties dépassées par les forces antidémocratiques, il faut rappeler lenombre important de démocraties qui ont survécu avant l’occupation alle-mande1 : le Royaume-Uni, la France (malgré d’importantes menaces), laSuisse, la Belgique, les Pays-Bas, l’Irlande, le Danemark, la Suède, la Nor-vège et la Finlande (en dépit d’une crise dangereuse). Soit au total dix pays.En comparaison, le nombre de démocraties s’étant effondrées n’était que dequatre : l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne (en 1936). Les autrescas d’effondrement – la Russie, la Pologne, la Hongrie, l’Espagne (1923), lePortugal (1917 et 1925), la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce – concernentplutôt des régimes constitutionnels libéraux en voie de démocratisation, ouà la démocratisation avortée. Avec ces neuf pays, ajoutés aux quatre précé-dents et aux trois États Baltes, on obtient un total de 16 pays2. Des Étatsexistants avant la première guerre, neuf étaient donc des démocraties stablespendant la période d’entre-deux-guerres, alors que dans les six autres Étatsla démocratie va péricliter. Tous les États issus d’empires (la Russie, la Tur-quie, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne) ont connu cette expérience. Laguerre a eu pour conséquence la naissance de huit nouveaux États. Danstrois d’entre eux la démocratie va survivre (la Finlande, la Tchécoslovaquiejusqu’à sa désintégration sous la pression allemande, l’Irlande) alors quedans les autres, c’est l’autoritarisme qui va s’imposer (la Pologne, la You-goslavie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie). Une existence étatique bienenracinée, la neutralité durant la guerre ou encore le fait d’avoir été dans lecamp des vainqueurs ont été autant de facteurs favorables à la démocratie.En outre, le fait d’être une monarchie constitutionnelle semble avoir contri-bué à sa stabilisation. Les mouvements fascistes ont en général échoué dans

1. LINZ J.J., “La crisis de las democracias”, in CABRERA M. et. alii., Europa en crisis (1919-1939),Madrid, Pablo Iglesias, 1991, pp. 231-280.2. On ne tient pas compte ici de l’Albanie qui est alors une société prémoderne avec un État en cons-truction.

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leur entreprise de destruction des démocraties européennes, mais ont réussià les mettre en crise ; certains obtinrent le pouvoir ou tout du moins unpartage du pouvoir. L’existence d’un régime fasciste italien et du systèmeNazi après 1933 a, à l’évidence, exercé une influence sur la forme des régi-mes autoritaires de l’époque ; toutefois, il serait difficile de qualifier cesrégimes de fascistes sur cette seule base. La distinction entre régimes fascis-tes, semi-fascistes et non fascistes, n’est pas aisée dans la mesure où il n’y apas accord sur les véritables caractéristiques du fascisme italien. La seuleligne de partage aisément identifiable est celle qui sépare les régimes auto-ritaires du totalitarisme Nazi après sa phase de consolidation.

Il serait faux de considérer, à la manière d’Ernst Nolte, l’après 1918comme une “guerre civile” entre fascisme et communisme. La lutte se si-tuait entre mouvements anti-démocratiques, d’une part, et démocraties libé-rales et social-démocraties libérales, de l’autre. Malheureusement, certainsdémocrates, sympathisants de gauche, considéraient que dans certains pays– en général pas le leur – les communistes étaient une menace de moindreimportance, alors que dans le même temps beaucoup de conservateurs (pastoujours en phase avec la démocratie) pensaient que le fascisme constituaitla meilleure protection contre le communisme. Le conflit sur trois frontss’est donc réduit à une lutte binaire. Comme François Furet l’a montré3, unedes tragédies de l’histoire a été la réduction de l’anti-communisme au fas-cisme et celle de l’anti-fascisme à la sympathie pour l’Union Soviétique.

Une minorité de fascistes de gauche sentit même des affinités avec larévolution soviétique – en tant qu’alternative fonctionnelle à la révolutionnationale – et souligna une commune hostilité aux démocraties“ploutocratiques” de l’Ouest. Pendant de courtes périodes cela conduisit àune coopération entre régimes fascistes et les soviets qui connut son acmé àl’occasion du pacte germano-soviétique. La guerre en Finlande fut un de cesétranges moments où les démocrates occidentaux ont dû s’opposer à la foisà l’Union soviétique et à Hitler.

Les communistes réussirent, grâce à leurs activités putschistes, à désta-biliser la démocratie en Allemagne et en Estonie. Ailleurs, ils contribuèrentau fractionnement du mouvement socialiste, particulièrement en Italie, et àla rupture du SPD et de l’USPD en Allemagne. Dans d’autres pays, commel’Espagne, le communisme entraîna la radicalisation (“bolchevisation”) duparti socialiste en 1934 et, plus particulièrement, en 1936, de même que sacompétition avec les fascistes mena à la “fascisation” d’un parti chrétienconservateur, la CEDA. Il est absurde d’écrire sur la mort de la Républiquede Weimar et sur l’incapacité du Reichstag à soutenir les gouvernementsdémocratiques sans mentionner la majorité négative formée par l’addition

3. FURET F., Le Passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont & Calmann-Lévy, 1995.

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des votes du NSDAP et du KDP, ou encore la violence communiste à la-quelle le gouvernement démocratique de Prusse était confronté.

Les fascistes n’ont pas vaincu le communisme mais, dans certains cas,les démocraties affaiblies par l’hostilité communiste. Les deux mouvementsantidémocratiques à travers leurs confrontations dans les rues et leur com-mune hostilité à la démocratie “bourgeoise” (y compris les sociaux-démo-crates qualifiés de “sociaux fascistes” par les communistes) convergeaientdans un même mouvement de mise en crise de la démocratie.

Il ne faut pas non plus négliger les relations internationales entre pays etpartis politiques. Dans le cas du mouvement communiste, les directives deMoscou et les interventions du Kominterm dans les luttes entre factions ausein des partis, les rendit moins réactifs aux contextes politiques nationauxet contribua souvent, plus particulièrement en Allemagne, à des stratégiessuicidaires face à la menace fasciste. Dans le cas de partis fascistes plusfaibles, l’existence de deux pôles d’attraction – à la fois idéologiquement eten termes de contacts – le PNF italien et le NSDAP allemand, a indirecte-ment contribué à leur fractionnement. De même le fait que certains partisrecevaient des subsides ou d’autres formes de soutien ne semble pas avoireu une influence majeure sur leurs succès ou échecs ; à certaines occasions,cela a même contribué à leur délégitimation. Par contre la séduction exercéepar les succès du régime mussolinien (par exemple dans la transformationde Mosley en chef fasciste) a eu une influence plus importante ainsi que la“renaissance nationale” et l’unité allemande suscitant soutien et enthousiasmedes masses ; ce qui ne manquait pas d’impressionner des leaders fascistes,mais aussi conservateurs, en visite. L’image de l’Italie et, plus tard, de l’Al-lemagne rendait le fascisme attirant. Un autre facteur important a été le désirde paix qui conduisit les dirigeants nationalistes à rechercher la compréhen-sion et l’apaisement dans leurs relations avec l’Allemagne, rompant avecles partis militants pour une ligne plus dure et pour le réarmement.

À l’évidence, nous ne pouvons ignorer la manière dont, dans le contextedes politiques post-Versaillaises, les intérêts des principales puissances (parmilesquelles l’Italie fasciste et plus tard l’Allemagne Nazi) à soutenir les ten-dances et les régimes autoritaires (et pas nécessairement les partis fascistes).À titre d’exemple, les politiques de Dollfuss, avant son assassinat, étaientinfluencées par Mussolini et les intérêts du chancelier face à la menace na-zie et de l’Anschluss. L’interaction complexe entre politique étrangère, ali-gnements, affinités culturelles-religieuses ou idéologiques, et même lessympathies entre gouvernants, était importante pour la création, la stabilitéet la politique intérieure des gouvernements autoritaires. De tels processusn’étaient généralement pas, jusqu’à la guerre, le résultat d’une interventiondirecte mais obéissant à la règle des réactions anticipées (“rule of anticipated”reactions).

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À supposer même que l’on s’accorde sur quelques caractéristiques fon-damentales du fascisme comme mouvement politique européen de l’entre-deux-guerres4, un certain nombre de questions restent posées quant àl’influence de ce mouvement sur les autoritarismes d’avant et après 1945.Questions difficiles car fascistes et anti-fascistes avaient intérêts à brouillerles distinctions que l’on tente d’établir. Les premiers en vue de légitimerleur prétention à représenter la voie du futur, à être l’expression des besoinssociaux ressentis et à favoriser une alliance des régimes les plus divers con-tre les démocraties occidentales et l’Union Soviétique. Toutefois les diri-geants et intellectuels fascistes étaient parfaitement conscients des différencesavec les autres mouvements et régimes, même ceux qui les imitaient. Dé-mocrates, socialistes, communistes et l’ensemble des victimes de ces der-niers trouvaient, de leur côté, quelque intérêt à les identifier au fascismeitalien et, plus tard, au nazisme, régimes qui inspiraient un rejet général,surtout après la deuxième guerre. L’hégémonie des puissances de l’axe con-duisit les mouvements antidémocratiques et les régimes autoritaires à nemontrer leurs différences qu’une fois que les chances de victoire de celles-cifurent compromises.

L’effondrement de la démocratie et le fascisme

Même si le fascisme joua un rôle majeur dans la crise des régimes démocra-tiques, l’échec de la consolidation démocratique dans bien des pays ne peutêtre lié à la présence, à la force et aux ambitions des mouvements fascistes.Un certain nombre de démocraties établies avant et immédiatement après lapremière guerre connurent des crises importantes dans leur processus deconsolidation avant même que le fascisme ne soit devenu une alternativeattrayante pour d’importants secteurs de la population et des élites. Mêmeaprès l’accession au pouvoir des fascistes en Italie, aucun mouvement signi-ficatif du même type n’émergea dans un grand nombre de pays où la démo-cratie avait périclité. Les élites qui avaient établi des régimes autoritairesconnaissaient l’expérience fasciste et avaient souvent exploré la possibilitéd’en incorporer des éléments dans leur mode de gouvernement. Cependant,cette expérience fut limitée, ce qu’illustre le développement indépendant deces régimes5. Le fait que certains d’entre eux, particulièrement la Hongrie,aient maintenu des institutions semi ou pseudo démocratiques et n’aient pas

4. Sur ce point, PAYNE S.G., A History of Fascism (1914-1945), Madison, University of WisconsinPress, 1995 ; LAQUEUR W. (ed.), Fascism. A Reader’s Guide, Berkeley, University of California Press,1978 ; GRIFFIN R., The Nature of Fascism, New York, Routledge, 1991 ; LARSEN U., HAGVET B.,MYKLEBUST J. P. (eds), Who were the Fascists. Social Roots of European Fascism, Bergen,Unversitetsforlaget, 1980 ; LARSEN U., HAGVET B. (eds), Modern Europe After Fascism, 2 vol.,Boulder, Social Science Monographs, 1982.5. COVERDALE J.F., Italian Intervention in the Spanish Civil War, Princeton, Princeton UniversityPress, 1975, pp. 35-37.

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rejeté complètement l’héritage libéral prouve le caractère non fasciste dugouvernement autoritaire6. Dans le même sens, on peut relever un certainnombre de cas où des mouvements se constituèrent en opposition à ces régi-mes (particulièrement en Roumanie, Hongrie et Lituanie) et connurent par-fois même des discriminations voire des persécutions (à l’image del’assassinat de Codreanu sous la dictature du roi Carol en 1938)7.

L’interprétation marxiste qui considère, particulièrement sous sa formevulgaire, le fascisme comme un instrument de suppression de la classeouvrière émergente et de défense du capitalisme tend à oublier que les solu-tions autoritaires sont apparues en réponse à des problèmes politiques etsociaux spécifiques. Ce fut le cas dans la construction étatique en Turquie,des conflits de nationalités dans quelques pays est-européens, de l’antago-nisme rural/urbain en Bulgarie et, paradoxalement, du danger fasciste dansl’Estonie et la Lettonie8 des années 30. L’échec de la consolidation démo-cratique dans les années d’après 1918 ne peut donc pas toujours être imputéà la présence de mouvements fascistes ou fascisants ou, si l’on devait accep-ter l’interprétation marxiste, au règlement des types de problèmes auxquelsle fascisme était censé répondre.

6. JANOS A.C., The Politics of Backwardness in Hungary (1825-1945), Princeton, Princeton Univer-sity Press, 1982, chapîtres V et VI. Voir notamment p. 229 concernant une charte relative aux partis etfactions parlementaires, et pp. 278-285 sur les origines sociales des élites gouvernementales et parle-mentaires durant la période libérale-conservatrice (1921-1932), la période de nationalisme radical (1932-1944) et de domination nationale socialiste. JANOS A.C., “The One-Party State and Social Mobilization :East Europe Between the Wars”, in HUNTINGTON S.P., MOORE C.H. (eds), Authoritarian Politics inModern Society. The Dynamics of Established One Party Systems, New York, Basic Books, 1970, pp. 204-236. DEAK I., “Hungary”, ROGGER H., WEBER E. (eds), The European Right, Berkeley, Universityof California Press, 1966, pp. 364-407. KOCHANOWSKY J., “Horthy und Pildsudski-Vergleich derAutoritären Regime in Ungarn und Polen”, in ÖBERLANDER, pp. 19-94 ; ROTHSCHILD J., Pildsudski’sCoup d’État, New York, Columbia University Press, 1966. ANDRESKI S., “Poland”, in WOOLF S.J.(ed.), European Fascism, New York, Random House, 1969, 167-183. WYNOT E.D., Polish Politics inTransition : The Camp of National Unity and the Struggle for Power (1935-1939), Athens, University ofGeorgia Press, 1974.7. ROBERTS H.L., Rumania. Political Problems of an Agrarian State, New Heaven, Yale UniversityPress, 1951. La différence fondamentale en la vision du monde du royal Front de la Renaissance Natio-nale et celle de la Légion de l’Archange a été saisie par JANOS A.C., “Modernization and Decay inHistorical Perspective. The Case of Romania”, in JOWITT K. (ed.), Social Change in Romania (1860-1940). A Debate on Development in a European Nation, Berkeley, Institute of International Studies,University of California, 1978, pp. 72-116. WEBER E., “Romania”, in ROGGER H., WEBER E. (eds),op. cit., 1966, pp. 501-574. Pour une étude stimulante comparant politique et société en Roumanie et auPortugal, voir SCHMITTER P.C., “Manoilescu and Delayed Dependant Development”, in JOWITT K.(ed.), op. cit., 1978, pp. 117-139. MAIER H.C., “Voraussetzungen der Autoritären Monarchie inRumänien”, et MULLER F., “Autoritäre Regime in Rumänien (1938-1944)”, in OBERLANDER, op. cit.,2001, respectivement pp. 431-470 et pp. 471-499. DOGAN M., “Romania, 1919-1938”, in WEINERM., DZBUDUN E. (eds), Competitive Elections and Development Studies, Duke, Duke University Press,1987, pp. 369-389.8. KASEKAMP A., The Radical Right in Interwar Estonia, New York, St. Martin’s Press, 2000. PAJURA., “Die Legitimietung der Diktatur des Präsidenten Päts und die öffentliche Meinung in Estland”, inOBERLANDER, op. cit., pp. 163-214. LIEVEN A., The Baltic Revolution. Estonia, Latvia, Lithuaniaand the Path of Independence, New Heaven, Yale University Press, 1994, chapitre 3.

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Monarchies Républiques Total

Démocraties stables

Démocraties en crise oudémocratisation contrariée

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7

Espagne (1923)ItalieYougoslavieRoumanieBulgarieGrèce

6

13

* L’Espagne est comptée deux fois

Dans un certain nombre de pays, comme l’Espagne (de 1923), le Portu-gal, la Pologne et les républiques Baltes, la crise du parlementarisme étaitprobablement plus importante que les conflits sociaux, voire même que lacrise économique d’après 1929. L’antiparlementarisme, l’hostilité aux par-tis et aux hommes politiques, l’exaltation de la société et ses composantes(les professionnels, travailleurs, entrepreneurs et jeunes comme nouvelleélite) dans les premières décades du XXe siècle étaient des sentiments répan-dus. Ils étaient mis en forme par ceux qui défendaient des options autoritai-res et en particulier par le fascisme. Les solutions autoritaires fascistes etnon fascistes sont nées dans un même climat idéologique, mais le fascismeétait un phénomène beaucoup plus complexe. Le corporatisme et un popu-lisme diffus constituaient une alternative très largement partagée. Tous deuxpeuvent être trouvés dans les réponses autoritaires à la crise des années 20 et30. La factionnalisation des partis, résultat de la représentation proportion-nelle, la présence de partis ethniques (en Lettonie et Estonie) et de groupesd’intérêts conduisirent à une importante instabilité gouvernementale et à larevendication d’un exécutif et d’un présidentialisme forts.

Tableau 1 : Monarchies et Républiques de l’entre-deux-guerreset stabilité démocratique

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538 Juan J. LINZ

Tableau 2 : États européens, Première guerre mondiale et démocratie

nnnnnnvvv

nvvv-ddv

n : neutre ; v : victorieux ; d : défait

Démocratiesstables

Démocraties encrise oudémocratiescontrariées

Total

DanemarkLuxembourgPays-BasNorvègeSuèdeSuisseBelgiqueFranceGB

9

Espagne (1923,1936)ItalieRoumanieGrèceBulgariePortugal

6

15

FinlandeTchécoslova-quie (n)Irlande

3

Pologne (v)Yougoslavie(v)LettonieLituanieEstonie

5

8

12

Russie-URSSTurquieHongrieAutricheAllemagne

5

5

ddddd

16

28

Empires défaits et Étatsleur succédant

Étatsindépendantsaprès PGM

États avant PGM

Cependant, il est impératif de séparer la question de la crise des démocratieset l’émergence du gouvernement autoritaire de celle des raisons qui ont per-mis au fascisme de renverser ces mêmes démocraties.

On peut distinguer au moins cinq situations dans l’Europe de l’entre-deux-guerres : Les régimes autoritaires qui ont émergé en l’absence de mou-vements fascistes et qui n’ont pas été influencés, ou fort peu, dans leurspolitiques et particulièrement dans l’institutionnalisation de régimes fascis-tes (la Turquie en constituerait une bonne illustration) ; Les régimes autori-taires qui sont apparus dans des sociétés où les mouvements fascistes ontsoutenu le processus de destruction de la démocratie et intégré des coali-tions antidémocratiques. Le résultat de cette participation est variable : danscertains cas, il y a eu un véritable partage du pouvoir, dans d’autres, ils ontété marginalisés voire éliminés. Ces régimes, établis avec la participation –non-hégémonique voire peu importante – de mouvements fascistes, présen-tent des caractéristiques qui permettent de qualifier certains d’entre eux devaguement fascistes. Toutefois, les différences par rapport à un véritable

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régime fasciste, comme dans sa version italienne, suffisent à interroger unetelle qualification. Seuls en Italie et en Allemagne, les partis fascistes ontjoué un rôle décisif dans la destruction finale de la démocratie, ont occupé lepouvoir et établi des régimes dans lesquels le mouvement fasciste a pu avoirune position hégémonique dans la consolidation du régime. Dans le proces-sus de prise de pouvoir, ces partis ont conclu des alliances qui, dans le cas del’Italie, auraient pu devenir plus permanentes et limiter l’hégémonie du parti,mais qui, en Allemagne, ouvrirent rapidement la voie à la position domi-nante des nazis. Il n’y a qu’en Roumanie que l’on trouve un autre cas decontrôle du gouvernement par un parti fasciste au sein d’une diarchie avecle Général Antonescu (15 septembre 1940-23 janvier 1941) rapidement ren-versée par une dictature militaire.

La domination germano-italienne de l’Europe ne mena pas les mouve-ments fascistes au pouvoir dans l’ensemble des pays qu’elle contrôlait. Cer-tes ces mouvements ont joué un important travail de collaboration, mais ilsn’occupèrent le pouvoir qu’en Norvège (avec Quisling) et en Croatie (sil’on classe l’Oustacha comme parti fasciste) ; on peut aussi ajouter le cas,plus douteux, du mouvement nationaliste fascisé slovaque. Rappelons queles fascistes hongrois ne reçurent le pouvoir de la part des nazis que pourune courte période, que les fascistes français étaient en compétition avecl’État français de Pétain, que d’autres pays (comme la Belgique et les Pays-Bas) restèrent sous l’occupation allemande et que l’un d’entre eux, le Dane-mark, demeura une démocratie avec des élections libres organisées en 1943sous cette même occupation (dans lesquels le NSDAP a recueilli 2,15 % desvotes). La Finlande, alliée de facto dans la guerre contre l’URSS, était aussiune démocratie9 ; Les démocraties stables où les mouvements et partis fas-cistes présentaient un danger plus ou moins important comme en Finlande,en Belgique et en France (avant la deuxième guerre), et celles où ils n’étaientpas menaçants comme en Grande-Bretagne, Irlande, Danemark, Suède etSuisse. La Tchécoslovaquie est un cas à part dans la mesure où le dangervenait de la minorité allemande nazifiée des Sudètes et du mouvement na-tionaliste catholique fascisé Slovaque ; Seuls, en URSS, les communistesmirent fin à tout espoir de démocratie avec la Révolution d’Octobre et ladissolution de l’assemblée constituante.

Dans cet article, je me concentrerai sur le rôle joué par le fascisme et lenationalisme radical dans l’effondrement de la démocratie. Une autre étudeserait nécessaire pour souligner l’hostilité d’autres idéologies et mouvements(communiste, anarchiste, syndicaliste, etc.) dans la formation du Zeitalterder Ideologien. Sans parvenir à prendre le pouvoir, ces derniers ont néan-

9. ALAPURO R., ALLARDT E., “The Lapua Movement : The Threat of Rightist Takeover in Finland(1930-1932)”, in LINZ J.J., and alii, “Social Basis of Nazism in Denmark : The DNSAP”, in LARSENU., HAGVET B., MYKLEBUST J.P. (eds), op. cit., 1980, pp. 702-714.

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moins généré peur et haine de la part de leurs opposants ainsi que des trou-bles à l’ordre public, défiant ainsi les gouvernements démocratiques et con-tribuant vraisemblablement à montrer leur faiblesse.

Notre énumération devrait clarifier le fait que les mouvements et idéesfascistes n’ont pas joué un rôle décisif dans l’effondrement des démocraties,de même qu’un tel effondrement n’a pas toujours mené à une participationdes fascistes au pouvoir. On ne devrait pas non plus oublier que nombre derégimes autoritaires n’ont seulement pas coopté les fascistes, mais les ontécarté du pouvoir (comme le Portugal10) parfois en les persécutant (commela Roumanie, le Brésil, le Japon, les pays Baltes et à un certain moment laHongrie). On pourrait me rétorquer que, dans ces cas, les fascistes étaientcertes conçus comme des adversaires politiques, mais qu’il n’y avait pas dedifférences fondamentales ou de conflits avec les objectifs de leurs oppo-sants autoritaires. Je répondrai que dans tous ces cas il y avait des contradic-tions fondamentales sur les finalités politiques et que ce sont justement cessituations qui nous permettent de mieux appréhender les différences entreautoritarisme et fascisme.

Les cas dans lesquels les fascistes jouèrent un rôle de partenaires – quel-quefois minoritaires – dans la mise en place d’un régime autoritaire, posentl’intéressante question des raisons pour lesquelles ils n’ont pas pu avoir uneposition hégémonique en dépit de la domination de l’Europe par les puis-sances fascistes. Une telle analyse pourrait, dans une certaine mesure, per-mettre de comprendre les raisons pour lesquelles le rêve de Von Papen demaîtriser Hitler échoua alors même que d’autres réussirent à instrumentaliserles fascistes ou, au pire, à partager le pouvoir avec eux. Il est difficile d’af-firmer dans le cadre de cet article si les choses auraient été différentes si les

10. La république portugaise se caractérisait par une extrême instabilité : 9 présidents, 44 gouverne-ments, 25 soulèvements, 3 dictatures contre-révolutionnaires, une durée moyenne des gouvernements de117 jours, en 16 ans. Il serait trompeur d’attribuer cette instabilité aux seuls conflits sociaux et économi-ques, surtout lorsque l’on prend en considération le faible niveau d’industrialisation et la présence d’uneimportante petite paysannerie dans le nord du Tejo. Les conflits au sein des élites, le rôle des forcesarmées et la petite mais très actives minorités révolutionnaires, en particulier à Lisbonne, constitueraientune meilleure explication que les conflits structurels. Par ailleurs, le petit parti fasciste fondé en 1953n’avait rien à voir dans l’effondrement d’une démocratie instable. WHEELER D.L., Republican Portu-gal. A Political History (1910-1926), Madison, University of Wisconsin Press, 1978. PABON J., Larevolución portuguesa (De don Carlos a Sidonio Paes), Madrid, Espasa Calpe, 1941. BRUNEAU T.C.,Politics and Nationhood : Post-Revolutionary Portugal, New York, Praeger, 1984, chapitre 1. GRA-HAM L.C., MAKLER H.M. (eds), Contemporary Portugal. The Revolution and its Antecedents, Austin,University of Texas, 1979. Sur l’inutilité d’une caractérisation fasciste du régime de Salazar voir PAYNES.G., “’Salazarism’ : ‘Fascim’ or ‘Bureaucratic Authoritarianism’ ?”, Estudios de Historia de Portugal,vol. II, secs. XVI-XX, Homenagem a OLIVEIRA MARQUES A.H., Lisbonne, Estampa, 1983, pp. 525-531. MEDINA J., Salazar e os fascistas, Salazarismo e Nacional-Sindicalismo. A historia dum conflicto(1932-1935), Lisbonne, Bertrand, 1978. A. COSTA PINTO, The Salazar “New State” and EuropeanFascism. Problems and Perspectives of Interpretation, New York, Social Science Monographs, Colum-bia University Press, 1995 et The Blue Shirts. Portuguese Fascists and the New State, Boulder, CO,Social Science Monographs, 2000.

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fascistes avaient joué un rôle moins important dans ces régimes autoritaires,notamment au moyen l’analyse des politiques – sociales, économiques,éducationnelles et culturelles – mises en œuvre par ces régimes et leurs ef-fets ultérieurs. La comparaison des régimes à participation fasciste avec ceuxoù une telle participation n’existait pas devrait nous éclairer quelque peu surla contribution spécifique du fascisme aux régimes autoritaires. Plus parti-culièrement, la comparaison des autoritarismes établis avant la montée dufascisme et superficiellement et indirectement influencés par ce dernier(comme la dictature de Primo de Rivera en Espagne entre 1923 et 193011)avec ceux établis à l’acmé du succès fasciste et bénéficiant du soutien et dela participation de ce dernier (comme le régime de Franco) ou soumis à soninfluence idéologique, devrait contribuer à une meilleure compréhension àla fois de la variété des politiques non démocratiques et la singularité duphénomène fasciste12.

Toutes ces questions justifient un traitement séparé du problème du suc-cès variable des mouvements fascistes et celui de la crise de la démocratie etl’établissement de régimes autoritaires13. J’ai déjà traité la première ques-tion dans de précédents articles et la seconde dans un livre qui ne traitecependant pas systématiquement des types de régime émergeant après l’effon-

11. BEN-AMI S., Fascism from Above. The Dictatorship of Primo de Rivera in Spain (1923-1930),Oxford, Clarendon Press, 1983. TUSELL J., Radiografía de un golpe de Estado. El Ascenso al poder delGeneral Primo de Rivera, Madrid, Alianza Editorial, 1987.12. L’Espagne est, grâce au travail monumental de S. G. Payne, le cas le mieux étudié de crise et d’ef-fondrement de la démocratie dans lequel la participation du mouvement fasciste incorporé dans le ré-gime franquiste a été insignifiante. PAYNE S.G., Spain’s First Democracy. The Second Republic(1931-1936), Madison University of Wisconsin Press, 1993. PAYNE S.G., Fascism in Spain (1923-1977), Madison University of Wisconsin Press, 1999. PAYNE S.G., The Franco Regime (1936-1975),Madison University of Wisconsin Press, 1987. On se référera aussi à : TUSELL J., Franco en la guerracivil. Une biografía política, Barcelone, Tusquets, 1992 ; LINZ J.J., “From Phalange to MovimientoOrganizacíon. The Single Spanish Party and the Franco Regime (1936-1968)”, in HUNTINGTON S.P.,MOORE C.H. (eds), op. cit., pp. 128-303 ; TUSSEL J., La dictadura de Franco, Madrid, Alianza, 1988 ;UCELAY DA CAL E., “Problemas en la comparación de las dictaduras española e italiana en los añostreinta y cuarenta”, in D’AURIC E., CASSAS J. (eds), El Estado moderno en Italia y España, Barce-lone, Universitat de Barcelona, Consiglio Nuzionale delle Ricerchen 1993, pp. 155-174. Sur le plura-lisme limité de l’élite franquiste, voir DE MIGUEL A., Sociología del Franquismo. Análisis ideológicode los ministros del Régimen, Barcelone, Euros, 1975. VIVER PI-SUNYER C., El personal político deFranco (1936-1945), Barcelone, Vicens Vives, 1978. JEREZ M., Elites políticas y centros de extracciónsocial de España (1938-1957), Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, 1982.13. LINZ J.J., “Some Notes Toward a Comparative Study of Fascism in Sociological Historical Pers-pective”, pp. 3-121 ; “Political Space and Fascism as a Late-Comer”, in LARSEN U., HAGVET B.,MYKLEBUST J.P. (eds), Who were the Fascists, op. cit., 1980, pp. 153-189, “The Breakdown ofDemocratic Regimes”, pp. 142-215, “From Great Hopes to Civil War. The Breakdown of Democracy inSpain”, in LINZ J.J., STEPAN A. (eds), The Breakdown of Democratic Regimes. Europe, Baltimore,Johns Hopkins University Press, 1978, pp. 142-215, “Totalitarian and Authoritarian Regimes”, in POLSBYN., GREESTEIN F. (eds), HandBook of Political Science, vol. 3, Reading, Mass., Addison Wesley Press,pp. 175-411, reproduit sous forme de livre avec une nouvelle introduction chez Boulder, CO, LynneRienner, 2000.

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drement de la démocratie, ni dans quelle mesure ils peuvent être qualifiés defascistes14.

En outre, demeure la thématique des rapports entre le caractère plus oumoins totalitaire des régimes non démocratiques et le rôle du fascisme entant que mouvement et idéologie ; à savoir, l’émergence du totalitarismecomme régime non démocratique distinct de l’autoritarisme15. On peut sedemander si un régime non démocratique et non communiste peut être véri-tablement totalitaire sans la présence d’un mouvement fasciste. La réponsedépend de la manière dont on va définir fascisme et totalitarisme. À partirde ma définition restrictive de ces concepts, je dirai qu’un régime non dé-mocratique ne peut devenir totalitaire en l’absence d’un parti fasciste oucommuniste. D’un autre côté, la présence de ces derniers au pouvoir ne mènepas forcément au basculement dans le totalitarisme16. En effet, il y a désac-cord au sein de la communauté scientifique sur la spécification du fascismeitalien comme totalitaire. Même en ignorant ce problème, il semblerait quesans la présence d’un mouvement fasciste (ou d’un parti léniniste) un ré-gime anti-démocratique serait incapable de développer un grand nombre decaractéristiques que l’on attribue habituellement au totalitarisme. Je ne pensepas à la répression massive ou la terreur dans la mesure où ce sont là desphénomènes que l’on a plus rencontré dans nombre de régimes autoritairesque dans l’Italie fasciste et qui constituent, de mon point de vue, une dimen-sion distincte de l’analyse des systèmes politiques17.

Fascisme, totalitarisme, autoritarisme

J’ai déjà développé la distinction, au sein de la catégorie générale de sys-tème politique non démocratique, entre systèmes totalitaires et régimes auto-ritaires. Comme je l’ai souligné, ce n’est pas une question de degré concernant

14. LINZ J.J., “From Great Hopes to Civil War”, in LINZ J.J., STEPAN A. (ed.), The Breakdown ofDemocratic Regimes. Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978, pp. 142-218.15. LINZ J.J., “An Authoritarian Regime. The Case of Spain”, in ALLARDT E., LITTUNEN A. (eds),Cleavages, Ideologies and Party Systems, Helsinki, Transactions of the Westermark Society, vol. X,1964, pp. 291-341. LINZ J.J., “Totalitarianism and Authoritarianism. My Recollections on theDevelopment of Comparative Politics”, in SOLLNER A., WALKENHAUS R., WIEKELAND K. (eds),Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20 Jarhunderts, Belin, Akademie Verlag, 1997, pp. 141-157.HERMET G., “Autoritarisme”, in GRAWITZ M., LECA J. (dir.), Traité de science politique, vol. 2,Paris, PUF, 1985, pp. 269-312. HERMET G., “Dictature bourgeoise et modernisation conservatrice.Problèmes méthodologiques de l’analyse des situations autoritaires”, Revue française de science politi-que, n° 5, 1975.16. Sur la qualification de la Pologne communiste comme régime autoritaire, voir J. RUPNIK, “Letotalitarisme vu de l’Est”, in HERMET G. (ed.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, pp. 60-62. Il ydiscute les écrits de Jerzy Wiatr et Jadwiga Staniszkis, Poland’s Self-Limiting Revolution, Princeton,Princeton University Press, 1984.17. LINZ J.J., “Types of Political Regimes and Respect for Human Rights. Historical Cross-nationalPerspectives”, in EIDE A., HAGTVET B. (eds), Human Rights in Perspective. A Global Assessment,Oxford, Blackwell, 1991, pp. 177-222.

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L’effondrement de la démocratie 543

certaines variables, mais une distinction représentant des conceptions alter-natives fondamentales de la politique. Néanmoins, ces idéaux types posés,la réalité présente des combinaisons d’éléments et trop d’ambiguïtés (enpartie dues à la description imparfaite de la réalité sociale et politique) pourqu’un effort de classification des systèmes politiques spécifiques et concretssoit possible. Seule la prédominance d’un certain nombre de caractéristi-ques entrant dans la typologie nous permet de parler de systèmes proches dutype totalitaire ou autoritaire.

D’aucun en est conscient, le type totalitaire est peu fréquent et apparaîtdans des circonstances assez exceptionnelles ; il n’est donc pas le résultatd’un processus évolutionniste18. Le totalitarisme n’est peut-être pas en me-sure de se maintenir sur un grand laps de temps, ce qui a son importance envue de sa transformation en un régime post-totalitaire dont nombre de ca-ractéristiques sont proches du type autoritaire19. L’interruption du fascismeitalien et du nazisme par leur défaite empêche l’étude d’une possible évolu-tion post-mussolinienne et post-hitlérienne de ces régimes. Par ailleurs, mêmeun rapprochement avec l’idéal type totalitaire n’est pas aisément réalisable.J’ai toutefois avancé l’idée de proto totalitarisme ou de “totalitarisme inter-rompu” (arrested totalitarianism) pour décrire ces situations dans lesquel-les il n’y a pas entière correspondance par rapport à l’idéaltype alors mêmeque l’intention y était20.

Je voudrais préciser que la distinction entre régimes totalitaires et autori-taires n’implique pas une moindre répression et une moindre responsabilitédans la violation des droits de l’Homme chez ces derniers ; certains d’entreeux se sont même rendus coupables de mesures antisémites et même decollaboration spontanée avec les politiques génocidaires des nazis. En fait,si l’on considère le fascisme italien comme étant proche du modèle totali-taire, certains régimes de type autoritaire l’ont certainement dépassé enmatière de répression (concrètement, l’Espagne de Franco sur de nombreu-ses années).

Les rapports entre fascisme et totalitarisme sont, à la fois théoriquementet empiriquement, extrêmement complexes. Nous nous limiterons seulement

18. WALZER M., “On failed Totalitarianism”, in HOWE I. (ed.), 1984, Revisited Totalitarianism in ourCentury, New York, Harper and Row, 1983, pp. 103-221. Walzer note : “Mais le régime a une courte vie,et on ne le comprendra pas si on lui accorde une place permanente dans la typologie de la sciencepolitique. Cela serait comme établir une chronologie standard de l’Apocalypse. La Fin des jours n’estpas une date, le totalitarisme n’est pas un régime” (p. 119).19. LINZ J.J., STEPAN A. (ed.), Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Eu-rope, South America and Post-Communist Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.THOMPSON M.R., “Weder totalitär noch autoritär. Post-Totalitarismus in Osteuropa”, in SIEGEL A.(ed.), Totalitarismustheorien nach dem Ende des Kommunismus, Cologne, Böhlau Verlag, 1998, pp. 309-339.20. LINZ J.J., op. cit., pp. 240-245.

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à soulever quelques questions et à rappeler brièvement quelques réponsespossibles qui nécessiteront discussions et confrontations empiriques.

L’idéologie, l’état d’esprit, le style de politique, la conception de l’hommeet de la société des mouvements fascistes ont une ambition totalitaire impli-cite qui, en cas de réussite, pourrait rapprocher le régime de l’idéaltype tota-litaire.

L’inverse n’est cependant pas vrai : l’absence d’un mouvement fascistene signifie pas nécessairement absences de caractéristiques totalitaires. Ilest clair que nombres de régimes non fascistes, mais communistes, soviéti-ques, léninistes, staliniens ou encore maoïstes, ont été et peuvent être consi-dérés comme poursuivant un idéal totalitaire et se rapprochant, à un momentou un autre de leur existence, des structures que nous qualifions de totalitai-res21. La question demeure de savoir si des régimes non fascistes et noncommunistes peuvent se rapprocher, dans leur conception et plus particuliè-rement dans leur réalisation, de l’idéaltype totalitaire. Les réponses varientde manière importante en fonction de la définition que chacun donne autotalitarisme, et ce même en laissant de côté le critère d’une répression mas-sive et irrationnelle. J’ai tendance, dans mon approche restrictive, à penserque les systèmes non démocratiques sans hégémonie fasciste ou commu-niste sont plus proches du modèle autoritaire que totalitaire22. Cela n’exclutpas en principe que dans le futur des régimes fondés sur un mouvement, uneidéologie, une conception de l’homme et de la société différents du fascismeet du communisme se rapprochent des systèmes totalitaires. En ce sens, lamort du mouvement fasciste et de la constellation historique particulièreque nous avons décrite comme fasciste ne nous assurent absolument pas quela tentation totalitaire ait disparu. Nos connaissances sont encore, par exem-ple, trop fragmentaires sur le développement de l’Iran d’après la révolutionislamique pour affirmer qu’il se rapprocherait du modèle totalitaire et cemême si certains n’hésitent pas à le faire23.

21. Sur les différentes formes de totalitarismes, leurs différences et ressemblances, voir LINZ J.J.,“Totalitarian and Authoritarian Regimes”, op. cit., et la littérature qui y est citée. HERMET G. (ed.),op. cit., 1984. FISICHELLA D., Analisis del totalitarismo, Messina, G. D’Anna, 1976. HERMET G.,Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983. TARCHI M., Partido unico e dinamica autoritaria,Naples, Akropolis, 1981.22. OBERLANDER E. (ed.), Autoritäre Regime in Ostmittle-und Südosteuropa (1919-1944), Pader-born, Ferdinand Schöningh, 2001. OBERLANDER E., LEMBERG H., SUNDHAUSSEN H., BALKED. (eds), Autoritäre Regime in Ostmitteleuropa, Mainz, Institut für Osteuropäische Geschile, 1995.23. S. A. Arjomand examine les similitudes et différences entre la révolution iranienne et l’émergencedu fascisme dans : ARJOMAND S.A., “The Iranian Revolution in Comparative Perspective”, WorkingPapers, Department of Sociology, State University Of New York at Stony Brook, 1983. Voir aussi LECAJ., “L’hypothèse totalitaire dans le Tiers Monde : les pays arabo-islamiques”, in HERMET G. (ed.),op. cit., 1984, pp. 215-237. CHEHABI H.E., “Das politische system der Islamischen Republik Iran”, inSCHMIDT R. (ed.), Naher Osten Politik und Gesellschaft, Berlin, PTB 3, pp. 180-199.

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En nous limitant au fascisme, on pourrait analyser le potentiel totalitairedes différents mouvements, partis et idéologies antidémocratiques, et nousdemander si ceux que l’on peut qualifier de fascistes étaient à cet égarddifférents. Doit-on accepter la proposition qui distingue national-socialismeet fascisme ? Quelle que soit la réponse, il ne fait aucun doute que le natio-nal-socialisme a conduit à un des systèmes les plus totalitaires. On avanceradonc que le fascisme – en tant que mouvement – disposait des conditionspour le développement d’un régime totalitaire, et que sa conception de lasociété (la relation individu-nation-État) et une complète réalisation de cetteconception auraient mené au totalitarisme ailleurs qu’en Allemagne.

Toutefois, dans la réalité politique, en dehors de l’Italie (et en laissant decôté le national-socialisme), le fascisme n’a jamais pu avoir une hégémoniesur un laps de temps suffisant pour développer son potentiel totalitaire. Mêmedans le cas de l’Italie, le débat reste ouvert sur le caractère plus ou moinstotalitaire du régime et sur les périodes où il l’aurait été.

Je reste ambivalent quant à la caractérisation totalitaire du régime ita-lien, alors même que dans mes travaux je l’avait qualifié de totalitarisme“interrompu”. Je suis loin d’être seul à être dans cette posture puisque, commeEmilio Gentile l’a souligné, le grand historien De Felice a, tout au long deson travail, hésité et évolué sur cette question. Gentile m’a convaincu du faitque le fascisme avait non seulement un potentiel totalitaire, mais se dirigeaitvers un régime totalitaire, particulièrement dans les années 30. Cette thèse,j’y reviendrai, devient discutable au regard des performances du régimependant la guerre et à l’occasion des événements de 1943. Cela me condui-rait alors à parler d’“échec” plutôt que d’“arrêt” avec, cependant, la ques-tion du pourquoi de l’échec du totalitarisme italien là où le nazisme a réussi.Cela était-il dû au fait qu’il était prisonnier du compromis qui l’avait ins-tauré, à l’hétérogénéité latente du PNF, au rôle important joué par les élitesissues d’autres groupes (comme l’ANI), ou encore à la personnalité du Duce ?S’agissait-il plutôt de la société italienne qui ne constituait pas le bon “ma-tériau” pour la réalisation du projet ? Mussolini faisait parfois allusion àcette dernière explication. Mais alors qu’est-ce qui dans cette société a con-trarié le totalitarisme là où la société allemande le rendait possible ? En tantque social scientist, plutôt qu’historien, j’ai du mal à accepter le caractèrequelque peu “évasif” de cette dernière explication, mais après tout qui nie-rait que les Italiens n’étaient pas des Allemands.

L’absence d’un terrorisme d’État de grande envergure dans l’Italie fas-ciste, jusqu’à la République de Salo soulève une question intéressante. Si laterreur est considérée comme une caractéristique du totalitarisme, alors jedevrais, comme Hannah Arendt, considérer le régime comme non totali-taire. Si on insiste au contraire sur son caractère totalitaire, on devrait enconclure que la terreur ne constitue pas une de ses caractéristiques (ou peut

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être qu’il l’a été plus tard). Le désaccord entre chercheurs vient en partie dufait que les uns mettent l’accent sur les formulations idéologiques et le mo-nisme du système légal, alors que d’autres s’interrogent sur la réalité de lapratique du pouvoir et de la société. Plus on donne de l’importance auxpremiers, plus on est à même de considérer le régime comme totalitaire. Parcontre si on accorde plus d’attention aux dernières, on aura tendance à re-mettre en question cette caractéristique totalitaire24.

Une analyse de l’échec du fascisme dans sa volonté de transformationpolitique et sociale dans une direction totalitaire dans d’autres pays doit êtreliée à notre discussion précédente sur le succès limité des mouvements fas-cistes à imposer leur hégémonie, leur rôle au sein des coalitions en tant quepartenaires ou de subordonnés, voire même d’éléments neutralisés ou dé-faits, de régimes autoritaires. La variété des acteurs politiques, leurs diffé-rentes ambitions et leur appropriation de parcelles du pouvoir, introduisentune ambiguïté sur l’appropriation monopolistique du pouvoir par le mouve-ment et ses différentes factions. Tout cela rapprocherait ces régimes du mo-dèle du pluralisme limité (ou du monisme limité).

La coexistence dans une coalition de différentes tendances politiquesantérieures au mouvement fasciste et opposées à son hégémonie, crée lesconditions pour que le régime soit amené à tisser des liens avec des groupessociaux, institutions, intérêts et individus déjà présents dans la société avantson avènement. Ainsi, un certain degré de pluralisme social, avec des possi-bilités de développement indépendant de ces forces, peut se maintenir. C’estpourquoi, en dépit de la volonté initiale du mouvement fasciste, et son suc-cès relatif à imposer son hégémonie, de l’assimilation par d’autres forcespolitiques du langage, du style et de l’idéologie totalitaire, les conditionsd’une évolution vers un régime autoritaire étaient présentes dès le début.C’est pourquoi le régime de Franco, malgré de fortes tendances totalitaires àses débuts, évolua vers l’autoritarisme. L’évolution aurait pu être différenteen cas de victoire de l’Axe, mais avec probablement des changements nonseulement dans le régime mais aussi du régime, y compris peut-être uneéviction de Franco25.

24. Voir l’intéressante analyse de AQUARONE A., L’organizzazione dello stato totalitario, Turin,Einandi, 1965, notamment le chapitre 5 (“Statot totalitario e dittatura personale”) où il cite Mussolini surla “dyarchie” avec le roi, les relations avec l’Église, et son aveu sur la manière dont le pluralisme limitason pouvoir (pp. 290-311).25. S. Payne (PAYNE S, op. cit., p. 374) cite Hitler dans une conversation du 7 juillet : “il faut prendresoin de ne pas élever le régime de Franco au même niveau que le National-socialisme ou le Fascisme”.Il continue à propos des travailleurs espagnols “les prétendus ‘rouges’” indiquant qu’il faut les garder“en réserve en cas de déclenchement d’un e deuxième guerre civile. Ensemble avec les survivants del’ancienne phalange, il pourrait constituer une force à notre disposition et digne de confiance”. Plus loinil indique que “la division bleue, pourrait, le moment venu, jouer un rôle décisif lorsque viendra le tempsde se débarrasser de ce régime contrôlé par les prêtres”.

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Pour générer un mouvement et une direction dévoués au totalitarisme ily a besoin de plus que du nationalisme et de défense du statu quo.

On n’insistera jamais assez sur la manière dont la genèse d’un régimesuite à un effondrement démocratique (ou de la démocratisation) donne formeà son développement ultérieur. Sans souscrire à une conceptionintentionnaliste, il faut admettre que le futur du régime est conditionné parles idées initiales des acteurs politiques. La même chose est vraie pour laconstellation initiale des forces et des ressources politiques. Mussolini, al-lant à Rome en 1922 pour devenir Premier ministre, n’avait probablementpas en tête le type de régime qu’il allait former en tant que Duce. En l’ab-sence d’un grand nombre de circonstances (mentionnons uniquement lesconséquences du meurtre de Matteoti), le régime fasciste – avec sa dimen-sion totalitaire – aurait pu ne pas voir le jour. Toutefois, le bagage idéologi-que de Mussolini et du mouvement fasciste au début des années 20 aprobablement rendu possible son cheminement ultérieur. Si l’on revient surles idées et actions de Franco dans les années déterminantes de la guerrecivile et celle de la construction et consolidation de son pouvoir – commeles a décrites Javier Tussell – la création d’un État totalitaire sous sa direc-tion aurait été improbable (quoique possible mais sous certaines conditions).

J’avancerai l’hypothèse que, sans un mouvement fasciste particulière-ment mobilisateur avant la prise du pouvoir et assumant une positionhégémonique dès le début, une transition totalitaire est difficilement conce-vable. Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, en dehors de l’Allemagne deWeimar et l’Italie Giolittienne, seul en Roumanie il y avait une chance pourune telle transition. J’ai déjà indique que “paradoxalement, des mouvementsde masse fascistes ne pouvaient se développer que dans des sociétés libéra-les et démocratiques défendant et reconnaissant le droit au prosélytisme ;régimes qui, jusqu’au milieu des années 30, avaient des difficultés à res-treindre les activités ‘fascistes’ (contrairement à de nombreux régimes auto-ritaires)”26.

Si l’on accepte l’idée que les politiques antidémocratiques pouvaientuniquement mener au totalitarisme sur la base de l’idéologie fasciste (com-munisme mis à part), on rechercherait alors les sources spécifiques de l’idéo-logie et des mouvements fascistes. Comme le fascisme italien a inspiré lesautres fascismes, on ne peut donc éviter la question suivante : y avait-il desfacteurs spécifiques entraînant sa naissance ? On ne répondra pas ici à cettequestion, même s’il y a suffisamment de preuves dans les travaux sur leclimat intellectuel et idéologique, ainsi que sur la mobilisation générée par

26. LINZ J.J., “Some Notes Toward a Comparative Study of Fascism in Sociological Historical Pers-pective”, op. cit., 1982.

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l’interventionnisme nationaliste et la guerre pour répondre par l’affirma-tive27.

Y avait-il un potentiel totalitaire dans les autres idéologieset partis antidémocratiques ?

Notre argument nécessiterait de prouver que les autres idéologies28, partis,organisations et leaders antidémocratiques n’aient pas eu comme objectifun système totalitaire et que la fascisation de ces partis, leaders, etc., n’étaitpas suffisante pour créer un tel système. Je me référerai brièvement ici auxplus importants concurrents antidémocratiques du fascisme.

Depuis ses origines au XIXe siècle, le catholicisme politique a eu uneattitude ambivalente à l’égard de la démocratie, en particulier libérale, mêmesi dans un grand nombre de pays, la démocratie chrétienne était prête à jourun rôle constructif dans les régimes démocratiques et pluralistes (il suffit icide penser aux pays du Benelux et à la République de Weimar). Il y avait,toutefois, des partis chrétiens qui mettaient en avant certaines traditions idéo-logiques – essentiellement les idées d’un État corporatiste et de démocratieorganique – et dont l’hostilité à l’égard du libéralisme et du socialisme – enparticulier du marxisme – était forte et incompatible avec le multipartisme.Certaines circonstances ont renforcé cet antilibéralisme et antisocialisme et,par conséquent, antidémocratisme ; ce qui fit de la solution autoritaire à lacrise des années 20 et 30 une option défendable par certains des dirigeantschrétiens.

27. GRIFFIN R., “Italian Fascism”, in The Nature of Fascism, Londres, Routledge, 1993, pp. 56-84.GENTILE E., Le Origini dell’ideologia fascista (1918-1925), Rome-Bari, Laterza, 1975. GENTILE E.,Il mito dello Stato Nuevo dell’antigiolittismo al fascismo, Rome-Bari, Laterza, 1982. GREGOR J., TheYoung Mussolini and the Intellectual Origins of Fascism, Berkeley, University of California Press, 1979.MOSSE G.L., “The Poet and Exercise of Political Power : Gabriel D’Annunzio”, in MOSSE G.L. (ed.),Masses and Man, New York, Howard Fertig, 1980. MOSSE G.L., “The Political Culture of ItalianFuturism : A General Perspective”, Journal of Contemporary History, vol. 25, n° 2-3, 1990. FARNETTIP., “Social Conflict, Parliamentary Fragmentation, Institutional Shift, and the Rise of Fascism :Italy”, inLINZ J.J., STEPAN A. (eds), op. cit., 1996, pp. 3-33. LYTELTON A., The Seizure of Power : Fascism inItaly (1919-1929), Princeton, Princeton University Press, 1987.28. Pour un tableau des partis et mouvements représentant “les trois faces du nationalisme autoritaire”(fascistes, droite radicale et droite conservatrive), voir PAYNE S.G., Fascism, Comparison and Definition,Madison, University of Wisconsin Press, 1980, pp. 14-21. Pour un calcul nazi contemporain des mouve-ments apparentés voir, HAAS W., Europa Will Leben. Die Nationalen Erneurungsbewegungen in Wortund Bild, Berlin, Batschari, 1936.

Les raisons qui ont poussé à l’adoption ou à l’imitation du fascisme dans l’entre-deux-guerres sontsous bien des aspects comparables à celles qui ont été relevées par K. Jowitt à propos des régimesafricains se qualifiant de “socialistes scientifiques” ou de “marxistes-léninistes”. JOWITT K., “ScientificSocialist Regimes in Africa. Political Differenciation, Avoidance and Unawarness”, in ROSBERG C.G.,CALLGHY C.G. (eds), Socialism in Sub-Saharian Africa : A New Assessment, Berkeley, Institute ofInternational Studies, 1979, pp. 133-173 et 391-396.

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L’effondrement de la démocratie 549

Face à une profonde crise économique et sociale, un parti socialiste quiavait structuré une subculture opposée au catholicisme traditionnel, un mou-vement national-socialiste naissant, et un grand nombre de suiveurs(followers) soutenant une organisation paramilitaire influencée par le fas-cisme italien, le parti Chrétien social autrichien a été amené dans les années30 à mettre en place un État corporatiste autoritaire – intégrant les austro-fascistes – mais anti-nazi29. Instauré après une brève guerre civile en 1934,le régime Dollfuss-Schunssnigg devint pour le parti clérical espagnol (laCEDA) un modèle alternatif à la république anti-cléricale ; son organisationde la jeunesse (le JAP), revendiquait clairement un régime s’inspirant del’exemple autrichien30. En Espagne, les opposants au cléricalisme, plus par-ticulièrement les socialistes, ont perçu cette orientation comme étant le véri-table danger. Plutôt que la Phalange, petit parti fasciste, c’est donc la CEDAqu’ils considérèrent comme représentative du fascisme espagnol. Des ten-dances similaires étaient présentes dans d’autres pays ; mais seul au Portu-gal, en Lituanie et, plus tard avec l’indépendance, en Slovaquie unautoritarisme d’inspiration catholique a pu s’installer.

La discussion sur le “national-catholicisme”, expression utilisée pourdécrire le régime franquiste, et sur l’importance de l’idéologie corporatistecatholique et conservatrice de l’Estado Novo au Portugal, pose la questionde savoir si ces mouvements, avec leur emprise sur la société et leurs con-ceptions intégristes, ne constitueraient pas le fondement d’un autre type detotalitarisme. Comme ces régimes étaient à la fois proches des mouvementsfascistes, mais aussi souvent en compétition avec eux pour la recherche dusoutien d’une même base sociale, il y avait une grande ressemblance entreles deux, à tel point que certains observateurs ont pu parler de “fascismeclérical” (clerico-fascism).

Il est évident que la conception intégriste d’une société harmonieuse,religieuse, organisée corporativement, excluant libéralisme et socialisme etsous le contrôle de l’État, représentait un potentiel totalitaire considérable.Toutefois, il y avait des limites inhérentes à une telle tendance, liées aux

29. L’Autriche représente une intéressante opportunité pour la comparaison de l’impact sur la société,dans différentes sphères de l’existence, au niveau de la communauté, etc., entre un régime autoritaire(1933-1938) et un régime totalitaire (de 1938 jusqu’au commencement de la deuxième guerre). TALOSE., “Zum Herrschaftssystem des Austrofaschismus : Österreich (1934-1938)”, in OBERLANDER, op. cit.,2001, pp. 143-162. KLUGE V., Der österreichische Ständestaat (1934-1938), Wien, 1984. TALOS E.,NEUGEBAUER W. (eds), “Austrofascismus Beiträge über Politik”, Okonomie und Kultur, Wien, 1984.BOTZ G., Gewalt in der Politik. Attentale, Zunsnunmenstösse, Putschversuhe, Unruhen in Österreich(1918-1938), München, Wilhelm Fink Verlag, 1983.30. Sur la CED. À voir MONTERO J.R., La CEDA, 2 vol., Madrid, Editorial de la Revista de Trabajo,1977. ROBINSON R.A.H., The Origins of Franco Spain, 1970. TUSELL J., Historia de la democraciachristiana en Espana, Madid, Edicusa, 1974. Voir aussi les discours et mémoires du leader du parti JoséMaria Gil Robles. Les tendances “fascistes” de la CEDA et spécialement du JAM on été disctutées parR. Chueca et J. R. Montero : CHUECA R. et MONTERO J.R., “El fascismo en Espana : elementos paruna interpretación”, Historia contemporánea, n° 8, 1992, pp. 215-248.

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caractéristiques fondamentales de l’Église catholique en tant qu’institution.L’Église universelle ne pouvait pas s’identifier totalement et exclusivementau seul modèle intégriste de la société catholique, mais devait laisser del’espace à d’autres philosophies politiques et des modèles d’actions. Ce seulfait était un élément de l’ultime crise des régimes autoritaires comme enEspagne dans laquelle l’Église a joué un rôle majeur. En définitive, fonderla légitimité d’un régime sur une idéologie dont la formulation et la légiti-mité proviennent de sources non contrôlées par les gouvernants – “hétéro-nomes” comme dirait Max Weber31 – constitue une faiblesse inhérente pourtoute dynamique totalitaire. La possibilité que l’Église universelle, le Vati-can et le Pape puissent soutenir des options politiques alternatives, demeu-rait un obstacle constant. En outre, quel que soit le niveau d’identificationdes leaders politiques catholiques ou des profanes avec le régime, l’Église,en tant qu’institution, a toujours tendance à maintenir une certaine distance,en revendiquant une autonomie et un respect pour ses représentants qui nesont pas toujours compatibles avec les intérêts des gouvernants. Dans le casespagnol, lorsque le national-catholicisme devint, à bien des égards,hégémonique, il ne constituait qu’une des composantes de la coalition quicréa et soutint le régime franquiste. D’autres, y compris la Phalange, intro-duisirent un élément de pluralisme qui protégea certains secteurs de la vieespagnole d’une emprise totale du national-catholicisme. En un sens, lacoexistence des ambitions totalitaires du fascisme avec le potentiel totali-taire du national-catholicisme devint très tôt un facteur de développementautoritaire, plutôt que totalitaire, du régime.

L’Action Française était probablement le mouvement le plus influent etle plus important de la droite radicale32. Elle est considérée comme fascisteet, au mieux, protofasciste. Son idéologie a trouvé un écho chez lesIntegralistas portuguais, les adeptes de Calvo Sotelo de Renovación Españolaet en Amérique latine. Ces mouvements demeuraient élitistes, généralementincapables d’obtenir le soutien des masses et de prendre le pouvoir. Toute-fois, si Renovación Española a eu une grande influence sur le régime deFranco, de même que les Integralistas sur celui de Salazar, aucun n’a cepen-dant construit une conception totalitaire de la politique et de la société33. Lesrégimes non démocratiques établis par ces forces, alliés à l’armée et la bu-reaucratie et appuyés par des puissants intérêts économiques, ne pouvaientévoluer en systèmes totalitaires. En effet, parfois la droite radicale se satis-faisait d’une pseudo-démocratie dans laquelle des éléments de la traditionlibérale étaient maintenus (comme, par exemple, en Hongrie). Les leaders

31. WEBER M., Economy and Society, New York, Beminster Press, 1968, vol. 1, pp. 49-50.32. WEBER E., Action Française. Royalism and Reaction in Twentieth Century, France, Stanford,Stanford University Press, 1962.33. GIL PECHARROMAN J., Conservadores subversivos. La derecha autoritaria alfonsina (1913-1936), Madrid, 1994.

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de la période démocratique, incorporés ou cooptés, n’autorisaient pas l’émer-gence d’une nouvelle classe politique de type populiste. Ils étaient trop éli-tistes que pour tenter une quelconque mobilisation des masses. De fait, ils semontrèrent très inquiets lorsque leurs alliés fascistes cherchèrent à incorpo-rer la classe ouvrière dans le régime.

Il y avait, cependant, un mouvement antidémocratique, autoritaire et réac-tionnaire, fondé sur une mobilisation populaire, ayant des liens avec le clergéet une conception intégriste de la société : les Carlistes espagnols34. Ils seméfiaient des fascistes qu’ils considéraient comme trop séculiers et mêmedes chrétiens-démocrates conservateurs pour leur empressement à faire descompromis avec les partis non religieux dans un cadre démocratique. Commequelqu’un l’a dit à leur propos, ils étaient “plus papistes que le pape”. LaComunión Tradicionalista et sa milice, la Requeté, étaient des legs de larésistance contre-révolutionnaire, populaire et antilibérale du XIXe siècle etde ses guerres civiles, cherchant une restauration de la monarchie prémoderneet d’un État fondé sur des unités territoriales et lois traditionnelles. Si leursoutien n’avait pas été limité à la Navarre et au Pays Basque, ils auraientinstauré une cité bien plus homogène socialement et culturellement. Avecleur grand enthousiasme et puissance locale, ils ont néanmoins été à mêmede devenir un élément coopté, et subordonné, dans la coalition franquiste.

On peut dire que même si peu de mouvements fascistes ont été capables,dans de l’Europe des années 20 et 30, de réaliser leur potentiel en établissantdes régimes totalitaires cette possibilité était encore plus réduite pour lesautres mouvements et groupes antidémocratiques.

Les régimes autoritaires étaient fondés en dernière analyse sur des inté-rêts alors que le fascisme était construit sur la passion. Les premiers reflé-taient des secteurs de la société, le second cherchait à créer une communauté.Les premiers étaient “froids”, le second “chaud”. Les régimes autoritaires35

attirèrent l’attention des érudits et savants, essentiellement des professeursde droit et des économistes ; les régimes totalitaires celle des intellectuels,écrivains et artistes, esthètes et amoureux du cinéma, des étudiants et desjeunes. Les régimes autoritaires sont plus considérés comme des produits desociétés particulières, de leurs idiosyncrasies et héritages historiques, commedes “dictatures ordinaires”, que comme faisant partie de la crise européennede l’entre-deux-guerres. On pourrait même aller plus loin en avançant qu’ils

34. BLINKHORN M., Carlism and the Crisis in Spain (1931-1939), Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1976.35. Les fascistes comme José Antonio Primo de Rivera, Ramiro Ledesma Ramos et Rolao Preto, avaitune grande antipathie – réciproques – pour les leaders catholiques-corporatistes-autoritaires-conserva-teurs, et en firent des portraits saisissants. Rolao Preto détestait De Valera, Dollfuss, Schuschnigg, GilRobles et Salazar en raison de leur style, le “sens commun”, leur manque d’esprit révolutionnaire, leuréclectisme, leur attitude calculatrice ; il les a ainsi qualifiés de tiranos frios (les dictateurs “froids”). VoirMEDINA J., op. cit., 1978.

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étaient aussi des réponses, très pauvrement articulées du point de vue intel-lectuel, aux faiblesses et échecs de la démocratie et du capitalisme ainsiqu’une alternative à la passion totalitaire. On pourrait même se risquer àdire que le conflit se situait entre quatre alternatives politiques : la démocra-tie, les totalitarismes fascistes et communistes, l’autoritarisme. La place cen-trale était occupée par le fascisme et le communisme, alors que la démocratiese trouvait reléguée pour un court moment à la périphérie atlantique et l’auto-ritarisme aux États de second plan du Sud et de l’Est. Les démocrates étaientcontre eux en raison de leur non-respect de la liberté et des droits de l’Homme,mais les totalitarismes les méprisaient pour leur manque de mystique révo-lutionnaire et pour leur défense de l’ordre social et économique existant. Enretour, les gouvernants autoritaires et leurs supporters, sentant les ambitionset potentialités révolutionnaires du fascisme, cherchèrent à le “domestiquer”,voire à le réprimer.

Politiques antidémocratiques de l’entre-deux-guerres

Les années 20 ont vu la crise de la démocratie et l’émergence d’un certainnombre de dictatures sans participation des mouvements fascistes, ni de ré-férence à la “Marche sur Rome” ou encore au régime fasciste italien. Ce quine signifie pas qu’une fois établis, quelques politiciens ou intellectuels inté-ressés par l’expérience italienne n’aient pas importé quelques idées et insti-tutions. Cela est vrai pour des régimes créés avant l’arrivée au pouvoir deMussolini, comme la République turque façonnée par Ataturk, et par le ré-gime hongrois établi après la chute de la république soviétique dirigée parBela Kun. Cela est tout aussi vrai pour le coup d’État de Primo de Rivera en1923, quoique, un peu plus tard, l’influence fasciste devînt plus manifestesuite à une faible tentative d’institutionnalisation d’une dictature “civile”.

Ces régimes étaient des réponses à des situations tout à fait différentes :dans le cas de la Hongrie, à une dictature communiste révolutionnaire ; enBulgarie, au gouvernement hégémonique d’un leader agrarien populiste ;dans l’Espagne de 1923, à un ensemble de crises : défaite dans la guerrecoloniale, troubles révolutionnaires avec une direction anarcho-syndicalisteet régime parlementaire instable. Dans ces cas, l’accent peut être mis sur lesconflits socio-économiques ; une interprétation marxiste garde une certainevalidité, même si le nationalisme contribua à la crise en Bulgarie, en Macé-doine, et en Catalogne espagnole. Il y a, toutefois, un paradoxe dans le faitque le régime contre-révolutionnaire hongrois ait été, jusque dans les an-nées 30 et même au-delà, une semi-démocratie qui conserva, plus que d’autresrégimes autoritaires, les valeurs, institutions et pratiques libérales36.

36. Sur le pluralisme sociopolitique du régime hongrois sous la direction du Premier ministre d’extrêmedroite Gyula Gömbös (1932), voir DEAK I., “A Fatal Compromise ? The Debate over Collaboration and

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Malgré leurs similitudes, ces crises de la démocratie ou de démocratisa-tion connurent donc des différences significatives. Edward Malefakis37 amontré sur ce point l’importance pour les quatre États d’Europe du Sud del’impact de la première guerre mondiale et de ses conséquences. Ces derniè-res ont été essentielles pour la Grèce, à quoi il faut ajouter, pour l’Italie etl’Espagne, une plus grande mobilisation de la gauche et de la classe ouvrière.

La crise dans les nations défaites ou dans les pays luttant pour leur indé-pendances ne peut être uniquement comprise en termes de conflitssocioéconomiques ou de sous développement économique. Ces facteurscontribuent à expliquer la mise en place des régimes autoritaires, mais aussil’émergence des mouvements fascistes quelques fois en opposition avec cesmêmes régimes autoritaires.

Existence en tant qu’État, identité nationale et crise de la démocratie

Une analyse de la crise de la démocratie dans l’entre-deux-guerres doit pren-dre en considération : les puissants intérêts et émotions liés à la définition dela nation, les ambiguïtés de l’identité nationale des citoyens en présence deminorités ethniques et linguistiques, le déplacement massif de populations(par exemple en Grèce et en Roumanie), l’instabilité des frontières étatiquesen raison des relations de pouvoir au niveau international, et la saillance del’irrédentisme qui en résulte.

Dans pratiquement l’ensemble des nouveaux États, la nationalité domi-nante conçut l’État comme État-nation et les politiques de “constructionnationale” aliénèrent les minorités nationales. La difficulté de consolidationde la démocratie était étroitement liée à ces faits38.

Presque tous les pays ont expérimenté le changement de frontières quilaissaient derrières elles minorités et réfugiés dont le sens renforcé de l’identiténationale questionnait l’ordre international créé par le camp des victorieuxou des puissants arbitres des conflits État-nationalité.

Le fait que les gagnants imposant leur ordre et tentant de le garantir àtravers la Société des nations aient été des démocraties occidentales et despays riches, autorisait les appels démagogiques contre les démocratiesploutocratiques et les gouvernements voulant coopérer avec elles.

Resistance in Hungary”, in DEAK I., GROSS J.T., JUDT T. (eds), The Politics of Retribution in Europe.World War I and its Aftermath, Princeton, Princeton University Press, 2000, pp. 39-73.37. MALEFAKIS E., “Southern Europe in the 19th and 20th Centuries : An Historical Overview”,Working Paper 1992/35, Madrid, Instituto Juan March, 1992. Voir aussi, PAYNE S.G., “Authoritarianismin the Smaller States of Southern Europe”, in CHEHABI H.E., STEPAN A. (eds), Politics, Society andDemocracy. Comparative Studies (essays in honor of Juan J. Linz), Boulder, 1995, pp. 183-196.38. Dans mon travail sur l’effondrement des démocraties en Europe de l’Ouest, je n’ai pas insisté surcette dimension centrale. OBERLANDER E. (ed.), op. cit., 2001

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Dans la mesure où la question de l’“étaticité” et la définition de l’identiténationale demeuraient irrésolues, les gouvernements – élus ou non – pou-vaient être considérés comme trahissant les intérêts étatiques et nationaux.

En Europe de l’Est, les régimes autoritaires, même non-libéraux et ré-pressifs, ne sont pas vus, même aujourd’hui, comme aussi illégitimes queceux de l’Europe de l’Ouest. Pilsudski, Ulmanis, Päts, Horthy, et mêmeAntonescu et Tisso, font partie d’une histoire nationale qui n’est pas tou-jours considérée négativement. Ce qui est notamment dû à leur rôle dans lalutte pour l’indépendance nationale et le fait qu’ils ont été victimes d’enne-mis extérieurs.

“Dictatures ordinaires” et régimes autoritaires

Certains gouvernements non démocratiques de l’entre-deux-guerres se con-sidéraient comme des dictatures dans le sens traditionnel – on pourrait direromain – d’un gouvernement intérimaire suspendant la constitution et leslibertés civiles pour les restaurer selon toutes probabilités dans un avenirproche. Le pronunciamiento du général Primo de Rivera dans l’Espagne de1923, correspondait, au moins au début, à cette conception : la dictaturen’avait pas l’intention de créer un régime. On pourrait dire la même chosede l’Estonie et de la Lettonie. Toutefois, la plupart des dictatures finirent parétablir leurs propres institutions, abolir plutôt que suspendre la constitutionet créer un nouveau régime. À la fin des années 20 et particulièrement dansles années 30, ces régimes qui dans d’autres circonstances auraient été desdictatures ordinaires, des “régimes d’exception”39 – des situations autoritai-res –, se sont souvent transformés en régimes autoritaires40. La présence dufascisme ou d’une composante fasciste contribua à les rendre différents.

Nombre de régimes autoritaires, particulièrement les dictatures militai-res et royales mais aussi quelques-unes dans lesquelles le pouvoir était civil,étaient allergiques aux partis. Initialement, il y avait parfois suspension oumise hors-la-loi de tous les partis y compris, paradoxalement, ceux qui sou-tenait la dictature. Parfois un régime sans parti fondé sur un système corpo-ratif peut être une option. Néanmoins, des pressions se manifestèrent pour lacréation d’un parti unique, parfois créé d’en haut comme mouvement civi-que, avec invitation des soutiens du régime à y adhérer41.

Otto Bauer, un leader austro-hongrois en 1936, décrit un tel parti, le “Frontde la mère patrie” du régime autoritaire autrichien : “Le Front de mère patrien’était pas, à la différence du parti fasciste italien et du parti national socia-

39. En français dans le texte.40. LINZ J.J., op. cit., pp. 233-254.41. BEN-AMI S., op. cit., 1983.

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liste allemand, issu d’un mouvement de masse populaire. Il a été inventé etfondé par le gouvernement, et imposé, avec les moyens de contrainte del’État, aux masses populaires. À vrai dire, le fascisme n’est pas dans ce casle produit naturel d’un mouvement de masse élémentaire mais une cons-truction artificielle imposée au peuple par la force légale de l’État.

C’est d’ailleurs de cette façon qu’argumente le chef de section Hecht,qui a eu une influence si décisive sur l’établissement pseudo-légal du ré-gime dictatorial, à propos du Front de la mère patrie : ‘Il ne perdra jamais,au cours de son développement et de sa consolidation, son caractère d’asso-ciation autrichienne avec ses accents si spécifiques de café viennois. Il estexclu que le parti chrétien démocrate, les Heimwehren, les éléments du Frontnational se fondent en lui pour former un seul et unique puissant mouve-ment de masse autrichien’. En dépit de la formation d’un Front de la mèrepatrie, l’autorité du régime ne repose pas sur un mandat des masses mais surla volonté du gouvernement de pouvoir utiliser son pouvoir au maximum deses possibilités”.

En cas d’existence de partis proches de l’alternative autoritaire, il y atentative de récupération, parfois par la création d’un parti unique, plutôtque par appel à l’un d’entre eux pour réaliser le rassemblement. Cela auraitde fait pour résultat de créer de la dépendance par rapport à l’un d’entre eux.Les gouvernants autoritaires sont, par suite, peu susceptibles d’accorder àun parti fasciste le statut de parti unique, mais cherchent plutôt à l’absorberdans une nouvelle organisation plus hétérogène.

Les régimes autoritaires étaient divisés sur le fait de savoir s’il fallaitgarder les institutions héritées du passé constitutionnel démo-libéral ou créerdes chambres corporatistes introduisant une “démocratie organique” et unparti unique ayant sa propre chambre42. Dans certaines circonstances ils com-binèrent de manière malaisée ces différents éléments, en y ajoutant bien sûrun élément de pluralisme limité. La Hongrie est retint la façade d’une démo-cratie limitée. Le Portugal ajouta à quelques institutions héritées du passé –comme l’Asamblea Nacional – la chambre corporative. L’Espagne de Francocommença par avoir seulement un Consejo Nacional (dans lequel on trou-vait les représentants désignés de chaque parti qui allaient se retrouver dansun parti unique ainsi que quelques militaires) auquel s’est ajouté en 1942 leCortes, une chambre pour partie corporative. Néanmoins, en dépit du rejetdes partis, aucun des régimes autoritaires de l’Europe de l’entre-deux-guer-res ne put se passer d’une organisation partisane, quitte à l’appeler parfois“mouvement” (la Bulgarie d’après 1934 était une exception). Plus on était

42. LINZ J.J., “Legislatures in Organic Statist-Authoritarian Regimes : The Case of Spain”, in SMITHJ., MUSOLF L.D. (eds), Legislatures in Development : Dynamics of Change in New and Old States,Durnham, N. C., Duke University Press, 1979, pp. 88-125.

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proche du modèle fasciste, plus le rôle assigné au parti et à ses organisationssatellites était important.

Presque tous les régimes autoritaires s’intéressèrent aux institutions cor-poratistes et, généralement, les mirent en place, même si leur développe-ment fut souvent retardé et leur signification limitée. Le corporatisme étaitun des éléments attrayants du fascisme italien43 alors même que ces régimesavaient de sérieux doutes quant au rôle d’un parti unique idéologiquementdiscipliné. Ils invoquaient l’idée d’une “démocratie organique” comme al-ternative à l’“inorganique” démocratie partisane. À l’évidence, aucun gou-vernement n’avait besoin de la confiance de ces chambres corporatives, dontles membres étaient élus indirectement et pour l’essentiel nommés de factopar le gouvernement. Une autre force d’attraction du corporatisme prove-nait du fait qu’intellectuels libéraux-démocrates, sociaux-démocrates, chré-tiens-démocrates et “pluralistes” en avaient vanté les vertus commecompléments à la démocratie parlementaire. Il s’agissait là d’une idéologietangente au fascisme, autoritarisme et à la démocratie.

Crise et effondrement de la démocratie

Dans mon travail sur l’effondrement des démocraties (1976), j’ai insisté surl’importance de la contingence, me fondant sur Friedrich Meineke pour qui“Dies war nicht notwending”. Depuis ont paru d’importants travaux réaliséspar Rueschemeyer, Huber Stephens et Stephens, et, plus récemment, la col-lection d’études de cas par pays à partir d’un canevas commun dirigée parBerg-Schlosser44. Tous sont plus sociologiques, mais ont une perspectiveplus structurale, ce qui laisse peu de place à la contingence. Tous mettentl’accent sur l’effondrement au détriment du fascisme et surtout du type derégime mis en place suite à l’effondrement. Ces deux derniers problèmessont au moins, sinon plus, sujets à la contingence. La brillante “histoireévidentielle”45 d’Henry Turner46, en s’intéressant à un petit groupe d’hom-mes qui en janvier 1933 portèrent Hitler à la Chancellerie, souligne l’impor-tance de la contingence et des acteurs individuels plus que les facteursstructurels macro sociaux.

43. SCHMITTER P.C., “Still the Century of Corporatism”, in PIKE E.B., STRITCH P. (eds), The NewCorporatism. Social-Political Structures of Iberian World, Notre Dame, University of Notre Dame Press,1974, pp. 85-131. Une autre Ideenkreis, qui dépasse la division démocratique-non démocratique, est lepopulisme. Sur ce sujet on se référera à HERMET G., Les populismes dans le monde. Une histoiresociologique (xixe-xe siècles), Paris, Fayard, 2001.44. BERG-SCHLOSSER D., “Bedingungen von Demokratie in Europa in der Zwischenkriegszeit”, inBERG-SCHLOSSER D., Empirische Demokratieforschung. Exemplarishe Analysen, Frankfurt/MainCampus, 1999, pp. 141-274.45. En français dans le texte.46. TURNER Jr H.A., Hitler’s Thirty Days to Power. January 1933, Reading, Mass., Addison-Wesley,1996.

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J’avais noté dans mon ouvrage que, le plus souvent, l’effondrement desdémocraties était dû à l’échec du leadership démocratique et non à la forcedes partis antidémocratiques. Cela est particulièrement vrai dans le cas deseffondrements d’avant les années 30 et même plus tard dans les Balkans etl’Europe de l’Est. L’échec de la classe politique libérale-démocrate, l’insta-bilité et l’inefficacité gouvernementales y étaient encore plus importants.Ce qui a permis à des petits groupes de conspirateurs d’abattre la démocra-tie et la démocratisation avec l’aval passif des rois, des militaires non-cons-pirateurs et d’une population peu disposée à soutenir le régime en place etaccueillant même la dictature, soulagée voire pleine d’espérance. Le hautniveau de mobilisation et de polarisation politiques en Italie et plus tard enAllemagne, en Autriche et en Espagne (de 1936) ne doit pas être étendu àl’Espagne (de 1923), à la Pologne et le Portugal des années 20, ou encoreaux États Baltes. Dans ces cas, la crise était, autant sinon plus, sociale etéconomique.

Une approche multicausale et dynamique demeure toujours pour moiune nécessité. Mais si je devais privilégier certains facteurs, je mettrais l’ac-cent sur les problèmes de légitimité des institutions démocratiques et del’État, ainsi que le rôle des acteurs politiques. Le niveau de la croyanced’une population dans la démocratie comme meilleur moyen d’organiser lavie politique et légitimer les gouvernants était déterminant. De même, l’em-pressement et la capacité de ceux, non impliqués dans une alternative idéo-logique antidémocratique, à remettre à plus tard leurs conflits pour permettrela gouvernabilité du régime étaient tout aussi importants. Plus importanteencore était la présence d’acteurs politiques semi-loyaux, prêts à collaboreravec et à justifier des mouvements et des acteurs antidémocratiques.

Les régimes autoritaires des années 20 et même certains des années 30furent mis en place par un coup d’État initié ou accepté par ceux qui étaientau pouvoir, avec l’accord et l’appui des militaires. Dans les années 20, lerégime hongrois de Horthy-Bethlen est né d’une guerre civile (avec un ap-pui étranger) contre les communistes. Dans les années 30, le tournant auto-ritaire du gouvernement autrichien rencontra une résistance populairecanalisée par le parti social-démocrate qui conduisit à une courte guerrecivile et à un putsch nazi avorté.

Seul en Espagne, l’établissement d’un gouvernement autoritaire résultad’une longue et sanglante guerre civile. On n’analysera pas ici les raisons decette tournure particulière pour mettre l’accent sur quelques différences dé-cisives. Le coup d’État n’était pas une initiative gouvernementale, mais lefait de militaires organisant un soulèvement contre un gouvernement bour-geois de gauche minoritaire. Il se produisit dans une société occidentalerelativement industrialisée, avec des mouvements ouvriers bien organisésdont certains étaient porteurs d’une idéologie révolutionnaire, et une classe

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moyenne conservatrice – dans les villes et à la campagne – se sentant mena-cée. À partir de 1936, l’expérience européenne du fascisme, de la dictatureet de la défaite de la classe ouvrière, généra un haut niveau de polarisation etde propension à la lutte. Ce phénomène était dû à l’échec de l’insurrectionmilitaire en raison du soutien de certains secteurs des forces armées et de lapolice au gouvernement (ou tout du moins leur non-participation au pro-nunciamiento) et la mobilisation rapide des milices anarchistes, socialisteset communistes. Cet échec mena immédiatement à la mobilisation de volon-taires civils, particulièrement les carlistes et phalangistes. La révolution so-ciale déclenchée côté républicains et la contre révolution côté rebelles,transforma la tentative de putsch en une guerre civile qui n’a pas eu d’équi-valent ailleurs entre 1918 et 1939. De fait, Franco, une fois victorieux, éta-blit un régime autoritaire plus répressif qu’en Hongrie, en Pologne, auPortugal, en Bulgarie, dans les États Baltes et même en Autriche (entre 1934et 1938)47.

Dans certains régimes autoritaires de l’entre-deux-guerres, on trouve doncde nombreuses traces d’idéologies plus ou moins en lutte pour l’hégémoniepouvant conduire à un résultat totalitaire. Le fait qu’aucune d’entre elles nese soit vues accorder un contrôle total par des gouvernants, sans charismemobilisateur, plus intéressé par le pouvoir personnel, protégeant les diffé-rents intérêts et jouant les uns contre les autres, le tout avec des caractéristi-ques sociales et structurelles complexes – comme l’autonomie relative del’Église et de l’armée – empêcha le totalitarisme. On notera que cela n’a pasévité la répression ni l’exclusion du discours public d’un grand nombre devaleurs et idées qui, de toute manière, ne nécessitaient pas l’hégémonie d’undispositif idéologique dominant relativement intégré et certainement pas dela mobilisation ou de la participation.

Les dictatures royales

La présence d’un roi à la tête de l’État était une des particularités des régi-mes autoritaires dans les Balkans (Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie,Grèce)48. Il est important de relever que ces monarques ne cherchèrent pas àremettre en question le parlementarisme libéral dans la mesure où, constitu-tionnellement ou en pratique, ils gardaient un rôle décisif. Ils contribuèrentà faire et défaire les cabinets, accordaient pouvoir aux Premiers ministres etpartis et organisaient des élections qu’ils manipulaient allégrement. L’ap-propriation d’un pouvoir plus grand par les rois ou des hommes politiques

47. Il est intéressant de noter que l’interprétation “fonctionnaliste” du totalitarisme comme réponse à lamobilisation et la résistance de la classe ouvrière et des démocrates est inopérante en l’espèce.48. SUNDHAUSSEN H., “Die Königsdiktaturen und Südosteuropa : “Umrisse einer Synthese””, inOBERLANDER, op. cit., 2001, pp. 337-348.

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ayant leur soutien ne représentait pas une rupture dramatique, même lors-qu’elle suspendait constitutions et libertés civiles, fermait le Parlement etmettait hors-la-loi quelques partis. Dans certains cas, ils allèrent plus loin enpromulguant des constitutions autoritaires, en créant des systèmes corpora-tifs et partis formellement uniques, tout en reposant sur un pluralisme socialcomplexe, la cooptation d’hommes politiques d’anciens partis politiques ainsique des efforts pour négocier avec et soumettre un mouvement fasciste.Lorsque ce dernier effort échouait, ils pouvaient, comme en Roumanie, en-gager une répression brutale qui déclenchait en retour la violence terroristequi délégitimait le régime. Parfois, ils ont même été forcés de se tournervers les leaders militaires aux velléités antidémocratiques voire, dans cer-tains cas, autoriser la participation au pouvoir de fascistes. La personnalitéet le pouvoir des rois contribuèrent à former ces régimes et leurs politiquesainsi que leurs soutiens internationaux. Leur présence et les complexes po-litiques de “cour” limitèrent incontestablement le potentiel totalitaire.

Les “dictatures royales” avaient une stabilité intrinsèque : en dernièreanalyse, le Roi se méfiait de l’accumulation d’un pouvoir autonome par ledictateur et ce dernier gardait toujours un regard sur le Roi et les personnesen mesure de l’influencer.

Dans la monarchie, l’option antidémocratique implique généralement lesmilitaires en raison du lien traditionnel entre le “commandant en chef” et lesforces armées. Les dictatures, militaires ou civiles, soutenue par la royautésont susceptibles de préserver un pluralisme d’une hégémonie sociale etidéologique.

Seuls en Italie et en Roumanie les rois ont dû faire face à de puissantsmouvements fascistes. En Italie, le fascisme était républicain, mais Musso-lini était prêt à un compromis avec la monarchie. De son côté, Victor Em-manuel n’a pas hésité à le nommer Premier ministre et entamé plusieursannées de collaboration jusqu’à la démission et l’arrestation du Duce en1943. Le degré de limitation ou non du totalitarisme fasciste reste une ques-tion complexe. En Roumanie, le roi Carol plutôt que de faire appel à la“Garde de fer” établit son propre autoritarisme et réprima le mouvement.

Les monarques dictateurs sont-ils différents des autres dictateurs ? Onavancera l’hypothèse qu’ils étaient plus susceptibles d’agir de manière op-portuniste, dans la mesure où ils pensaient que leur légitimité résiduelle leshabilitait à changer de cap à tout moment et se débarrasser de leurs collabo-rateurs autoritaires, se mettant ainsi à l’abri d’éventuels reproches. Ils n’yréussirent pas toujours, mais calmèrent plus facilement que les autres dicta-teurs la colère populaire. Toutefois, après un court interrègne, ils durent ab-diquer (comme Alphonse XIII d’Espagne) et l’institution finit délégitimée(comme Umberto incapable d’assurer la continuité de la dynastie savoyarde

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ainsi que le roi Constantin et la monarchie en Grèce). Ils étaient en quelquesorte dans la même situation que les forces armées qui, pour survivre en tantqu’institution, durent se dégager du rôle de gouvernant en retournant dansles casernes (comme elles le firent en Grèce et en Amérique latine plus ré-cemment) avec une perte de légitimité.

Pourquoi des régimes autoritaires plutôt que totalitaires ?

La réponse la plus simple serait l’absence de partis fascistes à même deprendre le pouvoir ou être cooptés au moment où les régimes constitution-nels libéraux atteignaient l’acmé de leur crise. Ce serait toutefois mettre decôté la recherche des raisons du succès ou l’insuccès des partis fascistesavant la crise49.

Une approche très différente, congruente avec les interprétations structu-ralistes (et marxistes), mettrait quant à elle l’accent sur la non nécessité d’unepénétration et du contrôle de la société par un parti unique et ses organisa-tions, la police et l’armée étant suffisantes. La relative faiblesse ou forced’une société civile dévouée à la démocratie ou au mouvement ouvrier four-nirait ici l’explication.

Une autre perspective serait d’inspiration culturaliste : le nationalismecontre les minorités ethniques et/ou une menace étrangère potentielle se-raient suffisants pour permettre un consensus passif. Ce serait le cas de laPologne des années 20 et les Républiques Baltes dans les années 30.

Une alternative autoritaire à la démocratie – ou un régime oligarchiquelibéral – ne peut réussir qu’avec l’appui ou l’accord des forces armées. Leurdivision entre “loyalistes” et “putschistes” peut déboucher sur une guerrecivile. Lorsque l’opposition à l’alternative autoritaire était forte, l’arméedevait presque inévitablement intervenir pour généralement prendre la di-rection du régime.

Le pluralisme limité comme dans les autoritarismes d’Europe de l’Est nese réduisait pas à des alliances plus ou moins déclarées au sein du groupedirigeant, le parti officiel, mais permit l’existence, pendant de longues pé-riodes, de certains partis d’opposition pouvant participer aux élections sanstoutefois espérer les gagner (seuls les partis communistes étaient partoutinterdits). La transition vers des régimes plus autoritaires était graduelle et ilest souvent difficile de trouver une date symbolisant le passage d’un régime

49. C’est que j’ai essayé de comprendre dans mes articles “Political Space and Fascism as a Late-Comer”, in LARSEN U., HAGVET B., MYKLEBUST J.P. (eds), op. cit.,1980 et “Somes Notes Towarda Comparative Study of Fascism in Sociological Historical Perspective”, in LAQUEUR W. (ed.), op. cit.,1978.

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libéral plus ou moins constitutionnel et démocratique à un régime complète-ment autoritaire.

Il faut aussi noter le fait que la survie d’une classe (ou d’un groupe ou depersonnalités) gouvernante de tradition conservatrice libérale a empêché latransition démocratique tout en s’opposant à l’autoritarisme. Le cas de laHongrie est paradigmatique puisque malgré l’important poids électoral despartis fascistes ils ne purent se saisir du pouvoir. Seule la guerre, la défaitepuis la présence allemande leur permirent de le faire pour un court momentavec les terribles conséquences que l’on sait. Un symbole du conflit entreconservateurs modérés et ces derniers est la fin du régent, l’Amiral Horthy,dans un camp de concentration nazi.

Les régimes autoritaires étaient contre-révolutionnaires, ou tout du moinsconservateurs. Ils étaient généralement menés par des hommes du XIXe siè-cle (Pildsudski est né en 1867, Horthy en 1868, Päts, Ulmanis et Smetona en1974, Miguel Primo de Rivera en 1870, Pétain en 1856), alors que le fas-cisme était révolutionnaire, profondément hostile aux valeurs de ce siècle,anti-bourgeois, populiste, non aristocratique, et mené par une nouvelle gé-nération de leaders (Mussolini est né en 1883, Hitler en 1889, Codreanu en1900, Rolão en 1896, José Antonio Primo de Rivera en 1903).

Les chefs et les promoteurs des régimes autoritaires, les rois des Balk-ans, l’Amiral Horthy, les hommes politiques “ancienne formule” comme lecomte Bethelen, les militaires comme Pildsudski, Pétain et Franco dispo-saient de leurs ressources propres. Leur position institutionnelle, leur pres-tige au sein de l’élite et leurs pairs, étaient suffisants pour consolider leurpouvoir ; de même que pour les activistes d’opposition, plus particulière-ment la classe ouvrière organisée, la répression était généralement suffi-sante. D’un autre côté, les dirigeants civils qui n’étaient pas issus del’establishment ne pouvaient accéder au pouvoir et le consolider qu’en créantun mouvement de masse, un parti et ses milices et organisations satellites.Cela permettait aussi de pénétrer et mobiliser la société civile avec en retourune porte ouverte aux ambitions et conceptions totalitaires.

Le gouvernant d’un régime autoritaire était généralement un homme édu-qué dans les institutions traditionnelles : Académies militaires et universi-tés. Avant leur arrivée au pouvoir, leur vie était presque entièrement absorbéepar une carrière professionnelle qui laissait peu de place à l’activisme politique.

Les fondateurs des partis fascistes ne correspondaient pas à cet idéaltype.C’étaient des autodidactes à l’image d’un Mussolini qui s’est formé à tra-vers son implication dans le parti socialiste, son activité de journaliste et sesambitions intellectuelles. Seuls certains fascistes français et espagnols auxespérances politiques avortées disposaient d’une surface intellectuelle pluslarge.

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Même si j’ai tendance à donner une importance propre à l’action, auleadership, à la personnalité, à la conjoncture voire aux accidents dans lessituations incertaines qui marquent l’effondrement démocratique, je n’oubliepas pour autant les facteurs structurels. La question est de savoir quels sontles facteurs structurels pertinents. J’aurai tendance à privilégier les facteurspolitiques. Par exemple, hormis le cas où tous les autres groupes ou institu-tions seraient en crise ou délégitimés, je m’interrogerai sur la possibilitépour un leader non démocratique et ses suiveurs immédiats prenant le pou-voir avec un parti, sans racines et soutien significatifs, à réussir l’établisse-ment d’un régime totalitaire. Il se trouve que les dirigeants fascistes pouvaientprendre le pouvoir, réprimer et détruire leurs opposants, avec l’appui desallemands, mais n’avaient pas les moyens de contrôler et mobiliser la so-ciété.

On peut très largement expliquer les régimes autoritaires de l’Europe del’entre-deux-guerres par des crises et des circonstances nationales spécifi-ques : conflits de classes, antagonismes ethniques, schismes politiques(comme en Grèce, entre monarchie et république), sécularisme et clérica-lisme, etc. Toutefois, les arrivées au pouvoir du communisme et du fascisme,dans ses variantes italienne et allemande, ne peuvent être totalement com-prises sans une analyse plus complexe. François Furet a remarquablementmontré le parallélisme entre les deux mouvements antagonistes nés de lacrise de la Première guerre mondiale, leur commune haine des valeurs bour-geoises issues du XIXe siècle et leur mobilisation machiavélique des masses.C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il travaille avec la catégorie de totali-tarisme. C’est aussi pourquoi la catégorisation et la projection de ce conflitsur le cas espagnol et la compréhension de la guerre civile seulement entermes de lutte entre fascisme et communisme conduisent une erreur d’in-terprétation50.

Pourquoi le totalitarisme ?

S’il est difficile d’expliquer la crise et l’effondrement d’une démocratiemenant à un régime autoritaire, cela l’est encore plus dans le cas d’une tran-sition totalitaire. Sans vouloir analyser l’importante littérature sur le totali-tarisme, je me contenterai ici d’en relever quelques thématiques.

La première, centrale pour cet article, soutient que sans un mouvementfasciste à l’ouest de la frontière soviétique, le totalitarisme ne se serait pas

50. Sur ce point voir HOBSBAUWM E., The Age of Extremes. A History of the World (1914-1991),New York, Vintage Books, 1996, pp. 157-161. Sur la crise de la démocratie espagnole, UCELAY-DACAL E., “Buscando el levantamiento plebiscitario : insureccionalismo y elecciones”, Ayer, n° 20, 1995,pp. 49-80.

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développé. En conséquence, expliquer l’émergence et le succès des mouve-ments fascistes stricto sensu constitue une première étape. L’incapacité desdirigeants et partis démocratiques à défendre les institutions et empêcherleur effondrement est la seconde. La troisième renvoie à l’absence et l’échecdes alternatives autoritaires dans leur résistance aux mouvements fascistespar la répression ou par la “domestication”. Ces trois perspectives laissenttoutefois ouverte la question de l’attrait et du succès du totalitarisme.

La troisième explication a été avancée par ceux qui se sont intéressés à lacatastrophe allemande. Ils cherchaient les raisons pour lesquelles les gou-vernements présidentiels qui avaient rompu avec la République de Weimarne s’étaient pas transformés en un autoritarisme de type conservateur, bu-reaucratique et militaire. L’arrivée à la chancellerie de Hitler le 30 janvier1933 étaient-elle uniquement liée à un soutien massif, la puissance organi-sationnelle, l’appel du Bewegung, le charisme et l’habilité politique du chefou était-ce l’incompréhension de la nature véritable du nazisme ? Il fautnoter que s’il était difficile de comprendre la signification de l’arrivée aupouvoir de Mussolini, cela l’était beaucoup moins dans le cas d’Hitler. Yavait-il alors des éléments particuliers qui ont empêché une alternative auto-ritaire contre Hitler ?

Il faut rappeler qu’en Italie le cabinet Mussolini était certainement lerésultat de la violence fasciste mais était perçu par le plus grand nombrecomme une solution alternative de changement. Ce n’est que progressive-ment qu’il mena à l’élimination des partis, à l’hégémonie fasciste et l’ex-pansion du potentiel totalitaire. Le cas de l’Allemagne est différent car lacrise de la république résulta du caractère ambigu du gouvernement prési-dentiel. Cette situation autoritaire s’avéra incapable de se convertir en ré-gime autoritaire et se dirigea rapidement, avec la nomination d’Hitler, dansune direction totalitaire. Ce qui ne nous éclaire cependant pas sur les raisonsqui ont empêché la mise en place d’un autoritarisme. Comme l’écrit HenryTurner : “c’était la malchance de l’Allemagne qui, à un moment où l’arméeoffrait la meilleure alternative à la prise du pouvoir par Hitler, avait à la têtede son gouvernement un général à la fois dépourvu d’habilité et de volontépour saisir l’opportunité. Aucun coup d’État ouvert susceptible de galvani-ser la résistance populaire n’aurait été nécessaire pour contourner la consti-tution et instaurer un gouvernement militaire début 1933. Le gouvernementau moyen de décrets présidentiels durant les trois années précédentes étaitune formule idéaltypique permettant la transition vers un régime autoritaireachevé”51.

La même question contrefactuelle se pose sur ce qui se serait passé si leRoi avait accordé à Facta les pouvoirs de crise pour empêcher la marche sur

51. TURNER Jr HA., op. cit., 1996, pp. 171-172.

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Rome. Ce qui aurait certainement brisé l’élan mussolinien, sans même con-duire à une solution autoritaire.

Turner spécule en indiquant que l’échec de Hitler aurait provoqué unecrise au sein du NSDAP, le conduisant à se suicider une décade plus tôt.Dans cette même logique spéculative, on pourrait se demander si Mussolini,après un certain temps, n’aurait pas fini sa carrière comme un homme poli-tique ordinaire.

Une fois écartée la série de facteurs qui auraient pu empêcher le totalita-risme, reste à se poser la question des raisons de son émergence et de sonsuccès. Ici sont essentielles les caractéristiques uniques du parti fascistes –en particulier l’attrait de son leader que l’on discutera plus loin – mais aussides sociétés italienne et allemande. Étant donné que l’élément essentiel dutotalitarisme était l’idéologie, la matrice culturelle dans laquelle cette der-nière pouvait émerger était de première importance dans les deux pays.

La richesse de la vie intellectuelle était, en effet, remarquable. Ce qui nesignifie pas que les intellectuels aient joué un rôle de direction dans la miseen œuvre de l’utopie totalitaire, mais que leurs idées ont été incorporées,manipulées, distordues et abâtardies par les activistes. En un sens, leSonderweg allemand – la culture riche mais désorientée des classes moyen-nes – produisit des idéologies, voire des “religions politiques”, nécessaires àla légitimation d’un gouvernement non démocratique. Un grand nombreétaient prêt à s’identifier – jusqu’à quel point et jusqu’à quand est une autrequestion – au syncrétisme nazi considéré comme faisant partie de son héri-tage culturel. Dans ce contexte, la sécularisation de la société entre dans lejeu par la création de cet espace ouvert à l’idéologie et la “religion politi-que”.

Il faut souligner le fait que dans la tradition culturelle germanique etdans le milieu “los von Weimar” il y avait des éléments de réflexion – enplus de l’antisémitisme diffus – qui ont intégré l’utopie totalitaire nazie.L’un d’entre eux était l’aspiration à une communauté-Gemeinschaft, autre-ment dit, à l’idéalisation d’une société préindustrielle “aconflictuelle”52.

L’existence d’un nouveau parti était essentielle à l’arrivée au pouvoir dufascisme ; un parti capable de combiner une structure participant aux élec-tions dotée d’une milice organisant la violence Les expériences de la guerreet de l’après-guerre des ex-Combattenti, des Arditi, des Freikorps, des Gar-des Blanches dans les régions frontalières de l’URSS, et de la jeunesse dé-sœuvrée procurèrent les cadres et activistes nécessaires à cette violence. Lescourants intellectuels exaltant l’héroïsme, l’enthousiasme et l’irrationalisme

52. MOSSE G.L., “Nationalism, racism and Radical Right”, in KAMENKA E. (ed.), Community as aSocial Ideal, Londres, Edward Arnold, 1982, pp. 27-42.

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contre les traditionnels modes de vie et valeurs bourgeoises ainsi que lanotion d’avant-garde contribuèrent à la légitimation de ce nouveau style depolitique. Ce qui servit non seulement à désorganiser et défaire ses oppo-sants mais aussi l’establishment.

Le style particulier de la politique italienne depuis les luttes pour l’unifi-cation s’est construit avec les mythes de Garibaldi, la tradition syndicale,l’incroyable mobilisation d’une coalition hétérogène d’interventionnistes etsa présence sur la piazza, la rhétorique du Futurisme et D’Annunzio, et plustard de Mussolini, le nationalisme radical et les rêves impérialistes. Tous ceséléments, ajoutés au climat particulier qui a vu apparaître le fascisme, ontfait qu’il apparut comme une nouvelle manière de faire de la politique. Toutetentative de compréhension du Fascisme et de Mussolini doit se concentrersur le développement intellectuel du nationalisme radical, la convergencedes forces soutenant la position interventionniste, le commencement d’unerévolution avec le maggio radioso de 1915, et l’hostilité aux hommes poli-tiques opposés à la guerre, en particulier Giolitti.

Il est emblématique à cet égard de lire sous la plume du philosophe espa-gnol Ortega y Gasset à propos du symbole représenté par les chemises rou-ges de Garibaldi sur la Piazza Romana : “Bienheureux les Italiens, dans lesyeux desquels l’agitation d’une chemise ou d’une veste rouge annoncel’ouverture d’une espérance illimitée”53. Cette espérance était le fondementdu nationalisme guerrier qui a construit les Italiens et le nouveau style depolitique ; style révolutionnaire auquel les institutions et la classe politiqueparlementaires ne pouvaient résister.

Les personnes impliquées dans le projet totalitaire prirent le pouvoir enusant de la violence, mais plus important étaient l’enthousiasme des cadreset des suiveurs (récompensés pour leur loyauté) et les succès obtenus enpolitique intérieure et, initialement, en politique étrangère. Le développe-ment d’une capacité coercitive totale, d’une prévention par la peur et la pos-sibilité de détruire toute résistance étaient la conséquence du totalitarisme.En fait, la stabilité des régimes autoritaires avec une répression moindresuggère qu’un surplus de terreur gratuite et inhumaine contre une popula-tion largement consentante était inutile. Une telle politique ne pouvait doncse justifier qu’en fonction d’une utopie idéologique souhaitant la destruc-tion de l’autonomie des individus et de la société.

Le succès temporaire des régimes totalitaires est donc fondé sur la com-binaison de : (1) la foi et l’engagement de ceux qui les ont mis en place, (2)leurs réelles ou supposées réussites en politique intérieure et internationale

53. ORTEGA Y GASSET J., Obras completas, tome X : Escritos Politicos I (1908-1921), Madrid,Revista de Occidente, 1969.

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comparées à leurs prédécesseurs, (3) le soutien opportuniste et passif d’unegrande partie de la population et (4) la peur liée à la capacité illimitée de laterreur mise en œuvre par l’État, le parti voire la coopération de citoyensordinaires. Le poids de chaque facteur varie suivant le cas, mais ce seraitune erreur de mettre l’accent sur un seul d’entre eux pour caractériser tel outel totalitarisme.

Le rôle des intellectuels et des idées

Si peu de penseurs et intellectuels importants de l’époque sont directementresponsables de l’effondrement des démocraties, il n’en demeure pas moinsqu’indirectement ils ont contribué au discrédit du parlementarisme et dulibéralisme par leur appel à des alternatives utopiques et antidémocratiquesde droite comme de gauche.

On est frappé par la faiblesse d’une claire défense de la démocratie libé-rale durant la période allant de 1918 (voire au tournant du siècle) à 194054.Les idées ne causèrent pas le désastre, mais leur formulation en partie irres-ponsable, leur ambiguïté, leur négation de certaines valeurs d’une politiquelibérale civilisée et d’une authentique démocratie politique permirent aux“grands simplificateurs” de manipuler les masses.

Le rôle des intellectuels a été très bien décrit par Edgar Jung – rapide-ment désenchanté par les et critique à leur égard – qui fut assassiné lors de lanuit des longs couteaux : “Les fondements intellectuels de la révolution al-lemande ont été élaborés en dehors du national-socialisme. Dans une largemesure, le national-socialisme a repris la notion de ‘mouvement de masse’dans le bouillonnement des forces révolutionnaires. Il l’a largement étenduet transformé en pouvoir très affirmé. Non seulement nous en sommes heu-reux, mais nous y avons aussi largement contribué. Par un travail de fourmi,en particulier auprès des couches cultivées, nous avons créé les conditionsde l’avènement du jour où le peuple allemand donna sa voix aux candidatsnationaux-socialistes. Ce travail fut héroïque car il se fît dans l’ombre, sanstirer la couverture à nous. J’ai de la considération pour le caractère primitifd’un mouvement populaire et pour la capacité de combat des Gauleiter etdes Sturmführer victorieux. Mais leur avènement ne leur donne pas le droitde se considérer comme le sel de la terre et de mépriser l’avant-garde intel-lectuelle”.

54. Dans mes travaux je ne me suis peu intéressé à la question des idées, ce qui est une raison supplé-mentaire de s’intéresser aux travaux de Karl Bracher, Emilio Gentile, Kurt Sontheimer, Zeev Sternhell,François Furet, George Mosse et, avant eux, Raymond Aron et Hannah Arendt. Certains des écrits d’ErnstNolte méritent d’êtres mentionnés même si je reste très opposé à certaines de ses thèses.

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L’accent mis sur climat culturel antilibéral et antidémocratique sur le-quel se construirent le fascisme italien et le nazisme ne doit pas nous faireoublier le riche corpus idéologique réactionnaire qui s’est développé enFrance. Avec la notable différence que la pensée démocratique y était aussidéveloppée et partagée par d’importants segments de la classe moyenneéduquée, à quoi s’ajoute l’absence ou la faiblesse des facteurs “fascistogènes”.En Espagne, une pensée ambivalente à l’égard du libéralisme, et en particu-lier du parlementarisme, s’est structurée en réponse aux crises de 1898 et dudébut du XXe siècle ; ce dont bénéficia le coup d’État de 1923. Néanmoins lachute de Primo de Rivera et de la monarchie vit un renouveau de l’espoirdans une république démocratique qui laissa peu de place au fascisme touten renforçant les réponses de type conservateur-catholique à ses politiqueset échecs.

L’entre-deux-guerres présente une combinaison contradictoire de lacroyance en la “politique d’abord” et d’une résolution des problèmes so-ciaux par la simple confiance accordée à un puissant dirigeant et/ou au choixde la bonne idéologie, à savoir : une utopie ignorant l’importance du parle-ment, de la liberté et de la loi, les constitutions et les élections, les droitsindividuels au profit de la fusion dans une même communauté nationale. Larecherche d’une telle communauté signifiait l’abandon de l’hétérogénéitésociale, des valeurs et droits d’institutions comme la religion et les Églises,du marché et des entrepreneurs, des éthiques professionnelles et de l’univer-sité, des conflits de classes, des groupes d’intérêts et des syndicats.

Même si on ne connaîtra jamais l’impact réel d’une idéologie, sa traduc-tion dans les slogans et la propagande sur les masses, on ne saurait ignorerson influence sur une importante strate de la population éduquée (ou semiéduquée). Toute tentative de distinction de l’autoritarisme et du totalitarismepar le seul recours aux structures institutionnelles et organisationnelles estpar conséquent insuffisante. J’ai tenté d’aller plus loin en reprenant la dis-tinction établie par Theodor Geiger entre idéologie et mentalité55. Toutefois,même si, comme tout concept typologique, la frontière entre elles reste floue,je maintiens la centralité de la distinction. Je n’ai pas moi-même suffisam-ment travaillé sur la description et l’analyse des mentalités. Heureusement,avec d’autres chercheurs, nous sommes parvenus à une compréhension plusfine des idéologies totalitaires, leurs racines intellectuelles, leur simplifica-tion, leurs usages, leur manipulation et leur attraction sur les esprits, artisteset écrivains.

Il est quasiment impossible d’évaluer la contribution de ces derniers ausuccès du totalitarisme. Toutefois, après les travaux d’Aron, Bracher, Furet,

55. GEIGER T., Die soziale schinchtung des deutschen volkes, Stuttgart, Ferdiand Enke, 1932, et Saggisulla società industriale, Torino, Unione Tipografico, 1970, pp. 23-28.

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Gentile et la recherche sur les religions politiques (inspirée entre autres parErich Voegelin et conduite par Hans Maier), il paraît clair que le totalita-risme ne peut être compris sans une étude des idéologies56. Par ailleurs, letravail non marxiste sur le fascisme a conduit à accepter l’idée suivant la-quelle ce dernier, dans ses multiples formulations, y compris les tragiquessimplifications nazies et hitlériennes, avait une base et un pedigree idéologi-ques riches et complexes.

La plus faible articulation de la pensée libérale-démocratique à l’“âgedes idéologies”, contribua à l’effondrement des démocraties, à la semi loyautédes démocrates à l’égard de régimes qu’ils pouvaient et devaient défendre,et à la fascination exercée par les tendances totalitaires sur des personnespas vraiment engagées dans la création d’un régime totalitaire et fondamen-talement – et heureusement – pas si intéressés et passionnés par les idées.

L’héritage de la Première guerre mondiale

La guerre et la paix qui s’ensuivit divisèrent l’Europe en États vainqueurs etvaincus. Les nouveaux régimes démocratiques érigés dans le camp des vain-cus ont été ainsi affaiblis dès l’origine en raison des circonstances mêmesqui ont présidé à leur naissance. Ce qui n’alla pas sans affecter la WeimarRepublik et les nouvelles et petites républiques autrichienne, hongroise etbulgare.

Les nouveaux États, la Pologne, les républiques Baltes et la Yougoslaviese trouvèrent face aux problèmes de construction nationale en raison de l’exis-tence d’importantes minorités ethniques et linguistiques. Ceux qui se trou-vaient dans le “cordon sanitaire” de l’Union soviétique ont hérité de la guerreavec les communistes, qui fut dans une certaine mesure une guerre civile.Le conflit entre la Pologne et la Lituanie contribua aux crises qu’a vécuesplus tard cette dernière. L’invasion de la Hongrie par les Tchèques et lesRoumains, et la guerre entre la Grèce et la Turquie ont eu des conséquencesidentiques dans les deux pays défaits. Des États qui ne disposaient pas decrédit auprès d’une grande partie de leurs citoyens se trouvaient incapablesde légitimer des institutions démocratiques. Même parmi les vainqueurs, lesespoirs trahis de la guerre, comme en Italie, créèrent de profondes divisions.Dans d’autres cas, l’intégration de minorités à la loyauté discutable et incer-taine, comme dans la grande Roumanie, dans les territoires tchèques où vi-vaient des Allemands, ou encore dans le nouveau Royaume unitaire des slavesdu Sud, était problématique. Même au Portugal le coût élevé en vies payé

56. MAIER H. (ed.), “Totalitarismus” und “Politische Religionen”, vol. I, Paderborn, FerdinandSchöningh Verlag, 1996. MAIER H., SCHÄFER M. (eds), “Totalitarismus” und “Politische Religionen”,vol. II, Paderborn, Ferdinand Schöningh Verlag, 1997.

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suite à l’implication dans la guerre contribua à faire entrer la république encrise.

Les nouvelles formes de violence politique des Freikorps, des gardesblanches et autres Squadristi, étaient nées de représentations romantiséesdes expériences de la guerre et de l’après-guerre. Elles ont contribué à l’ef-fritement de la légitimité des gouvernements démocratiques et ont poussécertains leaders à un compromis ouvrant la voie au totalitarisme ou, dans lemeilleur des cas, à l’autoritarisme.

La guerre n’a pas uniquement produit une disposition à la violence ausein de la droite, celle des ex-soldats bourgeois patriotes, mais aussi dans laclasse ouvrière impliquée dans un activisme révolutionnaire virulent. OttoBauer décrivait l’impact de la guerre en ces termes : “la guerre a changéfondamentalement la structure et les dispositions mentales(Geistesverfussung) du prolétariat. Elle a sorti les travailleurs des usines etlieux de travail. Dans les tranchés, ils ont rempli leurs âmes de haine contreceux qui avaient échappé au service et les profiteurs de la guerre… contreles généraux et officiers, qui dînaient dans l’abondance pendant qu’ils mour-raient de faim… Les années de tranchés leur ont fait perdre leur propensionà travailler, tout en les habituant à la réquisition violente, au pillage et auvol…”57.

Religion, fascisme, régimes autoritaires et totalitaires

Les conflits entre Église et État sont une constante dans l’histoire atteignantcependant des intensités différentes suivant les sociétés et systèmes politi-ques58. Le marxisme et ses différentes figures au sein des mouvements so-cialistes, l’anticléricalisme des anarchistes, la laïcité militante des partisbourgeois en Europe de l’Ouest et du Sud, étaient considérés comme autantde menaces par les Églises ; Églises qui ne croyaient pas en la démocratiechrétienne comme alternative mobilisatrice pour les combattre. Ce n’est doncpas étonnant que, dans la première moitié du XXe siècle, d’importants sec-teurs de l’Église voyaient favorablement les réponses autoritaires à la crisemorale et culturelle des sociétés.

Il y avait cependant une grande différence dans leurs sentiments à l’égardde l’autoritarisme de droite et les différentes variantes du fascisme. Leurréserve à l’égard de ces dernières ne se limite pas au seul exemple du na-zisme. En effet, les fascistes qui visaient le même électorat que les partis

57. BAUER O., Die österreichische revolution, Wien, 1923, p. 120, cité par BOTZ G., op. cit., 1983,pp. 23-24.58. LINZ J.J., “Der religiöse gebrauch der politik und/oder der politische gebrauch der religion, ersats-ideologie gegen erstaz-religion”, in MAIER H. (ed.), op. cit., pp. 129-154.

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chrétiens-démocrates se sont trouvés en compétition avec ces derniers, cequi les poussait à essayer de limiter leur latitude d’action. À cela s’ajoutaittoute une série de facteurs générateurs de tensions avec l’Église : une con-ception de la communauté nationale intégrant croyants et non-croyants, larevendication de l’autorité totale de l’État incluant parfois la séparation del’Église et de l’État, un nationalisme qui excluait toute ingérence du Vaticandans les affaires intérieures de la nation, la volonté de monopoliser la socia-lisation de la jeunesse, etc.

Les leaders fascistes venaient assez fréquemment des classes moyennessécularisées et d’une gauche souvent anticléricale. Quelques-uns pour desraisons complexes se référaient aux mythologiques d’origine préchrétiennede la nation ou à une interprétation positiviste du christianisme – à la ma-nière de Maurras – en tant que fondement social et historique de l’identiténationale, distincte de l’Église universelle. Loin de rassurer l’Église, cestendances se virent dans de nombreux cas condamnées. La conciliation avecl’État italien et les traités de Latran furent une réponse positive rapidementbalayée par les discours et actions de Mussolini.

Dans les régimes autoritaires, la composante fasciste était poussée à lamodération. La traditionnelle idéologie catholique antilibérale etantidémocratique et l’influence cléricale étaient un rempart aux ambitionstotalitaires des fascistes contribuant par la même à un pluralisme limité. Lefascisme de son côté était un canal pour la défense d’une culture laïquecontre les velléités hégémoniques de la culture intégriste catholique.

Les autoritarismes – à l’exception de la dictature sécularisée d’Atatürk –étaient, en dépit d’un certain étatisme, tolérants à l’égard des Églises. Eneffet, dans la mesure où ils étaient ouvertement anticommunistes, ils atti-raient naturellement la sympathie de ces dernières, dont certains leaders necachaient d’ailleurs pas une concordance de vue avec les fascistes locaux.En Europe de l’Est, l’antisémitisme diffus renforça ces convergences aux-quelles la tradition césaropapiste des églises orthodoxes n’était pas étran-gère.

Il faut distinguer ici les cas de l’Autriche, du Portugal et de l’Espagne,particulièrement après 1945, où ces régimes firent un usage politique ducatholicisme notamment en intégrant des éléments de la pensée autoritairecatholique relatifs au corporatisme. Ils pensaient que l’État permettrait unerechristianisation de la société en accordant une place privilégiée à l’Églisedans la vie publique, et dans la censure éducationnelle et culturelle.

Le nationalisme autoritaire et conservateur dans les pays catholiquespouvait faire un usage politique de la religion et des institutions religieusespour légitimer son mode de gouvernement mais était incapable de cons-truire une religion politique. Seuls les fascistes étaient capables de rompre

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avec l’Église universelle en présentant la conversion chrétienne comme ayantopprimé une identité tribale ayant ses propres dieux. La manipulation de latradition religieuse et de ses symboles était plus vraisemblable dans les paysoù l’identité nationale était liée à une identité religieuse, un legs de la croi-sade contre l’Islam comme en Espagne59. Les nouveaux nationalismes fon-dés sur la spécificité religieuse, comme en Slovaquie ou en Croatie,conduisirent à des politiques qui brouillaient la limite entre l’usage politi-que de la religion et sa transformation en religion politique.

Les Oustachis, dans la situation très particulière de la création de l’Étatcroate sous l’égide des puissances de l’axe, étaient à même d’établir un ré-gime de terreur contre les minorités orthodoxe serbe et juive sur la based’une idéologie nationaliste et religieuse avec la coopération de quelquessegments du clergé. Le régime de Poglavnik était plus proche du modèletotalitaire qu’autoritaire étant donné les circonstances de son établissementen temps de guerre.

L’usage politique de la religion et/ou l’usage religieux du nationalisme,particulièrement dans le bas clergé et les membres de certains ordres reli-gieux, – comme dans le cas des nationalismes basque, flamand et slovaque– est bien connu ; aussi leur perversion dans des contextes non démocrati-ques ne doit pas nous surprendre. Il n’y a pas d’étude sociologique, empiri-que, comparative et systématique sur la fusion du nationalisme minoritaireet de la religion, ainsi que sur le soutien apporté par le clergé – souventcontre la hiérarchie – aux mouvements qu’elle engendre.

En Slovaquie, un parti nationaliste avec une idéologie catholique conser-vatrice mené par Monseigneur Tiso arriva au pouvoir suite à la désintégra-tion de la Tchécoslovaquie par Hitler. Il gouverna le pays avec un régimefascisé entre 1939 et 194560 grâce au soutien des masses ancrées largementdans une société rurale et celui d’un grand nombre de prêtre.

Les régimes autoritaires non fascistes étaient plus souvent disposés àcoopérer positivement avec les églises ; cela était particulièrement vrai danscertains pays abritant des Églises d’État d’obédience grecque orthodoxe. Ilssoutenaient l’Église car ils la considéraient comme une composante de lasociété traditionnelle allant même jusqu’à lui confier les sphères

59. Sur l’Espagne voir : LINZ J.J., “Religión y política en Espana”, in DIAZ DE SALAZAR R., GINERS. (eds), Religión y sociedad en Espana, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, pp. 1-50,1993. HERMET G., Les Catholiques dans l’Espagne Franquiste, Paris, Fondation nationale de la sciencepolitique, 1980. PAYNE S.G., Spanish Catholicism : A Historical Overview, Madison, University ofWisconsin Press, 1984. DE LA SOUCHERE E., “Un catholicisme totalitaire”, Les temps modernes, mai1974. Sur le Portugal BRAGA DA CRUZ M., Estado Novo e Igreja Católica, Lisbonne, 1998.60. JELINEK Y., “Clergy and Fascism : The Hlinka Party in Slovakia and the Croatian UstaschaMovement”, in LARSEN U., et alii. (eds), op. cit., pp. 367-378. JELINEK Y., The Parish Republic :Hlinka’s Slovak People’s Party (1939-1945), New York, Columbia University Press, 1976.

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éducationnelle et culturelle. Ce n’est que lorsque le clergé soutenait un na-tionalisme minoritaire qu’un conflit se déclarait.

Une société et un régime totalitaires fondés sur la religion ne peuventêtre possibles qu’en tant que théocratie, autrement dit le gouvernement dureligieux et du politique (l’État) par le clergé. Ce qui est impossible en l’ab-sence d’une église hiérarchisée (son absence empêcha un développementachevé de la théocratie en Iran). Un césaropapisme totalitaire dans lequel legouvernant – basileus – serait en même temps l’autorité sacralisée de l’Égliseest encore plus improbable.

La religion a été un frein au pouvoir absolu, mais en l’absence d’un cen-tre transnational pour définir avec autorité les textes sacrés, elle peut servirà la légitimation du pouvoir et d’une société totalement sujette à ses princi-pes et intolérante à l’égard de la diversité. Une telle société représente unnouveau type de totalitarisme théocratique basé sur l’usage politique de lareligion et sur l’usage religieux de la politique. Dans le cas de l’Islam, l’ab-sence d’un recours ultime définissant l’orthodoxie et l’hétérodoxie permetaux leaders religieux de formuler une telle définition à des fins de mobilisa-tion.

Suite au second concile du Vatican qui prônait un plus grand pluralismeau sein de l’Église, une autonomisation du clergé par rapport à la hiérarchie,l’apparition de nouveaux courants théologiques, un plus grand engagementde l’Église en faveur des droits de l’Homme, et une participation plus activedes laïcs, les relations entre les régimes autoritaires et l’Église devinrent deplus en plus conflictuelles. Mais cela pour des raisons bien différentes decelles qui conduisirent à la confrontation entre fascistes et Église dans lesannées 20 et 30.

De l’idéologie à la religion politique

Si l’on considère le totalitarisme comme le résultat d’un engagement idéo-logique unique, d’une foi politique, d’une vision du monde, on doit s’inter-roger sur les conditions qui ont rendu une telle chose possible. Il serait tentantd’analyser la sécularisation des différentes sociétés et la manière dont l’hé-ritage religieux a été sécularisé comme une clé ouvrant sur un potentiel tota-litaire. L’anticléricalisme et le laïcisme étaient différents en Europe de l’Ouestet en Europe latine, mais produisirent les mêmes effets en termes de réac-tions conservatrices et nationales-catholiques. De plus, les idées anticlérica-les et même antireligieuses étaient très largement (mais pas exclusivement)répandues dans les milieux de la gauche, socialiste ou anarchiste.

La sécularisation de l’intelligentsia, des lettrés, de la bourgeoisie a crééun vide qui a été comblé par l’engagement idéologique, facilité dans des

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sociétés où une grande valeur était accordée à la culture et l’esthétique ainsiqu’aux idées et émotions qui leur étaient attenantes. Une fois simplifiées ettransformées en slogans, ces idées étaient à même de constituer un puissantfondement à une dévotion politique pseudo religieuse qui justifiait et ren-dait possible le totalitarisme. De fait, la manière dont la société germanique,détentrice d’une culture de haut niveau, a sombré dans la révolution conser-vatrice et l’idéologie völkish et raciste, ne constitue qu’en apparence unecontradiction.

Nous ne disposons pas de données systématiques sur les croyances, atti-tudes et pratiques religieuses des différents gouvernants. Nous connaissonsl’athéisme ou le déisme, les étranges syncrétismes religieux, incluant deséléments païens, de nombre de leaders fascistes – en particulier Mussolini,Hitler et ses plus proches collaborateurs – mais aussi le catholicisme plusorthodoxe d’autres. En fait, nous savons peu sur la religion de nombre degouvernants autoritaires, mais on peut dire qu’elle était plus proche de l’or-thodoxie dans le cas de Salazar, de Dollfuss, Schussnigg, Franco et Pétain,alors que, plus surprenant, Pildsudski était protestant et Horthy et Bethelencalvinistes.

Antisémitisme et racisme : une autre dimension

Même si le fascisme italien n’était pas à l’origine antisémite et comptaitparmi ses fondateurs et militants des juifs61, les mouvements fascistes onttoutefois intégré l’antisémitisme comme argument et mode d’action politi-ques. C’est ainsi que la Garde de fer, les Oustachis et autres Croix fléchéesainsi que des hommes politiques et fonctionnaires français conservateursparticipèrent au génocide juif. À l’évidence, l’holocauste n’aurait pu se pro-duire dans un régime non-totalitaire.

Toutefois, ni l’effondrement de la démocratie, ni l’avènement du fas-cisme ne peuvent être directement liés à l’antisémitisme. Certes, l’hostilitéau socialisme était renforcée par la judéité de Marx et la présence – danscertains pays – de juifs dans la classe dirigeante. Les antisémites disposaientde leurs propres canaux de propagande, mais les plus radicaux étaient attiréspar l’expression fasciste de cet antisémitisme à la fois plus radicale et vio-lente. En sens inverse la réponse antifasciste de la communauté juive mon-diale au nazisme a facilité l’intégration de l’antisémitisme nazi au fascismemême là où il n’existait pas d’antisémitisme voire de juifs.

61. PAYNE S.G., op. cit., pp. 239-242 pour les références à ajouter au travail de DE FELICE R., Storiadegli ebrei italiani sotto il fascismo, Turin, 1988.

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Ce n’étaient pas seulement l’antisémitisme et le racisme völkisch quicontribuèrent au totalitarisme nazi mais aussi la conception biologiquepseudo-scientifique de l’homme et de la société sous-tendant le mouvementeugéniste. L’eugénisme se présentait comme un nouveau savoir sur les loisde l’hérédité humaine. En tant que mouvement social, il impliquait des pro-positions sur la nécessaire intervention pour une constante amélioration descaractéristiques héréditaires en encourageant des individus et groupes “ap-tes” à se reproduire mais, fait plus important, à empêcher les “inaptes” àtransmettre leur “inaptitude” aux générations futures62. La notion deLebensunwertes Leben qui servit à justifier les politiques de stérilisationforcée et d’euthanasie avait ses racines dans ce courant intellectuel qui, s’ilne trouvait que peu d’écho dans les sociétés catholiques, était néanmoinsaccepté dans les secteurs progressistes des sociétés démocratiques. Le ra-cisme nazi63 était plus que de l’antisémitisme ; il incluait la haine des tsiga-nes et autres catégories ethniques, slaves compris. Le racisme biologique nepouvait être mis en œuvre que dans un système totalitaire dans la mesure oùil impliquait une intrusion radicale dans la sphère privée et une rupture avecles valeurs religieuses fondamentales.

À la lumière de ce racisme nazi qui dépasse l’ethnocentrisme nationa-liste, on peut se demander s’il allait aussi au-delà de l’extrême nationalismedu fascisme. Je ne remets pas en question le fait que le nazisme fait partie dela catégorie fascisme, mais je dirai qu’il s’agit d’une branche de l’arbre fas-ciste sur laquelle se sont greffés d’autres éléments ; éléments qui se sonttellement renforcés et alourdis qu’ils ont fini par déraciner l’arbre.

Le nationalisme impérialiste

Les régimes européens de l’entre-deux-guerres étaient des puissances ma-jeures avec une politique étrangère recherchant l’expansion territoriale (sinécessaire par la guerre ou la menace de guerre) et l’ingérence dans la poli-tique intérieure d’autres pays. Les régimes autoritaires dominaient des paysde second plan, même si leur nationalisme encourageait aussi des ambitionsinternationales. Toutefois, n’ayant pas les moyens de les réaliser seuls, ilsdevaient entrer sous la dépendance des puissances de l’Axe.

La jeunesse espagnole pouvait être mobilisée par les phalangistes pourcrier “Gibraltar español” et rêver d’une expansion coloniale aux dépens de

62. DAVENPORT C.B., Heredity in Relation to Eugenics, New York, Henri Holt, 1911, p. 1 cité parSTEPAN N.L., “The Hour of Eugenics”, Race, Gender and Nation in Latin America, Ithaca, CornellUniversity Press, 1991.63. MOSSE G.L., Toward the Final Solution, Madison, University of Wisconsin Pressn 1983. KROLLF.L., Utopie als ideologie :Geschichtdenken und politisches handeln im dritten Reich, Paderborn, Ferdi-nand Schöningh, 1999.

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la France, mais sans le soutien de l’Italie et l’Allemagne, ces revendicationsrestèrent lettres mortes. Le fascisme renforça les tendances nationalistes,irrédentistes et agressives dans de nombreux pays, mais les régimes autori-taires polonais, hongrois, bulgare, turc, grec et espagnol ne pouvaient lestransformer en politiques effectives même dans le cas de certains, comme laHongrie, qui bénéficiaient du diktat de l’Axe, ou d’autres, simples pions ouvictimes des décisions des grandes puissances totalitaires.

La relation entre totalitarisme, expansionnisme et agression internatio-nale est complexe : le totalitarisme était-il la source ou le résultat des deuxderniers ? Certes, les objectifs de politiques internationales, l’expansioncoloniale, en Italie par exemple, existaient avant la mise en place du régime,mais apparurent comme plus viables avec la consolidation d’un régime plustotalitaire. Dans cette perspective, on pourrait avancer que l’impérialismecontribua à l’attractivité du totalitarisme et son développement, et que lamobilisation totalitaire de la société était, dans le cas de l’Italie, en partie lerésultat des ambitions en matière de politique étrangère.

L’armée et l’autoritarisme face à l’alternative totalitaire

Les forces armées ont joué de différentes manières un rôle majeur dans l’ins-tauration des régimes non démocratiques : en retirant leur soutien aux dé-mocraties, en demeurant neutres dans la lutte opposant la démocratie à sesennemies, en s’entendant avec le fascisme, ou encore en assumant directe-ment le pouvoir64.

Les dirigeants militaires qui se voulaient au-delà des partis, ne sont passusceptibles de se référer à une idéologie complexe, et ont une capacité li-mitée à mobiliser la population. Le mode de pensée des militaires reflète enfait leur formation. Pour les officiers, une société ordonnée ne signifie pasune société mobilisée. Ils ont les moyens nécessaires pour atteindre une obéis-sance passive sans avoir besoin de convaincre. Tout en rejetant l’intrusiondes Églises dans la politique, ils sont disposés à en tolérer l’autonomie dansleur propre sphère d’action. Pour l’ensemble de ces raisons, un régime mili-taire – ou dans lequel les militaires ont le pouvoir de veto – est susceptibled’être plus autoritaire que totalitaire.

Un régime autoritaire purement militaire est possible lorsque les forcesarmées ont le monopole de la violence, qu’elles ne sont pas idéologiquementdivisées et que la société connaît une faible mobilisation politique. En ab-sence de telles conditions, les militaires sont susceptibles de s’allier avec

64. La littérature sur les militaires en politique est très nombreuse. Se référer à la bibliographie de LINZJ.J précédemment citée dans cet article ainsi qu’à LINZ J.J., STEPAN A., op. cit,.1996

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des groupements politiques antidémocratiques, surtout lorsque ces derniè-res sont à même de mobiliser des milices armées. Cela fut typiquement lecas de l’Espagne en 1936 lorsque les militaires putschistes se sont immédia-tement tournés vers la milice traditionnelle Requeté et les volontaires pha-langistes. Incidemment, le gouvernement légal et les forces loyalistes sesont de la même manière appuyés sur les milices prolétariennes anarcho-syndicalistes, socialistes et communistes, déclenchant par là même un pro-cessus révolutionnaire. Le résultat en fut un régime autoritaire avec unpluralisme politique naissant plutôt qu’une dictature militaire comme cellede Primo de Rivera en 192365.

Dans les régimes autoritaires, il y avait une forte tendance de garder lesmilices partisanes sous contrôle militaire. En contrepoint, le totalitarismeessayait non seulement de politiser l’armée, mais mettait en place son con-trôle par les commissaires politiques et les milices partisanes qui deviennentde fait l’armée idéologique du régime. En effet, une des caractéristiques dufascisme fut l’organisation de milices avant la prise du pouvoir : lesquadrismo et la SA ainsi que leurs diverses imitations. En Union soviéti-que les troupes NKVD constituaient une garde prétorienne comparable.Symboliquement, la Reichskanzlei était gardée par la SS, et le quartier géné-ral de Franco était protégé en 1937 par quatre différentes milices partisanesqui disparurent dans les années 40.

Il y avait une affinité entre militaires et mouvements fascistes. Une affi-nité qui se développa en raison de la participation à la première guerre desfondateurs et des supporters les plus enthousiastes des mouvements fascis-tes ; beaucoup d’entre eux étant même devenus officiers de réserves et ex-Combattenti66. En fait, tous ceux qui rejetaient les élites dirigeantes de leurpays, les conditions dans lesquelles la paix avait été conclue, les “planqués”,les profiteurs de la guerres, ainsi que les mouvements populaires qui avaientutilisé la crise créée par le guerre et la défaite pour tenter un changementrévolutionnaire. L’attrait des jeunes officiers pour, et l’intérêt porté par leursaînés, au fascisme ne sont donc pas dus au hasard.

Il y avait toutefois, et depuis le début, des tensions inhérentes aux rela-tions entre militaires et fascistes qui voulaient une nation en armes. Ils ima-ginaient une armée organisée autour des cadres paramilitaires du parti,rompant avec l’armée professionnelle bureaucratisée classique qui expli-quait selon eux l’antimilitarisme des couches populaires. Les défenseursd’une telle armée-milice étaient considérés par les professionnels commedes concurrents voire un danger à neutraliser ou à détruire. En outre, les

65. MALEFAKIS E., “Aspectos históricos y teóricos de la guerra”, in MALEFAKIS E. (ed.), La guerrade España (1936-1939), Madrid, Taurus, p. 25.66. LINZ J.J., op. cit., pp. 36-40 et 53-55.

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milices de nombre de mouvements fascistes étaient basées sur des principesqui ne convenaient pas aux corps d’officiers. Le leadership de type condot-tieri, l’égalitarisme remettant en question les structures hiérarchiques tradi-tionnelles de la société voire des corps d’officiers, l’accent mis sur la jeunesseau détriment des anciens, la valorisation de l’engagement politique plutôtque la compétence professionnelle, étaient autant d’idées étrangères à l’ar-mée.

De plus, il y eut, au moins jusqu’à la prise de pouvoir par les fascistes,des tensions dérivant de la traditionnelle relation entre forces armées et Étatquelles qu’aient été les craintes des officiers à l’égard de la démocratie libé-rale. Non seulement ces derniers se sentaient liés, dans les monarchies, àl’autorité du Roi, mais beaucoup étaient légalistes. Ce qui poussa quelquesofficiers à soutenir le gouvernement républicain durant la guerre civile es-pagnole, en dépit de leurs réserves à l’égard de l’action politique du Frontpopulaire et de leur aversion pour la violence anarchique incontrôlée. Demême, dans le camp de Franco, nombre de militaires se méfiaient de l’idéo-logie et de la rhétorique fascistes.

En conséquence de cette ambivalence dans les relations entre militaireset fascisme, les premiers s’efforcèrent dans de nombreux cas à maintenirleur autonomie, leur apolitisme même après la prise de pouvoir par les fas-cistes. Cela passait par la sortie des soldats et des officiers du parti et, dansd’autres cas, par l’effort de subordination des milices partisanes aux offi-ciers, le contrôle et la limitation des mobilisations populistes.

Ainsi, en dehors des affinités électives entre fascisme et armée, la menta-lité du militaire et ses intérêts institutionnels compliquaient ses relationsavec le nouveau pouvoir. Ce qui signifiait que, dans nombre de pays, l’ar-mée devenait un obstacle aux ambitions hégémoniques des mouvementsfascistes. L’espérance de quelques faibles mouvements fascistes d’utiliserl’armée pour prendre le pouvoir avant de la renvoyer dans les casernes nepouvait qu’être déçue67. Ce qui n’a toutefois pas empêché des militaires àfaire appel à des fascistes dans leur entreprise de domination autoritaire,surtout, comme dans le cas espagnol, lorsque suite à l’échec du pronuncia-miento militaire, une issue victorieuse de la guerre civile nécessita la mobi-lisation d’un important segment de la population. On peut donc dire qu’enEspagne, c’est l’échec du coup d’État militaire qui a déterminé l’importanceprise par les fascistes. Dans le même temps, la faiblesse initiale de ces der-niers a fait de l’armée la clé d’une alternative antidémocratique, antisocialisteet contre-révolutionnaire.

67. PRIMO DE RIVERA J.A., Obras completas, Madrid, Vicesecretaría de Educación Popular de F.E.T.y de los JONS, 1945. Voir “Carta al General Franco”, pp. 623-626 et “Carta a un militar español”,pp. 645-654.

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C’est bien ce cas de figure qui se reproduit lors de la prise de pouvoir parles militaires. Si les jeunes officiers peuvent éprouver quelques sympathiesà l’égard du fascisme, les plus anciens qui sont aux commandes ont le plussouvent tissé de liens avec l’establishment conservateur de la société : hom-mes politiques, hauts fonctionnaires, élites technocratiques, professeurs d’uni-versité, banquiers, hommes d’affaires, etc. Seules certaines fonctions, commela propagande, le contrôle des médias de masse, la censure et, occasionnel-lement et la création d’alternatives fonctionnelles aux syndicats nécessitaientun appel aux fascistes ou élites fascisées. Mais même dans ces cas, les élitesconservatrices et catholiques intégristes demeurèrent prioritaires.

Contrairement aux régimes fascistes, les régimes militaires n’ont pas destratégie d’inclusion. Il n’y a pas de parti de masse actif entre les élections,pas d’organisation de jeunesse et ou de femmes, pas de syndicat officiel demasse – comme l’Arbeitsfront allemand ou le Doppolavoro italien. Dansces régimes, il y a peu de place pour l’intelligentsia. Intellectuels et artistessont considérés comme des opposants potentiels au pouvoir et risquent per-sécutions et discriminations. Contrairement aux régimes fascistes il n’y aqu’un faible effort engagé dans la création d’une nouvelle culture, un artnouveau ou encore une nouvelle architecture pour traduire les valeurs durégime.

Cette absence de toute nouveauté et l’usage d’une rhétorique sur le pa-triotisme et l’ordre limitèrent la capacité d’attraction de ces régimes sur lajeunesse, les étudiants et les intellectuels. Le contraste ne peut être plus im-portant avec le fascisme italien et même le nazisme. Ce manque de compo-sante intellectuelle a sans doute été une des faiblesses des autoritarismesdans l’obtention d’une légitimité internationale.

Certains des facteurs que je viens juste de mentionner soulignent l’inexis-tence d’un réel projet totalitaire et l’incapacité de ces régimes à pénétrer lasociété68. Ce qui explique l’autonomie croissante de la société civile aprèsleur chute comme en Amérique latine. L’absence de composante fasciste,dans le sens où on l’a définie, a rendu ces régimes différents dans leur actionpolitique et pardessus tout dans leur développement social.

Société civile et essor du totalitarisme

Face à l’idée à la mode de la société civile comme source de valeurs démo-cratiques on peut se poser la question du rôle de la société civile dans ledésastre de l’entre-deux-guerres. Elle était à l’évidence faible en EuropeOrientale, dans les Balkans, dans la majeure partie du Portugal et en Italie

68. Par contre, les méthodes de répression et leur justification peuvent être totalitaire. Sur ce point voirBARAHONA DE BRITO A., Human Rights and Democratization in Latin America, Oxford, OxfordUniversity Press, 1997.

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du Sud. Pour l’Espagne, on doit tenir compte de différences régionales etanalyser l’intégration des mouvements syndicaux et les organisations ca-tholiques dans la société civile.

Les partisans de la thèse de la société civile comme soutien à la démocra-tie peuvent évidemment se prévaloir des exemples du Royaume-Uni, de laSuisse, des pays scandinaves et du Benelux. Toutefois, il serait difficile deprétendre que la société civile – et la myriade d’associations défendant unlarge éventail d’intérêts – était faible en Allemagne, en Autriche, en Italie duNord et du Centre. En effet, concernant l’Allemagne du début des années30, tout du moins l’Allemagne protestante et provinciale, il y a d’importan-tes preuves quant à la maîtrise par les nazis de la plupart des organisationsissues de la société civile. Cela a probablement contribué à la mainmisehégémonique des nazis sur nombre de communautés et a permis en dernierressort un contrôle totalitaire de la société. De là à dire qu’une société civilerichement dotée en réseaux a rendu dans certains pays le totalitarisme possi-ble, il y a un pas qu’il est cependant difficile à franchir.

Toujours est-il que beaucoup d’associations de vétérans, de fermiers, descoopératives, de groupements de professions libérales avec un grand nom-bre d’adhérents existaient aussi Italie. Certains représentaient d’authenti-ques mouvements sociaux extérieurs au système partisan et hostiles à laclasse politique traditionnelle. Ils représentaient une nouvelle vague de par-ticipation et de mobilisation sociale qui contribua au climat sociopolitiquedans lequel le fascisme a pu émerger et prospérer. Nombre de leurs mem-bres ont d’ailleurs rejoint le mouvement fasciste.

Pour accomplir la mobilisation politique, les mouvements et régimes to-talitaires générèrent quantité d’associations “volontaires” – similaires for-mellement à celles des sociétés libérales – qui étaient en fait contrôlées etcontraintes : associations de jeunesse, de femmes, d’étudiants, de sport, deloisir, culturelle, de danse folklorique, et écologiques. Paradoxalement, avecla redémocratisation, beaucoup de partis démocratiques renoncèrent à pro-mouvoir de telles activités. Il apparaît par exemple que les peuples d’Eu-rope de l’Est, fatigués du “volontarisme enrégimenté”, étaient réticents àparticiper à une vie associative libre69. La différence dans le nombre d’adhé-sions aux associations entre démocraties post-totalitaires et post-autoritai-res apporte une confirmation frappante de ce qui sépare les deux types derégimes.

69. HOWARD M., Demobilized Societies. Understanding the Weakness of Civil Societies inPostcommunist Europe, Thèse de Doctorat en science politique, University of California, Berkeley, 1999.

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Leadership charismatique et totalitarisme

Le charisme est un terme galvaudé70. Par définition il est exceptionnel. Aussiil n’est pas surprenant de constater que la plupart des dirigeants de régimesnon démocratiques n’en disposaient pas. La question est de savoir si seulsles dirigeants totalitaires étaient charismatiques ou si quelques leaders auto-ritaires ont pu également en bénéficier.

Nous savons que certains dirigeants démocratiques bénéficiaient d’unindéniable attrait (Churchill) ou se pensaient doués d’une vocation (DeGaulle). Parfois, les leaders autoritaires prenaient une posture charismati-que dans leur travail rhétorique et d’auto représentation. Il leur arrivait aussid’être présentés comme ayant du charisme par leurs suiveurs (probablementFranco). Néanmoins, une convergence entre le sens de leur destin unique etl’acceptation par les masses d’une telle revendication peut rarement êtretrouvée. Il y a peu de doute sur l’autorité charismatique, dans le sens wébériendu terme, de Hitler, de Lénine et probablement de Mussolini71. Par contrepresque aucun dirigeant autoritaire ne pourrait être considéré comme cha-rismatique, à l’exception, peut-être du Maréchal Pétain juste après la défaiteet, plus tôt, probablement le maréchal Pilsudski (quoiqu’il ne cherchât pas àgouverner directement)72. Le cas de Staline est plus compliqué. Il ne dispo-sait d’aucun charisme durant son ascension vers les sommets du pouvoir ouencore au plus fort de la répression. Mais peut-être qu’il en acquit une cer-taine dose en tant que leader d’une guerre patriotique, bizarrement, surtoutauprès des communistes de l’extérieur.

Le gouvernement personnel : une autre dimension ?

Une des grandes questions qui doit rester ouverte est comment et pourquoiles totalitarismes et les autoritarismes, fascistes et non fascistes, se transfor-mèrent en un gouvernement personnel affaiblissant le parti unique, les for-ces armées et les autres institutions contrôlées par l’establishment. Comment

70. WILLNER A.R., The Spellbinders : Charismatic Political Leadership, New Haven, Yale, 1984.CAVALLI L., Il capo carismatico, Bologna, Il Mulino, 1981 et Carisma e tirannide nel secolo XX. Ilcaso Hitler, Bologna, Il Mulino, 1982.71. LEPSIUS L., “Das modell der charismatischen herrschaft und seine andwendbarkeit auf den‘Fürerstaat’ Adolf Hitlers”, in LEPSIUS M.R., Demokratie in Deutschland, Göttingen, Vandenkoek 2,Ruprecht, 1998, pp. 95-118. NYOMARKAY, Charisma and Factionalism in the Nazi Party, Minneapo-lis, University of Minnesota Press, 1967. CAMPI A., Mussolini, Bologna, Il Mulino, 2001. MIGUEL A.,Franco, Franco, Franco, Madrid, Ediciones 99, 1976. Bien que n’étant pas un ouvrage académique lelivre de J. M. Gironella et R. Borrás Betriú : GIRONELLA J.M. et BORRAS BETRIU R., 100 españolesy Franco, Barcelona, Planeta, 1979, présente les réponses de 100 espagnols d’origines et avec des posi-tions différentes à des questions sur Franco. Parmi ceux qui ont une opinion favorable de ce dernier il estrare de trouver une référence à son “charisme”.72. On pourrait peut-être trouver un tel charisme plutôt chez les dirigeants autoritaires extra-européenscomme Perón, Vargas, Nasser ou encore Sukarno.

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des individus qui n’avaient pas le respect et l’estime même de ceux qui leurétaient les plus proches – ainsi que de ceux qui avaient vraisemblablementencore de puissantes capacités en termes de pouvoir et n’avaient pas perduleur capacité de jugement critique – ne pouvaient-ils pas être défiés une foisen possession du pouvoir ?

Ce dernier conquis dans des circonstances ne permettant pas d’en définirles limites, et en l’absence de contrôles institutionnels d’un État de droitlibéral et démocratiques, a tendance à s’autoperpétuer même en l’absencede légitimation idéologique et populaire. Des dirigeants qui n’avaient pasinitialement de projet politique, voire d’ambition, une fois le pouvoir acquissont enclins à ne pas y renoncer. Päts est représentatif de ce cas de figure :leader du parti agrarien, homme politique agissant dans un cadre démocrati-que, il devint président grâce à une réforme constitutionnelle proposée pardes mouvements de vétérans – qui avaient entrepris un coup d’État (proba-blement inutile) avec l’appui de presque tous les partis – et établit un régimeautoritaire. C’est encore plus vrai pour Franco qui fut porté au pouvoir parles circonstances et ses pairs et qui, à l’issue de la guerre civile, s’est sentiautorisé à gouverner pendant trente-cinq ans.

Notre manière de penser les différents régimes politiques nous a fait né-gliger la dimension “politiques de cour” (qui est loin d’être absente des dé-mocraties). La place laissée au pouvoir personnel arbitraire, même dans lescas éloignés du modèle de gouvernement personnel ou les exemples extrê-mes de régimes que j’ai qualifiés de sultanistiques, mérite aussi plus d’at-tention.

Sans tomber dans le travers d’une surévaluation du rôle des personnali-tés individuelles contre lequel Marx nous mettait déjà en garde dans sa cri-tique de l’analyse faire par Victor Hugo de Napoléon “le petit”, il ne fauttoutefois pas éviter la question du pouvoir personnel. Ce faisant, on doitprendre soin de ne pas abuser du terme charisme en se tournant vers desfondements moins nobles du pouvoir : servilité, flatterie, égoïsme, corrup-tion, peur, petites rivalités et, pardessus tout, l’ambition, essentiellementpetite, que les gouvernants savent si bien exploiter et manipuler, et qui per-met aussi aux subordonnés d’influencer les gouvernants73. Nos construc-tions théoriques ne devraient pas nous empêcher d’être sensibles à ces aspectsde la politique qui semblent relever uniquement du compte-rendu journalis-tique et des mémoires écrits après la chute d’un gouvernant, et pour lesquelsnous ne disposons pas de concepts, de méthodes ou encore de données. Peut-

73. Karl Marx dans sa préface au 18 Brumaire, écrivait sur Napoléon le petit de Victor Hugo : “il y voituniquement l’acte violent d’un individu unique. Il ne s’aperçoit pas qu’il grandit cet individu au lieu dele rendre petit en lui attribuant une capacité personnelle d’initiative sans équivalent dans l’histoire dumonde”. Cité par HALSTED J.B. (ed.), December 2, 1851. Contemporary Writings on the Coup d’Étatof Louis Napoleon, Garden City, N. Y., Doubleday, 1972, p. 407.

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être que les outils de l’analyse des réseaux pourraient nous aider à unemeilleure connaissance de ces dimensions apparemment moins structuréesde la politique. Dans le même sens, avant la naissance de la pensée sociolo-gique et d’une science politique moderne, les historiens et les observateursde la vie politique étaient peut-être mieux équipés pour décrire et compren-dre ces aspects des régimes politiques ; on gagnerait certainement à tirerprofit de leurs travaux.

Les efforts de quelques officiers, à l’origine de régimes autoritaires, pourlier la sélection des leaders à des règles procédurales internes aux forcesarmées, reflètent leur conscience des risques d’un commandant en chef auxpouvoirs illimités. Les autoritarismes, sans partis ou avec un parti faible,peuvent obtenir une certaine légitimité soit en référence à la tradition soit,dans le cas des sociétés modernisées, sur la base d’une “légalité” formelle.Cette dernière renvoient des principes bureaucratiques et, le cas échéant, deRechtstaat qui limitent l’arbitraire du pouvoir personnel et peuvent faciliterla transition à la démocratie libérale. Les différentes formes de transition del’autoritarisme à la démocratie, particulièrement la viabilité du modèle, àl’espagnole, de reforma pactada–ruptura pactada et ses développementsavec le retour de la démocratie, doivent être rapportés à ces éléments quidifférencient les autoritarismes des fascismes74.

La stabilité des régimes

Nous sommes incapables de donner les raisons de la stabilité ou de l’insta-bilité des régimes non démocratiques. La guerre et la défaite étaient uneréponse mettant de côté des facteurs endogènes. Seule l’Union soviétiquepourrait être considérée comme un cas test dans la mesure où le régime semaintint pendant plusieurs décades avant de se désintégrer et de s’écrouler,laissant un héritage bien morne à la démocratie. Les régimes autoritaires del’Europe de l’Est et des Balkans, à l’exception de la Grèce, succombèrent àl’invasion et la satellisation soviétiques ou, dans le cas de la Yougoslavie etl’Albanie, au communisme révolutionnaire. Seuls deux autoritarismes dedroite, l’espagnol et le portugais, qui ne participèrent pas à la deuxièmeguerre, survécurent jusqu’au milieu des années 70. La Hongrie, la Pologne,la Bulgarie, les pays Baltes, et même l’Italie d’un Mussolini avec la mêmeposition que Franco face à la guerre, auraient-ils connu le même destin sansla guerre ?, belle question contrefactuelle qui mérite analyse. Nous ne pou-vons même pas construire de généralisation à partir d’une comparaison en-tre communisme et nazisme dans la mesure où ce dernier ne vécu que 12 ans.Ce qui est peu comparé aux presque 70 ans du gouvernement soviétique.

74. LINZ J.J., STEPAN A., op. cit., chapître 4, pp. 55-65. THOMPSON M.R., op. cit., pp. 309-339.

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Un test pour saisir le degré d’engagement des différents régimes pourraitêtre la réponse à la défaite imminente lors de la deuxième guerre. Il ne faitpas de doute que les élites italiennes, les 19 sur 26 qui votèrent à l’occasiondu grand conseil du parti le 24 juillet 1943 inclues, n’étaient pas prêt à sui-vre Mussolini jusqu’au bout, même si la République de Salo a pu rallier uncertain soutien. Le contraste avec l’Allemagne de Hitler ne pourrait pas êtreplus grand : la conspiration de 1944 n’a pas et ne pouvait pas être soutenue,et il n’y eut pas de mutineries ni de désertion jusqu’à la fin. Cela était-il dûau patriotisme, à la discipline ou à la peur ?, ou bien aux implications d’uneinvasion soviétique ? Dans ce dernier cas, on devrait alors se demander pour-quoi la résistance sur le front ouest ne s’est pas écroulée plus rapidement.Dans les autres pays de l’alliance, les leaders autoritaires commencèrent àrechercher la paix et à capituler, même lorsque des forces plus ou moinsnombreuses continuaient à se battre jusqu’au bout. Combien étaient moti-vés par des raisons idéologiques ? ou était-ce la peur des “rétributions” pourleurs “hauts-faits” ? Toutes ces questions méritent une analyse systématiqueet comparative.

Le pluralisme limité, l’absence d’une idéologie élaborée et la faible im-plication des organisations pénétrées par le parti, ouvre un espace plus grandpour des oppositions partielles, des semi oppositions voire, dans certainscas, une opposition non pas “légale” mais a-légale75. Le niveau de toléranceà l’égard du débat idéologique – accepté pendant un important laps de tempsdans l’Italie fasciste (parfois couvert par les leaders des partis et autres orga-nisations) – et une vie intellectuelle apolitique, est un important indice pourévaluer le caractère pleinement totalitaire d’un régime.

Le fascisme et les régimes autoritaire d’après 1945

Le lien entre les régimes autoritaires d’après 1945 et le fascisme a été l’objetd’une importante polémique. Si on définit le fascisme comme tout régimeantidémocratique non communiste, la réponse serait simple. Si le fascismen’est pas un mouvement particulier avec des caractéristiques uniques le dif-férenciant des formes politiques préfascistes, conservatrices et autoritairesqui ont vu le jour dans Europe de l’entre-deux-guerres, la question ne sepose même pas. Par contre si l’on retient l’hypothèse de la spécificité histo-rique du phénomène fasciste la question demeure pertinente.

Même si on peut dénombrer un certain nombre de partis et organisationsnéo-fascistes qui ont contribué à la mise en crise des régimes démocrati-

75. LINZ J.J., “Opposition in and under an Authoritarian Regime”, in DAHL R.A., Regimes and Oppo-sitions, New Haven, Yale University Press, 1970, pp. 171-2598, voir pp. 197-199. LINZ J.J.,“L’opposizione in un regime autoritario : il case della Spagna”, Storia contemporanea, 1 (1), marzo,1970, pp. 63-102.

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ques, leur rôle dans ces crises n’a pas été majeur et ne les a pas conduits aupouvoir. Ce n’est que dans la mesure où l’on qualifie de fascistes certainesorganisations d’extrême-droite en Argentine et, peut-être, Patria y Libertadau Chili, que l’on pourrait considéré que le fascisme reste pertinent pour lacompréhension de l’effondrement de la démocratie et la mise en place derégimes autoritaires76.

Depuis 1945, aucun pays n’a connu de mouvement de masse fascistecomparable, ne serait-ce que de loin, au NSDAP, ou même aux fascistesitaliens d’avant 1922 et la Garde de fer des années 30. La débâcle de laguerre et l’horreur du nazisme ont enlevé tout attrait aux partis s’identifiantau néo-fascisme ou même ressemblant dans leur style et idéologie au mou-vement fasciste77. Le néo-fascisme est une survivance et les groupes qui enrevendiquent la symbolique sont plus ridicules que tragiques. Ce qui ne si-gnifie pas que certains éléments du fascisme ne réapparaissent pas dans desendroits les plus inattendus. Toutefois, cette troublante similarité ne doit pasconduire à une assimilation de ces mouvements au fascisme.

On peut toutefois me rétorquer que même s’il n’existe pas de régimesfascistes significatifs, certains régimes méritent le qualificatif de fasciste78.Cela dépend de la manière dont on définit le régime fasciste. Si on prend encompte certains éléments distinctifs comme un parti de masse bureaucratiséet mobilisateur avec des organisations satellites pénétrant la société pour enfaire un élément du régime, alors une telle assimilation devient douteuse. Eneffet, les régimes autoritaires d’aujourd’hui font des efforts délibérés pourne pas inclure ces éléments dans leur idéologie, rhétorique et organisation,afin de ne pas être identifiés au fascisme. Ils revendiquent avec plus oumoins de sincérité – généralement moins – le fait qu’ils sont des réponsestemporaires à la crise de la société, des régimes d’exception cherchant àrendre possible une démocratie encore plus forte. Cet engagement, indépen-damment de sa sincérité, implique une faiblesse importante dans leur légiti-mation, même auprès de leurs propres soutiens. C’est aussi un importantfacteur de leur instabilité et des processus de redémocratisation qui ont eulieu en Amérique du Sud. En contrepoint des véritables régimes fascistes, ilsne se sont pas auto-désignés représentant d’un futur rompant avec l’héritagehistorique, et comme une alternative à la fois à la démocratie et au commu-nisme. Leur prétention était d’être la solution au problème d’une société

76. HUNEEUS C., El régimen de Pinochet, Santiago de Chile, Editorial Sudamericana Chilena, 2000.Voir le chapitre VII “La elita civil ; El ‘gremialismo’ y el papel de Jaime Guzmán”, pp. 327-388.77. LINZ J.J., “Fascism is Dead. What Legacy did it Leave ? Thoughts and Question on a ProblematicPeriod of European History”, in LARSEN U., HAGVET B., MYKLEBUST J.P. (eds), Who were theFascists, op. cit., pp. 19-54.,78. Sur l’usage du label fasciste pour les régimes autoritaires contemporains, voir TRINIDATE H., “Laquestion du fascisme en Amérique Latine”, Revue Française de Science Politique, n° 33, 1983, pp. 281-312 et GARCIA MENDEZ A., “La teoria del Estado en América Latina : modelo para amar”, Sistema,n° 60-61, 1983, pp. 21-36, plus particulièrement pp. 24-29.

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particulière à un moment particulier. De même, alors que les régimes auto-ritaires des années 30 tentaient de singer le fascisme, ceux d’aujourd’huiadoptent des formes pseudo ou semi-démocratiques.

Le fait qu’aucune nation phare en termes de pouvoir, de succès économi-que, de créativité culturelle et de puissance militaire n’ait choisi la voie auto-ritaire, crée pour les régimes autoritaires (à l’exception peut-être de l’Iran)une situation totalement différente de celle que vivaient leurs équivalentsdes années 20 et 30, lorsque deux grands pays comme l’Italie et l’Allema-gne pouvaient remplir le rôle des modèles.

Aujourd’hui, aucun régime autoritaire n’a développé une idéologie etdes formes organisationnelles pouvant servir d’équivalent fonctionnel à cel-les du fascisme des années 20 et 30. La mort du fascisme est toutefois unfacteur important de faiblesse, d’ambiguïté, et de constantes contradictionsdes régimes autoritaires non communistes. Ce n’est pas un hasard si aucund’entre eux n’a pu trouver de soutien enthousiaste auprès de la jeunesse, desétudiants et d’autres intellectuels distingués comme le fascisme avait si bienpu le faire. Le fascisme constitue en effet un contre-exemple qui nous per-met de mieux comprendre ces régimes.

Il y a, néanmoins, de bonnes raisons qui poussent les opposants à lesconsidérer comme fascismes, même si les expressions les plus souvent uti-lisées sont fascisme dépendant (dependent fascism), néo-fascisme, fascismemilitaire, etc. Je soupçonne ces qualificatifs comme ceux d’organique, detutélaire, de basique ou encore de démocratie populaire, de chercher à ca-cher le fait qu’il s’agit de phénomènes différents du fascisme, même si pourdes raisons politiques et intellectuelles on voudrait qu’ils ne le soient pas.De fait, considérer ces régimes comme fascistes rend plus aisées leurdélégitimation et la mobilisation de ceux qui en ont une connaissance limi-tée. Mais cela peut aussi avoir de réels désavantages dans la mesure où unetelle conceptualisation mène à une méconnaissance de leur véritable nature,des sources de leur faiblesse, de leurs dynamiques internes, des opportuni-tés pour une action politique d’opposition et, souvent, à la perplexité face àleur évolution.

Nous ne devons pas nous laisser guider par l’accent mis sur la répressionet la terreur dans la mesure où il s’agit de phénomènes que l’on retrouvedans nombre de régimes non démocratiques avec des intensités et des for-mes qui ne peuvent être systématiquement rapportées au caractère plus oumoins fasciste, et même plus ou moins totalitaire des régimes. Il n’y a aucundoute que l’Italie de Mussolini était plus proche de l’idéal fasciste et totali-taire, pourtant l’Espagne de Franco a connu une répression plus brutale.C’est pourquoi le fait de revendiquer l’inutilité d’une qualification des régi-mes autoritaires d’aujourd’hui comme fascistes n’est en aucun cas une ma-nière de nier leur caractère répressif et l’indignation morale que cela mérite.

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Conclusion

Notre effort de relier quelques-unes des questions les plus complexes relati-ves à l’étude de la politique hors des démocraties stables devrait avoir plu-sieurs objectifs : (1) souligner le besoin d’une description plus soignée, dedonnées de meilleure qualité, et d’une conceptualisation plus fine ; (2) por-ter l’attention sur la faiblesse des approches “fonctionnalistes” qui mettentl’accent sur la crise qui mène aux régimes non démocratiques, sur les sup-posées motivations des acteurs sociaux ou encore les besoins du “système”,pour expliquer les différences entre régimes autoritaires, le rôle des mouve-ments fascistes et les éléments idéologiques ; (3) noter la pertinence de ceséléments concernant les problèmes de consolidation, de légitimation, de crise,d’effondrement et de transition démocratique.

Il reste à explorer nombre de problèmes posés par l’étude des régimesnon démocratiques et, parmi ceux-ci, il y a en premier lieu la recherched’une explication de l’étendue et des modèles de la violence et de la répres-sion ainsi que des formes inhumaines qu’elles ont prises. La distinction en-tre régimes totalitaires et autoritaires, telle que je l’ai formulée, ne nousapporte pas ici une réponse complète. Nous n’avons pas non plus expliquéles raisons pour lesquelles les régimes autocratiques et non démocratiquesqui, au XIXe siècle montraient quelque respect à l’égard de leurs opposants,le leur refusèrent au XXe, ou encore pourquoi certains régimes se sont con-tentés d’utiliser une coercition rationnelle alors que d’autres ont fermé lesyeux sur une vengeance et une brutalité non nécessaires appliquées à d’autresêtres humains. Une analyse comparative systématique sur la variété des for-mes et intensité de la répression d’État et du terrorisme, de la brutalité et del’horreur, devrait révéler des facteurs qui ne sont pas directement liés à latypologie des régimes et des idéologies.

L’étude du fascisme et du communisme, de l’effondrement de la démo-cratie, des régimes totalitaires et autoritaires, devrait contribuer à un enga-gement positif à l’égard de la démocratie, de l’État de droit, de la liberté etdes valeurs libérales, du pluralisme des intérêts et des valeurs, du respectpour la religion et les Églises, du rôle du marché, des entrepreneurs, dessyndicats, des groupes d’intérêts, en un mot, de la complexité d’une sociétéque les totalitarismes ont voulu détruire et les autoritarismes limiter. Ce quiimplique la défense d’une société dans laquelle – pour paraphraser un hommepolitique et intellectuel catalan et espagnol commentant la désintégration del’empire austro-hongrois – “personne n’est heureux mais personne n’est dansle désespoir”79.

79. CAMBO F., Meditacions. Dietari (1936-1940), Barcelona, Alpha, 1982, pp. 574-575.

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